(1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre II. L’antinomie psychologique l’antinomie dans la vie intellectuelle » pp. 5-69
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(1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre II. L’antinomie psychologique l’antinomie dans la vie intellectuelle » pp. 5-69

Chapitre II.
L’antinomie psychologique l’antinomie dans la vie intellectuelle

Antinomies qui se posent dans la vie intellectuelle. — Origine et genèse de l’intelligence. — Antinomie de l’intuition et de la notion. — L’idée de vérité dans ses rapports avec la sociabilité. — Y a-t-il une vérité objective au nom de laquelle le groupe puisse demander à l’individu un acte de soumission intellectuelle ? — Impossibilité d’une orthodoxie. — L’intelligence est-elle un principe de sociabilité ? — L’individualisme intellectuel. — Deux formes de cet individualisme. — L’individualisme stirnérien. — Critique de cet individualisme. — L’individualisme aristocratique. — Critique de cet individualisme. — Comment l’individualisme aristocratique se convertit en pessimisme et en individualisme spectaculaire. — Résumé des antinomies intellectuelles.

La question qui se pose ici est celle des rapports de la vie spirituelle avec l’état de société. La vie spirituelle, considérée sous son triple aspect, intelligence, sentiment, volonté, est-elle réductible aux influences sociales ? Est-elle favorisée ou contrariée par elles et dans quelle mesure ?

Si la société fournit à l’activité psychologique un point d’appui et un aliment nécessaire, peut-on méconnaître d’autre part qu’elle contrarie en nous nombre de tendances, qu’elle limite ou dévie beaucoup d’aptitudes, qu’elle froisse beaucoup de sentiments et réprime beaucoup de désirs ?

Nous considérerons l’intelligence à trois points de vue :

1º Dans ses origines et dans sa genèse ;

2º Dans son objet (la vérité) ;

3º Dans sa fin ou son idéal.

À ces différents points de vue nous nous trouverons en présence de deux séries de doctrines. Les unes, sociologiques, regardent l’intelligence comme un produit social et assignent à la connaissance une fin et une valeur exclusivement ou essentiellement sociales. Elles subordonnent à tous égards l’intelligence à la sociabilité. Dans cette hypothèse, il ne peut être question, bien entendu, d’une antinomie entre l’esprit individuel et l’esprit social.

D’autres théories, individualistes, opposent l’individualité à la sociabilité dans l’ordre de la connaissance. De ce point de vue, on regardera l’intelligence comme originairement individualisée par la physiologie de l’individu ; on fera consister la vérité non dans le consentement unanime des intelligences, mais dans l’évidence d’une intuition individuelle ; on admettra la possibilité d’une certaine insociabilité intellectuelle en vertu de laquelle on se refusera à mettre la curiosité scientifique ou philosophique au service des fins sociales. La vérité scientifique ou philosophique n’est pas forcément un moyen en vue de la sociabilité (unité sociale, bonheur collectif, rationalisation collective de l’humanité ou d’une fraction importante de l’humanité). Pour l’adepte de l’individualisme intellectuel la vérité peut être un simple moyen de satisfaction logique ou esthétique, sans aucun rapport nécessaire avec les fins sociales. La spéculation peut être une sorte de sport de la pensée, une sorte de jeu supérieur ; elle peut revêtir des formes sociales ou antisociales : dilettantisme philosophique et scientifique ; attitude spectaculaire du contemplateur insoucieux et dédaigneux des intérêts sociaux.

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L’esprit individuel est-il réductible à l’esprit social ? Oui, répondent MM. Durkheim et Draghicesco.

Partisans résolus du monisme sociologique, ces penseurs atténuent le plus possible l’action des influences irréductibles à la socialité : physiologie, hérédité, race. Ils s’efforcent de tout réduire au déterminisme social.

Dans son désir de déprécier la physiologie au profit de la socialité, M. Durkheim s’attache à montrer l’indépendance relative des phénomènes de la pensée à l’égard des conditions cérébrales1. M. Draghicesco adopte une attitude analogue. Il rejette l’épiphénoménisme physiologique de Maudsley et de M. Ribot et s’il ne va pas jusqu’au spiritualisme, il accepte du moins une sorte de transposition du spiritualisme kantien, en attribuant à la socialité l’avènement des formes supérieures de l’intellectualité humaine pour lesquelles Kant réclamait un substratum spirituel. La socialité est pour lui le principe de spiritualisation par excellence ; c’est elle qui fait sortir notre pensée des limbes de la matière.

Selon M. Draghicesco, en effet, le cerveau, organe de luxe par rapport au milieu physique, apparaît comme un organe de première nécessité par rapport au milieu social2. De là à dire qu’il a été suscité, et créé par ce milieu lui-même et par la nécessité de s’y adapter, il n’y a qu’un pas. La cérébralité, chez les animaux supérieurs et chez l’homme, est un produit du milieu social. Le milieu et le besoin de s’y adapter ont transformé et comme créé l’organe. « La conscience, conclut M. Draghicesco, est un phénomène social et on peut lui donner comme base la réalité expérimentale de la société ; on peut la concevoir comme un phénomène social incarné, qui a dû s’inscrire dans l’organisme, se traduire en langage psychologique3. » Ce n’est pas la socialité qui est un effet de la cérébralité humaine ; c’est la cérébralité humaine qui est un effet de la vie sociale. À la théorie de la conscience épiphénomène de la physiologie, M. Draghicesco substitue la théorie de la conscience épiphénomène de la vie sociale.

La cause de la différence entre les animaux et l’homme n’est nullement la supériorité physiologique de ce dernier. « Par nature, l’organisme humain devait être aussi rigide que celui des, animaux4. » La condition nouvelle, supplémentaire, qui a contribué à le rendre souple, impressionnable, c’est-à-dire conscient, n’est autre que la vie sociale. « La condition essentielle qui établit la différence entre l’homme et les animaux vient de ce que l’homme vit et se développe dans des sociétés grandissantes, énormes, tandis que l’animal est la plupart du temps isolé, ou bien vit en bandes, de tout temps stationnaires et très restreintes. Pour l’homme, dans le cours de l’histoire et grâce au processus d’intégration sociale, il se forme, à côté et au-dessus du milieu physique, un nouveau milieu dont l’importance dépasse infiniment celle du milieu cosmique. Apparu dans ce milieu, l’homme tel que l’adaptation au milieu cosmique et l’évolution purement physiologique l’ont modelé, doit s’adapter à ce nouveau milieu5… » Graduellement, grâce à cette nouvelle adaptation historico-sociale, la rigidité organique primitive a cédé la place à une plasticité croissante. Ainsi, voilà la différence cérébrale entre l’homme et l’animal ramenée à une différence de milieu social.

Comme la physiologie dont elle n’est qu’un aspect, l’hérédité apparaît comme un facteur extrasocial qui gêne le sociologisme exclusif de M. Draghicesco. C’est contre elle que vont être maintenant dirigées ses attaques. — Si M. Draghicesco ne va pas jusqu’à admettre la théorie absolue de Weismann sur la non-transmissibilité des variations individuelles acquises, il admet une théorie mitoyenne qui peut se formuler ainsi : « L’hérédité des caractères acquis est sûre et incontestable lorsque les conditions externes qui les ont provoqués sont permanentes et simples ; elle est impossible lorsque ces mêmes conditions sont mobiles et complexes6. » La conséquence de cette loi au point de vue de l’individualité humaine soumise aux influences de la vie sociale est que, comme la mobilité et la complexité du milieu est en raison directe de l’intégration sociale, le développement social a pour résultat nécessaire le regrès de l’hérédité des caractères acquis. « Il est évident que la complication et la mobilité sociales ont pour résultat immédiat de contrecarrer la loi de l’hérédité, et de rendre impossible l’hérédité des caractères acquis. On comprend maintenant pourquoi la question ne comporte et ne comportera pas, encore longtemps, de solution… Le processus de l’intégration sociale est loin d’avoir touché à sa fin. S’il était fini, la discussion n’aurait pas lieu ; car la complexité et l’instabilité sociales, poussées à la limite, auraient à jamais rendu impossible l’hérédité des caractères acquis et par cela même auraient confirmé la théorie de Weismann. Cette dernière n’en reste pas moins virtuellement vraie, malgré le démenti que lui donne le présent… Le regrès de l’hérédité des caractères acquis est un fait nécessaire ; il est même déjà constatable. L’homme commence à devenir de plus en plus une table rase ; il ne transmet à ses descendants qu’un germe indifférencié des aptitudes élémentaires, et les qualités d’une génération tombent à zéro dans la génération suivante… Par suite l’homme civilisé est de plus en plus plastique, indéterminé, malléable, souple, de moins en moins différencié et individualisé, résistant. Non seulement de nouvelles associations organiques, des aptitudes nouvelles organiques, de nouveaux instincts ne peuvent plus se former, mais encore presque toutes les aptitudes et tous les instincts que présente l’homme antérieur à la civilisation sont dissous. Les propriétés organiques se désorganisent sous le choc des réactions sociales de toutes sortes : pénalités politiques, juridiques, plus ou moins violentes, pénalités pédagogiques ou morales. La moralité, dit Guyau, est l’affranchissement des instincts animaux et de toute passion… Mais en même temps que se dissolvent les tendances et les instincts contrariés, c’est-à-dire à mesure que ces associations d’aptitudes organiques innées cèdent aux changements extérieurs, se désorganisent et que l’homme devient plastique, la réflexion fait son apparition ; la conscience, la raison se font jour pour prendre la place vacante laissée par les instincts et les aptitudes innées. La souplesse et l’indétermination physiologiques ont pour cortège la conscience de soi et la réflexion. Instinct et raison sont deux phénomènes incompatibles… et comme la dissolution des instincts est l’effet du processus social, la conscience réfléchie est due à la même cause. Nous pouvons dire, désormais, que la conscience réfléchie est un aspect du processus social ou bien qu’elle est l’expression d’un genre de déterminisme nouveau, le déterminisme social7. » Ainsi, par le processus social s’évanouit toute différence, toute inégalité et toute diversité originelles entre les individus. Ceux-ci ne seront bientôt plus que ces grains de sable dont parle Nietzsche, également ronds, lisses et polis, identiques, indiscernables et interchangeables.

