(1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre II. Le Bovarysme comme fait de conscience son moyen : la notion »
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(1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre II. Le Bovarysme comme fait de conscience son moyen : la notion »

Chapitre II. Le Bovarysme comme fait de conscience son moyen : la notion

I. La formule bovaryque, impliquée comme intuition dans la vision de Flaubert : sa sûreté comme méthode d’investigation philosophique. — II. L’image projetée dans la conscience par l’éducation, principal moyen du Bovarysme. — la notion, fortune abstraite et humaine de l’image — III. Les dangers de la notion : moyen possible de transmettre et de propager l’erreur : Ouï-dire. — Elle propose à l’individu des manières d’être qui dépassent son pouvoir de réalisation. Difficulté de distinguer parmi les notions, celles qui doivent demeurer de simples objets de connaissance de celles qui peuvent fixer des buts à une activité individuelle.

I

L’analyse de l’œuvre de Flaubert, dont on vient d’exprimer de la façon la plus succincte les conclusions, se résumé en une vue psychologique que l’on a précisée en ces termes : l’homme a la faculté de se concevoir autre qu’il n’est.

Cette formule va être pour l’enquête philosophique un moyen auquel il est permis de se fier en toute assurance parce qu’elle est une donnée positive. On entend par là qu’elle est donnée dans une intuition d’art. Elle est en quelque sorte le décalque du mode de vision propre à Flaubert. Ainsi elle n’est pas la conséquence déduite selon des procédés dialectiques, plus ou moins arbitraires, et dans une intention préméditée, d’une longue suite de raisons abstraites. C’est une vue directe. C’est en quoi elle implique certitude.

Il importe de distinguer entre les procédés intellectuels du psychologue et du critique et ceux de l’artiste. La vision de l’artiste est une lumière qui, projetée sur les réalités, les fait émerger de l’ombre. Le psychologue ou l’esprit critique constate alors seulement l’existence de ces réalités, maintenant inventées, les nomme et les classe. Flaubert fut, dans toute la force du terme, un artiste. Il faut, donc se garder de penser qu’il ait écrit ses livres dans le but de démontrer l’exactitude d’une loi psychologique et de la formuler. Il faut se garder de croire qu’on lui prête ici cette intention. Aucun souci sans doute ne fut plus éloigné de son esprit et son parti pris d’art pur, excluant, comme subalterne, toute préoccupation morale ou scientifique, est une garantie de son indifférence à cet égard. Mais s’il ne se dirigea pas consciemment vers un tel but ce but fut impliqué dans la forme même de sa vision, qui, à vrai dire, le créa. Toutes les réalités qu’il rendit visibles et distinctes se manifestent tributaires de la définition qui a été donnée ici du Bovarysme. Toutes, elles nous suggèrent le sentiment d’une contrarié fatale entre la destination naturelle d’une énergie et le but vers lequel cette énergie oriente consciemment son effort. C’est parce qu’elle est impliquée dans un fait de vision que cette définition emporte avec elle la certitude de l’existence de son objet.

Il est malaisé de décider si le monde est un phénomène de pur idéalisme ou s’il comporte une réalité objective, si nos perceptions ont pour unique origine nos sensations s’élevant de nous-mêmes et engendrant les phénomènes, ou si elles se forment à l’occasion d’un objet extérieur : mais quelle que soit l’hypothèse, la réalité n’existe pour l’esprit qu’avec le fait de la perception. Une couleur n’existe, un son, une odeur n’existent, que s’ils sont perçus. Toute réalité est à vrai dire une création d’art, soit qu’il faille inventer l’organe qui la perçoit, soit qu’il la faille inventer elle-même par une métamorphose de la sensation. Il n’est de réalités que de cette sorte, et ces réalités il n’est pas permis de les contester. Les raisonnements que l’on poursuit à leur occasion peuvent être justes ou erronés, mais elles-mêmes ne sont ni vraies, ni fausses, elles existent. Tel est le caractère de la formule bovaryque : elle n’est pas la conclusion d’un raisonnement, elle est l’expression d’un mode de vision et peut devenir aussi une méthode de vision.

Avant d’user de cette méthode et de la mettre à profit en l’appliquant à divers ordres de phénomènes, on peut rechercher à quelles conditions mentales est liée la faculté bovaryque ; à mieux connaître le mécanisme de cette lorgnette, il sera possible d’en faire par la suite un meilleur usage. À vrai dire ce n’est point la cause et l’origine première de cette faculté que l’on va tenter de découvrir. Elle est la réalité donnée, qui existe par elle-même, et ne dit pas son pourquoi ; elle est la réalité sans cause. Mais il est possible de distinguer les phénomènes les plus généraux qui l’accompagnent.

À première vue, la faculté de se concevoir autre apparaît liée au fait de la conscience : il s’agit ici de la conscience psychologique, un miroir où se viennent refléter les images des réalités. Or, il arrive que chez l’homme, la conscience possède la propriété, à un degré beaucoup plus élevé que chez toutes les autres espèces, de refléter, en même temps que l’image des sentiments, des pensées, des actes individuels, l’image aussi des sentiments, des pensées, des actes étrangers. À première vue encore, il semble que l’apparition de ces images dans la conscience comporte un pouvoir d’excitation de l’énergie individuelle, exerce sur elle une attraction, la déterminant dans une certaine mesure à se développer à leur ressemblance. Cette apparence psychologique fonde le principe de l’imitation dont M. Tarde dans son bel ouvrage5 a fait à juste titre un des deux pôles de l’évolution humaine. Voici l’image projetée et miroitant dans la conscience, pourvue d’un pouvoir de causalité : elle fascine, elle est un principe d’hypnose et de suggestion. On voit aussitôt comment l’individu court le risque d’être égaré, de prendre le change, de se concevoir autre qu’il n’est à l’instigation de celles de ces images qui furent projetées dans sa conscience par des activités étrangères.

