(1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre septième. Les altérations et transformations de la conscience et de la volonté — Chapitre premier. L’ubiquité de la conscience et l’apparente inconscience »
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(1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre septième. Les altérations et transformations de la conscience et de la volonté — Chapitre premier. L’ubiquité de la conscience et l’apparente inconscience »

Chapitre premier
L’ubiquité de la conscience et l’apparente inconscience

I. Ubiquité de la sensibilité dans l’organisme.

II. Diminutions et déplacements de la conscience, produisant l’apparence de l’inconscience.

Nous avons déjà signalé le principe que nous croyons appelé à dominer la psychologie : ubiquité de la conscience et de la volonté sous des formes plus ou moins rudimentaires, mais qui enveloppent toutes un germe de discernement, un germe de bien-être ou de malaise, enfin un germe de préférence, par conséquent le processus fondamental dont l’idée-force est la forme la plus haute. Après avoir montré l’application de ce principe au corps vivant, nous étudierons successivement les diminutions, les déplacements, enfin les désintégrations de la conscience, soit sous l’action de la maladie, soit sous celle de l’hypnotisme et de la suggestion. Nous en tirerons ensuite des conclusions générales sur la valeur et le rôle de l’idée du moi.

I
Ubiquité de la sensibilité dans l’organisme

Un des points que nous considérons comme établis, c’est qu’un être vivant est, en réalité, une société d’êtres vivants serrés les uns contre les autres et en communication immédiate. Chaque cellule est déjà un petit animal ; les grands organes, comme le cœur, l’estomac, le cerveau, sont des associations particulières en vue de besoins particuliers, au sein de l’association générale. Dans les animaux très inférieurs, comme les polypes, la méduse, l’étoile de mer, cette individualité des diverses parties est manifeste, puisque la partie séparée du tout peut encore vivre, reformer un animal entier. Chez les animaux supérieurs, les spermatozoaires peuvent et doivent se séparer du tout pour reconstituer un individu de la même espèce.

A mesure que, dans l’échelle des êtres, la centralisation va croissant, le cerveau devient de plus en plus-dominateur. Il prend pour lui les fonctions de prévoyance et de mémoire, les idées et les réactions à l’égard d’objets absents ; il ne laisse aux ganglions inférieurs que le soin de réagir à l’égard d’objets présents, sous l’aiguillon immédiat de la sensation actuelle. Par l’énergie même du travail dont il se trouve ainsi chargé, le cerveau produit un effet inhibiteur sur les autres centres nerveux, c’est-à-dire qu’il les empêche de manifester ouvertement tout ce dont ils seraient capables. Grâce à ce despotisme cérébral qui s’est développé chez les animaux supérieurs, les centres de la moelle, de plus en plus dépourvus de spontanéité, sont devenus automatiques dans leur fonctionnement. On sait d’ailleurs que toute fonction non exercée est de jour en jour plus difficile, que tout organe non exercé s’atrophie. Chez les sujets atteints de strabisme, l’œil le plus faible s’affaiblit progressivement par le manque d’exercice, jusqu’à perdre parfois la vision. Il en est ainsi de l’intelligence ou conscience rudimentaire qui, à l’origine, existait dans les ganglions inférieurs. Chez le ver de terre, la tête n’a pas beaucoup plus de génie que les autres segments de l’animal ; chez l’homme, la tête est un Bonaparte qui plie tout le reste sous son joug. Les animalcules inférieurs soudés l’un à l’autre, sous la domination du cerveau, sont, si l’on peut dire, de plus en plus hébétés par une discipline inexorable. Pourtant la vie propre des parties se manifeste encore, même chez les animaux supérieurs : le cœur enlevé à un éléphant peut continuer assez longtemps de battre ; l’homme décapité dont on blesse la poitrine peut, dans certaines conditions, faire avec le bras un mouvement de défense et porter la main à l’endroit menacé, — mouvement accompagné sans doute de vagues sensations douloureuses dans la moelle épinière.