Telles sont les conclusions de M. Draghicesco. Toutes les notions qui supposent un déterminisme antisocial ou extrasocial, la physiologie, l’hérédité, la race, s’évanouissent, absorbées dans ce facteur unique : la socialité.

La théorie de M. Draghicesco est intéressante en ce qu’elle représente le sociologisme poussé à l’extrême, le monisme social absolu. Elle est intéressante encore par la tendance qu’elle révèle. Le but de l’attitude de M. Draghicesco est visible Ce philosophe est un partisan décidé de l’éducationnisme. Éducation, hérédité, ces deux termes lui apparaissent comme antinomiques ; il veut supprimer le second au profit du premier. Son scepticisme à l’endroit de l’hérédité correspond à un acte de foi fanatique dans la vertu de l’éducation.

Il y a une part de vérité dans cette théorie. Mais il y a aussi une grande part d’exagération. La part de vérité d’abord. Il faut reconnaître que l’individu isolé n’existe pas et que les influences sociales interviennent incessamment dans la formation et l’évolution des consciences individuelles.

D’un autre côté, il y a dans la thèse de M. Draghicesco une part d’exagération qui consiste à faire de la conscience individuelle un simple reflet des influences sociales et à éliminer de l’être humain tout ce qui n’est pas la socialité.

Nous croyons qu’il convient de réhabiliter contre les partisans du sociologisme absolu la physiologie, l’hérédité et la race.

Voyons d’abord ce qu’il faut penser de la physiologie, en particulier du cerveau. Ce qu’il y a d’étrange dans la conception de M. Draghicesco, c’est que le cerveau y est à la fois la condition et l’effet de la vie sociale. Comme son organe, il la conditionne et pourtant, d’après M. Draghicesco, il lui doit son existence ; il est suscité et créé par la socialité. Double rapport difficilement intelligible et quelque peu contradictoire.

Le cerveau n’est rien de plus, d’après M. Draghicesco, qu’une simple forme réceptive, un lieu de passage et de concentration des influences émanées du milieu social. La supériorité de la cérébralité humaine sur la cérébralité animale tient uniquement au volume plus considérable, à la plus grande complication, à la plus grande mobilité, à la différenciation et de l’intégration croissantes des sociétés humaines. C’est oublier que le cerveau humain n’est pas soumis uniquement aux influences sociales.

Il faut distinguer, de l’aveu de M. Draghicesco, trois sortes de milieux pour l’homme : l’organisme, le monde extérieur, la société. En admettant, comme le prétend ce philosophe, que « l’organisme est un milieu qui peut s’exprimer en fonction des deux autres8 », il reste en présence ces deux autres milieux : le milieu physique et le milieu social. Le cerveau concentre et synthétise les actions de ces deux milieux différents et irréductibles. C’est donc qu’il n’est pas le produit exclusif du milieu social. Il faut donc lui attribuer une certaine spontanéité propre en vertu de laquelle il combine les impressions de nature hétérogène9 qui lui viennent de ces deux milieux, les coordonne, les unifie et les systématise.

Il est peu vraisemblable que la supériorité intellectuelle de l’homme tienne uniquement aux conditions sociales dans lesquelles a évolué l’espèce humaine. Il y a des espèces animales qui ont une vie et une organisation sociales très perfectionnées, avec une division du travail très avancée, par exemple les abeilles et les fourmis. Nous ne voyons pas que ces espèces manifestent une intelligence supérieure à celle d’autres espèces animales où l’individu vit solitaire ou réduit au groupement familial ou à un groupement social très faiblement organisé. Au contraire, ces êtres, si merveilleux par leur instinct, n’ont aucune intelligence individuelle, ne sont susceptibles d’aucune innovation, d’aucune improvisation personnelle. Si les vues de M. Draghicesco sur le développement futur de la société sont exactes, c’est à l’annihilation de toute intelligence différenciée et individualisée que marcherait l’humanité. Il ne resterait plus à la fin qu’une sorte de raison collective, anonyme, impersonnelle, se réfléchissant d’une façon uniforme dans les consciences individuelles, c’est-à-dire quelque chose d’analogue à ce qu’est l’instinct chez les espèces qui n’ont qu’une existence sociale. L’idéal de l’humanité serait la fourmilière.

Il est vrai que les sociétés humaines sont plus amples, plus mobiles, plus différenciées que les sociétés animales, ce qui, d’après M. Draghicesco, explique l’apparition de l’intelligence individualisée. Mais il s’agit de savoir où est ici la cause et où est l’effet. Or M. Draghicesco nous semble prendre l’effet pour la cause quand il affirme que la complexité des intelligences individuelles provient de la complexité croissante de l’évolution sociale. C’est le contraire qui semble vrai. La raison de la complexité et de la différenciation croissantes de la société est dans les inventions de plus en plus multipliées parmi nous. Mais l’invention est un fait biologique et psychologique avant d’être un fait social ; elle est l’œuvre d’un cerveau déterminé et non d’une vague socialité.

Le fond de l’explication sociologique est le prétendu parallélisme qu’on veut établir entre l’évolution sociale d’une part et d’autre part le degré de perfectionnement et d’affinement des intelligences. Mais il n’y a pas de commune mesure entre ces deux choses. Les formes et les nuances des intelligences individuelles sont trop délicates et trop subtiles pour pouvoir être expliquées par ce grossier parallélisme. M. Draghicesco se contente d’une psychologie par trop simplifiée. Il ne veut voir que les aspects généraux et les lois abstraites de la vie psychologique ; il veut ignorer les profondeurs et les intimités du moi telles qu’elles se révèlent dans les consciences très individualisées, telles que celles des grands méditateurs, des grands poètes, des grands artistes, un Pascal, un Vigny, un Amiel. Ces consciences subissent bien des influences sociales divergentes ou contradictoires ; elles sont tiraillées en sens divers et divisées par elles ; mais chacune de ces intelligences a sa façon personnelle de solutionner les conflits d’idées ; chacune a sa logique particulière qui dépend étroitement de la sensibilité à laquelle elle est liée.

Le triomphe de cette psychologie abstraite est la conception de cette raison impersonnelle, idéal et point d’aboutissement d’une humanité parfaitement socialisée. Conception purement négative, car cette raison ne se définit que par la suppression de toute particularité mentale individuelle. — Mais la raison existe-t-elle jamais à l’état pur ? Ne s’individualise-t-elle pas en chacun de nous ? Ne pose-t-elle pas à chacun des problèmes particuliers ? Ne suggère-t-elle pas à chacun une vision particulière du monde ? Avec les idées sociales discordantes chaque esprit ne se compose-t-il pas une unité mentale originale qui diffère de celle du voisin ? — Le microcosme psychologique ne peut s’expliquer par le microcosme social infiniment grossier et surtout inharmonique et incohérent. L’intelligence est seule capable de concevoir l’unité ; seule elle est capable de l’introduire dans le monde social. Ce besoin d’unité propre à l’intelligence s’explique bien plutôt par cet appareil nerveux perfectionné et centralisé qu’est le cerveau humain que par les actions des harmoniques des différents milieux sociaux qui enchevêtrent leurs influences autour de l’individu. — Dira-t-on que l’école physiologique n’invoque que des correspondances psychobiologiques et que des correspondances ne sont pas des explications ? Mais le procédé qui consiste à invoquer des correspondances est légitime et scientifique sauf quand on en use d’une manière aussi arbitraire que M. Draghicesco. Ce sociologue n’invoque-t-il pas à l’appui de sa thèse les correspondances les plus fantaisistes ? On peut citer comme exemple la transposition sociologique des catégories de Kant devenant chez M. Draghicesco l’expression mentale des quatre principales formes d’association : la famille, l’école, l’usine et la caserne ! — Mais le caractère aventureux de pareilles correspondances ne doit pas nous faire condamner en général le procédé qui consiste à noter des corrélations régulières entre phénomènes d’ordre différent, comme celles qui sont constatables entre certains états du cerveau et certains états de pensée.

Les vues de M. Draghicesco sur le regrès de l’hérédité ne sont pas moins contestables. Après avoir accordé que l’hérédité agit dans les sociétés simples, ce sociologue affirme que son rôle devient nul dans les sociétés plus complexes.

Mais de ce que l’hérédité devient plus difficile à déterminer dans les sociétés complexes, à cause de la richesse accrue des mentalités individuelles, il ne s’ensuit nullement qu’elle n’existe pas. Elle est seulement plus difficile à mesurer et à prévoir. Où d’ailleurs fixer la limite entre les sociétés où l’hérédité agit et celles où elle n’agit plus ? De quel droit nier son action ici après l’avoir admise là ? Beaucoup de physiologistes ne croient pas à l’influence diminuée de l’hérédité. « Il faut, dit M. Le Dantec, tenir grand compte des influences héréditaires individuelles livrées aux hasards inextricables de l’amphimixie ou mélange des deux éléments sexuels10. »

M. Draghicesco adopte à l’égard de la race une attitude analogue à celle qu’il a prise vis-à-vis de l’hérédité. Il combat en elle un principe possible de différenciation individuelle, principe restrictif ou limitatif de l’éducationnisme et de l’humanisme niveleurs. Assurément ce n’est qu’en un sens très général que la race peut être regardée comme un principe de différenciation. Et même à certains égards elle peut être regardée comme un principe d’unification. Dans une certaine période de la vie de l’humanité, quand il y avait des races nettement délimitées, la race était une marque commune de vastes groupements d’hommes. Cela est si vrai que M. de Gobineau regarde la race comme le seul fondement possible d’une unité intellectuelle et morale véritable. Il croit que tous les essais d’unification fondés sur l’action de l’esprit, sur l’influence des religions et des morales sont insuffisants, superficiels et sans avenir. Seule, d’après lui, la race unifie les intelligences.

