(1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — IV »
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(1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — IV »

IV

Après avoir écarté la conception d’une vérité objective assignant un but fixe à l’évolution de la vie, on a situé précédemment la cause de la production du réel, dont on vient de déterminer quelques modes, dans un désir de connaissance de soi-même, attribué à l’être métaphysique.

À considérer les choses d’un point de vue plus positif, il semble possible de situer cette cause productrice de la réalité phénoménale dans un désir du sujet. À vrai dire, il est impossible en théorie de construire quoi que ce soit en dehors du sujet, en dehors du moi humain. La création de l’objet et du sujet qui, du point de vue métaphysique, est tenue pour l’œuvre de l’être universel mû par un désir de possession de soi-même dans un état de connaissance, s’accomplit en chaque moi humain. C’est là que nous la percevons d’une façon empirique. Des sensations de douleur et de plaisir affectant le moi, transformées par le moi en perceptions, situées par le moi dans l’espace et dans le temps, voici toute la substance de l’univers. La douleur et le plaisir déterminent ici et fixent le sujet qui disperse hors de lui, parmi les perspectives de l’espace et du temps, les causes de ses douleurs et de son plaisir. Le monde objectif tout entier sort ainsi du fait confus de la sensation, enfanté par ce labeur d’artiste et de poète qui transforme en couleurs, en sons, en odeurs, en résistances et en contacts ce phénomène indistinct et solitaire. Or, pour créer ces apparences, le moi ou l’esprit fait un usage constant des deux procédés que l’on a décrits ; il utilise à son service ces deux forces que l’on a montrées modelant la matière objective par les rapports qu’elles soutiennent entre elles. D’un geste analytique il divise et délimite : c’est ainsi qu’il distingue la perception de la sensation ; mais, pour distinguer les formes objectives en lesquelles il imagine les causes de son propre changement, pour préciser les modifications où il prend conscience de lui-même, pour les différencier les unes des autres, il modère cette force de dissociation qu’il a tout d’abord déchaînée et contraint, par un geste contraire, quelques parties de cette substance, qui va se désagrégeant, à s’associer selon des combinaisons variables, d’une durée plus ou moins longue, d’une solidité plus ou moins grande, selon qu’il les comprime avec plus ou moins de force. C’est par ce double geste d’association et de dissociation que l’esprit crée la diversité du monde phénoménal et rend lu connaissance possible.

Au moi créateur comme à l’être universel de la métaphysique, en l’absence d’une vérité objective qui commande leur activité, on ne saurait attribuer d’autre raison d’agir, de créer la réalité phénoménale et d’en déterminer les formes, qu’un principe d’utilité personnelle dont nous ne saisissons le sens que dans les fins où il semble qu’il aboutit. L’utilité humaine, parce qu’elle représente en cet ordre la seule réalité qui nous soit connue, l’utilité humaine apparaît donc la loi qui préside à l’invention de toute réalité.

