I.
La Révolution compte quatre écrivains :
Mme de Staël,
Burke,
Rivarol, dans le Journal politique-national,
Mallet du Pan.
C’est l’abbé de Pradt qui a dit cela en tête d’un de ses écrits (Les Quatre Concordats) ; et, sans regarder toutes les paroles que jetait cet homme d’esprit comme autant d’oracles, il est juste de tenir compte de ses jugements, surtout quand il s’agit du style de pamphlets, de brochures politiques, de ce style qui prend et mord sur le public, même en matière sérieuse : l’abbé de Pradt s’y connaissait. Des quatre noms qu’il cite, trois aujourd’hui sont unanimement salués et reconnus : Mme de Staël et Burke sont hors ligne ; Rivarol, moins relu, a laissé un nom brillant et comme un lointain phosphore. Mais Mallet du Pan, qui le connaît aujourd’hui parmi les jeunes générations ou même parmi les générations intermédiaires ? Il n’y a que ceux qui lisaient avant 1800, qui se souviennent de lui. Grâce aux Mémoires qui vont paraître dans quelques jours et que nous sommes heureux d’annoncer au public, chacun désormais va le connaître, lui rendre la justice qui lui est due, et le voir au rang estimable qu’il mérite d’occuper.
Mallet du Pan était un Genevois adonné de bonne heure aux études solides et
aux considérations critiques, qui vint à Paris vers 1783 et y fut chargé par
Panckoucke de rédiger la partie politique du Mercure.
Quand la Révolution éclata, quand les luttes de l’Assemblée constituante
occupèrent l’attention de l’Europe, Mallet du Pan, dans le Mercure, fut le seul écrivain qui sut, sans insulte ni flatterie,
donner une analyse raisonnée de ces grands débats. Ses comptes rendus
prirent dès lors la plus grande importance : « Pendant trois années,
son analyse des débats fut lue dans toute l’Europe comme un modèle de
discussion aussi lumineuse qu’impartiale »
, disait
Lally-Tollendal. Et Bonald, triomphant cette fois de toute prévention contre
un écrivain calviniste et ami d’une sage liberté, parlait en 179664 des
« excellents tableaux politiques, et l’on pourrait
dire prophétiques, de la Révolution française, que M. Mallet
du Pan insérait au Mercure de France »
. Ne
quittant son poste d’écrivain courageux et indépendant qu’à la dernière
extrémité, à la veille des 20 juin et des 10 août 1792, Mallet du Pan fut
chargé par Louis XVI d’une
mission de confiance
auprès des souverains, laquelle n’eut point d’effet. Il fit imprimer à
Bruxelles, en 1793, des Considérations sur la nature de la
Révolution de France, petit écrit qui fit sensation en Europe, et
dont Burke, après l’avoir lu, déclara qu’il lui semblait
l’avoir fait. C’est à Mallet du Pan, alors retiré en Suisse, que
Joseph de Maistre, sans le connaître personnellement, adressait son premier
écrit politique en manuscrit, avec prière de le faire imprimer s’il l’en
jugeait digne. Le billet du catholique et ultramontain de Maistre à celui
qu’il prenait ainsi pour parrain de son premier écrit, commençait par ces
mots : « Monsieur, qui vous a lu vous
estime… »
Avec cela. Mallet du Pan était l’ami le plus
rapproché d’opinion des Malouet, des Mounier, des Montlosier, plus tard des
Portalis. Souvent consulté, mais en pure perte, par les ministres dirigeants
des grandes puissances, Mallet du Pan resta en Suisse tant qu’il y eut une
Suisse véritablement républicaine et indépendante. Forcé de la quitter et
expulsé par les menaces du Directoire, il n’eut de refuge qu’en Angleterre :
il y reprit sa plume indépendante, disant des vérités à tous, et aux
incorrigibles émigrés tout les premiers. Son Mercure
britannique est une publication à consulter pour l’histoire du
temps. Il mourut d’épuisement à l’œuvre et à la peine, le 10 mai 1800, dans
sa cinquante et unième année, pauvre et pur, hautement estimé et considéré
de tous ceux qui l’avaient connu. Son fils, avec sa veuve, demeuré en
Angleterre, placé aussitôt dans un poste honorable et modeste par les amis
de son père, a continué d’y habiter depuis sans interruption. Aujourd’hui,
vieillard lui-même, il a cru devoir rendre à la mémoire paternelle un
hommage longtemps différé, en publiant les manuscrits, lettres et
correspondance, en un mot tout ce qui, dans les papiers de Mallet du Pan,
peut intéresser le public de la postérité.
Une lettre touchante de M. Mallet, adressée à son vieil ami M. le comte
Portalis, premier président de la Cour de cassation, sert de dédicace :
c’est là commencer par de bons auspices. Devenu trop étranger à la langue
française par suite de sa longue absence pour se charger lui-même du travail
de rédaction qui devait joindre, lier et expliquer les pièces nombreuses à
mettre en œuvre, M. Mallet a confié ce soin délicat à un écrivain de Genève,
M. André Sayous, déjà connu par d’excellents morceaux d’histoire littéraire,
et qui vient de gagner son droit de cité en France par ce service rendu à
tous les amis des saines idées politiques et des informations historiques
judicieuses.
