(1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « VICTORIN FABRE (Œuvres publiées par M. J. Sabbatier. Tome Ier, 1845. » pp. 154-168
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(1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « VICTORIN FABRE (Œuvres publiées par M. J. Sabbatier. Tome Ier, 1845. » pp. 154-168

VICTORIN FABRE (Œuvres publiées par M. J. Sabbatier. Tome Ier, 1845.

Le second volume de ces œuvres ayant paru avant le premier, nous en avons parlé dans la Revue de Paris du 11 juin dernier ; la publication actuelle du premier volume, qui contient des fables, des poëmes académiques et quelques autres poésies, ne pourrait que modifier très-peu notre premier jugement, et nous n’y insisterions pas aujourd’hui, si la Vie de Victorin Fabre, que l’honorable éditeur, M. Sabbatier, a mise en tête du volume, ne nous paraissait trop singulière à bien des égards pour devoir être passée sous silence. L’amitié certainement a des droits, la sincérité d’intention a des priviléges ; il est d’usage de penser et de dire sur l’auteur qu’on publie, sur l’ami dont on recueille les reliques, un peu plus que tout le monde, et la part d’illusion permise a sa latitude. Mais pourtant il y a un degré d’exagération qui, en se joignant à une sincérité incontestable, devient piquant à étudier et qui offre un cas bizarre de plus dans l’histoire des sectes littéraires.

Certainement si la France, en perdant au printemps de 1831 le très-estimable écrivain Victorin Fabre, avait perdu le tome cinquième en personne de Montesquieu, de Voltaire, de Jean-Jacques et de Buffon, on n’en parlerait pas autrement que M. Sabbatier ne vient de le faire dans les cent soixante-huit pages de son introduction. Pour qu’en 1845 une telle opinion puisse sérieusement se produire et qu’elle trouve place dans un esprit aussi cultivé que paraît l’être celui de l’éditeur, il ne suffit pas d’une dose d’illusion ordinaire ; c’est un phénomène qui exige une explication plus appropriée ; Victorin Fabre a eu ses dévots, et M. Sabbatier en est un.

Les grandes causes philosophiques et politiques, les grands partis littéraires, une fois que l’influence leur échappe et que le monde tourne décidément à un autre cours d’idées, se rétrécissent, s’immobilisent, passent à l’état de secte et comme de petite Église ; ils tombent dans ce que j’appellerai une fin de jansénisme. Les chefs principaux disparaissent et meurent, quelques rares disciples survivent et essayent de réchauffer le culte en le resserrant ; la lettre grossit pour eux en même temps que l’esprit se retire ; ils reviennent soir et matin sur leurs traces, ils répètent à satiété les mêmes noms, ils ont des gloires domestiques, des grands hommes et des saints à leur usage ; ils sont de vrais dévots, ai-je dit. Ainsi était resté Victorin Fabre à l’égard de ses maîtres ; ainsi se montre aujourd’hui à son égard son trop fidèle editeur qui nous semble renchérir encore sur lui. Victorin Fabre s’était arrêté et comme figé en 1811 ; son biographe se rabat de plus près à 1804 ; il n’en sort point, il a posé son dieu Terme à cette date-là.

