(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Essai sur Talleyrand (suite et fin.) »
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(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Essai sur Talleyrand (suite et fin.) »

Essai sur Talleyrand (suite et fin.)

Par Sir Henry Lytton Bulwer, ancien ambassadeur
Traduit de l’anglais par M. Georges Perrot46

Les lettres qu’écrivait M. de Talleyrand n’étaient pas toujours aussi courtes et aussi concises que celles que j’ai citées. Si sobre qu’il fût d’écritures comme de paroles, il y avait de rares moments où il savait s’expliquer autant qu’il le fallait, et où il avait presque l’air de s’épancher. La lettre la plus remarquable en ce sens, de toutes celles que j’ai lues, est une réponse à son ancien ami, son collaborateur et un peu son complice dans ses traités et marchés avec les princes allemands, le baron de Gagern. Ce diplomate, dont on a les Mémoires, a consacré tout un intéressant chapitre à ses relations avec Talleyrand47 ; il y a inséré les réponses qu’il reçut de lui dans les dernières années, lorsque de temps en temps il jugeait à propos de se rappeler à son souvenir. Il l’avait fait d’une manière plus affectueuse encore et plus vive à l’époque où M. de Talleyrand avait donné sa démission d’ambassadeur à Londres, et s’était tout à fait retiré de la vie politique. M. de Talleyrand lui répondit aussi cette fois avec plus d’étendue que d’ordinaire, et comme à un ancien ami éloigné, qu’on ne reverra plus et auquel on tient à donner une dernière marque d’attention et de confiance. Voici une partie de cette lettre, qui peut être considérée tout à fait comme testamentaire et comme faite pour être montrée de l’autre côté du Rhin :

« 20 avril 1835.

« … Votre ancienne amitié vous fait désirer de savoir quelque chose de ma santé : je vous dirai qu’elle est aussi bonne que le comporte le nombre de mes années, que je vis dans une retraite charmante, que j’y vis avec ce que j’ai de plus cher au monde, et que mon unique occupation est d’y goûter, dans toute sa plénitude, les douceurs du farniente :

Lorsque de tout on a tâté,
Tout fait ou du moins tout tenté,
Il est bien doux de ne rien faire…

« Vous ne connaissez pas Rochecotte, sans quoi vous ne diriez pas : Pourquoi Rochecotte ? Figurez-vous qu’en ce moment j’ai sous les yeux un véritable jardin de deux lieues de large et de quatre de long, arrosé par une grande rivière et entouré de coteaux boisés, où, grâce aux abris du nord, le printemps se montre trois semaines plus tôt qu’à Paris, et où maintenant tout est verdure et fleurs. Il y a d’ailleurs une chose qui me fait préférer Rochecotte à tout autre lieu, c’est que j’y suis non pas seulement avec Mme de Dino, mais chez elle, ce qui est pour moi une douceur de plus.

« Ne croyez pas que, si j’ai quitté les affaires, ce soit par caprice. Je n’ai quitté les affaires que lorsqu’il n’y en avait plus. J’avais voulu prévenir la guerre, je croyais que la France liée à l’Angleterre la rendait impossible ; j’avais voulu, de plus, obtenir pour la Révolution française du mois de juillet 1830 le droit de bourgeoisie en Europe, et tranquilliser le monde sur l’esprit de propagandisme que l’on supposait à notre gouvernement. Tout cela était accompli : que me restait-il à faire, sinon de ne point attendre qu’avec le solve senescentem d’Horace, quelqu’un vînt me dire que j’avais trop tardé ? La difficulté est d’en sortir heureusement et à propos. Vous devez donc me féliciter d’y avoir réussi, et non pas m’en faire une sorte de reproche, quelque obligeance qu’il y ait dans les reproches que vous savez faire.

« J’ai souvent remercié la fortune de m’avoir donné un contemporain tel que vous, qui m’avez mieux compris que personne, et qui avez bien voulu en aider d’autres à me mieux comprendre48 ; mais je la remercierais davantage encore, si elle eût rendu nos habitations plus voisines : vous verriez qu’aujourd’hui, comme au temps que vous rappelez, tout serait de ma part abandon et confiance. — Pauvre Dalberg ! combien je l’aimais, et combien je l’ai regretté ! Nous parlerions de lui et de tant de personnes que nous avons connues, et de tant d’événements auxquels nous avons été mêlés. L’âge où je suis arrivé est celui où l’on vit principalement dans ses souvenirs. Nous parlerions aussi des jugements auxquels je dois m’attendre de la part des générations qui suivront la nôtre. J’avoue que je ne redoute pas ceux de vos compatriotes, pourvu qu’ils n’oublient point qu’il n’existe en Allemagne aucun individu à qui j’aie volontairement nui, et qu’il s’y trouve plus d’une tête couronnée à qui je n’ai pas laissé d’être utile, du moins autant que je l’ai pu. Enfin nos conversations rouleraient sur vous, sur votre famille, le nombre de vos enfants, leur établissement, toutes choses auxquelles je prends un intérêt sincère, et dont je suis réduit à ne vous parler que de très loin, puisque vous habitez sur les bords du Mein, et moi les bords de la Loire, et que de plus je suis né en 1754.

« Mme de Dino, qui, pendant les quatre ans qu’elle a passés en Angleterre, a complété la croissance dont son esprit supérieur était susceptible, et qui la place au premier rang des personnes les plus distinguées, n’oublie que ce qui ne vaut pas la peine qu’on s’en souvienne : elle est flattée que son souvenir corresponde à celui qu’elle a toujours gardé de vous, et elle me charge de vous le dire.

« Pour moi, mon cher baron, j’ai pour vous les mêmes sentiments que vous m’avez toujours connus, et je suis pour la vie tout à vous.

« P. DE TALLEYRAND49. »

Le baron de Gagern, après avoir inséré cette lettre plus développée que d’habitude et définitive, ajoute : « Je compris qu’une pareille correspondance pouvait avoir pour lui des côtés fatigants, et je ne lui écrivis plus. » Cependant il restait à régler d’autres comptes, et dont M. de Talleyrand devait se préoccuper davantage. Il avait ses quatre-vingt-quatre ans sonnés ; il voulut honorer publiquement sa fin et, avant le tomber du rideau, ménager à la pièce une dernière scène. Un de ses anciens collaborateurs diplomatiques et qui avait servi sous lui, un Allemand de plus de mérite que de montre, Reinhard, vint à mourir. Il était membre de l’Académie des sciences morales et politiques : M. de Talleyrand se dit que c’était pour lui l’occasion toute naturelle d’un dernier acte public, et, sous couleur de payer une dette d’amitié, il se disposa à faire ses adieux au monde. On apprit donc un matin, non sans quelque surprise, qu’empruntant pour cette fois son rôle au brillant secrétaire perpétuel, M. Mignet, il désirait prononcer en personne l’Éloge du comte Reinhard. De là cette séance académique qui fut son dernier succès et qui couronna sa carrière.