Mais pour M. Draghicesco qui est un niveleur farouche, l’idée de race est encore un élément regrettable de différenciation. Pour M. Draghicesco, l’unité ethnique, l’unité nationale est encore une trop grande concession à la diversité ; il faut s’en tenir à l’unité humaine, à la fusion non seulement des individus au sein d’une même race ou d’une même nation, mais de tous les peuples au sein d’une même humanité socialisée sinon dans le passé, sinon même dans le présent, du moins dans l’avenir, grâce aux progrès de l’éducation et de la morale.

M. Draghicesco a-t-il raison ou bien l’idée de race répond-elle à une réalité ? Constitue-t-elle un principe réel de différenciation et jusqu’à quel point ?

Nous ne voulons pas défendre l’idée de race en histoire au moment où presque tous les historiens l’ont abandonnée et ont jugé son influence inappréciable sur les institutions politiques11.

Mais de ce que les historiens ont démontré qu’il est vain d’essayer de déterminer l’action de la race sur les institutions politiques et qu’on ne doit plus en histoire parler de races, il ne faut pas conclure que physiologiquement les races n’ont jamais existé. Il ne faut pas davantage en conclure que les races, au temps où elles étaient pures et séparées, n’ont pas eu d’influence sur la mentalité des peuples.

Dans les races existant aujourd’hui, les races jaunes, les races noires et les races blanches, il est évident que les différences physiques de ces races sont accompagnées de différences intellectuelles. Ces différences ont été admirablement étudiées par de Gobineau dans son livre sur l’Inégalité des races humaines 12.

Aujourd’hui, l’idée de race, sauf lorsqu’il s’agit d’établir des distinctions entre les trois grandes races, ne peut servir à étayer aucune théorie ethnique avant une valeur scientifique. Les races sont trop mélangées pour qu’au sein des peuples blancs on puisse déterminer avec précision les qualités intellectuelles qui correspondaient autrefois aux races bien tranchées. Il n’en reste pas moins que l’action de la physiologie sur les intelligences est tout aussi considérable qu’autrefois. Aujourd’hui que les races sont mélangées, l’influence de la race se confond avec celle de l’hérédité. Chacun des générateurs, résumant en lui une infinité d’influences ethniques indéterminables lègue à son produit un nombre infini de dispositions singulières. Sous l’influence des métissages, les différences physiologiques se sont multipliées à l’infini et ont produit des différences intellectuelles natives que M. Draghicesco juge à tort négligeables. Il croit, au nom d’une réfutation vague de l’idée de race, avoir le droit d’oublier les travaux des physiologistes modernes sur les différences intellectuelles produites par l’hérédité. Il les reconnaît sans doute pour le passé, mais il les nie pour l’avenir. Conclusion arbitraire : car il suffit d’admettre que les races furent autrefois un élément de différenciation mesurable pour être obligé d’accorder qu’aujourd’hui elles restent encore un élément de différenciation, difficile à déterminer, il est vrai, et à mesurer dans le détail. Beaucoup de différences dues à l’hérédité ont leur origine dans des différences de races. C’en est assez pour qu’on soit fondé à voir dans la race combinée avec l’hérédité un principe important de différenciation mentale13.

Bien qu’il ait négligé de parti pris toutes les raisons de différenciation ethnique et physiologique susceptibles d’agir comme causes de différenciation intellectuelle, M. Draghicesco prétend ne supprimer nullement le rôle de l’individu, mais au contraire lui faire une large part. D’après lui, en effet, l’individu est l’agent nécessaire du progrès social, l’incarnation vivante et active du déterminisme social. « L’exemple des hommes politiques, dit-il, prouve jusqu’à l’évidence que l’individu pèse pour quelque chose dans la détermination sociale et qu’il n’est pas l’instrument aveugle, l’esclave de la société qui le dépasserait toujours de beaucoup. Objecte-t-on que le pouvoir de ces individus sur la société est au fond presque illusoire, parce que leur situation spéciale fait qu’ils se confondent en quelque sorte avec la société elle-même, parce que c’est la société et non pas leurs propres pouvoirs qui donne à leurs projets toute l’efficacité indispensable ; nous devons reconnaître la justesse de cette remarque, mais constater aussi que l’individu a bien la possibilité de se confondre avec la société, au point que sa volonté et la nécessité sociale ne fassent qu’un. Ce fait indéniable prouve bien non seulement qu’il n’y a aucune antinomie profonde entre l’individu et la société, mais que leur séparation ne peut être conçue14. » — Qui ne voit que cette solution de l’antinomie est un pur trompe-l’œil et qu’elle aboutit simplement à nier l’individu et à l’absorber dans le déterminisme social ? Cela revient à dire que l’individu n’a pas le pouvoir de penser par lui-même ; qu’il ne pense que par la société, c’est-à-dire, en définitive, qu’il est d’autant plus lui-même qu’il est plus les autres. « Comme cette indétermination des individus, remarque M. Draghicesco, découle du développement du processus social, il s’ensuit que plus est avancé le processus de l’intégration sociale, plus aussi l’individu prend place au centre du déterminisme social ; plus il s’identifie avec la société ; plus il acquiert une sorte de toute-puissance sur elle15. »

La théorie de M. Draghicesco sur le rôle de l’individu se résume dans ce singulier raisonnement : l’individu est quelque chose, puisque sans lui le déterminisme social ne se réalise pas ; et d’autre part il n’est rien, puisqu’il n’accomplit une œuvre quelconque qu’à la condition de s’identifier avec la pensée sociale. — Nous répondrons que s’il y a des individus dont l’intelligence n’est en effet qu’un reflet de la mentalité sociale, il y en a aussi d’autres chez qui la formation physiologique est assez ferme pour que l’originalité de pensée qui en résulte résiste à la pression sociale et à la loi qui veut que le nombre prime la qualité. — La seule originalité que M. Draghicesco reconnaisse à l’individu, c’est l’originalité de l’unification et de l’obéissance. Ceci revient à dire : plus on ressemble aux autres, plus on s’en distingue. C’est un jeu de mots puéril et contradictoire sur le mot originalité.

Naturellement. M. Draghicesco, partisan de la loi du nombre, prend ses exemples dans la catégorie d’hommes qui réalisent le mieux son idéal du grand homme : les politiciens démocrates, et il arrive à cette énormité qui consiste à faire du vote populaire la mesure de la supériorité d’un homme et le signe d’élection du génie. « Quant à la source du pouvoir que le grand homme exerce sur ses admirateurs, elle est assez manifeste, puisqu’il est méthodiquement acquis dans les cas les plus simples. Le pouvoir que le député influent ou le ministre exercent sur leurs admirateurs, ils le détiennent au moyen d’un mécanisme bien connu de ces mêmes admirateurs. C’est, en effet, le vote des citoyens qui a investi le député et le ministre de leur puissance et par suite de leur prestige. Il n’y a pas jusqu’au degré du pouvoir qui ne provienne du même mécanisme ; car le nombre des votes réunis, directement ou indirectement, mesure les limites du pouvoir dont disposeront les personnages respectifs et par suite l’étendue même de leur prestige, la profondeur de leur génie16. » Ainsi non seulement le nombre est la source du génie ; mais il en est la mesure. Renan n’a pas de meilleur juge qu’un cantonnier de village. Conséquence rigoureusement logique des prémisses de M. Draghicesco. Puisque l’esprit supérieur s’identifie à l’esprit vulgaire, il est supérieur précisément dans la mesure où il s’assimile davantage à l’esprit de la masse. M. Draghicesco a parfaitement raison de faire du cantonnier le juge de Renan. Et la beauté de ce raisonnement consiste en ce que, le principe de M. Draghicesco admis, le lecteur ne peut plus affirmer qu’il y a une différence réelle entre le cantonnier et Renan.

Nous arrivons à la conclusion de cette discussion. Les raisons qui nous ont conduit à accorder à l’individu une certaine réalité physiologique et psychologique indépendante de la socialité entraînent comme conséquence la possibilité théorique d’une antinomie entre l’individu et la société. L’antinomie résulte de ce fait que l’individu n’étant pas un simple produit social, mais impliquant d’autres éléments (physiologie, hérédité, race) capables d’influer sur son intelligence, on conçoit qu’il puisse se produire une désharmonie plus ou moins profonde entre la pensée individuelle et la pensée du groupe. Cette désharmonie sera d’autant plus accentuée, qu’on aura affaire à des esprits mieux différenciés et plus individualisés.

M. Draghicesco ne nie pas positivement l’existence d’une antinomie entre l’individu et la société : mais, selon lui, ces antinomies ne sont que provisoires. Elles tiennent à une adaptation incomplète, à une évolution inachevée de l’intelligence individuelle. Plus tard, quand l’évolution sera achevée, l’intelligence individuelle se sera résorbée intégralement dans l’esprit social. Par le fonctionnement bienfaisant de la loi d’adaptation et d’intégration sociales, l’individualité sera complètement abolie et l’antinomie résolue. Ce sera le règne de l’homo sapiens, de l’homme rationalisé, impersonnel. Toute originalité de pensée sera atténuée ou supprimée.

Pour nous l’antinomie est irréductible ; les deux termes : socialité et originalité s’excluent et M. Draghicesco semble lui-même donner raison à cette opinion en supprimant, au terme de l’évolution, la pensée individuelle au profit de la pensée sociale.

L’antinomie se solutionne par l’anéantissement d’un des deux termes antagonistes.

En résumé et en conclusion, la thèse qui consiste à faire de l’intelligence un produit des influences sociales et pédagogiques nous paraît très exagérée. Dire avec M. Draghicesco que la perception est d’origine sociale, c’est oublier la supériorité bien connue des sens du sauvage sur ceux de l’homme civilisé. — Autre chose est dire — ce qui est raisonnable — qu’on peut jusqu’à un certain point éduquer les sens de l’enfant ; autre chose est aller jusqu’à attribuer notre faculté perceptive et presque nos organes sensoriels eux-mêmes à un dressage social poursuivi pendant des siècles.

Dire encore avec M. Draghicesco que l’école crée la faculté d’attention, c’est méconnaître ce simple fait d’observation courante chez ceux qui ont la pratique de renseignement : l’énorme différence dans la puissance d’attention qu’on peut remarquer chez les enfants, différence qui a sans aucun doute sa racine dans l’organisation native, nerveuse et même musculaire de l’enfant. L’énergie de son attention spontanée dépend moins assurément des suggestions scolaires et de la parole du maître, si éloquente et si persuasive soit-elle, que des goûts de l’enfant qui font qu’il s’intéresse à ceci ou à cela.

