Chapitre II : Philosophie politique de Tocqueville
Lorsque M. de Tocqueville aborda la science politique, un très-grand nombre d’écoles ou plutôt de partis contraires et hostiles se partageaient, comme nous venons de le voir, l’empire des esprits. Le jeune publiciste se fit remarquer tout d’abord par son désintéressement et sa neutralité entre toutes ces écoles opposées. Nulle part il n’en gage de polémique contre aucune d’entre elles, et il semble presque les ignorer toutes. C’était l’homme qui oubliait le plus les pensées des autres pour se concentrer dans les siennes. « Il faut rester soi »
, disait-il. Cette méthode est sans doute très-favorable à l’originalité. On pourrait croire seulement qu’elle est funeste à la largeur des vues et doit conduire à une doctrine étroite : c’est là un écueil que M. de Tocqueville a su éviter. Peu d’esprits ont su concilier avec une semblable impartialité les idées les plus diverses et en apparence même les plus opposées.
La méthode qu’il appliqua est la méthode d’observation. M. de Tocqueville n’appartient pas à la classe des publicistes logiciens, tels que Hobbes, Spinoza ou Rousseau, mais à celle des publicistes observateurs, Aristote, Machiavel, Bodin et Montesquieu. Il y a deux manières d’observer en politique, — l’observation directe des choses présentes et l’étude du passé, c’est-à-dire l’histoire. Presque tous les grands publicistes observateurs ont été historiens. C’est là ce qui a manqué à Tocqueville, au moins dans son livre de la Démocratie. Il n’emploie que la première méthode, l’observation directe, et le manque absolu de comparaisons historiques est l’une des lacunes de son ouvrage. Plus tard, il a essayé de corriger ce défaut de son éducation première, et il était arrivé sur l’ancien régime à une érudition assez fine et assez rare, mais trop récente, et par conséquent toujours un peu incertaine. Au reste, ce défaut a ses compensations. La vue de l’auteur, moins distraite par les souvenirs historiques, est plus nette et plus décidée. Je me garde bien de comparer la Démocratie en Amérique à l’Esprit des Lois. Cependant il faut avouer que, dans le livre de Montesquieu, le nombre des faits et la masse des matériaux nuisent un peu à l’unité et à la clarté de l’ensemble. C’est une admirable analyse, qui n’a pas eu le temps de trouver sa synthèse. L’ouvrage de la Démocratie, dans des proportions moindres, a plus d’unité. L’auteur n’a pas vu autant de choses que son illustre maître, mais il a généralisé celles qu’il a vues. Dans l’Esprit des Lois, il y a en quelque sorte plusieurs ouvrages, dont chacun, pris à part, est un chef-d’œuvre, mais qui, réunis, forment un tout assez discordant, dont on discerne difficilement le centre et les limites.
M. de Tocqueville est un observateur, mais ce n’est pas un statisticien : il n’aime pas le fait pour le fait, il n’y voit que le signe des idées. Pour lui, rien n’était isolé, tout fait particulier s’animait, parlait, prenait une physionomie et un sens. Il aimait passionnément les idées générales, mais il les dissimulait si bien, qu’un Anglais, auteur d’un livre intéressant sur les États-Unis, lui disait : « Ce que j’admire particulièrement, c’est qu’en traitant un si grand sujet, vous ayez si complètement évité les idées générales. »
Il ne les évitait pas, loin de là ; mais il cherchait autant que possible à les incorporer dans les faits. D’ailleurs ses vues n’avaient jamais qu’un certain degré de généralité, et restaient toujours suspendues à peu de distance des faits et de l’expérience. Elles étaient ce que Bacon appelle des axiomes moyens, et non des axiomes généralissimes. C’est en cela surtout qu’il était original et se distinguait des autres esprits de son temps. A cette époque, en effet, on avait le goût de la plus haute généralité possible dans l’interprétation des faits humains. C’était le temps de la philosophie de l’histoire, de la palingénésie sociale ; on expliquait les lois de l’humanité par les rapports du fini et de l’infini ; on traduisait Vico et Herder ; on se demandait si le monde marchait en ligne droite, en ligne courbe ou en spirale. C’est une chose remarquable de voir Tocqueville, si jeune alors, échapper à cette tentation et retenir sur cette pente son esprit si généralisateur. Lui-même signale quelque part avec esprit cette maladie de ses contemporains. « J’apprends chaque matin en me réveillant, dit-il, qu’on vient de découvrir une certaine loi générale et éternelle dont je n’avais jamais ouï parler jusque-là. Il n’est pas de si médiocre écrivain auquel il suffise, pour son coup d’essai, de découvrir des vérités applicables àun grand royaume, et qui ne reste mécontent de lui-même, s’il n’a pu renfermer le genre humain dans le sujet de son discours. »
