(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Le baron de Besenval » pp. 492-510
/ 2642
(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Le baron de Besenval » pp. 492-510

Le baron de Besenval

Besenval est certainement, avec Benjamin Constant, le Suisse le plus Français qui ait jamais été. La littérature française lui doit un souvenir, même quand ce souvenir serait fort tempéré de réserves et relevé de quelque sévérité. C’est l’oubli qui est le plus cruel des jugements pour ces morts qui, du temps qu’ils vivaient, n’avaient que ce monde en vue. Le baron de Besenval (prononcez Bessval ou Beusval pour faire comme l’ancienne société et avoir l’air familier avec le nom) naquit vers 1721 à Soleure, ou du moins d’une famille patricienne de Soleure, qui servait déjà la France. Son père fut envoyé, dès 1707, en Saxe, avec le caractère de ministre. Il eut, par suite, à offrir à Charles XII la médiation de la France entre lui et ses ennemis. Les Affaires étrangères conservent les pièces relatives à cette mission de M. de Besenval, et qui témoignent de ses services74. Rulhièreaq, dans le temps qu’il travaillait à son Histoire de Pologne, fit à Besenval la galanterie de lui copier l’une de ces dépêches de son père (1716), où l’on trouve l’idée, depuis attribuée à d’autres, de se servir de l’esprit aventurier de Charles XII pour le lancer sur l’Angleterre, à l’appui d’un coup de main du prétendant, le chevalier de Saint-Georges. La mère de Besenval était Polonaise, Bielenska, parente des Lekcinski. Elle était à Versailles en septembre 1725, lorsque Louis XV épousa Mlle de Leckzinska à Chantilly : « Tout le monde, écrivait Voltaire, fait ici sa cour à Mme de Besenval, qui est un peu parente de la reine. Cette dame, qui a de l’esprit, reçoit avec beaucoup de modestie les marques de bassesse qu’on lui donne. Je la vis hier chez M. le maréchal de Villars ; on lui demanda à quel degré elle était parente de la reine ; elle répondit que les reines n’avaient point de parents. » Besenval fut donc un Soleurois très nourri et acclimaté à Versailles. On a remarqué que ce fut le père de Besenval qui, en mai 1720, lorsque Law était déjà menacé par le peuple, eut ordre de le protéger avec un détachement des Gardes suisses, et que Besenval eut plus tard un ordre du même genre au commencement des troubles de la Révolution, mais un peu plus difficile à exécuter. On lit en effet dans le journal de l’avocat Barbier, à la date de mercredi 29 mai (1720) : « Je le vis passer (Law) dans la rue de Richelieu dans un carrosse magnifique ; il fut insulté par un particulier, en sortant de la Banque (qui était alors dans un des bâtiments où est actuellement la Bibliothèque). Comme on n’entrait pas dans celle-ci, il y avait un monde infini dans la rue. Le soir, M. Law eut un major des Gardes suisses, M. de Beuzwalde, avec trente Suisses. On dit partout qu’il était arrêté, mais je me doutais bien que c’était pour sa sûreté, ce qui était vrai, car il a toujours été très parfaitement uni avec le Régent. » Et quelques jours après : « M. Law n’a plus sa garde depuis deux jours. M. le Régent dit au major qui l'accompagnait qu’il pouvait se retirer. » Ceci n’a nulle proportion, on en conviendra, avec l’ordre qu’eut le fils de réprimer la sédition dans Paris pendant les journées qui aboutirent à la prise de la Bastille ; toute idée de comparaison s’évanouit.

Cet échec final, qui concourt avec la chute de l’Ancien Régime et la défaite de la monarchie, a laissé une ombre sur la figure de Besenval : on se le représente volontiers malencontreux et disgracié de la fortune, comme les généraux vaincus devant les révolutions. Ce n’est point là pourtant l’impression qu’il doit faire ; Besenval fut un homme constamment heureux, et qui se piquait de l’être : « Ne me sachez pas gré de mon bonheur, écrivait-il en 1787 à une dame de ses compatriotes ; le hasard seul en fait les frais et m’a toujours bien servi. Moi, je ne m’en suis pas mêlé, si ce n’est par un certain tour d’esprit qui me montre les choses du bon côté, quand il me serait permis de les regarder autrement. » Ce bonheur ne le quitta pas même tout à fait dans les circonstances les plus contraires : arrêté quand il allait sortir de France, en juillet 1789, il fut sauvé, par le plus grand des hasards, de la fureur populaire ; enfin, acquitté devant le tribunal du Châtelet, et redevenu libre à la veille de la ruine totale de l’ancienne société, il eut l’opportunité d’une mort naturelle et tranquille.

