(1913) Essai sur la littérature merveilleuse des noirs ; suivi de Contes indigènes de l’Ouest-Africain français « Essai sur la littérature merveilleuse des noirs. — Chapitre V. Séductions pour la compréhension de la psychologie indigène. — Conclusion »
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(1913) Essai sur la littérature merveilleuse des noirs ; suivi de Contes indigènes de l’Ouest-Africain français « Essai sur la littérature merveilleuse des noirs. — Chapitre V. Séductions pour la compréhension de la psychologie indigène. — Conclusion »

Chapitre V. Séductions pour la compréhension de la psychologie indigène. — Conclusion

Révélation par les contes et fables, non de ce que sont les noirs, mais de ce qu’ils rêvent d’être, tant au point, de vue idéal qu’au point de vue pratique. — Quelques aphorismes de morale des apologues. — Psychologie succincte des indigènes. — A) Sentiments : 1° Sentiments affectifs. Sentiments de famille. Conception de la beauté. Instinct sexuel. — 2° Sentiments religieux préislamiques. Sociabilité. Solidarité raciale. Esprit d’association. Dévouement au maître. Magnanimité. Reconnaissance. Charité. Humeur hospitalière. Respect de la vieillesse. Sentiments envers les animaux, envers les captifs. Vanité. Sens de l’ordre et de la discipline. — B) Idées ; Indifférence pour la vie. Admiration du courage, de la ruse. Considération pour la complaisance, la courtoisie. Indulgence pour la paresse ingénieuse. Mépris de l’envie, de l’avarice, de l’humeur fanfaronne, de la prétention, de l’ivrognerie, de l’intempérance verbale et de l’indiscrétion. Goût pour les paris risqués. — Les hypothèses cosmogoniques, ethniques et zoologiques des noirs. — Conclusion. — But de l’auteur : planter des jalons pour faciliter le travail de ceux qui voudront approfondir une matière digne d’une étude plus poussée que celle-ci.

Il me reste, pour en finir, à relever quelques indications de psychologie, découlant des récits du présent recueil. Assurément on ne peut conclure de façon ferme que le noir présente les défauts ou possède les qualités qu’il attribue aux héros de ses récits. Cela équivaudrait à juger des Français d’après les œuvres de Ponson du Terrail ou de Xavier de Montépin et des déductions ainsi basées n’aboutiraient qu’à de grossières erreurs. Ce que l’on peut dire simplement c’est que nous retrouverons dans les contes et fables les tendances idéales et théoriques de la race dont ils émanent.

La geste de S.-G. Diêgui, notamment, nous révèle l’esprit chevaleresque des Torodo et, si l’on peut parfois comparer une période de notre évolution à l’état présent de la civilisation chez telle ou telle race indigène, il n’y aurait aucune audace à admettre des rapports marqués entre la mentalité des Torodo et celle de nos belliqueux ancêtres des premiers temps du Moyen-Age.

De même, les contes gaillards nous confirmeront dans cette idée que la paillardise existe toujours — avouée ou non avouée — au fond du cœur de toutes les races.

Les apologues et les fables sont intéressants en ce que leurs conclusions nous montrent sans équivoque de quelle façon l’indigène comprend l’existence au point de vue pratique.

J’en extrais dès à présent quelques maximes. « Le besoin seul nous apprend la juste valeur de ce qui sert à le satisfaire » (Le choix d’un lanmdo). — « Les chefs s’entendent entre eux comme larrons en foire et toujours les petits seront par eux tenus à l’écart » (KahuéLe fils du sérigneLes trois frères en voyage). — « Mieux vaut peu de nourriture et point de soucis que de la nourriture à satiété et des ennuis à l’avenant » (Les trois frères en voyageKahué). — « Il ne faut pas se confier aux femmes » (Guéhuel et damel, —Mariage ou célibat ? —Le riche et son fils). — « Il n’est personne au monde qui ne trouve plus fort que soi » (Hâbleurs bambara et divers analogues signalés plus haut). — « Chassez le naturel, il revient au galop ». (L’hyène et le lièvre aux cabinets, —Chassez le naturel). — « Pour garder son pouvoir, un talisman doit rester caché » 110 (Le koutôrou porte-veine, etc.). — « Il faut se méfier de la bouche, c’est elle qui nous trahit ». (V. La tête de mort). — « Un fils adoptif n’a pas pour son père les sentiments d’un fils » — (Guéhuel et damel). « La vérité doit parfois être atténuée ou même cachée » (Hammat et Maudiay.111).

On pourrait citer bon nombre d’aphorismes de ce genre, mais je ne prétends pas épuiser le sujet et je m’en tiendrai là.

Psychologie indigène.