On a d’abord voulu expliquer tous ces faits par un mécanisme brut, analogue, disait Maudsley, à celui du piston d’une machine à vapeur. Mais une machine dont on altère ou brise un rouage essaie-t-elle de poursuivre quand même le résultat utile pour lequel elle a été faite ? Enlevez une roue à une locomotive, la locomotive n’essaiera pas de se tenir en équilibre et de marcher avec l’autre roue. Au contraire, irritez avec un acide le genou droit d’une grenouille décapitée, elle essaiera de l’essuyer comme d’ordinaire avec le pied droit. — Résultat tout mécanique, disent les partisans de Maudsley : quoiqu’il n’y ait plus aucune sensation, la machine fonctionne quand même, comme s’il y avait encore utilité, but poursuivi. — Fort bien ; mais alors, si vous coupez le pied droit et irritez le genou droit avec de l’acide, la machine devra être réduite à l’impuissance ; tout au plus le moignon droit pourra-t-il s’agiter. Or, ce n’est point-là ce qui se passe, et voici un fait significatif : ne pouvant, comme d’habitude, essuyer le genou droit avec le pied droit, l’animal décapité l’essuie avec le pied gauche ; pour une machine qui ne sent pas, le procédé est assez ingénieux. N’est-il donc pas naturel de croire avec Pflüger que, dans les lobes optiques, dans le cervelet et dans la moelle épinière de l’animal décapité, il y a encore des sensations, avec des réactions motrices appropriées ? Goltz arrive aux mêmes conclusions. Une grenouille saine, emprisonnée dans l’eau par une glace placée au-dessus de sa tête, saura fort bien découvrir une sortie par les coins pour aller respirer l’air. Enlevez à la grenouille ses hémisphères cérébraux et placez-la sous la même vitre ; si vraiment il ne subsiste plus ni sensation ni appétition, s’il ne reste plus aucune trace d’intelligence, la machine vivante pourra bien encore frapper son nez contre la vitre et demeurer là jusqu’à ce qu’elle soit suffoquée ; mais ce n’est point ce qui se passe. Cette machine « insensible et brute » continue de chercher une ouverture, la trouve et vient enfin respirer l’air. Placez sur le dos une grenouille sans cerveau, après lui avoir attaché une de ses pattes, vous poserez à la machine vivante un petit problème de mécanique, car les mouvements nécessaires alors pour se remettre sur le ventre ne sont pas les mêmes que dans les circonstances ordinaires ; or, cette prétendue machine, dont vous croyez que toute idée et toute sensation est désormais absente, résoudra fort bien le problème et se remettra sur le ventre. Renversez une pendule, elle ne se redressera pas pour continuer de marquer l’heure.

On voit se restaurer les fonctions après les amputations et les blessures : les grenouilles qu’on a privées d’hémisphères se meuvent bientôt spontanément, mangent des mouches, se cachent dans le gazon. Les carpes de Vulpian, privées de leur cerveau, trois jours après l’opération s’élancent vers la nourriture. Elles voient les morceaux de blanc d’œuf qu’on leur jette, les suivent, les saisissent ; elles luttent avec les carpes intactes pour happer ces morceaux. Shraeder enlève à des pigeons leurs hémisphères ; après trois ou quatre jours, les pigeons ont recouvré la vue ; en marchant ou en volant, ils évitent tous les obstacles : parmi divers perchoirs, ils choisissent toujours le plus commode ; montés très haut, ils descendent de perchoir en perchoir, en suivant le meilleur chemin, avec l’exacte notion des distances. Goltz conclut de ses expériences que l’oiseau sans hémisphères sent toujours, mais qu’il est réduit à une existence « impersonnelle » ; — nous dirions plutôt isolée et insociable. Il vit comme un ermite ; il ne connaît plus ni amis ni ennemis ; il n’aperçoit aucune différence entre un corps inanimé, un chat, un chien, un oiseau de proie qui se trouve sur sa route ; le roucoulement de ses pareils ne lui fait pas plus d’impression que tout autre bruit ; la femelle n’accorde aucune attention au mâle, le mâle à la femelle ; la mère ne fait pas attention à ses petits. C’est donc bien la vie familiale et sociale qui a disparu ; ce sont les rapports avec les autres êtres animés qui ne viennent plus se représenter dans la tête de l’animal. Mais, si son moi social a disparu, l’animal conserve cependant, en une certaine mesure, son moi personnel, réduit au présent et renfermé comme Robinson dans son île.