Besenval n’a pas été un simple courtisan homme d’esprit, il a eu son côté sérieux et a rendu des services militaires, notamment sous M. de Choiseul, dont il était l’ami particulier. Entré dans le régiment des Gardes à neuf ans en qualité de cadet, il avait fait les campagnes de 1735, de 1743, et avait donné des preuves de son intrépidité, d’une intrépidité assaisonnée de bons mots, ce qu’on aimait alors. On le voit dans la guerre de Sept Ans (1757) aide de camp d’abord du duc d’Orléans, avec le grade de brigadier ; puis, maréchal de camp, commander en 1758 sur la Meuse un corps de troupes sous ses ordres ; en 1760 il prit part à l’opération sur Wesel et au beau combat de Clostercamp, où M. de Castries commandait. La paix faite, il obtint de M. de Choiseul, qui, sans compter qu’il était ministre de la guerre, avait la charge de colonel général des Suisses d’en être nommé inspecteur, et, en cette qualité, il s’appliqua à y réformer la discipline, honteusement relâchée, et à remettre ce service sur un bon pied qui répondît à la vieille renommée du corps helvétique. Il provoqua une nouvelle capitulation militaire utile à la France, avantageuse à la Suisse ; il se chargea seul de toute la partie d’exécution qui se rapportait à la bonne police des corps, et amena les régiments qu’il inspectait à un point de discipline et de régularité qui piqua d’émulation les troupes françaises elles-mêmes. Besenval n’avait pu suivre cette œuvre de réforme en toute rigueur sans se faire bien des ennemis parmi ses compatriotes. Il lui arriva, dans un voyage qu’il fit à Soleure en ces années (1764), d’y choquer l’esprit d’égalité par les honneurs que d’imprudents amis voulurent lui rendre. Un magistrat, chef du parti français, proposa d’accorder par exception à Besenval un fauteuil dans le conseil des Deux Cents, dont il était membre depuis quelque temps. Autre grief : l’ignorance étant extrême dans le pays, Besenval eut la pensée d’établir une bibliothèque publique où il commença par placer quatre mille volumes. C’était trop demander et trop faire à la fois. Il avait aisément l’air dominateur, on lui en prêta l’intention. Les petites républiques sont soupçonneuses. Lui parti et retourné à Versailles, on supposa je ne sais quel sot projet de conspiration ; on intercepta et l’on commenta une de ses lettres. Il fut dénoncé dans le conseil des Deux Cents comme aspirant à la tyrannie ou peu s’en faut. On décréta, sans demander à l’entendre, « qu’il perdrait sa place dans le conseil, qu’il serait condamné à 10000 livres d’amende, et qu’on lui écrirait une lettre dure par laquelle on lui ferait savoir que ce n’était qu’en faveur des services de ses ancêtres qu’on ne pousserait pas plus loin la punition. » Besenval eut le bon esprit de recevoir cet arrêt de condamnation, non en gentilhomme de Versailles, mais en homme resté de son pays et en sujet soumis aux lois. Il n’y vit que ce qui y était réellement. Ses ennemis avaient oublié de le faire bannir et de confisquer ses biens ; il estima qu’il avait toujours pied dans le canton, que cette bourrasque n’aurait qu’un temps, et que dans les républiques l’esprit du souverain, comme on dit, change avec plus de facilité qu’ailleurs. Ne voulant point faire de mal à son pays, il s’abstint d’user du crédit de M. de Choiseul qu’il avait en main, et ne songea à faire intervenir aucune autorité étrangère. Il ne crut point non plus devoir se rendre de sa personne à Soleure pour y lutter d’intrigue et d’argent, et travailler à faire casser le décret : « La chose était possible, dit-il ; mais, indépendamment de ce que je trouvais le théâtre un peu petit pour me donner la peine d’y préparer cette scène, elle m’aurait demandé du temps que je ne pouvais prendre qu’au détriment de ma machine militaire qui commençait à se monter, et qui voulait ma présence pour tendre à sa perfection. » Après avoir écrit une lettre de soumission respectueuse, il s’en remit donc au cours naturel des choses. En effet, quatre ans après, ses services envers le corps helvétique étant mieux appréciés, il fut rétabli à son rang dans la place qu’il occupait au conseil ; il eut des lettres honnêtes de son souverain, et si on ne lui rendit pas son amende, c’est qu’il crut qu’il était mieux de ne la point demander. Ce n’était pas assez : une parente et une amie qu’il avait à Soleure, et qui avait toujours souffert de l’injustice dont il avait été l’objet, travailla si bien en sa faveur que, sur un léger prétexte, et pour avoir obtenu du roi qu’on augmentât la quantité de sel qu’on donnait annuellement au canton, Besenval apprit tout d’un coup qu’il était populaire parmi les siens ; les esprits s’émurent en sens inverse de la vieille querelle qu’on lui avait faite quatorze ans auparavant. Par un décret du Sénat de juillet 1778, il fut arrêté « que toute la procédure qu’on avait faite contre lui serait biffée des registres, qu’on lui rendrait son amende » ; et on lui décerna de plus une médaille d’or au nom de la ville, représentant une Justice qui tient une couronne, avec cette légende : De Republica bene merito. — C’est par cette petite historiette républicaine que s’ouvrent les mémoires de cour du baron de Besenval.