Remarquez que le sujet était lui-même choisi avec tact et avec goût : rien d’éclatant, rien qui promît trop ; l’orateur pouvait être aisément supérieur à son sujet. Et puis, n’oublions pas que c’est à l’Académie des sciences morales et politiques que M. de Talleyrand, à son retour en Europe et rentrant en scène, avait voulu débuter en l’an V par des mémoires fort appréciés : c’est par cette même Académie que, quarante ans après, il voulait finir. Il y avait de la modestie dans ce cadre, et aussi de l’habileté. Il savait que, si la politique est ingrate, les lettres de leur nature sont reconnaissantes.

C’est le samedi 3 mars 1838 que, nonobstant un état de santé des plus précaires, et sans tenir compte des observations de son médecin, il vint lire cet Éloge de Reinhard dans une séance dite ordinaire, mais qui fut extraordinaire en effet. Les étrangers sont admis aux séances de cette Académie, et cette fois il y avait autant de monde que la salle en pouvait tenir ; pas de femmes, mais des personnages d’élite, principalement politiques ; M. Pasquier, le duc de Noailles et autres y assistaient. On remarqua fort un incident : M. de Talleyrand et le duc de Bassano, qui ne s’étaient pas vus depuis 1814 et qui ne s’aimaient guère50, se rencontrèrent dans l’escalier : ils se donnèrent la main. Le bureau de l’Académie se composait de MM. Droz, président, Dupin, vice-président, et Mignet, secrétaire perpétuel. Quand l’huissier annonça « le prince » (car il était prince, même à l’Académie), ce fut une grande attente. M. Mignet alla à sa rencontre dans la pièce qui précédait celle des séances. M. de Talleyrand n’avait pu monter à pied l’escalier : il avait été porté par deux domestiques en livrée. Quand il fit son entrée dans la salle, appuyé sur le bras de M. Mignet et sur sa béquille, tous les assistants étaient debout. Après la lecture du procès-verbal, le président M. Droz demanda au prince s’il n’était pas fatigué, et s’il ne voulait pas prendre le temps de se reposer avant de commencer sa lecture. M. de Talleyrand, d’une voix grave (car il l’avait très forte et à remplir la salle), répondit qu’il aimait mieux commencer aussitôt. Il lut alors un discours composé avec goût, simple et court, d’un juste à-propos. Aucun mot n’en était perdu. Le lecteur fut fréquemment interrompu par les applaudissements : ils éclatèrent surtout au portrait que M. de Talleyrand traça d’un parfait ministre des affaires étrangères :

« La réunion, disait-il, des qualités qui lui sont nécessaires est rare. Il faut, en effet, qu’un ministre des affaires étrangères soit doué d’une sorte d’instinct qui, l’avertissant promptement, l’empêche, avant toute discussion, de jamais se compromettre. Il lui faut la faculté de se montrer ouvert en restant impénétrable ; d’être réservé avec les formes de l’abandon, d’être habile jusque dans le choix de ses distractions ; il faut que sa conversation soit simple, variée, inattendue, toujours naturelle et parfois naïve ; en un mot, il ne doit pas cesser un moment, dans les vingt-quatre heures, d’être ministre des affaires étrangères.

« Cependant toutes ces qualités, quelque rares qu’elles soient, pourraient n’être pas suffisantes, si la bonne foi ne leur donnait une garantie dont elles ont presque toujours besoin. Je dois le rappeler ici pour détruire un préjugé assez généralement répandu : non, la diplomatie n’est point une science de ruse et de duplicité. Si la bonne foi est nécessaire quelque part, c’est surtout dans les transactions politiques, car c’est elle qui les rend solides et durables. On a voulu confondre la réserve avec la ruse. La bonne foi n’autorise jamais la ruse, mais elle admet la réserve ; et la réserve a cela de particulier, c’est qu’elle ajoute à la confiance.

« Dominé par l’honneur et l’intérêt du prince, par l’amour de la liberté fondée sur l’ordre et sur les droits de tous, un ministre des affaires étrangères, quand il sait l’être, se trouve ainsi placé dans la plus belle situation à laquelle un esprit élevé puisse prétendre… »

L’idéal est magnifique, et à la façon dont il en parlait, on était tenté de croire qu’il l’avait autrefois rempli de tout point dans la pratique. Ce qu’il y avait d’admirable surtout, c’était cette recommandation si formelle de la bonne foi dans la bouche de celui qui passait pour avoir dit : « La parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée. » On remarqua qu’il accentua très fort ce mot de bonne foi.

Je ne voudrais point paraître faire une mauvaise plaisanterie, mais cet Éloge du comte Reinhard m’a tout naturellement rappelé le célèbre roman de Renart, cette épopée satirique du moyen âge, — cette Bible profane du moyen âge, comme Goethe l’a baptisée, — dans laquelle l’hypocrite et malin Renart joue tant de tours au lion et à tous les animaux, se déguise sous toutes les formes, en clerc, en prêcheur, en confesseur, et, après avoir mis dedans tout son monde, finit par être proclamé roi et couronné. Cette séance de la plus morale et de la plus honnête des Académies, consacrant de son approbation, de son suffrage unanime, le moins scrupuleux des hommes d’État, à la considérer sous un certain jour, ne me paraît autre qu’une scène du roman de Renart au dix-neuvième siècle. Veuillez en effet vous souvenir, récapitulez en idée la vie passée de Talleyrand, depuis son début sous Calonne, ou, si vous aimez mieux, depuis sa messe à la Fédération, ou encore depuis certain traité fructueux entamé avec le Portugal sous le Directoire, premier point de départ de sa nouvelle et soudaine opulence, et voyez où tout cela aboutit, à quels honneurs, à quels profonds témoignages de respect, et de la part des hommes les plus purs et les plus autorisés, les maîtres jurés en matière de moralité sociale. Il fallait voir comme avec lui, en cette séance d’adieux attendrissante, la vertueuse solennité de M. Droz était aux petits soins ; comme la dignité et la candeur de M. Mignet prenait garde de peur que le prince ne fît un faux pas. Ah ! ce jour-là l’on vit bien ce qu’est la puissance de l’esprit dans la société française, surtout quand il est relevé par la naissance, et, faut-il le dire ? quand il est orné de tous les vices.