Pour tous ceux qui liront ces Mémoires, il restera
désormais démontré que Mallet du Pan doit être placé et maintenu au premier
rang des observateurs et des juges les plus éclairés du dernier siècle.
Comme journaliste et comme publiciste, dans cette rude fonction de saisir,
d’embrasser au passage des événements orageux et compliqués qui se déroulent
et se précipitent, nul n’a eu plus souvent raison, plume en main, que lui.
Prudent, circonspect, jamais entraîné, il se trompe aussi rarement qu’il est
possible dans les hasards d’une telle mêlée. Mallet du Pan, dans son ordre
de prévision et de perspicacité, n’appartient en rien à cette école ni à
cette nature de Joseph de Maistre, avec lequel il ne s’est rencontré qu’un
instant : c’est un appréciateur tout positif et moins sublime, ne faisant
intervenir dans les choses humaines aucun autre élément que ceux qui se
prêtent à l’observation, nullement prophète ni voyant : ce n’est qu’un
esprit ferme et sensé, très clairvoyant et très prévoyant. Il est, dans la
meilleure acception, de cette école genevoise, un peu écossaise, de l’école
de l’observation
précise et du sens moral.
Écrivain, ne lui demandez ni les grâces, ni le brillant, ni le coulant :
mais dans sa rudesse de plume et à travers le heurté de sa diction, quand la
vérité le saisit, il rencontre des traits énergiques, pittoresques même, et
qui, pour flétrir des misères sociales et des opinions vicieuses, ont ce
genre d’exactitude qu’aurait un physicien passionné. On sent, dans tout ce
qu’il écrit, « la raison mâle et cette énergie d’intelligence que
donnent la réflexion, la liberté et la conviction »
. C’est un
républicain de naissance et d’affection, ne l’oublions pas, un vrai citoyen
de Genève, que cet homme qui, par bon sens et par la force de la vérité, est
obligé de déclarer à la France de 89 et de 92 qu’elle n’est pas faite pour
la république, et qu’il faut trente ans encore d’éducation préliminaire pour
que les Français s’accoutument à quelque pratique de la liberté ; c’est un
républicain qui n’est royaliste que parce que l’évidence de la raison l’y
oblige et qu’il ne peut écrire contre sa conscience. Son inspiration secrète
et le ressort de son énergie est là : il porte en lui deux éléments qui se
combattent et qu’il maîtrise à force de droiture. Aussi ce publiciste tant
injurié, tant calomnié, et qui lui-même n’a pas su toujours tenir sa plume
exempte de duretés injustes et d’invectives, laisse-t-il empreint sur la
totalité de ses pages un cachet d’élévation, de respect pour soi-même et de
dignité, qui tient à la pureté de son intention, à son désintéressement
fondamental, et qui pour nous tous aujourd’hui devient une leçon. Mais c’est
assez parler en général : voyons donc un peu en détail ce que c’était que
Mallet du Pan.
Né aux bords du lac de Genève en 1749, d’un père pasteur protestant, il fit ses études au collège et à l’académie de Genève ; il y contracta ses premières habitudes de justesse, son tour de dialectique et de raisonnement. D’une âme ardente et dont le feu se dirigeait sur des sujets graves, à peine hors des bancs, il prit part aux discussions et aux dissensions qui agitaient alors cette petite république, et il eut ses premiers écarts, même ses excès ; car il est écrit pour chacun qu’il faut que jeunesse se passe. Mallet, à vingt et un ans, fit donc une brochure qui, eu égard aux conditions de la petite république, pouvait sembler révolutionnaire : il embrassait avec générosité la cause des nombreux habitants dits natifs (comme qui dirait le tiers état du lieu) qui n’étaient point représentés. La chose serait trop longue, d’ailleurs▶, à expliquer en détail. Bref, Mallet eut sa période enthousiaste et mérita de voir sa première brochure condamnée, brûlée dans sa ville natale, comme l’avait été l’Émile de Rousseau huit ans auparavant. Cette petite persécution lui valut l’amitié de Voltaire, qui n’hésita point à faire de lui un professeur d’histoire et à le dépêcher en cette qualité auprès du landgrave de Hesse-Cassel. Mallet y resta peu, et revint comme il y était allé :
On m’a jeté dans ses forêts (du landgrave de Hesse) à l’aventure, disait-il, il m’a reçu à l’aventure, j’en suis sorti à l’aventure. Tout cela était l’effet de sentiments prompts, dont le plus excusable était celui qui me chassait avec le fouet de l’honneur, du dégoût et de tous les intérêts.
À travers ces premiers mécomptes et ces diverses écoles, son éducation s’achevait, il apprenait la vie et le monde réel.
De retour d’Allemagne à Genève, s’y étant marié, comme on a coutume de le faire de bonne heure dans son pays, Mallet cherchait une voie à ses goûts et à ses ardeurs d’étude et de polémique. Il s’éprit de loin pour Linguet, qui ne lui parut qu’un homme éloquent et hardi, injustement persécuté. Lorsque Linguet, jouissant des honneurs de cette persécution, vint à Genève et à Ferney, Mallet le vit et s’enrôla sous lui comme collaborateur pour les Annales politiques, civiles et littéraires. On lui voudrait, remarque M. Sayous, un autre parrain littéraire que Linguet ; mais on ne choisit guère plus son parrain que ses parents, et on entre dans le monde, et même dans le monde littéraire, comme on peut. Je ne puis que courir sur cette première partie de la vie de Mallet du Pan. Linguet s’étant fait mettre à la Bastille en 1779, Mallet entreprit de continuer ses Annales, espèce de revue politique et littéraire, et il suffit seul au fardeau. Ce qui ressort des premiers travaux de ce jeune homme, déjà arrivé à l’âge de trente ans, c’est l’indépendance du jugement, l’habitude d’avoir son avis en toute matière sans en demander la permission à son voisin ; et le besoin d’exprimer cet avis hautement et devant le public. Mallet du Pan, évidemment, était par vocation un observateur, et de ceux qui aiment à faire part de leurs observations à tous.