Pour un lecteur attentif, il ressortira aisément de la lecture des récits de ce recueil une impression, sinon très nette du moins très exacte, de la mentalité des indigènes. Et l’impression ainsi obtenue sera de beaucoup plus instructive que celle que pourraient donner toutes les définitions imaginables.

Sentiments affectifs. — Prenons d’abord parmi les sentiments affectifs l’amour des parents pour leurs enfants et réciproquement celui des frères et sœurs entre eux. Nous trouverons moins d’exemples d’amour paternel que d’amour filial, en ce qui concerne le père du moins. Il est même plusieurs contes qui paraissent en contradiction avec la notion des devoirs de dévouement des parents envers leurs enfants chez les peuples de race blanche. Dans le conte peuhl de La Mauresque, dans celui (gourmantié), de Diadiâri et Maripoua, dont le premier est une réplique partielle, dans le conte du Fils adoptif du guinnârou, les parents refusent de sacrifier leur vie pour ressusciter leur fils mort112. De même, le père de Hammadi Bitâra (conte de Fatouma Siguinné) sacrifie bien légèrement son fils à de faibles soupçons. De même encore le kuohi113 dans « Le joli fils de roi ».

Cependant on peut opposer à ces exemples l’amour, allant jusqu’à la plus extrême faiblesse, d’Amady NGoné pour son fils114 indigne Biroum Amady ; les parents sacrifiant leurs biens puis leur vie pour sauver leur fille (L’implacable créancier) ; la mère de la jeune mariée vengeant sa fille que le père n’a pas le courage de venger. (Une leçon de courage). En général, la mère manifeste une affection plus profonde que le père pour ses enfants, ce que l’on constatera chez les mères de toute race (V. le conte du prince qui ne veut pas d’une femme niassée. — La lionne et le chasseurMamady le chasseurLa lionne et l’hyène).

Il semble résulter de certains contes ; L’hyène, le lièvre et l’hippopotame (Goumbli-Goumbli-Niam), que les parents ont, comme la mère du Petit Poucet, une préférence pour le dernier-né.

L’exemple de fils ingrats envers leurs parents ne se rencontre que dans le conte de Bérenger-Féraud déjà cité. Les noirs n’ont guère hérité de l’irrespect de leur ancêtre Cham pour son père Noé. La voix du sang — cette voix du sang dont le mélodrame a tant abusé — parle éloquemment au cœur des jeunes noirs, si l’on en croit le conte intitulé « L’épreuve de la paternité », où les fils adultérins, bien qu’ignorant leur origine réelle, font franchir délibérément à leurs chevaux le corps du mari de leur mère, alors que les véritables fils se refusent à cette épreuve, malgré tous leurs efforts pour obéir à l’ordre formel de leur père.

Les contes d’orphelines et de marâtres témoignent aussi du profond amour filial des noirs. Voir encore le dévouement de la fille du massa se sacrifiant, dans le conte ainsi intitulé, pour garder le pouvoir à son père.

Cet amour des enfants est susceptible de s’atténuer sous l’influence de certaines considérations. Aussi NDar ne pardonne pas à sa mère de l’avoir abandonné et S.-G. Diêgui condamne le frère de son père à la mendicité après l’avoir réduit à la déchéance. Le lionceau (Le lionceau et l’enfant) tue sa mère pour venger celle de son camarade que la lionne a dévorée. Diéliman aussi tue sa mère pour sauver sa femme (La sorcière punie). Deux contes (Quels bons camarades ! et Les deux intimes) nous montrent des fils aidant leurs camarades à tromper leur père et cela (dans le conte : Quels bons camarades !) avec leur propre mère.

Dans ces derniers contes, la puissance de l’amitié chez les noirs est fortement mise en relief. On pourrait dire que cette parenté d’élection qu’est l’amitié crée souvent des liens beaucoup plus solides que la parenté de sang. — Le titre de frère, donné à un camarade, caractérise l’amitié à son plus haut degré. Cela ne signifie pas cependant qu’entre frères il y ait une affection bien résistante. Le frère est représenté jaloux de son frère (Le joli fils du roi. — Les perfides conseillers). Souvent la sœur aînée abdique d’un cœur léger son rôle de protectrice d’un frère plus jeune (V. La revanche de l’orphelin). — Par contre, je citerai un conte dans lequel un frère montre un dévouement très grand à son cadet (V. L’ancêtre des griots).

Je ne déduirai pas de deux contes où les frères entretiennent des relations avec leurs sœurs que l’inceste soit chose courante parmi les noirs. Ce serait généraliser hâtivement (V. Bénipo et ses sœurs et l’Origine des pagnes). (En France le conte de Peau d’Âne nous représente bien un roi désireux d’épouser sa fille). Ce n’est pas qu’il n’existe des allégations en ce sens, mais affirmer n’est pas prouver.

