(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. James Mill — Chapitre III : Sentiments et Volonté »
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(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. James Mill — Chapitre III : Sentiments et Volonté »

Chapitre III :
Sentiments et Volonté

I

Les doctrines de l’école expérimentale d’Angleterre sur la psychologie des sentiments, des émotions, des phénomènes affectifs en général, ne semblent pas aussi précises ni aussi complètes que sur la question des sensations et des idées. Les uns n’y touchent point ; d’autres, comme M. Herbert Spencer et M. John Stuart Mill, n’ont guère fait que l’effleurer. Deux seuls ont essayé de la traiter à fond, notre auteur et M. Bain. L’étude de ce dernier, probablement la plus ample et la plus approfondie qui ait encore paru sur ce sujet, nous semble cependant la partie faible de son ouvrage44.

D’où provient cette infériorité ? Faut-il croire qu’il y a chez les philosophes une certaine tendance à négliger les phénomènes affectifs, et à s’inquiéter de la psychologie de l’esprit plus que de celle du cœur ? Ne faut-il pas penser que c’est plutôt la complexité, l’hétérogénéité de ces phénomènes qui en rend l’analyse si difficile ? Un jugement, un raisonnement, une conception abstraite, une association d’idées sont des faits naturellement simples et surtout homogènes. Mais une passion, un sentiment, une émotion, comprennent le plus souvent des éléments très divers : d’abord des phénomènes physiologiques, variables selon l’organisation, le tempérament, le sexe, etc.., mais qui n’en jouent pas moins un rôle prépondérant ; ensuite un état de plaisir ou de douleur qui est l’élément affectif proprement dit ; enfin une idée, une connaissance ; car le phénomène sensible ne peut absolument point être séparé et détaché de toute connaissance : une douleur enveloppe l’idée de ce qui la cause, une émotion implique la connaissance de son objet.

Évidemment l’idéal de la psychologie, ce serait de pouvoir expliquer tous les sentiments par une double méthode d’analyse et de synthèse ; d’être en état de ramener une émotion très complexe à une émotion plus simple, et de remonter ainsi graduellement jusqu’à un fait irréductible ; ou bien au contraire de partir des phénomènes affectifs les plus simples, et de montrer comment, par addition, se forment des agrégats d’émotions de plus en plus complexes, et de reconstituer ainsi théoriquement la réalité. Mais nous sommes encore bien loin de cet idéal. Les émotions fondamentales irréductibles ne sont pas même déterminées. M. Bain les ramène à neuf. Nous verrons plus loin quelle est cette classification et ce qu’on peut en penser. M. Herbert Spencer, qui a été préoccupé surtout de la question de méthode, se place au point de vue de la psychologie comparée. Il voudrait qu’on déterminât d’abord les émotions les plus générales, celles qui sont communes à tous les animaux ; puis celles qui nous sont communes avec les races inférieures ; puis celles qui nous sont propres ; puis l’ordre d’évolution de celles qui nous sont propres. Notre auteur, exclusivement préoccupé du point de vue humain, s’est attaché à montrer comment les émotions complexes résultent des émotions simples par association. La méthode reste donc la même, et c’est la doctrine de l’association qui fait encore le fond de l’étude sur les sentiments. Le mode d’exposition est également net, lucide, simple, peut-être simple à l’excès, ce qui est bien près de l’inexactitude ; car, quoique la clarté et la simplicité soient des qualités éminemment philosophiques, quand on voit un auteur répondre à une question complexe par une formule nette, prétendre embrasser tous les phénomènes et éclaircir toutes les obscurités, il y a sagesse à se méfier de quelques erreurs.

L’exposition des conditions physiologiques des sentiments et des émotions manque dans l’ouvrage. On y chercherait aussi vainement une étude des appétits et des instincts, et le chapitre sur la volonté s’en ressent. Ce sont là, à notre avis, autant de lacunes qui peuvent s’expliquer en partie par l’époque où parut l’ouvrage. Les psychologistes postérieurs les ont largement comblées.

II

On a longtemps divisé, dit l’auteur, les phénomènes de la pensée en deux classes : facultés intellectuelles, facultés actives. Dans la première, les sensations et les idées sont considérées comme simplement existantes ; dans la seconde, elles sont considérées comme excitant à l’action.

Nous avons vu que celles de la première classe peuvent se former en groupes plus ou moins complexes et qu’elles, se succèdent suivant certaines lois. Celles de la deuxième classe sont également aptes à se former en groupes et à se succéder suivant certaines lois. Jusque-là donc les deux, classes de phénomènes s’accordent. Il nous reste maintenant à rechercher les différences propres à la dernière45.