Les voyages qu’il dut faire à Londres et à Bruxelles, durant cette collaboration avec Linguet, fournirent à son esprit méditatif des points de comparaison. Ne jugeant encore les gens de lettres et les philosophes français que de loin et sur leurs seuls écrits, Mallet du Pan montrait qu’il ne serait pas homme à s’en laisser éblouir de près. Parlant de l’Histoire philosophique de l’abbé Raynal, il en relève, dans ses Annales (15 juin 1781), toutes les déclamations ridicules ou dangereuses :
Quelles que soient leurs opinions, demandait-il, que les philosophes regardent les mœurs de notre siècle, et qu’ils nous disent si le moment est arrivé de diminuer les motifs d’être vertueux… Quels remords n’aurait pas M. Raynal, si son fanatisme allait empoisonner la chaumière d’un laboureur ou l’atelier d’un artisan. S’il était lu dans ces classes obscures, qu’y porteraient ses maximes incendiaires, sinon d’impuissants regrets et la rage du désespoir ?
En même temps qu’il jugeait avec ce bon sens sévère les
déportements et les délires de la philosophie, Mallet du Pan savait garder
des mesures. Il en garda avec Voltaire mort, qu’il avait connu durant huit
années consécutives et dans son intérieur ; il marquait ses erreurs, mais ne
confondait pas toutes les opinions et les œuvres de ce brillant génie dans
un même anathème. À propos de l’édition complète des Œuvres de
Voltaire, qui fut entreprise en 1781, une vive polémique s’engagea.
Quelques lecteurs des Annales trouvèrent étonnant que
Mallet, qui se donnait pour le continuateur de Linguet, ne s’élevât point
contre l’entreprise révoltante de cette édition. Il reçut
des lettres anonymes : « Vous verrez, lui écrivait-on, dans l’imprimé
que je joins ici, le cri de l’indignation publique. »
Et on
joignait à la lettre un exemplaire de la Dénonciation au
Parlement de la souscription des Œuvres de Voltaire, avec cette
épigraphe « Ululate et clamate »
. Mallet,
dans une réponse imprimée, écrivait : « Toutes les violentes sorties
contre Voltaire, à propos de la souscription de ses Œuvres
complètes, m’étaient déjà connues. L’Ululate et
clamate du dénonciateur anonyme n’a pu me subjuguer. Je
persiste à ne point hurler, et voici mes
raisons. »
Et il les déduisait avec justesse, bon sens,
modération, et sans pour cela moins énergiquement déplorer ni flétrir ce qui
était à condamner dans Voltaire. On pouvait plus que prévoir dès lors en
Mallet du Pan un de ces esprits qui sauraient concilier des idées et des
qualités de diverse nature, ne pas verser tout d’un côté, se donner sur les
pentes diverses des limites précises, quelqu’un enfin à qui Mme de Staël un jour écrira qu’elle aurait désiré le voir et
l’entretenir, ne fût-ce que pour entendre causer des choses
avec raison et justice, et pour se reposer « de
ces opinions extrêmes, ressource de ceux qui ne peuvent embrasser qu’une
idée à la fois »
.
Il justifiait bien cette devise qu’il avait inscrite aux derniers volumes de
ses Annales : « Nec temere, nec
timide »
. Ni témérité ni faiblesse, ce fut la devise de
toute sa vie.
Quand il se décida à se transporter à Paris avec sa famille, vers 1783 ou
1784, Mallet avait près de trente-cinq ans ; il était mûr, et il arrivait
sur le grand théâtre avec toutes les qualités et dans les dispositions les
plus propres pour le bien juger. Il avait vu en petit dans cet étroit et
contentieux ménage de Genève ce que peuvent être les révolutions politiques,
et quel cercle les passions humaines y parcourent ; il avait fait comme un
physicien ses expériences sur de petites doses, mais avec un coup d’œil sûr
et avec une précision qui ne se laissait pas abuser deux fois. En arrivant
sur le grand théâtre de Paris, il trouva une nation en masse pleine
d’illusions, et surtout enivrée dans la personne de ses conducteurs ; une
nation en proie aux théories illimitées et à toutes les espérances. Il se
méfia à l’instant de cette monarchie délabrée et dissolue, où, sur des lits
de roses et tout en partant pour l’Opéra, on se flattait qu’il n’y avait
qu’à promulguer quelques principes abstraits pour assurer l’affranchissement
universel et la félicité du monde. Tous ces docteurs modernes,
« accoutumés à gouverner avec des mots le globe entier, de la
pointe du Spitzberg au cap de Bonne-Espérance »
, ne lui imposent
en rien. Il sait à quel point les vérités pratiques et utiles de l’économie
politique sont plus importantes que tous ces grands principes, et combien il
est difficile de les faire accepter et de les appliquer dans la mesure qui
convient à chaque État en temps opportun :
L’économiste rural et non raisonneur, écrivait-il, à qui l’on doit en France la culture des pommes de terre ; le paysan zurichois qui doublait le produit de ses prairies, ont plus fait pour la société que mille traités sur le luxe, dont les auteurs n’ont pas arrêté la vente d’une aune de dentelles, et qu’une foule d’hypothèses sur les richesses, dont le pauvre n’a pas retiré un écu.