De marâtre à enfants d’un premier lit il ne saurait y avoir d’affection. De très nombreux contes en témoignent et notamment ceux ci-après : Sambo et DioummiLe sounkala de Marama. Je n’en vois qu’un seul où une marâtre ait le beau rôle. C’est celui de La marâtre punie.

Le beau-père est, au contraire, généralement présenté sous le jour le plus favorable. Il montre autant de tendresse pour l’enfant du premier lit que pour ceux qu’il a eus de sa propre femme ; souvent il n’est payé que d’ingratitude par son fils adoptif (V. Guéhuel et damel et le conte de B.-F. Kothi Barma).

Continuant cet examen rapide des sentiments familiaux des noirs, nous en venons à l’amour conjugal. Ici l’amour en général a des droits plus sérieux au qualificatif de désir qu’à l’épithète de platonique. Il y a pourtant dans la littérature indigène des histoires d’amour purement spirituel (V. en ce sens : Les inséparables, —La Mauresque, —Diadiâri et Maripoua [1ère partie], — Amadou Sêfa Niânyi115). On rapporte même des exemples de fidélité excessive : les amants fidèles, la femme d’Ibrahima (Ibrahima et les hafritt) qui attend son mari neuf ans mais finit tout de même par se remarier.

En revanche, les histoires de maris trompés sont innombrables. Le noir les prend gauloisement et considère que la jalousie est une maladie quelque peu ridicule puisqu’elle s’obstine à empêcher l’inévitable. Peut-être se console-t-il tout simplement, en raillant le voisin, d’une infortune à laquelle lui aussi n’échappera pas.

Il sait que toute précaution restera vaine (La précaution inutile), que jamais homme ne sera assez malin pour obliger sa femme à la fidélité, si roublard soit-il d’autre part ; (V. L’hyène commissionnaire). Aussi la jalousie tragique semble-t-elle assez rare, si l’on en croit les contes, car je n’en vois qu’un seul où le désir exaspéré amène une tragédie domestique (V. B.-F., Le beau-frère coupable). Encore, dans ce conte, est-ce le beau-frère qui tue parce qu’il ne peut amener sa belle-sœur à céder à ses instances.

En général la femme inspire aux noirs aussi peu d’estime qu’elle leur fait, par contre, éprouver de désirs violents. Ils la tiennent pour bavarde et incapable de stabilité dans ses affections. Lui confie-t-on un secret, elle s’empresse de le trahir par étourderie ou par malignité (Guéhuel et damelLe koutôrou porte-veineLe riche et son fils — Malick-Sy)116. Dans le conte de Diadiâri et Maripoua, celle-ci, qui avait offert sa vie en sacrifice pour sauver Diadiâri, le trahit ensuite pour un amant qu’elle croit plus riche et tend à ce dernier l’arme qui doit tuer son mari. De même, Ashia trompe Amadou Sêfa, qui l’a sauvée du serpent, avec un amant qu’elle juge cependant inférieur à son mari, comme elle le lui exprime sans équivoque dans le cours du récit.

De même, la femme cherche toujours à desservir ses co-épouses et même à les faire périr si cela lui est possible (v. La femme-biche. — La gourde. — Les trois femmes du sartyi. — L’hermaphrodite. — Takisé. — Les deux sinamousso. — Jalousie de co-épouse. — L’implacable créancier, etc., etc.). Après la mort de celle-ci, c’est sur les enfants de la co-épouse qu’elle se venge (v. les contes de marâtre cités plus haut).

De ce qui précède on peut conclure — ce que confirment les faits — que le noir possède, fortement accentué, le sentiment de la famille. Il aime sa mère et honore son père mais est moins fortement attaché à ses frère et sœur en ce sens que son affection pour ceux-ci peut plus aisément s’affaiblir par suite des constants froissements du contact quotidien. Quant aux questions d’intérêt c’est une cause de zizanie peu importante, étant donnée la constitution patriarcale de la famille indigène, où la qualité de chef est toujours déterminée par des règles précises.

Au point de vue désir sexuel, on pourrait croire le noir plus proche de la bestialité que le civilisé mais il n’y a qu’une différence d’épaisseur dans le vernis. D’après les contes, ce désir se manifeste avec violence chez le noir. Bilâli inspire un appétit si violent aux filles qu’il rencontre sur sa route qu’elles mettent à mort leurs parents pour lui ouvrir la route sur laquelle elles le suivront docilement117. De son côté lui et son compagnon acceptent volontiers la mort en échange de la possession de femmes qu’ils désirent (v. BilâliL’homme au piti, etc.).