La restauration des organes et des fonctions après les amputations prouve deux choses importantes pour la psychologie. 1° Un organe ou une partie d’organe peut souvent suppléer un autre organe ou une autre partie d’organe, en s’exerçant à la fonction nouvelle qu’exigent les circonstances. 2° Ces organes suppléants étaient déjà autrefois capables de la fonction qu’ils accomplissent ; ils l’auraient même toujours accomplie s’ils n’avaient pas été arrêtés, inhibés par l’action du cerveau, qui les a réduits à une inertie relative. Donc encore tout sent dans le corps vivant. Une ressemblance de structure implique d’ailleurs une ressemblance de propriétés ; or, la structure ganglionnaire du cordon spinal est semblable à la structure ganglionnaire du cerveau : il doit donc y avoir entre les deux communauté de propriétés. Si la sensibilité n’existait pas dans les vertèbres sous une forme rudimentaire, elle n’aurait pu, par une évolution graduelle, se développer dans le cerveau, qui n’est qu’une vertèbre grossie.

On connaît le cas frappant des lésions de la moelle épinière, à la suite desquelles le sujet ne sent rien au-dessous de l’endroit blessé : le malade est alors coupé en deux. En faut-il conclure que la partie inférieure ne sente pas ? — Elle peut sentir à sa manière. Lorsqu’un bras séparé du corps est disséqué par l’anatomiste, si on voyait les doigts saisir le scalpel, le repousser, ou le pouce essuyer l’acide irritant, pourquoi demande Lewes, refuserait-on d’admettre que les centres du bras sentent, quoique ie cerveau et l’homme ne sentent pas ? Il en est de même dans le cas de ces malades. Si une jambe est pincée, piquée, l’homme ne sent pas, mais les centres de la jambe sentent et la font s’agiter. Le segment cérébral, ajoute avec raison Lewes, possède les organes de la parole et les traits du visage par lesquels il peut communiquer à autrui ses sensations, le segment spinal n’a aucun moyen semblable, mais ceux qu’il a, il les emploie.

Il ne faut pas confondre cette sensibilité permanente avec la conscience réfléchie ou avec la volonté intentionnelle. Selon nous, les cellules de la moelle ne conçoivent rien et ne veulent rien expressément : mais elles n’en sont pas moins dans un état plus ou moins analogue à ce que nous appelons sentir. Elles éprouvent un bien-être ou un malaise rudimentaire, une émotion infinitésimale qui suffit à produire des impulsions infinitésimales ; et celles-ci, en s’accumulant, en s’intégrant, aboutissent à une impulsion visible comme résultante. Au reste, si les centres de la moelle sont presque réduits chez l’homme à l’automatisme des actions réflexes, il n’en est plus de même à mesure qu’on descend l’échelle animale ; nous avons vu qu’alors les centres de la moelle manifestent non seulement une sensibilité rudimentaire, mais de la conscience et de la volonté, parfois même de l’intelligence. L’automatisme n’est donc pas primitif, comme on l’a cru longtemps, mais dérivé : il est de la conscience paralysée.

Concluons que, dans l’animal, il n’est aucune partie qui n’ait quelque vie psychique en même temps que physique. Il y a partout, dans les corps organisés, des sensations et appétitions plus ou moins rudimentaires, des éléments d’états de conscience plus ou moins diffus et nébuleux. Les organes importants du système nerveux sont des concentrations de la vie sensitive et appétitive ; le cerveau n’est qu’une concentration encore plus puissante, où la sensation devient idée, l’appétition volonté, où la vie enfin prend conscience de soi.

II
Diminutions et déplacements de la conscience

I. —

Puisque tout sent en nous, diront les partisans de l’inconscient, comment expliquer les cas d’apparente inconscience, où notre moi ne saisit plus rien ? — De trois manières. Dans le premier cas, si notre moi n’aperçoit point ce qui se passe en nous, c’est que la conscience devient trop faible et trop indistincte ; dans le second cas, c’est qu’une partie du cerveau ou de la moelle épinière prend pour elle la fonction mentale ; dans le troisième cas, c’est qu’un autre moi tend à s’organiser aux dépens du moi central, qui se désorganise. Examinons successivement ces trois phénomènes : diminution, déplacement, désintégration de la conscience.

