M. de Voltaire, et M. de Maupertuis.
Leur querelle a fait tant de bruit en Europe, on en a parlé si différemment, que c’est rendre service au public de lui en donner une histoire fidelle.
Il faut remonter d’abord au démêlé de Maupertuis avec le célèbre Kœnig, Suisse de nation, professeur de philosophie & de droit naturel en Hollande, bibliothécaire du prince Sthadhouder, & de madame la princesse d’Orange, membre de l’académie de Prusse, un des plus grands mathématiciens de l’Europe.
Maupertuis couroit la même
carrière. La conformité
d’étude & de talens les lia d’abord. Voici comment ils se brouillèrent :
c’est un académicien de Berlin, qui le manda, dans le temps, à un
académicien de Paris. « M. de Maupertuis, dans une brochure
intitulée, Essais de cosmologie, prétendit que la
seule preuve de l’existence de dieu est A R ✝ N R B qui doit être un minimum. Il affirme que, dans tous les cas possibles,
l’action est toujours un minimum, ce qui n’est pas
moins faux. M. Kœnig, ainsi que d’autres mathématiciens, a écrit contre
cette assertion étrange ; & il a cité, entr’autres choses, un
fragment d’une lettre de Léibnitz, où ce grand homme disoit avoir
remarqué que, dans les modifications du mouvement, l’action devient
ordinairement un maximum, ou un minimum.M. de Maupertuis crut qu’en produisant ce fragment, on
vouloit lui enlever la gloire de sa prétendue découverte, quoique
Léibnitz eut dit précisément le contraire de ce qu’il avance. Il força
quelques membres, pensionnaires de l’académie de Berlin,
qui dépendent de lui, de sommer M. Kœnig de produire
l’original de la lettre de Léibnitz ; & l’original ne se trouvant
plus, il fit rendre, par les mêmes membres, un jugement, qui déclare M.
Kœnig coupable d’avoir attenté à la gloire du sieur
Moreau de Maupertuis, en supposant une fausse
lettre.. »
Kœnig, indigné d’un pareil jugement, en appelle au public, & renvoie sa
patente d’académicien de Berlin. Il fait imprimer son appel. Il y refusoit de ses soumettre à la décision de l’académie,
comme ayant été prononcée par un tribunal incompétent, qui n’avoit aucun
droit sur lui, & par des juges mal instruits & passionnés. Cet
appel, écrit avec cette chaleur de stile que donne un juste ressentiment,
mit le public dans les intérêts de l’auteur. M. de Maupertuis appréhenda que
sa gloire ne fut compromise, « il écrivit, & fit écrire à madame
la princesse d’Orange, pour l’engager à faire supprimer, par son
autorité, les réponses que M. Kœnig pourroit faire. En agir de la forte,
accuser & ne vouloir pas qu’on se justifiât,
c’étoit abuser de sa place pour ôter la liberté aux gens de lettres,
& pour persécuter un honnête homme, qui n’avoit d’autre crime que
celui de n’être pas de son avis. Plusieurs membres de l’académie de
Berlin, ont protesté contre une conduite si criante, & quitteroient
l’académie, que le sieur Maupertuis tyrannise & déshonore, s’ils ne
craignoient de déplaire au roi, qui en est le protecteur »
. On
jugera, par cette lettre, quelle étoit, à Berlin, la fermentation des
esprits.
M. de Voltaire, qui s’intéressoit à la gloire de l’académie, crut qu’elle alloit directement contre ses droits, qu’elle s’avilissoit & oublioit le plus beau partage des gens de lettres, la liberté & l’égalité. Il se dévoua pour l’honneur du corps, & le vengea d’une oppresseur, qui faisoit un si grand abus du titre de président. Il écrivit contre Maupertuis.
Outre l’amour invincible de l’auteur d’Akakia pour l’indépendance, il y eut d’autres motifs qui le déterminèrent à travailler à cet ouvrage, unique en son genre. Premièrement, il étoit ami de Kœnig : leur liaison s’étoit formée du temps de madame du Châtelet, cette femme extraordinaire* & si supérieure à son sexe. Kœnig lui montroit les mathématiques. M. de Voltaire en faisoit alors son étude : il ne s’occupoit que d’elles & de la physique. Secondement, il avoit toujours causé de la jalousie à Maupertuis. Lorsqu’ils étoient en France, on voyoit bien que leur caractère ne se convenoit pas. Toutes les fois qu’ils se rencontroient dans une maison, Maupertuis y étoit mal à son aise : il jettoit d’abord quelques feux ; mais bientôt éclipsé par un homme supérieur dont la conversation a tant d’agrémens, il tomboit dans la tristesse & l’ennui ; de façon qu’on évitoit de les faire trouver ensemble.