Toutes nos sensations sont agréables, désagréables ou indifférentes. Nous souhaitons de prolonger les premières, de mettre fin aux secondes ; quant aux troisièmes, nous ne cherchons ni à les prolonger ni à les abréger. L’auteur se borne à dire que les sensations indifférentes sont probablement les plus nombreuses, sans les étudier.

Plaisir et douleur, tels sont les deux faits primitifs. Mais ces faits ont des causes, et ces causes sont de deux sortes : prochaines, éloignées. La médecine amère que j’avale est la cause immédiate ou prochaine de ma sensation de dégoût. La sentence du juge est la cause éloignée de l’exécution d’un criminel.

Ce n’est pas tout. Nous avons vu que toutes les sensations peuvent être conservées et reproduites par l’esprit et que ces reproductions mentales des sensations s’appellent idées. De même toute sensation de plaisir et de douleur peut être reproduite par l’esprit, et il se forme ainsi des idées de plaisir et de douleur. Une idée de plaisir ou de douleur est un état de conscience très net et connu de chacun. Mais l’idée d’un plaisir n’est pas un plaisir, et l’idée d’une douleur n’est pas une douleur. L’idée de se brûler la main ne cause pas une douleur, et l’idée de goûter du sucre ne cause pas un plaisir. L’idée d’un plaisir s’appelle désir ; l’idée d’une douleur s’appelle aversion.

Les sensations agréables ou désagréables et les idées de ces sensations ne sont pas seulement actuelles. Elles peuvent se rapporter au passé, par la mémoire ; à l’avenir par l’anticipation. Nous connaissons le mécanisme de la mémoire. Quant « à l’anticipation de l’avenir, elle consiste dans la même série d’associations, avec cette différence que, dans la mémoire, l’association des états de conscience qui convertit l’idée en mémoire va du conséquent à l’antécédent, c’est-à-dire à reculons ; tandis que dans le cas d’anticipation, l’association va de l’antécédent au conséquent, c’est-à-dire en avant46. »

Quand une sensation agréable est conçue comme future, mais sans qu’on en soit certain, cet état de conscience s’appelle espoir ; si l’on en est certain, il s’appelle joie. Quand une sensation désagréable est conçue comme future, mais sans qu’on en soit certain, cet état de conscience s’appelle crainte ; si l’on en est certain, il s’appelle chagrin (sorrow).

Une sensation agréable ou l’idée de cette sensation, jointe à l’idée de la cause qui la produit, engendre pour cette cause de l’affection ou amour. La sensation désagréable jointe à l’idée de sa cause, engendre pour cette cause de l’antipathie ou haine47.

Les causes de nos plaisirs et de nos douleurs sont, comme nous l’avons déjà vu, prochaines ou éloignées. Suivant la remarque de l’auteur, les causes immédiates sont de beaucoup les moins intéressantes. Ce paradoxe apparent est le résultat nécessaire d’une des lois les plus générales de notre nature : ces causes immédiates n’ayant jamais un champ d’opérations très étendu, l’idée de ces causes n’est associée qu’avec un nombre limité de plaisirs ou de douleurs. Comparez, par exemple, une cause immédiate de plaisir, la nourriture, avec une cause éloignée, l’argent, vous verrez que ce dernier joue un rôle prépondérant, parce qu’il est un instrument propre à nous procurer presque tous les plaisirs. « Quand l’idée d’un objet est associée avec cent fois plus de plaisir qu’une autre idée, elle est naturellement cent fois plus intéressante48. »

Aussi l’auteur s’est attaché presque uniquement à ces causes éloignées. Il les range sous trois titres :

1° Richesse, Pouvoir, Dignité et leurs contraires ;

2° Nos semblables : parents, amis, concitoyens, etc. ;

3° Les objets qualifiés de beaux et de sublimes.