Il est rare qu’une considération quelconque combatte l’effet de ce désir. Cependant un conte de B.-F. : Les deux amis peuhl, montre, par exception, le conflit du devoir et du désir et même le triomphe du devoir.

A côté du désir sexuel, il y a place pour l’amour véritable, né d’une émotion esthétique en présence de la beauté soit physique soit morale. La ligne de démarcation est malaisée parfois à tracer. Il semble pourtant que le sentiment soit pur encore dans le conte de Bala et Kounandi, dans Lansêni et Maryama (Barot) et dans Amadou Sêfa Niànyi. Chez Amadou Sêfa, il triomphe de l’infidélité d’Ashia et celle-ci reste pour lui une sorte de joyau qu’il enchâsse dans le précieux écrin d’une chaise d’or. Pour satisfaire ses moindres désirs, il envoie à la mort sans scrupule. Il ne lui demande que de rester belle. La Beauté lui tient lieu de toute autre vertu.

Sur la conception indigène de la beauté physique, les contes renferment peu de détails. On parle des pieds petits de S.-G. Diègui, mais sans commenter davantage. Dans le conte de Hammadi Diammaro, le conteur, sur mon invitation, a décrit les perfections d’une femme telle qu’elle devrait être à son sens pour être tenue pour jolie118. Il est délicat d’insister en pareille matière. Le conteur, pour flatter l’Européen, prendrait comme type de la beauté pure les traits de la race blanche.

Ce ne serait donc que sous les plus expresses réserves que j’accepterais les indications du Dr Barot, ainsi formulées dans sa brochure « L’Ame soudanaise » :

« Il m’est arrivé personnellement d’interroger souvent les Noirs. Chez nous ils préfèrent les hommes grands à nez droit, portant la barbe, noire de préférence. Ils admirent beaucoup nos cheveux lisses. Ils se moquent de nos pieds rétrécis déformés par les chaussures ; les yeux bleus leur plaisent davantage 119. Chez eux ils regardent comme les plus beaux et les plus belles ceux dont les traits du visage et la couleur de la peau se rapprochent le plus de la race blanche ».

Une seule certitude ressort, à ce point de vue, des contes que je connais, c’est que la marque cicatricielle, la balafre faciale, en quoi nous avons tendance à voir un ornement, ne présente pas d’attrait pour les noirs qui la considéreraient au contraire comme disgracieuse, s’il faut en juger par les contes, très nombreux et d’origines très diverses, où jeunes filles et jeunes gens recherchent, pour l’épouser, un jeune homme ou une jeune fille qui ne soit pas défiguré par des marques de cette nature (v. La femme de l’ogre, —Le boa marié, —L’anguille et l’homme au canari, —Le prince qui ne veut pas d’une femme niassée).

Amitié. — Le noir apporte à l’amitié une ardeur excessive et rendrait aisément des points à Oreste et Pylade, à Nysus et Euryale. Cette amitié va jusqu’à des extrémités qui peuvent nous choquer, à moins qu’elles ne nous paraissent héroïques… d’un héroïsme que nous ne serions pourtant guère tentés d’imiter. Le cas de ces fils sacrifiant l’honneur de leur père à la passion de leur intime ami (Quels bons camarades ! Les deux intimes), du lionceau tuant sa mère pour venger celle de son ami, de Bassirou oubliant qu’Ismaïla a tué le fils d’un ami par rage de voir la mère de celui-ci résister à sa convoitise (Bassirou et Ismaïla), de ce peuhl qui, pour sauver son ami mourant de désir, lui cède sa propre femme120, tout cela montre que la fraternité d’élection inspire des sentiments aussi forts pour le moins que la fraternité du sang.

Il est bon de noter en passant que l’histoire de Mafal, dans Bérenger-Féraud, témoigne d’un certain scepticisme quant au dévouement des amis dans l’adversité121. On se rappellera aussi le dicton de Kothi Barma dans le conte de Bérenger-Féraud. « On a parfois un ami, on n’en a jamais plusieurs » (cf. le conte de L’hyène et l’homme son compère).

Idées religieuses. — Sociabilité. — Si nous écartons d’emblée les contes — relativement peu nombreux dans ce recueil — d’inspiration musulmane, on trouvera peu d’indications sur les idées religieuses des noirs.

Le dieu des Gourmantié : Outênou est, comme son confrère Ouinndé, dieu des Môssi, un potentat assez bénin qui philosophe, par le truchement de ses envoyés, avec les serviteurs plus ou moins sincères d’Allah, son concurrent envahissant. Quant à NGouala (ou Nouala), sorte d’Allah déformé à l’usage des Bambara fétichistes évoluant vers le monothéisme, c’est, lui aussi, une personnalité pleine de « bonace », un roi d’Yvetot, parfois à court d’argent, qui se voit obligé d’avoir recours aux humains de temps à autre quand l’arrivée d’hôtes inattendus ou la mort de sa belle-mère lui occasionnent des dépenses inaccoutumées.