D’intéressantes expériences ont montré que, si on diminue l’intensité de la lumière, toutes les couleurs, à l’exception du rouge spectral, donnent place tôt ou tard à un simple gris sans couleur distincte. Outre une certaine intensité, une certaine durée est nécessaire pour produire la sensation d’une couleur déterminée : le spectre solaire, vu instantanément, n’apparaît pas de sept couleurs, mais seulement de deux, faiblement rouge du côté gauche et bleu du côté droit. Il suffit donc de diminuer l’intensité et la durée d’une modification dc la conscience ou de l’appétit vital pour diminuer par cela même sa qualité distinctive, c’est-à-dire la nuance qu’elle offre comme sensation, émotion ou impulsion ; elle tend alors à se fondre dans l’ensemble confus des autres modifications qui constitue le sens total de la vie. Nous sentons vaguement un milieu où nous sommes plongés et où, pour ainsi dire, nous nageons, mais comment discerner à part l’action des myriades de gouttes d’eau qui nous pressent et dont toutes les pressions se ressemblent ? Il y a des systèmes de mouvements, comme ceux du violoniste, qui sont enchaînés par l’habitude : la plus petite excitation du premier anneau de la chaîne produit une déchargé le long des autres anneaux, mais cette excitation, en certains cas, peut n’avoir ni le degré d’intensité ni le degré de distinction nécessaire pour être reconnue et nommée par le moi. C’est une excitation subconsciente.

Beaucoup de faits qu’on prétendait naguère inconscients ne tarderont pas à s’expliquer, croyons-nous, par l’association d’états de conscience faibles et indistincts avec d’autres états de conscience plus forts et plus distincts. Et cette association est un phénomène qui se produit sans cesse dans la vie normale. Quand une idée en suggère une autre, c’est qu’elles ont été précédemment associées soit dans une représentation commune, soit simplement dans un état commun de la conscience générale, soit même dans un travail commun et systématisé de la moelle ou du cerveau. Si la suggestion est possible, c’est que l’idée suggérée, dont la conscience est distincte, appartenait à un tout donné d’une manière indistincte ; quand cette idée surgit du sein de la masse, le reste demeure non pas « au-dessous du seuil de la conscience », comme on le répète sans cesse, mais fondu dans l’état général de la conscience, dans l’énergie psychique totale de l’organisme. C’est ainsi que nous interprétons plusieurs des curieuses expériences de MM. Binet et Pierre Janet, sur les hystériques ayant des membres insensibles. Dans la main insensible d’une hystérique, placez une paire de ciseaux : sans rien sentir en apparence, elle n’en fera pas moins les mouvements nécessaires pour couper. Faut-il en conclure, comme le fait M. Binet, qu’il y ait une sensation vraiment « inconsciente » ? Cette conclusion n’est pas nécessaire. Un changement trop faible et trop indistinct pour que le moi puisse le remarquer à part n’en suffit pas moins à produire la décharge nerveuse sur les centres moteurs immédiatement associés ; or ces centres moteurs sont précisément ceux dont la mise en activité amènerait l’action de couper avec des ciseaux : il y aura donc décharge en ce sens, — et décharge d’autant plus sûre, d’autant plus machinale, que le cerveau, qui l’ignore, ne pourra plus l’inhiber ni la diriger. L’action se rapproche alors des actes réflexes accomplis par les centres inférieurs du cerveau ou par ceux de la moelle.

Une autre expérience, c’est d’exciter par le contact d’un objet connu, tel qu’un couteau, la paume de la main insensible : l’hystérique ne sent pas le contact du couteau, mais elle peut voir tout à coup un couteau. Selon nous, les mouvements tactiles sont alors trop faibles pour provoquer l’image tactile de l’objet, mais suffisants pour s’associer aux mouvements des centres visuels : ceux-ci, n’étant pas engourdis, se mettent tout d’un coup à vibrer et remplissent la conscience, comme une apparition qui surgirait dans la nuit.