Le point de départ des études de M. de Tocqueville semble avoir été ce mot célèbre de M. de Serres : « La démocratie coule à pleins bords. »
Il a cru que la révolution démocratique était inévitable, ou plutôt qu’elle était faite, et au lieu de raisonner à priori sur la justice ou l’injustice de ce grand fait, il a pensé qu’il valait mieux l’observer, et, laissant à d’autres le soin de l’exalter et de la flétrir, il s’est réservé de la connaître et de la comprendre. Ce fut cette impartialité d’observation qui étonna et séduisit à la fois dans le livre de la Démocratie en Amérique. On admirait sans comprendre. Tocqueville se plaignait agréablement à M. Mill de ce nouveau genre de succès. « Je ne rencontre, disait-il, que des gens qui veulent me ramener à des opinions que je professe, ou qui prétendent partager avec moi des opinions que je n’ai pas. »
… « Je plais, a-t-il dit encore, à beaucoup de gens d’opinions opposées, non parce qu’ils m’entendent, mais parce qu’ils trouvent dans mon ouvrage, en ne le considérant que d’un seul côté, des arguments favorables à leur passion du moment. »
L’entreprise originale de M. de Tocqueville a donc été de considérer la démocratie comme un objet, non de démonstration, mais d’observation, et si l’on veut repasser dans son souvenir les noms des plus grands publicistes modernes, on verra qu’il n’y en a pas un qui ait eu cette idée et qui ait accompli ce dessein. La plupart sont des systématiques et des logiciens qui font ou des constructions à priori ou des plaidoyers : ils défendent ou condamnent la démocratie d’après certains principes généraux ; mais pas un n’a étudié la démocratie comme un fait, et cela d’ailleurs par une raison très-facile à comprendre, c’est que ce fait n’existait pas encore, au moins sur une grande échelle. Quant à Montesquieu, le plus grand observateur politique des temps modernes, il n’a vraiment étudié de près que deux grandes formes politiques, la monarchie et le gouvernement mixte. Pour la démocratie, il ne l’a vue qu’en historien et dans l’antiquité. On n’a pas assez remarqué que sur les républiques anciennes ce sage politique a exactement les mêmes idées que Mably et que Rousseau : ce qu’il appelle la république n’est pour lui qu’un rêve des temps antiques ; il n’a eu aucun pressentiment de la démocratie moderne. C’est comme observateur pénétrant et attentif de cette démocratie que nous apparaît surtout M. de Tocqueville.
La principale erreur des partisans passionnés de la démocratie est de considérer cette forme de société comme un type absolu et idéal qui, une fois réalisé ici-bas, donnerait aux hommes le parfait bonheur. Il n’en est pas ainsi : la démocratie est un fait humain, et, comme tous les faits humains, mélangé de bien et de mal. Il faut voir à la fois l’un et l’autre, afin d’être en mesure d’accroître l’un et de diminuer l’autre. En outre, les choses ne se développent jamais dans la réalité telles que la spéculation pure les a conçues à priori. Les apôtres de la démocratie en 93 voulaient faire une république Spartiate fondée sur la pauvreté, la frugalité et la vertu, et au contraire la société sortie des ruines qu’ils ont faites est une société d’industrie, de bien-être et de luxe. On pourrait trouver d’autres exemples non moins remarquables des démentis donnés par les faits à la théorie. Il y a donc une grande différence entre une société rêvée et une société réalisée ; il ne suffit pas de se demander comment les choses doivent être, il faut voir encore comment elles sont. Les démocrates modernes parlent sans cesse de la foi démocratique, de la religion démocratique. La foi est sans doute une chose excellente dans l’ordre surnaturel, mais ici-bas elle n’est pas trop à sa place. Il ne suffit pas de croire, il faut comprendre. L’action peut avoir besoin d’aveuglement et d’illusion ; mais la science ne se nourrit que de vérité. Tocqueville ne s’est pas contenté de croire à la démocratie, il a voulu la comprendre, et par là il s’est assuré un nom durable dans la philosophie politique.
