(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Madame de Motteville. » pp. 168-188
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(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Madame de Motteville. » pp. 168-188

Madame de Motteville.

Reposons-nous un moment avec Mme de Motteville, l’auteur des judicieux Mémoires, avec cet esprit sage et raisonnable qui a vu de près les choses de son temps, qui les a appréciées et décrites dans une si parfaite mesure, avec une si agréable justesse. Lorsque les Mémoires de Mme de Motteville parurent pour la première fois en 1723, les journalistes et critiques du temps, en y louant le ton de sincérité, jugèrent qu’il y avait trop de détails minutieux, trop de petits faits. Ce n’était pas seulement l’opinion du Journal de Trévoux ou du Journal des savants, c’est celle de Voltaire lui-même. Aujourd’hui, nous ne pensons plus ainsi. Ces petits faits, qui appartiennent à un ancien monde disparu, et qui nous le représentent dans une entière vérité, nous plaisent et nous attachent : à une distance médiocre, ils pouvaient sembler surabondants et superflus ; à une distance plus grande, ils sont redevenus intéressants et neufs. Et d’ailleurs, si Mme de Motteville, se tenant à son rôle de femme, ne disant que ce qu’elle a appris par elle-même ou de bonne source, n’essaye pas de pénétrer les secrets du cabinet (dont elle devine pourtant très bien quelques-uns), elle nous peint au naturel l’esprit général des situations et le caractère moral des personnages : c’est ce côté durable que le temps a dégagé en elle, et qui la place désormais à un rang si distingué et si bien établi.

Mme de Motteville, née vers 1621, était de son nom Françoise Bertaut, nièce du poète-évêque, illustre en son temps et encore remarquable pour le sentiment et l’élégance, de ce Bertaut que Boileau a loué de sa retenue, et que Ronsard avait jugé un « poète trop sage ». Je relève tout d’abord ce fonds de sagesse, qui semblait appartenir à la race : Mme de Motteville avait une sœur cadette que, dès son enfance, on appelait Socratine à cause de sa sévérité, et qui finit par se faire religieuse de la Visitation27. Cette sévérité, très adoucie et très ornée chez la sœur aînée, ne méritait que le nom de raison et de bon esprit. C’est ainsi qu’en parlaient tous ceux qui ne la connaissaient que de réputation : « Mélise peut passer pour une des plus raisonnables précieuses de l’île de Délos », est-il dit dans Le Grand Dictionnaire des précieuses. Mlle Bertaut avait reçu une éducation très soignée et très littéraire. Son père, Pierre Bertaut, était gentilhomme ordinaire de la Chambre du roi. Sa mère, qui tenait à une noble maison d’Espagne et qui avait jeune habité ce pays, fut distinguée de la reine Anne d’Autriche, dans les premiers temps que cette princesse était en France ; sachant l’espagnol comme sa propre langue, elle fut d’abord employée par elle à ses correspondances de famille, et traitée comme une amie. Elle profita de cette faveur pour donner, comme on disait alors, c’est-à-dire pour attacher à la reine sa fille dès l’âge de sept ans (1628). Mais le cardinal de Richelieu, qui s’inquiétait de l’entourage de la jeune reine, et qui voulait lui couper les communications avec l’Espagne, éloigna cette jeune enfant : ce dont Anne d’Autriche se plaignit fort. À toutes ses plaintes, « on lui répondit, nous dit Mme de Motteville, que ma mère était demi-Espagnole, qu’elle avait beaucoup d’esprit, que déjà je parlais espagnol, et que je pouvais lui ressembler. » Mme Bertaut emmena donc sa fille, âgée de dix ans, en Normandie, où elle acheva de l’élever avec soin. La jeune personne gardait toujours une pension de 600 livres de la reine, et en 1639 elle mérita, pour sa beauté et sa bonne réputation, d’être mariée à M. Langlois de Motteville, premier président de la chambre des comptes de Normandie, qui l’épousa en troisièmes noces.

Ce mariage était mal assorti, lit-on dans le Journal des savants (janvier 1724) ; le président avait quatre-vingts ans, et elle n’en avait que dix-huit. Aussi dit-on qu’elle s’ennuyait quelquefois de la moitié du lit, et que, quand le bonhomme était endormi, elle faisait prendre sa place à une femme de chambre, et que le vieux président ne s’apercevait de rien.

Si ce détail, consigné dans le grave journal, est exact, ce fut là la plus vive espièglerie de Mme de Motteville. Sa nature calme et peu passionnée ne paraît point avoir souffert d’ailleurs d’une telle union :

En l’année 1639, ayant épousé M. de Motteville, dit-elle, qui n’avait point d’enfants et avait beaucoup de biens, j’y trouvai de la douceur avec une abondance de toutes choses ; et si j’avais voulu profiter de l’amitié qu’il avait pour moi, et recevoir tous les avantages qu’il pouvait et voulait me faire, je me serais trouvée riche après sa mort.