Mais la société française à cette date, emportée tout entière
par une fièvre de régénération universelle, était loin de cet esprit
d’application et de médication modérée qu’elle ne connut guère jamais. Ce
n’étaient que théories générales et que panacées souveraines annoncées à son
de trompe. « J’ai entendu en 1788, dit quelque part Mallet, Marat
lire et commenter le Contrat social, dans les
promenades publiques, aux applaudissements d’un auditoire
enthousiaste65. »
Un Journal intime de Mallet, dont on nous donne des extraits et qui contient ses observations sur Paris, de 1785 à 1789, nous transporte au milieu des mœurs du temps et dans les scènes les plus vives de la guerre de la Cour contre les parlements. L’inconsistance, l’inconséquence des mesures, toute cette série de légèretés et de témérités, de coups d’État impuissants, qui amenèrent la convocation des États généraux, est vivement présentée par Mallet :
Point de combinaison sur les moyens de faire réussir l’opération, dit-il à propos du lit de justice qui suspendit les parlements (8 mai 1788) ; rien qu’un espoir trompé de diviser, de corrompre et d’obtenir la Grand’Chambre, le Châtelet, etc. On voit en tout ceci des hommes adoptant, sur l’autorité des livres, des idées philosophiques, mais dépourvus d’idées ministérielles.
Et lorsqu’au mois de septembre suivant, le jour de sa rentrée, le Parlement, pour modérer les scènes tumultueuses qui accompagnaient son ovation, rendit arrêt contre les attroupements, pétards, fusées, etc. :
On s’est moqué de son arrêt comme des défenses du roi, écrit Mallet ; car il faut toujours observer qu’en France ni la loi, ni le pouvoir qui en émane, ne sont respectés qu’autant qu’ils se font respecter par la crainte. Personne n’obéit quand il sent qu’il peut désobéir impunément.
C’est dans cette ferme et saine disposition de jugement qu’était Mallet, lorsque, la presse devenant libre, et l’Assemblée constituante aspirant à la souveraineté, il dut rendre compte de ses séances dans la partie politique du Mercure, dont il était rédacteur depuis cinq ans.
Notez que tant qu’avait duré l’Ancien Régime, Mallet, rédacteur politique, avait été aussi indépendant qu’on le pouvait être avec trois censeurs ; souvent averti, réprimandé par le ministre, jamais il n’avait reçu pension ni faveur, à la différence de tant de gens de lettres pensionnés et rémunérés par Calonne ou par la Cour, et qui vont se faire républicains.
Pour nous faire mieux apprécier la manière exacte et loyale dont Mallet conçut sa tâche nouvelle et dont il s’en acquitta, M. Sayous la met spirituellement en parallèle avec la méthode toute contraire qu’affectait et que professait le sophiste littérateur Garat, également rédacteur des séances politiques, dont il rendait compte dans le Journal de Paris. Cet indiscret Garat, dans un épanchement qu’il adressait à Condorcet en 1792, écrivait, en se reportant aux scènes de la Constituante (de tels aveux sont bons à recueillir dans tous les temps) :
Vous savez, monsieur, qu’à ces mêmes époques les séances de l’Assemblée nationale ; d’où tous les mouvements partaient et où tous venaient retentir et se répéter, étaient beaucoup moins des délibérations que des actions et des événements. Aujourd’hui il n’y a plus d’inconvénient à le dire, ces séances si orageuses ont été moins des combats d’opinions que des combats de passions ; on y entendait des cris beaucoup plus que des discours ; elles paraissaient devoir se terminer par des combats plutôt que par des décrets. Vingt fois, en sortant, pour aller les décrire, de ces séances qui se prolongeaient si avant dans la nuit, et perdant dans les ténèbres et dans le silence des rues de Versailles ou de Paris les agitations que j’avais partagées, je me suis avoué que si quelque chose pouvait arrêter et faire rétrograder la Révolution, c’était un tableau de ces séances retracé sans précaution et sans ménagement, par une âme et par une plume connues pour être libres. Ah ! monsieur, combien j’étais éloigné de le faire, et combien j’aurais été coupable ! J’étais persuadé que tout était perdu, et notre liberté, et les plus belles espérances du genre humain, si l’Assemblée nationale cessait d’être un moment, devant la nation, l’objet le plus digne de son respect, de son amour et de toutes ses attentes. Tous mes soins se portaient donc à présenter la vérité, mais sans la rendre effrayante ; de ce qui n’avait été qu’un tumulte, j’en faisais un tableau ; je cherchais et je saisissais, dans la confusion de ces bouleversements du sanctuaire des lois, les traits qui avaient un caractère et un intérêt pour l’imagination. Je préparais les esprits à assister à une espèce d’action dramatique plutôt qu’à une séance de législateurs ; je peignais les personnages avant de les mettre aux prises ; je rendais tous leurs sentiments, mais non pas toujours avec les mêmes expressions ; de leurs cris je faisais des mots, de leurs gestes furieux des attitudes, et, lorsque je ne pouvais inspirer de l’estime, je tâchais de donner des émotions.
