Chapitre XXIII.
Des sympathies anarchistes de quelques littérateurs
L’autre mois, le défenseur d’un de nos amis, expliquant aux assises de la Seine quelle variété d’opinion politique professait son client, le présentait comme un anarchiste littéraire ; ce littéraire venu à l’anarchie ne s’y sentait point dépaysé, retrouvant des confrères de notoriété, des camarades de talent. L’avocat avançait des noms, qui n’étaient sans doute que des noms pour les jurés, même pour le juré vicomte de Bornier. Pourtant on savait qu’ils ne sont pas tous des sans-travail s’essayant à tenir une plume entre leurs doigts dirai-je calleux, ces collaborateurs condescendus de l’étoile-à-la-pointe-altière-de-leur-glaive jusques aux sous-sols des factieux. Et encore que l’accueil des conjurés pour les artistes visiteurs soit bienveillant, ceux-ci et ceux-là demeurent un peu étonnés de se rencontrer.
Étonnés, point froissés, très à leur aise au contraire, et surpris de cette aisance même. Venus à l’anarchie, il faut confesser, parfois un peu en curieux, ils s’y accompagnonnent volontiers. Ce n’est pas autrement que Sévère, après avoir observé les chrétiens par dilettantisme, concluait
Et peut-être qu’un jour je les connaîtrai mieux.
Les raisons de cette sympathie sont faciles à préciser.
Il y a la tradition, la tradition qui conseille à la littérature d’avant-garde l’opposition le plus à gauche. Les romantiques saluaient d’avance la chose nouvelle de 48 ; et, quoique la révolution anarchique sollicitée soit de tout autre ordre, apolitique, social, les artistes, un peu myopes, s’y précipitent sans trop d’information.
C’est d’ailleurs la seule voie pour eux ouverte ; car certain socialisme, qui a les sympathies de la jeunesse des écoles pour ce qu’il est une plate-forme moins foulée aux électorats à venir, ce socialisme est odieux à l’artiste qu’il enregimenterait, et plus seulement pour trois ans.
Il n’importe guère sérieusement à l’écrivain que la liberté de son art, la tranquillité à sa besogne. Le tyrannisme intelligent est le régime qu’il doit, en sincérité, préférer. Il ne serait tel que d’amuser un bon despote, connaisseur et obligeant. Mais, à défaut de cette exceptionnelle constitution, l’anarchie donne au moins à l’écrivain la liberté nue. À cette heure, nous sommes tout ensemble contraints et négligés. Notre maigre cou est pelé. C’est trop, et notre nihilisme naturel s’exacerbe.
Je dis nihilisme : c’est le vrai sentiment de contact des intellectuels d’élite et des instinctifs de l’anarchie. Voici des analystes, des compréhensifs, des dissecteurs, qu’intéresse mal la grosse bâtisse socialiste. Le travail de démontage par où s’inaugurerait le succès des anarchistes les flatterait et les exciterait infiniment. Il nous faut avouer que les divers degrés de notre scepticisme sont d’aussi médiocres stations ; nous aimerions vivre et voir vivre activement ; mais pourquoi ? toutes choses nous paraissent aussi peu intéressantes à défendre. Le précieux anarchiste agit et démolit. Son branle-bas est peut-être l’unique mécanique à exalter enfin notre nihilisme.
C’est pour cette cause fondamentale que je me sens, et beaucoup d’artistes mes voisins, sur plus de points en accord avec Béala, dit Biscuit, qu’avec M. Trarieux.
(Je prends ces noms sans arrière ni ironique pensée, comme d’esprits d’à peu près même force mais d’orientation différente.)