Mais elle négligea ces vues d’intérêt, et, comme tous les exilés de la Cour, elle n’était occupée en ce moment qu’à espérer la fin prochaine du cardinal de Richelieu, d’où elle attendait le retour de la faveur. À la mort du cardinal et du roi, l’un des premiers soins de la reine fut de rappeler auprès d’elle ses anciens amis disgraciés pour l’amour d’elle, et Mme de Motteville fut du nombre ; elle fut dès lors attachée à la reine moins encore comme femme de chambre (elle en avait le titre) que comme l’une des personnes de sa conversation et de son intimité. Sage, secrète, régulière, d’un esprit doux et enjoué avec nuances, d’une curiosité à la fois sérieuse et amusée, d’un coup d’œil observateur qui ne cherchait pas à être perçant ni profond et qui se contentait de bien voir ce qui se faisait autour d’elle, elle passa ainsi vingt-deux années bien diverses, et dont quelques-unes furent agitées des plus violents orages. Fidèle et dévouée sans se piquer d’être héroïque, elle sut accommoder les timidités de son sexe avec les obligations et les devoirs de son état, et traverser à la Cour tant d’écueils visibles ou cachés, sans se détourner de sa voie, et en restant dans les règles et les délicatesses d’une exacte probité : femme en bien des points, mais la plus raisonnable des femmes, personne essentielle et aimable tout ensemble. Elle ne paraît pas avoir songé jamais à se remarier, ni avoir connu de tendres faiblesses. Dans cette agréable discussion qu’elle soutint par lettres avec la Grande Mademoiselle sur les conditions d’une vie parfaitement heureuse, elle lui écrivait : « Je n’avais que vingt ans quand la liberté me fut rendue ; elle m’a toujours semblé préférable à tous les autres biens que l’on estime dans le monde, et, de la manière que j’en ai usé, il semble que j’ai été habitante du village de Randan », — un village d’Auvergne où les veuves ne se remariaient pas. Ce nom de douairière, qu’elle eut de bonne heure, ne l’effarouchait en rien. Elle jouissait de l’amitié, de la conversation : elle savait au besoin « goûter les douceurs des solitaires, qui sont les livres et les rêveries ». Une religion vraie et pratique, qui n’excluait pas, mais qui ramenait à elle les réflexions mêmes de la philosophie, la soutenait et raffermissait dans sa vertu et dans sa prudence. Ainsi pour cette âme égale et tempérée se passa la vie, sans grand éclat, sans trouble intérieur, et dans une maturité constante.

On se demande d’abord de Mme de Motteville, comme de toute femme, si elle était belle, et il paraît bien qu’elle l’était. « Son portrait, qui est à Motteville, dit le Journal des savants, la représente comme une brune fort jolie. » Le seul portrait gravé que j’aie vu d’elle, et que chacun peut voir au Cabinet des estampes, nous la montre coiffée à la mode d’Anne d’Autriche, n’étant déjà plus de la première jeunesse, le visage plein, avec un double menton, l’air tranquille et doux. Le bas de la figure, pourtant, est peu agréable, et l’ensemble n’a rien qui appelle une attention marquée. C’est dans son esprit qu’il faut chercher les traits fins et charmants qui la distinguent.

La figure principale autour de laquelle se déroule le récit de Mme de Motteville, est celle de la reine Anne d’Autriche, sa maîtresse. L’auteur ne se pique point d’être un politique ni un historien : c’est une femme qui raconte ce qu’elle a été à même de voir par ses yeux ou d’apprendre des personnes les mieux informées. Et très sensée et très sûre comme elle était, les plus honnêtes gens d’entre les initiés et les habiles, ceux que Retz appelle les d’Estrées et les Senneterre, aimaient à causer avec elle en passant. Elle se tient d’ordinaire dans le cabinet, c’est-à-dire dans la chambre royale ; elle en fait son centre et s’étend le plus volontiers sur les scènes qui s’y sont présentées à son observation. Cependant elle ne néglige pas, à la rencontre, les narrations plus considérables, telles que l’épisode sur la révolution d’Angleterre qu’elle a recueilli de la bouche de la reine d’Angleterre elle-même, et dont elle fait un récit à part ; elle s’étend aussi sur la révolution de Naples, qui eut lieu vers ce même temps. « C’est un lambeau que je veux laisser tomber en marchant mon chemin, dit-elle de quelqu’un de ces épisodes de rencontre ; il trouvera sa place avec les autres de même nature : et, comme il ne sera pas traité avec plus d’ordre et de suite, il n’aura pas aussi plus de prix ni de valeur. » Le bon esprit de Mme de Motteville, qui l’a portée à ne consulter sur ces choses éloignées que de bons témoins et qui faisait que les plus dignes de foi aimaient à s’en ouvrir avec elle, donne à ces parties accessoires et à ces hors-d’œuvre plus d’intérêt qu’elle n’ose en prétendre.

