(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — Chapitre XII »
/ 2642
(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — Chapitre XII »

Chapitre XII

I. L’Ami des Femmes. — II Les Idées de madame Aubray.

I. L’Ami des femmes

La représentation de l’Ami des femmes a été non pas un triomphe ou une défaite, mais un combat, risqué et coûteux, livré sur un terrain difficile, où le sang n’a pas été ménagé, et où l’artillerie a fait rage. La renommée du capitaine reste intacte, l’honneur du drapeau est sauf ; mais les ambulances sont pleines, et le Te Deum pourrait se chanter sur l’air du De Profundis. Parcourons le champ de bataille : les rêves abattus, les illusions mortes, les sentiments blessés et atteints au cœur nous arrêteront à chaque pas.

Un Gascon, qui s’était marié le matin, donna un grand coup de poing à sa jeune femme, le soir de ses noces. La femme pleurait, en disant : « Bagasse ! que t’ai-je fait ? — Tu ne m’as rien fait, dit le mari, tu ne m’as rien fait ; juge un peu ce que ce serait si tu m’avais fait quelque chose ! »

Que dirait donc des femmes M. de Ryons s’il était leur ennemi, au lieu d’être leur ami en titre ? Il les raille et il les méprise ; il leur lance au visage des impertinences du plus gros calibre. Ce jeune célibataire a, sur elles, les opinions d’un vieux turc. Pour lui, la femme est un enfant gâté et terrible, un être malfaisant et subalterne qui ravage tout ce qu’il traverse et qui casse tout ce qu’il caresse. De toutes les choses sérieuses, le mariage lui paraît la plus dangereuse et la plus bouffonne. Il se moque de l’amour, comme d’une maladie ridicule. Ni femme légitime ni maîtresse, tel est l’axiome de ce philosophe de trente ans. On s’étonne qu’il ne débite pas ses maximes d’une voix de soprano suraigu. Ce n’est pas que M. de Ryons soit un puritain ; il n’appartient pas non plus au genre neutre. Entre l’amour et le mariage, il s’est créé une spécialité. Il est l’ami des femmes, leur cavalier servant et leur confident ; il les fréquente en les méprisant, pour avoir l’occasion de les mépriser davantage. Elles lui racontent leurs secrets, elles lui demandent des conseils, elles se déshabillent physiquement et moralement devant lui, comme devant une camériste ou un directeur. Il ne compte pas plus dans leur vie que ne comptaient, au dix-huitième siècle, dans l’appartement des grandes dames, les abbés qui faisaient partie de leur mobilier. Ce sigisbéisme a ses petits profits : à l’occasion, M. de Ryons se glisse entre l’amant qui s’en va et celui qui s’en vient ; il occupe l’entracte des passions qu’il souffle ; puis, lorsque la pièce sérieuse recommence, il sort du boudoir de la dame, comme d’une loge où il serait venu rendre une visite, oubliant aussi vite qu’il est oublié. Son nom ne paraît jamais sur l’affiche : il est le comparse de la galanterie.

Voilà le héros de la comédie de M. Dumas, son raisonneur et son juge. Et il affiche comme une profession de foi, dès la première scène, ce programme d’économie amoureuse ! Il se vante, d’un ton dégagé, de l’impuissance de son coeur ! Où diable l’amour-propre va-t-il se nicher ? Je ne sais rien de plus humiliant, pour ma part, que cet emploi d’eunuque moral pris par un jeune homme qui pourrait jouer les rôles de sultan.

C’est à madame Leverdet, la femme d’un vieux savant endormi, que M. de Ryons débite ces théories plus glaciales que les réfrigératifs de la pharmacie monastique. La dame n’avait guère besoin de ce sédatif ; M. des Targettes était un calmant suffisant. Ce des Targettes est un vieux garçon qui supplée, depuis vingt ans, auprès de sa femme, le savant plongé dans ses alambics. Il a soixante ans ; sa vieille maîtresse frise la cinquantaine. Rien n’est lugubre comme ce concubinage grisonnant, installé dans le ménage qu’il contrefait et qu’il parodie. Imaginez M. et madame Denis transportés dans l’alcôve de l’adultère : mêmes bâillements et mêmes ronflements. Ils osent à peine lever les yeux l’un sur l’autre ; on dirait qu’ils ont peur de leur changement réciproque et qu’ils craignent de fondre en larmes en se voyant si vieillis, si grimaçants, si maussades. Ils ne tiennent plus l’un à l’autre que par la chaîne rouillée d’une morne habitude. Il n’est question, dans leurs querelles aigres-douces, que de cuisine et de rhumatismes. Les Spartiates se gardaient de l’ivresse en se donnant le spectacle d’ilotes enivrés. M. Dumas, pour dégoûter de l’amour coupable, nous donne celui de ses esclaves dégrisés. Mais le couple qu’il a choisi est trop grotesque pour servir d’exemple ; il n’excite qu’un rire méprisant, et le dégoût efface toute autre impression.

