(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre IV : La philosophie — II. L’histoire de la philosophie au xixe  siècle — Chapitre II : Rapports de l’histoire de la philosophie avec la philosophie même »
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(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre IV : La philosophie — II. L’histoire de la philosophie au xixe  siècle — Chapitre II : Rapports de l’histoire de la philosophie avec la philosophie même »

Chapitre II : Rapports de l’histoire de la philosophie avec la philosophie même

Après avoir considéré l’histoire de la philosophie dans ses rapports avec l’histoire, il faut maintenant l’observer dans ses rapports avec la philosophie elle-même : c’est le second point de cette étude. Quand on compare la philosophie aux autres sciences, on est frappé tout d’abord d’une différence éclatante. Dans toutes les sciences en général, le progrès a lieu d’une manière continue et en quelque sorte insensible, par additions ou réformes successives. Dans la philosophie au contraire, les grands changements sont presque toujours des révolutions. Lorsqu’un penseur nouveau se présente, il cherche d’abord à détruire entièrement l’œuvre de ses prédécesseurs, et la raison en est assez facile à comprendre. Dans une science qui a pour objet l’absolu, il n’y a pas de milieu, à ce qu’il semble, entre la vérité et l’erreur : dans cette science, on ne prétend pas seulement découvrir des vérités, mais on croit atteindre et posséder la vérité. Les sciences qui étudient les choses diverses et particulières peuvent accepter tout ce qui est acquis sans renoncer à y ajouter ; mais la science qui prétend atteindre au fond des choses ne peut pas admettre qu’il y ait deux manières de concevoir le fond des choses. De là une intolérance naturelle qui fait que chaque nouvelle école, se croyant en possession de la vérité absolue, chasse et extermine autant qu’il est en elle les écoles antérieures, excommunie même les écoles rivales : chacune recommence éternellement la philosophie, comme si rien n’existait avant elle, comme si rien ne devait la suivre. Dans une telle science, il n’y a point de tradition ni d’héritage, il y a des établissements successifs de conquérants chassés et remplacés les uns par les autres, comme dans les anciens empires de l’Asie, sans qu’aucun d’eux réussisse à fonder un empire définitif. Ainsi Descartes semble vouloir oublier qu’aucun philosophe l’ait précédé ; il ne tient aucun compte de Platon, ni d’Aristote, ni du moyen âge. Locke, Condillac et toute la philosophie sensualiste du xviie  siècle ne se montrent pas moins exclusifs à l’égard du cartésianisme que celui-ci ne l’avait été à l’égard de la philosophie ancienne. La timide et modeste école écossaise elle-même manifeste un égal dédain à l’endroit du passé, et croit qu’avant elle on a complètement ignoré l’existence de l’esprit humain.

Cette méthode barbare, qui a jusqu’ici régné dans l’établissement des systèmes philosophiques, outre qu’elle est très-injuste, a un grand inconvénient : c’est que chaque nouveau philosophe, en détrônant son prédécesseur, étouffe en même temps les vérités partielles que celui-ci peut avoir découvertes. Il y a en effet dans tout système des vues qui ne sont pas liées avec l’ensemble du système, et qui par elles-mêmes sont vraies, solides, intéressantes, dignes d’être conservées par la science ; même parmi les vues systématiques, on peut trouver des faits, des données qui resteraient encore vrais, le système disparaissant. Ces vérités partielles sont le gain le plus solide et le meilleur héritage des écoles et des systèmes. Le doute méthodique de Descartes est une bonne chose pour tout le monde ; l’analyse des erreurs des sens et de l’imagination est aussi vraie pour Helvétius qu’elle l’est pour Malebranche ; les sentiments moraux ont été analysés par les Écossais d’une manière que toute école peut admettre ; ainsi de la méthode inductive dans Bacon, de la théorie du langage dans Locke et Condillac, de la théorie de l’habitude dans Maine de Biran, etc. Mais, je le répète, par suite de cet esprit d’intolérance que la philosophie (surtout dans les temps modernes) a toujours pratiqué à l’égard d’elle-même, bien des choses excellentes sont toujours menacées par les révolutions des systèmes, de même que les bonnes lois, indépendantes des systèmes politiques, sont cependant entraînées souvent par les révolutions des États.

Eh bien ! l’histoire de la philosophie est le remède à ce grand mal, c’est à elle de réparer nos pertes, de recueillir dans le passé tout ce qui est perdu et bon néanmoins à reprendre, à conserver. Elle établit une tradition en philosophie : à travers tant de systèmes changeants, elle retrouve et essaye de dégager ce que Leibniz appelait la philosophie perpétuelle, perennis philosophia. Elle démontre que dans toutes les écoles, même les moins bonnes, il y a quelque chose à emprunter, car il est difficile d’admettre que des écoles sérieuses puissent avoir eu des sectateurs et duré un certain temps, si elles n’eussent été autre chose qu’un tissu d’erreurs.