Lorsque la lecture fut terminée (et ce fut là toute la séance, une petite demi-heure en tout), l’enthousiasme n’eut pas de bornes ; le prince eut à passer, au retour, entre une double haie de fronts qui s’inclinaient avec un redoublement de révérence ; chacun en sortant exprimait son admiration à sa manière, et Cousin, selon sa coutume, plus haut que personne ; il s’écriait en gesticulant : « C’est du Voltaire ! — C’est du meilleur Voltaire. »

Non, ce n’était pas tout à fait du Voltaire : cet Éloge de Reinhard, c’était bien pour Talleyrand jusqu’à un certain point sa représentation d’Irène, mais une représentation concertée et arrangée. Non, ce n’était pas du Voltaire, parce que Voltaire était sincère, passionné, possédé jusqu’à son dernier soupir du désir de changer, d’améliorer, de perfectionner les choses autour de lui ; parce qu’il avait le prosélytisme du bon sens ; parce que, jusqu’à sa dernière heure, et tant que son intelligence fut présente, il repoussait avec horreur ce qui lui semblait faux et mensonger ; parce que, dans sa noble fièvre perpétuelle, il était de ceux qui ont droit de dire d’eux-mêmes : Est deus in nobis  ; parce que, tant qu’un souffle de vie l’anima, il eut en lui ce que j’appelle le bon démon, l’indignation et l’ardeur. Apôtre de la raison jusqu’au bout, on peut dire que Voltaire est mort en combattant. La fin de sa vie n’a pas ressemblé à une partie de whist où l’on gagne en calculant51.

Mais la leçon, s’il en est une à ces comédies du monde où ne manquent jamais ni les Aristes ni les Philintes, quelle était-elle donc ? Chateaubriand, une heure après, entendant le récit de cette scène, n’aurait-il pas eu le droit de dire : « C’est à dégoûter de l’honneur » ; et un misanthrope : « C’est à dégoûter de la vertu ? »

Absous, quoi qu’il en soit, amnistié et applaudi des savants et des sages, restait pour M. de Talleyrand un autre point délicat à régler, l’article de la mort. Elle était moins simple pour lui que pour un autre, à cause de son caractère d’ancien prêtre, d’évêque marié. On y pensait fort et l’on en était fort préoccupé autour de lui : il s’en préoccupait lui-même depuis quelques années. Ce n’est pas que ses sentiments sur le fond des choses eussent le moins du monde changé. Il disait un jour à son médecin : « Je n’ai qu’une peur, c’est celle des inconvenances ; je ne crains pour moi-même qu’un scandale pareil à celui qui est arrivé à la mort du duc de Liancourt. » On remarquait que son front, si impassible, se rembrunissait toutes les fois qu’il était question dans les journaux d’un refus de sépulture pour un prêtre non réconcilié. Lorsque mourut la princesse, sa femme, qui depuis 1815 n’habitait plus avec lui, il prit soin que l’inscription funéraire n’indiquât que le plus légèrement possible le lien qui les avait unis, un lien purement civil. Il lui échappa de dire en plus d’une occasion : « Je sens que je devrais me mettre mieux avec l’Église. » On remarquait encore qu’il revenait plus volontiers sur ses souvenirs de première jeunesse et sur ses années de séminaire ; il ne craignait pas de les rappeler. Dans ce dernier discours prononcé à l’Académie, il avait comme pris plaisir à y faire allusion et à célébrer l’alliance étroite de la diplomatie et de la théologie, sous prétexte que le protestant Reinhard avait lui-même passé par le séminaire.

Il y avait déjà quelque temps, mais à une époque qui n’était pas très éloignée, la duchesse de Dino, étant tombée malade à la campagne, avait demandé à recevoir les sacrements. Était-ce une leçon indirecte, un avertissement qu’elle voulait lui donner ? Ce qu’il y a de certain, c’est que, la croyant plus mal, M. de Talleyrand était accouru, et il avait paru étonné de la trouver passablement : « Que voulez-vous, dit-elle, c’est d’un bon effet pour les gens. »  M. de Talleyrand, après un moment de réflexion, reprit : « Il est vrai qu’il n’y a pas de sentiment moins aristocratique que l’incrédulité52. »

La duchesse avait donné à sa fille, pour lui enseigner la religion, un jeune abbé, homme d’esprit et dont la réputation commençait à s’étendre. M. de Talleyrand l’ayant un jour invité à dîner, l’abbé s’excusa en disant qu’il n’était pas homme du monde. Sur quoi M. de Talleyrand dit sèchement à Mme de Dino : « Cet homme ne sait pas son métier53. » On comprit alors, on devina ce qu’il désirait. Il vit l’abbé et s’entretint avec lui. Il y eut consultation sans doute sur les démarches à faire pour se réconcilier avec l’Église. On exigeait de lui un écrit ; les premiers essais de sa façon qu’on envoya à Rome ne furent pas agréés : il fallait une simple soumission. M. de Talleyrand, pressé de nouveau par ses nièces, en vint à dire qu’il ne savait comment rédiger la chose ; que l’on essayât d’une formule, et qu’il verrait : — ce qu’on s’empressa de faire. Le brouillon revu par lui fut trouvé bon à Rome ; mais, quand il en revint, M. de Talleyrand le garda dans son secrétaire, décidé à ne le signer qu’au dernier moment.