On pourrait appeler, comme on le voit, ces causes éloignées de nos plaisirs et de nos douleurs : causes égoïstes, causes sociales, causes esthétiques. Examinons-les :

« Ce qu’il faut remarquer tout d’abord, c’est que la richesse, le pouvoir et la dignité, ces trois grandes causes de nos plaisirs, s’accordent en ceci, qu’elles sont toutes des moyens de nous procurer les services de nos semblables, et qu’elles peuvent à peine contribuer à nos plaisirs, d’une autre façon. Il est évident par suite que la grande source de nos plaisirs, ce sont les services de nos semblables, puisque la richesse, le pouvoir et les dignités, qui paraissent à la plupart des gens résumer les moyens du bonheur humain, ne sont rien de plus que les moyens de nous procurer ces services. C’est là un fait de la plus haute importance possible pour la morale et la philosophie. »

L’auteur n’a point de peine à montrer que la richesse est un moyen de nous procurer les services des autres en les rémunérant ; que le pouvoir est un moyen de les plier sous notre obéissance par l’espoir ou la crainte ; que les dignités enfin nous procurent leur respect, non pas seulement un respect extérieur, mais qui se traduit par leurs actions49.

De là résulte une conséquence pratique. « La richesse, la puissance et les dignités sont peut-être le plus remarquable exemple de ce cas extraordinaire d’association où les moyens (moyens qui ne valent pour nous qu’en vue de leur fin) non-seulement s’emparent de notre attention plus que la fin elle-même, mais même la supplantent actuellement dans notre affection… Combien peu d’hommes semblent s’inquiéter de leurs semblables ! Combien d’hommes dont la vie est absorbée complètement par la poursuite de la richesse et l’ambition ! Combien d’hommes chez qui l’amour de la famille, des amis, du pays, de l’humanité, paraît complètement impuissant, quand il est en lutte avec leur avarice ou leur ambition. C’est l’effet d’une association erronée qui demande la plus grande attention dans l’éducation et dans la morale50. »

La richesse, la puissance et la dignité n’étant la source d’affections si puissantes, qu’en vue de nos semblables, il serait étonnant que nos semblables eux-mêmes ne fussent pas pour nous une source d’affections. Nos semblables sont pour nous une cause de plaisirs, soit pris individuellement, soit pris en groupes. Amitié, Bonté, Famille, Pays, Parti, Humanité : tels sont les six titres un peu confus sous lesquels l’auteur les classe.

Son analyse a pour objet de montrer que nos sentiments les plus forts sont des agrégats, et que c’est de là qu’ils tirent leur force ; qu’ils sont formés par la juxtaposition, ou pour mieux dire, par la fusion des sentiments simples ; que l’affection étant le résultat d’un plaisir, une affection profonde résulte d’une grande somme de plaisirs ressentis. Pour mieux comprendre cette doctrine, supposez qu’un inconnu vous rende en passant un petit service ; il vous cause un plaisir, et l’idée de ce plaisir fait pour vous de cet inconnu un objet d’affection — affection d’ailleurs très légère, comme le plaisir causé. Mais si vous venez à mieux connaître cet homme ; que son commerce, son esprit, son cœur, ses relations, soient pour vous la cause d’autant de plaisirs, et qu’ils soient répétés pendant de longues années, il se produira une affection solide, résultant d’une masse de sentiments d’affection résultant eux-mêmes d’une masse de sentiments de plaisirs. Tout s’explique donc en dernière analyse par des associations.

Au reste voyons comment l’auteur rend compte d’un de nos sentiments les plus généraux, l’amour des parents pour les enfants51.

Il est bien connu d’abord que les plaisirs et les peines d’autrui nous affectent, c’est-à-dire s’associent avec les idées de nos plaisirs et de nos peines propres. Ce phénomène a été justement nommé sympathie (σύν, πάθος). Or l’enfant peut, comme toute autre personne, exciter en nous ces sentiments.

De plus un homme considère son enfant comme une cause, beaucoup plus certaine pour lui qu’aucune autre, de plaisirs et de douleurs. Il est pour lui un objet d’un grand intérêt, en d’autres termes, une suite d’idées intéressantes, c’est-à-dire d’idées de plaisirs ou de douleurs, s’associe avec l’enfant.

Sa vivacité et sa simplicité d’expressions, de tons, d’attitudes, lui donnent un pouvoir particulier d’exciter en nous la sympathie.

Comme l’enfant est, en outre, dans une parfaite dépendance à l’égard des parents ; qu’il faut sans cesse veiller à sa conservation, son idée est encore associée par là constamment avec celle de nos plaisirs et de nos peines ; sans compter qu’il s’éveille en nous une idée de puissance qui est toujours agréable.

Une autre source d’association agréable est celle-ci. C’est un fait d’expérience journalière que nous venons à aimer une personne à qui nous avons fait du bien fréquemment. Et cela est vrai non-seulement de nos semblables, mais même des animaux. Par ce seul fait qu’ils ont été l’objet d’actes de bonté répétés, ils deviennent un objet d’affection pour nous. L’idée de ces individus, unie à celle des plaisirs que nous ressentons, forment une idée composée, une affection.