Cependant, voici venir une amie de madame Leverdet, madame Jane de Simerose, une jeune et charmante femme, dont M. de Ryons s’institue à brûle-pourpoint l’ami intime, selon sa coutume ! Zadig, dans le conte de Voltaire, devine, sans l’avoir vu, que le cheval échappé du roi de Babylone a cinq pieds de haut, le sabot fort petit, qu’il porte une queue de trois pieds et demi de long, que les bossettes de son mors sont d’or à vingt-trois carats, et que ses fers sont d’argent à onze deniers. M. de Ryons devine, par des procédés analogues, que madame de Simerose est d’origine étrangère et qu’elle est une honnête femme, quoique séparée de son mari, par un accident qui échappe à sa seconde vue. Il devine juste : madame de Simerose a du sang grec dans les veines ; elle a rompu avec son mari après deux mois de mariage, et elle est sortie, la réputation intacte, de cette rupture dont le motif n’a pas été dévoilé. Le monde, si facile à médire des situations fausses, n’a jamais douté que M. de Simerose n’ait eu tous les torts. Il faut que ces torts aient été bien graves ; car la jeune femme refuse, d’un ton qui ne permet pas l’insistance, une entrevue que madame Leverdet lui avait ménagée avec l’époux repentant. Cependant M. de Ryons observe, étudie, commente, analyse son amie nouvelle ; il pratique sur son cœur chastement fermé une première tentative d’effraction non suivie d’effet ; il se fait, de force ou de gré, inviter à dîner chez elle, le soir même. Jane n’a qu’à se bien tenir ; son présent et son passé appartiennent désormais à l’Ami des femmes. « Mieux vaudrait un sage ennemi ! »

Le second acte, qui nous conduit dans les salons de madame de Simerose, débute par une de ces esquisses de la vie mondaine que M. Dumas excelle à tracer. Personne, au théâtre, ne possède à un degré aussi vif le don de dessiner, en quelques lignes, des portraits vivants et frappants sous lesquels chacun place un nom. Qui n’a rencontré, dans quelque salon, M. de Chantrin, le bellâtre frisé, brossé, peigné, poncé, bien élevé, orné de favoris soyeux dont pas un poil ne passe l’autre, et juchant, sur sa cravate blanche, une de ces têtes de cire où flânent, comme dit Stendhal, « des idées convenables et rares ». Vide comme le jonc, dont il a le balancement perpétuel, le geste arrondi, un fade sourire figé sur ses lèvres, il se mire, d’un air satisfait, dans le vernis de ses escarpins. Ce bon jeune homme est affligé d’une conformation de la glotte qui fait tourner les mots en filandre. Il faut l’entendre expliquer, d’une voix languissante, comme quoi il ne fume point par égard pour sa mère, qui est « essentiellement femme du monde ». Entre l’exorde et la péroraison de sa phrase, on fumerait trois cigares.

Un autre portrait, d’une ressemblance garantie par toutes les mémoires, est celui de mademoiselle Hackendorf, la riche héritière, qui se présente aux prétendus avec deux millions dans chaque main. Les prétendus passent et s’éloignent : ils se plaignent avec raison que la mariée est trop belle. Depuis trois ans, on la promène processionnellement, dans la chasse de ses millions reluisants, de Bade à Ems, et de Mannheim à Biarritz. On l’a vue dans tous les bals et revue dans tous les théâtres. Elle compte parmi les curiosités du bois de Boulogne, au même titre que sa cascade. Elle est la favorite des courses de Longchamps et des steeple-chases de Vincennes. Le monde lui a fait une de ces célébrités théâtrales qui écartent et intimident. Elle ressemble — c’est elle qui le dit avec un mélancolique enjouement — à ces poupées splendides exposées derrière les vitrines du boulevard, qui disent papa, qui disent maman, qui ne coûtent que cinquante francs, avec ce talent d’agrément. Tout le monde les admire, personne ne les achète : ce sont des joujous trop connus.

L’action tardive s’engage enfin avec M. de Montègre, un des invités de la fête. Le drame de M. Dumas est logique dans son pessimisme. Il nous montrait tout à l’heure le spectre vieilli du Concubinage, voici maintenant l’épouvantail de la Passion brutale et bornée. M. de Montègre est un composé d’Othello et de Sganarelle ; il aime madame de Simerose, mais son amour tient de l’hydrophobie et de l’hystérie. On n’imaginerait pas autrement un convulsionnaire amoureux. Il soupire à tue-tête, il darde sur la femme aimée des regards de bête embusquée, convoitant une proie. L’amour, le dévouement, la tendresse, les noms des plus belles et des plus douces choses, prennent dans sa bouche, un son irrité et rauque. Ce n’est que par l’effroi qu’on peut expliquer la fascination qu’il exerce un instant sur Jane, et aussi par la menace de suicide qu’il braque sur elle, comme un pistolet. Quoi qu’il en soit, la jeune femme lui accorde un rendez-vous, le soir même, et, en attendant, elle le fait cacher dans le cabinet d’à côté. M. de Ryons a surpris cet engagement téméraire ; il intervient brusquement : il avertit Jane du péril, il lui fait comprendre que son honneur est en jeu, et il se charge de congédier l’énergumène qui piétine déjà, dans sa cachette, comme un tigre à jeun dans sa cage. Certes, l’Ami des femmes rend là un service insigne à sa protégée, il lui épargne un scandale peut-être, et, à coup sur, une sottise. Mais il entre dans sa vie intime avec une insolence si tranchante, il s’empare si cavalièrement du secret qu’il vient de surprendre, qu’on ne lui sait aucun gré de ses bons offices. Quelle femme, délicate et fière, ne préférerait le naufrage à ce brutal sauvetage ? — « Et si je veux qu’il me perde, moi ! » pourrait s’écrier madame de Simerose, comme la Martine de Molière.