Depuis la fameuse séance académique, deux mois et demi s’étaient à peine écoulés. Un anthrax à la région lombaire et l’opération qui s’ensuivit déterminèrent la crise finale. Dès le mardi 15 mai (1838), M. de Talleyrand était dans un état désespéré. À cette nouvelle, la famille, tous les amis, tous les curieux du monde accoururent à l’hôtel de la rue Saint-Florentin, et ils remplissaient le salon voisin de la chambre du malade. C’était un spectacle des plus singuliers, et quand je dis spectacle, je dis le vrai mot, car à l’instar des rois de France, M. de Talleyrand mourut, on peut le dire, en public. Pendant toute la journée du mercredi, l’effort de ses proches fut pour hâter sa détermination et l’exhorter à ses derniers devoirs. Il avait sa pensée, mais il attendait toujours. Il est évident qu’il ne voulait pas s’exposer, dans le cas où il eût survécu, ne fût-ce que de peu, à entendre les commentaires du public et à assister à son propre jugement. Il se conduisait ici comme il avait coutume de faire avec les puissances qu’il quittait : il ne les abandonnait qu’au dernier moment, et quand il estimait qu’il n’y avait plus chance de retour. Aux appels fréquents qu’on lui faisait, il répondait : « Pas encore ! » Cependant le temps pressait, et l’on craignait qu’il n’attendît trop et qu’il ne fût prévenu par la perte de connaissance. La famille et les amis étaient dans une anxiété extrême. M. Royer-Collard, l’un des assistants, m’a raconté à moi-même comment les choses se passèrent. Lorsqu’on crut qu’il n’y avait plus à différer, la petite-nièce du mourant, celle dont il parlait avec tant de prédilection dans une de ses lettres, et qui était « l’idole de sa vieillesse », s’approcha de l’abbé Dupanloup présent, lui demanda sa bénédiction, et forte de ce secours, prenant (comme on dit) son courage à deux mains, elle entra dans la chambre du malade. Elle en sortit, ayant obtenu ce qu’elle seule avait pu lui arracher. M. de Talleyrand avait enfin fixé son heure pour accomplir les actes religieux et signer sa rétractation. C’était le matin du jour même où il mourut (jeudi 17 mai 1838). Mme de Dino présidait à tout. La déclaration, au moment de signer, fut lue à haute voix devant lui, et quand on lui demanda quelle date il désirait y attacher, il répondit : « La date de mon discours à l’Académie. » — Ces deux démarches préméditées, celle de ses adieux au public et celle de son raccommodement avec l’Église, étaient liées dans son esprit.

Sir Henry Bulwer a raconté, d’après un témoin oculaire, la visite que lui firent le roi Louis-Philippe et Madame Adélaïde, dans cette même matinée du jour de sa mort. M. de Talleyrand, qu’on avait dû réveiller exprès d’un sommeil léthargique, était assis, au bord du lit, car l’incision faite à ses reins et qui descendait jusqu’à la hanche ne lui permettait pas d’être couché, et il passa les dernières quarante-huit heures dans cette posture, penché en avant, appuyé sur deux valets qui se relayaient toutes les deux heures. Il reçut la visite royale en homme que la représentation n’abandonne pas un instant. S’étant aperçu qu’il y avait là trois ou quatre personnes qui n’avaient point été présentées, deux médecins, son secrétaire et son principal valet de chambre, il les nomma selon l’étiquette usitée en pareil cas avec les personnes royales. Le grand chambellan en lui survivait jusqu’à la fin. Tout cela se passait dans la matinée.

Les personnes de la famille étaient seules admises dans la chambre, mais le salon voisin ne désemplissait pas :

« Il y avait là l’élite de la société de Paris. D’un côté, des hommes politiques vieux et jeunes, des hommes d’État aux cheveux gris, se pressaient autour du foyer et causaient avec animation ; de l’autre, on remarquait un groupe de jeunes gens et de jeunes dames, dont les œillades et les gracieux murmures échangés à voix basse formaient un triste contraste avec les gémissements suprêmes du mourant. »

La bibliothèque, dont la porte donnait dans la chambre mortuaire, était remplie également des gens de la maison et de domestiques aux aguets : de temps en temps la portière s’entrouvrait, une tête s’avançait à la découverte, et l’on aurait pu entendre chuchoter ces mots : « Voyons, a-t-il signé ? est-il mort ? » L’agonie commença à midi, et il était mort à quatre heures moins un quart. À peine eut-il fermé les yeux (et j’emprunte à cet endroit le récit du témoin cité par sir Henry Bulwer) que la scène changea brusquement :

« On aurait pu croire qu’une volée de corneilles venait subitement de prendre son essor, si grande fut la précipitation avec laquelle chacun quitta l’hôtel, dans l’espoir d’être le premier à répandre la nouvelle au sein de la coterie ou du cercle particulier dont il ou elle était l’oracle. Avant la tombée de la nuit, cette chambre, plus qu’encombrée pendant toute la journée, avait été abandonnée aux serviteurs de la tombe, et, lorsque j’y entrai le soir, je trouvai ce même fauteuil, d’où le prince avait si souvent lancé en ma présence une plaisanterie courtoise ou une piquante épigramme, occupé par un prêtre loué pour la circonstance et marmottant des prières pour le repos de l’âme qui venait de s’envoler. »

Les propos de chacun en sortant étaient curieux à noter. Les légitimistes disaient : « Il est mort en bon gentilhomme. » Une dame de la vieille cour eut le meilleur mot : « Enfin il est mort en homme qui sait vivre. » Un plus osé, M. de Blancm…, disait : « Après avoir roué tout le monde, il a voulu finir par rouer le bon Dieu54. » Ce qui est hors de doute, c’est qu’en mourant il avait, ne fût-ce que par complaisance, désavoué la Révolution.

On remarqua que M. Thiers ne vint que deux heures après la mort. Il prit la main refroidie de celui qui, vivant, lui avait témoigné tant d’attentions et de bienveillance, et qui avait dit un jour de lui et de sa fortune rapide, en réponse à quelqu’un qui prononçait le mot de parvenu : « Vous avez tort, il n’est point parvenu ; il est arrivé. »

Les funérailles furent célébrées en grande pompe le 22 mai, à l’église de l’Assomption. La devise du mort qui ornait le catafalque : Re que Diou, qu’on traduisait par : Rien que Dieu, mais qui, selon l’interprétation de la famille, veut dire : Pas d’autre roi que Dieu, semblait une dernière et sanglante ironie aux yeux de la foule. Mais le monde fut satisfait ; la société (ainsi qu’elle aime à se désigner elle-même) était redevenue très indulgente ; elle avait obtenu ce qu’elle désirait avant tout : M. de Talleyrand, avant de mourir, avait fait sa paix ; il avait répondu à l’idée qu’on s’était toujours faite de lui, c’est-à-dire de l’homme qui savait le mieux les convenances, la forme des choses, ce qu’on doit au monde et ce que le monde peut exiger.