Que faut-il entendre par démocratie ? Il y a deux faits principaux auxquels on peut ramener la démocratie : l’égalité des conditions et la souveraineté du peuple. Le premier de ces faits constitue la démocratie civile, le second la démocratie politique. Ils peuvent ne pas se rencontrer ensemble, ou se rencontrer dans des proportions inégales. On conçoit une certaine égalité de conditions, sans aucun mélange de souveraineté populaire : c’est ce qui a lieu dans les monarchies asiatiques, où tous sont égaux, excepté un seul. Il y a même eu d’autres États où le peuple était considéré comme souverain, mais où il n’est intervenu qu’une fois pour décerner à un seul le pouvoir absolu, ne se réservant plus rien pour lui-même. Dans certaines sociétés démocratiques, l’égalité des conditions s’unit à l’inégalité politique. Dans d’autres sociétés, il peut y avoir plus d’égalité politique que d’égalité civile. Ainsi la séparation ou la réunion de ces deux faits élémentaires peut donner lieu aux combinaisons les plus différentes ; mais en général ils tendent à se rapprocher l’un de l’autre : l’égalité civile amène l’égalité politique, et réciproquement. Or ce progrès a atteint son terme en Amérique : c’est là que vous voyez à la fois une extrême égalité civile et une extrême égalité politique. C’est là que la démocratie a atteint son extrême limite, et jusqu’ici ses dernières conséquences : c’est donc là, toutes réserves faites, qu’on la peut le mieux étudier.
La démocratie ainsi définie, quels en sont les effets ? Quels sont les biens et les maux qu’elle est capable de procurer aux hommes ?
Le plus grand bien de la démocratie, suivant M. de Tocqueville, celui qu’elle produit certainement, c’est le développement du bien-être. Certains économistes, même libéraux, Sismondi, par exemple, ont pu le contester, au moins pour la France, et soutenir que la révolution a plutôt nui qu’aidé au bien-être des populations ouvrières. Les économistes anglais de leur côté sont presque tous d’accord pour prétendre que les institutions aristocratiques sont plus favorables au bien-être des masses. C’était en particulier l’opinion de M. Senior, l’un des amis et l’un des correspondants de Tocqueville ; mais celui-ci s’opposait de toutes ses forces à cette prétention, et affirmait que, dans la constitution anglaise, le bien du pauvre est sacrifié à celui du riche. Il reconnaissait que, dans les sociétés démocratiques, les lois ne sont pas toujours les meilleures possible. L’art de faire les lois est un art difficile que les sociétés démocratiques ne possèdent que rarement. De plus, les lois y sont instables : on les change sans cesse, sans attendre même qu’elles aient produit leur effet ; les gouvernants n’y sont pas toujours les plus éclairés, ni même parfaitement honnêtes, parce qu’ils sont souvent besoigneux. Toutes ces causes diverses exercent une action fâcheuse sur le gouvernement de la démocratie. Et cependant la tendance générale et constante de ce gouvernement est le bien-être du plus grand nombre. Les lois sont faites par ceux-là mêmes qui doivent en profiter ; les fonctionnaires n’ont qu’accidentellement des intérêts contraires à ceux du public ; au fond, leurs passions et leurs besoins sont identiques. Il y a donc, malgré les déviations, les temps perdus, les erreurs passagères, les dépenses inutiles, une résultante favorable au bien public. Au nombre de ces biens chaque jour répandus sur un plus grand nombre d’individus, il faut mettre au premier rang le développement de l’intelligence, la diffusion des lumières. Les démocraties peuvent être inférieures aux aristocraties pour les grands talents et les œuvres supérieures ; mais tout le monde y est plus ou moins instruit, plus ou moins éclairé.