La tendance à regarder toutes les facultés intellectuelles comme apprises, comme acquises, comme suggérées par l’éducation relève toujours de la même erreur qui consiste à vouloir tout expliquer par la socialité et à ne faire aucune part aux différenciations congénitales de l’individu. L’intelligence tout entière se ramènerait à l’éducation et au langage. Certes personne ne songe à contester l’importance du langage dans l’évolution de l’intelligence comme instrument d’élucidation des idées. Mais l’éducation et le langage ne sont pas tout. Il y a dans la constitution native de l’individu quelque chose qui limite l’action de l’éducation et qui individualise en chacun la pensée sociale exprimée dans le langage.

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Considérons en effet non plus la genèse de l’intelligence, mais les modes suivant lesquels elle s’exerce. Nous allons retrouver une autre antinomie entre l’individualité et la socialité.

Les deux modes selon lesquels l’intelligence s’exerce sont l’intuition et la notion. On les a opposées parfois l’une à l’autre comme deux termes antithétiques : l’une représentant la pensée individuelle ; l’autre représentant la pensée sociale. Jusqu’à quel point cette opposition est-elle fondée ?

La réponse à cette question dépend de la manière dont on entend l’intuition. L’entend-on comme l’entend M. Bergson ? On ne peut alors interpréter l’opposition de l’intuition à la notion comme une opposition de la pensée individuelle à la pensée sociale capable de justifier une théorie d’égotisme et d’insociabilité intellectuelle.

Sans doute M. Bergson oppose bien en un certain sens le moi individuel au moi social. Il suppose par-delà notre moi empirique et engagé dans la vie sociale un moi pur, extraspatial et extrasocial, réédition plus subtile du moi transcendant de Kant et de Fichte. — Le fondement métaphysique de la vie sociale, d’après M. Bergson, c’est la démarche illusoire autant qu’inévitable par laquelle la conscience pure s’est déroulée dans l’espace. Mais par-delà cette conscience spatiale et sociale, il y a en nous le moi pur, soustrait à l’espace et aux relations sociales qui se développent dans l’espace. Et c’est ce moi profond, mystérieux ; c’est cette partie inaccessible et voilée de nous-mêmes qui constitue notre être véritable. C’est là que se passe le drame silencieux et insaisissable, intraduisible, en mots, de notre existence. — Il semblerait donc résulter de cette hypothèse que toute la vie sociale restât en dehors de notre existence vraie et qu’elle dût être pour nous sans intérêt véritable comme elle est sans réalité essentielle.

N’exagérons pas toutefois le caractère asocial de l’intuition bergsonienne et n’attribuons pas surtout à cette philosophie un caractère antisocial qu’elle n’a pas. Ce serait se méprendre que d’interpréter l’opposition bergsonienne des deux moi dans un sens égoïste ou individualiste et d’en faire le principe d’une sorte de solipsisme intellectuel.

Transcendantalisme n’est pas individualisme ; tant s’en faut. — Individualiste, à la rigueur, comment M. Bergson pourrait-il l’être ? Ne soustrait-il pas précisément son moi pur au principe d’individuation (espace) ? N’abolit-il pas en conséquence, dans cette partie profonde de nous-mêmes le sentiment de l’individualité ? — En ce sens l’intuition de M. Bergson ne peut nous conduire à opposer le moi, égoïste à autrui, l’individu à la société. Bien plus, le transcendantalisme de M. Bergson, comme celui d’Emerson ou celui de M. Maeterlinck, aboutirait assez logiquement à la conception d’une société idéale des âmes unies spirituellement dans un mode d’existence supérieur où les barrières de l’individualité seraient tombées, à la conception d’une communion transcendantale des moi, dans l’acte religieux ou dans l’acte esthétique.

Un pas de plus et les adeptes de cette philosophie inviteraient peut-être l’individu empirique à voir dans la société de ses semblables un symbole imparfait, une approximation lointaine de cette société idéale et ils nous exhorteraient à sacrifier notre égoïsme sinon à la société réelle, du moins à la société humaine idéale. Quoi qu’il en soit, la conception transcendantaliste de l’intuition ne permet pas d’opposer le moi à autrui, la pensée individuelle à la pensée sociale. Elle n’autorise pas une attitude d’insociabilité intellectuelle.

Mais on peut entendre autrement l’intuition. On peut s’en faire une conception empirique, telle que celle qu’expose Schopenhauer dans son chapitre sur les Rapports de l’intuitif et de l’abstrait et dans son chapitre sur le Ridicule 17, ou telle que la formule M. Ribot quand il oppose l’expérience affective directement sentie à la connaissance abstraite et conceptuelle. Ici l’intuition n’est rien autre chose que l’expérience personnelle, immédiatement sentie, en tant qu’elle s’oppose à la notion inculquée. Cette intuition empirique n’exclut pas, comme l’autre, le principe d’individuation, mais le suppose au contraire ; car elle est la vision concrète, sentie et vécue, du monde social empiriquement donné, avec ses conflits de toute espèce entre des êtres animés d’intérêts opposés et de passions hostiles. Cette intuition, d’autre part, ne mutile plus notre moi individuel comme le faisait l’intuition bergsonienne qui rejetait hors de la vie spirituelle véritable non seulement la vie sociale proprement dite, mais aussi la vie des sens et de l’imagination ; elle nous fait appréhender directement notre moi égoïste et passionné et le pose dans toute l’ardeur de son vouloir-vivre individuel en face des autres moi.

Cette dernière intuition est à nos yeux la seule intéressante, parce qu’elle est la seule que nous expérimentions véritablement en nous. L’intuition n’a de sens pour nous qu’à la condition de s’alimenter à la source de la vie, dans notre sensibilité personnelle, dans notre personnelle manière de sentir et de réagir, dans nos passions, nos joies et nos douleurs, dans toute notre nature sensible, spontanée et primesautière. À partir de l’instant où l’intuition s’éloigne de cette source personnelle pour se hausser et se guinder vers l’idée pure ou l’acte pur ou quelque autre révélation transcendantale, elle se perd, qu’on le veuille ou non, dans l’abstraction et le verbalisme. Elle sert simplement à échafauder de vains édifices dialectiques. Il faut remarquer que l’intuition transcendantaliste n’a rien à voir avec les conditions de l’œuvre d’art et du plaisir que nous cause celle-ci. Quand on parle d’un écrivain intuitif, cette expression ne signifie pas que cet écrivain nous fait pénétrer dans je ne sais quelle région où le principe d’individuation ainsi que les autres conditions de la connaissance empirique seraient supprimés ; mais simplement qu’il sait voir dans le monde donné des choses que les autres ne sont pas capables d’y voir ; cela signifie qu’il a une façon à lui, personnelle et géniale, de percevoir et de rendre le monde. Si des écrivains transcendantalistes et mystiques tels qu’Emerson ou M. Maeterlinck nous attirent si puissamment, ce n’est pas que nous leur demandions d’être pour nous des révélateurs de l’absolu, des introducteurs dans l’au-delà métaphysique, c’est que nous voyons en eux des hommes dont le regard pénètre plus avant que le nôtre dans les réalités au milieu desquelles nous vivons, des hommes pourvus d’un don exceptionnel de divination psychologique et sociale.

Expression directe d’une physiologie individuelle, marquée d’un sceau authentique d’unicité et de véracité, l’intuition heurte de front les notions communes et en dévoile à nos yeux la vanité. Par là elle est la source de l’ironie qui nous fait tourner en dérision soit nos semblables, soit nous-mêmes, eu tant que vivant en société et nourris des idées sociales conventionnelles. L’ironie enveloppe un plaisir spécial : celui que nous goûtons à voir la pensée sociale prise en défaut par l’intuition individuelle. L’ironie est comme une revanche de notre expérience personnelle sur les mensonges éducatifs ; sur ce que Carlyle appelle les ouï-dire. Nous jouissons intellectuellement de cette revanche, quand bien même elle nous coûterait quelque désagrément personnel. Le triomphe de l’intuition sur la notion, c’est en définitive le triomphe de ce qu’il y a d’individuel et d’intime en nous sur ce qu’il y a de social et de conventionnel. Dans l’ironie, le moi individuel et le moi social se dédoublent et le premier se moque du second18

En résumé, le conflit de l’intuition et de la notion est au fond le conflit du « sens propre » et du sens commun ; de l’esprit individuel et de l’esprit social. Ce conflit éclate fatalement un jour ou l’autre dans l’esprit de tout homme qui sait voir la vie par lui-même. Chez beaucoup, il est vrai, la faculté intuitive reste silencieuse, étouffée qu’elle est par les notions toutes faites mises en nous presque à notre insu par la société. Celles-ci vont se consolidant en nous, à mesure que le besoin de sentir et de penser par soi-même s’affaiblit, faute de s’exercer. Chez plus d’un, la pensée sociale s’installe de bonne heure en maîtresse absolue ; elle dit à l’intuition comme Tartufe à Orgon :

La maison est à moi ; c’est à vous d’en sortir.

L’intuition est, en un sens, un principe d’individualisme et comme de solipsisme intellectuel. Car elle est unique, incommunicable ou très incomplètement communicable19. Deux hommes n’ont jamais exactement la même intuition du même spectacle ni du même événement. Deux hommes ne la rendent jamais exactement non plus de la même façon. Du point de vue de l’intuition, je ne dois pas parler de la vérité ; je dois dire, avec Stirner : « Ma vérité. »

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Mais, dira-t-on, n’y a-t-il pas une vérité objective au nom de laquelle un groupe peut s’arroger le droit de discipliner intellectuellement l’individu et d’exiger de lui une pleine et entière soumission d’esprit ?

Nombre de philosophes ont admis l’existence d’une semblable vérité. C’est pourquoi, avant d’aller plus loin, nous devons examiner leurs prétentions.

