(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « Appendice »
/ 1798
(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « Appendice »

Appendice

Les reproches que M. de Gourmont fait à Leconte de Lisle sont injustes et puérils. D’après lui, l’Homère parnassien, c’est-à-dire celui de Leconte de Lisle, « multiplie les épithètes imprécises et inutiles, Les piques sont toujours éclatantes, la terre nourricière, les chevaux rapides, le lait blanc, les nefs creuses, la guerre lamentable, etc. » Ce procédé d’épithètes fixes, que l’auteur de l’Iliade tient certainement par tradition de ses prédécesseurs, n’a absolument rien de parnassien. Elles sont dans Homère ; Leconte de Lisle n’a fait que les reproduire, et Desmarets de Saint-Sorlin les dénonçait bien avant M. de Gourmont. On reproche encore à cet Homère parnassien d’avoir dit de l’espion Dolon : « Il s’arrête, plein de crainte, épouvanté, tremblant, pâle et ses dents claquaient. » « Il lui faut, dit-on moqueusement, cinq épithètes ! » Encore une fois, ce n’est pas la faute du traducteur parnassien. Ces cinq expressions sont dans l’original. Voici le texte juxtalinéaire, que j’emprunte aux traductions classiques de Hachette : « Et lui, certes, s’arrêta, et trembla, claquant des dents, et un bruit de dents eut lieu dans sa bouche, pâle de frayeur. » Si ce n’est pas encore là « le véritable Homère », où donc peut-il être, et où le doit-on chercher ? Or, Leconte de Lisle est partout fidèle à ce souci de littéralité, et c’est ce qui donne tant de force à sa traduction. Sans quitter le chant X, quelques exemples nous montreront l’exact procédé de traduction du poète parnassien. Voici le début :‌

Traduction Leconte de Lisle

Les chefs des Panakhaiens dormaient dans la nuit, auprès des nefs, domptés par le sommeil ; mais le doux sommeil ne saisissait point l’Atréide Agamemnôn, prince des peuples, et il roulait beaucoup de pensées dans son esprit.‌

De même que l’Epoux de Hèrè lance la foudre, ce grand brui précurseur des batailles amères, ou de la pluie abondante, ou de la grêle pressée, ou de la neige qui blanchit les campagnes ; de même Agamemnôn poussait de nombreux soupirs du fond de sa poitrine, et tout son coeur tremblait quand il contemplait le camp des Troiens (sic) et la multitude des feux qui brûlaient devant Ilios, etc.‌

Traduction Hachette juxtalinéaire‌

Les autres chefs
De tous-les-Achéens‌
Dormaient toute-la-nuit‌
Après de leurs vaisseaux,‌
Etant domptés par le sommeil.‌
Mais le sommeil aimable [doux]
Ne tenait pas
Agamemnon fils-d’Atrée,‌
Pasteur des peuples,
Agitant beaucoup de pensées‌
Dans son esprit.
Et comme lorsque l’époux‌
De Junon à-la-belle-chevelure‌
Sent à faire briller l’éclair,‌
Séparant ou la pluie‌
Nombreuse, infinie,
Ou la grêle, ou la neige,‌
Quand du moins la neige
Couvert d’une couche les champs‌
A quelque part
La gueule grande
De la guerre amère ;‌
De même Agamemnôn‌
Gémissait fréquemment‌
Dans sa poitrine
Du fond du cœur ;‌
Et les entrailles à lui
Tremblaient intérieurement.‌

MÊME CHOSE : La Mort de Dolon

Traduction Hachette juxtalinéaire

Mais Diomède puissant,
Ayant regardé certes lui en dessous
Dit à lui :
« ne te mets pas certes dans l’esprit
la fuite du moins,
Dolon,
Quoique ayant annoncé
De bonnes choses,
Puisque tu es venu dans nos mains.
Car si à la vérité nous délivrions
Ou renvoyions toi maintenant,
Certes et dans la suite tu viendrais
Vers les vaisseaux rapides
Des Achéens
Ou devant espionner,
Ou devant combattre ouvertement ;
Mais si dompté par mes mains
Tu venais à perdre la vie,
Toi tu ne serais plus jamais
Un fléau pour les Argiens ensuite.
Il dit, et celui-ci allait
Supplier lui
Ayant saisi son menton
De sa main épaisse ;
Mais lui le frappa
Au cou au milieu,
S’étant élancé avec son épée,
Et lui coupa deux nerfs ;
Et la tête donc
De celui-ci parlant encore
Fut mêlée à la poussière.
Or ils enlevèrent de la tête de lui
Et son casque de peau de belette
Et sa peau de loup
Et son arc élastique
Et sa lance longue…

Traduction Leconte de Lisle

Dolon, ne pense pas m’échapper, puisque tu es tombé entre nos mains, bien que tes paroles soient bonnes. Si nous acceptons le prix de ton affranchissement et si nous te renvoyons, certes, tu reviendras auprès des nefs rapides des Akhaiens, pour espionner ou combattre ; mais, si tu perds la vie, dompté par mes mains, tu ne nuiras jamais plus aux Argiens ?

Il parla ainsi, et comme Dolon le suppliait, en lui touchant la barbe de la main, il le frappa brusquement de son épée au milieu de la gorge et trancha les deux muscles. Et le Troien parlait encore quand la tête tomba dans la poussière. Et ils arrachèrent le casque de peau de belette, et la peau de loup, et l’arc flexible et la longue lance.

En comparant son texte à la traduction juxtalinéaire, on voit que Leconte de Lisle est loin d’avoir défiguré Homère, comme on veut nous le faire croire. On pourrait multiplier cet examen. Le résultat est presque toujours le même, et l’on comprend pourquoi Taine recommandait cette traduction. Il est vrai que ces messieurs récusent aussi Taine. Ils sont deux ou trois, paraît-il, en France, à savoir ce que c’est qu’Homère et la Grèce. Taine ne le sait pas, ni Leconte de Lisle, ni le reste du monde non plus.