Malgré son mérite réel comme officier général, et quoique ensuite, en poussant de tout son crédit au ministère de la guerre M. de Ségur, il ait travaillé indirectement à remettre sur un meilleur pied l’armée française, Besenval n’était pas un de ces militaires ardents qui le sont corps et âme et avant toute chose. Brave, aimant son métier, embrassant avec ensemble et précision ce qui concernait son corps particulier de troupes, il n’avait pas cette avidité à s’instruire dans toutes les branches qui dénote une nature de général proprement dit, l’homme destiné à de grands commandements. Son ambition n’était pas de ce côté, pas plus que du côté de la grande politique. Épicurien par principes comme par goût, ami des jouissances sociales, amateur même des arts, des tableaux, des jardins, il prisait trop les délices de la civilisation pour s’en sevrer volontiers. Il était loin de regretter ces temps de trouble et d’agitation féodale où les ambitions avaient toute carrière et où les facultés énergiques luttaient à nu :

« Le repos, les plaisirs, dit-il en parlant de ces époques de ligue ou de fronde, avaient fait place au tumulte, à la méfiance, à la terreur, à tout ce que la fureur des conjurations, des cabales, peut inspirer de plus atroce. » Il se félicitait donc de vivre sous un régime qui avait mis fin à ce qui-vive perpétuel, et depuis que tout était réglé par l’autorité d’un maître :

Cet état de choses (il écrivait cela aux derniers beaux jours de Louis XVI, en 1784) n’est pas favorable aux grandes pensées, mais il procure un calme sans lequel il n’y a point de bonheur. Dans le sein de ce calme, les ressorts du génie et de l’industrie pouvant agir sans opposition, produisent des découvertes utiles et agréables dans tous les genres. L’agriculture, les arts sont poussés à leur plus haut point de perfection ; le luxe, les commodités et toutes les recherches qui contribuent à l’agrément de la vie sont des moyens sûrs et faciles de s’enrichir pour les uns, tandis que les autres en jouissent ; la nation est heureuse, et l’État florissant. Qu’on compare maintenant les deux tableaux que je viens de présenter (celui de l’époque féodale et du régime monarchique), et qu’on prononce lequel vaut le mieux, ou celui de ces grandes scènes tragiques, ou la paix de notre siècle. Pour moi, je bénis le ciel de m’avoir fait vivre sous le règne de Louis XV et sous celui-ci.

Besenval est donc pour nous un des témoins les plus satisfaits comme les mieux informés du xviiie  siècle, l’un de ceux qui en ont le plus pleinement et le plus sciemment joui. À tous ces titres, et puisqu’il a pris la peine d’écrire, il a bien quelque compte à rendre auprès de la postérité.