Au reste, ce travail de restauration, qui consiste à retrouver et à préserver la tradition philosophique, à sauver cet héritage successivement accru par les âges, mais trop souvent renversé et détruit par les révolutions et les réactions, les révoltes et les coups d’État, les anarchies et les dictatures (car les écoles passent par les mêmes crises que les États), ce travail conservateur et réparateur ne doit pas être confondu avec ce que l’on a de nos jours appelé l’éclectisme. Je ne parle en ce moment que de ce travail conciliateur qui recueille dans les systèmes les vérités indépendantes du système lui-même, et qui sont bonnes pour toutes les écoles : ces vérités courent plus risque de se perdre en philosophie que dans les autres sciences. L’histoire de la philosophie les retrouve et les transmet à la philosophie elle-même, qui les classe et les emploie.

L’éclectisme est tout autre chose, mais il est encore un effet bienfaisant de l’histoire de la philosophie. Il consiste, ou plutôt il consisterait, s’il était appliqué et applicable, à recueillir tous les points de vue systématiques qui ont été proposés, à leur faire leur part et à les concilier dans un point de vue synthétique plus élevé et plus général. Le moment est venu peut-être d’apprécier librement cette conception, qui déjà appartient à l’histoire, et que l’on a trop abaissée, après en avoir trop espéré. En définitive, l’éclectisme est une idée grande et sage, très-appropriée à l’esprit de notre temps et à la nature des choses ; mais cette idée elle-même a ses limites, et il importe, tout en en appréciant la valeur, d’en mesurer la portée. L’éclectisme repose sur un principe très-vrai et très-équitable, c’est qu’il n’y a pas d’erreur absolue, que toute erreur n’est que l’exagération d’un point de vue partiel qui a sa vérité, mais qui n’est pas toute la vérité. Sans doute cette théorie est elle-même un peu excessive, car il y a des erreurs où la part de la vérité est si minime, et la part du faux si considérable, que le plus équitable des éclectismes serait embarrassé d’y prendre quelque chose. Néanmoins, en se bornant aux grandes idées, on peut affirmer que toutes celles qui se sont reproduites à toutes les époques ont leur part de vérité, et qu’il est sage et opportun de les recueillir, et, autant que possible, de les réconcilier.

Tout esprit quelque peu réfléchi aura été frappé de ce fait, qu’un certain nombre d’hypothèses ou conceptions systématiques se sont produites de très-bonne heure relativement à l’origine et à la fin des choses, à la nature et à la destinée de l’homme, que ces conceptions, toujours à peu près les mêmes, quoique chacune avec de notables développements, se sont reproduites aux époques les plus diverses, et qu’elles paraissent toutes à peu près aussi durables et aussi nécessaires les unes que les autres. C’est là le fait le plus général et le plus éclatant qui résulte de l’histoire de la philosophie, et plusieurs fois on a essayé de classer, de caractériser ces types primitifs et élémentaires auxquels se ramènent toutes les formes systématiques de la pensée humaine. Il y a là certainement un sujet d’étude qui mérite de provoquer la réflexion.

Selon les uns, les systèmes sont des opinions arbitraires et de fantaisie, nées dans l’imagination des philosophes, comme les épopées et les drames dans l’imagination des poètes : ils n’ont aucune valeur objective. L’histoire des systèmes n’est qu’une partie de la littérature. C’est là évidemment une théorie très-superficielle et qui efface tous les caractères principaux des faits qu’il s’agit d’expliquer. Il y a une très-grande différence entre les systèmes des métaphysiciens et les œuvres des poètes. Je ne parle pas seulement de la différence de forme, qui est déjà quelque chose de considérable. Il y en a une bien plus importante, et qui est dans la conscience même des uns et des autres. Le poëte veut créer, le métaphysicien veut expliquer. Le poëte n’a pas besoin que son œuvre ait un objet en dehors de lui : c’est un monde qu’il ajoute au monde, c’est une création dans la création. Le métaphysicien au contraire prétend représenter la nature des choses. Si son œuvre n’a pas d’objet, elle périt par cela même. Or d’où vient cette croyance du métaphysicien, et comment une si grande illusion serait-elle possible, s’il n’y avait en dehors de nous aucune donnée qui justifiât cette supposition fondamentale de toute construction systématique ? D’ailleurs soutenir que toutes ces explications prétendues ne sont que des créations arbitraires, est-ce autre chose que le point de vue sceptique, c’est-à-dire précisément un des systèmes qu’il s’agit d’expliquer ? Admettre cette explication, ne serait-ce pas absorber tous les autres systèmes au profit d’un seul ?

On peut donner de l’existence des systèmes en philosophie une explication plus scientifique et plus profonde en disant qu’ils ne sont que des hypothèses provisoires destinées à lier les phénomènes connus, à en rendre compte dans la mesure de notre expérience et de notre science, à susciter même la recherche de faits nouveaux et inconnus qui viennent soit vérifier, soit renverser l’hypothèse reçue. A mesure que les sciences font plus de progrès, il faut avoir recours à des hypothèses de plus en plus vastes qui sont renversées par d’autres, et ainsi de suite à l’infini. Selon cette vue, les systèmes ne sont que des machines destinées à rassembler les richesses acquises et à en susciter de nouvelles. Ils n’ont point de valeur en eux-mêmes, et représentent seulement les divers degrés de notre science de la nature. Cependant ce ne sont pas de pures conceptions arbitraires, comme dans le cas précédent : ce sont des points de vue relativement vrais, mais dont la vérité s’évanouit dans une synthèse plus large, qui n’a elle-même qu’une part de vérité relative. Cette seconde explication des systèmes, beaucoup plus satisfaisante que la première, n’envient pas moins échouer devant deux faits. D’abord les hypothèses les plus vastes sont précisément celles qui se sont présentées les premières. En second lieu, le progrès philosophique ne va pas jusqu’à détruire toutes les hypothèses précédentes au profit de l’hypothèse nouvelle ; mais l’on voit presque toujours tous les grands systèmes se reproduire ensemble ou du moins se succéder dans une série d’oscillations à peu près les mêmes. Ce n’est pas seulement l’évolution d’une idée qui se développe, c’est le conflit de plusieurs idées coexistantes qui se balancent et se tiennent perpétuellement en échec.