Des faits décisifs prouvent que l’affection paternelle tout entière dérive de ces associations et autres semblables.

Toutes les fois qu’un homme est placé dans des circonstances qui produisent ces associations, il ressent l’affection paternelle, lors même que la parenté n’existe pas. Tel est le cas du père qui, ignorant l’infidélité de sa femme, aime le fils d’un autre, comme s’il était son fils.

Dans les familles très pauvres et très riches, les circonstances sont peu favorables à la formation de ces associations d’où résulte l’affection des parents.

Dans le cas d’extrême pauvreté (non pas de pauvreté modérée), les circonstances qui amènent à associer l’enfant avec des idées agréables, manquent ou bien sont neutralisées par la nécessité de travailler constamment, de s’occuper peu de lui, etc.

Dans le cas d’extrême opulence, l’attention des parents est distraite par les plaisirs, les obligations de société, etc. Comme ils s’occupent peu de l’éducation de l’enfant, ils ne peuvent associer à son idée que peu d’idées de plaisirs ou de peines. De là une affection imparfaite.

Les objets appelés beaux ou sublimes et leurs contraires sont pour nous une troisième cause de plaisirs ou de peines. Ces émotions esthétiques52 se ramènent encore à une association. « Considérés en gros, le sentiment du beau et le sentiment du sublime paraissent parfaitement simples53. C’est en se fondant sur ces apparences que des philosophes, même éminents, ont pensé qu’un sens particulier était nécessaire pour expliquer leur existence. Cette apparente simplicité est uniquement un exemple de ce mode d’association qui unit intimement plusieurs idées, qu’elles paraissent être non plus plusieurs idées, mais une seule. »

Un son, une couleur, un objet quelconque sont appelés beaux ou sublimes, selon les idées qu’ils éveillent en nous par association. Ainsi les sons qui s’associent avec des idées de puissance, de majesté, de profonde mélancolie sont en général sublimes : tels le mugissement d’une tempête, la chute d’une cataracte, le son de l’orgue. Des sons d’une autre nature produisent le sentiment du beau : une chute d’eau, le murmure d’un ruisseau, la clochette des troupeaux54.

Le blanc nous plaît parce qu’il rappelle le jour et la lumière ; le noir nous déplaît parce qu’il éveille l’idée de ténèbres. Ces associations varient d’ailleurs selon les pays, et n’ont rien d’absolu. En Chine, le blanc est la couleur du deuil, et conséquemment est loin d’être réputé beau. En Espagne, le noir plaît parce que c’est la couleur du vêtement des grands55.

Voici une remarque plus fine et bien plus solide que celles qui précèdent. C’est que ceux qui n’associent aucune idée agréable avec des sons ou des couleurs ne sentent pas le beau. « Les enfants attendent longtemps avant de montrer aucune sensibilité à la beauté des sons. Et le commun des hommes est de même totalement indifférent à un grand nombre de sons, que nous appelons Beaux. Pour le paysan, le couvre-feu marque simplement une heure de la soirée, les clochettes d’un troupeau sont signe qu’il y en a un dans le voisinage, le bruit d’une cascade est le signe d’une chute d’eau. Donnez-lui les associations que les imaginations cultivées joignent à ces sons, et il en sentira infailliblement la beauté56. »

III

Quand l’idée d’une action émanant de nous (cause) s’associe à l’idée d’un plaisir (effet), il se produit un état d’esprit particulier, caractérisé par la tendance à l’action et qu’on appelle proprement motif. Un motif c’est l’idée d’un plaisir qu’on peut atteindre ; un motif particulier c’est l’idée d’un plaisir particulier qu’on peut atteindre (Fragm. on Mac-Kintosh, note 49). Motif signifie donc pour l’auteur, but, fin, terme.

Non-seulement les plaisirs et les douleurs, mais aussi les causes de plaisir et de douleur, deviennent des motifs d’actions. Ces causes, en s’associant dans notre esprit avec les plaisirs et peines qu’elles produisent, deviennent d’abord agréables, ou désagréables en elles-mêmes ; ensuite, en s’associant avec ceux de nos actes qui peuvent les mettre à exécution, elles deviennent des motifs d’une très grande force. C’est ainsi que la richesse, le pouvoir, les dignités, nos semblables, les objets beaux et sublimes qui, comme nous l’avons vu, sont devenus par association des affections, deviennent aussi des motifs57.