Cette manière de finir contraste avec celle de son contemporain et ancien collègue l’abbé Sieyès, mort sans rétractation deux années auparavant. Il est vrai que Sieyès s’était éteint dans une sorte d’obscurité, qu’il était avant tout philosophe, et, par l’esprit du moins, demeuré fidèle à ce grand tiers état du sein duquel il était sorti et dont il avait été l’annonciateur. M. de Talleyrand avait eu beau se mêler à la Révolution, il était resté, lui, un homme de race, gardant au fond beaucoup des idées ou des instincts aristocratiques. Le baron de Gagern raconte qu’étant à Varsovie et passant des matinées entières auprès de lui, une des premières choses qu’il exigea fut que son interlocuteur ne l’appelât plus Votre Altesse, mais simplement M. de Talleyrand, et sur ce mot d’Altesse, il lui arriva de dire : « Je suis moins, et peut-être je suis plus » ; se reportant ainsi à l’orgueil premier de sa race. Gréé prince de Bénévent, il négligea toujours de remplir les formalités attachées à ce titre : il croyait apparemment pouvoir s’en passer. Ces traces-là sont indélébiles, elles reparaissent à l’heure de la mort. On n’est pas grand seigneur impunément.

Cette conversion, ou du moins cette rétractation amenée à bonne fin fit le plus grand honneur à l’ecclésiastique qui y avait présidé, et fut le grand exploit catholique qui illustra la jeunesse de l’abbé Dupanloup. Il mérita par son attitude en cette circonstance que M. Royer-Collard présent, et qui d’ailleurs n’avait pour lui qu’un goût médiocre, lui dît pour compliment suprême : « Monsieur l’abbé, vous êtes un prêtre ! »

M. Royer-Collard réservait pourtant le fond de sa pensée ; il avait sur la mort de M. de Talleyrand un jugement qu’il gardait par-devers lui, mais il ne le gardait qu’à demi, puisque parlant un jour de l’évêque de Blois, M. de Sausin, dont il respectait les vertus, il disait : « Le mot de vénérable a été fait pour lui : il est peut-être le seul auquel je dirais tout ce que je pense de la mort de M. de Talleyrand. »

Je fais grâce des plaisanteries de Montrond qui ne tarissait pas sur cette signature in extremis, et qui, de son ton d’ironie amère et sèche, ne parlait pas moins que d’un miracle opéré « entre deux saintes ». Ce serait pourtant de bonne prise, car à chacun son acolyte et son aide de camp favori. Si le pieux Énée avait le fidèle Achate, si saint Louis a Joinville, si Bayard a le loyal serviteur, si Henri IV ne va pas sans Sully, si Fénelon a son abbé de Langeron, Talleyrand et Montrond sont inséparables : et qui pourrait-on écouter de plus voisin de la conscience de Talleyrand et qui en eût aussi bien la double clef, que Montrond55 ?

À la juger sérieusement et d’après le simple bon sens, cette conversion (si cela peut s’appeler une conversion) n’offrait pas de si grandes difficultés. Tout y conspirait en effet : la famille, les entours, le monde ; et le malade lui-même y était consentant. C’était chose convenue qu’il voulait bien faire sa paix avec l’Église et avec Rome. La résistance n’était que sur l’instant précis. Il désirait retarder le plus possible, afin d’être bien sûr que cet instant fût le dernier de sa vie. L’honneur de le hâter fut dû aux pressantes supplications de sa petite-nièce, pour laquelle il avait un faible de tendresse et qui obtint ce qu’elle voulut. Ah ! la difficulté eût été tout autre, s’il s’était agi non plus d’une soumission, d’une rétractation pour la forme, mais d’une conversion véritable. J’ai connu, lorsque j’étudiais dans Port-Royal les actes sincères du vieux christianisme français et gallican, des confesseurs et directeurs de conscience qui, au chevet d’anciens ministres prévaricateurs et repentants, exigeaient une réelle et effective pénitence, une pénitence de bon aloi, la restitution des sommes mal acquises, une réparation en beaux deniers comptants à ceux à qui l’on avait fait tort. Ces hommes-là étaient ce qu’on appelle des Jansénistes, des prêtres de vieille roche : on les renie, on les conspue aujourd’hui. Ah ! il eût fait beau voir un prêtre venir redemander à Talleyrand expirant de rendre tout le bien mal acquis (comme on disait autrefois), de le restituer au moins aux pauvres, de faire un acte immense d’aumône — une aumône proportionnée, sinon égale, au chiffre énorme de sa rapine ! C’est pour le coup que tout le monde n’eût point applaudi et n’eût pas été content, que la famille n’y eût point poussé avec un si beau zèle peut-être, que le confesseur aurait eu un rôle difficile et rare. Mais ici, encore une fois, le siècle et le ciel conspiraient ensemble : on ne fit qu’enfoncer une porte tout ouverte : la seule gloire fut de l’avoir enfoncée quelques heures plus tôt.

Les Éloges officiels donnèrent partout de concert : M. de Barante à la Chambre des Pairs, M. Mignet à l’Académie des sciences morales payèrent leur tribut. La Notice de M. Mignet est des plus belles en son genre, des plus spécieuses, mais dans un ton nécessairement adouci, et ne montrant que les côtés présentables. MM. Thiers et Mignet, en tant qu’historiens de la Révolution, avaient été distingués de bonne heure par M. de Talleyrand, qui, du coin de l’œil, les avisa entre tous et désira les connaître. Il les considérait comme des truchements et, jusqu’à un certain point, des apologistes de sa politique auprès des jeunes générations dont ils étaient les princes par le talent. Il les soignait en conséquence. Un peu plus tard, il eut sur M. Thiers, ministre, une influence assez particulière ; mais même avant cela, en accueillant les deux amis avec cette bonne grâce flatteuse et en les captivant par ses confidences, il savait ce qu’il faisait : il enchaînait à jamais par les liens d’une reconnaissance délicate leur entière franchise.

Dans tous ces Éloges, on insistait sur un point : c’est que, dans sa longue carrière, M. de Talleyrand « n’avait fait de mal à personne » ; qu’il avait montré « un éloignement invariable pour les persécutions et les violences ». On devinait là-dessous une protestation indirecte contre toute participation de son fait dans le meurtre du duc d’Enghien, seule accusation en effet qu’eussent à cœur de réfuter la famille et les amis : on ne tient qu’à enlever cette tache de sang ; sur tout le reste on est coulant désormais. Mais ceci même échappe aux complaisances de situation comme aux démentis intéressés : l’histoire interrogée sans passion et sans réticences, et de plus près qu’elle ne l’a encore été jusqu’ici, l’histoire seule répondra.