Un des plus grands bienfaits de la démocratie, c’est la douceur des mœurs et les progrès de la sociabilité parmi les hommes. Dans les sociétés aristocratiques, toutes les classes sont séparées les unes des autres non-seulement par l’orgueil, mais surtout par l’ignorance où elles sont les unes des autres. On ne sympathise vraiment, les philosophes l’ont fait remarquer, qu’avec les sentiments qu’on a plus ou moins éprouvés soi-même. Plus les conditions sont inégales, plus il y a de manières différentes de sentir parmi les hommes, plus aussi par conséquent il leur est difficile de sympathiser entre eux : celui qui n’est pas votre égal n’est pas votre semblable. De là plusieurs couches superposées les unes aux autres dans une même société, de là l’indifférence et le dédain des classes supérieures pour les classes inférieures. Avec l’égalité, les manières perdent, il est vrai, de leur politesse ; la délicatesse, la distinction s’efface : en revanche les hommes se connaissent mieux, puisqu’ils sont sans cesse mêlés les uns aux autres. Si les classes les plus élevées perdent quelque chose de leur élégance, les plus basses perdent de leur grossièreté ; un esprit de cordialité et de familiarité, plus vulgaire, mais plus humain, remplace la politesse des anciens temps ; les mœurs deviennent plus douces et plus fraternelles. La sympathie pour les misères humaines et pour tout ce qui touche l’humanité, la curiosité et la compassion pour les races lointaines opprimées, persécutées, l’horreur pour tout ce qui fait souffrir inutilement les hommes, le scrupule dans le choix et la mesure des peines, tels sont les traits les plus nobles et les plus relevés des sociétés démocratiques. Dans l’intérieur de la famille, la douceur et la confiance de l’affection remplacent la froide et respectueuse obéissance : moins d’autorité et plus d’amitié. « La douceur des mœurs démocratiques est si grande que les partisans de l’aristocratie eux-mêmes s’y laissent prendre, et que, après l’avoir goûtée quelque temps, ils nesont point tentés de retourner aux formes respectueuses et froides de la famille aristocratique. Ils conserveraient volontiers les mœurs domestiques de la démocratie, pourvu qu’ils pussent rejeter son état social et ses lois ; mais ces choses se tiennent, et l’on ne peut jouir des unes sans souffrir les autres. »
Un autre effet de la démocratie, c’est de répandre dans le corps social une grande activité, un mouvement extrême. C’est là un des caractères les plus frappants des mœurs américaines. Peut-être ce caractère tient-il au génie de la race plus encore qu’aux institutions ; cependant on ne peut nier qu’en Europe les révolutions démocratiques (car elles l’ont été toutes plus ou moins) n’aient provoqué également un grand esprit d’entreprise et une extrême activité en tout genre. Si l’on demande à quoi cette activité est bonne, on peut répondre d’abord qu’elle est bonne à répandre dans la société plus de bien-être, plus d’instruction, plus de jouissances de toute espèce ; mais on peut dire surtout que l’activité est bonne par elle-même, parce qu’agir, c’est vivre. Or l’activité politique, quand elle ne se change pas en fièvre désordonnée, détermine et développe tous les autres modes d’activité, le commerce, l’industrie, l’agriculture, la science, au moins dans ses applications. A la vérité, cet effet est dû surtout à la liberté politique, qui peut se rencontrer dans des sociétés non démocratiques ; mais si l’on y regarde de près, on verra que c’est la part que les classes laborieuses ont au gouvernement de l’État qui leur donne cet esprit d’initiative et d’entreprise que nous admirons.
Tels sont les principaux avantages des institutions démocratiques. Quant aux inconvénients et aux vices de ces institutions, Tocqueville en signale un grand nombre, tels que l’instabilité des lois, l’infériorité de mérite dans les gouvernants, l’abus de l’uniformité, l’excès de la passion du bien-être ; mais le mal décisif et générateur, celui qui produit ou envenime tous les autres, et contre lequel les États démocratiques doivent sans cesse lutter, c’est la tendance à la tyrannie.