Garat, on le voit, était un maître rhéteur. Il disait un jour
de quelqu’un de ses proches : « Un tel n’est point menteur, mais il
n’a qu’un défaut, c’est qu’il ne peut dire les choses comme elles
sont. »
C’est aussi ce qu’il faisait lui-même, on vient de
l’entendre ; et c’est de
cette façon dramatique,
et à travers ce prisme trompeur, que nous sont apparus trop souvent les
spectacles de cette orageuse époque, et que la vue de ceux qui n’étaient
point contemporains a été surprise et abusée. Mallet n’était point ainsi :
il appartenait à l’école historique et morale qui est exacte et sévère, et
qui n’entre point dans ces compositions, dans ces mélanges où l’imagination
et une fausse sensibilité, sous de beaux prétextes, se mettent au service
des peurs, des lâchetés et des intérêts :
Les contemporains et la postérité, disait-il en exposant ses principes et sa méthode de rédaction, doivent sans doute juger une Assemblée législative sur ses actes, et non sur ses discours : ils imitent en cela l’histoire et la loi, qui se borne à prononcer sur les actions des hommes. Cependant, il entre dans les annales du temps de conserver avec les résolutions les motifs qui les ont déterminées, et le combat d’opinions au milieu duquel elles ont flotté…
Les faits seuls racontés exactement, placés avec ordre, dégagés des longueurs inséparables de l’éloquence parlée, voilà ce que l’histoire consultera un jour, ce qu’attend le public et ce que nous lui devons.
Fidèle, en outre, au plan que nous nous sommes proposé dès l’origine, nous ne perdrons jamais de vue le précepte de Tacite : Praecipuum munus Annalium…
« Mon dessein, disait Tacite en parlant des
délibérations du Sénat sous Tibère, n’est pas de rapporter tous les avis
des sénateurs ; je me borne à ceux qui offrent un caractère remarquable
d’honneur ou d’opprobre, persuadé que le principal objet de l’histoire
est de préserver les vertus de l’oubli, et de contenir par la crainte de
l’infamie et de la postérité les discours et les actions
vicieuses. »
Ce fut le programme de Mallet, programme
d’historien encore plus que de journaliste, a-t-on dit avec justesse. Et
qu’il serait à souhaiter que le journaliste
politique se considérât ainsi comme un historien à la journée, un historien pionnier, qui n’a pas les honneurs de l’autre,
mais qui en a les devoirs, qui en anticipe les charges, et qui peut, un
jour, en acquérir les mérites par le retour attentif d’une postérité
rémunératrice ! Mallet du Pan, à cet égard, au milieu des inévitables
rudesses et des duretés personnelles qui se rencontrent sous sa plume, offre
une sorte de modèle pour l’honnêteté, la suite et le courage, et il est le
plus recommandable de nos devanciers. Ce n’est que justice si un rayon
tardif aujourd’hui vient tomber sur son front réfléchi et sévère.
L’analyse des travaux de Mallet du Pan au Mercure serait
celle des trois premières années de la Révolution. Il se prononce du premier
jour contre les exagérations, de quelque part qu’elles viennent. Il est pour
les gouvernements mixtes, les seuls qu’il croyait compatibles avec la vraie
liberté quand on la veut réelle et sincère chez une grande nation : c’est
dire qu’il ne partage nullement les exagérations de la droite pure, et il
est aussi loin, on peut l’affirmer, en bien des cas, de l’abbé Maury que de
l’abbé Sieyès. La ligne qui serait la sienne, et qui est de bonne heure
enfoncée et détruite, est celle des Constitutionnels comme Mounier, Lally ;
mais, plus résolu qu’eux et plus homme de guerre, il reste sur la brèche, il
ne quitte point le champ de bataille en présence des vainqueurs ; il tient
pied jusqu’à la dernière heure, et tant qu’il y a place pour une table et
pour une feuille de papier. « Autant que j’ai pu vous connaître en
vous lisant, lui écrivait Joseph de Maistre (homme pourtant d’une autre
ligne), il me paraît que vous aimez faire justice.
C’est le rôle que vous avez joué jusqu’à la dernière extrémité ; et
certes quand vous avez quitté votre tribunal, il en était
temps. »
Dans une brochure
qu’il
écrivait à Bruxelles en 1793, et où il se séparait des émigrés violents et
légers, parlant lui-même au nom des vrais royalistes :
Plus d’une fois, disait Mallet du Pan, j’ai été leur organe, et ils ne m’ont jamais désavoué. Quoique étranger et républicain, j’ai acquis, au prix de quatre ans écoulés sans que je fusse assuré en me couchant de me réveiller libre ou vivant le lendemain, au prix de trois décrets de prise de corps, de cent et quinze dénonciations, de deux scellés, de quatre assauts civiques dans ma maison, et de la confiscation de toutes mes propriétés en France, j’ai acquis, dis-je, les droits d’un royaliste ; et comme, à ce titre, il ne me reste plus à gagner que la guillotine, je pense que personne ne sera tenté de me le disputer.