Outênou connaît les faiblesses humaines ; comme juge, il frôle, et de très près, la prévarication. Aussi serait-il mal venu à prêcher l’intégrité aux hommes. (V. Les méfaits de Fountinndouha où il donne raison à un sacripant, celui-ci lui ayant promis comme épices un don de trois idiots).

Tous ces dieux sont faits à l’image des petits potentats locaux, ce qui donnerait à penser que ces derniers ne furent pas toujours de si odieux tyrans qu’on les a représentés.

Ici, comme partout, l’anthropomorphisme se manifeste et les dieux sont faits à l’image des plus puissants des hommes dans une société où la puissance fut initialement la plus respectée des qualités.

Le noir se gausse, à l’occasion, des mômeries des hypocrites (V. Outênou et le marabout et Le bœuf marchand de grigris)122. Il ne méconnaît pas le parti fructueux que tirent les marabouts et prêtres de toute sorte des sentiments religieux des naïfs… ce qui ne l’empêche pas, à l’occasion, de tomber dans leurs filets.

Il semble qu’il y ait dans quelques contes des traces de dendrolâtrie ou culte primitif des arbres. V. à ce sujet le conte de NMolo Diâra où celui-ci sacrifie un mouton au baobab. V. aussi le conte d’Amady Sy et ce qu’il y est dit des arbres prophétiques de Sendêbou, qui approuvent ou désapprouvent l’élection des nouveaux chefs et annoncent à l’almamy sa mort ou sa guérison en cas de maladie.

Il y a lieu aussi de noter quelques manifestations de patriotisme ou, plus exactement, de solidarité raciale. Le noir a, en premier lieu, la fierté de son village natal et en éprouve la nostalgie quand il en est éloigné. Ce patriotisme de clocher, si naturel à l’homme, se manifeste dans le conte du Courage mis à l’épreuve. Le kitâdo, qui n’a plus de parents dans son village d’où on l’a chassé, regrette pourtant d’en être éloigné.

Cette idée prend rarement une plus grande extension pour devenir un sentiment s’apparentant au patriotisme. Quand le fait se produit, quand il y a, comme dans l’histoire de Yamadou Hâvé, un acte de dévouement à la race, ce dévouement-là n’a qu’un rapport relatif avec celui d’un Décius et d’un Winkelried se vouant à la mort pour assurer la victoire de leurs compatriotes. C’est un marché où Yamadou stipule, en échange du sacrifice de sa vie, le pouvoir pour ses descendants et tous les avantages qu’il peut obtenir. C’est encore le cas, quoique à un moindre degré, puisqu’elle a déjà le pouvoir de fait, pour le dévouement de la reine Aoura Pokou sacrifiant son fils au fleuve Comoé dans le conte rapporté par Delafosse.

Quant à la fille du massa, dans le conte de ce nom elle se sacrifie pour son père plutôt que pour sa race.

Esprit d’association. — Le noir a-t-il tendance à s’associer en vue d’un but à atteindre ? Il semble assez sceptique quant aux avantages qui peuvent résulter de la mise en commun de l’effort. Son bon sens et son esprit d’observation lui ont démontré que si l’union fait la force, elle fait la force surtout du plus roublard des membres de l’association. Dans les contes où il s’agit d’association, on voit presque toujours les associés naïfs roulés éhontément. Dans les fables, cette malchance de l’un des associés est constante et l’associé qui ne retire de son association que des désavantages s’appelle l’hyène. L’autre est le lièvre. La moralité semble donc ici : Ne vous associez à quelqu’un que si vous avez la rouerie du lièvre.

Si l’association produit ses effets utiles quelquefois, c’est dans des contes où l’imagination cherche moins à serrer la réalité que dans les fables123 (au point de vue de l’action, sinon des personnages). Voir en ce sens, Les dons merveilleux du guinnârou. Mais il y a des contes, au moins aussi nombreux, où l’association profite à un seul qui rémunère peu généreusement ses associés eu égard aux risques courus (V. Les six compagnons, —Ntyi vainqueur du boa, etc., etc.).

Dévouement au maître. — Les sentiments d’affection qu’un maître peut inspirer à son serviteur vont-ils, de la part de ce dernier, jusqu’au sacrifice de soi-même ? Il n’en est pas d’exemple. Sans doute les captifs de la mère de Samba Guélâdio Diêgui lui donnent tout le mil qu’ils ont glané et se contentent d’herbes et de feuilles d’arbre pour leur propre nourriture — sacrifice digne d’être pris en considération de la part de gens qui traitent dédaigneusement ceux des autres races de mangeurs d’herbe124 — mais on ne verra pas d’exemples analogues à ceux du fidèle Jean ou d’Henri-au-cœur-cerclé-de-fer dans les contes allemands125.