Certes, nous aussi nous respectons et nous ne sommes pas sans apprécier hautement ces hommes que Victorin Fabre et M. Sabbatier mettent en avant à tout propos, Cabanis, Tracy, Garat, Ginguené, Daunou, Laromiguière, et quelques autres ; mais ces hommes n’étaient pas tous aussi unanimes que de loin, en les rangeant de front sur la même ligne, on voudrait nous le faire croire ; mais surtout ils n’ont pas eu de postérité littéraire et philosophique digne d’eux, et ceux qui se sont portés comme héritiers directs de leurs traditions les ont dès longtemps compromises en les rapetissant et en les outrant avec un véritable fanatisme. Peu s’en faut que nous ne rangions aujourd’hui M. Sabbatier parmi ces héritiers compromettants, et nous en aurions presque le droit en lisant les paroles plus que sévères et les qualifications flétrissantes qu’il inflige à toutes doctrines littéraires et philosophiques qui ne sont pas les siennes. M. Sabbatier est de ceux qui s’indignent « à la seule pensée de voir rabaisser nos grands écrivains au niveau de quelques extravagants d’Allemagne ou d’Angleterre » (page 21). Shakspeare et Goëthe lui semblent les deux plus faquins de ces extravagants sans doute, et quant à Walter Scott, il ne se gêne pas pour en dire (page 137) : « La faction doctrinaire (car M. Sabbatier voit partout les doctrinaires comme d’autres les jésuites), marchant constamment à son but de brouiller toutes les idées pour dénaturer tous les sentiments nationaux, tous les principes patriotiques, avait travaillé dix ans à faire une renommée colossale à un romancier anglais mille fois inférieur à Richardson, à Fielding, à Goldsmith, mais bien digne de sa tendresse puisque à sa qualité d’étranger il joignait le titre encore plus sacré de pamphlétaire aux ordres de l’aristocratie bretonne pour déchirer la France et tout ce qui faisait sa gloire et sa prospérité. » Ce sont là de ces douceurs judicieuses que le biographe de Victorin Fabre répand comme le lait et le miel sur la tombe de son héros. En revanche, nous le verrons affirmer sans sourire (page 25) que cette littérature de la république, tant calomniée, comptait deux grands écrivains en prose, Bernardin de Saint-Pierre et Garat, comme si Bernardin de Saint-Pierre, qui avait produit tous ses grands ou charmants ouvrages sous le règne de Louis XVI, pouvait être dit un littérateur de la république, et comme si Garat, bon littérateur, pouvait être, dans aucun cas, appelé un grand écrivain. Que si M. de Barante, en 1810, a l’extrême audace de concourir en même temps que Victorin Fabre pour le Tableau littéraire du dix-huitième siècle, voici comment M. Sabbatier ne craint pas de s’exprimer : « Quant à l’ouvrage de M. de Barante, des considérations particulières avaient bien pu lui faire accorder une mention, mais ne pouvaient donner à personne l’idée de le mettre en parallèle avec un écrit de Victorin Fabre ! » De telles manières de louer son auteur sont faites pour impatienter, convenons-en ; quoi ! on ne saurait avoir même l’idée de mettre l’ouvrage très-distingué d’un homme d’esprit, qui pense, en parallèle avec un écrit de Victorin ! Mais savez-vous bien que cela donne envie à quelques-uns de ceux qui ont connu Victorin Fabre et qui voudraient d’ailleurs observer le respect dû à sa mémoire (et je suis du nombre), que cela leur donne envie de dire tout net que cet écrivain de talent était surtout un écrivain de labeur, qu’il pensait peu, hormis dans les sillons déjà tracés, que sa rhétorique, pour ne s’être pas faite à temps au collége, se prolongea trop longtemps dans les concours académiques, que ces concours académiques où il triompha coup sur coup en vers et en prose ne firent jamais de lui qu’un magnifique écolier, que son front de lauréat ploya, à la lettre, sous le poids de ses couronnes, et que, dès qu’un premier échec l’eut jeté hors de l’arène des concours, on ne retrouva plus en lui, devant le grand public, qu’un talent fatigué et non pas un esprit supérieur ? M. Sabbatier a dit assez haut son avis pour qu’il nous permette de risquer le nôtre.