Elle commence par un abrégé de la vie de la reine, depuis son arrivée en France jusqu’à la mort de Louis XIII et à la régence. Mais la partie originale de ces Mémoires est celle qui prend à partir de là, et qui traite de ce qui s’est passé à portée de vue de l’auteur. Lorsqu’elle revient à la Cour en 1643, Mme de Motteville nous décrit les divers personnages en scène, les divers intérêts des cabales ; elle se montre à nous au milieu de ces grandes intrigues comme un simple spectateur placé dans un coin de la meilleure loge et parfaitement désintéressé :

Ainsi je ne songeais pour lors qu’à me divertir de tout ce que je voyais, comme d’une belle comédie qui se jouait devant mes yeux, où je n’avais nul intérêt. — Les cabinets des rois, dit-elle encore, sont des théâtres où se jouent continuellement des pièces qui occupent tout le monde ; il y en a qui sont simplement comiques ; il y en a aussi de tragiques dont les plus grands événements sont toujours causés par des bagatelles.

Assistant à toutes ces choses avec un esprit clairvoyant et non acharné, n’y prenant plaisir d’abord que pour se désennuyer, elle a en elle de bonne heure une ressource qui lui vient de famille, c’est d’écrire ; aux moments que les autres dames donnent au jeu ou à la promenade, elle s’enferme et elle note ce qu’elle a vu, ce qu’elle a entendu, pour se le rappeler un jour.

Les premiers temps de la régence d’Anne d’Autriche sont exposés et démêlés par Mme de Motteville, de manière à nous y faire assister avec elle. Tous les anciens amis de la reine sont revenus après une disgrâce plus ou moins longue : chacun d’eux compte sur la même faveur qu’autrefois, et ils ne s’aperçoivent pas d’abord que cette reine, qu’ils avaient laissée opprimée par Richelieu, sans enfants et encore Espagnole de cœur, est devenue mère, toute aux intérêts du jeune roi, et une reine toute française. Ils ne distinguent pas non plus que le cœur est déjà gagné par le Mazarin, et qu’elle a fait choix de lui dans son affection et dans sa paresse pour être le ministre qui la désoccupera des affaires et qui la fera régner. Mme de Sénecé, Mme de Chevreuse, Mme de Hautefort, en revenant à la Cour, ont donc beaucoup à rapprendre, beaucoup à deviner. Plusieurs de ces exilés d’autrefois, au moment où ils croient se ressaisir de la fortune, vont, à leurs dépens, provoquer son caprice encore et son inconstance : « Voilà donc la Cour belle et grande, mais bien embrouillée, nous dit Mme de Motteville qui ne peut s’empêcher de jouir du spectacle. Chacun pensait à son dessein, à son intérêt et à sa cabale. Le cardinal, d’un esprit doux et adroit, allait travaillant à se gagner les uns et les autres. » Mais un bon nombre, se croyant sûrs du terrain, résistent aux avances ; Mme de Motteville nous montre dans cet intérieur les revers imprévus d’où vont résulter pour les présomptueux et ceux qui font les importants de nouvelles disgrâces. À propos de Mme de Hautefort qui, avec sa fermeté sans douceur et son esprit attaché à son sens , résiste âprement à la reine, Mme de Motteville nous expose toute sa morale de cour à elle-même, une morale tempérée et non relâchée :

Nous pouvons dire nos avis à nos maîtres et à nos amis, pense-t-elle ; mais quand ils se déterminent à ne les pas suivre, nous devons plutôt entrer dans leurs inclinations que suivre les nôtres, quand nous n’y connaissons point de mal essentiel, et que les choses par elles-mêmes sont indifférentes.

Le genre d’adresse du cardinal Mazarin, sa dissimulation, la grâce et la finesse de son jeu, cet esprit de cabinet où il excellait, et « qui fait jouer tant de grandes machines », nous est rendu avec fidélité et vie par une personne qui, sans avoir à se louer de lui, a le mérite d’apprécier avec équité ses parties supérieures. Plusieurs de ces disgraciés de Mazarin étaient des amis de Mme de Motteville ; elle ne les abandonne pas au moment où ils tombent ; elle les visite, les console, et essaye même, dans quelques cas, de les défendre auprès de la reine. Par cette droiture de procédé, elle se fait tort auprès du ministre ; mais la reine a dans le cœur assez d’élévation pour lui pardonner ces témoignages de probité et, la première froideur passée, pour ne pas lui en garder de rancune.

Si la reine Anne d’Autriche était pour nous plus intéressante qu’elle ne nous paraît en somme d’après l’histoire, nous pourrions emprunter à Mme de Motteville des variétés de portraits qu’elle a tracés d’elle et qui sont pleins de beauté noble et de majesté. La femme de chambre (car ici Mme de Motteville l’est bien un peu) nous montre avec admiration et avec amour sa royale maîtresse depuis l’instant où elle s’éveille, depuis celui où elle se lève et où on lui présente la chemise, jusqu’à son souper et à son coucher :

Après avoir mis son corps de jupe avec un peignoir, elle entendait la messe fort dévotement ; et, cette sainte action finie, elle venait à sa toilette. Il y avait alors un plaisir non pareil à la voir coiffer et babiller. Elle était adroite, et ses belles mains en cet emploi faisaient admirer toutes leurs perfections. Elle avait les plus beaux cheveux du monde : ils étaient fort longs et en grande quantité, qui se sont conservés longtemps sans que les années aient eu le pouvoir de détruire leur beauté. Elle s’habillait avec le soin et la curiosité permise aux personnes qui veulent être bien sans luxe, sans or ni argent, sans fard et sans façon extraordinaire. Il était néanmoins aisé de voir à travers la modestie de ses habits qu’elle pouvait être sensible à un peu d’amour-propre. Après la mort du feu roi, elle cessa de mettre du rouge, ce qui augmenta la blancheur et la netteté de son teint…