Certains captifs ont cependant une très forte affection pour leurs maîtres puisqu’ils mettent le souci de l’honneur de ceux-ci au-dessus du désir de leur plaire. Sévi Malallaya (conte de S.-G. Diêgui) et Albarka Babata (conte des Sorkos, Desplagnes, op. cit.) reprochent à leur maîtres leur inaction. Voir aussi le conte du làri reconnaissant, fidèle à son maître dans le malheur, conformément au proverbe bambara que l’on doit boire de l’infusion amère de cailcédrat avec celui qui vous a fait boire jadis de son eau miellée.

Reconnaissance. — Les noirs apprécient la beauté morale de la reconnaissance, mais ne croient pas outre mesure à la fréquence de sa mise en pratique. Ils représentent volontiers l’homme comme l’ingrat par excellence (V. Ingratitude, —Les obligés ingrats de NGoualaMâdiou le charitable 126).

Molo et S.-G. Diêgui témoignent une médiocre reconnaissance aux animaux qui leur ont donné leurs talismans. L’un et l’autre tuent leur bienfaiteur. Il est vrai qu’ils n’agissent ainsi que pour empêcher que pareil don soit fait à quelque autre homme. C’est une explication, mais pas une excuse. De même encore les frères de Hammadi Bitâra (conte de Fatouma Siguinné) essaient de faire périr le frère qui les a sauvés.

Il y a d’ailleurs des contes où des animaux, et même des hommes, se montrent reconnaissants envers qui les a obligés (V. IngratitudeLe lâri reconnaissan.127La protection des djihon, etc.).

Magnanimité. — Les noirs comprennent la magnanimité et admirent l’effort auquel elle oblige celui qui pardonne une offense. S’il y a, dans leurs contes, des récits dont un ressentiment, souvent féroce128, fait le fond, il s’en trouve beaucoup aussi où l’offensé oublie son ressentiment, telle l’orpheline pardonnant à sa marâtre (La marâtre punie), le pauvre pardonnant au fils de roi (D’où vient le soleil). V. encore : Une leçon du bonté, —Les deux NtyiBassirou et Ismaïla. Chez les fétichistes surtout on constate une certaine facilité à oublier les injures, tandis que le pieux NDar, envoyé d’Allah, ne pardonne pas à sa mère et que S.-G. Diêgui, croyant, n’oublie qu’à demi les mauvais procédés de Konkobo Moussa à son endroit, non plus que ceux du tounka envers sa mère.

Compassion. — L’indigène n’a pas de pitié pour les infirmes, peut-être parce que, sa sensibilité physique étant peu développée, il ne sent pas toute l’horreur de leur sort. Maintes fois j’ai vu mes porteurs se gausser au passage des aveugles et se pâmer aux cris inarticulés des muets ou au gambillement des boiteux. A ce point de vue, ils sont inférieurs aux blancs, non par la sensibilité, mais par la compréhension de la souffrance. Cela est tellement probable que, pour certaines misères, celle par exemple des orphelins que tourmente une marâtre, ils sont pleins d’une pitié attendrie, comme le montrent les nombreux contes imaginés sur ce thème.

Hospitalité. — Générosité. — Les indigènes ont-ils le sens de l’hospitalité et de la générosité sans arrière-pensée ? J’ai tendance à croire que, dans les manifestations apparentes de ces sentiments chez eux, il y a plus d’ostentation que de bienveillance, instinctive ou réfléchie. On peut cependant invoquer à l’appui de l’opinion contraire l’antipathie violente dont ils témoignent contre l’avarice. Ils criblent ce vice de sarcasmes dans un certain nombre de contes, parmi lesquels je citerai : L’avare et l’étranger et Ybilis.

Peut-être, il est vrai, ces sarcasmes ont-ils pour but de stimuler la vanité de ceux qui font passer leur intérêt propre avant leur amour-propre. Peut-être la gloriole des uns joue-t-elle de la fausse honte des autres pour les amener à ne rien conserver pour soi. Cette explication me semblerait plausible si les contes sont, dans leurs premières conception et forme, l’œuvre de ces parasites qu’on nomme griots.

Respect pour les vieillards. — Le noir respecte les vieillards en général parce qu’il y retrouve l’image de son père et de sa mère, soit dans le présent, soit dans l’avenir. De plus, il considère en eux l’expérience acquise qui confère à ceux-ci une force morale rehaussant singulièrement le prestige qu’ils ont pu perdre du fait de leur affaiblissement physique (V. à ce sujet le conte de La femme fatale).