On peut distinguer deux définitions de la vérité : l’une dans laquelle on définit la vérité en termes purement intellectuels (parfaite clarté et distinction des idées, accord de la pensée avec les choses, accord de nos jugements entre eux). C’est la définition intellectualiste ou rationaliste. L’autre, dans laquelle on définit la vérité en fonction de son utilité humaine, de son efficacité pratique. C’est la définition pragmatiste. Mais, qu’on la définisse en termes intellectualistes ou en termes pragmatistes, l’idée de vérité semble capable d’assumer un rôle social : celui d’un principe unificateur des intelligences, d’un principe de discipline intellectuelle et de cohésion sociale. L’idée de vérité a été de tout temps la citadelle des dogmatismes sociaux, la pierre angulaire des orthodoxies religieuses, philosophiques, scientifiques et morales.

Comme il y a deux façons de définir la vérité, la façon intellectualiste et la façon pragmatiste, plaçons-nous successivement à ces deux points de vue pour examiner les prétentions de l’idée de vérité à exercer une hégémonie sociale.

On peut distinguer deux formes d’intellectualisme ou de rationalisme : le rationalisme a priori ou métaphysique et le rationalisme a posteriori ou scientifique. Dans le rationalisme a priori, l’idée ou la vérité est une révélation de Dieu ou de la raison. Ce dogmatisme a priori a trouvé son expression éthique et sociale chez un Platon et chez un Kant traçant le plan l’un de sa cité idéale, l’autre de sa République des Fins. — Mais il est évident que de telles conceptions n’ont aucun caractère socialement impératif ; elles sont l’œuvre d’un cerveau individuel auquel un autre cerveau peut opposer légitimement une vérité différente.

Les partisans d’une vérité impersonnelle et objective croient pouvoir trouver un refuge pour elle dans la seconde forme d’intellectualisme que nous avons distinguée : le rationalisme a posteriori ou scientifique.

C’est en effet cette seconde forme de rationalisme qui aspire aujourd’hui à l’hégémonie sociale.

Pour apprécier la valeur de cette prétention, nous poserons cette double question : 1º La science en général ; 2º la science sociale en particulier peut-elle aspirer légitimement à exercer le magistère social qu’on réclame pour elles ?

En ce qui concerne la science en général, il nous faut faire une distinction entre deux façons de l’entendre. On peut entendre d’abord une science idéale, au sens où Berthelot et Renan prenaient ce mot, science totale ou du moins aspirant à la totalité de la connaissance et se flattant de solutionner une fois pour toutes les questions relatives à l’univers et à l’homme. On peut entendre aussi par science les recherches scientifiques particulières, sortes de techniques raisonnées portant sur une portion définie de la réalité.

Il va de soi que c’est la science dans le premier sens, la science avec un grand S, la science idéale qu’ont en vue la plupart du temps les scientistes, quand ils prétendent tirer de leur dogmatisme scientifique un dogmatisme social et moral. — Nous ne nous attarderons pas à discuter cette conception chimérique de la science ni la philosophie politique et sociale qu’on croit pouvoir fonder pour elle. Cette conception de la science rentre dans ce rationalisme métaphysique dont nous avons dit plus haut l’inanité.

Passons au second sens du mot science. Il s’agit ici des sciences spéciales considérées en dehors de toute prétention unitaire. Un physicien, un chimiste, un biologiste, quand ils parlent de la science, entendent par là leur science particulière, c’est-à-dire un ensemble de recherches et de résultats valables pour eux à un certain moment et dans de certaines limites. Je dis : à un certain moment ; car les sciences particulières sont en perpétuelle évolution et une découverte insoupçonnable peut bouleverser demain les vérités les mieux établies. — On ne voit pas comment la science ainsi entendue pourrait aspirer à exercer un magistère intellectuel ; on ne voit pas comment la chimie par exemple, pourrait conférer un sacerdoce même à un savant de la valeur d’un Berthelot.

Mais la sociologie, dira-t-on. N’est-elle pas tout indiquée pour jouer ce rôle ? — Ici encore on ne voit pas comment des recherches, si instructives qu’elles soient, sur les sociétés australiennes, africaines, ou même européennes, ou encore quelques lois sociologiques très générales, telles que la loi de la division du travail social ou la loi de l’intégration sociale progressive, ou la loi de l’entrecroisement des groupes sociaux, pourraient servir à unifier et à discipliner la pensée collective. — Les jugements de valeur portés par les sociologues restent d’ordre subjectif et reflètent seulement des préférences individuelles. — Démocratie ou aristocratie ? Égalité ou inégalité ? Altruisme ou égoïsme ? Contrainte ou liberté ? Solidarité ou individualisme ? Comment opter ? La fin à poursuivre est-elle le bonheur ou la grandeur ? L’assimilation ou la différenciation de la race humaine ? L’idéal est-il l’ascension glorieuse de quelques individualités d’élite ou la montée lente et pénible du grand nombre ? — Ce sont des raisons sentimentales, non des raisons scientifiques qui ont jusqu’ici servi à trancher ces questions. En sociologie, plus qu’ailleurs, ce sont des sentiments qu’on rencontre au début et au terme des raisonnements.

Certes, la sociologie, considérée comme un ensemble de recherches positives sur la vie des sociétés, a une valeur scientifique. Mais quand elle essaie de formuler des conclusions générales d’ordre éthique, quand elle essaie d’établir une échelle des valeurs individuelles et des valeurs sociales, la sociologie scientifique se transforme en métaphysique sociale ; elle tend, comme vers sa limite, à ce monisme sociologique dont nous avons trouvé l’expression chez M. Draghicesco et dont l’assurance autoritaire n’a d’égale que l’insuffisance scientifique.

 

En présence de l’échec du rationalisme scientiste et du rationalisme sociologique, tournons-nous vers les pragmatistes et demandons-nous s’il n’est pas possible, du point de vue pragmatiste, d’établir l’existence d’une vérité objective susceptible d’unifier les intelligences.

À première vue, l’existence d’une vérité objective ne semble pas incompatible avec le pragmatisme. Admettre avec Nietzsche que les principes les plus généraux de la pensée sont l’expression d’une utilité spécifique et héréditaire ; avec M. Poincaré, que les mathématiques elles-mêmes relèvent du principe de commodité ; bref admettre que notre connaissance est tout entière fonction de notre utilité vitale ou de notre utilité intellectuelle, cette dernière n’étant elle-même qu’une forme de notre utilité vitale, admettre, dis-je, tout cela, ce n’est pas compromettre l’objectivité de la vérité scientifique. Car l’utilité dont dérivent les principes de la pensée semble aujourd’hui suffisamment stable pour qu’on soit fondé à tenir ces principes pour définitifs.

Toutefois un doute reste possible au sujet de cette objectivité. Même quand il s’agit des propositions les plus générales, sur lesquelles semble se faire l’accord de tous les individus, on considérera que, d’après l’hypothèse pragmatiste, ce n’est pas la vérité objective d’une proposition qui impose cette proposition aux différents esprits ; mais c’est la conformité psychologique de ces esprits eux-mêmes qui les obligea suivre une même vérité. Et ce n’est que dans la mesure où cette conformité psychologique existe entre les individus qu’ils seront contraints d’admettre les mêmes vérités.

Or, quand on passe des principes les plus généraux de la pensée aux vérités de l’ordre social, le critérium pragmatisme devient d’une extrême subjectivité. Quoi de plus variable ici que l’utilité et de quelle utilité s’agit-il ? De l’utilité de l’individu ou de celle du groupe ? Ici, la réponse sera, plus évidemment encore que dans les philosophies rationalistes, d’ordre personnel et sentimental.

M. Brunetière se déclare le champion de l’utilité sociale et fait de l’aptitude moralisatrice d’une philosophie le critérium de sa vérité intrinsèque20. Cela est parfaitement logique du point de vue où se place ce penseur ; mais non moins logique est l’attitude du pragmatiste égotiste qui adopte la maxime des sophistes et de Stirner : « Ne t’en laisse pas imposer » et qui répète avec eux : « L’homme, l’individu, est la mesure de toutes choses. »

L’attitude des uns et des autres est justifiée dans la mesure où elle leur « réussit ». Car, dans le pragmatisme, la vérité est une « réussite ».

Un conflit apparaît ici comme possible et même comme nécessaire entre deux pragmatismes : un pragmatisme social dans lequel on prend comme mesure de la vérité l’utilité sociale et un pragmatisme individualiste ou égotiste dans lequel on prend comme mesure de la vérité l’utilité individuelle ou même la fantaisie et le caprice individuels21. Comme les deux utilités, l’utilité sociale et l’utilité individuelle sont loin de toujours coïncider, il peut se produire un conflit entre les deux vérités comme entre les deux utilités. Un penseur qui sera animé de sentiments antisociaux trouvera utile, intéressante, agréable et par conséquent vraie une conception de la vie qui s’harmonisera avec ses désirs antisociaux. Ce sera le contraire pour un penseur chez lequel les tendances sociales l’emporteront.

N’insistons pas davantage sur l’absence ou l’impossibilité d’une vérité objective et susceptible d’unifier et de discipliner la pensée individuelle et la pensée collective. Aussi bien notre but est-il moins de démontrer l’inanité du concept de vérité que d’établir la proposition suivante : à supposer qu’une vérité objective existât, elle serait incapable de fonder un accord mental réel, une véritable orthodoxie.

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La raison générale qui rend impossible une orthodoxie quelle qu’elle soit, religieuse, philosophique, scientifique, politique, etc., c’est la loi physiologique qui veut que deux cerveaux ne pensent jamais exactement de la même façon. Il y a là une cause d’unicité mentale, d’individualisme intellectuel irréductible. L’histoire de toutes les orthodoxies attesterait partout le même fait. Les défenseurs des orthodoxies ont eu beau exiger un conformisme de pensée rigoureux ; ils n’ont jamais obtenu qu’un conformisme apparent. Ils ont dû se rendre compte qu’en dépit de leur désir d’uniformité, il subsistait toujours des différences entre deux façons de penser.