Tous n’étaient pas aussi indulgents que les spirituels panégyristes. M. de Talleyrand avait pu connaître avant de mourir et lire de ses yeux le terrible portrait que George Sand avait fait du Prince dans une des Lettres d’un voyageur, insérée dans la Revue des Deux Mondes (octobre 1834). Il est assez piquant de remarquer que M. de Talleyrand a été peint deux fois, et pas en beau, par les deux femmes supérieures de ce siècle : Mme Sand a fait de lui un portrait affreux, d’un parfait idéal de laideur. Mme de Staël déjà l’avait peint sous un déguisement, en coiffe et en jupon, dans le personnage de Mme de Vernon du roman de Delphine. C’est un portrait de société, charmant et adouci, mais très peu flatteur au fond. Il serait curieux d’en rassembler les divers traits épars qui se rapportent sans aucun doute à la figure et au caractère du modèle. On aurait ainsi un Talleyrand de salon par une des personnes qui l’ont le mieux connu.

Il n’était pas, il ne pouvait pas être aussi insensible ni aussi égoïste qu’on l’a dit : les hommes ne sont pas des monstres. Lorsqu’il perdit sa vieille amie, la princesse de Vaudemont (janvier 1833), il se montra fort affecté. Il est vrai que Montrond, qui en faisait la remarque, ajoutait : « C’est la première fois que je lui ai vu verser des larmes ! » — Une autre fois encore, pendant son ambassade à Londres, comme il avait été l’objet, à la Chambre des lords, d’une violente et inconvenante attaqué du marquis de Londonderry, le duc de Wellington se leva aussitôt, et il défendit, il vengea en termes chaleureux son vieil ami, le vétéran des diplomates. Le lendemain, M. de Talleyrand, lisant ces débats, fut surpris par un visiteur les larmes dans les yeux, tant il était touché du procédé du duc de Wellington, et il lui échappa de dire : « J’en suis d’autant plus reconnaissant à M. le duc, que c’est le seul homme d’État dans le monde qui ait jamais dit du bien de moi. »

Il n’était pas non plus aussi paresseux qu’on aurait pu le croire et qu’il affectait par moments de le paraître. Quand M. de Chateaubriand semble vouloir douter de l’existence des Mémoires entiers de M. de Talleyrand, parce qu’il lui aurait fallu pour cela un travail continu dont il l’estime peu capable, il se trompe. Dans son séjour à la campagne et dans sa retraite de Valençay, M. de Talleyrand travaillait. J’ai sous les yeux des billets de lui à un ami, à un homme de la société, M. de Giambone56 : il y est plus d’une fois question de travail, du moins pendant la première partie de l’été.

« 21 juin.

« J’ai reçu par M. Andral, mon cher Giambone, une lettre de vous dont je vous remercie. Vous me rapprenez Paris, que j’avais complètement oublié.

« Je lis à peine les journaux ; je travaille et je me promène.

« Dans l’automne je me promènerai, mais je ne travaillerai plus.

« Le mois de juin passé, je m’abandonne à toutes les pertes de temps que l’on veut… »

Et même après le mois de juin, dans une autre lettre du 31 juillet :

« Notre vie ici (à Valençay) est fort ordonnée, ce qui rend les jours fort courts. On se trouve à la fin de la journée, sans avoir eu un moment de langueur.

« Ce matin, nos lectures du salon ont été interrompues par l’arrivée d’un loup, que les gardes venaient de tuer. C’est un gros événement pour la journée.

« Je travaille chaque jour plusieurs heures, et je me porte fort bien… »

Que seront ces Mémoires si attendus, si désirés ? Aura-t-il menti tout à fait ? Non pas, il aura dit une partie de la vérité. Comme le meilleur des panégyristes et le plus habile, sans avoir l’air d’y toucher, il aura montré, de tout, le côté décent, présentable, acceptable ; il aura fait là ce qu’il faisait quand il se racontait lui-même, ne disant qu’une moitié des choses. S’il a su être agréable dans ses Mémoires, et si, en écrivant comme en causant, il réussit à plaire, il aura bien des chances de regagner en partie sa cause et de se relever, même devant la postérité. Le succès dépendra aussi du jugement et de l’opinion qui prévaudra alors sur le maître tout-puissant qu’il a servi et abandonné. Si les Mémoires tombent dans une veine et un courant de réaction peu napoléonienne, ils pourraient bien être portés aux nues. C’est aux exécuteurs testamentaires, aux éditeurs désignés, s’ils sont libres, de bien flairer le moment et d’imiter leur auteur en saisissant l’à-propos.

Une Étude sur M. de Talleyrand ne serait pas complète si l’on n’indiquait un peu la physiologie de l’homme, et si l’on ne disait quelque chose de son hygiène et de son régime. Tout était très particulier chez lui et le séparait du commun de l’humanité. Il avait la faculté singulière de dormir très peu : il passait la nuit au jeu ou à causer, ne se couchait, le plus souvent, qu’à quatre heures du matin et se trouvait réveillé de fort bonne heure. Son pouls avait cette singularité d’être fort plein et d’avoir une intermittence à chaque sixième pulsation. Il avait même là-dessus une théorie : il considérait ce manque de la sixième pulsation comme un temps d’arrêt, un repos de nature, et il paraissait croire que ces pulsations en moins et qui lui étaient dues devaient se retrouver en fin de compte et s’ajouter à la somme totale de celles de toute sa vie : ce qui lui promettait de la longévité. Il expliquait aussi par là son peu de besoin de sommeil, comme si la nature avait pris ce sommeil en détail et par avance à petites doses. Il ne mangeait qu’une seule fois le jour, à son dîner, mais il le faisait large et copieux autant que délicat57. Son cuisinier est resté célèbre et entrait pour une grande part dans la base de son régime, dans la composition de sa vie.

[Note de Jules Troubat]

À l’occasion de ces articles sur Talleyrand, M. Sainte-Beuve reçut un grand nombre de lettres et documents de toute espèce, dont il se proposait de tirer parti pour écrire ici, en manière d’appendice ou de post-scriptum, un article final et inédit, qui eût été un dernier mot sur Talleyrand. Ces communications sont restées à l’état de notes et de dossier : ce sont des matériaux dont l’éditeur ne se croit pas le droit de faire usage, à l’aide d’une rédaction qui trouverait place dans un volume même des Nouveaux Lundis. Le choix dans les citations à recueillir est un art trop délicat et trop difficile pour se le permettre dans un livre de M. Sainte-Beuve. On risquerait trop de les mal utiliser, ou de les placer à contre-sens. Je ne puis cependant élaguer entièrement toute la partie anecdotique qui y foisonne, et qui vient comme autant de pièces à l’appui de tout ce qu’on sait et de ce qu’on a dit de la vénalité, de l’esprit d’à-propos, de l’amabilité, de la grâce, de tous les talents et vices de M. de Talleyrand. Ainsi, pour en donner un exemple :