Le grand deuil seyait à la reine, et elle perdit à le quitter. Elle était à cet âge de quarante ans, « si affreux pour notre sexe », dit Mme de Motteville ; mais elle en triomphait par sa représentation de souveraine et de mère. Un jour elle conduisait le jeune roi au Parlement (septembre 1645) :

Elle mit des pendants d’oreilles de gros diamants, mêlés avec des perles en poire fort grosses. Elle avait au-devant de son sein une croix de même sorte d’un très grand prix. Cette parure, avec son voile noir, la fît paraître belle et de bonne mine, et en cet état elle plut à toute la compagnie. Plusieurs la regardèrent avec admiration : tous avouèrent que, dans la gravité et la douceur de ses yeux, on connaissait la grandeur de sa naissance et la beauté de ses mœurs.

Ce sont là de beaux portraits et faits presque sans y songer. Dans les troubles qui s’élevèrent bientôt, Mme de Motteville nous montre la reine avec des qualités qu’il serait injuste de lui refuser au milieu de ses fautes : elle avait le courage et la fierté ; « le sang de Charles-Quint lui donnait de la hauteur » et bouillonnait dans ses veines. À ces peintures un peu partiales, mais non point fausses, d’Anne d’Autriche, il faut pourtant mettre toujours et sous-entendre la petite voix aigre qu’elle avait dans sa colère, et dont Retz nous a si bien rendu l’accent.

La reine d’Angleterre, si magnifiquement célébrée par Bossuet, nous a été peinte plus familièrement par Mme de Motteville, qui l’avait beaucoup connue ; et, cette fois, c’est elle qui met à cette figure, solennisée dans l’oraison funèbre, le grain de réalité :

Cette princesse était fort défigurée par la grandeur de sa maladie et de ses malheurs, et n’avait plus guère de marques de sa beauté passée. Elle avait les yeux beaux, le teint admirable, et le nez bien fait. Il y avait dans son visage quelque chose de si agréable, qu’elle se faisait aimer de tout le monde ; mais elle était maigre et petite : elle avait même la taille gâtée ; et sa bouche, qui naturellement n’était pas belle, par la maigreur de son visage était devenue grande. J’ai vu de ses portraits, qui étaient faits du temps de sa beauté, qui montraient qu’elle avait été fort aimable, et, comme sa beauté n’avait duré que l’espace du matin et l’avait quittée avant son midi, elle avait accoutumé de maintenir que les femmes ne peuvent plus être belles passé vingt-deux ans. Pour achever de la représenter telle que je l’ai vue, il faut avouer qu’elle avait infiniment de l’esprit, de cet esprit brillant qui plaît aux spectateurs. Elle était agréable dans la société, honnête, douce et facile ; vivant, avec ceux qui avaient l’honneur de l’approcher, sans nulle façon. Son tempérament était tourné du côté de la gaieté ; et parmi les larmes, s’il arrivait de dire quelque chose de plaisant, elle les arrêtait en quelque façon pour divertir la compagnie.

On aura remarqué ce trait d’observation et de malice féminine, que la reine d’Angleterre n’ayant été belle que jusqu’à l’âge de vingt-deux ans, assignait involontairement ce terme à la beauté de toutes les femmes. Mme de Motteville a beaucoup de ces traits fins qui sont bien de son sexe.

À l’occasion de l’arrivée d’un ambassadeur de Suède (septembre 1646), Mme de Motteville nous rend la première idée qu’on avait en France de la reine Christine, et, en se faisant l’écho de ces louanges extraordinaires, elle y mêle une légère et douce ironie comme cela lui arrive quelquefois :

La Renommée, ajoute-t-elle, est une grande causeuse : elle aime souvent à passer les limites de la vérité ; mais cette vérité a bien de la force : elle ne laisse pas longtemps le monde crédule abandonné à la tromperie. Quelque temps après, on connut que les vertus de cette reine gothique étaient médiocres : elle n’avait alors guère de respect pour les chrétiennes ; et, si elle pratiquait les morales, c’était plutôt par fantaisie que par sentiment.

En parlant ainsi, Mme de Motteville, qui reste essentiellement femme, vengeait doucement son sexe un peu outragé par les manières brusques et fantasques de cette reine bizarre, qui affectait le genre et les qualités d’un homme.