Il semble tout d’abord, pour le moi humain, comme pour l’Etre universel que cette utilité s’exprime dans la joie de connaître : tous les efforts de l’homme, pour augmenter la somme de ses sensations heureuses au détriment de ses déplaisirs, se heurtent, ainsi qu’on l’a montré, à cette faculté de mécontentement qui transforme l’assouvissement de ses convoitises en une sensation d’ennui ou en un malaise nouveau : à cette fin, que les individus semblent poursuivre et qu’ils ne réalisent jamais un surcroît de bien-être, il semblerait donc qu’il convienne do substituer cette autre qui se montre sans cesse et par chaque effort accomplie, l’embellissement et l’enrichissement du spectacle phénoménal offert à l’esprit. La raison d’être de l’activité du moi s’exprimerait en une formule de pur intellectualisme : transmuer la sensation en perception, transformer en spectacles des émotions. Mais la loi de Bovarysme, qui gouverne l’existence du réel, intervient ici, ainsi qu’on l’a montré, pour imposer à la tendance que traduit cette formule, comme condition de sa persistance, le frein d’une tendance contraire. Le vœu d’intellectualisme, attribué à l’individu comme on l’attribua à l’Être universel, est condamné, pour jouir de ses réalisations partielles, à ne s’assouvir jamais intégralement, à se voir toujours contrarié par le vœu contraire, par la tendance passionnelle dont il tire sa substance et où il prend ses racines. Du point de vue même de cette interprétation purement intellectuelle de l’existence phénoménale, il faut donc faire place à la tendance de l’être humain qui s’exprime en ce vœu : fonder son bonheur sur la sensation. Cette tendance se traduit sous deux aspects : l’un passionnel, l’autre moral. Sous ces deux aspects, un même but est envisagé : il s’agit de réaliser un état de contentement, avec la sensation comme moyen et comme matière première. Sous le premier aspect, ce contentement est recherché dans un assouvissement immédiat de la sensation. Sous le second aspect, sous la forme du souci moral, la recherche est, à vrai dire, la même, quelques voies tortueuses et détournées où elle s’engage pour atteindre son but. Mais, avertie par les obstacles et les déboires rencontrés au cours des premières expériences, elle se propose de trouver pour la sensation, en même temps parfois qu’un état de raffinement, un mode d’assouvissement collectif et le plus universel possible, c’est-à-dire combiné de telle sorte que la joie de l’un ne contrarie plus la joie de l’autre. Sous ce double aspect passionnel et moral, le rôle de la sensation, considérée comme but, est considérable dans la vie phénoménale : c’est elle qui prépare le spectacle, les intrigues et les complications dont l’esprit spectateur va se repaître ensuite d’un point de vue analytique ou esthétique. C’est elle enfin qui, avec le fait passionnel de la joie esthétique, rend possible la connaissance et la contemplation. L’intellectualisme, pris comme but de l’existence, suppose donc tout d’abord le fait de l’existence, il est de plus intéressé à son exubérance. La vie se montre le support et le moyen indispensable de la connaissance, son intensité détermine strictement l’horizon de la connaissance future : on a déjà précédemment touché la même conclusion en montrant le Génie de l’Espèce serviteur et moyeu du Génie do la Connaissance.

Les considérations précédentes nous avertissent qu’à côté de cette utilité de connaissance qui fut tout d’abord désignée comme cause de toute invention de réel, il est nécessaire de faire place à une autre utilité, qui s’exprime dans la recherche du bonheur par la sensation, et qui semble jusqu’ici avoir donné naissance à presque toute spéculation philosophique, ainsi qu’à toute conception religieuse, économique ou politique. Intervertissant les termes de la proposition précédente, ce souci fait de la connaissance un moyen et de la vie le but.

Vivre a une telle importance, pour connaître que les esprits qui spéculent du point de vue de la connaissance comme but se doivent montrer bienveillants pour ces intelligences adverses, en se gardant d’attendre ou de réclamer d’elles une indulgence pareille. Il faut donc reconnaître que, pour la plus grande part de l’humanité, les joies et les souffrances attachées à la sensation et à ses dérivés sont si fortes qu’elles expliquent tous les efforts tentés pour augmenter et fixer les états de joie, pour diminuer et abolir les états de souffrance. Les bienfaits provisoires, mais immédiats, apportés à tout moment de l’évolution historique, et en toutes occasions, par l’industrie de l’intelligence, expliquent suffisamment que l’humanité ait considéré la connaissance comme un moyen d’améliorer la vie, et bien que la plus grande part des développements précédents aient eu pour objet de faire voir eu cette croyance une illusion, il n’y a pas lieu, du point de vue intellectuel, de penser que cette illusion puisse disparaître.

Que l’on se place au point de vue de l’intellectualisme tenant la vie pour un moyen dont la connaissance est le but, ou que l’on se place au point de vue de l’illusion vitale tenant la connaissance pour un moyen, dont la vie heureuse est le but, ce que l’on se proposait de mettre ici en évidence, c’est, d’une part, que selon la rigueur du principe bovaryque, chacune de ces conceptions, qui tend à envahir tout le champ du réel, ne reçoit elle-même sa réalité que des limites que lui inflige la conception contraire ; c’est, d’autre part, que dans l’une et l’autre hypothèse, toute l’activité dépensée dans le monde a pour principe unique l’utilité humaine sous l’un ou l’autre de ses deux aspects, qu’il lui faut en sorte toujours supposer pour but de satisfaire une utilité de connaissanceou de satisfaire une utilité vitale. Ainsi faut-il expliquer par l’un ou l’autre de ces deux mobiles tout le travail d’association et de dissociation par lequel on a vu que l’esprit engendre la réalité phénoménale.