Dans une société où une distinction a disparu, où tous les hommes ne sont plus que des individus égaux, la seule force décisive est celle du nombre. La majorité y est donc toute-puissante et par conséquent tyrannique. La tyrannie du souverain conduit à l’arbitraire des magistrats. Ceux-ci, en effet, n’étant rien par eux-mêmes, sont les agents passifs de la majorité ; ils peuvent donc tout faire, pourvu qu’ils épousent ses passions : « garantis par l’opinion du plus grand nombre et forts de son concours, ils osent alors des choses dont un Européen habitué au spectacle de l’arbitraire s’étonne encore. »
Une conséquence plus grave, et la plus grave de toutes, c’est l’asservissement de la pensée. « Je ne connais pas de pays, dit Tocqueville, où il règne moins d’indépendance d’esprit et moins de véritable liberté de discussion qu’en Amérique. La majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au dedans de ces limites, l’écrivain est libre ; mais malheur à lui s’il ose en sortir ! Ce n’est pas qu’il ait à craindre un auto-da-fé ; mais il est en butte à des dégoûts de tout genre et à des persécutions de tous les jours. La conséquence de cette tyrannie obscure exercée sur la pensée est une sorte de servilisme nouveau et de courtisanerie démocratique digne d’être étudiée. »
Cette servitude d’un nouveau genre peut se comprendre aisément. Lorsque tous les pouvoirs intermédiaires ont été détruits, il ne reste plus que des individus dispersés et un corps immense. Quelle existence propre peuvent garder ces molécules indiscernables dans cet océan infini ? Quelle défense peuvent-elles avoir contre un pouvoir social qui a hérité de tous les pouvoirs divisés d’autrefois, et qui semble le mandataire de la société même ? Les individus, à la fois indépendants et faibles, n’ont aucun secours à attendre les uns des autres. « Dans cette extrémité, ils lèvent naturellement les yeux vers cet être immense qui seul s’élève au milieu de l’abaissement universel. »
Dans les âges aristocratiques, les individus sont inégaux, mais chacun pris à part est quelque chose ; dans les âges démocratiques, les hommes sont tous égaux, mais chaque individu n’est rien. L’extrême petitesse de chacun comparé au tout décourage et désarme la force morale : il semble même que la disproportion d’une âme forte et d’une situation faible a quelque chose d’inconvenant ; on craint de jouer au héros, et, chacun se diminuant ainsi par faiblesse et par scrupule, il en résulte une diminution générale, qui, en se perpétuant et en s’aggravant de génération en génération, pourrait avoir de tristes effets. Ajoutez que l’absence de grandes fortunes constituées par la loi et l’extrême mobilité des biens sont cause que chacun est obligé d’employer toute son énergie à vivre et à se procurer un certain bien-être : or cette perpétuelle occupation n’est pas toujours très-favorable à l’élévation des idées et à la noblesse du caractère. Enfin, dans la démocratie, c’est la majorité qui fait la loi et qui fait l’opinion. Malheureusement la majorité est toujours la médiocrité. Un niveau général de médiocrité s’impose ainsi aux choses de l’esprit. Le bien-être, l’utile et le frivole deviennent la règle du bien et du beau. Les sciences tournent à l’utilité ; les arts ne recherchent que le petit et le joli, quand ils ne poursuivent pas le grossier. Telles étaient les tendances démocratiques contre lesquelles se révoltaient les instincts fiers, nobles et délicats de M. de Tocqueville.
Avant lui, beaucoup d’autres avaient dit déjà que nul pouvoir humain ne doit être absolu, que la toute-puissance est en soi une chose mauvaise et dangereuse, au-dessus des forces de l’homme, que la démocratie a une tendance naturelle à devenir despotique, et qu’il faut par conséquent la tempérer, la limiter, la contenir par les lois. En reprenant ces propositions, M. de Tocqueville les entend différemment. Ce que l’école libérale appelait le despotisme de la démocratie, c’était la violence démagogique, le gouvernement brutal et sauvage des masses ; mais Tocqueville avait en vue une autre espèce de despotisme, non pas celui de la démocratie militante, entraînée par la lutte à d’abominables violences et manifestant à la fois une sauvage grandeur : non, il croyait voir la démocratie au repos, nivelant et abaissant successivement tous les individus, s’immisçant dans tous les intérêts, imposant à tous des règles uniformes et minutieuses, traitant les hommes comme des abstractions, assujettissant la société à un mouvement mécanique, et venant à la fin se reposer dans le pouvoir illimité d’un seul. C’était là l’espèce de despotisme qu’il craignait pour les sociétés démocratiques. Il pensait que les démocrates et les conservateurs se trompaient également en prêtant à la démocratie organisée et victorieuse, les uns la grandeur, les autres la férocité des crises révolutionnaires. Il la voyait plutôt amortissant les âmes que les exaltant, répandant la passion du bien-être plutôt que celle de la patrie. Il craignait la servitude plus que la licence, la médiocrité plus que le fanatisme. En un mot, ce qu’il appelait tempérer la démocratie, c’était y répandre l’esprit de liberté.