Devenus tous deux les favoris d’un monarque tel que le roi de Prusse, appellés & fixés à sa cour, obligés de se voir continuellement, la mésintelligence augmenta. Maupertuis ne vit qu’avec beaucoup de peine, arriver à Berlin, quelques années après lui, l’objet de sa jalousie. Le président de l’académie ne vouloit point de conseillers qui partagent sa considération dans le public, ni sa faveur auprès du prince. Il y eut de mauvais plaisans qui parièrent que ces deux célèbres François, qu’on disoit naturalisés Prussiens, ne seroient pas trois mois ensemble sans qu’il ne survînt entre eux quelque sujet de brouillerie.
Dès son arrivée en Prusse, M. de Voltaire crut avoir des raisons de se plaindre. Il voulut faire recevoir de l’académie plusieurs auteurs distingués. Maupertuis refusa de les admettre & lui suscita des ennemis, entre autres l’auteur du qu’En dira-t-on, des Mémoires de madame de Maintenon, & de quelques autres ouvrages, qui annoncent moins le talent que l’audace & le mépris des bienséances. Le jeune auteur vouloit aller à la célébrité : la plus grande qu’il ait eue lui vient en effet de son acharnement contre la personne & les écrits d’un grand homme*.
Maupertuis, attentif à se faire des partisans, gagna facilement la Beaumelle,
qui se trouvoit alors à Berlin. Ce grave président lui rapporta que M. de
Voltaire, dans un souper avec
le roi, avoit mal
parlé du qu’En dira-t-on & de l’auteur ; qu’il avoit
prétendu que cet ouvrage étoit injurieux à sa majesté, qu’on l’y
« comparoit lui-même aux petits princes Allemands, & qu’on
traitoit ses courtisans de nains & de bouffons »
. La
Beaumelle ne manqua pas de se livrer à des emportemens. Il se récria sur ce
qu’on interprêtoit mal ses pensées, & sur ce qu’on empoisonnoit la
réflexion suivante : « Le roi de Prusse a comblé de bienfaits les
gens de lettres, par les mêmes principes que les princes Allemands
comblent de bienfaits un bouffon & un nain. »
Toutes ces tracasseries étoient faites & tous ces pièges tendus, sans que
M. de Voltaire se doutât de rien. Il s’exprime ainsi lui-même dans une
lettre qu’il écrivit alors : « J’étois uniquement occupé de mon
étude. Je ne connoissois presque personne des ministres & de tout ce
qu’il y avoit à la cour, je ne rendois pas même les visites, quelquefois
les plus indispensables. J’avois mangé souvent à la table du roi avec
des personnes dont j’ignorois le nom. Mais
quelques attentions singulières du roi, une grosse pension, la faveur
de le voir à des heures réglées, de lire avec lui plus intimément les
ouvrages par lesquels le roi se délasse du gouvernement, m’ont attiré la
jalousie. »
Les mauvaises intentions d’un rival en crédit à la cour de Berlin, vinrent bientôt à la connoissance de M. de Voltaire. Il se contenta d’avoir recours à quelques traits de plaisanterie. C’est alors qu’il donna l’Akakia. Si jamais Maupertuis, disent ses adversaires, passe à la postérité, ce fera par cet ouvrage, qui est une critique très vive, & malheureusement trop juste de tous des siens. Ce géomètre, d’ailleurs▶ estimable, n’a rien inventé dans sa partie. La critique porte sur les opinions singulières & ridicules où l’a conduit la fureur de dire des choses nouvelles, de se distinguer par sa manière d’écrire, comme il se distingua toujours par celle de s’habiller, de se présenter & de parler. On se souvient encore quel étoit l’extérieur bisarre de sa personne.
Le docteur Akakia se moque surtout de l’idée d’établir une ville
latine, du beau projet de ne point payer les médecins,
lorsqu’ils ne guérissent pas les malades ; de cette
comète qui viendra voler notre lune, & porter ses attentats
jusqu’au soleil
; de ces observations nouvelles sur la
génération ; de l’âge de maturité qui est la mort, & non l’âge viril ;
de la démonstration, par algèbre, de l’existence de dieu ; du moyen de
connoître & de prédire sûrement l’avenir ; du conseil de
dissequer des cervaux de géans hauts de onze pieds, &
d’hommes velus portant queue, afin de sonder la nature de
l’intelligence humaine
. Le même docteur ne conçoit pas
le natif de S. Malo, d’avoir prétendu qu’on
modifie l’ame avec de l’opium
, qu’on fait
naître
des anguilles avec de la farine délayée, &
des poissons avec des grains de bled
; qu’on pourroit
naviger tout droit, directement sous le pôle
arctique
, & faire un trou qui allât jusqu’au centre
de la terre,
attendu que, pour l’ouverture de ce trou,
il faudroit excaver au moins toute l’Allemagne ; ce qui porteroit un
préjudice notable à la balance de l’Europe
. Akakia
termine sa critique, en disant à l’ennemi juré de Kœnig, « qu’il ne
compromette
personne dans une querelle de néant
que la vanité veut rendre importante ; qu’il ne fasse point intervenir
les dieux dans la guerre des rats & des grenouilles ; qu’il n’écrive
point lettres sur lettres à une grande princesse, pour forcer au silence
son adversaire, & pour lui lier les mains afin de
l’assassiner »
.