En effet, plus d’une fois, durant l’exercice de sa rédaction courageuse, Mallet avait vu sa maison, rue de Tournon66, envahie, et avait été forcé de répondre aux avertissements plus ou moins officieux des zélés de la section du Luxembourg.
M. Sayous a très bien analysé et extrait les principales et belles parties de la rédaction de Mallet au Mercure. Il est honorable et touchant de voir Mallet, un protestant, je dirai même un déiste67, ou du moins un homme simplement religieux, qui, à l’article de la mort, se contentera de lire avec recueillement les sermons de M. Romilly sur la résignation et sur l’immortalité de l’âme, de le voir prendre généreusement, et par un sentiment de pure équité, la défense du clergé catholique en parlant des séances où, à l’occasion du serment civique, cet ordre opprimé eut à subir de véritables avanies :
La postérité comprendra facilement, dit-il, l’expropriation du clergé, la réduction de ses revenus, l’abolition de ses privilèges, les changements opérés dans sa discipline ; les esprits se partageront, dans cinquante ans comme aujourd’hui, sur la nécessité de cette réforme ; mais ce qu’on n’envisagera qu’avec un tremblement d’indignation, c’est l’impitoyable acharnement qui persécute les membres de cet ordre infortuné. Ils éveillent la compassion même des impies ; les étrangers n’apprennent qu’avec horreur les menaces dont on les accable depuis vingt mois. Est-il concevable que nos mœurs efféminées soient aussi cruelles ?
Il revient souvent sur ce rapport qu’il trouve entre
l’effémination des caractères et la cruauté qui en est sortie. Dépeignant
cette corruption de mœurs, qui avait précédé la Révolution et qui l’avait
préparée : « Pour la consommer, dit-il quelque part énergiquement, il
suffisait de déchaîner les vices féroces contre les vices lâches, et de
mettre aux prises les passions amollies avec les passions brutales de la
multitude. »
Ayant vu son domicile violé le 21 juin 1791, à l’époque de la fuite du roi,
Mallet, forcé de se dérober, avait dû interrompre pour un temps son travail
de rédaction au Mercure. Mais les abonnés se plaignaient,
et Mallet, après deux mois de silence, chargea encore une fois son fardeau.
En remerciant ceux qui, dans cet intervalle, avaient accompagné leurs
plaintes de témoignages d’intérêt et d’affection, il ne put s’empêcher
cependant de relever avec une ironie amère la prétention de ces autres
lecteurs qui « paraissent considérer un auteur dans les conjonctures
où nous sommes, dit-il, comme un serviteur qu’ils ont chargé de défendre
leurs opinions, et qui doit monter à la tranchée pendant qu’ils dorment
ou
se divertissent. Ils trouvent commode
qu’un homme s’occupe tous les huit jours, au risque de sa vie, de sa
liberté, de ses propriétés, de leur faire lire quelques pages qui
amusent leurs passions durant l’heure du chocolat »
. Mallet,
depuis longtemps, ne se dissimulait point l’inutilité des efforts des
honnêtes gens et des esprits modérés et divisés en présence des factions
croissantes. Il savait les vices du siècle, parmi lesquels l’écrivaillerie était l’un des plus grands : « L’écrivaillerie, répétait-il d’après Montaigne, est le symptôme d’un siècle débordé. »
Sachant les
vraies fins de l’homme, et que, dans les orages de la société, c’est à agir
et non à lire que les hommes sont destinés, il sentait bien que lui-même,
qui ne parlait qu’à des lecteurs, n’offrait qu’un remède insuffisant :
« Des têtes noyées dans l’océan des sottises imprimées ne sont
plus propres à se conduire, disait-il ; n’en attendez ni grandeur ni
énergie ; ces roseaux polis plieront sous les coups de vent sans jamais
se relever. »
— « On ne combat pas une tempête avec des
feuilles de papier »
, répétait-il souvent.
Mais moi dont, à travers tout, le métier est d’être critique et écrivain, je ne puis m’empêcher de dire : Ne remarquez-vous pas, chemin faisant, comme ce style de Mallet dans ses brusqueries est énergique et ferme, comme il grave la pensée ; et l’abbé de Pradt, qui appelait Mallet son maître, en le comptant parmi les trois ou quatre écrivains éclos de la Révolution française, n’avait-il pas raison ?
Il n’est pas de pages plus vives et plus fortes que celles dans lesquelles Mallet étalait le bilan de l’Assemblée constituante, et l’état désemparé où elle laissait la France ; il n’en est pas de plus mémorables que le tableau qu’il traçait des torts et des fautes des partis en avril 1792, au moment où lui-même quittait le jeu qui n’était plus tenable, abandonnait la rédaction du Mercure après huit ans de travaux assidus, dont trois de combats acharnés, et se préparait à sortir de France.
On retrouve quelques-unes de ces pensées et de ces expressions tout à fait poignantes dans la brochure qu’il publia à Bruxelles en mars 1793 (Considérations sur la nature de la Révolution de France, et sur les Causes qui en prolongent la durée), et dans laquelle il dit à tous de grandes vérités.