Au troisième acte, M. de Montègre se remet en chasse ; mais il n’attrape que l’ombre de la proie qu’il croyait tenir. Madame de Simerose ne comprend que l’adultère éthéré ; elle lui propose un mariage d’âmes, un vol à deux dans le bleu, un amour séraphique qui contemplera toujours, sans toucher jamais. Il faut avouer que Séraphita choisit étrangement son Séraphitus. Imaginez la Laure de Pétrarque invitant à des sonnets platoniques un condottiere sanguin et crépu. M. de Montègre n’accepte pas moins ce pacte illusoire ; mais on annonce M. de Simerose, et la colère le reprend déjà.

Il est charmant, ce mari coupable. Encore une fois, il faut que son péché soit bien grave pour que Jane refuse de l’absoudre. On ne saurait mettre plus de bonne grâce et plus de dignité dans le repentir. Ce n’est pas un pardon qu’il vient implorer, c’est un congé douloureux et résigné qu’il vient prendre. M. de Simerose annonce à sa femme qu’il entreprend un voyage aussi périlleux qu’une campagne. Avant de partir, il lui recommande un enfant qui, bientôt peut-être, n’aura plus de père. Jane promet d’être la mère du pauvre orphelin, mais elle ne rappelle pas son mari, qui s’éloigne avec un soupir. L’ange qui l’a banni du paradis perdu par sa faute, est décidément inflexible.

Cette scène, si touchante et si contenue, si pleine d’émotion et de distinction, rafraîchit à propos la sécheresse qui règne dans la pièce. Elle repose des violences farouches de Montègre et des sarcasmes blessants de M. de Ryons. On entend un langage ému, on retrouve des sentiments délicats et tendres. Le cœur opprimé par l’esprit se soulage et respire enfin.

Ce n’est qu’une pause entre deux crises, une trêve entre deux attaques. L’amant forcené accourt, après le départ de ce mari généreux. Jane se prépare à visiter l’enfant qui lui est légué ; il veut savoir où elle va et ce qu’elle va faire. La jalousie se déclare, chez lui, avec les symptômes de l’épilepsie ; c’est à faire venir l’exorciste. Il sort enfin ou plutôt il feint de sortir ; car M. de Ryons, qui est toujours là, le montre à la jeune femme embusqué, comme un satyre aux aguets, derrière une charmille du jardin. Elle trouve moyen d’échapper à cet odieux espionnage. Lorsqu’elle revient de sa visite maternelle, elle trouve, non plus un fou, mais un sot furieux qui l’accuse de revenir de chez son amant. Cette fois Jane comprend enfin qu’elle a introduit dans son existence un animal stupide et farouche qui va la ravager, s’il reste un seul jour de plus. Elle le chasse d’un mot qui tombe sur lui comme un coup de fouet. Mais comment admettre qu’à peine revenue de cette scabreuse expérience, la jeune femme recherche si vite une nouvelle épreuve. Comment croire que, toute froissée encore de ce premier contact avec l’adultère, elle se rejette sur le dur railleur dont elle subit depuis la veille, l’intimité tyrannique. Le dépit ne peut justifier cette étrange avance. Elle est du reste cruellement châtiée, par l’éclat de rire qui l’accueille. Figurez-vous Méphisto sifflant une déclaration que lui ferait Marguerite. Ici, d’ailleurs, M. de Ryons agit en bon diable, il voit clair dans cette âme troublée, il sait que la jeune femme n’a pas cessé d’aimer son mari, et, par curiosité plus que par vertu, il entreprend de réconcilier le ménage.

Nous arrivons à une scène hardie comme une opération essayée pour la première fois : elle pouvait, du coup, tuer la pièce ; la pièce n’en est point morte, mais elle en reste blessée. Ce n’est pas un interrogatoire que M. de Ryons inflige à la patiente qu’il tient sous sa coupe, c’est un supplice : le supplice de la pudeur, dépouillée du dernier vêtement arraché, d’une âme virginale mise à nu comme un ver, devant des yeux perçants et railleurs ! Ses questions la pressent et se resserrent, comme les crans du brodequin de l’ancienne torture. Elles lui arrachent enfin son secret. Ce secret, que Jane avoue à cet étranger, inconnu la veille, une fille oserait à peine le balbutier à sa mère, entre deux sanglots. C’est celui d’une jeune vierge entrant dans la chambre nuptiale, voilée d’une ignorance angélique, résistant, avec un chaste effroi, à l’ardent jeune homme qui a voulu trop vite soulever ce voile, se défendant contre le mariage, comme elle se débattrait contre un viol… M. de Simerose a pris pour du dédain cette lutte de l’innocence effrayée. Ne pouvant être le mari de sa femme, il a été l’amant de sa camériste. Certes, M. Dumas a mis un art infini à gazer cet étrange récit ; mais sa nudité paraît à travers, elle a ému justement la salle. On a cru voir se soulever brusquement les rideaux d’un lit conjugal. Le caractère de l’homme qui confesse redouble l’indécence de la confession. Il fallait des doigts de mère ou de fée pour lever l’appareil de cette plaie pudique ; elle est débridée à vif par un carabin goguenard. — Adieu, Mademoiselle », dit M. de Ryons à la jeune femme, en lui promettant de la ramener à son mari.

De ce mot, cruel comme un coup de grâce, il achève la pudeur qu’il vient de blesser.