« M. de Besenval, a dit le vicomte de Ségur, héritier et premier éditeur de ses Mémoires, joignait à la taille la plus imposante une figure pleine de charmes dans sa jeunesse, et de dignité dans un âge avancé. » Son organisation était forte et robuste, en même temps que fine et distinguée. Il avait les passions violentes et les premiers mouvements impétueux. De la hardiesse, de l’intelligence, de l’esprit, et même un assez bon esprit, de qualité ferme et assez judicieuse, tout cela se dépensa dans une vie de courtisan et dans un cercle d’intérêts frivoles. Il nous apprend par son exemple comment des hommes de vigueur entrent, s’agitent et tournent dans des boudoirs. L’air du siècle l’avait touché et amolli de bonne heure, l’avait gâté ; il en avait contracté les vices, les travers, et il se piquait d’y donner un tour qui était bien à lui.

M. de Levis, dans le portrait qu’il a tracé de Besenval, commence en ces termes :

Le baron de Besenval était un officier suisse qui avait servi avec distinction pendant la guerre de Sept Ans ; il joignait à l’intrépidité qui de tout temps a caractérisé sa nation ce feu de valeur qui paraît appartenir à la nôtre ; il avait une belle taille, une figure agréable, de l’esprit, de l’audace : que faut-il de plus pour réussir ? aussi avait-il eu beaucoup de succès auprès des femmes. Cependant ses manières avec elles étaient trop libres, et sa galanterie était de mauvais ton.

Lauzun, qui n’était pas des amis de Besenval, lui fait un reproche assez pareil sur « le mauvais ton et le peu de mesure, qui sont un grand désavantage à la Cour. » Il semble pourtant que Besenval n’y avait pas trop mal réussi. Mme Campan enfin, qui l’avait beaucoup vu dans le cercle de Marie-Antoinette, dit de lui :

Le baron de Besenval avait conservé la simplicité des Suisses, et acquis toute la finesse d’un courtisan français. Cinquante ans révolus, des cheveux blanchis lui faisaient obtenir cette confiance que l’âge mûr inspire aux femmes, quoiqu’il n’eût pas cessé de viser aux aventures galantes. Il parlait de ses montagnes avec enthousiasme ; il eût volontiers chanté le ranz des vaches avec les larmes aux yeux, et était en même temps le conteur le plus agréable du cercle de la comtesse Jules.

Besenval excédait donc un peu le ton de Versailles par son feu et par une certaine liberté de paroles qu’il ne demandait pas mieux qu’on mît sur le compte d’un reste de franchise helvétique. C’était une manière comme une autre de se distinguer et de trancher. Venu dans un temps « où la fatuité était fort à la mode, où la société était uniquement tournée de ce côté, et où le rôle qu’on y jouait dépendait de s’y faire remarquer par des bonnes fortunes », il s’y adonna. Je ne sais rien qui peigne mieux le genre de rouerie cher à ce monde oisif et raffiné, que le chapitre de Besenval intitulé Aventures de la société, et qui se rapporte à des intrigues galantes tramées vers 1753. Le roman de Clarisse venait de paraître, et comme il arrive pour tous les romans qui ont du succès, le monde, afin de le rendre plus ressemblant, s’appliqua aussitôt à l’imiter, à le copier de point en point. Le comte de Frise (Friesen), jeune seigneur allemand et neveu du maréchal de Saxe, très fat, très spirituel, se met en tête, un matin, de jouer au naturel le rôle de Lovelace ; il choisit son objet, il choisit aussi son confident :

Pour rendre le roman complet dit Besenval, il fallait encore un Belfort, et j’en remplis le rôle sans en avoir le dessein. M’étant intimement lié avec le comte de Frise, je lui inspirai assez de confiance pour me laisser toujours voir ce qui se passait dans son âme ; j’en étais souvent révolté, je lui faisais quelquefois des représentations ; mais, entraîné par la faiblesse que j’avais pour lui et par la séduction, je ne pouvais m’en détacher.