« Nous pouvons expliquer maintenant les phénomènes classés sous les titres de sens moral, facultés ou affections morales. »

Quoique plusieurs des psychologues qui nous occupent aient une tendance marquée à esquisser en passant un traité sur les mœurs, nous serons très court sur ce point ; car si la psychologie touche à la morale, la psychologie n’est pas la morale.

« Les actions d’où nous tirons quelque avantage ont été classées sous ces titres : prudence, courage, justice, bienfaisance, lesquels constituent la vertu parfaite. » L’auteur s’efforce de montrer que si nous approuvons, soit en nous, soit dans les autres, ces diverses manières d’agir, cette approbation est fondée sur une association d’idées qui se termine à un plaisir. Ainsi, nous appelons prudence ce qui produit un bien ou évite un mal ; le courage est l’acte de braver le danger pour un bien prépondérant, etc.58. Se plaçant ensuite au point de vue des conséquences pratiques, il demande que l’éducation s’attache à produire des associations d’idées, telles qu’il en résulte une vertu parfaite, et que la sanction populaire attache toujours le blâme et la louange aux actes qui les méritent.

« Dans l’état présent de l’éducation, la louange et le blâme sont distribués par la plupart des hommes d’une manière erronée, précipitamment, en général avec excès dans les petites circonstances, avec peu de souci de les appliquer justement. Le blâme est souvent infligé là où la louange est due, la louange est prodiguée là où il faudrait infliger le blâme. Quand l’éducation sera bonne, on reconnaîtra qu’aucun point de moralité n’est plus important que la distribution de la louange et du blâme, et aucun acte ne sera considéré comme plus immoral que de les mal appliquer. »

Les motifs nous conduisent à la volonté.

L’étude sur la volonté, très suffisante à beaucoup d’égards, vaut surtout par les questions qu’elle entrevoit et la méthode qu’elle inaugure. A notre avis, quand on compare deux analyses de la volonté écrites dans un même esprit, mais à quelque trente ans de distance, celle de M. James Mill et celle de M. Bain ; quand on voit combien la dernière l’emporte en richesse de faits observés, en précision, en exactitude descriptive, on ne peut s’empêcher de concevoir une bonne opinion de la méthode expérimentale en psychologie, — d’une méthode qui, prenant la tache où les devanciers l’ont laissée, profite des résultats acquis, du progrès des années, des découvertes, en ajoute de nouveaux et accroît ainsi la science, au lieu de la recommencer toujours.

L’un des principaux mérites de l’auteur de l’Analysis, c’est d’avoir vu la nécessité d’étudier le développement du pouvoir volontaire59. Il a compris combien est fausse l’idée d’une volonté naissant pour ainsi dire armée de toutes pièces, dont le premier acte serait de commander impérieusement et d’être instantanément obéie. Il a essayé d’en montrer, quoique d’une manière bien imparfaite, les premiers essais et les premières conquêtes. On peut lui reprocher des erreurs dans le choix de ses exemples, une confusion entre les actes volontaires et des actes purement réflexes, qu’une physiologie plus avancée eût évitée ; mais ce qui est fondamental, c’est d’avoir aperçu la méthode.

L’auteur, sans être absolument muet sur la question du libre arbitre, l’effleure à peine : le mot n’y est pas même prononcé. Sans doute une « analyse des phénomènes de l’esprit humain » doit s’en tenir aux faits ; mais la liberté, qu’on la considère comme vraie ou comme illusoire, est une question de fait aussi, et il n’est guère possible de la reléguer dans le domaine de la métaphysique.

Un seul passage (ch. xxiv, p. 328) effleure la question. L’auteur nous dit qu’une fausse conception de l’idée de cause a fort obscurci la controverse, sur cet état de l’esprit que nous appelons volonté. On considérait invariablement et avec raison la volonté comme la cause de l’action ; malheureusement, on considérait aussi toujours comme faisant partie de l’idée de cette cause, un élément qui s’est trouvé être tout à fait imaginaire. Dans la séquence d’événements appelée cause et effet, on imaginait une troisième chose appelée force ou puissance, qui n’était pas la cause, mais en émanait. « Un récent philosophe60 a montré d’une manière incontestable que la cause et la puissance c’est tout un ; et par suite tout se réduit à rechercher quel est l’état de l’esprit qui précède immédiatement une action. »

Nous n’analyserons point ce chapitre sur la Volonté, notre but étant surtout de faire connaître des résultats nous les retrouverons avec plus d’ampleur dans M. Bain.

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