Le dénouement est ingénieux et habile. En congédiant M. de Montègre, madame de Simerose a laissé entre ses mains un billet qui la compromet : il ne contient que ce mot : « Venez ! » mais c’est déjà trop. M. de Ryons fait si bien que l’amant évincé adresse la lettre au mari, par crainte d’un rival imaginaire qu’il lui montre prêt à le supplanter. Le mari revient à cet appel qui ne lui était pas destiné. Mais Jane, heureuse de son retour, se garde bien de le détromper.

Telle est cette comédie étincelante et aride : on en sort le cœur altéré et l’esprit ébloui. Son vice organique est le personnage qui la mène. L’Ami des femmes est l’ennemi de la pièce, il la refroidit et il la dessèche ; autour de lui, les idées se fanent et les sentiments dépérissent. Je cherche vainement le sens de cet énigmatique personnage : il garde, dans son agitation, la physionomie immobile d’un masque courant et intriguant, à travers une foule. Son ironie imperturbable ne se dément pas : il repousse la sympathie, il décourage l’affection ; son rire mordant n’épargne ni l’amitié ni l’amour. Au troisième acte, mademoiselle Hackendorf, cette belle victime de la vie mondaine, lui offre sa main avec une humilité bien touchante ; il la refuse sèchement. Des yeux de la jeune fille une larme tombe, aussi précieuse, dans cette comédie implacable, que le serait un verre d’eau au milieu d’un brûlant désert. Vous croyez qu’elle va l’attendrir… il raille d’un mot leste et dur : « La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a ! » Son amertume n’a pas même l’excuse du ressentiment. La vie n’a rien fait à ce garçon florissant et riche : il n’a jamais aimé, il n’a pas souffert ; il est bronzé sans être brisé. Une austérité stoïque pourrait encore expliquer sa misanthropie ; mais l’Ami des femmes est, à l’occasion, leur amant d’un jour. Il commence par essayer de perdre celles qu’il se décide à sauver. Le satirique acerbe est doublé d’un libertin qui s’amuse. J’ai beau chercher, je ne trouve pas la moralité de ce moraliste.

L’Ami des femmes n’a qu’une excuse, c’est qu’il n’existe pas. L’invraisemblance excessive des situations où l’auteur le place, son intrusion fantastique dans la vie intime de tous et de toutes, ce droit de visite, aussi outrageant que le droit de jambage des temps féodaux, qu’il s’arroge sur le cœur des autres, font de lui un être de raison, sans réalité, sans modèle, créé ou plutôt forgé pour les besoins de la pièce. M. de Ryons n’est que le moteur de la comédie, une machine à paradoxes qui l’inspire et la fait mouvoir, mais le mécanisme n’est pas suffisamment déguisé ; on sent trop, sous son habit noir, le froid du métal, l’acier du ressort.

La pièce se ressent de sa triste influence ; elle se met au ton de ce dur railleur ; les sentiments tendres n’osent guère s’y montrer. En revanche, les vérités crues, saignantes, exagérées et grossies comme des écorchés, s’y étalent. On se croirait, par moments, dans le laboratoire d’un anatomiste. Il y a là des mots, tranchants et coupants, qui font à l’esprit les blessures spéciales des instruments de la chirurgie. La fille de M. Leverdet est amoureuse, dans la pièce, de la barbe blonde de M. de Chantrin. L’enfant, roucoulant une romance devant cette barbe adorée, est prise d’une attaque nerveuse ; elle sanglote et elle s’évanouit. « Ce sont ses quatorze ans ! » dit le père. Le choc que vous donne ce mot est celui que produirait la vue d’un mystère du corps dévoilé. Cette figure de la petite Balbine, spirituelle d’ailleurs, semble déplacée dans une comédie si scabreuse. Quand on parle physiologie, on envoie coucher les enfants. La jeune fille, à cet âge de puberté et de transition, n’est pas justiciable encore de l’observateur. On pourrait dire qu’elle n’est pas nubile pour la scène. Analyste cruel, épargnez la vie dans sa fleur ; les sensitives font mal à voir sur les cartons des herbiers.

Toutes ces critiques s’adressent aux caracteres et à la donnée de la pièce ; le talent n’est pas en cause ; on ne saurait lui reprocher que les excès qu’il commet. Les traits pleuvent, les épigrammes font trou, les répliques emportent. On citerait tel mot, dans le nombre, qui semble aiguisé par Rivarol et empoisonné par Chamfort. C’est une pyrotechnie meurtrière qui éblouit et qui brûle. M. de Ryons, au milieu des saillies qu’il lance, a souvent l’air d’un démon d’esprit persiflant dans un enfer de fusées. Encore une fois, si le talent pèche, ce n’est que par un abus de force. L’esprit aussi a sa cruauté. A force de fouiller la vie, M. Alexandre Dumas ne la ménage plus ; il manie ses fibres secrètes comme les cordes d’un instrument insensible : son observation prend les procédés de la dissection. Tous les organes sont égaux devant le scalpel : il tranche dans le cœur, comme dans l’estomac. Cette rigueur scientifique n’est pas déplacée dans un livre ; mais, sur la scène, elle scandalise. Il y a de ces choses extrêmes, de ces raca inexpiables, qu’il ne faut pas plus dire au public, en masse, qu’à un seul homme en particulier.