Au fait, il était très peu révolté. Il faut l’entendre nous expliquer par le menu tout le procédé artificieux et méchant du comte de Frise envers la personne qu’il a gagé de séduire75, ses batteries masquées, ses instances soudaines et ses éclats de grands sentiments, ses lenteurs calculées, les complications qu’il introduit, les jalousies qu’il suscite et toutes les tortures qu’il inflige :

J’étais, ose dire Besenval, le confident de ses plus secrètes pensées. Souvent il m’envoyait, chercher, et je le trouvais enfermé chez lui, où il avait persuadé à Mme de Blot qu’il était au moment de se donner la mort. Là, nous composions des lettres, ou plutôt des volumes, qui, pour être du style le plus pathétique, ne nous portaient pas moins à des rires immodérés, par le contraste de la tranquillité d’âme du comte de Frise avec la peinture des agitations que nous lui supposions, et le penchant que j’ai toujours eu à la gaieté.

Besenval manque du sens qui l’avertirait que cela ne paraîtra pas du tout plaisant à d’autres que lui, et que l’impression qu’on en doit ressentir est d’un genre tout différentar. Lorsqu’au milieu de ces détestables trames qu’il a entrecroisées et embrouillées à plaisir, le comte de Frise, qui cumule le rôle de Lovelace et celui de Cléon du Méchant, vient tout de bon à mourir, et de mort presque subite, Besenval, toujours sur le même ton, ajoute :

Je fus véritablement affligé de la mort du comte de Frise. Personne ne connaissait mieux que moi le fond de son âme (elle était jolie son âme !) ; mais plus il l’avait rendue impénétrable à tout autre, plus sa confiance m’avait rapproché de lui. D’ailleurs il était infiniment aimable et gai ; en voilà plus qu’il n’en fallait pour m’y attacher. Il fut généralement regretté dans le premier moment ; mais quelques ouvertures, quelques faits éclaircis donnèrent lieu à de plus grands éclaircissements encore, et bientôt le caractère du comte se dévoilant, fit voir à chacun qu’il avait été sa dupe. L’humeur se joignant à la vérité, sa mémoire fut ternie, et sa réputation mise à sa véritable place.

On se demande comment, en jugeant ou plutôt en révélant si à nu son ami, Besenval ne s’aperçoit pas qu’il se décèle lui-même et qu’il se fait remettre aussi à sa véritable place, lui le confident de telles méchancetés et qui n’y voyait qu’un sujet de rire. Vieux, il y revenait en souvenir et avec regret comme aux meilleurs instants de sa vie, « instants heureux, s’écrie-t-il, où, loin de s’occuper d’événements sinistres tels que ceux qui ont empoisonné la fin de notre carrière, on ne s’occupait que d’amours et de plaisirs ! » Mais les événements et les embarras de la fin du siècle tenaient plus qu’il ne croyait à ces jolis passe-temps de son milieu. Quand toute une haute société s’amuse de la sorte, il est juste, tôt ou tard, que revanche et pâtiment s’ensuivent. Besenval, qui ne regrettait pas les atrocités des temps féodaux, ne paraît pas se douter qu’il nous retrace là des atrocités plus odieuses encore, et plus pernicieuses de symptômes sous leur élégance putride. Si l’on joint à ce chapitre celui qui concerne la jeunesse de la maréchale de Luxembourg, on aura les aveux les plus complets du désordre et de la dépravation du tempsas, de la part du témoin et du complice le moins fait pour s’en scandaliser. Besenval était ami de Crébillon fils, et il le consultait sur ses essais littéraires, il fit même un roman dans le genre de l’auteur à la mode, qu’il admirait : ici il aurait pu lui donner des mémoires, et, pour marquer l’époque dans son plein, c’est assurément mieux qu’un roman de Crébillon que ces deux chapitres de Besenval. La vérité de couleur et de ton y est toute crue et sans mélange.

Demandez donc à de telles âmes qui, dès la tendre jeunesse, ont logé en elles un si faux idéal, une si misérable forme de bonheur, d’avoir une grande ambition, de se tourmenter pour un noble but, et eussent-elles reçu de la nature des facultés supérieures et fortes, de les tourner vers de généreux emplois. Elles savent trop comment occuper leur loisir et donner le change à leur ennui. Un ver secret s’est glissé au cœur ; un venin subtil a rongé la trempe, le ressort principal n’existe plus.