Résignés à cette fatalité, ils en sont venus à chercher des moyens de créer une orthodoxie apparente. Le disciple continuait à penser autrement que son directeur spirituel (de par sa constitution même) ; mais il était entendu qu’il pensait absolument comme lui et qu’il subordonnait absolument ses vues à celles de son directeur. Il y avait une hiérarchie officielle dans l’orthodoxie ; il y avait des pensées de rang supérieur et des pensées de rang inférieur, selon le rang hiérarchique de celui qui pensait. Et la pensée de l’inférieur était censée parfaitement conforme à celle de son supérieur. Les directeurs spirituels en venaient à dire qu’on doit suivre, sans la comprendre, la direction spirituelle. Cela revient à dire qu’on ne peut être conforme qu’à la condition de ne pas penser du tout ; que l’on doit s’attacher à une formule.

Pour peu qu’on pense dans toute la force du terme, on diffère des autres, pas un individu ne pense en religion, en philosophie, en politique, exactement comme un autre. L’orthodoxie se réduit à une soumission nominale, à la signature d’un formulaire, à un acte tout formel d’obédience.

Toutes les Églises, toutes les écoles, tous les partis ont eu leurs conciles, leurs congrès, pour fixer artificiellement l’orthodoxie. On trouverait maints exemples de ce fait dans l’histoire de l’Église catholique et dans le socialisme contemporain. L’unification socialiste, comme l’unification catholique, comme toute unification de pensée quelle qu’elle soit, n’est et ne peut être qu’un mot.

Au fond il est inutile de revendiquer en face de l’orthodoxie les droits de ce qu’on appelait autrefois la conscience errante ; car quand bien même on ne réclamerait pas en faveur de ces droits, la conscience errante saurait bien toute seule les faire valoir.

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Après avoir considéré l’intelligence dans son origine et dans sa genèse, puis dans son objet (la vérité), considérons-la maintenant dans son usage et sa fin. Nous retrouvons ici l’antinomie que nous poursuivons entre la sociabilité et l’individualité.

En un sens assurément l’intelligence est altruiste ou orientée vers l’altruisme. Elle établit un pont entre les moi par la communauté de la notion transmissible ; elle fait cesser l’isolement du moi en nous faisant concevoir l’impersonnel. Mais en un autre sens, l’intelligence est isolante, personnelle ; si elle unit les hommes, elle les divise aussi. En tant qu’elle dépend de la sensibilité (et n’en dépend-elle pas toujours plus ou moins), elle exprime notre moi individuel ; elle nous éclaire sur les différences ou les oppositions qui nous séparent des autres esprits ; elle peut se mettre au service de fins égoïstes ; elle peut édifier une théorie d’égotisme intellectuel. Certaines formes d’intelligence sont asociales ou antisociales de propos délibéré : esprit négateur, attitude du critique, du sceptique à outrance, du dissociateur de dogmes, du briseur d’idoles : nihilisme intellectuel ; joie méphistophélique de l’Érostrate intellectuel qui joue avec les débris des pensées et des croyances.

Ces deux aspects de l’intelligence sont réels. Les philosophes, suivant la pente de leur esprit, ont insisté sur l’un ou sur l’autre.

Un Auguste Comte subordonne entièrement l’intelligence à la sociabilité. Il s’oppose de toutes ses forces à l’individualisme intellectuel ; il veut faire cesser l’anarchie des pensées et des croyances. D’après lui, l’intelligence est orientée, de par sa constitution même, dans le sens de la sociabilité. La loi de la pensée individuelle est de s’intégrer dans la pensée sociale. Les lumières croissantes que l’homme acquiert sur le monde et sur lui-même sont propres à le persuader de plus en plus de la nécessaire subordination de l’intelligence à la sociabilité. La science est une enseigneuse de solidarité ; elle réduit en nous l’importance du côté subjectif de notre nature en la subordonnant aux immuables nécessités extérieures. « Elle diminue l’indécision, l’inconséquence et la divergence de nos desseins quelconques en rattachant à des motifs extérieurs celles de nos habitudes intellectuelles, morales et pratiques qui émanèrent d’abord de sources purement intérieures22. » La science multiplie les actes de foi nécessaires à la vie sociale. En nous familiarisant avec l’idée d’un ordre naturel, elle nous prépare à accepter l’idée d’un ordre social. Il y a plus. Il n’y a pas jusqu’à l’incertitude scientifique que Comte ne tourne au profit de la sociabilité. La reconnaissance même de ce qu’il y a de conjectural, de précaire et d’imprévisible dans l’irrésistible économie de la nature doit, d’après lui, nous disposer aux affections bienveillantes23.

Il y a du vrai dans ces vues ; mais elles n’expriment qu’un côté des choses. En fait le vœu de sociabilité intellectuelle exprimé par A. Comte est resté à l’état de pium desiderium. Il s’en faut de beaucoup que la philosophie et la science aient été, dans notre siècle, des enseigneuses de fraternité.

La science, dit A. Comte, multiplie les actes de foi nécessaires à la vie sociale. Soit ; mais la science n’a-t-elle pas supprimé autant ou plus d’actes de foi, qu’elle n’en a fondé ? N’a-t-elle pas été pour beaucoup une leçon d’indifférence morale et de nihilisme social24 ? A-t-elle vraiment unifié les intelligences ?

On a répété à satiété le mot connu : la science est encore ce qui nous divise le moins. Si on va au fond de cette assertion, on voit qu’elle ne signifie pas grand-chose. On pourrait y répondre, en parodiant un autre mot célèbre, que si un peu de science nous unit, beaucoup de science nous divise. On connaît les querelles souvent âpres entre savants, notamment entre biologistes. Luttes entre partisans de la fixité et darwiniens ; aujourd’hui luttes entre darwiniens et lamarckiens ; entre partisans et adversaires de la transmissibilité des caractères acquis, entre partisans et adversaires de l’épiphénoménisme mental, etc. Ces divergences, sans cesse renaissantes et souvent passionnées, sont connues de tous.

Nous ne dirons rien de l’extrême variété des opinions dans les sciences morales et sociales.

On peut se demander d’autre part si A. Comte, en subordonnant la science à la sociabilité, ne l’a pas amoindrie et rabaissée. Le souci exagéré du progrès de la sociabilité conduirait le savant à négliger les recherches qui n’ont pas une relation directement visible avec le bonheur humain. De là un rétrécissement du champ visuel de la science qui est très sensible chez A. Comte. Ne blâme-t-il pas les recherches astronomiques en dehors de notre monde solaire, comme indifférentes au bonheur de l’humanité ? N’avoue-t-il pas n’attacher pour la même raison que peu d’importance à la découverte de Leverrier25 ? Comte semble revenir par là à une conception de la science aussi étroite que celle d’un Socrate. Il se résigne d’ailleurs aisément aux ignorances de la science, du moment qu’elles se tournent en une leçon de fraternité. Ce savant finit par parler de la science en sceptique et se console des incertitudes de l’esprit humain en matière de science par un acte de foi en l’avenir de la fraternité.

M. Brunetière représente sur cette question une attitude assez analogue à celle de Comte et aboutit à des conséquences semblables aux siennes. M. Brunetière recommande de sacrifier les résultats de la critique et de la science aux intérêts moraux et sociaux de la société où l’on vit. Mais jusqu’où vaut et à quoi aboutit cette recommandation ? Supposons un esprit supérieur vivant dans une société étroite, incurieuse et superstitieuse. Devra-t-il, au nom de la morale, limiter et conformer ses exigences intellectuelles à celles de son milieu ? Subordonner la critique, la philosophie et la science aux exigences de la sociabilité est évidemment une attitude de moindre pensée.

Aux théories qui prétendent mettre l’intelligence au service de la sociabilité s’oppose l’individualisme intellectuel.

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L’Individualisme intellectuel est une théorie de la différenciation et de l’originalité intellectuelles. C’est une altitude de l’intelligence individuelle en tant qu’elle se différencie de la pensée générale, en tant qu’elle s’oppose au besoin à elle ; en tant qu’elle dissocie les idées sociales ; en tant qu’elle innove dans la recherche philosophique, scientifique ou sociale. Et sans doute cet effort de dissociation, de critique et d’investigation intellectuelle peut avoir dans certains cas des conséquences avantageuses pour la société. Mais il peut aussi être un danger pour elle. Poussé à un certain degré, il peut devenir destructif du lieu social. Et en fait, beaucoup d’esprit, en se livrant à la recherche intellectuelle, ne sont pas forcément préoccupés de l’utilité sociale ou même en font délibérément et complètement abstraction.

L’individualisme intellectuel présente d’ailleurs des formes diverses et des degrés.

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Il se présente chez Stirner comme une théorie d’absolue insociabilité intellectuelle.

Le fondement de l’individualisme stirnérien est la différenciation humaine dans ce qu’elle a de plus élémentaire ; c’est l’unicité ; unicité tellement générale, qu’elle différencie deux esprits quelconques, même les plus vulgaires et les plus insignifiants. — Deux hommes ne voient pas un arbre ou une maison exactement de la même façon. À plus forte raison n’auront-ils pas la même façon de penser sur des sujets plus complexes. — On peut dire que cet individualisme est à la fois le plus modeste qui soit et le plus intransigeant. Il est le plus modeste en ce sens qu’il se contente d’un minimum de différenciation et d’originalité : d’une originalité à peu de frais et dont tout le monde peut se larguer.

Même le plus plat imbécile a son originalité, au sens très général d’unicité. Cet individualisme est égalitaire, démocratique, en ce sens qu’il appelle tous les hommes (avec des degrés pourtant) au bénéfice de l’originalité. Celle-ci n’est plus le privilège de quelques-uns : elle est le lot commun de tous les individus. — Cet individualisme est d’autre part le plus radical, le plus intransigeant, en ce sens qu’il croit trouver dans ce minimum d’originalité personnelle un motif suffisant d’indépendance et d’insoumission individuelle. Il convie tous les uniques à l’affirmation de leur originalité. Et il ne fait aucune différence de qualité ni de valeur entre les originalités humaines ; il s’interdit d’établir une hiérarchie entre les intelligences d’après leur puissance, leur étendue ou leur profondeur. Surtout il fait complètement abstraction des effets sociaux bons ou mauvais de l’emploi de l’intelligence.