Cette Renommée qui est une grande causeuse me rappelle une des grâces du style de Mme de Motteville, style simple, assez uni, assez peu correct dans l’arrangement des phrases, retouché peut-être en bien des endroits par l’éditeur, mais excellent et bien à elle pour le fond de la langue et de l’expression. Elle a quelques-unes de ces agréables métaphores qui en égayent le tissu. Voulant dire, par exemple, que les rois ne voient jamais le mal et le danger qu’à la dernière extrémité, et qu’on le leur déguise au travers de mille nuages : « La Vérité, dit-elle, que les poètes et les peintres représentent toute nue, est-toujours devant eux habillée de mille façons ; et jamais mondaine n’a si souvent changé de mode que celle-là en change quand elle va dans les palais des rois. » À propos du chapeau de cardinal qu’on avait promis depuis des années à l’abbé de La Rivière, favori de Monsieur, et que réclamait tout à coup le prince de Condé pour son frère le prince de Conti, elle dira que « la Discorde vint jeter une pomme vermeille dans le cabinet ». Montrant Mazarin, habile à tirer parti de l’excès même des accusations et des haines, à les neutraliser et à les tourner à son profit :

Le cardinal Mazarin, dit-elle, avait fait des injures ce que Mithridate avait fait du poison, qui, au lieu de le tuer, vint enfin, par la coutume, à lui servir de nourriture. Le ministre, de même, semblait par son adresse faire un bon usage des malédictions publiques ; il s’en servait pour acquérir auprès de la reine le mérite de souffrir pour elle…

On sent, dans ces passages et dans tout le courant du style de Mme de Motteville, une imagination naturelle et poétique, sans trop de saillie, et telle qu’il seyait à la nièce de l’aimable poète Bertaut. Dans quelques endroits même on trouverait quelque luxe d’images, de fleurs de roses et d’épines, quelque trace du mauvais goût de Louis XIII ; mais ce ne sont que des instants, et le bon sens chez elle règle d’ordinaire le langage comme le jugement et la pensée.

Mme de Motteville est bien une contemporaine de Corneille, et un peu des romans de cette époque ; elle en a quelque chose dans son langage. En parlant de Cinq-Mars, elle l’appelle « cet aimable criminel » ; en racontant les disgrâces de ceux que frappe la Fortune, elle s’attendrit sur « tant d’illustres malheureux » ; même jeune, elle regrette légèrement le temps d’autrefois. Parlant du vieux maréchal de Bassompierre que raillaient les jeunes gens, elle dira, après avoir loué sa générosité, sa magnificence et ses galantes manières : « Les restes du maréchal de Bassompierre valaient mieux que la jeunesse de quelques-uns des plus polis de ce temps-là (1646). » Elle aimait, dans les pièces de Corneille, surtout la morale élevée et les nobles sentiments qui avaient épuré le théâtre. Quand la comédie italienne s’introduisit sous les auspices de Mazarin, elle se plaisait peu à ces pièces en musique : « Ceux qui s’y connaissent, disait-elle, les estiment fort ; pour moi, je trouve que la longueur du spectacle en diminue fort le plaisir, et que les vers, répétés naïvement, représentent plus aisément la conversation et touchent plus les esprits que le chant ne délecte les oreilles. » Tout cela sent un esprit juste, un cœur noble plutôt que disposé à la tendresse ou à la passion. Cette comédie italienne, représentée chez le cardinal, excita l’enthousiasme de quelques courtisans tels que le maréchal de Grammont ou le duc de Mortemart qui paraissait enchanté au seul nom des moindres acteurs ; « et tous ensemble, afin de plaire au ministre, faisaient de si fortes exagérations quand ils en parlaient, qu’elle devint enfin ennuyeuse aux personnes modérées dans les paroles ». Mme de Motteville était de ces personnes modérées, et elle nous donne là le ton de son âme. Ainsi, quand je dis qu’elle était, par le goût, un peu contemporaine de Corneille, on voit dans quel sens il faut l’entendre, et qu’elle y corrigeait l’exagération.

Bien que Mme de Motteville aimât à se rappeler et à citer ces vers galants de son oncle :

Et constamment aimer une rare beauté,
C’est la plus douce erreur des vanités du monde,

elle avait le cœur plus fait pour l’amitié que pour l’amour ; elle était faite en tout pour les sentiments réguliers et justes, et pour une égalité heureuse ; elle en a exprimé le vœu en plus d’un endroit. Elle avait puisé dans sa belle Normandie l’amour de la campagne et de la nature, mais elle n’en savait pas jouir en courant : « La campagne, disait-elle, n’est belle qu’avec le repos et la solitude, quand on y peut goûter les plaisirs innocents que la beauté de la nature nous fournit dans les bois et auprès des rivières. » Elle disait encore en parlant des rois :

J’estime bien heureux celui qui ne les connaît que par le respect qu’on doit à leur nom, et qui peut jouir de la vie douce et tranquille d’un bon citoyen qui est homme de bien, qui a de quoi vivre, et qui n’est point empoisonné par l’ambition. Voilà où toute âme raisonnable doit chercher la véritable félicité, obscure, il est vrai, mais tranquille et innocente.