Cette impression a été celle de la salle entière à la première représentation de l’Ami des Femmes. On admirait en protestant ; on se cabrait sous ce fouet sonore ; on jouissait des coups que l’on recevait. Ce ne sera certes pas un succès de charme et de sympathie, ce sera un de ces succès de controverse et de polémique qui attirent la foule comme à un combat.

II. Les Idées de madame Aubray

Le succès est triomphal, le talent magnifiquement hors de cause : discutons donc à outrance les Idées de madame Aubray. Elles provoquent la polémique et elles appellent la riposte. Le Casino d’Étretat, où l’action se passe, est un vrai champ de combat social.

Et d’abord, qu’est-ce que madame Aubray ? Une femme de bien, dans la plus ardente expression du mot. Restée veuve, après quelques années de mariage, madame Aubray s’est consacrée, a l’éducation de son fils Camille, qu’elle a fait à son image et façonné d’après ses idées. Puis son amour maternel a pris l’expansion de la Charité. Il s’est étendu à tous ceux qui souffrent. Elle a fondé un orphelinat pour les jeunes filles pauvres ou en péril de vertu. Elle prêche, par l’exemple comme par la parole, le pardon et la pitié, la charité universelle et la régénération par l’amour.

J’essaye de la définir, et je n’y parviens qu’à demi. Madame Aubray professe, d’un ton dogmatique, des idées très vagues. Ses doctrines ne sont limitées ni par une croyance ni par une formule. Elle s’intitule elle-même « une chrétienne », dans tout le cours de la pièce. Mot indécis sous sa précision apparente, qui flotte de la religiosité philosophique à l’orthodoxie pratiquante, du club des femmes à la petite chapelle. Madame Aubray n’est pas une libre penseuse, ce n’est point non plus « une mère de l’Église », comme madame de Sévigné appelait les doctoresses de son temps.

Certes, madame Aubray, par sa tolérance expansive et son exaltation généreuse, s’écarte, presque entièrement, de ce type étroit ; elle s’en rapproche cependant par quelques cotés : le zèle prêcheur, l’ardeur catéchisante, l’intrusion bienfaisante, mais tracassière, dans la vie d’autrui. Sa vertu est un sacerdoce qu’elle exerce sacramentellement. Nous la verrons, au second acte, confesser, prescrire des pénitences, résoudre et trancher des cas de conscience. Il y a de l’illuminée, de la sœur de charité et de la diaconesse protestante dans cette figure, moitié sympathique, moitié excentrique, qui vous attire en vous inquiétant.

Son fils Camille, médecin de vingt-quatre ans, reflète toutes les vertus de sa mère : enthousiaste et soumis, rangé et passionné à la fois. Un marquis de Posa, assagi par un Grandisson, un paladin tempéré par un bon jeune homme. Faut-il le dire ? Je le souhaiterais moins irréprochable. Ses vertus sont trop au complet, on voudrait les dépareiller. Qu’il soit vierge, par exemple, comme sa mère le dit ou le laisse entendre, cela fait sourire. C’est un mystère difficile à croire que celui de la pureté immaculée d’un jeune interne de vingt-quatre ans, qui a du sang dans les veines. La Virginité est une vierge ; on a peine à se la figurer sérieusement avec des moustaches. Le lys n’est point un attribut viril.

Madame Aubray a un vieil ami, nommé Barantin, éprouvé par des infortunes conjugales. Sa femme l’a trahi et abandonné, en lui laissant une fille sur les bras. Le désespoir l’a pris ; il y aurait succombé, si madame Aubray ne s’était trouvée sur sa route. Sa maison est devenue la sienne ; elle s’est faite la mère de sa fille et la fiancée à son fils. Elle a relevé cet homme abattu, en l’initiant à une vie nouvelle. Barantin s’est associé aux bonnes œuvres, mais il n’est converti qu’à demi aux idées de madame Aubray. Le néophyte discute sa prêtresse, tout en servant son autel.

Pour celui-là, le type est parfait. Barantin n’est pas seulement la joie, il est le bon sens de la comédie. Son scepticisme pratique rabat l’enthousiasme de son amie lorsqu’il prend un vol trop sublime dans l’empyrée des chimères ; sa bonhomie goguenarde refroidit cette chevalerie féminine qui donne, tête baissée, sur toutes les utopies à vent qu’elle rencontre. Avec une adresse merveilleuse, l’auteur a résumé, dans ce personnage, les réserves et les objections que sa pièce soulève, à chaque scène. Au moment où le public va protester contre une idée trop bizarre, contre une théorie trop aventurée, il entend sa propre objection qui lui revient de la scène, comme par un écho éclatant d’esprit. Barantin le devance et parle pour lui. La comédie plaide contre elle-même, par la bouche du plus sensé de ses personnages, et ses mauvaises causes sont gagnées par ce bon moyen.