Un autre genre d’explication très répandu (et c’est de tous le plus contraire à l’éclectisme) consiste à supposer que parmi les systèmes il y en a un qui est vrai, et que tous les autres sont faux. Par exemple, s’il y a quatre systèmes fondamentaux, comme on l’a dit, — le mysticisme, le scepticisme, le sensualisme, l’idéalisme, — on exclura les trois premiers comme faux, le quatrième seul étant le vrai ; mais l’idéalisme lui-même étant une expression vague qui réunit les systèmes les plus contraires, à savoir l’idéalisme de Plotin et celui de Hegel, celui de Platon et celui de Descartes, on fera encore un choix entre toutes ces formes de l’idéalisme, et on finira par se limiter au pur spiritualisme, entendu dans le sens le plus précis, mais aussi le plus étroit. Or il résulte de cette manière d’entendre les choses un très-grand inconvénient, c’est qu’un très-petit nombre de philosophes seulement est resté dans le vrai et que le plus grand nombre s’est trompé : conclusion beaucoup trop favorable au scepticisme, car si tant de philosophes se sont trompés, de quel droit supposerais-je qu’un si petit nombre a été hors d’erreur, et que j’ai précisément la chance de me trouver parmi ceux-là ? Et si ces philosophes privilégiés me paraissent échapper à mes critiques, ne serait-ce point parce que je ne veux pas leur en faire et que je les dispense du sévère examen que j’inflige aux autres ? Par exemple, j’admirerai et défendrai sans réserves la théorie des idées de Platon, les preuves de l’existence de Dieu données par Descartes, etc. ; mais si j’appliquais à ces principes le même genre de critique impitoyable que je dirige contre la sensation transformée ou l’impersonnalité de Dieu, qui me prouve que même ces grands principes resteraient encore debout ?

Il y a d’ailleurs dans ce système quelque chose qui n’est pas expliqué : il reste toujours à savoir pourquoi certains hommes sont dans l’erreur. On a dit souvent que la cause des erreurs philosophiques est dans nos passions, et que si les vérités géométriques étaient aussi contraires à nos passions que le sont les vérités morales et religieuses, il y aurait autant d’hommes qui nieraient la géométrie qu’il y en a pour nier Dieu et la vie future. On oublie que, si ces grandes vérités sont contraires à quelques-unes de nos passions, elles en favorisent d’autres : elles sont conformes à nos désirs et à nos espérances, de telle sorte que l’argument peut être rétorqué par les athées et l’a été plus d’une fois. La distinction des bonnes et des mauvaises passions n’est pas ici applicable, car les bonnes passions ne sont pas plus aptes que les mauvaises à juger du vrai et du faux.

Cette explication est démentie en outre par la plus forte de toutes les raisons, par l’expérience, car on ne voit pas qu’il y ait une liaison nécessaire entre les doctrines et les mœurs, et l’on a vu trop souvent en philosophie de graves erreurs soutenues par des hommes d’une conduite irréprochable. Épicure, Spinoza, Condillac, Helvétius, Kant, étaient les plus honnêtes gens du monde. Cependant l’un était athée, l’autre panthéiste, l’autre sensualiste et le dernier sceptique. Aujourd’hui encore nous voyons l’exemple des plus austères vertus donné par quelques-uns des hommes dont les doctrines sont le plus justement contredites. A la vérité, parmi les passions, il en est une surtout que l’on a rendue responsable de toutes les erreurs et qui n’est pas inconciliable avec la noblesse du caractère : c’est l’orgueil. L’orgueil, dit-on, est la cause de toutes les mauvaises doctrines : c’est pour se distinguer des autres hommes que l’on se fait incrédule et libre penseur ; on est bien aise d’avoir montré ainsi qu’on a secoué le joug. Il y a bien là, si l’on veut, quelque chose de vrai, et cela peut s’appliquer à quelque jeune téméraire sorti des bancs de l’école ; mais j’avoue que j’ai bien de la peine à expliquer par des motifs aussi pauvres les profondes pensées d’un Spinoza ou d’un Kant. A dire vrai, je ne vois pas qu’il y ait sous ce rapport grande différence entre les bonnes et les mauvaises philosophies. Je ne vois pas moins d’orgueil dans Descartes que dans Condillac, dans Malebranche que dans Spinoza. Les meilleurs philosophes sont très-piqués quand on touche à leurs idées ; et le prédicateur qui vient de faire un sermon éloquent contre l’orgueil des philosophes serait de très-mauvaise humeur, si on lui disait que son sermon est mauvais. Il n’y a donc pas là un critérium suffisant pour distinguer le vrai du faux.