Telle autre malade dont on touche le doigt n’éprouve aucune sensation cutanée localisable, mais elle a immédiatement la représentation visuelle de son doigt. Telle autre devine tout de suite, les yeux fermés, le mot qu’on lui a fait tracer : elle n’a pourtant pas senti, dit-elle, le mouvement imprimé à sa main pour la faire écrire, mais elle a la représentation visuelle du mot, qui lui apparaît tout à coup, dit M. Binet, « comme s’il était écrit à la craie sur un tableau noir ». En réalité, le cerveau ou la moelle a senti quelque chose d’indistinct qui n’est pas parvenu à prendre la forme tactile, mais qui a fini par prendre la forme visuelle. L’excitation imprimée à la main, n’ayant pu se dépenser tout entière sur les centres engourdis du tact, a rejailli sur ceux de la vision et, de sensation tactile indistincte, s’est transformée en sensation visuelle distincte. Ainsi, dans un objet animé d’une grande vitesse, un arrêt subit transforme le mouvement de translation en chaleur et en lumière.

Même explication pour les calculs « inconscients » des hystériques. La main insensible d’une hystérique est cachée derrière un écran : sans qu’elle s’en aperçoive, touchez cette main un certain nombre de fois ; priez ensuite la personne de penser et de prononcer un nombre quelconque, à son choix. En général, la réponse sera le nombre même des contacts de la main. Faut-il en conclure, comme on le fait d’habitude, que le calcul ait été opéré sans conscience, ou encore par « une seconde personnalité subconsciente ? » — Cela n’est point ici nécessaire. La main, quoique en apparence insensible, a envoyé au cerveau des impressions extrêmement faibles, qui ont provoqué une réaction machinale extrêmement faible sous forme d’une numération presque inconsciente. Quand nous sommes occupés à un travail, nous pouvons chanter machinalement, compter machinalement un, deux, trois, quatre ; l’hystérique en fait autant sans s’en apercevoir. Au moment où on lui demande de penser un nombre, elle en a déjà pensé un très vaguement. Tout au moins les cellules cérébrales ont vibré comme quand telle série d’impressions amène à sa suite tel chiffre qui la résume. Le mécanisme cérébral du mot quatre ou du mot cinq, qui vient de recevoir un commencement d’ébranlement, est donc plus prêt que tout autre à fonctionner quand la question arrive, et le nombre choisi en apparence au hasard est, en réalité, déterminé par la série des petites impressions antécédentes. L’association des états de conscience faibles entre eux ou avec des états de conscience forts suffit ainsi à expliquer la plupart des états ou actes prétendus inconscients. Si, dit lui-même M. Binet, on interroge le sujet avec certaines précautions, on peut mettre en évidence qu’il a, dans la plupart des cas, l’idée de l’excitation, « sans savoir comment ni pourquoi cette idée lui est venue, et sans se douter le moins du monde que cette idée correspond à la réalité. »

Un des exemples les plus frappants de la tendance qu’ont les idées à se réaliser en mouvements par tous les moyens possibles, et sans même que nous en ayons une conscience distincte, c’est que, lorsqu’une hystérique tient entre les doigts de sa main insensible une plume dans la position nécessaire pour écrire, cette plume enregistre l’état de conscience prédominant du sujet sans qu’il s’en aperçoive. Si le sujet pense spontanément à une personne à un objet, à un chiffre, ou si on le prie de penser à tout cela, sa main anesthésique, qui tient une plume, « écrit aussitôt, dit M. Binet, le nom de cette personne ou de l’objet, ou le chiffre. » Le sujet, quand ses yeux sont fermés ou que son attention est portée ailleurs, ne s’aperçoit pas du mouvement de sa main, qui révèle à l’expérimentateur le fond intime de sa pensée. Dès que le malade fait un effort intellectuel pour se rappeler ou pour raisonner ou pour deviner quelque chose, on voit sa main prendre l’attitude nécessaire pour écrire ; dès que le problème est résolu ou abandonné, « la main laisse tomber la plume et s’affaisse dans une attitude de résolution. »