Si Camille Aubray est trop vertueux, sa fiancée, la petite Lucienne, est peut-être trop ingénue. Ce n’était pas, jusqu’à présent, le défaut des jeunes filles du répertoire de M. Alexandre Dumas. Elles pèchent plutôt par précocité d’intelligence et de caractère. A les entendre causer, trancher, discuter, en remontrer, sur toute chose, à leur prétendu et à leurs parents, on dirait souvent qu’elles ont mangé en confitures le Fruit défendu. La petite Lucienne rachète, par sa candeur, la science infuse de ses sœurs aînées. C’est la demoiselle à tablier et à bretelles vertes, rentrant au Gymnase, comme dans son pensionnat, plus charmante, mais aussi naïve. Cette naïveté passe quelquefois la mesure. A propos d’un bouvreuil en cage, Lucienne récite, au second acte, une élégie qu’on pourrait accompagner sur la serinette. C’est le « petit chat » de l’Agnès de l’École des Femmes métamorphosé en oiseau. A ce degré d’enfantillage, l’innocence touche à l’insignifiance : ce n’est plus une personne, c’est un âge que nous avons sous les yeux. Aussi conçoit-on l’indifférence un peu sèche avec laquelle le jeune Camille lui apprend qu’il en aime une autre. Ils avaient joué ensemble au petit mari et à la petite femme ; la récréation est finie : l’enfant verse une larme et va se consoler avec son bouvreuil. Ce mariage rompu n’est pour elle qu’une poupée cassée.

A ce groupe qui vit en famille, ajoutez Valmoreau, un petit jeune homme qui suit les femmes jusqu’en chemin de fer, et dont la vie n’est qu’un train de plaisir entre l’amourette quittée et la bonne fortune poursuivie. Nullement blasé, d’ailleurs, par ces voltiges perpétuelles, facilement ému, le coeur sur la main, Valmoreau est un gandin bon enfant.

Le premier acte met en scène ces cinq personnages, sous un feu croisé de mots justes et de vives saillies, de tirades ardentes et de réparties ironiques qui les éclaire sous tous leurs aspects. Celle qui va engager l’action ne fait qu’y paraître. C’est une jeune femme inconnue, qui se promène, depuis quelques jours sur la plage, en tenant un petit garçon par la main. Valmoreau, qui l’a suivie de Paris au Havre et du Havre à Étretat, l’a surnommée miss Capulet, parce qu’elle porte une capeline bleue. Camille, qui n’a que ce secret pour sa mère, l’aime depuis un an, pour l’avoir seulement entrevue. Mais, la croyant mariée, il se tait et il se résigne. Madame Aubray a remarqué, elle aussi, cette personne si sérieuse et si mystérieuse. Elle pressent une souffrance cachée, dans son isolement silencieux. Cette mélancolie intrigue sa bonté. Aux avances qu’elle lui fait, la dame à la capeline ne répond, d’abord, qu’avec une timidité évasive ; ce cœur fermé ne s’ouvre pas au premier appel. Elle s’engage cependant à venir passer la soirée dans le chalet qu’occupe madame Aubray au bord de la mer. Mais, restée seule avec son enfant, Jeannine — c’est son nom, — s’entend appeler par un homme qui, debout dans l’embrasure d’une fenêtre, lui parle sans retourner la tête. Cet homme lui dit que, ce même soir, il sera chez elle à huit heures. Jeannine promet de l’attendre, et la toile tombe sur ce singulier rendez-vous.

Le second acte pourrait s’intituler : l’acte de la confession ; le théâtre en a rarement entendu de plus hardie et de plus touchante. Jeannine vient s’excuser d’avoir manqué à son engagement et prendre congé de madame Aubray. Pressée par ses instances, elle lui ouvre son cœur et lui raconte son histoire. Cette histoire est d’une simplicité douloureuse : Jeannine est une fille du peuple ; sortie un instant de la misère par l’adoption d’une grande dame, son abandon l’y a bientôt laissée retomber. Restée seule avec une vieille mère, qui attendait d’elle le bien-être, elle s’est trouvée connaître le fils du propriétaire de la maison dont elles occupaient une mansarde. Souvent ce jeune homme leur venait en aide : bientôt Jeannine est devenue sa maîtresse. A-t-elle été trompée et séduite ? Non. Tout, autour d’elle, était disposé pour le mal. Elle l’a fait fatalement, et naturellement : elle n’a le droit d’accuser personne, Un enfant est né de sa faute, et elle a été heureuse d’être mère. Le père de cet enfant s’est marié, quelque temps après sa naissance ; elle l’a revu hier, pour la première fois, depuis ce mariage. Jeannine n’aime ni ne hait cet homme. Il ne manquait pas à son coeur avant qu’elle le connût ; aujourd’hui, il ne lui manque pas davantage.

Ainsi parle-t-elle, d’un ton ferme et doux, avec de grands yeux clairs et une décence d’ange ; et, en écoutant cette confession de fille entretenue prononcée par une voix de vierge, on se rappelle le mot de Henri Heine : « J’ai vu des femmes qui avaient le vice peint en rouge sur leurs joues, et, dans leur cœur, habitait la pureté du ciel. J’ai vu des femmes… je voudrais les revoir encore. » Il n’y a rien de poétique ni de pathétique dans cette chute obscure et à moitié consentie. Mais combien les filles séduites du drame ordinaire, avec leur désespoir factice et leurs invectives, paraîtraient fausses auprès de cette pécheresse sans le savoir, qui ne joue point la passion et ne feint pas le remords ! L’originalité de Jeannine, c’est justement l’espèce d’innocence passive qu’elle a conservée, au milieu du mal. Figure déshonorée et candide ! Le vice s’est présenté à elle sous les traits durs de la Nécessité ; elle l’a subi et elle l’ignore. Son âme endormie n’a été complice ni témoin de la profanation de son corps. Esclave de la pauvreté, elle s’est laissé, sans résistance, vendre et livrer par elle, et le prix de sa honte lui a semblé un bienfait. Ne vous récriez pas ! Une confession n’est pas tenue d’être morale ; il suffit qu’elle soit sincère, et ici la sincérité vous pénètre. On se sent en présence d’une vérité franche, d’une âme nue qui se montre dans sa grâce et dans sa faiblesse. Jeannine est-elle coupable ou irresponsable ? — Question à résoudre. Mais, avant tout, elle est vraie, et il y a plus d’émotion au théâtre pour une petite pécheresse vulgaire et vivante que pour mille héroïnes, sans tache, qui n’ont jamais existé.