Ce vœu de vie privée revient bien des fois chez elle, et avec un accent de sincérité qui ne se peut méconnaître. Elle conclurait volontiers sur le chapitre de la Cour comme a fait La Bruyère : « Un esprit sain puise à la Cour le goût de la solitude et de la retraite. »

Elle aime dans ses Mémoires à moraliser, à donner des réflexions sérieuses qu’elle relève de citations agréables ; elle cite volontiers les poètes espagnols ou italiens, quelquefois Sénèque, plus souvent l’Écriture. On a trouvé ces réflexions trop multipliées et trop longues, ce qui peut être vrai pour la dernière partie des Mémoires ; mais elle sait d’ordinaire les entremêler aux circonstances mêmes qui les lui inspirent. Dans de très belles pages sur le caractère, les artifices et les talents du cardinal Mazarin, elle le représente, pendant un séjour qu’il fait à Paris (mai 1647), s’enfermant pour le travail et faisant attendre les plus grands du royaume dans son antichambre, sans qu’ils puissent pénétrer jusqu’à lui. Le murmure éclatait de toutes parts ; mais le ministre sort et tout se tait :

Lorsqu’il monta en carrosse pour s’en aller, toute la cour du Palais-Royal était pleine de cordons bleus, de grands seigneurs, de gens de cette qualité, qui, par leur empressement, paraissaient s’estimer trop heureux de l’avoir pu regarder de loin. Tous les hommes sont naturellement esclaves de la fortune ; et je puis dire n’avoir guère vu personne à la Cour qui ne fût flatteur, les uns plus, les autres moins. L’intérêt qui nous aveugle nous surprend et nous trahit dans les occasions qui nous regardent ; il nous fait agir avec plus de sentiment que de lumières, et il arrive même assez souvent qu’on a honte de ses faiblesses ; mais on ne le peut apercevoir que par la sage réflexion que chacun se doit à soi-même, et après que l’occasion de mieux faire est passée.

Elle sait ce que signifient trop souvent ces grands airs d’indépendance que prennent ceux que la faveur repousse, ces bruyantes fiertés qui se fondent à la moindre avance et tournent à la bassesse. Mme de Sénecé, que le cardinal avait jusque-là maltraitée et qui faisait la haute, est choisie par lui pour garder ses nièces lorsqu’elles arrivent d’Italie, et la voilà tournée en un jour :

Tel paraît vaillant contre le favori qui, au moindre adoucissement de sa part, devient poltron ; et d’ordinaire cette hauteur se termine à une véritable bassesse que la rage d’en avoir été méprisé lui a fait colorer de générosité, de vertu et d’amour du bien public.

Mazarin, qui ne peut faire de Mme de Motteville, auprès de la reine, la créature à lui qu’il aurait voulue, la chicane, l’inquiète quelquefois, la tient sur le qui-vive ? c’est sa maxime quand il ne se croit pas sûr des gens :

Comme il ne connaissait pas mes intentions, et qu’il jugeait de moi sur l’opinion qu’il avait de la corruption universelle du monde, il ne pouvait s’empêcher de me soupçonner de me mêler de beaucoup de choses contraires à ses intérêts. Il me dit un jour qu’il était persuadé de cela, parce que je ne lui disais jamais rien des autres, que j’écoutais parler les mécontents, que j’étais dans leur confidence…

Et en effet, plus d’un mécontent ne craignait pas de se confier à Mme de Motteville sans même qu’il y eût intimité, et on lui parlait « comme à une personne qui était en réputation de savoir se taire ». C’était précisément ce qui déplaisait à Mazarin et ce qui le faisait se plaindre : « Ce reproche, ajoute-t-elle, marquait assez de défiance naturelle, et combien nous étions malheureux de vivre sous la puissance d’un homme qui aimait la friponnerie, et avec qui la probité avait si peu de valeur qu’il en faisait un crime. » À ces reproches du cardinal, qui ne laissaient pas de transpirer, elle tâchait de remédier par quelque bonne parole de la reine, qui en réparât les impressions devant tous ; « car à la Cour, remarque-t-elle, il est aisé d’éblouir les spectateurs, et il ne leur faut jamais donner le plaisir de savoir que nous ne sommes pas si heureux qu’ils se l’imaginent, ou que nous sommes si malheureux qu’ils le souhaitent ».

Dans toutes ses remarques sur la Cour, sur ce « délicieux et méchant » pays, « que l’on hait souvent par raison, mais que l’on aime toujours naturellement », je crois, en écoutant Mme de Motteville, entendre parler Nicole, mais un Nicole femme, plus agréable et adouci.

Elle rencontre pourtant des expressions bien belles de vigueur et d’énergie morale. À un bal que donne le cardinal Mazarin aux jours gras de 1647, elle nous décrit, l’une après l’autre, les principales beautés et reines de la fête, après quoi elle fait défiler les comparses, et qui ne sont pas les moins prétentieuses ni les moins bruyantes :

Les filles de la reine, Pons, Guerchy et Saint-Mégrin, tâchèrent de faire quelques conquêtes naturelles, par le soin qu’elles eurent de s’embellir par toutes sortes de voies ; heureuses si, parmi tant d’amants, elles eussent pu attraper des maris selon leur ambition et le dérèglement de leurs désirs !