Autre lèpre du siècle, et dont Besenval nous offre une variété : la raillerie, le persiflage, éclater de rire aux plus graves instants, et, en définitive, se moquer de tout. Un jour qu’un officier présentait à Louis XIV un placet pour avoir la croix de Saint-Louis, le roi lui répondit qu’il lui donnait une pension. L’officier répliqua qu’il aimerait mieux la croix. « Vraiment, je le crois bien », dit le roi en passant son chemin. Le duc d’Orléans, depuis régent, entendant le mot du roi, se mit à rire. Louis XIV, rentré dans son cabinet, l’appela et lui dit : « Mon neveu, quand je dis ces choses-làat, je vous prie de ne pas rire. » Besenval, qui raconte le trait, n’en paraît sentir qu’à demi la portée. Avec le Régent, on entra, en effet, dans le régime de la plaisanterie et de l’esprit qui ne respectait rien ; les premiers en dignité se moquaient d’eux-mêmes et des grâces qu’ils dispensaient et des efforts qu’on faisait pour les mériter, de ce qu’il y avait de plus sérieux dans le métier de politique, des choses de la religion et de celles de l’État : comment l’irrévérence n’eût-elle point gagné à l’entour ?

Maurepas fut le type le plus parfait, au xviiie  siècle, de cette espèce de frivolité et de ce méchant esprit dans un homme en place. Ministre petit-maître, secrétaire d’État presque au sortir de l’enfance, il ne prit jamais rien au sérieux. Avec de l’esprit, du brillant, de la mémoire et des connaissances assez étendues, il ne fit guère que du mal76. Il en fit surtout lorsque, après vingt-cinq ans de disgrâce, il reparut sous Louis XVI et vint tout glacer et déjouer dans les projets sérieux qui s’agitaient alors, et qu’il eût été si urgent de suivre et d’accomplir avant l’heure de l’assaut populaire. Besenval, qui n’était pas des mieux avec lui, nous l’a montré au naturel dans deux ou trois circonstances. « Extrêmement gai, d’une imagination où tout se peignait du côté plaisant, insouciant sur tout, hors sur son crédit et sur l’espèce de gens à mettre en place, qu’il n’aurait voulu que de sa façon et dans sa dépendance ; toute affaire lui offrait matière à plaisanterie, et tout individu à sarcasme. » Il se moquait de ceux qui travaillaient pour lui et avec qui il traitait, et ne cessait de leur chercher des ridicules. Lorsqu’il eut fait nommer Amelot, ministre de la Maison du roi, à la place de Malesherbes, il était le premier à dire à qui voulait l’entendre : « On ne dira pas que j’aie pris celui-là pour son esprit. » Un jour Besenval avait à se plaindre du ministre de la guerre, M. de Saint-Germain, qui ne l’avait point porté sur la liste des lieutenants généraux employés, ce qui d’ailleurs lui était assez égal, il a le soin de nous le dire (car c’est bien son genre, sa conclusion finale favorite, de dire de toutes choses : Ça m’est égal) ; il alla trouver M. de Maurepas, et se mit à lui parler en détail du singulier ministre de la guerre qu’il s’était choisi :

Je démontrai à M. de Maurepas ses fautes (les fautes de M. de Saint-Germain), sa mauvaise administration, enfin son incapacité. Il ne répondit pas un seul mot à tout ce que je disais, me regardait de temps en temps et rêvait profondément. Après quelques moments de silence : « Vous n’objectez rien, m’écriai-je, à tout ce que je dis, parce que vous n’avez rien à objecter. Eh bien, je vais vous prédire, moi, ce qui arrivera. Il en sera de M. de Saint-Germain comme de M. Turgot. Vous savez que votre ministre de la guerre est de toute incapacité, qu’il perdra votre armée, comme l’autre a perdu vos finances77 ; mais vous ne le chasserez que lorsque tout sera si bien bouleversé, qu’il n’y aura plus de remède. » — « Ma foi ! je crois que vous avez raison », me répondit-il en éclatant de rire.