Quoi qu’il en soit, madame Aubray, attendrie, se promet de sauver cette âme en détresse. Elle purifiera cette conscience violée, en quelque sorte, pendant son sommeil. Jeannine tressaille aux lueurs nouvelles qu’y jette sa parole. Comme Eve de sa nudité, elle rougit de sa faute en se rendant compte, pour la première fois. Sa pudeur souffre, ses bons instincts se réveillent ; son cœur, que remplit l’amour de Camille, commence à battre d’une vague espérance. Madame Aubray lui impose de ne plus revoir son ancien amant, de ne vivre désormais que du travail. M. Tellier la rencontre, en venant rendre visite à madame Aubrav ; et, resté seul avec elle, il lui dénonce son ancienne maîtresse comme une femme tarée qui n’est pas à voir.

Est-ce possible ? est-ce croyable ? l’infamie courante, si l’on me permet d’employer ce mot, n’est-elle pas excessivement dépassée par cette abjecte délation ? Jeannine serait une courtisane dans la vie de laquelle cet homme n’aurait fait que passer, il n’en agirait pas moins comme un lâche. Mais c’est la fille perdue par lui qu’il veut chasser du monde honnête ! c’est la mère de son enfant qu’il désigne comme une réprouvée. Non content de l’avoir souillée, il ose la flétrir. Il n’y aurait qu’une réponse à faire à ce misérable, celle que César de Bazan fait à don Salluste dans Ruy Blas : « Vous êtes un fier gueux ! » — fier serait de trop.

C’est bien, à peu près, la réplique que madame Aubray lui adresse, avec une indignation contenue. Elle ne le met pas à la porte, mais elle la lui montre. On applaudit à l’exécution, en regrettant qu’elle ne soit pas encore plus sanglante.

C’est au troisième acte que les idées de madame Aubray entrent en guerre, enflammées d’éloquence et armées d’esprit. Il ne faut pas moins les combattre. Saluons Clorinde de l’épée, mais ne nous laissons pas désarmer par elle. Il vous souvient du petit Valmoreau qui a suivi miss Capulet jusqu’à Étretat, par fantaisie de libertin désœuvré. Madame Aubray a eu vent de cette amourette, et, pour sauver Jeannine, pour la réhabiliter en bonne et due forme, elle imagine de la marier à ce cocodès, lequel expiera, par cette œuvre pie, ses péchés galants. Valmoreau se cabre, à cette proposition incongrue : ce n’est pas assez, il devrait ruer. Vous imaginez-vous un fils de famille épousant une fille-mère, et reconnaissant un fils anonyme, pour faire pénitence des fredaines de sa vie de garçon ? La passion la plus aveugle, l’entraînement le plus effréné motiveraient à peine ce saut périlleux par-dessus toutes les convenances privées et sociales. Valmoreau pourrait lui répondre qu’en fin de compte il a fait peu de ravages parmi les rosières. Il n’y a ni la puissance d’un don Juan, ni la perversité d’un Valmont dans ce viveur anodin. Les roués de son espèce ne mangent guère de primeurs qu’au café Anglais. Cette objection mise à part, quelle garantie de bonheur mutuel offrirait un mariage de raison si déraisonnable ? L’amour le plus fort doublé du caractère le plus énergique suffirait à peine à porter le poids d’une femme déchue aggravé par un enfant, témoin vivant de sa faute. C’est folie que de prétendre en charger un petit jeune homme vide et frivole, qui tourne à tout vent. Notez que madame Aubray ne lui dit même pas le nom de la Madelonnette qu’elle lui destine in petto, et que Camille, ne se doutant point qu’il s’agit de Jeannine, le pousse, de son côté, à ce mariage expiatoire, en lui jurant qu’à sa place il épouserait, les yeux fermés, sur la parole de sa mère. « C’est raide ! » s’écrie Valmoreau, le mot sort de la situation : il fait rire, on est désarmé. L’art raffiné de cette comédie est, nous l’avons dit, de se corriger elle-même lorsqu’elle va trop loin, par un mot vif et cinglant qui l’arrête net, au bord du péril.

Passons par-dessus la scène, scabreuse et violente, où le haïssable Tellier vient proposer à Jeannine de renouer leurs relations et de rester sa maîtresse. Jeannine refuse ; alors il lui offre de reconnaître son fils. Mais son premier acte sera de l’enlever à sa mère, pour la forcer de céder à son caprice renaissant. L’amour maternel rend furieuse cette douce créature ; elle saute, en criant, au visage de l’homme, qui n’a que le temps de s’enfuir. L’enfant s’est évanoui, Camille est accouru aux cris de la jeune femme. Exalté par son émotion, attendri par le nom de père que prononce l’enfant en rouvrant les yeux, il lui demande sa main avec une tendresse passionnée. Jeannine, agenouillée sur son fils, la tête cachée dans ses vêtements, sanglote doucement à cette voix chérie qui lui révèle un bonheur qu’elle n’ose espérer. Accablée de reconnaissance, elle dit qu’elle fera ce que madame Aubray décidera. Les femmes à ce moment pleuraient avec elle et tous les cœurs étaient pris.

