(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Guizot » pp. 201-215
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(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Guizot » pp. 201-215

Guizot

Vie et traduction de Shakespeare.

I

Ce n’est pas ici le Guizot l’historien, l’auteur de l’Histoire de la civilisation, qui trouvera prochainement sa place ailleurs, c’est le Guizot critique et biographe de Shakespeare. On l’avait oublié, mais je ne connais pas de pays où le coup de pistolet du succès éveille plus de prétentions qu’en France. Personne ne se souvenait qu’il y avait une traduction de Shakespeare par Guizot, faite en des temps anciens déjà… un à peu près de traduction, une toute de Shakespeare, le barbare chevelu, et de Le tourneur, ce second Barbare qui avait traduit le premier. Guizot, qui a bien d’autres motifs d’être heureux et tranquille, semblait depuis longtemps l’avoir aussi oublié que le public, quand le succès, très vif et très mérité, de François-Victor Hugo a réveillé tout à coup cette antique prétention de traduction et de critique, qu’on croyait morte et qui n’était qu’endormie.

Le Succès, qui n’est pas toujours le Jugement dernier, en a probablement la trompette. Il réveillerait les morts jusque dans leurs tombeaux. Guizot soutint que sa traduction n’était pas morte, il ne voulut pas avoir le démenti de cette traduction, il ne voulut pas qu’elle fût regardée comme non avenue. Et voilà qu’avec une ardeur et une jeunesse d’esprit retrouvées, mais trop tard, car Guizot a bien conquis le droit au repos ( otium cum dignitate !) il a retouché sa traduction et il l’a fièrement publiée. Or, voici l’important : pour donner à sa traduction un intérêt nouveau, Guizot l’a fait précéder d’une Vie de Shakespeare, — et aussi d’une petite préface où il nous affirme spirituellement, par la plume de ses éditeurs, « que sa traduction ne sera pas plus shakespearienne que Shakespeare ». Quant à cela, nous le croyons bien !

C’est cette Vie de Shakespeare dont nous voulons parler exclusivement aujourd’hui. La traduction qu’elle accompagne, cette traduction même retouchée, nous la laissons de côté, quitte plus tard, s’il le fallait, à y revenir. Elle mérite d’être sévèrement caractérisée ; et à moins que dans les retouches — ce qui est peu probable — il ne soit descendu, comme le Saint-Esprit dans les langues de feu, un Guizot entièrement neuf et inconnu aux hommes, la conclusion sera facile à pressentir. Guizot, malgré les qualités de son esprit et même en raison de ces qualités qui ont leur envers, c’est-à-dire leur défaut, ne nous paraît pas apte à traduire comme il faut Shakespeare. Il a trop de scrupules, trop de puritanisme littéraire, Tenez ! il craint trop « d’être trop shakespearien ». Qu’il traduise Gibbon, ou Robertson, ou Hutcheson, à la bonne heure ! Mais Shakespeare ! En peinture, une traduction, c’est une copie : Ingres copierait-il bien Tintoret ?

Mais s’il n’est pas apte, de nature, à traduire Shakespeare, Guizot l’historien, qui a fait sa fortune par l’histoire, est apte au moins à nous écrire une Vie de Shakespeare, — une Vie de Shakespeare comme il nous a écrit une Vie de Washington, car il y a des hommes si grands que leur vie seule, leur simple biographie est de l’histoire dans le sens le plus majestueux du mot. Or, une Vie de Shakespeare est autrement difficile à faire qu’une Vie de Washington, qui eut, lui, la vie publique de la place publique, du champ de bataille, de la tente, des congrès, de la correspondance, et qui éclate partout comme le soleil du nouveau monde, et plus beau, car ce n’est qu’un astre ! et il était un homme. Shakespeare, à part ses œuvres, est un inconnu. Il y a un mot heureux de Guizot, et que je souligne parce que Guizot, que je voudrais entraîner, ne se permet guère l’imagination : « Comme un fanal, dans la nuit, brille au milieu des airs sans laisser apercevoir ce qui le soutient, même l’esprit de Shakespeare nous apparaît dans ses œuvres, isolé de sa personne. » Mais c’est justement à cause de la difficulté de saisir la vie de Shakespeare, d’empoigner le pied du fanal caché sous sa lumière, que la pensée la veut, cette vie, et qu’elle s’y obstine. On ne la sait pas, mais, à tout prix, il faut qu’on la sache ! On s’est efforcé de toutes parts de pénétrer dans cette catacombe.