On dira encore que tels auteurs que nous désapprouvons sont des esprits faux ; mais il y a encore là bien des difficultés. Nous sommes tentés trop souvent d’appeler esprit faux quiconque ne pense pas comme nous : or c’est là un cercle vicieux. Sans doute, si un tel a tort, c’est un esprit faux ; mais la question est de savoir s’il a tort, et vous ne pouvez pas en préjuger la solution par une qualification qui la suppose. Je ne méconnais pas d’ailleurs la distinction établie entre les esprits justes et les esprits faux (quoique cette distinction soit assez difficile à expliquer psychologiquement) ; mais elle me paraît indépendante de la qualité des systèmes.

C’est en raison de toutes ces difficultés et impossibilités que l’éclectisme a été conduit à donner une théorie nouvelle de l’existence des systèmes, ou du moins une théorie renouvelée de Leibniz, et à laquelle on n’avait pas accordé assez d’attention : tous les systèmes sont vrais par certains côtés, tous représentent un aspect de la vérité. De même que l’on peut faire beaucoup de portraits différents d’une même personne et tous ressemblants (aucun d’eux n’étant un portrait absolu, ce qui est contradictoire), de même les divers systèmes sont les expressions diverses, les interprétations variées d’un même objet. Ce que Leibniz disait de ses nomades, que chacune d’elles est un miroir de l’univers, est vrai des systèmes. Chacun d’eux est comme un microcosme où tout vient se réfléchir sous un angle particulier qui altère et restreint les proportions de l’ensemble.

Quoi de plus vraisemblable que cette manière de voir ? Supposer, encore une fois, que parmi tous ces systèmes un seul est vrai et que tous les autres sont faux, c’est, nous venons de le voir, une hypothèse remplie de difficultés. Supposer, d’un autre côté, que tous sont faux et ne sont que des conceptions absolument chimériques est également un fait bien difficile à comprendre, car prétendre que l’homme cherche le secret des choses, mais qu’il ne peut le trouver en aucune façon, c’est presque, si je ne me trompe, une contradiction. S’il cherche le secret des choses, c’est qu’il croit qu’il y en a un ; c’est donc qu’il ne se contente pas du pur phénomène, et qu’il saute par-delà. L’animal ne cherche pas le secret des choses. La question même implique déjà une solution anticipée, qui est la loi primitive et fondamentale de la raison.

On dira peut-être que les systèmes ne correspondent pas aux choses telles qu’elles sont en soi, mais qu’ils ne sont que les divers points de vue que la raison humaine découvre ou plutôt met elle-même dans les choses. Les systèmes ne représenteraient donc plus l’univers : ils représenteraient l’esprit lui-même, ils ne seraient plus que le miroir de la raison. Lors même qu’il en serait ainsi, l’éclectisme serait encore justifié ; il le serait même davantage, car aucun système dans cette hypothèse n’aurait plus le droit de se substituer aux autres, et la philosophie, n’étant plus l’expression de la vérité objective, serait engagée plus que jamais à épuiser tous les systèmes, c’est-à-dire toutes les idées fondamentales de l’esprit humain, pour reproduire dans un tableau complet l’image fidèle de la raison tout entière. Dans une théorie où l’on prétendrait qu’il n’y a pas de choses en soi, les systèmes eux-mêmes deviennent les choses en soi, la raison étant alors ce qu’il y a de plus réel, et même la seule chose réelle. Dans ce système, l’histoire de la philosophie prend une importance beaucoup plus grande encore que dans tout autre, et l’éclectisme n’y est pas seulement une convenance, il y est une nécessité.

Une des objections les plus répandues autrefois contre l’éclectisme, c’est qu’il conduit à l’indifférence et au scepticisme. Lorsque l’on croit qu’il y a de la vérité partout, on est bien près de croire qu’il n’y en a nulle part. Si tout le monde a raison, tout le monde a tort, puisque tous se contredisent : ou plutôt on n’a ni tort ni raison, et le vrai et le faux vont se perdre dans l’abîme de l’absolue indifférence. Cette objection, tant répétée il y a trente ans, a été bien démentie par l’expérience, car ce que l’on reproche précisément aujourd’hui, avec la même violence, à l’ancienne école éclectique, devenue l’école spiritualiste, c’est au contraire un certain excès de dogmatisme et une sorte d’intolérance. Au reste, que l’indifférence, la neutralité et le scepticisme puissent être souvent la fâcheuse conséquence d’une trop large manière de concevoir les choses, c’est ce qu’il serait difficile de nier. C’est là un des dangers les plus manifestes des époques très-éclairées, qui connaissent trop le fort et le faible de toutes les thèses, le pour et le contre de toutes les questions. Elles savent trop pour conserver des passions et des croyances, et l’énergie des convictions se concilie difficilement avec l’étendue des lumières.