Le dernier acte nous montre madame Aubray prise au mot par ses idées, et sommée de les accomplir. Camille va droit à elle ; il lui déclare qu’il aime Jeannine, et lui demande son consentement au mariage. « Jamais ! c’est impossible ! » Et le cri de la mère réfute, à lui seul, tous les paradoxes de la prédicante. Ces préjugés qu’elle méprisait, ces lois sociales qu’elle défiait, se dressent maintenant devant elle, dans toute leur rigueur. Elle en reconnaît la force, elle s’incline devant leur puissance. Périssent ses principes plutôt que son fils ! Son honneur vaut bien une apostasie !

L’inconséquence est flagrante et elle est humaine. En agissant autrement, madame Aubray ne serait plus une femme, en chair et en os, ce serait une théorie habillée, mue par des ressorts. Souvenez-vous pourtant des déclamations éloquentes qu’elle fulminait contre les résistances du jeune Valmoreau. C’était donc un experimentum in anima vili qu’elle voulait faire, sur la personne de ce pauvre diable, en l’accouplant à une femme qu’elle juge indigne de son propre fils ? Valmoreau l’a échappé belle, et la pitié vous prend, lorsqu’on le voit revenir, l’œil contrit et l’air résigné, se déclarant prêt à épouser l’ange déchu, dans la chapelle des Filles repenties. C’est le mouton de l’holocauste qui demande à être égorgé, en place d’Isaac, sur l’autel de la Régénération par l’Amour. Mais Isaac n’entend pas être remplacé : Camille persiste, la mère s’obstine. Jeannine vient à son secours, en se sacrifiant. Elle se confessait tout à l’heure, maintenant elle se calomnie. Pour faire reculer celui qui l’aime, la pauvre fille prend le masque d’une courtisane. Elle s’accuse d’amants imaginaires et de fautes qu’elle n’a pas commises. Elle prétend n’être qu’une femme vénale, qui a feint l’amour pour escroquer un mariage… . Elle en dit trop : son dévouement passe les bornes ; un mot de plus, on se méfierait. Cette litanie de mensonges ne semblerait récitée que pour arracher à la mère le cri qu’elle pousse, et qui fait éclater la salle en applaudissements : « Elle ment ! mon fils ; épouse la ! » — « C’est égal, c’est raide ! » dit Barantin dans son coin, et les applaudissements redoublent, à cette protestation du bon sens.

Que Camille épouse donc Jeannine, puisqu’il l’aime jusqu’à la folie ; mais qu’il ne guérisse pas de cette folie généreuse, que la jalousie du passe n’envenime jamais son amour. Que cet amour, plus fort que le préjugé, soit aussi plus fort que la raillerie et le blâme. Il faut aussi que Camille s’exile à demi du monde, dont il aurait à surveiller les regards et à épier les murmures. Peut-être, un jour, s’y trouverait-il, face à face, avec sa femme au bras, devant l’homme qui l’a possédée. Cette rencontre serait un choc d’où jaillirait le scandale. En épousant Jeannine, il s’est voué presque au tête-à-tête. A ces conditions, il aura trouvé le bonheur. Mais les idées de madame Aubray n’en seront pas plus acceptables. Les lois sociales qui pèsent sur la femme déchue et qui la repoussent du mariage sont dures peut-être, mais elles sont des lois. Les révoltes individuelles, les protestations isolées, retomberont toujours, impuissantes, au pied de ces barrières inflexibles qui ont leurs racines dans le fond des mœurs et dans l’instinct de conservation de la société.

Et maintenant, toute discussion close, il n’y a plus qu’à louer et à applaudir. Jamais le talent de M. Alexandre Dumas ne s’était montré si délicat et si ferme, si cordial et si chaleureux. En mûrissant, on dirait qu’il s’est rajeuni. Le simple plan de sa pièce peut faire apprécier les difficultés qu’il avait à vaincre et qu’il a surmontées, avec une adresse aiguillonnée par l’audace. Coups de main subits, sorties téméraires, retraites habiles, déploiements de force, aucune ressource ne manque à cette tactique de la scène, qui hasarde tout, sans rien compromettre. L’esprit est là pour protéger ses manœuvres, un esprit roulant et solide, sagace et soudain, dont chaque mot porte, dont chaque trait s’enfonce. Le luxe s’y joint à la précision ; l’arme frappe et elle étincelle.

Mais, ce qu’il faut louer surtout, dans cette comédie de transformation, c’est l’honnêteté qui l’inspire, la pitié qui la remue, la foi qui ranime. Qui reconnaîtrait le pessimiste amer de L’Ami des Femmes dans le croyant attendri des Idées de madame Aubray ? En variant un peu le mot de

Chateaubriand, on pourrait dire qu’on a été étonné de la quantité de larmes que contenait le talent de M. Alexandre Dumas.

Mais l’ensemble reste sain et pur. Une impression salutaire de moralité se dégage de ce mélange de vérités et de paradoxes, de sophismes et de bons conseils ; comme des accords contrastés d’un savant orchestre sort une large et pénétrante harmonie.