Depuis que les Anglais qui avaient un Shakespeare chez eux sans se douter de ce que cela valait — un tel Koïnor ! — l’ont appris enfin, après deux siècles, ils se sont conduits en vrais Anglais et ils n’ont rien négligé pour faire à Shakespeare une histoire, et lui tailler la statue d’une biographie. Il y a eu, je crois, une société shakespearienne qui ne craignait pas, elle, de l’être trop, et qui a payé au poids de l’or tout renseignement vrai sur Shakespeare. Eh bien ! la vie privée du grand poète n’a pas pour cela été mieux connue. Le je ne sais quoi qui prend pitié du pauvre sauvage (comme dit Chateaubriand), mais qui se moque très bien du curieux civilisé, a continué de se moquer de nous. Lui qui avait mis comme un bienfait peut-être une telle obscurité sous une telle gloire, n’a pas permis que cette gloire fût comme un flambeau qu’on retourne pour voir dans cette obscurité.

On a fait des romans sur Shakespeare. Tieck en a écrit un dans son bleu 3 ; du mauvais papier fabriqué à Berlin. On a fait des légendes, et sûrement on en fera encore ! Mais l’histoire est restée silencieuse ; elle est restée comme cet Amour, fils du Mystère, que l’iconologie nous représente un doigt sur les lèvres, carquois plein, arc renversé : car le silence, c’est le désarmement de l’histoire. Où mettrait-elle la flèche de ses condamnations quand elle ne sait pas ou qu’elle doute, cette seconde manière de ne pas savoir ? Les fautes, les vices, les vertus, les passions de Shakespeare, nous ne les savons pas avec certitude. Nous n’avons pas ce fond d’entrailles, cette substance du cœur qui est la meilleure part du génie ; car le génie, c’est l’opposé de cette affreuse petite bourgeoise du xviiie  siècle, cette Geoffrin qui montrait son cœur et qui disait : « il n’y a là que de la cervelle ». Le Génie, lui, dit au contraire en montrant sa tête : « Ce que j’ai là-haut, c’est encore du cœur ! »

Le cœur de Shakespeare, son caractère, ses actes, les milieux qui ont joué sur sa pensée ou qui l’ont pénétrée, enfin tout ce qui est le secret même de son génie en en faisant l’originalité, tout cela a manqué jusqu’ici, et tellement même qu’on a fini par dire, — dogmatiquement et comme si c’était la dispense de toute découverte : « Shakespeare est le seul biographe de Shakespeare ! », ce que n’a pas cru, du reste, — et je l’en honore, — l’historien Guizot.

II

C’est Emerson qui avait écrit cette parole, commode aux historiens, que voilà congédiés tout à coup, renvoyés chez eux avec armes et bagages. Et si ce congé aux historiens n’était qu’un mot de désespoir, un mot de renard qui regarde la grappe et la trouve bonne pour les goujats, je n’en tiendrais que le compte qu’il faudrait ; mais ce n’est pas cela, c’est bien autre chose, c’est tout un système que la Critique doit dénoncer et flétrir, parce qu’il est mauvais et funeste et qu’il peut devenir populaire. Oui, funeste à Shakespeare que, de fait, ce système rapetisse, dans le livre même d’Emerson ; funeste à tous les grands hommes, dont il est la décapitation évidente ; et funeste par cela seul à l’histoire, qui n’est faite qu’à coups de grands hommes, — ou du moins qu’à coups de grandes individualités. Panthéiste poétique, qui n’est ni un philosophe ni un historien et qui croit naïvement faire de la philosophie et de l’histoire, Emerson a couvert de l’éclat d’un talent qui produit l’effet d’un flot pailleté de lumière succédant éternellement à un autre flot pailleté de lumière, un système misérable qui doit plaire aux esprits abaissés d’une génération qui hait toute distinction comme une aristocratie, et aux esprits niais qui ne peuvent se tenir de tendresse et fluent dans la philanthropie.