Tous ces traits lancés sur l’auteur de la Vénus physique, étonnèrent ses partisans. Ils appellèrent de l’opinion qu’on vouloit en donner aux vers faits à sa louange, pour être mis au bas de son portrait, où il est représenté en lapon applattissant les pôles de la terre.
Ce globe, mal connu, qu’il a sçu mésurer,Devient un monument où sa gloire se fonde.Son sort est de fixer la figure du monde,De lui plaire & de l’éclairer.
Si M. de Voltaire se satisfit en ne suivant que le conseil de la vengeance, il s’attira, en même temps, une disgrace éclatante. Le roi de Prusse lui avoit recommandé de rester neutre dans le démêlé de Kœnig & de Maupertuis. On surprit une impression de L’Akakia chez un libraire de Berlin. Tous les exemplaires furent arrêtés. Le roi de Prusse voulut sçavoir si l’ouvrage n’étoit imprimé en aucun autre lieu. Il sçut qu’il en avoit été envoyé à Kœnig un exemplaire manuscrit. L’Akakia parut bientôt après. Le roi de Prusse en donna des marques de mécontentement sur lesquelles la voix publique a beaucoup varié, & sur lesquelles on ne sçait rien de certain.
On a prétendu que ce prince, en disgraciant l’homme de génie qu’il avoit le
plus desiré d’avoir à sa cour, l’avoir accablé de ces paroles : « Je
ne vous chasse point, parce que je vous ai appellé ; je ne vous ôte
point votre pension, parce que je vous l’ai donnée : mais je vous défens
de reparoître devant moi »
: rien n’est plus faux. M. de
Voltaire fut toujours libre de paroître à la cour. Sa majesté daigna même le
nommer d’un voyage de Postzdam : elle lui rendit la clef de chambellan,
& le cordon de l’ordre du mérite que ce grand poëte
lui avoit remis, & qu’il ne perdit réellement que quelque temps après.
On connoît les quatre vers qu’il envoya au roi
de
Prusse à cette occasion :
Je les reçus avec tendresse,Et je les rends avec douleur,Comme un amant, dans sa fureur,Rend le portrait de sa maîtresse.
L’écrivain le plus fait pour mériter des égards, se voyant ainsi la victime de la jalousie, & sacrifié par un prince dont l’histoire parlera longtemps, & pour lequel il avoit tout quitté, patrie, amis, parens, emplois, repos ; comprit, mais trop tard, qu’il avoit mal connu les rois : peut-être n’eût-il jamais été dans le cas de s’en plaindre, s’il eut pu se plier au manége des cours. Il desira vivement de s’arracher à celle de Berlin. Ses vœux & ses soupirs se tournèrent vers sa patrie ; il pressa sa sortie de Prusse : ◀d’ailleurs, sa santé ne lui permettoit point d’y rester plus longtemps. Il fit valoir cette raison auprès du monarque qui la rejettoit, & qui desiroit de le voir encore attaché à lui. Les chagrins, les infirmités du poëte redoublant, il fut assez heureux pour obtenir son congé ; mais toujours à des conditions très-flatteuses pour lui. Son entrevue avec le prince en le quittant fut intéressante & singulière. Le monarque s’attendrit, le conjura, de la manière la plus séduisante, de retourner, dans ses états, aussitôt qu’il se porteroit mieux. Le poëte lui-même fut si touché dans ce moment qu’il écrivit à Paris, qu’en revoyant le roi de Prusse, il avoit retrouvé ce roi enchanteur.