Pitié. — Envers les animaux, les indigènes ne manifestent guère de pitié. Ils soignent ceux qui leur sont utiles et dont la perte leur occasionnerait un remplacement onéreux, mais ils ne les aiment qu’en raison du parti qu’ils en tirent129. Les Peuhl prennent soin de leurs bœufs autant que des membres de leur propre famille, sinon davantage. Les Torodo, notamment, aiment leur cheval jusqu’à lui donner un nom comme à une personne. Quand au chien, on le considère comme gardien de la maison et comme un protecteur contre les méfaits des guinné, (V. Le chien de Dyinamoussa, —Le canari merveilleux) mais on ne lui témoigne pas d’affection véritable.

Dans un seul conte on voit l’attachement désintéressé à un animal : l’affection maternelle d’une vieille pour son taureau. (V. Takisé, le taureau de la vieille).

Quant aux captifs, on les tient pour des gens de caste inférieure avec lesquels il est déshonorant de s’unir. C’est ainsi que S.-G. Diêgui veut se suicider à cause du mariage de sa mère avec le captif Barka. Cependant il semble résulter des contes que, loin de refuser aux fils, nés de captifs et d’hommes libres, l’intelligence et les qualités de cœur, on les oppose souvent, et à leur avantage, aux enfants issus de parents libres l’un et l’autre.

Orgueil. — L’orgueil est le défaut le plus évident des noirs. C’est le premier dont on se rende compte d’abord et c’est par l’orgueil qu’on tient le plus sûrement ceux-ci. Le lièvre, ce psychologue avisé, n’ignore pas que l’orgueil est le plus grand ressort des êtres pensants et il en joue magistralement vis-à-vis de ses dupes. (Voir les contes du Grigri de malice, de La vache de brousse, etc., etc.).

Sens de l’ordre et de la discipline. — La plupart des noirs, ceux du moins qui se sont constitués en société, ont le sens de l’ordre et, pour obtenir qu’il règne dans leurs groupements, ils s’astreignent sans difficulté à l’obéissance. Voyez les Diolof choisissant Diâdiane pour chef parce qu’il a su faire un partage juste du produit de leur pêche entre de petits pêcheurs130 et, par là, empêcher le retour des contestations quotidiennes auxquelles ce partage donnait lieu Auparavant.

Idées. — Si, de l’étude des sentiments, nous passons à celle des idées, nous trouverons encore dans les contes des indications utiles à recueillir.

Le noir — ceci résulte de sa littérature même — voit à l’existence divers buts, presque tous matériels d’ailleurs : La conquête du pouvoir, celle de la fortune, celle de la femme désirée. Le quatrième but répond à ses instincts de vanité : c’est la conquête de la considération131.

Pour atteindre ces buts divers, le noir sacrifiera tout, même sa vie qu’il considère comme chose négligeable, car il ne voit au-delà de la vie que ce pis-aller peu effrayant : le néant. Même islamisé, il ne semble guère croire à une vie future ou, s’il y croit, c’est avec l’espoir de racheter, grâce à quelques bonnes œuvres de la dernière heure, tous les méfaits, petits et gros, qu’il aura pu commettre au cours de son existence.

Ce mépris de la vie est facile à constater dans les contes. Voyez avec quelle indifférence le conteur narre la mort des porteurs de mauvaises nouvelles (S.-G. Diêgui). Un coup de poing de Birama et c’est fini. Le narrateur ne s’attarde pas pour si peu. S’indigner, s’attendrir même, il n’y songe pas. La contrariété que ces courriers fâcheux causent à leur maître légitime justifie ce geste brutal et de si peu de conséquences. D’ailleurs, en ce pays, on a si souvent la mort sous les yeux qu’on se familiarise avec l’idée d’une fin définitive. L’Européen comme les noirs.

Dans le conte de Bilâli encore, deux des personnages, Bilâli et Sanio, promettent leur vie contre la possession éphémère de la femme désirée ; un troisième fait cet échange contre des bœufs et un beau cheval. Ils acceptent que leur vie soit courte, sous condition qu’elle soit bonne.

Cette façon d’envisager l’existence prouve une bien faible foi en l’Au-Delà. Et en effet la conception de la vie reste profondément matérialiste malgré tous les enseignements de l’Islam. Il s’agit donc de réaliser la plus grande somme de jouissances en ce monde et les moyens dont on usera pour y parvenir constitueront les deux grandes vertus que le noir prise par dessus tout : le courage et la ruse.

