Rochefoucauld, [François, Duc de la] né en 1612, mort à Paris en 1680.
Ses Mémoires sont moins connus que ses Maximes morales, qui lui ont mérité, à juste titre, la réputation d'Ecrivain élégant & de profond Moraliste. Il faut cependant bien se garder de les adopter toutes, & de se laisser aller sans discernement au jurare in verba Magistri, comme la plupart de nos jeunes gens. Si nous voulions d'abord en critiquer le titre, nous dirions que le mot Maximes ne sauroit convenir qu'à des vérités évidentes & consacrées par une adoption générale, non à des pensées qui peuvent être vraies, mais qui sont nouvelles, & ne doivent être regardées que comme le fruit de la méditation d'un esprit qui réfléchit pour lui même, sans avoir droit de fixer les idées d'autrui. Ce n'est pas néanmoins à quoi nous nous attachons.
Il paroît que les pensées de M. de la Rochefoucauld roulent sur un systême qui en rend plusieurs fausses, & quelques autres outrées. Selon lui, l'amour-propre est le mobile universel de toutes les actions de l'homme. S'il entendoit par amour-propre l'amour de nous-mêmes, qui ne sauroit être vicieux tant qu'il est éclairé par de saines lumieres & retenu dans de justes bornes, son principe ne seroit pas défectueux ; mais ce n'est pas ainsi qu'il l'entend. L'amour-propre sur lequel il établit tout, est la vanité ou l'orgueil, poison, selon lui, si universellement répandu sur toute l'humanité, que l'homme ne peut le détruire, malgré tous les efforts de sa raison. Cet orgueil, d'après le Moraliste, se cache avec tant de subtilité dans notre cœur, y conserve un empire si absolu sur tous ses mouvemens, qu'il n'est pas possible que toutes nos actions ne soient un effet de ce vice plus ou moins caché, & qu'elles ne se rapportent toutes à lui.
Il s'ensuivroit de ce principe, qu'un tel sentiment, qu'on ne peut regarder que comme un amour-propre désordonné, seroit commun à tous les hommes, qu'il seroit le premier ressort de toutes leurs démarches, & qu'il ne pourroit jamais mourir qu'avec chacun de nous ; ce qui est démontré faux par expérience.
Nous ne craignons pas de le dire, l'homme ne naît ni orgueilleux ni méchant, comme M. de la Rochefoucauld le pense & voudroit le faire croire. Supposons même qu'il fût dépourvu, en naissant, de tout germe de droiture & d'équité, que ces deux sentimens ne fussent jamais que l'effet de ses lumieres acquises & de sa raison ; au moins ne peut-on pas assurer qu'il naisse injuste ou méchant. Si on trouve des hommes portés l'injustice, à la malignité ; de telles dispositions sont dans eux des vices acquis par l'éducation, les circonstances, les passions, & non des germes inséparables de la Nature humaine. D'ailleurs, donnons à la méchanceté des hommes toute l'étendue possible : cette méchanceté, cet orgueil, infecteront-ils tous les mouvemens de leur ame ? Tibere, Caligula, Néron, Cromwel, n'étoient ils pas capables de faire & n'ont-ils pas même fait quelques bonnes actions, sans aucun mélange de motifs vicieux ? C'est cependant ce que M. de la Rochefoucauld suppose impossible. Aucune vertu, même momentanée, qui, selon lui, ne soit produite par un orgueil sensible ou déguisé ; & c'est sur ce faux principe qu'il établit ses réflexions chagrines contre la Nature humaine. Il a vu que la plupart des hommes étoient méchans : sans réfléchir sur les causes de cette dépravation, il a conclu qu'elle leur étoit naturelle, & a appliqué à l'espece les vices de l'individu.
Il n'est pas étonnant qu'il se soit livré à cet excès. Entraîné long-temps par le tourbillon des intrigues & des cabales ; témoin & peut-être victime des artifices, des perfidies, des lâchetés ordinaires dans un parti formé sous l'apparence d'intérêt général & réellement pour des intérêts particuliers, sa sensibilité s'est aigrie, ses lumieres se sont méprises, parce qu'il ne voyoit, d'un côté, rien que de louche, & qu'il n'éprouvoit, de l'autre, que des procédés révoltans. L'étude de la Cour, où son rang l'avoit placé, a pu contribuer aussi à rembrunir le tableau. Il a observé sous un mauvais horizon. A ce défaut près, ses observations sont profondes, la plupart de ses pensées sont neuves & exprimées d'une maniere plus neuve encore. On peut le regarder comme un Juge plein d'adresse & de sagacité, plus occupé à trouver des coupables, qu'à se servir de ses lumieres pour analyser les chefs d'accusation ; ou comme un censeur sévere qui interprete tout en mal, en ne s'attachant qu'aux dehors, qui sont bien du ressort de la police, mais non de la morale, qui doit pénétrer plus avant dans le cœur.
Cette disposition à tout condamner se décele si évidemment dans lui, qu'il est aisé de s'appercevoir qu'il impute souvent des vices à l'homme, non pas tant parce qu'il le voit réellement, que pour ne pas perdre une expression énergique, un tout ingénieux, une pensée vive, qui peuvent servir à faire admirer son génie. Qu'on le lise attentivement, & l'on verra que l'expression n'est pas produite par la conviction du grief, mais le grief établi pour employer l'expression. C'est un Peintre qui sacrifie presque toujours la ressemblance au coloris.
Nous le répéterons encore, malgré cela, le Duc de la Rochefoucauld doit être regardé comme un Génie qui fait honneur à sa Naissance, à son Siecle, à sa Nation. Notre but n'est pas d'empêcher qu'on ne l'admire, mais d'empêcher qu'on ne le croye toujours sur sa parole. Nous pensons y être d'autant plus obligés, que la plupart des jeunes gens, & même des Auteurs, faute de réfléchir, se sont laissé séduire, & se sont même servis de ce témoignage imposant, pour appuyer des idées fausses, absurdes, & quelquefois dangereuses. Il est bon d'ailleurs qu'on ait une idée plus juste de l'humanité. L'homme est assez fragile pour le mal, assez prompt & assez habile pour l'excuser, sans lui en applanir la route, & lui fournir des subterfuges pour se justifier de l'avoir commis. Ne reprochons qu'à nous-mêmes, non à la Nature, les vices qui nous tyrannisent. Quand bien même la Nature seroit vicieuse, la Société nous offre des moyens, la Religion nous fournit des secours, qui réduiront toujours le méchant à n'imputer qu'à lui seul le juste blâme de sa perversité.