Tout cela peut être vrai ; mais il ne faut pas confondre l’un des abus possibles d’une méthode avec cette méthode elle-même. La méthode est incontestable. Après tout, le premier devoir est d’être juste. Même dans le désir si louable de me conserver de fortes croyances, je ne dois pas imputer une erreur à mes semblables, si ce n’est point une erreur, ni même me fermer les yeux sur la part de vérité que cette erreur peut contenir. Je dois à mon esprit la vérité, toute la vérité, et j’ai le droit et le devoir de la recueillir partout où j’ai l’espoir de la trouver. Si Lucrèce exprime avec force l’influence du physique sur le moral, je ne dois point me fermer les yeux pour ne pas voir la vérité qu’il me présente, parce qu’un matérialiste et un athée peuvent en abuser. Je ne dois pas le peindre comme un sophiste coupable, lorsque son seul tort est d’être frappé d’un point de vue vrai, mais de négliger les autres, tort dans lequel je tombe tous les jours moi-même. C’est se mentir à soi-même et mentir aux autres que de croire que tout est faux dans un système faux. Que ce soit maintenant une grande difficulté de réunir toutes ces parcelles de vérité, d’en faire un faisceau, de les lier, et de se donner ainsi un credo absolu avec tous ses avantages et tous ses inconvénients, je le reconnais ; mais en revanche n’est-ce donc rien que cet amour de la vérité qui ne nous permet pas de la méconnaître partout où elle se manifeste à quelque degré ? N’est-ce pas quelque chose que cet amour de la liberté qui permet à chacun d’exposer son propre point de vue, parce que dans tout point de vue il y a quelque chose de bon ? N’est-ce rien enfin que cet amour de l’humanité, cette fraternité en esprit qui nous inspire cette croyance que nul homme ne se trompe d’une manière absolue ? Au lieu de deux classes d’hommes, les réprouvés et les élus, les uns dignes du salut éternel, les autres condamnés au feu dans ce monde et à l’enfer dans l’autre, nous ne voyons dans tous les philosophes de bonne foi, quels que soient leurs principes, que des frères en esprit. Tel est le véritable éclectisme, qui n’est autre chose que le plus large libéralisme.

Il n’y a donc qu’une seule manière d’expliquer la diversité des systèmes sans tomber dans la déclamation et dans l’intolérance : c’est de supposer que chacun de ces systèmes représente un des aspects, une des formes de la vérité. Cet aspect des choses, saisi par un esprit supérieur, est devenu pour lui l’univers tout entier. Il a tout ramené à un principe unique, il en a fait tout découler par une déduction arbitraire. On sait à quel prix les esprits systématiques obtiennent ces belles unités, dont la logique est irréprochable : c’est tantôt par des mutilations de la réalité, tantôt par des hypothèses nouvelles venant étayer et compliquer l’hypothèse fondamentale. Souvent aussi la réalité est plus forte que le système et s’y fait sa place. De là des incohérences, des contradictions que l’on dissimule comme on peut, et par de nouvelles machines.

Que doit donc faire l’historien de la philosophie ? Il doit recueillir tous ces points de vue, vrais par un certain côté, et les transmettre à la philosophie, qui se charge de les concilier. On doit reconnaître que, malgré les critiques dont l’éclectisme a été l’objet, cette partie de cette méthode a définitivement triomphé. Rien de plus ordinaire aujourd’hui, rien de plus généralement admis (excepté dans les plus bas degrés de la controverse) que ce procédé qui consiste tout d’abord à faire la part du vrai chez ses adversaires, et en général chez tous les penseurs. La part faite au passé est également plus grande qu’elle ne l’était autrefois. Il n’est personne de nos jours qui se résignerait à juger Platon et Aristote comme on les jugeait au xviiie  siècle. On trouve même de l’or, suivant l’expression de Leibniz, dans le fumier de la scolastique.

Ainsi la méthode éclectique est entrée aujourd’hui dans la philosophie et n’en sortira plus. C’est là un des gains les plus solides et les moins contestables dus à l’étude de l’histoire de la philosophie ; mais si la méthode éclectique est hors de toute contestation sérieuse, en est-il de même de l’éclectisme considéré comme système de philosophie ? C’est la dernière question que nous voudrions examiner.