Stirner représente le parfait égotisme intellectuel. Il s’attaque à toutes les idées générales qui ne sont pas sorties de son propre cerveau et qui n’ont pas pour résultat de donner une justification ou une satisfaction à son égoïsme. Toute idée doit réaliser pour lui une de ces trois conditions : 1º sortir de lui ; 2º lui être utile directement ; 3º lui être utile indirectement. L’idée idéale est à la fois celle qui, venant de lui, justifie ses désirs et lui permet de les satisfaire.

L’unicité poussée à bout aboutit à l’instantanéité, Stirner craint par-dessus tout de laisser s’enchaîner sa pensée, de la laisser se cristalliser. Aussi professe-t-il l’absolue mobilité intellectuelle. Stirner n’est sûr ni de ce qu’il fut hier, ni de ce qu’il est aujourd’hui, ni de ce qu’il sera demain. Il se méfie donc de toutes les idées. Il en résulte que même ses idées personnelles qui sont les seules qu’il accepte sont aussi repoussées par lui. Ces idées ne sont, dans le meilleur cas, que l’expression de ce qu’il a voulu un moment. Elles ne répondent plus à ce qu’il vient d’avoir été. Elles lui seront aussi étrangères que si elles étaient nées d’un cerveau différent du sien, que si elles avaient eu un autre but que celui de le servir. Stirner est un unique pour lui-même. Et surtout ne lui demandez pas ce qu’il sera dans cinq minutes. Il fait profession de l’ignorer totalement.

Ce qui se dégage de son œuvre, c’est le pyrrhonisme complet, absolu, sans atténuation aucune dans ce qu’il a de paradoxalement outré. — C’est une machine à douter des autres et de lui-même. Il doute des autres avec fureur ; repousse tous leurs projets comme des projets ennemis ; il doute de lui-même avec complaisance, comme des idées d’un ami imbécile. — On chercherait vainement chez Stirner autre chose qu’un tempérament de négateur. Son individualisme est purement négatif et destructif ; c’est l’individualisme d’un Érostrate intellectuel, d’un logicien absolutiste qui, sous prétexte d’émanciper l’intelligence, fait le vide en elle, qui supprime non seulement tous les actes de foi, mais toutes les pensées et se dresse, grimaçant, sardonique et crispé, sur les ruines qu’il a amoncelées.

L’évolution de l’esprit critique au xviiie  siècle et au xixe  siècle peut faire comprendre jusqu’à un certain point l’attitude de Stirner. L’esprit critique a été de négation en négation : il a porté le scalpel dans toutes les croyances les unes après les autres ; il a porté la sape dans tous les fondements de l’édifice social.

Au xviiie  siècle, l’esprit critique avait porté principalement sur la religion et engendré le voltairianisme. Mais après le scepticisme religieux, voici surgir un nouveau scepticisme ; le scepticisme à l’endroit de la liaison ; l’irrationalisme. — Après ce scepticisme ou en même temps que lui, en voici un autre qui s’attaque à la morale et qui nie l’influence des idées sur la conduite ; c’est le scepticisme immoraliste. — Reste debout l’idée de l’État, fondement de l’édifice politique. Le scepticisme va maintenant s’attaquer à elle. L’anarchisme bat en brèche non seulement la monarchie et l’oligarchie, mais la démocratie elle-même ; c’est le scepticisme politique. Enfin une dernière forme de scepticisme va plus loin encore. Elle s’attaque non plus seulement à l’État, mais à l’idée même de société, aux mœurs, à l’opinion, à toutes les idées sociales. C’est le scepticisme social. — Scepticisme religieux, scepticisme irrationaliste, scepticisme immoraliste, scepticisme politique, scepticisme social ; telles sont les principales étapes de la pensée individualiste, négative et destructrice, dans le cours des deux derniers siècles.

Stirner résume cette évolution. Raisonneur géométrique, il croit que tout se tient dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre social ; que la révolte contre la religion doit entraîner la révolte contre la raison, la révolte contre l’État, contre la morale, contre la société, contre toutes les idées qui ne sont pas la propriété exclusive et qui ne portent pas la marque de fabrique de l’Unique. Une fois qu’on a porté la sape dans certaines idées, il faut la porter dans toutes. Quand le doute a une fois attaqué un point de la vie intellectuelle et de la vie sociale, il se propage forcément de proche en proche, comme une carie qui gagne une dent après l’autre.

Tel est l’individualisme stirnérien ; théorie de l’absolue insociabilité intellectuelle ; négation absolue de la pensée sociale.

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Ce qu’il y a d’outrancier, de simpliste, et, il faut bien le dire, de grossier et de brutal dans cet individualisme devait écarter de lui nombre de penseurs qui ne manquaient pourtant pas de hardiesse. C’est pourquoi à côté de l’individualisme stirnérien, absolu, purement négatif et destructif, égalitaire au fond, puisqu’il supprime toute hiérarchie des valeurs intellectuelles, il y a place dans l’histoire des idées, pour un individualisme plus large, plus compréhensif, plus raffiné, plus compliqué intellectuellement et sentimentalement, un individualisme que nous appellerons l’individualisme aristocratique.

Cet individualisme peut se définir un effort vers l’originalité intellectuelle sous ses formes supérieures et les plus évoluées, un effort vers la philosophie et la science accrues, vers la pensée élargie. Il ne s’agit plus ici d’une originalité quelconque, d’une originalité simplement synonyme d’unicité, comme chez Stirner, mais d’une originalité supérieure : d’une originalité orientée dans le sens d’un progrès intellectuel, dans le sens d’un idéal de science, de puissance et de culture humaine

Cet individualisme n’est plus, comme celui de Stirner, un pyrrhonisme absolu, un pyrrhonisme qui, d’emblée, détruit tout devant lui. On peut se demander en effet si le développement de l’esprit critique aboutit forcément à supprimer tout acte de foi. En fait la critique de beaucoup de penseurs, ne s’est appliquée qu’à un nombre limité de questions : en rejetant certains actes de foi primés, ils en conservaient ou même en instauraient d’autres. Vigny ne croit pas à la Providence ; mais il a foi dans la science (La Bouteille à la mer). Renan ne croit pas à la religion révélée ; mais il croit à la raison, à la science. De même Guyau. M. A. France promène son scepticisme souriant sur toutes les idées et sur tous les dogmes : mais par intermittences, il croit ou semble croire à la raison et au progrès. Plus d’un penseur de nos jours qui ne croit plus au Paradis croit à l’amélioration du sort de l’humanité sur la planète. C’est que toute activité théorique ou pratique suppose certains actes de foi. Ces actes de foi peuvent être très réduits en nombre ; ils peuvent porter sur une sphère liés restreinte de la pensée ; mais ils sont indispensables à l’homme qui veut jouer un rôle et exercer une influence. Un pur sceptique, un pur irrationaliste serait logiquement réduit au silence.

Parmi les actes de foi qui ont tenu une grande place dans l’histoire des idées au cours du xixe  siècle, il faut signaler l’acte de foi dans la bonté de la nature humaine. Comment entendre cet acte de foi et comment l’expliquer ?

Cet acte de foi nous semble intervenir aux époques de transition, comme une conséquence et un correctif de l’incertitude générale, de l’hésitation et des fluctuations de la pensée. Tous les novateurs sont conduits à cet acte de foi par une sorte de fatalité historique. La destruction de l’idéal ancien laisse un moment historique dévolu au doute. La providence ancienne a disparu ; la providence nouvelle ne s’est pas encore levée. Il y a un moment où l’homme est livré à lui-même et où par conséquent il doit faire un acte de foi en lui-même, il ne faut pas d’ailleurs confondre cet acte de foi avec un appel aux instincts primitifs de l’humanité. C’est un acte de foi en ce que nous sommes aujourd’hui, avec toutes nos hérédités, avec toutes nos acquisitions. Et cet acte de foi est obligatoire, quelles que soient ces hérédités et ces acquisitions. Car si faibles, si débiles que nous soyons, nous serons plus faibles encore si nous ne croyons pas en nous-mêmes. L’acte de foi dans la bonté de la nature humaine répond à un acte d’énergie, à une affirmation de vitalité de la part d’une humanité qui veut vivre, qui se sent forte et à qui sa surabondance de force permet d’abandonner sans terreur ses vieux foyers et ses vieux abris, pour se lancer à la poursuite de l’inconnu.

Tel est le rôle de cet acte de foi dans l’évolution intellectuelle de l’humanité. C’est ce rôle que méconnaît le pyrrhonisme absolu de Stirner et que comprennent par contre les représentants de l’individualisme aristocratique, les grands novateurs dans l’ordre intellectuel, si hardie, si destructive qu’ait été par ailleurs leur pensée.

L’individualisme aristocratique présente de notables différences avec l’individualisme stirnérien.

L’individualisme stirnérien est une simple théorie de la différenciation humaine. Il est niveleur et abolit toute échelle des valeurs intellectuelles. C’est, comme nous l’avons dit, un individualisme à bon marché qui met l’originalité sous le nom d’unicité à la portée de tous les hommes sans exception et qui leur octroie généreusement, qu’ils le souhaitent ou non, ce minimum de génialité. L’individualisme aristocratique réclame une originalité plus haute, une originalité qui vaille la peine d’être poursuivie, une originalité qui ne soit plus simplement négative, qui ne consiste plus simplement à supprimer la culture, comme le fait Stirner, mais à mettre sa marque personnelle sur cette culture, à la résumer, à la dépasser, à y ajouter, à apporter du nouveau au monde, à se privilégier dans la pensée. L’individualisme ainsi entendu est une théorie de l’invention et de l’originalité supérieure ; une théorie du progrès, de l’accroissement de la connaissance, de l’ennoblissement de la culture. Sans doute l’originalité véritable est difficile, faible et rare. Tarde a eu raison de dire quelle est faite en grande partie d’imitation et que même dans les intelligences les plus originales la part de l’imitation l’emporte infiniment encore sur celle de l’invention. Qu’importe ? Si faible, si rare que soit l’originalité véritable, si difficile qu’elle devienne par suite de la complexité croissante des tâches et des œuvres, de la division croissante du travail et du développement illimité des spécialismes et des compétences, cette originalité reste malgré tout possible : elle reste le facteur du progrès, la fleur de la culture, la raison d’être de l’effort intelligent.