M. Binet fait remarquer l’analogie de ce phénomène avec tous ceux qui ont été étudiés par M. Chevreul, à propos du pendule explorateur et des tables tournantes, ainsi que par M. Richet et M. Glay. Une image mentale consciente peut déterminer un mouvement inconscient. M. Binet demande à la personne quel est son âge ; au moment où elle répond : dix-huit ans, « et même quelques secondes avant qu’elle réponde », la plume qu’on a eu soin de glisser entre l’index et le pouce de sa main anesthésique fait la même réponse écrite. Le sujet a la représentation consciente de son âge : il n’a pas la représentation de ce qu’il écrit. Le phénomène « idéo-moteur » est conscient dans sa première moitié, inconscient dans la seconde.

L’image graphique subconsciente qui s’ajoute à la représentation mentale du sujet n’est pas suggérée uniquement par cette représentation mentale ; elle l’est aussi et en même temps par l’attitude donnée à la main. Nous avons, pour ainsi dire, les deux extrémités d’un courant mental ; d’une part, des idées dont le sujet a la conscience claire ; d’autre part, la sensation subconsciente d’une plume provoquant la tendance à écrire ; en même temps que le sujet pense, sa main est invitée par des sensations sourdes à exprimer la pensée.

Tous ces phénomènes confirment ce principe que chaque état psychique a pour corrélatif un état moteur particulier ; « notion fort importante, dit avec raison M. Binet, et que la psychologie contemporaine a largement contribué à mettre en lumière. »

II. —

Quand la sensation diminue sur un point, ses cléments doivent se répartir sur d’autres points, et l’affaiblissement de la conscience doit avoir, selon nous, pour corrélatif son déplacement. C’est là une nouvelle loi que la psychologie n’a pas encore suffisamment étudiée et qui, croyons-nous, prendra par la suite une importance croissante. Il y a entre les diverses parties du cerveau un commerce, un échange de tensions qui fait que l’activité mentale change sans cesse de centre, de forme et d’objet. A une sensation en succède une autre ; les sensations peuvent provoquer des émotions, des pensées, des volitions, des actions ; c’est le déplacement et la transformation de l’énergie mentale, parallèlement à l’énergie physique.

Il faut remarquer, à l’appui de notre thèse, que le cerveau est un organe double, comme les yeux ou les oreilles, tout au moins qu’il est composé de deux hémisphères. On a même prétendu que chacun des deux avait son individualité : La Mettrie disait que Pascal avait un cerveau fou et un autre intelligent. Beaucoup de physiologistes attribuent un certain nombre de folies et d’immoralités au cerveau droit, tandis que le gauche serait relativement sage. Sans aller jusqu’à admettre cette « dualité cérébrale », on comprend très bien qu’un des hémisphères soit généralement plus actif, par cela même plus facile à fatiguer, et que des déplacements de travail puissent s’opérer entre les deux hémisphères. Il peut aussi se produire des cas de corrélation défectueuse entre l’énergie du cerveau droit et celle du cerveau gauche : les deux exécutants ne s’accordent pas toujours entre eux. Enfin des échanges et déplacements de tension nerveuse, par cela même d’activité mentale, ont lieu aussi entre le cerveau et la moelle épinière. Supprimez ou diminuez l’action du cerveau : vous augmentez généralement l’intensité et la rapidité des actions réflexes provenant de la moelle ; sous la moindre irritation, les membres font des mouvements convulsifs ; exaltez, au contraire, l’activité dans le cerveau, « vous modérez ou inhibez » généralement les actions de la moelle épinière. Dans les faits d’habitude, le travail descend du cerveau pour se distribuer à travers la moelle, et, probablement, avec le travail, descendent aussi les sensations d’effort et de résistance, qui se distribuent dans les cellules médullaires. L’attention du pianiste, par exemple, passe de sa tête dans son tronc, dans ses bras et dans ses doigts ; c’est une pièce d’or qui se change en menue monnaie. Aux diminutions de la conscience il faut donc ajouter ses déplacements pour expliquer les états d’apparente inconscience.

Passons maintenant aux troubles, rétrécissements et désagrégations de la conscience.