Ce n’est là qu’un trait piquant ; mais bientôt, parlant plus en détail de Mlle de Pons, aimée du duc de Guise, qui va conquérir Naples à son intention, et, avec cela, non contente ni rassasiée d’une telle proie :

Cette âme gloutonne de plaisirs, dit-elle, n’était pas satisfaite d’un amant absent qui l’adorait, et d’un héros qui, pour la mériter, voulait se faire souverain… L’ambition et l’amour ensemble n’étaient pas des charmes assez puissants pour occuper son cœur ; il fallait, pour la satisfaire, qu’elle allât se promener au cours, et qu’elle reçût de l’encens de toutes ses nouvelles conquêtes.

Une âme gloutonne de plaisirs ! c’est le sentiment de l’honnêteté qui communique ici au style de Mme de Motteville cette expression de dégoût.

Ses nuances habituelles sont plus ménagées ; l’âcreté n’approche pas de cette plume décente. Si, auprès de la reine, elle et ses compagnes sont privées par l’avarice du cardinal de bien des résultats effectifs et positifs de la faveur, elle se borne à en plaisanter avec une légère et souriante ironie. Il n’y a rien dans ces Mémoires de Mme de Motteville qui rappelle ces autres Mémoires si distingués, mais si amers, de Mme de Staal de Launay, femme de chambre de la duchesse du Maine ; c’est qu’aussi la situation était toute différente. Mme de Motteville était dans une grande et véritable cour, auprès d’une reine qui, avec un esprit de médiocre étendue, mais commode et agréable, avait un cœur noble et généreux, et qui payait les services par l’estime. S’il fallait trouver une parenté historique à Mme de Motteville, je la trouverais plutôt dans les Mémoires du sage chambellan Philippe de Commynes qu’elle aime à citer, et dont elle rappelle parfois les fruits de saine et judicieuse expérience.

Ses Mémoires deviennent plus sérieux et prennent un caractère historique plus élevé à mesure qu’on avance dans le mouvement des agitations civiles et dans les troubles de la Fronde. Mme de Motteville les a bien jugés, et, en ne se donnant que le rôle d’une femme timide, elle a des réflexions qu’il serait à souhaiter qu’eussent faites alors beaucoup d’hommes. Les longues conversations particulières qu’elle avait eues avec la reine d’Angleterre, l’avaient éclairée sur la portée de ces périls qui souvent ne semblent au début qu’une ébullition folle et un sujet à risée. Marquant avec une vigoureuse justesse l’illusion des gens du Parlement et leur insatiable exigence qui les faisait résister à toutes les offres premières d’accommodement et de conciliation, elle en conclut hardiment « que la corruption des hommes est telle, que, pour les faire vivre selon la raison, il ne faut pas les traiter raisonnablement, et que, pour les rendre justes, il faut les traiter injustement ». Elle montre les gens de bien, par leur obstination à créer contre les impôts et ceux qui en abusent, venant en aide aux turbulents et leur prêtant main-forte comme il arrive si souvent :

Les gens de bien, sans considérer que c’est un mal quelquefois nécessaire, et que tous les temps à cet égard ont été quasi égaux28, espéraient par le désordre quelque plus grand ordre ; et ce mot de réformation leur plaisait autant par un bon principe, qu’il était agréable à ceux qui souhaitaient le mal par l’excès de leur folie et de leur ambition.

Il y a des moments où tout concourt au désordre et à la ruine, et où la sédition est dans l’air. « L’étoile, dit Mme de Motteville, était alors terrible contre les rois ».

Les premières scènes de la Fronde sont racontées par elle de manière à ne point pâlir, même à côté des récits du cardinal de Retz. Ce dernier nous donne le spectacle de la rue du Palais-Royal quand il y pénètre, et de l’intérieur de l’archevêché. Mme de Motteville nous montre le dedans du cabinet de la reine, dans lequel elle se voit presque la seule d’abord qui soit sérieusement effrayée. La première journée des Barricades se passe presque toute en plaisanteries contre elle : « Comme j’étais la moins vaillante de la compagnie, toute la honte de cette journée tomba sur moi. » Pour une personne de cet intérieur, elle comprend très bien du premier coup la nature de la révolte dans la ville, et ce désordre si vite et si bien ordonné :

Les bourgeois, dit-elle, qui avaient pris les armes fort volontiers pour sauver la ville du pillage, n’étaient guère plus sages que le peuple, et demandaient Broussel d’aussi bon cœur que le crocheteur ; car, outre qu’ils étaient tous infectés de l’amour du bien public, qu’ils estimaient être le leur en particulier… ils étaient remplis de joie de penser qu’ils étaient nécessaires à quelque chose.