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On a dit que parmi le mouvement de dissociation universelle qui commence avec la division de l’Être en objet et en sujet et se propage en une suite indéfinie de subdivisions, l’esprit serait impuissant à saisir aucun objet si, par une décision arbitraire et qui ne se justifie que par un désir de connaissance, il n’usait à quelque moment de son pouvoir d’arrêt. Par l’exercice de ce pouvoir, le morcellement indéfini qui entraînait la substance phénoménale en une différenciation incessante d’elle-même prend fin : ce qui était fluide et échappait à toute étreinte se glace et s’immobilise sous le regard de l’esprit qui s’en peut emparer. En même temps le triomphe de ce pouvoir d’arrêt crée dans l’esprit une fiction : quelque objet fragmentaire et que le pouvoir de dissociation pourra dissoudre dès qu’il viendra à l’emporter sur le pouvoir adverse, quelque objet fragmentaire est tenu momentanément pour une unité indécomposable, pour un corps solide qu’il est possible de combiner avec d’autres unités analogues afin d’en composer la diversité des corps de l’univers. Cette présomption s’exprime en une suite de vérités et tant que s’exerce avec efficacité l’action prépondérante du pouvoir d’arrêt, l’esprit construit à loisir, au moyen de ces vérités, un système de connaissance dont il ordonne entre elles toutes les parties. Au contraire, la digue qu’opposait au mouvement ce pouvoir d’arrêt vient-elle à se rompre, le caractère fictif qu’impliquait le récent état de connaissance se dévoile au regard de l’esprit qui va s’ingénier à recommencer son œuvre de construction systématique à l’égard d’un état plus fragmentaire de la substance phénoménale immobilisée par une intervention nouvelle et victorieuse du pouvoir d’arrêt.

Ce processus de connaissance est aisément observable en tant qu’il se manifeste dans les procédés de la connaissance scientifique, c’est-à-dire de la connaissance la dernière venue. On voit bien en effet que la science ne parvient à se constituer qu’en tenant pour vraies des propositions et des conceptions qu’une analyse plus pénétrante doit montrer par la suite illusoires. La biologie dont les progrès récents ont été très rapides nous offre un exemple saisissant de cette nécessité qui contraint l’esprit, pour saisir ou inventer quelque réalité, à concevoir toujours les choses autrement qu’elles ne sont, à considérer comme indivisible ce qui est composé, comme unce qui est multiple, comme stable ce qui est instable, comme immobile ce qui se meut. L’objet de cette science en effet s’est en peu de temps entièrement transformé. L’idée de ce qui est vivant attachée par les premiers observateurs à l’animal tout entier fut ensuite reléguée, dans la cellule. L’animal ne fut plus qu’un édifice aux formes diverses construit en grande partie avec de la substance morte pour abriter la vie multiple des cellules. Sous le microscope, la cellule elle-même apparat bientôt un composé dont le noyau se déclara l’élément vital prépondérant. En dernière instance, il est apparu que la cellule, avec son noyau, n’était que le point central où se tenaient et duquel rayonnaient divers ferments en lesquels se concentre actuellement au regard scientifique la réalité vitale. Toutes ces conceptions où s’est tour à tour arrêté l’esprit scientifique ont été des vérités en leur temps. Pour fausses qu’elles aient été reconnues depuis, elles n’en ont pas moins été les moyens par lesquels s’est constitué le savoir. Ces vérités ont été le lieu où, en concevant la nature des choses autre qu’elle n’est, l’esprit humain est parvenu à se former quelque image de la réalité phénoménale.