A la vérité, on pouvait lui opposer la fragilité du pouvoir dans certains États démocratiques ; mais il répondait que le pouvoir était fragile, précisément parce qu’il était trop fort et trop concentré. Il ne faut pas confondre la stabilité avec la force. Lorsqu’un pouvoir est très-concentré, il n’est qu’un point où l’on puisse l’attaquer, et si l’on triomphe, tout le reste s’écroule. On comprend l’extrême facilité des révolutions dans ces sortes de sociétés. En second lieu, plus un pouvoir est fort et étendu, plus il a de besoins à satisfaire, par conséquent plus il provoque d’inimitiés. Toutes les fois qu’on se mêle des intérêts des hommes, on est sûr de ne pas leur plaire. Pour une place vacante, a-t-on dit, un gouvernement fait neuf mécontents et un ingrat : de même pour une faveur à accorder, pour un intérêt à régler, pour un droit à protéger. En outre, plus le pouvoir s’étend, plus il encourt de responsabilité. On s’habitue à lui attribuer tout ce qui arrive. Si le pain est cher, c’est la faute du pouvoir ; c’est sa faute si les fleuves débordent, si la grêle détruit les moissons, si l’ouvrier n’a pas de travail, si la terre enfin n’est pas un paradis. Autrefois on s’en prenait à la Providence, on laissait les gouvernements tranquilles ; aujourd’hui on n’importune plus la Providence, mais on s’en prend aux gouvernements. Ainsi c’est précisément la force des pouvoirs qui amène les révolutions, et les révolutions à leur tour augmentent par mille raisons la force du pouvoir ; de là un cercle d’où il est difficile de sortir. Sans doute il est étrange de dire qu’un gouvernement périt parce qu’il est trop fort, car il est évident qu’au moment où il a succombé il était le plus faible ; mais c’est l’extrême concentration qui a permis de l’attaquer avec avantage sur un point unique, comme on s’empare d’un pays en prenant sa capitale.
Au reste, pour bien comprendre la pensée de Tocqueville et ne pas confondre des choses très-distinctes, il faut remarquer qu’il peut y avoir deux sortes de despotisme dans les sociétés démocratiques : le despotisme politique, qui naît de l’omnipotence des majorités, et le despotisme administratif, qui vient de la centralisation. Quand il parle de l’Amérique, c’est le premier de ces despotismes qu’il craint pour elle et non le second ; quand il parle du second, c’est à l’Europe qu’il pense et non à l’Amérique. Nul écrivain n’a été aussi sévère que Tocqueville pour la centralisation. Sans doute la centralisation n’avait pas manqué d’adversaires, mais elle les avait jusque-là rencontrés dans l’école aristocratique. Au contraire, l’école démocratique et libérale lui était très-favorable ; c’est ce qu’il est facile d’expliquer. Comme le débat entre les deux écoles portait sur la révolution et ses conquêtes, ceux qui avaient été dépouillés cherchaient à restreindre l’idée de l’État, instrument de leur ruine ; ceux qui avaient vaincu voyaient dans l’État l’instrument de leur délivrance et de leur victoire. De là vient que les uns réclamaient la liberté de la commune, la liberté de l’enseignement, la liberté de l’association, espérant ressaisir, ainsi leur influence perdue ; les autres, au contraire, que leurs principes auraient dû conduire à défendre toutes les libertés, ne voyaient dans certaines d’entre elles qu’un piège de la féodalité, du clergé et de l’aristocratie. C’est à cause de ce malentendu que le parti de la révolution s’est toujours attaché si énergiquement à la centralisation et à l’omnipotence de l’État. M. de Tocqueville, l’un des premiers, sinon le premier, a soutenu à la fois ces deux principes : que la démocratie est la forme nécessaire de la société moderne, et que la démocratie doit avoir pour bases et en même temps pour limites toutes les libertés. Tandis que les écoles politiques de son époque combattaient pour ou contre le suffrage universel, il pénétrait plus avant, et, montrant dans la commune le noyau de l’État, il voyait dans la liberté communale la garantie la plus solide et de la liberté politique et de l’ordre public. « Les institutions communales, disait-il, sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science : elles la mettent à la portée du peuple, elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir. »
Il conseillait donc de reprendre les choses par la base et d’assurer le sous-sol, au lieu de construire des édifices magnifiques qui tombent par terre l’un après l’autre avec fracas après les plus belles promesses. C’était là, comme il le dit lui-même dans une lettre à M. de Kergorlay, « la plus vitale de ses pensées… Indiquer, s’il se peut, aux hommes ce qu’il faut faire pour échapper à la tyrannie et à l’abâtardissement en devenant démocratiques, telle est l’idée générale dans laquelle peut se résumer mon livre… Travailler en ce sens, c’est à mes yeux une occupation sainte. »