En histoire, Emerson ne veut pas voir l’homme, du moins dans sa hauteur native et sa propre solidité. Le Représentant de l’humanité ronge, dans son livre, qui porte ce titre : The Representative Men, l’originalité de l’homme. Et d’ailleurs, pour lui, en le poussant un peu, qu’importe l’homme ! On a l’œuvre, et l’œuvre est faite toujours, même sous les mains inspirées d’un Shakespeare ou d’un Raphaël, du souffle de tous. Si l’on pouvait supprimer l’homme tout à fait, à raide de cette ingénieuse machine, l’humanité, Emerson le supprimerait, et il réduirait le génie à une production mystérieuse à laquelle beaucoup de choses ont obscurément, contribué, comme la perle dans le fond des mers. Certes, si les huîtres écrivaient l’histoire de la perle, elles récriraient ainsi, je n’en doute pas. Si la furie égalitaire de ce temps avait besoin d’une philosophie de l’histoire, elle n’en choisirait pas d’autre que celle d’Emerson, qui ose bien écrire cette phrase, impie au génie individuel de l’homme : « Toute originalité est relative et tout penseur rétrospectif. » Le rang et l’étendue, dit-il ( the rang and extend ), voilà le mérite réel et absolu, et c’est, ajoute-t-il, le mérite de Shakespeare, et non pas l’originalité.

Mais nous, et Guizot avec nous, qui maintenons l’originalité profonde et même incomparablement profonde de Shakespeare ; nous qui ne voulons pas qu’il soit seulement une perle dans une coquille d’huître, et qui ne nous sentons aucun respect pour cette huître où elle s’est formée ; nous qui ne croyons pas, comme Emerson, que le mérite inadéquate de Shakespeare ait été d’être à l’unisson de son temps et de son pays, car son pays et son temps n’ont pas dit un mot du succès de ses pièces et n’ont pas classé son génie, — ce qui prouve qu’ils ne le sentaient pas ; — nous disons, nous, que « le biographe de Shakespeare n’est pas Shakespeare », si on entend par là son œuvre. Shakespeare, seul biographe de Shakespeare, équivaut à la phrase de Voltaire : « La vie des hommes de lettres est seulement dans leurs écrits », et de pareilles phrases sont de ces mots ( des mots, des mots, des mots !) qui faisaient éclater de rire l’insolent Hamlet.

Cela n’est pas vrai, ou, si cela l’est, cela ne l’est pas en soi, comme le pense Emerson, mais par le fait de telle ou telle circonstance qui est entre nous et le poète. Et encore cela ne l’est-il qu’à moitié, puisque déjà, à travers les romans et les légendes, il y a un récit, interrompu ou confus, mais qui est pour l’histoire la voie qu’il faut suivre ou qu’il faut rétablir, à force de sagacité.

C’est là ce que Guizot a essayé de faire aujourd’hui dans ce grand morceau de biographie et de critique qu’il a intitulé : Vie de Shakespeare, et qu’il a placé à la tête de la traduction de ses Œuvres. Ni Aubrey, le premier historien de Shakespeare, qui écrivait cinquante ans après la mort de ce grand homme, compris par le public de son temps avec la finesse et la sûreté d’appréciation ordinaires à toutes les foules et à tous les publics ; ni Nathan Drake, qui a fait un livre énorme sur Shakespeare qu’il appelle Shakespeare et son temps (Shakespeare and His Time), un titre, je crois, de la connaissance de Guizot ; ni Guizot enfin, lequel pourtant, je m’imagine, ne doit pas être l’ennemi complet du représentatif dans l’humanité, n’ont pensé comme Emerson et, comme lui, fait également bon marché de la prodigieuse originalité du génie de Shakespeare et de la vie privée de cet homme phénoménal, — à lui seul tout un monde perdu, qui attend encore son Cuvier !

Or, en supposant qu’il ne vint jamais, ce Cuvier de Shakespeare, ou qu’il fût simplement impossible, — par la raison que l’histoire humaine, faite avec des circonstances et du libre arbitre, déconcerte la logique de l’observateur et ne ressemble pas à l’histoire naturelle, faite avec de la pure organisation qui permet toujours de conclure, — il y aurait au moins les faits connus — si peu nombreux qu’ils soient et même si incertains qu’ils puissent être — pour intéresser l’imagination captive, cette imagination humaine qui n’est pas de l’avis d’Emerson non plus, et qui ne prendra jamais son parti de ne pas savoir l’histoire vraie et détaillée du tous les jours de Shakespeare, comme elle sait, par exemple, celle de Goethe et de lord Byron !