Cette fausse conception, qui se manifeste à la source et se montre le moyen de tout savoir scientifique, soutient également nos notions le plus universellement acceptées et qui semblent le plus incontestables. Si nous ne les voyons pas changer, si, en raison de leur durée, elles assument à nos yeux un caractère d’éternité, et nous masquent, sous l’apparence de la loi, l’acte arbitraire qui leur donna naissance, c’est parce qu’en raison de leur utilité fondamentale, au point de vue de la connaissance, l’esprit exerce à leur profit, avec une ténacité extraordinaire, le pouvoir d’arrêt dont il dispose. Que nos idées se modifient et se transforment touchant la nature et le siège de la substance vivante, que des perspectives diverses apparaissent, que des états divers du savoir humain se succèdent sur ce point extrême, ces métamorphoses du spectacle qu’il nous est ainsi donné de contempler ne sont point de nature à mettre en péril l’intégrité de notre faculté de connaissance elle-même. Sans doute sont-elles propres au contraire à piquer vivement notre curiosité et à stimuler notre ardeur à connaître. Il en est de même en ce qui touche à beaucoup d’autres parts du domaine scientifique, où l’on voit que les vérités se succèdent et se détruisent les unes les autres, sans qu’il en résulte autre chose qu’un épanouissement et une exubérance de ht faculté de connaître. Mais aucun système de connaissance ne serait possible s’il ne comportait à sa base des éléments plus durables, des unités de connaissance en quelque sorte inaltérables. Ce sont ces unités qui, se retrouvant combinées entre elles selon les assemblages, il est vrai, le plus divers, en des systèmes de connaissance plus complexes, réussissent à former par leur fixité un lien entre ces divers systèmes et les maintiennent tous sur un même plan de connaissance.

Ce caractère d’utilité fondamentale pour l’exercice de toute connaissance subséquente suffirait à expliquer l’autorité en apparence souveraine et l’aspect nécessaire des notions de temps, d’espace et de cause, ainsi que des lois arithmétiques, géométriques ou logiques qui se bornent à décrire les conséquences de ces notions et les relations qu’elles nouent entre elles. Aussi quelques philosophes ont-ils contesté déjà le caractère de nécessité métaphysique de ces notions et de ces lois. Quelques savants ont eu la même hardiesse ou le même scrupule. Il semblerait permis, d’après les uns et les autres, de supposer qu’une conception du réel, différente du tout au tout de celle que nous avons formée, fût possible, fondée sur une conception différente du temps, de l’espace ou de la cause, ou inventée peut-être avec d’autres artifices, d’autres points de repère, d’autres conventions arbitraires, d’autres moyens de connaissance. Dans cette hypothèse, la haute antiquité de ces notions primordiales, leur durée considérable, le nombre infini de connaissances secondaires qu’elles soutiennent, seraient les seules causes qui les garantiraient contre la possibilité d’une dissociation ; elles ne tiendraient plus leur autorité d’une loi inhérente à la nature des choses, mais elles la recevraient d’une considération d’utilité intellectuelle.

En dehors de cette hypothèse, une autre apparaît seule imaginable, celle qui fut posée par Kant, que développa Schopenhauër et à laquelle on s’est rallié en un livre précédent20. Elle consiste à tenir pour une conséquence inévitable et métaphysique de la distinction de l’être en objet et en sujet l’intervention de ces notions de temps, d’espace et de cause. Ces notions seraient alors les moyens et les conditions nécessaires de tout état de connaissance.

Cette interprétation laisse, comme l’autre, subsister dans toute sa rigueur le point de vue de Bovarysme dont l’exposition fait l’objet de cette étude : car ces notions primordiales, et que Kant veut a priori, ne sont autre chose que les formes de toute connaissance possible. Du point de vue métaphysique, elles sont les moyens précisément par lesquels l’Être unique se conçoit autre qu’il n’est, en prenant conscience de lui-même dans la multiplicité phénoménale. D’un point de vue plus positif, elles se montrent encore le moyen inflexible par lequel le contenu de toute connaissance apparaît nécessairement indéterminé, inconsistant et instable, en proie à la possibilité d’une dissociation indéfinie, le principe de causalité contraignant l’esprit, à l’occasion de tout phénomène quel qu’il soit, à remonter sans répit de cause en cause, sans lui permettre de toucher jamais une origine première, les lois de l’espace et du temps secondant, par leur élasticité sans limites, la tâche de la causalité pour égarer l’esprit, donnant naissance à ces antinomies qui nous avertissent du caractère fictif de toute connaissance et aboutissent à nous présenter l’univers, ainsi qu’on s’est efforcé de le montrer au deuxième chapitre du livre précédemment invoqué1 comme un système d’illusionnisme. C’est contre cet écoulement indéfini de la substance phénoménale, entretenu et causé par les lois formelles que l’on vient de dire, que s’élève, pour créer le réel, ce pouvoir arbitraire de l’esprit qui, suscité par une utilité de connaissance, immobilise et charge des liens de la vérité cette matière fluide, lui imposant, le temps de la saisir, une forme définie, la tirant du chaos pour la réaliser.