L’expression étoit convenable. Il n’est point de marques d’estime &
d’attachement qu’il n’eut données à M. de Voltaire. Ce prince avoit
auparavant entretenu avec lui, quinze ans entiers, un commerce de lettres ;
commerce philosophique d’esprit, de goût, de vers & de prose ; commerce
sans exemple entre un souverain & un particulier. Le héros, surnommé le
Salomon & l’Alexandre du Nord,
après une victoire, ou la prise d’une ville, lui envoyoit du milieu d’un
camp des productions de génie. C’est ainsi que César, au milieu du bruit des
armes, écrivoit, dans sa tente, ses mémoires, & des remarques de
grammaire. Le roi de Prusse, impatient d’avoir son oracle à sa cour, lui
manda ces propres mots, après la mort de l’immortelle
Emilie : « J’ai respecté une amitié de quinze ans
avec madame du Châtelet ; mais actuellement je suis une de vos plus
anciennes connoissances. »
On prétend que, lorsqu’il le sçut en
chemin pour la Prusse, il s’écria,
je le
tiens
. L’envoyé d’Ammon disoit plaisamment qu’à l’exception
de la Silésie, son maître eut tout donné pour avoir M. de Voltaire.
Ce dernier quitta la Prusse au mois de mars 1753, c’est-à dire, après trois ou quatre ans de séjour en ce royaume. Il se proposoit d’aller à Plombières, & d’y attendre la saison des eaux ; mais son état de foiblesse le contraignit de s’arrêter à Léipsig. Toutes les gazettes annoncèrent son arrivée en cette ville. L’Europe entière s’occupa de lui & de sa disgrace : il fit même l’entretien du peuple.
On étoit étonné de voir son adversaire garder si longtemps le silence : mais il étoit alors mourant d’une maladie de poitrine. Aussitôt qu’il fut rendu à la vie, il en instruisit ainsi, par une lettre, l’auteur de l’Akakia :
« Je vous déclare que ma santé est assez bonne pour vous venir trouver partout où vous serez, pour tirer de vous la vengeance la plus complette. Rendez grace au respect & à l’obéissance qui ont jusqu’ici retenu mon bras. Tremblez ! »
Maupertuis.
La réponse de M. de Voltaire à ce cartel de défi, à cette rodomontade est
très-plaisante. La requête présentée par le docteur Akakia
à l’université de Léipsig, le décret donné par cette même université, la
lettre d’un lapon Malouin, au secrétaire de l’académie,
respirent encore une imagination enjouée & supérieure à toutes les
maladies, à toutes les disgraces, à tous les événements de la vie. On ne put
s’empêcher de rire du portrait « d’un vieux capitaine de cavalerie
travesti en philosophe, marchant en raison composée de l’air, distrait
& de l’air précipité ; l’œil rond & petit, la perruque de même ;
le nez écrasé ; la physionomie mauvaise, ayant le visage plein, &
l’esprit plein de lui-même »
.
C’est ainsi que M. de Voltaire, dans son séjour à Léipsig, malgré tous ses
maux, & malgré les menaces du géomètre,
soutenoit le ton qu’il avoit pris : mais il fut saisi de douleur &
d’étonnement, lorsqu’il lut ces paroles rapportées dans une gazette
d’Utrecht, & qu’on disoit faussement lui avoir été adressées par le roi
de Prusse : « Il n’étoit pas besoin de faire le malade pour obtenir
votre congé… Je hais les gens à cabale. »
Etant encore à Léipsig, il fut invité, par la plupart des princes d’Allemagne, à venir à leur cour. Une sœur du roi de Prusse, la margrave de Bareith, lui dépêcha un courrier pour l’engager à se rendre à la sienne. Flatté de cette attention honorable en pareilles circonstances, il se transporta à Bareith. Cette illustre princesse est la même qu’ont immortalisé ses vertus & l’ode philosophique, qu’après sa mort le poëte a cru devoir lui adresser.
Il étoit incertain si de Bareith il iroit à Plombières, à Lunéville, à
Manheim. Il se décida pour venir à Strasbourg. Une de ses nièces, madame
D***, y vole. Elle apprend qu’il est très-malade à Francfort & va le
joindre. L’un & l’autre y sont arrêtés &
gardés à vûe. Quel étoit donc le crime de l’oncle ? celui d’avoir entre
les mains un écrit,
qui n’étoit pas un contrat, mais un
pur effet de la volonté du roi de Prusse, ne tirant à aucune
conséquence
a, & un livre de poësies de ce
même prince, qui, après en avoir fait tirer quelques exemplaires & les
avoir distribués à différentes personnes, du nombre desquelles étoit M. de
Voltaire, avoit ordonné qu’on brisât la planche. Le roi de Prusse réclamoit
ces deux gages de ses premiers transports d’affection & d’estime. Le
favori disgracié ne pouvoit les rendre, parce qu’ils étoient, avec ses
autres papiers, à Hambourg ou à Paris. Il protesta qu’il les remettroit dès
l’instant qu’ils seroient entre ses mains ; consentant, s’il manquoit à sa
parole,
d’être déclaré criminel de lèze-majesté envers
le roi de France son maître & le roi de Prusse
. A
l’égard du sujet de la détention de la nièce on ne put pas même en imaginer
un. Le procédé qu’on avoit eu pour elle étoit si extraordinaire, que le roi
de Prusse se défendit de l’avoir fait arrêter, & ne
tarda pas à procurer aux prisonniers leur délivrance.