On voit la différence qui existe entre cet individualisme et l’individualisme stirnérien. Est-ce à dire qu’il n’y ait rien de commun entre ces deux individualismes et qu’il n’y ait aucun lien entre eux ? Nullement. L’individualisme stirnérien n’est pas à dédaigner. La part de vérité de cette philosophie, c’est la reconnaissance de cet élément éternel, irréductible de l’esprit humain : l’unicité de l’intelligence individuelle ; c’est la revendication en faveur de ce minimum d’originalité qui est la première assise d’une originalité plus haute, d’un individualisme plus large et plus compréhensif. Car pour innover véritablement, pour s’originaliser dans le sens élevé du mot, pour s’aristocratiser et se privilégier intellectuellement, il faut d’abord ne pas craindre d’être différent ; il faut avoir le sentiment de son unicité ; il faut être soi-même ; suivant le précepte de Peer Gynt, et vouloir être soi-même. L’individualisme stirnérien vaut encore par son précepte d’absolue sincérité, d’absolue probité intellectuelle, par son absolue bravoure intellectuelle ; par la résolution de voir clair dans la pensée sociale et dans sa propre pensée ; par la volonté de couler à fond sans merci toutes ses idées et toutes ses croyances.

Mais les différences que nous avons établies tout à l’heure entre l’individualisme stirnérien et l’individualisme aristocratique en entraînent deux autres encore, des plus importantes au point de vue du problème des rapports de l’individu et de la société.

L’individualisme stirnérien ne fait aucune place aux considérations sociales. L’individualisme aristocratique ne peut faire abstraction de ces considérations. Car comment établir des différences de valeur entre les intelligences et entre les pensées, sinon par des considérations d’utilité sociale et de culture humaine.

Par suite, dernière différence, l’individualisme stirnérien implique une antinomie absolue entre l’individu et la société, une absolue insociabilité intellectuelle. L’individualisme aristocratique n’aboutit qu’à une antinomie relative entre l’individu et la société ; il ne conclut pas à l’insociabilité intellectuelle. Le novateur doit sans doute engager une lutte terrible contre son milieu pour faire triompher l’idée nouvelle qu’il apporte ; mais il a foi dans cette idée et dans son triomphe ; il a foi dans la culture ; il se rattache à une série d’efforts où vient s’intégrer le sien ; il est un moment dans l’œuvre d’humanisation à laquelle il collabore. Le penseur individualiste fait ici un acte de foi en un idéal qui le dépasse.

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Mais la question est de savoir si cet acte de foi n’est pas une duperie. Le progrès intellectuel n’est-il pas un vain mot ? L’idéal de la plus grande science, de la plus haute culture ne rentre-t-il pas dans ce cycle de l’éternelle Illusion dont a parlé M. de Hartmann et que Nietzsche semble avoir symbolisé dans sa conception de l’Éternel Retour ? Il est douteux en tout cas que ce progrès intellectuel soit indéfini. La capacité du cerveau humain est limitée. Sans doute il est interdit à l’esprit humain de dépasser un certain point dans son ascension vers la connaissance26. Notre philosophie n’a résolu aucun problème. Elle semble tourner indéfiniment dans le même cercle Notre science a multiplié, il est vrai, les découvertes techniques et pratiques ; mais toutes ces conquêtes de la science nous laissent aussi ignorants des destinées de notre espèce et de la valeur même de noire science.

Ajoutons des raisons plus particulières qui semblent limiter le progrès intellectuel et qui se manifestent plus spécialement dans le stade présent de l’évolution scientifique. Avec le développement même de la connaissance, l’invention, l’originalité intellectuelle se font de plus en plus rares : elles partent de plus en plus sur des découvertes de détail, non sur des idées d’ensemble et des conceptions générales. La part de l’imitation, de l’éducation, de la méthode apprise augmente sans cesse au détriment de l’initiative cérébrale. La besogne d’assimilation nécessaire au savant absorbe de plus en plus son originalité : le poids de l’érudition alourdit les esprits. La compétence comme savoir, comme instruction, comme technique ne garantit pas la compétence comme valeur intellectuelle. Pour toutes ces raisons on peut se demander si l’état actuel de la connaissance n’est pas un acheminement vers la monotonie, vers la stagnation et la médiocrité intellectuelles.

D’autres motifs de découragement s’offrent au penseur. La plupart de ceux qui ont apporté une idée nouvelle ont douté de la valeur de leur pensée quand ils ont vu la disproportion qui existait entre leur idéal et les aspirations de leur milieu. Ils ont douté qu’il y ait une vérité humaine, une vérité sociale et morale capable de rallier et d’unifier les intelligences C’est là l’éternelle histoire du Chatterton de Vigny, du prêtre de Némi de Renan et de tant d’autres. Le penseur est un aristocrate, un ariste. Comme tel, il est toujours un isolé. Il n’est jamais le nombre ; il n’incarne jamais l’esprit du groupe.

S’unira-t-il aux autres penseurs ? Formera-t-il avec eux une élite intellectuelle, une aristocratie qui imposera au peuple des pensées nouvelles et supérieures ? C’est là un rêve de philosophes et ce rêve n’est pas toujours bien attrayant si nous nous reportons à celui que Renan a exposé dans ses Dialogues philosophiques. D’ailleurs, si on a quelques chances de rencontrer çà et là des aristes isolés, il est plus difficile de trouver une aristocratie digne de ce nom. Les soi-disant aristocraties intellectuelles n’échappent pas aux défauts des autres aristocraties, elles sont étroites ; elles ont leur esprit grégaire, leurs préjugés, leur misonéisme, leur infatuation.

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Tous ces motifs de découragement se résument dans la constatation que la société est loin de réaliser le rêve des hommes supérieurs. Plus l’idéal de culture qu’ils ont conçu est haut, plus l’écart est grand entre cet idéal et l’humanité réelle. L’individualisme aristocratique se convertit ainsi en pessimisme aristocratique (Vigny, Gobineau, Schopenhauer, Flaubert, Leconte de Lisle).

Le pessimisme aristocratique prend lui-même la forme d’un individualisme très particulier que nous appellerons l’individualisme spectaculaire. L’attitude spectaculaire est une forme raffinée de l’insociabilité intellectuelle. C’est l’attitude du penseur qui s’est retiré de la vie sociale et qui ne regarde plus la société que comme un objet de curiosité intellectuelle et de contemplation esthétique. Chez le penseur spectaculaire, l’intelligence s’est résorbée tout entière dans le sens esthétique qui, parvenu à sa parfaite autonomie, devient indifférent au succès ou à l’insuccès des processus sociaux qui lui sont un spectacle. Il semble donc que l’attitude spectaculaire implique, ainsi que le veut Schopenhauer, un état de détachement social, un renoncement de la volonté aux fins sociales.

L’intelligence spectaculaire soutient avec la sociabilité un rapport différent de celui que soutient avec cette dernière l’intelligence critique.

L’intelligence critique n’est pas forcément antisociale. Si en un sens elle peut être antisociale ou avoir des effets antisociaux en tant qu’elle dissocie les idées et les croyances sociales, en un autre sens elle peut aussi, par cette dissociation même, servir le progrès social en détruisant les idées vieillies et périmées et en faisant place à des idées plus en rapport avec l’état social ; car la sociabilité évoluant a besoin qu’on remplace une source de foi épuisée par des sources nouvelles. L’intelligence critique n’est donc que relativement antisociale, tandis que l’intelligence spectaculaire est irréductiblement asociale. Dans l’intelligence spectaculaire, l’instinct de connaissance s’est complètement dissocié de l’instinct social.

Cette dissociation rentre dans une autre dissociation d’un caractère plus général et plus métaphysique : celle de l’instinct de connaissance et de l’instinct vital.

Une société, quelle qu’elle soit, est guidée dans tous ses desseins par un seul mobile : l’intérêt vital qui la porte à ne maintenir et à se défendre contre ses causes internes ou externes de destruction. Tout ce qui ne sert pas à ce but lui est indifférent. Pour l’atteindre, elle ne ménage rien ni personne. Elle représente en ce sens, suivant la remarque de Schopenhauer, le vouloir-vivre humain à son maximum d’intensité, de concentration, d’ardeur et de frénésie.

La partie sociale de l’individu est donc entièrement dominée par ce même instinct vital et social, c’est-à-dire par les intérêts et les passions des groupes auxquels l’individu se trouve mêlé, dont il épouse la cause avec plus ou moins d’ardeur et avec le vouloir-vivre desquels il s’identifie plus ou moins complètement. En tant qu’être social, l’individu humain est incapable de se placer au point de vue de la connaissance pure, au point de vue spectaculaire que nous avons défini plus haut.

Mais l’individu n’est pas seulement un être social. Il y a en lui une partie qui est proprement personnelle, qui est la propriété de l’Unique. C’est dans cette partie que se fait jour l’attitude de la connaissance pure, l’attitude spectaculaire ou esthétique. Celle-ci est une attitude proprement asociale. Elle constitue la forme la plus raffinée et proprement intellectuelle de l’abstentionnisme social ; elle est une sorte d’égotisme et comme de solipsisme intellectuel.

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Résumons les antinomies relatives à la vie intellectuelle.

Elles peuvent se ramener aux points suivants :

1º Antinomie entre la socialité et la physiologie considérée comme principe de différenciation mentale des individus ;

2º Antinomie entre la notion acquise qui représente la pensée sociale et l’intuition qui représente la pensée individuelle ;

3º Antinomie entre l’idée d’une orthodoxie et l’unicité intellectuelle ;

4º Antinomie entre les théories qui subordonnent l’intelligence à la sociabilité et les théories d’individualisme intellectuel.

L’individualisme intellectuel revêt deux formes : l’individualisme de l’unicité ou individualisme stirnérien qui implique évidemment une antinomie entre l’individu et la société ; et l’individualisme aristocratique. Ce dernier se convertit lui-même en pessimisme et en individualisme spectaculaire.