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En ce qui touche aux réalités créées sous l’action d’une utilité vitale, comme en ce qui touche aux réalités créées sous l’action d’une utilité de connaissance, il est aisé de montrer que l’utilité humaine est l’unique auteur de ces réalités et confère seule, et par une intervention tout arbitraire, à la substance phénoménale qui s’écoule, la rigidité et la durée qui la rendent saisissable. Cela est aisé pourvu que parmi les réalités créées par cette autre faune de l’utilité, comme on l’a fait à l’égard des réalités créées par une utilité de connaissance, on choisisse celles dont l’invention est le plus récente.

Les vérités scientifiques nous apparurent les dernières venues parmi les créations de l’utilité intellectuelle, elles nous montrèrent aussi, sous leur aspect provisoire de vérités successives, leur valeur purement transitoire, leur caractère de moyen pour atteindre des conceptions nouvelles et des représentations plus complexes. Les vérités morales, c’est-à-dire celles qui, dans l’ordre vital, semblent aussi les dernières venues et se sont constituées, comme les vérités scientifiques, avec la collaboration ou tout au moins sous le regard de la conscience humaine, les vérités morales vont aussi nous laisser voir, malgré le masque rigoureusement dogmatique qu’elles affectent durant le temps de leur règne, leur caractère éphémère et leur rôle secondaire de moyens pour procurer des fins très différentes des buts vers lesquelles elles ordonnent de tendre.

Parmi les réalités qui intéressent directement la vie, il n’en est pas de plus manifeste que celle qui se traduit dans le fait de la perpétuité de l’espèce et qui a pour moyen la génération. Aussi voit-on que l’homme s’est préoccupé à toutes les époques et dans toutes les contrées, de promulguer une morale propre à réglementer les relations des sexes. La morale ainsi promulguée a pour effet de procurer la fin voulue par l’utilité vitale, soit la multiplication de l’espèce, pi c’est du fait de cette utilité vitale que les vérités religieuses ou rationnelles, où cette morale s’exprime, tirent leur consistance et leur crédit. Or il convient de noter que ces vérités, tandis qu’elles atteignent en réalité ce but, la multiplication de l’espèce, s’assignant toujours un autre but, un but chimérique et qui n’est jamais accompli. Cette loi de contrariété bovaryque s’exerce donc encore ici, qui oppose à la volonté consciente des hommes et à leurs desseins prémédités une volonté secrète et plus forte, au profit de laquelle est exploitée une énergie suscitée en vue d’une autre fin. C’est ainsi, pour ne faire entrer en ligne de compte que des exemples invoqués déjà et familiers, c’est ainsi que les anciens Hindous, les premiers Grecs et les premiers Romains pourvoyaient à la satisfaction du vœu de l’espèce par la croyance que l’on a décrite en une vie posthume et souterraine. Leur intérêt posthume exigeait qu’ils se pourvussent de descendants : car seuls ces descendants pouvaient, au gré de leur croyance, apporter à leurs mânes les repas funèbres. Or il nous apparaît que la croyance de ces anciens peuples était chimérique, et que les mânes n’avaient souci des nourritures dont les vivants leur avaient assuré, par la procréation d’une famille, le bénéfice et le tribut, mais il nous apparaît bien que cette croyance chimérique, en leur faisant redouter le célibat, en les contraignant à contracter des unions consacrées selon les rites religieux et sociaux, et à élever une famille, il nous apparaît bien que cette croyance singulière favorisait le vœu de l’espèce.