Mallet du Pan, arrivant de France avec une mission secrète de Louis XVI, très
désigné ◀d’ailleurs▶ à l’attention des souverains et des cabinets comme à
celle des princes émigrés par sa rédaction politique du Mercure, se trouvait consulté, et sollicité de parler de divers
côtés à la fois. Le maréchal de Castries, du côté des princes, frères du
roi, lui écrivait : « J’ai vu l’impression que vos écrits faisaient
sur tous les bons esprits… Il est temps de parler à la nation et de
l’éclairer. »
Mallet reprit la plume pour parler non à la
nation, qui, à cette date, avait peu de liberté d’oreille et d’entendement,
mais aux chefs des cabinets et à ceux de l’émigration, pour les éclairer,
s’il se pouvait, sur ce qui, selon lui, était raisonnable et nécessaire ;
car il ne voyait plus qu’un moyen de mener à bien cette grande
« guerre sociale »
, comme il l’appelait : c’était d’en
faire une guerre à la Révolution seule, à la Convention qui résumait en elle
l’esprit vital de la Révolution, non à la France.
Dès le début, on sent l’homme désabusé qu’un devoir ramène sur la scène bien plus que l’illusion ou l’espérance :
Lorsqu’on a atteint quarante ans, et qu’on n’est pas absolument dépourvu de jugement, on ne croit pas plus à l’empire de l’expérience qu’à celui de la raison : leurs instructions sont perdues pour les gouvernements comme pour les peuples ; et l’on est heureux de compter cent hommes sur une génération à qui les vicissitudes humaines apprennent quelque chose.
De loin en loin il s’élève quelques hommes d’État supérieurs aux événements qu’ils savent prévoir, préparer et conduire (Frédéric le Grand, Franklin, par exemple) ; mais la routine ou la nécessité gouvernent ordinairement le monde, et la vieille Europe renferme malheureusement plus d’ouvriers que d’architectes.
Pourtant, la Révolution n’étant plus française exclusivement,
mais cosmopolite, « tout homme, remarque l’auteur, a droit de montrer
ses inquiétudes… Chaque Européen est aujourd’hui partie dans ce dernier
combat de la Civilisation : nous avons corps et biens sur le vaisseau
entrouvert »
. Cela dit, Mallet entre en matière résolument, et
procède à l’inspection du mal et à la recherche de ce qu’il croit le
remède.
Dès l’abord, on voit que si Mallet est partisan des gouvernements mixtes et
des monarchies tempérées ; que si, élevé et nourri dans sa petite république
au sein des troubles populaires, il en a conclu que les gouvernements mixtes
sont « les seuls compatibles avec la nature humaine, les seuls qui
permettent la rectitude et la stabilité des lois, les seuls en
particulier qui puissent s’allier avec la dégénération morale où les
peuples modernes sont arrivés »
, on voit, dis-je, que si sa
profession de foi est telle, ce n’est pas qu’il méconnaisse le principe
puissant et la force transportante de la démocratie : bien au contraire, et
c’est pour cela qu’il la redoute : il ne faut pas s’y méprendre
écrit-il,
de toutes les formes de gouvernement, la démocratie, chez un grand peuple, est celle qui électrise le plus fortement et généralise le plus vite les passions. Elle développe cet amour de la domination qui forme le second instinct de l’homme ; rendez-lui aujourd’hui l’indépendance, demain il l’aimera comme moyen d’autorité, et, une fois soustrait à la puissance des lois, son premier besoin sera de l’usurper.
— « Il est de l’essence de la démocratie, pense-t-il
encore, d’aller toucher le pôle tant qu’aucun obstacle ne
l’arrête. »
Analysant avec une force de dissection effrayante les idées fausses, vagues,
les sophismes de divers genres qui ont filtré dans toutes les têtes au
milieu d’une nation amollie et de caractères déformés par l’épicuréisme,
Mallet du Pan montre comment on n’a jamais opposé au mal que des moyens
impuissants et des espérances dont se berçait la présomption ou la
paresse : « Cependant on s’endormait sur des adages et des
brochures : Le désordre amène l’ordre, disaient de
profonds raisonneurs ; l’anarchie recomposera le
despotisme. — La démocratie meurt
d’elle-même ; la nation est affectionnée à ses rois. »
C’est surtout aux émigrés, on le sent, qu’il parle ainsi ; et, tandis que
les partis se nourrissaient de leurs illusions et de leurs rêves, les
Jacobins seuls marchaient constamment au but : « Les Jacobins seuls
formaient une faction, les autres partis n’étaient que
des cabales. »
Et il montre en quoi consiste
cette faction, son organisation intérieure, son affiliation par toute la
France, ses moyens prompts, redoutables, agissant à la fois sur toutes les
mauvaises passions du cœur humain. « Le désordre est un effet qui
devient cause toute-puissante lorsqu’il est manié par une force
qu’aucune autre ne contrebalance »
; il s’accroît de ses propres
ravages, il se fortifie, il s’organise, il crée des intérêts nouveaux, tout
s’enchaîne. On croit qu’il va se limiter lui-même ; mais ce genre de
raisonnement, qui peut être vrai pour une période historique de quelque
étendue, est tout à fait trompeur et décevant pour les courtes périodes
d’années qui sont si essentielles dans la vie d’une génération :
Tandis que cette foule de gens d’esprit, dit-il, pour qui la Révolution est encore une émeute de séditieux, attendent, comme le paysan d’Horace, l’écoulement du ruisseau ; tandis que les déclamateurs phrasent sur la chute des arts et de l’industrie, peu de gens observent que, par sa nature destructive, la Révolution amène nécessairement la République militaire.