Ce n’est pas seulement la liberté de l’individu, la liberté de la pensée, la liberté de la commune, que Tocqueville croyait menacées dans les sociétés démocratiques, c’est encore la liberté politique. Tandis que les écoles démocratiques et humanitaires s’enivraient elles-mêmes de leurs rêves et de leurs formules, croyant que les mots d’avenir, de progrès, de peuple, répondent à tout, tandis qu’elles confondaient l’égalité avec la liberté et s’imaginaient que l’une est toujours le plus sûr garant de l’autre, Tocqueville démêlait avec précision ces deux objets. Il montrait qu’ils ne sont pas toujours en raison directe l’un de l’autre, que l’esprit d’égalité n’a rien à craindre, qu’il est irrésistible, qu’il trouve toujours à gagner, même dans ses défaites, que les gouvernements ont intérêt à l’encourager et à le satisfaire, que, soutenue par la passion des peuples et l’intérêt des souverains, l’égalité fera son chemin quand même et par la force des choses, qu’enfin le vrai problème ne consiste pas à chercher si l’on aura l’égalité, mais quelle sorte d’égalité on aura. Or il y a deux sortes d’égalité, — l’égalité de servitude et l’égalité de liberté, l’égalité d’abaissement et l’égalité de grandeur. Peut-être Tocqueville a-t-il exagéré les chances que la société avait de tomber dans une de ces égalités au lieu de s’élever à l’autre ; mais que de pareilles chances existent dans une société démocratique, c’est ce qu’il est impossible de nier. Il a donc conseillé à la démocratie de chercher son point d’appui dans la liberté, et de ne s’avancer dans l’égalité qu’en raison des progrès accomplis dans la conquête des libertés publiques. Il a montré combien ces libertés sont fragiles et peu garanties par l’égalité même, lorsqu’elles ne reposent pas sur des habitudes de liberté, c’est-à-dire sur les mœurs. Toutes ces vérités avaient été dites à la démocratie, mais par les aristocrates. Tocqueville est le premier qui, regardant la démocratie comme bonne en elle-même et inévitable, ait su voir qu’elle pouvait conduire au despotisme aussi bien qu’à la liberté : observation vulgaire chez tous les publicistes de l’antiquité, et cent fois vérifiée dans les petites républiques de la Grèce, mais qui, appliquée à toute la surface du monde civilisé, inspire à l’entendement et à l’imagination une singulière impression de religieux effroi.
En signalant avec tant de force, et peut-être avec un excès d’inquiétude, les maux et les périls que la démocratie recèle dans son sein, M. de Tocqueville a-t-il voulu décourager les sociétés démocratiques, les ramener aux institutions du passé, et leur proposer comme remède une restauration plus ou moins profonde de l’ancien régime ? Non. « Il ne s’agit plus, dit-il, de retenir les avantagesparticuliers que l’inégalité des conditions procureaux hommes, mais de s’assurer les biens nouveaux que l’égalité peut nous offrir. Nous ne devons pas tendre à nous rendre semblables à nos pères, mais nous efforcer d’atteindre l’espèce de grandeur qui nous est propre. »
Un de ses amis les plus intimes, M. de Corcelles, avait paru comprendre son livre dans un sens trop défavorable à la démocratie. Tocqueville rétablit sa pensée dans la lettre suivante, qui est l’une des plus belles, des plus nobles et des plus instructives de sa correspondance : « Vous me faites voir trop en noir, lui dit-il, l’avenir de ma démocratie. Si mes impressions étaient aussi tristes que vous le pensez, vous auriez raison de croire qu’il y a une sorte de contradiction dans mes conclusions, qui tendent, en définitive, à l’organisation progressive de la démocratie, J’ai cherché, il est vrai, à établir quelles étaient les tendances naturelles que donnait à l’esprit et aux institutions de l’homme un état démocratique. J’ai signalé les dangers qui attendaient une société sur cette voie ; mais je n’ai pas prétendu qu’on ne pût lutter contre ces tendances, découvertes et combattues à temps, qu’on ne pût conjurer ces dangers prévus à l’avance. Il m’a semblé que les démocrates (et je prends ce motdans son bon sens) ne voyaient clairement ni les avantages, ni les périls de l’état vers lequel ils cherchaient à diriger la société, et qu’ils étaient ainsi exposés à se méprendre sur les moyens à employer pour rendre les premiers les plus grands possible et les seconds les plus petits qu’on puisse les faire. J’ai donc entrepris de faire ressortir clairement, et avec toute la fermeté dont je suis capable, les