Par une voie plus paradoxale encore le christianisme atteignit le même but. Il érigea en vertu suprême la chasteté. L’effort des hommes pour se conformer au précepte, s’il échoua sous sa forme absolue, réussit du moins à contenir la volupté dans les limites de la monogamie, resserrant les mailles de la famille, ce milieu le plus propre, dans une société organisée, à faire éclore, à faire vivre et à développer l’enfant. La chasteté prise pour idéal fut ainsi l’un des moyens par lesquels le monde barbare christianisé peupla l’Europe.

Dès qu’il s’agit de l’homme, d’ailleurs, vivre se confond avec vivre socialement. Tout ce qui, a pour effet de rendre possible la vie sociale et d’en favoriser le développement doit être considéré comme utile à la vie même de l’espèce. Dès lors, il ne reste qu’à rappeler les considérations que l’on a fait déjà valoir en l’un des chapitres précédents. On y montrait comment l’idée chrétienne, en prêchant le renoncement à la vie immédiate, le détachement des biens terrestres, la fraternité, l’égalité entre les hommes et le mépris du savoir, en modérant par cette doctrine absolue, sans la réduire toutefois, l’énergie excessive du monde, barbare, qui sans ce frein ne fût pas parvenue à se coordonner, a rendu possible l’organisation des sociétés modernes que l’on voit fondées sur le principe de hiérarchie, qui sanctionnent le droit de propriété, qui, par l’accroissement du savoir, tendent à l’accroissement du bien-être, qui, sur tous les points et dans toutes leurs conclusions, contredisent et renient le principe chrétien, ce principe chrétien qui aida à les fonder et qui, développé avec outrance, aboutirait à les supprimer.

Afin de mettre encore en lumière le rôle prépondérant de l’utilité humaine en tant qu’elle confère la puissance aux vérités propres à constituer le réel, il convient de faire remarquer que ces vérités ne survivent pas à leur utilité. Ayant procuré le bénéfice qu’elles étaient aptes à procurer, elles s’affaiblissent et meurent parmi les groupes sociaux où elles ont accompli leur office. C’est ainsi que la vérité chrétienne ayant réalisé en Europe l’un de ses effets indirects les plus importants, le peuplement des grands territoires occidentaux, s’effrite peu à peu parmi les consciences. Si la vie abondante de l’espèce n’a d’autre intérêt que de rendre la connaissance possible, si elle n’est elle-même, ainsi qu’on en a posé l’hypothèse, qu’un moyen pour la connaissance de se réaliser, on peut imaginer que des vérités nouvelles seront un jour inventées pour réglementer dans les limites qui conviennent le nombre des naissances sur une planète où il est déjà possible de prévoir une densité trop grande de la vie humaine.

Ainsi les vérités ne sont, indissolubles qu’en apparence et durant le temps qu’elles sont utiles à la vie ou à la connaissance. L’utilité qui les a formées les laisse sans force dès qu’elle cesse de les vivifier. Les vérités n’ont par elles-mêmes aucune réalité objective, mais elles sont des moyens de créer des réalités, c’est-à-dire des phénomènes, mœurs, sentiments, actes, états de connaissance. C’est pourquoi les vérités, au gré de l’utilité humaine, se forment et périssent, voient s’associer et se dissocier les éléments qui les composent. M. Remy de Gourmont a mis en scène avec un art concret et une clarté parfaite dans son beau livre, la Culture des Idées, ce travail d’association et de dissociation. Les chapitres qui traitent de la Morale sexuelleou de la Dissociation des Idéesouvrent sur ce point les aperçus les plus neufs. Aussi les esprits curieux d’assister à cette genèse et à cette agonie des vérités réputées absolues trouveront-ils au cours de ces pages à se satisfaire pleinement : dans le milieu historique ils verront, en de multiples exemples, se joindre ensemble dans un but d’utilité, intellectuelle ou vitale, des éléments idéologiques qu’une utilité différente montrera bientôt désunis. Dans une étude précédente sur la Nature des Vérités3, ces exemples ont été d’ailleurs mis à contribution pour illustrer des développements parallèles à Ceux que l’on vient d’exposer ici.