Le courage est donc apprécié grandement et les braves sont honorés par les guinné eux-mêmes. (V. en ce sens contes du Guinné altéré) — de S.-G. Diêgui — d’Hdi Diammaro — La lionne coiffeuse, etc. Mais comme le courage n’est souvent qu’une force aveugle et incapable de tirer parti de ses ressources, l’admiration des noirs place la ruse encore bien au-dessus de lui. Aussi le héros de la vie pratique est-il le lièvre, symbole de l’homme avisé, ou bien encore des individus d’une honnêteté plus que douteuse mais débrouillards comme MBaye Poullo, NMolo Diâra, Féré (du Fils adoptif du guinnârou).

Sans doute le héros principal du conte — littérature de passe-temps — est l’homme courageux ; mais celui des fables — littérature d’enseignement pratique (de fait plus encore que d’intention) — est le personnage roublard qui, malgré son peu de moyens physiques, arrive à ses fins et triomphe constamment de la force brutale.

Ceci ne veut pas dire que le noir refuse son admiration — toute platonique — aux qualités que toutes les races humaines s’accordent à honorer, sinon à mettre en pratique. Il leur donne volontiers cette satisfaction dont se paie la vanité de bon nombre d’humains.

Ainsi le conte, et même la fable, honorent le respect de la parole donnée (Le roi et le lépreux)132. Ils flétrissent l’envie (Sambo et Dioummi, —Les deux Ntyi), l’avarice (Les deux Ntyi). Ils raillent les fanfaronnades des hâbleurs (V. Les six géants et leur mère, —La fanfaronnade, —Hâbleurs bambara, —A la recherche de son pareil, etc.) Ils conseillent la modération dans les ambitions et désirs de toute sorte. C’est ainsi que ceux qui prétendent trouver chez leur future épouse des qualités peu communes (ce que symbolise peut-être l’idée de la personne sans balafres se voient punis de leur excessive prétention) par les défauts moraux, contre-partie de la perfection physique (Voir tous les contes relatifs aux marques cicatricielles).

Les contes et fables blâment encore la goinfrerie et l’intempérance (V. L’ivresse de l’hyène, etc.). Ils prônent la discrétion, parfois même aux dépens de la franchise, car la vérité n’est pas toujours bonne à dire et mieux vaut la taire quand elle est trop désagréable à entendre. (V. Hammat et Mandiaye.) Ils montrent la complaisance et la courtoisie récompensées (Voir la femme fatale, —Hdi Diammaro, etc.).

De même ils sont sévères pour l’intempérance de langue (V. Le sounkala de Marama, —Orpheline de mère, —Hammat et Mandiaye, —Le canari merveilleux)133, mais moins au point de vue moral qu’au point de vue pratique. Ici le noir raille plus qu’il ne morigène. On ne trouve pas chez le noir :

                          Ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.

>Quant à la paresse, elle se voit excusée avec une indulgence amusée dès qu’elle se montre ingénieuse.

Le lièvre, notamment, a toute la sympathie de l’auditeur des contes quand il trouve moyen de tirer profit du travail auquel il a refusé de participer (V. La case des animaux de brousse et Le forage du puits). NMolo bénéficie de la même indulgence quand il fait travailler à sa gerbe les petits palefreniers du fama Da Diâra.

Il reste encore à signaler le goût des noirs pour des paris dont l’enjeu est souvent leur propre vie (V. Guéhuel et damel, —La tête de mort, —Les bons coureurs, —Quels bons camarades ! —Le bien qui vient en dormant).

Pour en finir avec cette étude un peu aride je renvoie le lecteur à ce j’ai dit (Chapitre I) des conceptions ethniques, cosmogoniques et zoologiques des noirs telles qu’elles semblent ressortir des contes de ce recueil.

Il va de soi que je n’entends pas dégager de ces contes une cosmogonie cohérente et complète. J’ai indiqué seulement à titre de curiosité les quelques récits relatifs à ces idées.

Ici se termine une étude que j’aurais voulu condenser davantage et présenter sous une forme moins aride ; mais j’ai dû sacrifier la concision à la clarté. Je me suis préoccupé avant tout d’effectuer un premier tri des matériaux que je présente au public afin de préparer son travail à celui que la littérature merveilleuse indigène intéressera et qui voudra en faire une étude plus approfondie et plus savante que celle-ci.

F. V. Equilbecq.

N’ayant pris connaissance des « Contes populaires d’Afrique » (R. Basset. Guilmoto, éditeur), et des « Contes soudanais » (Monteil. Leroux, éditeur), que tardivement et au cours de l’impression de cet essai, je n’ai pu, malgré l’intérêt de comparaison qu’ils présentent, faire état de ces recueils dans l’étude ci-dessus. Je les signale à ceux que le folklore indigène intéresse et y renverrai dans les notes et éclaircissements placés à la fin de chacun de mes contes quand il y aura lieu à comparaison.