Rien de plus simple, pour peu qu’on ait l’esprit droit, le caractère bien fait et une solide éducation philosophique, que de reconnaître la vérité partout où elle se présente, que de rendre justice successivement à Descartes et à Locke, à Spinoza et à Kant. Cependant, lorsque l’on a ainsi dégagé de chaque philosophie la part de vérité que l’on a cru y découvrir, on a devant soi un travail bien autrement difficile : c’est de concilier, de joindre ensemble toutes ces parcelles de vérité, d’en faire un tout systématique et régulier. C’est là surtout que la faiblesse de la raison humaine se fait sentir : on voudrait pouvoir en quelque sorte faire tenir tous les principes dans un même sac ; mais quand on presse d’un côté, ils ressortent de l’autre, comme lorsqu’on veut faire entrer trop de choses dans une boîte trop étroite. Si tel point de vue est vrai, comment tel autre peut-il l’être également ? Par quel moyen les mettre d’accord ? Quand on lit Kant, on en retire cette impression, que la raison est trop ambitieuse dans ses théories métaphysiques ; mais si cela est vrai, comment la métaphysique elle-même est-elle possible ? Jusqu’où l’est-elle, et dans quelle mesure ? Quelle est la vraie limite de ce que nous pouvons et de ce que nous ne pouvons pas savoir ? Admet-on que la raison atteint l’absolu, si peu que ce soit, c’est Kant qui a tort. Admet-on au contraire qu’elle ne l’atteint pas, c’est Kant qui a raison, et tous les autres ont tort. Que devient l’éclectisme ? Je prends un autre exemple. Incontestablement il y a du vrai dans le panthéisme. Personne ne peut nier que Dieu ne soit en toutes choses d’une certaine manière. Des choses qui seraient absolument hors de Dieu seraient sans Dieu. Ainsi Dieu est partout, Dieu est en tout, est Deus in nobis. Voilà le vrai du panthéisme. D’un autre côté pourtant, il y a des créatures, il y a des individus, il y a des forces indépendantes. Si l’on n’admet pas cela, Dieu est tout ; si Dieu est tout, tout est Dieu ; si tout est Dieu, il n’y a pas de Dieu. Maintenant comment ces deux vérités peuvent-elles se concilier ? comment, si Dieu est en tout et partout, peut-il y avoir quelque chose qui ne soit pas lui ? Et, s’il y a quelque chose qui n’est pas lui, comment est-il en tout et partout ? comment concilier enfin l’infinité du Créateur avec l’indépendance des créatures ? On essaye de remplir l’abîme par la création continuée, les causes occasionnelles, la promotion physique ; on invente les émanations alexandrines, le process hégélien, etc. Toutes ces hypothèses renferment cependant la même difficulté fondamentale ; on ne fait que tourner sur soi-même et revenir au point d’où l’on est parti. En poursuivant une recherche semblable sur tous les problèmes de la philosophie, on voit combien la conciliation des systèmes est une œuvre difficile ; en réalité, cette conciliation ne consiste presque jamais qu’à juxtaposer des principes, à peu près comme en politique on fait des ministères de transaction en réunissant les hommes les plus voisins des partis contraires ; mais autre est la théorie, autre est la pratique. La pratique vit de transactions ; il ne peut y avoir de transaction dans le domaine de la vérité. En politique, on fait comme on peut ; en philosophie, on ne devrait concilier qu’en expliquant, c’est-à-dire en liant les vérités l’une à l’autre par degrés intermédiaires.

Quelques esprits ont clairement aperçu ces difficultés, et ils ont dit que l’éclectisme est un degré nécessaire de la philosophie, mais que ce n’est pas encore la vraie philosophie elle-même. La vraie philosophie consisterait, non pas à ajouter bout à bout les principes des divers systèmes, mais à les lier ensemble à l’aide d’un principe nouveau ; à l’éclectisme, en un mot, on propose de substituer la synthèse. De cette manière, on pourrait concilier le respect du passé avec les besoins de l’avenir, tenir compte de ce qui a précédé sans s’y asservir, ne pas sacrifier la philosophie à son histoire, et tout en absorbant les systèmes passés créer cependant des systèmes nouveaux.

Rien de plus juste, je dirai même rien de plus évident qu’une telle opinion ; mais ce que l’on appelle synthèse n’est précisément que cet éclectisme idéal dont nous parlons, et dont nous venons de faire voir les difficultés. Sans doute l’éclectisme bien compris, celui d’un Platon ou d’un Plotin n’exclut pas, bien loin de là, implique un principe de conciliation qui se distingue de tous les points de vue précédents : mais on sait que rien n’est plus rare en philosophie que la découverte d’une idée absolument nouvelle ; et cependant, en attendant, il faut philosopher. Rien de plus facile que de dire : « Il nous faut un principe nouveau, ayons des idées nouvelles, découvrons quelque chose » ; mais, si cela est facile à dire, cela est très-difficile à faire, et la plupart du temps on se contente de le dire.

Sans doute nous ne devons pas oublier que notre siècle a vu un grand système dont l’ambition a été précisément de réconcilier et d’absorber tous les systèmes passés dans une synthèse supérieure : c’est l’idéalisme hégélien. Sans aborder ni même effleurer ici l’examen de ce grand système, contentons-nous de faire remarquer qu’il n’est encore lui-même, comme tous ceux qui l’ont précédé, qu’un point de vue pris dans la nature des choses ; et ce point de vue, si large qu’on veuille le supposer, n’est lui-même qu’un côté de la réalité, qu’un éclectisme supérieur doit corriger et compenser par d’autres points de vue que l’hégélianisme a trop sacrifiés. Par exemple, il n’est personne aujourd’hui qui ne reconnaisse que Hegel a trop sacrifié l’expérience, qu’il a trop exagéré la puissance de la méthode a priori. On essaye maintenant de le réconcilier avec l’empirisme ; or cela même, c’est le détruire. On peut donc affirmer qu’à l’heure qu’il est le système hégélien ne subsiste déjà plus à titre de système, et qu’il n’en reste que des débris épars et un certain esprit. Je dis bien plus : l’hypothèse que le système de Hegel serait absolument vrai est en contradiction avec les principes mêmes de son système. S’il est vrai en effet que l’univers ne soit que le développement, l’évolution de l’idée, si l’idée, en sortant d’elle-même, devient la nature, et en revenant à elle-même devient l’esprit, si la plus haute forme de l’esprit est la philosophie, et si la plus haute forme de la philosophie est la doctrine hégélienne, on ne voit pas du tout pourquoi l’idée s’arrêterait là, et pourquoi on lui interdirait tout développement ultérieur. Par la même raison qu’elle s’est développée dans le passé, elle doit se développer encore dans l’avenir. La philosophie de Hegel n’est qu’un moment de l’idée, tout aussi bien que la philosophie de Platon. Par conséquent, son système n’est qu’une forme transitoire qui doit périr comme toutes les autres. La conscience que l’idée prend d’elle-même par la philosophie peut s’éclaircir de plus en plus et lui révéler beaucoup de choses que Hegel n’a pas aperçues. Qui sait même si l’idée ne découvrira pas un jour qu’elle n’avait pas besoin de Hegel, ni même d’aucun esprit humain, pour prendre conscience d’elle-même, et que cette conscience lui est coéternelle, coessentielle, consubstantielle ? Ainsi le système de Hegel, pas plus qu’aucun autre système, ne peut enchaîner à jamais dans une forme déterminée le mouvement et l’essor de la pensée.