« Mais les preuves ! » s’écrie M. Sainte-Beuve, dans une de ces notes préparées et rédigées d’avance, — « les preuves, je les ai données, elles suffisent à tout homme de bonne foi. Si vous vous attendez à trouver des reçus signés Talleyrand, vous êtes trop simples ; vous ne les aurez pas. Des reçus, en voulez-vous ? — Ces affaires d’argent amenaient quelquefois des incidents comiques. M. de Lancy, que nous avons connu administrateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève et qui avait autrefois rempli un poste assez important au ministère de l’intérieur, aimait à raconter des anecdotes qu’il savait d’original, notamment celle-ci : Un jour un des hauts personnages qui avait dû financer avec M. de Talleyrand, et qui tenait à savoir pourtant si son argent n’était pas resté en chemin, et s’il était bien arrivé à son adresse, exigea un signe, une marque qui l’en assurât. En conséquence, il fut convenu qu’à la prochaine réception, M. de Talleyrand, passant près de lui, lui adresserait une parole en apparence insignifiante, par exemple : Comment va madame ?… ou tout autre mot58 ; ce qui fut fait et qui tint lieu de reçu. — Pour un descendant de si haute race, et un si fier aristocrate, n’est-ce pas deux fois honteux et humiliant ? »

Une autre encore qui peut facilement se détacher et qui est caractéristique :

« Lord Palmerston disait que quand Talleyrand venait le voir pour affaire, il avait presque toujours dans sa voiture Montrond, afin de lui expédier vite ses indications utiles pour jouer et agioter. »

Et celle-ci, où Talleyrand voulut paraître désintéressé pour la galerie, mais ce dont Louis-Philippe, qui payait, ne fut pas dupe :

« M. de Talleyrand avait été brouillé, dans les derniers temps, avec le roi Louis-Philippe. Il touchait deux pensions : l’une de 100,000 francs, l’autre de 16,000, je ne sais à quel titre particulier. Quand il se brouilla avec le roi, il remit l’une des deux pensions, mais ce fut celle de 16,000. Sur quoi Louis-Philippe, qui n’était homme à se retenir sur rien, ne pouvait s’empêcher de faire des gorges chaudes : “Savez-vous, de ses deux pensions, laquelle M. de Talleyrand m’a renvoyée ? — celle de 16,000.” »

Ces échantillons font regretter le reste, et il y en a bien d’autres encore qui ne sont qu’ébauchées. M. Sainte-Beuve affectionnait ce genre de traits anecdotiques, qui peint l’homme au vif : il en a recueilli toutes les fois qu’il en a trouvé l’occasion et sur des hommes en vue, au nom populaire, qui y avaient considérablement prêté. Mais sous sa plume, la rédaction n’en est jamais définitive, pour si parfaite qu’elle soit : elle peut varier, selon l’appropriation qu’il leur donne : tout dépend en ce cas de l’emmanchement ou de l’embranchement, et celui qui a vu le critique à l’œuvre se gardera bien de toucher après lui, et sans lui, à un tel travail.

Je vais donc me borner à ne plus puiser encore dans ce dossier que quelques lettres qui peuvent, autant qu’il me semble, et sans trop d’indiscrétion aujourd’hui pour personne, supporter la lumière et le grand jour, et en apporter même encore un peu, par la vivacité avec laquelle elles ont été écrites, sur quelques-uns des points principaux autour desquels M. Sainte-Beuve a établi la discussion dans ses articles sur Talleyrand. Qu’on se rassure d’ailleurs ! Je n’emprunterai guère qu’à la Correspondance de M. Sainte-Beuve lui-même.

Dans ce choix un peu arbitraire que j’ai fait, il faut, je crois, citer tout d’abord celle des lettres de M. Sainte-Beuve qui peut paraître la plus importante, au point de vue de l’appréciation du caractère et de l’esprit en M. de Talleyrand. Elle est adressée à M. Jules Claretie, qui, après la publication de ces articles dans le journal le Temps, avait envoyé à M. Sainte-Beuve quelques passages d’une correspondance peu connue de M. de Talleyrand avec la duchesse de Courlande, un entre autres où M. de Talleyrand se montre défendant la cause de l’humanité, pendant qu’on bataillait sur le territoire français, en mars 1814. — Voici ce passage, que je copie d’après l’obligeante communication que M. Claretie en a faite à M. Sainte-Beuve. — L’armée française venait de remporter une victoire à Reims :

« Il faut s’en réjouir, écrivait M. de Talleyrand à la duchesse de Courlande (15 mars 1814), si c’est un acheminement à la paix ; sans cela, c’est encore du monde de tué, et la pauvre humanité se détruit chaque jour avec un acharnement épouvantable. »

Ces mots d’apitoiement sur la pauvre humanité, dans la bouche de Talleyrand, ont étonné M. Claretie, qui, comme on sait, fait la guerre à Napoléon Ier.

Talleyrand écrivait encore le 31 mai 1814 (au lendemain du traité de paix) :

« J’ai fini ma paix avec les quatre grandes puissances : les trois autres ne sont que des broutilles. À quatre heures, la paix a été signée ; elle est très bonne, faite sur le pied de la plus grande égalité, et plutôt noble, quoique la France soit encore couverte d’étrangers. »

Plutôt noble !… — M. Sainte-Beuve répondit à la communication amicale et toute bienveillante de M. Claretie, qui cherchait, dans ces passages de lettres de Talleyrand, des circonstances atténuantes en faveur de celui qui les avait écrites :

« (Ce 7 avril 1869.) — Mon cher ami, je vous remercie de votre aimable témoignage d’attention. Je n’ai pas connu ces lettres à la duchesse de Courlande, qui, je crois, avait été l’amie de Talleyrand, et qui était mère de Mme de Dino. Je suis à l’avance persuadé que tout ce qu’on trouvera de lettres et d’écrits de Talleyrand donnera de lui une favorable idée. Des gens d’esprit comme lui ne mettent jamais le pire de leur pensée ou de leur vie dans des papiers écrits. L’Essai de sir Henry Bulwer est précisément fait dans votre sens, et c’est pour cela que je n’ai pas dû y insister. J’accepte en général les jugements de l’auteur anglais, mais je les complète, et j’y mêle le grain de poivre que la politesse avait toujours chez nous empêché d’y mettre. Il est bien certain qu’à un moment de l’Empire, Talleyrand a pensé que c’en était assez de guerres comme cela et de conquêtes. Il a dit à un certain jour ce mot qui doit lui être compté : “Je ne veux pas, ou je ne veux plus être, le bourreau de l’Europe.” — Quant à M. Villemain, je conçois très bien, par les sentiments et les passions quasi légitimes qui régnaient alors dans toute une partie de la société et de la nation, qu’il ait fait son fameux compliment à l’empereur Alexandre. Il n’y a pas de quoi lui en faire un crime, car cela s’explique très bien ; mais pourtant ce n’est pas là un honneur ni un bonheur dans sa vie.