J’aurais dû gémir de voir le souverain pouvoir entre les mains de M. de Maurepas, et la France livrée à un tel homme ; mais la chose me parut si ridicule, que je ne pus m’empêcher de rire aussi. Cependant, etc.

C’est toujours la suite de ce rire du Régent devant Louis XIV. De tels éclats de rire déchirent le cœur, et, si spirituels que soient les gens, rien ne ressemble plus à des rires de fous, quand on sait quels écroulements il s’en est suivi et quels rochers menaçaient déjà de tomber sur toutes les têtes.

Besenval était donc atteint lui-même autant que personne de ce faux genre et de ce vice d’incurable légèreté. Il parle quelque part du jeune vicomte de Ségur, « qui s’amusait à dire des mots plaisants sur les affaires, au lieu de s’en mêler. » Lui il en disait aussi, même en s’en mêlant. Il aimait à railler ; il avait son genre d’impertinence à lui et son cachet particulier de persiflage. Il le portait quelquefois même dans les choses du service. Par les réformes utiles qu’il avait introduites dans les régiments suisses, il avait excité l’émulation des troupes françaises, mais on ne l’avait pas consulté sur les moyens : « Je ne pouvais, dit-il, m’empêcher parfois de rire en moi-même, lorsque j’étais sur la frontière, de voir avec quelle confiance les inspecteurs et les colonels français me faisaient voir les troupes qu’ils avaient sous leurs ordres ; je me divertissais des louanges dont je les accablais, et de leurs réponses à mes questions sur les moyens qu’ils employaient. » Il le fait et il s’en vante. — Dans l’affaire du duel entre le comte d’Artois et le duc de Bourbon, et dont la duchesse avait été cause (1778), Besenval, qui avait conseillé et dirigé le comte d’Artois, crut devoir, dans la soirée, faire une visite au palais Bourbon. Il y fut reçu à merveille par le prince de Condé, un peu plus froidement par le duc de Bourbon : « Pour Mme la duchesse de Bourbon, dit-il, elle conserva avec moi l’air d’ironie qui ne l’avait pas quittée depuis le commencement de cette affaire ; j’y opposai un air d’aisance qu’on prétend qui ne m’est point étranger, et que cette fois je ne cherchai pas à réprimer. » — Dans son procès en 1789, pendant sa détention à Brie-Comte-Robert, Besenval fut gardé par un détachement de gardes nationaux de Paris commandé par Bourdon (de l’Oise), un échappé de la Basoche, qui préludait là à ses exploits révolutionnaires futurs : « Sa prétention, dit Besenval, était d’abord de m’en imposer. Un sang-froid goguenard que m’a donné le ciel et que je n’ai pas mal employé dans l’occasion, déjoua la burlesque importance du procureur, et je le civilisai très passablement. » Ainsi il a trouvé moyen de persifler même Bourdon (de l’Oise) ; il joua du fleuret, même avec ceux qui allaient tenir la hache. C’était une vocation.

Goguenarderie à part, il avait un fonds de philosophie et de détachement, et ce n’est point de cela qu’on peut le blâmer. Quand il prévit que M. de Choiseul ne tarderait pas à tomber, il fut des premiers à résigner son emploi d’inspecteur des Suisses, qui ne lui promettait plus d’agrément : « Je me suis toujours étonné, remarque-t-il à ce propos, que les hommes qui font tant de choses pour avoir, ne sentent que bien rarement qu’il est des époques où il faut abandonner. Tout a un période ; et vouloir le reculer au-delà du but qu’y mettent les circonstances, c’est se préparer des chagrins qui empoisonnent la vie, et bien souvent une chute dont on ne se relève plus. » Ceci est sage, et s’appliquerait même à de plus grands emplois que celui d’inspecteur des régiments suisses.