Il continue de raisonner en ce sens avec vigueur, avec ironie.
Sa conclusion, c’est que, la force révolutionnaire grandissant chaque jour,
on sera vaincu par elle, fût-on toute l’Europe, si on n’oppose à cette
flamme volcanique envahissante qu’une guerre sans passion, sans concert,
qu’une guerre de routine, et qui n’aille pas se susciter et puiser des
ressources jusqu’au cœur de la France. Or, ces alliances au cœur de la
France, il n’y a, selon lui, qu’un moyen, qu’une chance de les provoquer,
c’est de déclarer bien haut et avec franchise que la cause qu’on soutient
énergiquement par les armes n’est pas celle des rois, mais celle de tous les
peuples, et de la France la première avant tous les autres. Mallet voudrait
donc qu’en redoublant d’habileté et d’activité militaire, et en laissant les
vieilles lenteurs stratégiques qui ont été si funestes, on proclamât en même
temps, par une manifestation publique éclatante, qu’on ne va pas faire la
guerre indistinctement à tout ce qui a trempé dans la Révolution ; il
voudrait qu’on ne la déclarât, et à titre de guerre sociale, qu’à la
Convention et au jacobinisme, qu’on ne proposât à la France que le
rétablissement de la royauté, en laissant à toutes les nuances de
royalistes, et même aux plus constitutionnels d’entre eux, le libre accès du
retour ; en un mot, qu’on fît tout pour déraciner des esprits cette idée que
c’est la cause des rois absolus qu’on maintient et qu’on veut faire
prévaloir. Si l’on n’en venait pas à bout, « je le prononce
hautement, s’écrie Mallet, la Révolution serait
indestructible. »
— Pensant évidemment aux héros de Coblence :
Il faut donc abandonner aux gascons de la politique, ajoute-t-il, l’idée que la force seule réussirait à soumettre le royaume. La soumission possible, celle qu’on doit invoquer, celle qui, en écrasant les bases d’une féroce anarchie, préviendrait de nouvelles révolutions, ne résultera jamais que de la force et de la persuasion réunies.
Cette brochure de Mallet, écrite et publiée en pleine
émigration, fit un éclat épouvantable. « Il faut écrire avec un fer
rouge pour exciter maintenant quelque sensation »
, avait-il dit.
Il avait touché la plaie avec ce fer rouge. Les plus chauds des émigrés à
Bruxelles, groupés au Parc, le dénonçaient comme républicain et ne parlaient
que de le pendre après la contre-révolution opérée. Montlosier, ami fervent,
était comme un lion à le défendre. Le maréchal de Castries, ami des princes,
qui avait attiré le brûlot, en était un peu effrayé. Mallet, dans une lettre
datée du 4 septembre 1793, expliquait au maréchal qu’étant neutre, sans
conséquence et parfaitement désintéressé, il avait cru pouvoir développer
avec franchise, à l’adresse des cabinets étrangers, plusieurs considérations
qu’on n’eût pas écoutées deux minutes dans une autre bouche :
J’ai demandé qu’on voulût bien se pénétrer de la certitude et de la profondeur du danger, qu’on le combattit partout, et surtout avec les véritables armes, et qu’on se désabusât de l’idée qu’avec des sièges, des virements systématiques de troupes et quelques prises de possession, on parvint à effleurer le monstre. — Cet écrit, continuait-il, a produit une assez forte sensation sur quelques cabinets : c’est à eux, c’est à quiconque influe sur cette crise, que je m’adressais, et non au vulgaire des insensés et des furieux, à qui le malheur ôte la raison, et dont les emportements ne sont pardonnables qu’en faveur des souffrances qui les occasionnent. Il est tout simple que l’adversité dérange des esprits qui n’y ont pas été élevés ; il est tout simple qu’elle ne leur ait donné ni une leçon, ni une idée, ni une notion de rien.
On voit que Mallet connaissait son monde de l’émigration : c’étaient bien en 1793 les mêmes gens qu’on a vus rentrer en 1814, pour retomber en 1830.
Il ne connaissait pas moins bien les cabinets d’Europe, et il en espérait peu, tout en leur adressant ses conseils. Des conseils de cet ordre, en effet, n’ont chance de réussir que quand ils rencontrent à la tête des États des hommes qui sont de force à s’en passer et à se les donner eux-mêmes.
Je n’ai fait qu’effleurer cette publication des Mémoires de
Mallet du Pan, dans laquelle se dessine de plus en plus durant les sept
années suivantes cet énergique écrivain, champion dévoué à la cause de la
société et de la civilisation européenne avec un fonds d’amour de la
liberté. Je demande à y revenir encore. Dans ces citations fréquentes que je
me plais à faire des plus fortes pensées de quelques publicistes
d’autrefois, je n’ai point la prétention ◀d’ailleurs de proposer des recettes
directes pour nos maux et nos inquiétudes d’aujourd’hui ; il n’est point de
telles recettes souveraines. — « L’art de gouverner, disait très bien
l’ancien Portalis dans une lettre à Mallet, n’est point une théorie
métaphysique et absolue. Cet art est subordonné aux changements qui
arrivent chez un peuple et à la situation dans laquelle il se
trouve. »
Je n’ai qu’un désir, c’est de présenter aux esprits
qui me font l’honneur de me suivre quelques idées sérieuses qui ne soient
pas étrangères à nos temps.