Dans le temps de cette aventure fâcheuse, on donna au théâtre François Alzire, Zaïre, Mérope
& les plus belles pièces du même auteur. Les comédiens intéressèrent le
public en sa faveur. Devenu libre, il alla passer quelque temps à Manheim
chez l’électeur Palatin. C’est de Mayence qu’il écrivit à sa nièce,
retournée à Paris, cette fameuse lettre où il lui retrace l’horreur de la
situation où ils ont été. « Je crois que c’est un rêve : je crois que
tout cela s’est passé du temps de Syracuse, &c.
&c. »
On disoit faussement qu’il étoit Prussien. De-là cette exclamation :
« Peut-on prétendre sérieusement que l’auteur du Siècle de Louis XIV n’est pas François ? Oseroit-on dire cela
devant les statues de Henri IV & de Louis XIV, & j’ajouterai de
Louis XIV ; & j’ajouterai de Louis XV ; puisque je fus le seul
académicien qui fis son panégyrique, quand il nous donna la paix ; &
lui-même a ce panégyrique traduit en six langues. »
Il adresse
ces paroles au roi de Prusse : « Il se souviendra qu’il a été mon
disciple, & que je n’emporte rien d’auprès de lui que
l’honneur de l’avoir vu en état de mieux écrire que
moi. Il se contentera de cette supériorité, & ne voudra pas se
servir de celle que lui donne sa place, pour accabler un étranger qui
l’a enseigné quelquefois, qui l’a chéri & respecté
toujours. »
Maupertuis passa pour être l’artisan de toute cette indignité, & pour en
avoir ourdi la trame à Francfort, quelque tems avant que de venir en France.
On ajoute qu’il avoit concerté, dans cette ville, cette vengeance avec le
résident du roi de Prusse. Le protégé déclaré de ce monarque parut à Paris
avec l’air de la plus grande satisfaction. Sa victoire fut complette. Il eut
l’honneur d’être présenté à la cour ; mais ce triomphe même lui nuisit. On
discuta ses talens* : l’homme trop heureux fit
évanouir dans Maupertuis l’écrivain supérieur. La persécution, au
contraire, servit son ennemi. Elle désarma l’envie acharnée à lui nuire : on
le plaignit. Ses malheurs étoient la suite de la condamnation de Kœnig par
l’académie de Berlin. Presque tous les sçavans de l’Europe trouvèrent
étrange la conduite de cette même académie. Quelques-uns de ses anciens
membres furent tentés de lui renvoyer, comme Kœnig, leurs patentes. Ce fut
un grand sujet d’étonnement de voir un monarque intervenir dans une querelle
d’auteur. Frédéric eût dû se sauver des petitesses de Christine, qui entroit dans les tracasseries des sçavans
qu’elle avoit à sa cour, qui se faisoit un plaisir malin de les brouiller,
qui mettoit souvent de l’autorité lorsqu’il n’en falloit pas, qui prit avec
chaleur la défense de Saumaise contre Isaac Vossius. Une circonstance qu’il
ne faut pas omettre, & bien honorable au roi de Prusse,
c’est son courage à reconnoître qu’il a été trop loin, à
réparer une démarche précipitée. Il a dédommagé, & dédommage encore
autant qu’il peut, par des lettres fréquentes & pleines d’estime, celui
dont les écrits font si fréquemment son éloge, celui qui, tout entier à la
philosophie, désabusé des grands & des rois, préfère l’indépendance
& le repos à toutes les cours. Monsieur de Voltaire a remercié l’auguste
impératrice de Russie de l’honneur qu’elle lui a fait de l’appeller à la
sienne. Sollicité continuellement de retourner à celle de Berlin, il se
contente de répondre au monarque, pour lequel son cœur n’a point changé :
Je ne puis vivre avec vous ni sans
vous.
L’exemple de ce grand poëte & les vers* d’Alain Chartier, sont une belle
leçon :
Le chagrin suit les cours ; fuis-les pour être heureux.Leur séjour est celui de mille maux affreux,Des soucis, des revers, des noires injustices.On y met de niveau les vertus & les vices.