La Notice nous représente Victorin Fabre né à Jaujac, en Vivarais, en 1785, d’une honorable famille très-considérée dans le pays, et qui n’avait jamais songé à demander des titres de noblesse ni à se prévaloir de ceux que lui conférait la possession de certains fiefs. Le biographe fait tout d’abord à son héros un mérite de ne s’être point anobli, de ne s’être point fait appeler M. Fabre de Vals, comme le lui conseillait un jour le cardinal Maury. Il nous montre les Fabre plus fiers de leur roture de cinq cents ans que d’autres de leur noblesse de fraîche date. Il y aurait eu peut-être une manière plus simple de penser sur les choses de naissance, c’eût été de n’en être pas fier du tout. Bientôt la Révolution commença, et, « quelque étonnant que cela puisse paraître, nous dit le biographe, Victorin était déjà en état d’en comprendre les vastes scènes. » On avouera qu’en effet c’était une précocité assez étonnante chez un enfant qui n’avait que quatre ou cinq ans. Suivent une quantité d’anecdotes d’enfance comme chacun peut en trouver à plaisir dans ses premiers souvenirs, et qui sont ici données comme d’héroïques présages ; c’est d’une enfance de Spartiate qu’il s’agit. Certes il n’était pas besoin d’entrer dans de telles particularités enfantines pour établir, ce qui est très-vrai, que Victorin Fabre, imbu des principes de 89, y resta constamment fidèle, et fut jusqu’à son dernier jour un patriote de ce temps-là ; pas plus qu’il n’était besoin, je pense, pour établir l’excellence de ses premières études, d’enregistrer ce propos mémorable d’un de ses maîtres : Enfin je ne lui connais d’autre défaut que celui de ronger ses ongles ! (Puerilia !) Les circonstances domestiques vraiment intéressantes de la vie de Victorin Fabre, l’admirable courage avec lequel il sauva son frère dans un naufrage sur le Rhône en 1805, et son dévouement méritoire aux siens, de 1815 à 1821, ces beaux traits eussent gagné à ne pas être noyés à l’avance dans des récits qu’il faudrait garder pour le fauteuil des grands parents.

Après de premières études, qu’il doit presque tout entières à lui-même, Victorin Fabre nous est présenté, vers la fin de 1799 (il avait quatorze ou quinze ans), comme un esprit dont le coup d’œil politique était dès lors aussi juste qu’étendu : « La manière dont s’était opérée la révolution du 18 brumaire, et surtout quelques dispositions captieuses placées dans la Constitution de l’an viii comme pierres d’attente, avaient excité son mécontentement, éveillé ses soupçons. » Voilà un Solon bien précoce qui nous arrive ; en conséquence de ses prévisions, Victorin Fabre, qui avait un moment songé, nous dit-on, à prendre la carrière des armes, s’en détourne et ne songe plus qu’aux lettres et à la philosophie ; nous concevons cette préférence ; qu’on nous permette seulement de croire, sans faire injure à tout ce puritanisme, que cela ne l’eût aucunement compromis de se trouver à Marengo.

Il vient à Paris en 1804 ; déjà en correspondance avec Ginguené, il le visite tout d’abord et s’initie par lui au groupe philosophique et littéraire qui soutenait honorablement la cause des idées et celle de la république expirante. M. Sabbatier fait ressortir, et avec raison, le mérite de ce choix réfléchi chez un jeune homme qui n’avait pas, comme les autres membres de ce groupe, une carrière déjà faite, mais qui hasardait ainsi tout son avenir. Ce fut là le côté sérieux et digne de Victorin Fabre ; les exagérations trop fréquentes de son biographe ne nous le font pas oublier. Ginguené se prend aussitôt pour le jeune homme d’une tendresse fondée sur l’estime, il l’appelle son fils, il l’adopte en quelque sorte ; et c’est là en effet la vraie place de Victorin, à la suite et à côté de ces écrivains estimables qui espéraient en lui un rejeton. M. Sabbatier parle de Ginguené en de très-bons termes que nous ne contesterons pas ; Ginguené était un littérateur de grand mérite, plus instruit que La Harpe, bonne plume, bon critique, mais non point d’un goût exquis, comme M. Sabbatier le répète souvent, prodiguant à ses amis ce terme rare ; Ginguené avait plus de sens que de finesse, et moins de délicatesse que de solidité ; ce mot exquis, si l’on y prend garde, s’applique à bien peu de juges, et je ne sais que Fontanes, parmi les maîtres de ce temps-là, à qui il convînt véritablement. Victorin Fabre lui-même manqua essentiellement de l’exquis en littérature ; après ses premiers essais, qui ont du ton, du nombre, du mouvement, des passages d’éclat, de nobles pensées, mais qui ne sont que d’un disciple encore, on put croire un moment qu’il allait se dégager et prendre son essor avec aisance ; l’Éloge de La Bruyère donnait lieu de l’espérer ; mais l’Éloge de Montaigne, remarquable pourtant, ne tint pas cette promesse ; l’auteur, en cet heureux sujet, n’eut rien de libre ni de léger ; en voulant approfondir, il s’aheurta, il fut rocailleux, il commençait à se montrer pesant. Cette pesanteur alla se manifestant en lui avec les années, ou plutôt avant les années. Son séjour dans l’Ardèche, de 1815 à 1821, et qui fut consacré à de vertueuses douleurs, sembla (ceci est triste à dire) l’avoir rouillé littérairement. Dans ses Fables de cette époque, que M. Sabbatier admire et que nous n’admirons pas du tout, et dans les divers écrits qu’il composa depuis lors, nous ne cessons de retrouver le contraire précisément de l’exquis : le lourd, le pénible, l’enchevêtré gagnent à chaque pas ; et, pour mon compte, je n’irais pas chercher, si l’on me pressait, d’autre exemple plus sensible de ce mot d’Horace : In crasso jurares æthere natum.