« Comment pourrait-on admettre que Louis-Philippe eût dit à Talleyrand ce mot au lit de mort : — « Comme un « damné…déjà ? » Ce sont nos pasquinades à la française. La visite de Louis-Philippe avait plusieurs témoins, et sir Henry Bulwer donne le récit d’un de ces témoins mêmes.

« J’ai du reste écrit ces articles sans aucun parti pris ; je comptais d’abord n’en faire qu’un ou deux : le sujet m’a porté. Je ne hais ni n’aime Talleyrand ; je l’étudie et l’analyse et je ne m’interdis pas les réflexions qui me viennent chemin faisant : voilà tout.

« J’aurais bien envie de connaître cette correspondance dont vous me citez des mots intéressants. Où est-elle ? où l’avez-vous lue59 ?

« Merci encore, et

« Tout à vous, mon cher ami,

« Sainte-Beuve. »

Dans une autre lettre à M. le comte A. de Gircourt, qui lui a de tout temps témoigné la plus vive sympathie, M. Sainte-Beuve écrivait, après la publication complète de ses articles dans le Temps :

« (Ce 12 mars 1869.) — Cher monsieur, votre suffrage m’est toujours précieux, et il me l’est cette fois plus encore, s’il est possible, qu’en d’autres circonstances, eu égard à la qualité du sujet sur lequel, à tous les titres, vous êtes un juge si compétent. Ce Talleyrand a eu bien de la peine à passer au gosier de certaines gens du monde ; il y a eu des arêtes : nous sommes un peuple si réellement léger, si engoué de ses hommes, si à la merci des jugements de société, que l’histoire, pour commencer à se constituer, a souvent besoin de nous arriver par l’étranger… »

Et dans une note détachée et inédite, que je retrouve dans le dossier, il disait :

« J’ai écrit de bien longs articles, et pourtant ils sont des plus abrégés et des plus incomplets, je le sens, sur un tel sujet. Ce ne sont pas des articles, ce n’est pas un Essai qu’il faudrait faire sur Talleyrand, — c’est tout un livre, un ouvrage, et on attendra, pour l’écrire, que ses Mémoires, base essentielle bien que nécessairement contestable, aient paru. »

De son côté, sir Henry Bulwer, dans une lettre de remerciaient à M. Sainte-Beuve, avait défini ainsi lui-même ce qu’il avait voulu faire en écrivant un volume d’Essai sur Talleyrand :

« L’idée que j’avais, dit sir Henry Bulwer, c’était de montrer le côté sérieux et sensé du caractère de cet homme du xviiie  siècle, sans faire du tort à son esprit ou trop louer son honnêteté. »

Je passe sans transition, et pour finir et ne pas prolonger trop le poids d’une responsabilité qui pèse en ce moment sur l’éditeur seul dans le choix de ces citations authentiques, mais délicates, à un incident qui survint au Temps pendant la publication et dans l’intervalle d’un article à l’autre, et qui avait tout l’air d’une menace J’ai besoin de citer encore la lettre suivante de M. Sainte-Beuve à M. Nefftzer pour arriver à celle par laquelle je désire terminer :

« (Ce 8 mars 1869.) — Mon cher ami, je serais bien désolé de vous occasionner ainsi qu’au Journal un désagrément : évidemment le procès serait une vengeance (sous forme détournée)… J’ai fait mes articles sans prévention ni parti pris, reconnaissant les parties agréables et supérieures de l’homme. Que si pourtant on veut la guerre, on l’aura. Je suis en mesure de traiter le point délicat, la participation de Talleyrand dans le meurtre du duc d’Enghien. Je n’ai pas seulement des paroles de tradition, j’ai des textes : j’ai de plus (chose singulière !) une lettre expresse à ce sujet que m’a écrite, après mon premier ou mon second article, M. Troplong lui-même. Enfin, au premier mot de déclaration de guerre, je vous propose de vous donner un supplément d’article où je traiterai ce point : « M. de Talleyrand était certainement vénal et corrompu ; mais est-il vrai que, dans sa longue carrière, il n’ait fait de mal à personne ? »

« Et en avant !

« Tout à vous,

« Sainte-Beuve 60. »

 

« P. S. Dieu nous garde, si un intérêt majeur pour eux y est engagé, de la douceur des corrompus ! »

Voici la lettre de M. Troplong, bien près de sa fin alors lui-même (il est mort le 1er mars suivant), et qui ne se contentait pas de répondre par renvoi d’une simple carte aux lettres polies par lesquelles un collègue s’excusait, pour des raisons de santé trop justifiées, de ne pouvoir assister aux séances du Sénat :

« (Palais du Petit-Luxembourg, le 3 février 1869.) — Mon cher collègue, je regrette bien d’apprendre par votre bonne lettre que l’état de votre santé nous prive de votre présence et vous retient chez vous. Mais heureusement qu’il sort de votre studieuse prison des morceaux littéraires que recherchent tous les gens de goût. J’ai lu vos deux derniers articles sur ce bon sujet de Talleyrand, comme disait M. de Maistre dans ses lettres. Vous avez parfaitement raison quand vous inclinez vers l’opinion qui le regarde comme un des instigateurs de l’arrestation et du meurtre du duc d’Enghien. Au témoignage de M. de Meneval que vous opposez au livre de M. Bulwer, on peut joindre celui de M. Rœderer (Mémoires, t. III, p. 544). Il y a aussi un ouvrage qui jette beaucoup de jour sur cette affaire, c’est celui de M. de Nougarède, intitulé : Recherches sur le procès et la condamnation du duc d’Enghien (2 vol.). Ces documents mettent dans la plus grande lumière l’imposture de M. de Talleyrand voulant dégager sa responsabilité de ce fatal événement.

« Mais je m’aperçois que je porte de l’eau à la fontaine, tandis que je ne veux que vous offrir tous mes sentiments empressés de bon et dévoué collègue.

« Troplong. »