Besenval vieillissant eut son moment très brillant de société sous Louis XVI, et il nous en exprime la nuance78 ; il étaitau de l’intimité de la comtesse Jules (duchesse de Polignac), et par conséquent du cercle familier de la reine. Ses relations avec cette princesse ont donné lieu à discussion. Il est certain, de l’aveu même de Besenval, qu’il ne négligea rien dès l’origine pour conseiller et peut-être pour dominer la femme aimable et trop peu souveraine, pour lui faire prendre goût aux affaires ou du moins au choix des ministres, pour lui préparer un crédit dont sans doute il comptait lui-même user, ne fût-ce qu’en amateur : c’était en tout le rôle qu’il préférait. Il lui supposait plus d’étoffe politique qu’elle n’en avait. Désappointé dans son espérance, il parle d’elle en termes nets, convenables, mais un peu sévères, et en homme qui est mort avant d’avoir vu les grandeurs touchantes et sublimes auxquelles l’infortune éleva ce noble cœur qui avait paru longtemps léger. M. de Lévis lui a supposé une influence sur la reine et un ascendant funeste qui me paraît exagéré : « La reine, avec un très bon cœur, avait un malheureux penchant pour la moquerie. Il applaudit à ce défaut, que l’on pourrait presque appeler vice dans un tel rang… » Il est difficile de faire à Besenval sa part précise dans ce goût de raillerie qui était alors universel et celui de toute la société. Besenval se plaint, à partir d’un certain moment du refroidissement de la reine à son égard et de la diminution de sa confiance. Mme Campan, dans ses mémoires, a donné sur ce point un éclaircissement qui, si on l’accepte, ne laisserait rien à désirer. Besenval, peu averti par ses cheveux blancs, aurait voulu passer les bornes, et il n’aurait eu à s’en prendre qu’à lui s’il s’était vu ramener en deçà79.

L’inconvénient de ce qu’on appelle les mémoires de Besenval, à la lecture, est d’être décousus, de n’offrir que des chapitres morcelés et qui ne se suivent pas. Il est intéressant d’ailleurs et précieux à consulter pour un historien sur le personnel d’alors, sur les Castries, les Ségur, M. de Lamoignon, M. de Calonne. Besenval avait pour le comte d’Artois un faible qui se déclare en toute occasion, et qui tenait plus peut-être aux gracieux défauts qu’aux qualités du jeune prince. Ses divers jugements, qui en général, et si l’on excepte celui-là, témoignent d’un assez bon esprit, ne sont guère définitifs, et se sentent des contradictions et de l’inachevé de la conversation. Sa doctrine politique était simple ; il pensait « que la monarchie française ne pouvait subsister qu’autant qu’elle aurait un maître, mais un maître qui le fût ; que tout autre régime la devait livrer à une destruction inévitable ». Il voulait les réformes par le roi, et ne paraît point s’être fait beaucoup d’illusions sur l’avenir.

Sa défense de Paris au 12 juillet, défense bien modérée et réduite, paralysé qu’il était sous les ordres du maréchal de Broglie, avait rendu Besenval très impopulaire. Blâmé des uns pour avoir faibli, on le signalait d’autre part comme un massacreur. Il était le point de mire de menaces de tout genre, et jusque dans la galerie de Versailles. Le roi, par mesure de sûreté, lui ordonna de retourner en Suisse. C’est à la première halte de ce voyage qu’ayant paru suspect, il fut arrêté dans un village près de Provins par des paysans en armes. Dirigé immédiatement sur Paris, sa vie était en danger si M. Necker, qui en ce moment revenait de l’exil en triomphe, ne l’avait rencontré sur la route et n’avait fait différer le départ. Besenval, séparé de M. Necker sur tant de points, se plaît à le nommer son sauveur. L’affaire traîna ; il fut, par décision de l’Assemblée, traduit devant le Châtelet comme accusé du crime de lèse-nation. Il eut pour défenseur Desèze, qui préludait par là à de plus hautes défenses. Il fut acquitté en janvier 1790, et il mourut seize mois après, le 2 juin 1791 à l’âge de soixante-dix ans, échappant au spectacle des derniers malheurs où allait achever de se confondre l’ordre social qu’il avait aimé.

Son nom pourtant restera toujours attaché au souvenir de la Révolution française, moins encore pour avoir été son adversaire à main armée et impuissant le jour de son début, que pour nous avoir raconté et dévoilé avec son insouciance trop nue et une trop insolente aisance la société gâtéeav, corrompue, railleuse et frivole qui, sous des dehors charmants, nourrissait tant de vices, et qui avait atteint et passé la mesure où les choses humaines veulent être renouvelées.