Virgile, au livre III des Géorgiques, nous a peint admirablement la rivalité et le combat de deux taureaux pour la belle génisse : le vaincu, tout farouche, ne peut supporter sa défaite ; il s’exile et va dans les bois, loin des pâturages connus, nourrir sa sombre blessure. Victorin Fabre, battu dans le concours de 1812, et perdant la belle génisse, c’est-à-dire le prix de l’Académie, ne fit pas autrement que le vaincu de Virgile, et sortit de l’arène avec la rancune superbe du taureau blessé ; mais il ne revint pas avec la même allure, et à le voir reparaître, quelques années après, tout ralenti et tout empesé, on put lui appliquer ce vers assez imitatif d’un moderne :

Taurus abit mœrens e regnis : ecce redit bos.

Ainsi, dans un sens plus léger, Martial parle quelque part de la dame romaine qui, allant aux eaux de Baies, y arrive Pénélope, dit-il, et s’en retourne Hélène :… Penelope venit, abit Helene. Mais ceci sent le badinage, et Victorin Fabre ne badina jamais.

La grande illusion de Victorin fut de prendre trop à la lettre le cadre et le cirque académique, de s’y consacrer, de s’y enfermer de toute son âme, comme l’athlète d’autrefois faisait pour les Jeux olympiques. Il fut l’athlète florissant et le lauréat désigné par excellence. Lycée, Jeux Floraux, Académie, il brillait partout ; il cumulait, comme cet héroïque lutteur, le laurier de Delphes, le chêne de Pergame et le pin de Corinthe ; il aurait volontiers laissé écrire au-dessous de sa statue : « Ceci est la belle image du beau Milon, qui sept fois vainquit à Pise, sans avoir, une seule fois, touché la terre du genou. » Or, le jour où son genou fléchit en effet, le jour où la palme (style du genre) lui échappa et où il fut évincé par un plus heureux, il ne sut plus se consoler, il resta dépaysé longtemps, l’esprit tendu, avec tout un attirail oratoire qui ne sert que dans ces sortes de joûtes, et qui, en se prolongeant, doit nuire au libre développement des forces naturelles. Les concours académiques sont un excellent prélude pour le talent, mais il ne faut pas s’y éterniser.

Ajoutez l’inconvénient de rêver trop longtemps de prix et d’accessit, ce qui est un tic particulier à ce genre d’émulation. J’ai eu l’honneur de connaître un très-vieux littérateur, le chevalier de Langeac, qui, dans sa première jeunesse, avait remporté un prix à l’Académie vers 1770 ou 1769, un prix en concurrence avec La Harpe et de préférence à lui (quel honneur !) ; mais ce premier triomphe si glorieux ne s’était plus renouvelé, et, depuis ce prix mémorable, le digne lauréat n’avait pu obtenir, dans les concours nombreux auxquels il s’était voué, que de simples accessits. Ce qui lui en était resté de chagrin au fond, dans une âme assez légère, était inimaginable, et je l’ai entendu à près de quatre-vingt-dix ans revenant à satiété en vieil écolier sur ces injustices prétendues ou réelles dont il avait été victime. Victorin Fabre avait un peu de cela, et l’accessit ou la mention honorable de 1812 lui pesait sur le cœur, et lui revenait à la bouche plus souvent qu’il n’était convenable à un homme aussi sérieux et aussi mûr.