Je n’hésite point à le dire, tout système est une erreur, et l’éclectisme lui-même, en tant que système est une erreur. Pour tout concilier, il faut tout savoir : pour enchaîner toutes les vérités, il faudrait être au centre de la vérité même. Le philosophe, qui mesure ses forces à son ambition et à son désir, voudrait tout embrasser, tout observer, tout dévorer d’un seul coup ; mais, comme dit le spirituel Emerson, « la bouchée est trop grosse. » Il faut se résigner à en laisser. Nous ne pouvons connaître que des parcelles de vérité, nous ne pouvons former que des synthèses partielles ; lors même que nous nous élevons jusqu’au premier principe, nous ne saisissons pas le lien qui l’unit à tout le reste. Sans doute ces synthèses partielles peuvent être de plus en plus larges, les intermédiaires entre l’absolu et le relatif peuvent être plus ou moins bien connus ; mais l’éclectisme absolu, comme la science absolue (et ce serait la même chose), n’est qu’en Dieu et n’est pas en nous.

Ce n’est pas là du scepticisme, car je crois que ces vérités partielles sont des vérités ; je crois qu’il y a un principe suprême et premier auquel se rattachent et la raison et l’univers ; mais quant à la mesure, à la limite, à la détermination précise des rapports entre le tout et les parties, entre l’un et le plusieurs, ce sont là autant de conceptions relatives et provisoires comme disent les positivistes, qui eux-mêmes ont raison dans une certaine mesure. Cette manière d’envisager la philosophie peut paraître assez peu satisfaisante, et j’avoue qu’elle me laisse moi-même fort peu satisfait ; qu’y faire cependant ? On ne peut échapper à cette vérité évidente, que « tout système est étroit et erroné », ni à cette autre non moins évidente, « que la raison ne peut comprendre le tout des choses sans être elle-même ce tout. » Et cependant que deviendrait la philosophie, s’il n’y avait plus de système ? Le système est le ferment de la philosophie : c’est lui qui pousse, qui excite à la découverte, et il est lui-même un résultat nécessaire des découvertes déjà faites.

On peut philosopher de deux manières, soit avec du génie, soit avec du bon sens. Le génie découvre et crée, il fait faire un pas en avant ; mais en même temps, par une illusion que je croirais volontiers providentielle, le génie se persuade toujours qu’il a trouvé le dernier mot de tout. Le point de vue qui l’a frappé lui paraît la vérité absolue : il coordonne tout autour de ce point de vue unique ; par là, il creuse plus avant, il développe et enrichit la science par des faits nouveaux et des analyses nouvelles. Le bon sens se contente de comprendre et de recueillir, sans en faire un système, les vérités découvertes par les hommes de génie : il fait la part à chaque système, à chaque point de vue, il les concilie comme il peut ; souvent même il renonce à les concilier, parce qu’il reconnaît que cela lui est impossible ; il ne sacrifie point pour cela une vérité à une autre, car il sait que ce qui ne se concilie pas pour nous peut se concilier dans la nature des choses. Il est donc ouvert à toutes les vérités, de quelque part qu’elles viennent, comme un peuple éclairé qui juge sagement dans ses comices les systèmes politiques qu’on lui propose, et qu’il n’eût pas trouvés tout seul. Le bon sens aspire à comprendre le plus de choses possible et à se tromper le moins possible. Le bon sens, ainsi entendu, ne se confondra pas avec les opinions vulgaires ; il pénétrera même aussi avant que possible dans les profondeurs de la pensée, pourvu qu’il soit guidé par les hommes de génie, supérieur à eux en ce qu’il les comprend tous, tandis qu’ils ne se comprennent pas entre eux. Son signe principal est de ne point inventer : il recueille, choisit et transmet. L’invention et la découverte, mais au prix de l’erreur, voilà le don du génie : c’est un rayon sacré, c’est une grâce divine. Heureux ceux qui ont reçu cette grâce, quelle que soit la rançon qui la paye ! Malheureux ceux qui ne l’ont pas reçue, mais qui croient l’avoir, et qui se tourmentent pour faire croire aux autres qu’ils l’ont ! Heureux encore ceux qui, ne l’ayant pas reçue, ne cherchent ni à se tromper eux-mêmes, ni à tromper les autres en se faisant passer pour inspirés ! Ceux-là sont les socratiques, les platoniciens ; ils ont pratiqué le précepte : connais-toi-toi-même. Ils ne croient pas savoir ce qu’ils ignorent ; ils n’affectent pas non plus, par un autre genre d’orgueil, d’ignorer ce qu’ils savent ; ils s’instruisent à toutes les écoles, demandent des lumières à leurs adversaires autant qu’à leurs amis. Les philosophes de génie sont les maîtres du monde qui font payer leurs bienfaits et leur gloire par le despotisme. Les philosophes de bon sens sont les magistrats d’un État libre qui font le bien sans éclat, mais sans tempêtes, et qui, respectant tous les intérêts et tous les droits, sont par là même obligés de s’abstenir de grandes aventures.