III

Ce sont ces quelques faits que Guizot a racontés avec la gravité d’accent qu’on lui connaît, mais auxquels il n’en a pas ajouté de nouveaux. Guizot n’a point eu un de ces hasards d’érudition qui met en possession d’un texte ignoré, et il n’a pas non plus, à l’aide d’une critique supérieure, arraché aux chroniques des détails inaperçus. La Vie de Shakespeare n’a pas la longueur et les développements du Shakespeare et son temps de Nathan Drake. Esprit sobre, Guizot a ajouté la sobriété de son esprit à la pénurie de son sujet, et tout cela n’a pas fait quelque chose d’immense.

L’imagination pourra donc continuer à rêver en s’impatientant devant le mystère qui enveloppe la vie de l’homme qui l’a le plus remuée. Elle pourra continuer de se faire les questions que Guizot s’est lui-même posées, sans pouvoir y répondre, sur ce qui met en branle le génie puissant de Shakespeare et fut ce que Newton appelait, avec une familiarité presque sublime, « le coup de pied de Dieu ». La seule chose bonne et satisfaisante d’une histoire si restreinte, c’est que, sous cette plume ferme et résistante de Guizot, elle reste une histoire qui ne verse pas dans le romanesque et ne nous donne pas un Shakespeare d’invention, comme celui de ce malheureux Tieck. Si le Shakespeare de Guizot est pauvre, il est du moins exact. On sent que l’esprit prudent, magistral (un plus malin que moi dirait magister) et sceptique de l’illustre auteur, car Guizot est sceptique, sous sa forme arrêtée et décidée, — seulement il est sceptique avec réserve, — on sent que cet esprit n’a pas l’inconvénient qu’auraient eu peut-être, s’ils avaient écrit sur Shakespeare, d’autres esprits trop émus et trop fécondés par l’idée d’écrire sur ce grand homme. Sa Vie de Shakespeare est comme sa traduction.

Elle n’est pas plus shakespearienne que Shakespeare. Il nous le montre comme nous l’avions vu en d’autres récits démentis plus d’une fois, mais certains, et que la critique de Guizot affermit encore. Né, lui, Shakespeare, le plus idéal des hommes par la beauté du génie et la délicatesse aristocratique de la sensation, dans une condition assez basse, fils de boucher, ayant peut-être tué lui-même et mis le sang des bêtes sur ces nobles mains qui devaient écrire Juliette, Desdémone, Cordélia ; — puis braconnier comme un libre fils de Robin-Hood, un chasseur trop ardent, un vrai Saxon du temps de Guillaume le Roux ; — puis, hélas ! tenant les chevaux par la bride comme un valet de pied à la porte d’un théâtre ; — puis encore acteur, et souffrant d’être acteur comme il devait souffrir de tout, cet homme plus haut que sa vie et qui aurait été encore plus haut qu’elle quand il eût été le premier patricien d’Angleterre : car Shakespeare ne pouvait trouver son niveau que dans le rêve de Shakespeare ! — enfin, revenant, sans gloire (si la gloire est le bruit), mourir dans sa bourgade, jeune encore d’âge et inépuisable de génie, et même — ce dernier coup de l’ironie ! — sans qu’on puisse savoir de quelle mort… Voilà les faits certains, et qui seuls n’ont pas fléchi, de la vie de William Shakespeare. Tous les autres restent dans le vague : c’est de la fumée qu’on étreint.

Guizot a bien indiqué le mariage probablement troublé de Shakespeare, son éloignement et son abandon de sa femme, le silence qu’il a gardé sur elle, le legs presque injurieux qu’il lui fait, en interligne, dans son testament, comme s’il se la rappelait tout à coup comme on se rappelle une chose oubliée ; mais il ne va pas plus loin, il ne presse pas plus fort ce point douloureux, saignant, misérablement humain et toujours le même dans tous ces grands hommes, petits par là, qu’ils s’appellent Byron, Molière ou même Shakespeare ! C’est que, pour le presser, il faudrait avoir, plus que les autres historiens, discerné et dégagé le dessous moral de Shakespeare, et Guizot ne le pouvait pas. Il n’avait devant lui que cette vie, si cruellement humble et si courageusement muette qu’elle n’a jamais une seule fois rugi du rugissement de la force consciente dans ses œuvres impersonnelles, et troublé de son rauque éclat la sérénité de leur harmonie !