Les lettres confidentielles et admiratives de Ginguené, de Garat et de Maury, qui roulent sur cette grande affaire, et que cite au long le biographe, restent curieuses et montrent à quel point les jugements venus de près, de la part même de ceux qui semblent le plus compétents, sont sujets à illusion. Ces hommes distingués ne peuvent vraiment concevoir que le prix pour l’Éloge de Montaigne ait été décerné à M. Villemain, à ce brillant et facile esprit, si net, si charmant, que la littérature retrouvera demain encore, qu’elle a retrouvé déjà, nous l’espérons. La lettre de Garat à Ginguené sur ce sujet est incroyable d’émotion, de boursouflure : « Cette couronne de l’orateur de vingt ans, écrit-il, le percera d’épines tout le reste de la vie. C’est un grand malheur pour le talent de devoir son premier triomphe à une iniquité. Le jeune homme croîtra, mais son discours restera toujours petit. Il sera aisé de prévoir (écoutez bien ceci) à quelle hauteur lui-même doit s’élever un jour, lorsque le discours de ton fils (de Victorin) sera imprimé. Si, en le lisant, il verse des larmes d’admiration et de douleur, s’il rougit d’avoir été couronné, s’il jette, s’il dépose cette couronne aux pieds du vaincu, alors il donnera de hautes espérances ; s’il continue à se croire vainqueur, il restera, à peu près, aussi petit que son discours. » O Garat, Garat ! le jour où vous écriviez cette lettre, vous avez voulu jouer au Diderot. — Notez bien pourtant qu’au nombre des juges qui se détachèrent alors de Victorin était Fontanes. Victorin qui, je l’ai dit, resta toute sa vie sur cet échec de 1812, l’expliquait en racontant, comme une chose d’hier, que, s’il n’avait pas eu le prix, c’est qu’on voulait alors que l’Université eût son tour dans les succès de l’Académie ; ce qui signifie, en d’autres termes, que Fontanes se prononça contre lui. Or (Université à part), il est remarquable que le suffrage qui se retira de Victorin Fabre, et qui donna le signal d’arrêt, ait été précisément celui de Fontanes, du plus homme de goût de ce temps-là. M. Sabbatier, qui ne veut voir partout qu’esprit de coterie et d’envie contre son héros, ne peut concevoir non plus que des critiques, gens d’esprit, tels que MM. Auger et de Feletz, aient essayé, à certain jour, d’effleurer de leur plume un écrivain qui ne leur paraissait ni aussi neuf ni aussi pur qu’à d’autres ; le biographe en prend occasion de s’exprimer sur le compte de ces deux critiques, l’un strictement judicieux et l’autre agréable, d’une façon qui ne se ressent en rien assurément du goût ni de l’aménité littéraire.

Mais que viens-je ici parler de goût et d’aménité ? Voulez-vous savoir comment M. Sabbatier prétend expliquer la non-réussite de Victorin Fabre à son retour de 1821, et sous quels traits il nous représente la scène littéraire et politique en ces années de nobles études et de luttes méritoires ? « Victorin Fabre, dit-il, revint à Paris vers la fin de 1821 ; mais combien tout y était changé ! Semblable à ces orages qui, en détruisant la moisson, ravagent et empoisonnent la terre, l’invasion avait jeté dans tous les esprits une perturbation qu’on aurait prise pour l’œuvre de plusieurs siècles. Paris se faisait encore appeler la capitale du monde civilisé ; mais qu’y trouvait-on au fond ? En politique, plus de parti national ; d’un côté, les hommes de l’émigration, etc., etc… ; de l’autre, les familiers d’un prince du sang, qui ne combattaient les premiers que pour prendre leur place… ; en d’autres termes, deux entreprises rivales qui se disputaient la France à abrutir et à ruiner… Entre ces deux partis, Victorin ne pouvait pas hésiter ; il devait dire et il dit à l’instant : Ni l’un ni l’autre ! — La littérature était aussi avilie que la politique… » Nous sommes affligé d’avoir à transcrire de tels passages que nous abrégeons du moins ; les seuls noms d’exception que cite M. Sabbatier, comme faisant éclair dans ce noir tableau, les seuls écrivains orthodoxes qui trouvent grâce à ses yeux, ce sont MM. Garat, de Tracy, Alexis Dumesnil, Thurot, Laromiguière : je vous ai bien dit que nous avons affaire ici à une petite Église ; il n’y a pas lieu à discuter.