Cette parole, infectés de l’amour du bien public, a souvent été citée ; mais il n’y faudrait pas voir une naïveté de Mme de Motteville : elle savait ce qu’elle disait en parlant ainsi, et en qualifiant de maladie et de peste le faux amour dont cette population séditieuse était éprise en ce moment. Mme de Motteville n’est point une royaliste aveugle : elle croit au droit des rois, mais aussi à la justice qui en est la règle, et que Dieu, selon elle, leur inspire souvent, et qu’il leur a presque toujours suggérée dans ce royaume de France. Son idéal de monarque est Charles V. Le jour où le Parlement s’appuie de je ne sais quelle ordonnance de Louis XII pour demander « que nul ne puisse être mis en prison sans être renvoyé vingt-quatre heures après à ses juges naturels », elle ne peut s’empêcher de remarquer que cet article de garantie individuelle, comme nous dirions, « était agréable à toute la France. L’amour de la liberté, ajoute-t-elle, est fortement imprimé dans la nature. Les plus sages, qui jusqu’alors avaient désapprouvé les entreprises de cette compagnie, ne pouvaient dans leur cœur haïr cette proposition ; ils la blâmaient en apparence, parce qu’il était impossible de la louer à la vue du monde, mais ils l’aimaient en effet, et ne pouvaient s’empêcher d’estimer cette hardiesse, et de souhaiter qu’elle eût un favorable succès ».

On voit que c’eût été une royaliste assez libérale que Mme de Motteville ; mais cette femme d’esprit et de sens, qui assiste à ces scènes terribles, et qui les raconte, n’est pas dupe des grands mots, ni des apparences ; elle y mêle de ces remarques qui honorent l’historien, et que les politiques ne désavoueraient pas : « Quand les sujets se révoltent, dit-elle, ils y sont poussés par des causes qu’ils ignorent, et, pour l’ordinaire, ce qu’ils demandent n’est pas ce qu’il faut pour les apaiser. » Elle nous montre ces magistrats mêmes, qui avaient été les premiers à émouvoir le peuple, s’étonnant bientôt de le voir se retourner contre eux et ne les pas respecter : « Ils se reconnaissaient la cause de ces désordres, et n’y auraient pu remédier s’ils avaient voulu l’entreprendre ; car, quand le peuple se mêle d’ordonner, il n’y a plus de maître, et chacun en son particulier le veut être. » Rentrons un peu en nous-mêmes, et demandons-nous si ce n’est pas là encore notre histoire.

Mais je m’aperçois que j’ai choisi le sujet de Mme de Motteville pour me distraire un moment, moi et, s’il se peut, mes lecteurs, du spectacle pénible de nos dissensions présentes, et je ne veux pas y retomber par les allusions qu’elle me fournirait trop aisément. Mme de Motteville, durant la première Fronde, courut quelque danger dans Paris. N’ayant pu suivre dans les premiers jours de 1649 la reine fugitive à Saint-Germain et l’ayant voulu rejoindre ensuite, elle fut arrêtée avec sa sœur à la porte Saint-Honoré par une populace furieuse, et elle dut se réfugier au pied du maître-autel à Saint-Roch, où il fallut que quelques-uns de ses amis, avertis au plus tôt, vinssent la délivrer. Elle rejoignit plus tard la reine et la quitta encore quelquefois, car cette personne distinguée n’était pas, elle nous le dit humblement, une amazone ni une héroïne ; elle avait peine à se mettre au-dessus des terreurs ou même des incommodités de son sexe. Présente ou absente d’ailleurs, sa fidélité ne se démentit jamais. Lorsque la paix fut rétablie, Mme de Motteville reprit auprès de la reine les habitudes de cette vie régulière, douce et grave, qui lui convenait si bien. Sa vertu, sa délicate probité, en ce pays d’embûches et de perfidies, l’exposa pourtant jusqu’à la fin à quelques tracasseries dont sa prudence et son calme, soutenus de l’estime de la reine mère, l’aidèrent à triompher. La religion prit de plus en plus d’empire dans cette âme toute faite pour l’accueillir et si naturellement ordonnée. Cette religion éclairée et soumise lui a dicté dans ses Mémoires quelques pages qu’on peut dire charmantes autant qu’elles sont solides et sensées, sur les querelles du temps, sur les disputes du jansénisme et du molinisme, auxquelles les femmes n’étaient pas les moins pressées de se mêler :

Il nous coûte si cher, dit-elle en se souvenant d’Ève, d’avoir voulu apprendre la science du bien et du mal, que nous devons demeurer d’accord qu’il vaut mieux les ignorer que de les apprendre, particulièrement à nous autres qu’on accuse d’être cause de tout le mal… Toutes les fois que les hommes parlent de Dieu sur les mystères cachés, je suis toujours étonnée de leur hardiesse, et je suis ravie de n’être pas obligée de savoir plus que mon Pater, mon Credo et les Commandements de Dieu.

Mme de Motteville suit exactement la ligne que Bossuet traçait en ces matières. Il faut lire toute cette page, que l’aimable auteur couronne par de très beaux vers italiens qui montrent qu’en se soumettant, son esprit ne renonçait point à s’orner raisonnablement et à s’embellir. Cette personne rare, cette honnête femme de tant de jugement et d’esprit, mourut en décembre 1689, vers l’âge de soixante-huit ans. On ne peut l’apprécier à toute sa valeur qu’en l’accompagnant dans tout le cours de ses Mémoires, en la suivant dans son développement et sa continuité : des citations et une analyse ne sauraient donner qu’une bien imparfaite idée de cette lecture lente, pleine, tranquille et attachante.