Et cette question presque insoluble de la moralité de Shakespeare, dans l’état actuel de nos connaissances, cette ignorance complète où nous sommes des vices et des vertus de cet homme dont nous ne voyons que le génie, Guizot n’en a pas souffert seulement comme historien, dans cette Vie qu’il vient de publier, mais il en a souffert aussi comme critique littéraire, et c’est ici qu’on sent doublement le faux du mot d’Emerson : « Shakespeare n’a pas d’autre biographe que Shakespeare. » S’il n’a pas d’autre biographe, il n’a pas d’autre critique non plus. En effet, si on ne veut pas rester simplement dans la contemplation extérieure, et par conséquent bornée, des chefs-d’œuvre laissés par le plus grand des poètes dramatiques, il faut pénétrer par l’analyse dans les profondeurs de son talent, qui s’ouvrent toutes, en tout talent, ces profondeurs, sur les choses morales de la vie. Nous l’avons dit déjà, il y a une partie du secret du génie engagée dans les questions de la conscience et du cœur. Or, si le travail intérieur qui éclaire les œuvres par les facultés, et les facultés par les influences, n’est pas plus possible ou n’est pas plus complet que la biographie de celui qui a fait ces œuvres et qui avait ces facultés, la Critique est estropiée comme l’Histoire, et c’est ce qui est arrivé à Guizot.

Parce que Guizot n’a pas d’imagination dans le style et qu’il a souvent des raideurs dans la pensée, il ne faut pas croire qu’il manque de coup d’œil littéraire. Il en a beaucoup, et il y a dans son livre d’aujourd’hui telle et telle page de critique non sur Shakespeare, mais à côté de Shakespeare, qui lui font le plus grand honneur. Si l’espace dont je dispose le permettait, j’aimerais, par exemple, à citer un aperçu sur la comédie que ne pouvait écrire Shakespeare en Angleterre, et que Molière a pu écrire en France, qui me paraît une de ces pages crevant d’idées où il y a certainement plus de choses qu’il n’y a de mots. Avec son habitude et son talent exercé d’historien, Guizot a très bien signalé les infortunes sociales qui ont été des causes ou des effets sur le génie de Shakespeare, mais les influences individuelles, les influences de cette grande individualité sur elle-même lui ont échappé forcément puisqu’il a ignoré l’action de cette vie mystérieuse.

On s’en aperçoit particulièrement quand il arrive à cette terrible question des sonnets de Shakespeare, et qu’il sent la nécessité d’en caractériser l’inspiration, comme on sait, d’une si effrayante ambiguïté, aussi cachée que tout est caché dans Shakespeare. Guizot l’a touchée, cette question, avec cette hauteur impassible de langage qui peut toucher hardiment à tout et voudrait bien l’amener à la lumière, mais il la laisse bientôt retomber dans les ténèbres qui l’enveloppent, — et ceux qui aiment Shakespeare restent épouvantés, ou du moins inquiets, en face de ces Sonnets, d’un sentiment et d’une expression tellement androgynes qu’on se demande si le génie qui parle ainsi est le génie de l’amour ou le génie de l’amitié…

Tel est pourtant l’incomplet de cette histoire et de cette critique que nous a donné Guizot dans cette œuvre, trop courte d’ailleurs, intitulée la Vie de Shakespeare. Quoique Guizot y ait montré un sens critique sur lequel nous reviendrons plus tard, quand nous ferons la revue de tous les critiques de Shakespeare, cependant le critique n’a pas plus triomphé que l’historien de la difficulté de ce sujet, que l’esprit humain n’a pas rejeté et ne veut pas rejeter comme impossible.

Guizot a succombé dans sa lutte avec ce sujet-sphinx, dont l’énigme est dans le silence. On dit qu’une autre illustration de ce temps se prépare à traiter ce sujet, enflammant pour les esprits ambitieux par sa difficulté même. M. Victor Hugo doit donner un volume sur Shakespeare, pour joindre à la traduction de son fils. Le poète le plus écarlate de la sonorité et de la couleur est trop exclusivement extérieur pour parler profondément de ce Shakespeare, qui surplombe, lui, également les deux mondes, le monde visible et l’invisible.

Certes, M. Victor Hugo pourra nous sonner un grand air de trompe en l’honneur de Shakespeare et même se servir pour cela du cor de Roland, mais, certes, il ne nous donnera pas davantage. Et après lui comme après Guizot, la Vie de Shakespeare n’en restera pas moins toujours au concours de l’Esprit humain.