uns et les autres, afin qu’on voie ses ennemis en face et qu’on sache contre quoi on a à lutter. Voilà ce qui me classe dans une autre catégorie que M. Jouffroy. Ce dernier signale les périls de la démocratie et les regarde comme inévitables. Il ne s’agit, selon lui, que de les conjurer le plus longtemps possible, et lorsque enfin ils se présentent, il n’y a plus qu’à se couvrir la tête de son manteau et à se soumettre à sa destinée. Moi, je voudrais que la société vît ces périls comme un homme ferme qui sait que ces périls existent, qu’il faut s’y soumettre pour obtenir le but qu’il se propose, qui s’y expose sans peine et sans regret, comme à une condition de son entreprise, et ne les craint que quand il ne les aperçoit pas dans tout leur jour. »
Dans une lettre de la même époque à un autre de ses amis, trop longue pour être citée, il exprime encore avec plus de précision la vraie pensée du livre de la Démocratie. « Il ne restait plus qu’à choisir, disait-il, entre des maux inévitables ; la question n’était pas de savoir si l’on pouvait obtenir l’aristocratie ouladémocratie, mais si l’on aurait une société démocratique sans poésie et sans grandeur, mais avec ordre et moralité, ou une société démocratique désordonnée et dépravée, livrée à des fureurs frénétiques ou courbée sous un joug plus lourd que tous ceux qui ont pesé sur les hommes depuis la chute de l’empire romain. »
Au reste, M. de Tocqueville, quand il propose et indique les remèdes qui lui paraissent nécessaires, se contente des indications les plus générales et n’entre pas dans les détails particuliers. Je suis disposé, pour ma part, à lui faire un mérite de cette discrétion même. Je dispense volontiers un publiciste de me présenter des projets de constitution et des projets de loi ; il est bien rare que ces constructions artificielles, combinées à priori dans le cabinet, soient d’une application utile. Et ce qui doit rendre plus indifférent à ces sortes de projets, c’est que les esprits vulgaires s’y abandonnent avec complaisance et qu’ils en ont toujours le cerveau plein. Combien d’abbés de Saint-Pierre pour un Montesquieu ! Les grands publicistes se bornent à donner des directions générales, c’est au législateur de faire le reste. Il faut donc louer Tocqueville précisément à cause de la généralité de ses vues, qui ne nous enchaînent pas à telle application plutôt qu’à telle autre, et qui, mettant à notre disposition des principes excellents, nous laissent libres de juger de la mesure et des moyens de l’exécution. Rien n’est moins instructif que ces politiques qui ont des expédients particuliers pour toutes les affaires, ne vous permettant pas d’en imaginer d’autres que ceux qu’ils ont conçus. Sans doute, lorsqu’une question particulière est soulevée, le publiciste doit lui donner une solution pratique et proposer des moyens proportionnés aux conjonctures ; mais dans la science il doit se borner aux principes : c’est à cette condition qu’il peut espérer de vivre au-delà d’un temps et d’un pays particulier.
Pour s’assurer d’ailleurs qu’un auteur a quelque originalité et quelque puissance, il faut examiner si ses idées se sont répandues en ont conquis une certaine faveur. Or c’est ce que l’on ne peut nier de M. de Tocqueville. Quand le livre de la Démocratie a paru, il y a près de trente ans, il semblait être l’œuvre isolée d’un penseur. Aujourd’hui il a formé une école. Parmi les écrivains qui depuis une vingtaine d’années ont conquis l’attention publique, la plupart et les plus hardis ont pris parti pour l’individu contre la toute-puissance de l’État et même contre la toute-puissance des masses, si chère à l’école humanitaire. Le double avertissement du socialisme et du césarisme a été décisif et a pu servir de démonstration pratique à la thèse de M. de Tocqueville. Un écrivain démocrate d’un rare talent, M. Dupont-White, a senti fléchir la thèse favorite de son parti. Il a écrit en faveur de l’État et contre l’individu un livre remarquable de philosophie politique6. Ce cri d’alarme indique bien que l’école démocratique elle-même est aujourd’hui ébranlée dans sa foi sans bornes à la souveraineté absolue de l’État, et qu’elle est envahie par l’individualisme. Le panthéisme politique cède du terrain en attendant qu’il en soit de même du panthéisme philosophique. C’est à M. de Tocqueville qu’il faut attribuer la première origine de cette direction nouvelle de la pensée en France, non pas que les événements n’y aient été pour beaucoup ; mais c’est précisément la supériorité de ce grand esprit d’avoir pensé le premier et avant les événements ce que tant d’autres ne devaient penser qu’après.