Quelques grands hommes ont su joindre les deux philosophies, et à la gloire d’inventer et de créer ils ont ajouté celle de comprendre, de recueillir, de concilier. Sous ce rapport, les anciens sont supérieurs aux modernes ; ils ne sont point, comme ceux-ci, esclaves du systématique. Ils ont une théorie ; mais ils ont plus d’idées que leur théorie n’en peut embrasser, et ils ne les rejettent pas pour cela. Socrate, Platon, Aristote sont les plus larges, les plus libéraux de tous les philosophes. Ils sont à la fois hardis et sages, et descendent avec aisance des plus grandes hardiesses de la pensée aux plus aimables familiarités du sens commun. Quelquefois ils défient l’intelligence la plus pénétrante par la profondeur et la subtilité de leurs spéculations ; ailleurs ils peuvent être lus même par des enfants. Ils ne dédaignent rien, ni la sagesse de leurs prédécesseurs, ni celle des poètes, ni celle du peuple. Ils connaissent tous les degrés du vrai, et n’en dédaignent aucun, aussi éloignés d’un pédant scepticisme que d’un dogmatisme outré. Tantôt ils affirment et tantôt ils doutent, mais toujours avec innocence et candeur, n’obéissant qu’aux lumières de leur raison, et jamais à un parti pris : vrais et inimitables philosophes, que Voltaire et Montaigne rappellent quelquefois par la sincérité du doute et l’absence d’esprit de système, mais sans les égaler jamais par la forme, la richesse et la grandeur de la pensée. Dans l’ordre de la pure philosophie, Leibniz, de tous les modernes est le plus près des anciens pour avoir uni le génie dans les systèmes à l’ouverture de l’esprit, et avoir recueilli le plus d’idées possible, sans les violenter pour les faire entrer de force dans un cadre artificiel et fermé : s’il n’a pas la grâce des Grecs, il en a la liberté. Kant lui-même, malgré son affreux pédantisme, est encore un penseur assez large et assez libre, et il est très-abondant en vues particulières, plus ou moins liées avec le tout. Il n’en est pas de même de Descartes : c’est un despote. Il vous force à penser librement, comme certains démocrates qui veulent vous contraindre à être libre : c’est un fanatique de système, aussi bien que Spinoza ou Condillac. Malebranche n’a de commun avec Platon qu’une certaine beauté d’imagination et l’enthousiasme du monde idéal : autrement, il est sec comme un géomètre et étroit comme un moine. Locke, moins profond ou moins sublime que les cartésiens, a plus de bonhomie, et par là même plus de largeur ; il s’est plus rapproché de la pratique de la vie, ce qui ouvre toujours l’esprit et le rend moins intolérant. Les Allemands qui ont suivi Kant se sont tenus sur les pics aigus de la spéculation la plus abstraite. Leurs systèmes sont théoriquement compréhensifs ; mais ils ne sont larges que par esprit de système, au lieu de l’être par nature et avec ingénuité ; ils touchent à tout, mais ils enchaînent tout. Ils embrassent tout l’univers, mais chacun avec une formule différente, et il faut que l’univers leur obéisse. Ils ne savent parler de rien vraisemblablement, ce qui est le charme de Socrate et de Platon. De ce défaut fondamental, commun à presque tous les philosophes modernes, naît une sécheresse et une sorte de pauvreté relative, lorsqu’on compare leurs œuvres à celles des anciens. Plus scientifique quant à la forme, la philosophie moderne est moins vraie que la philosophie antique : car la vérité ne se mesure pas à la rigueur apparente de la méthode, mais au don naturel qui nous la fait sentir et goûter. Sans doute, nous ne pouvons nous donner la jeunesse qui nous manque ; mais nous pouvons au moins nous affranchir de l’esprit de secte et recueillir toutes les vérités de quelque part qu’elles viennent, sans leur imposer telle estampille ou telle étiquette. Ayons des systèmes, mais pour nous aider, non pour nous lier. La vérité est une sphère infinie dont le centre est partout, et la circonférence nulle part. En la réduisant à l’horizon de notre vue, sachons que cet horizon n’est une limite que pour nous, et non pas pour elle.