Cette théorie de l’invasion, qui impute à un fait national aussi douloureux et aussi désastreux que la catastrophe de 1814 et 1815 tout le libre mouvement de renaissance philosophique, historique et littéraire dont nous provenons, et qui essaye par là de le flétrir, n’est point d’ailleurs particulière à l’éditeur, et M. Sabbatier ne fait en cela que rédiger, un peu crûment il est vrai, l’opinion même de Victorin Fabre. Ce dernier s’était habitué peu à peu (le cœur humain est ainsi fait) à confondre son échec de 1812 avec les calamités publiques qui suivirent. Il ressentait profondément l’humiliation de la France, il s’accoutuma à y rapporter et à y mêler la sienne propre, et, comme le monde littéraire lui échappait, il se dit que ce changement devait tenir à une perversion complète des sentiments de tous. Par une association d’idées si étroite et si étrange, il put se considérer jusqu’à la fin comme une victime de plus, immolée avec la patrie elle-même ; cela console toujours et ennoblit l’échec, de l’enchaîner à un grand malheur, de l’imputer à une cause de ruine universelle. Après une leçon à l’Athénée peu applaudie, on se voit déjà comme Caton après Pharsale ; et, si l’on vient à manquer l’Académie, on se dit que c’est qu’on est un des vaincus de Waterloo. Victorin était une âme noble, un caractère élevé, et il ne se rendait pas compte de tous ces calculs ; son amour-propre les faisait en lui à son insu.

Bien que les opinions de M. Sabbatier ne soient que celles de l’auteur même, traduites par un disciple et plutôt grossies que dénaturées, il n’est pas moins à regretter que le biographe se soit donné ainsi pleine carrière, et que sa misanthropie, en s’ajoutant aux humeurs noires d’Auguste Fabre et de Victorin, vienne aujourd’hui compromettre, sous une teinte aussi fâcheuse et trois fois morose, une publication qui, présentée sous un meilleur jour et ne réclamant que d’équitables éloges, eût mérité de tous indulgence et sympathie. Le second volume, sauf quelques commentaires, s’annonçait mieux. Mais que peut-on dire quand le biographe, au milieu des jugements outrageux qu’il fait planer sur tout ce qui écrit, exige pour son auteur une admiration exclusive et sans réserve ? Victorin Fabre a laissé un ouvrage inachevé sur les Principes de la société civile ; il en lut à l’Athénée, en 1822, des fragments qui (j’en fus témoin) ne réussirent que très-médiocrement : « Cet ouvrage, s’écrie l’éditeur, est peut-être le plus vaste, le plus gigantesque qui ait jamais été entrepris… Tel qu’il est, il me paraît encore le plus grand monument élevé à la science politique. » Ce sont de telles exagérations enthousiastes qui, jointes aux violences dénigrantes, nous ont donné le courage de dire hautement toute notre pensée sur Victorin Fabre, et d’insister sur le phénomène singulier de son avortement laborieux.

La préface de l’éditeur, à la date de 1845, restera elle-même un phénomène littéraire assez curieux en son genre ; elle témoigne de la persistance opiniâtre et du rétrécissement graduel de certaines doctrines depuis longtemps dépassées. L’éditeur répète à chaque page de sa Notice qu’il n’y a plus ni critique, ni indépendance de jugement en France ; il aurait trop lieu de le croire, si de pareilles énormités littéraires passaient tout à fait inaperçues.