Il importe de remarquer qu’en naissant, l’individu n’est pas une substance inerte prête à recevoir de l’extérieur sa forme et sa réalité. De son hérédité, il tient des aptitudes et des inaptitudes, une virtualité qui le destine à certains actes, de préférence à d’autres actes. Cette hérédité le constitue intégralement, impliquant jusqu’à l’élasticité qui lui permettra de prendre, avec plus ou moins d’aisance, un plus ou moins grand nombre de formes nouvelles, impliquant une tendance à varier dont elle détermine strictement la mesure. L’individu en naissant est tout entier un produit héréditaire. C’est ce produit héréditaire qui, dès les premiers jours qui suivent la naissance, entre en concours ou en conflit avec les images que font briller dans sa conscience l’exemple d’abord, puis l’enseignement moral, l’instruction, la littérature, l’art.

D’un mot, cet ensemble d’influences qui viennent en contact avec le facteur héréditaire, pour former la personnalité individuelle peut être nommé l’éducation. L’Éducation sentimentale, a dit Flaubert, désignant sous ce titre, un groupe de phénomènes où sa vision d’artiste s’est exercée dans un champ volontairement restreint ; c’est, par un raccourci de cette formule, l’éducation qu’il faut dire, si l’on veut fixer le lieu, où d’une façon générale, l’homme est le plus en danger de prendre de lui-même, des ressources et de l’emploi de son énergie une fausse conception.

II

On vient de voir que le moyen de cette influence extraordinaire exercée par l’éducation sur l’être héréditaire est l’image projetée dans la conscience et s’y comportant à la façon d’un magnétiseur. Encore faut-il préciser la nature de cette image. La conscience de l’homme, a-t-on dit, se distingue de celle de toutes les autres espèces animales par un pouvoir beaucoup plus grand de refléter des images de sentiments, de pensées, d’actes étrangers. Cela tient à un premier pouvoir, pouvoir d’abstraction qui a permis à l’homme de faire tenir en des signes extérieurs, formes sonores ou graphiques, dans les mots, des approximations des images qui se forment dans son cerveau. Par cette abstraction, sanctionnée par une suite d’accords et de conventions, le langage est devenu un moyen de transmettre les images, de les susciter en des cerveaux qui ne les ont pas encore reçues par le moyen d’une perception immédiate et directe.

Entre l’image toutefois, telle qu’elle se forme en un premier cerveau, à l’occasion d’une perception et l’image évoquée par l’intermédiaire du mot en un autre cerveau, il y a un écart que mesure la différence plus ou moins grande entre deux sensibilités. Il faudrait imaginer deux sensibilités identiques pour que le même mot suscitât exactement la même image, et c’est à peine si deux instants successifs de la sensibilité d’un même homme parviendraient à réaliser cette identité. Le mot ne transmet donc que des images abrégées et incomplètes, des images d’une nature particulière, auxquelles il convient de donner un nom distinct : ce sont des notions.

En tant qu’elle s’adresse à la connaissance, la notion a une valeur quasi universelle, mais en tant qu’elle vise à reconstituer en un cerveau étranger l’image précise qui se forma en un premier cerveau, elle ne réussit que si elle est secondée par la rencontre de sensibilités et d’aptitudes sinon identiques, du moins voisines et parentes. Je sais que les sauvages relèvent à de certains indices les traces des animaux qu’ils poursuivent à la chasse, voici une notion : mais si quelque explorateur cite devant moi quelque fait de ce genre, l’image notion qu’il me transmettra avec les mots du récit sera bien loin d’éveiller dans mon intelligence une image réelle aussi précise et aussi riche que celle qui naîtrait dans l’intelligence d’un sauvage. Que si, incité par l’exemple qui m’est proposé par cette image-notion, je tente l’aventure de chasser sans le secours de mon chien, j’échouerai piteusement en une entreprise où le sauvage réussirait. Je sais qu’avec des couleurs, de la toile et des pinceaux, Vélasquez fit des chefs-d’œuvre ; voici une notion. Pris d’admiration, je m’efforce avec les mêmes moyens d’obtenir les mêmes effets, et bien que je puisse encore, pour favoriser cette tentative, acquérir, à titre de notion, quelques-uns des procédés dont usa Vélasquez, je demeure incapable de composer des chefs-d’œuvre.

III

Le pouvoir de former des images-notions en très grand nombre est la marque distinctive de l’homme. Mais il résulte de ce privilège que sa faculté de connaissance excède de beaucoup sa faculté de réalisation. Il bénéficie d’un double patrimoine : l’un qui lui est transmis pas l’hérédité, consiste en une aptitude à former, de préférence à d’autres, certaines représentations, à exécuter avec plus de perfection certains actes déterminés et ce legs héréditaire lui est commun avec les autres animaux : l’élevage des chiens de chasse, chiens d’arrêts ou chiens courants, ou des chevaux de course, trotteurs ou galopeurs, se fonde sur cette hérédité d’aptitudes. La seconde part de sa richesse lui est livrée avec plus ou moins d’abondance par l’éducation qui suscite en lui, par le moyen du mot, des images-notions et le met en possession des résultats acquis par l’effort des meilleurs représentants de l’espèce au cours des âges.

Une telle richesse comporte divers périls, à mesure que s’accroît le trésor accumulé par les générations successives, et dont la faculté d’éducation saisit les dernière venus, la disproportion s’accroît aussi entre le pouvoir d’invention dont chaque individu est doué et la somme des connaissances qui lui sont livrées, entre sa valeur ’propre et la richesse multiple qui lui vient de l’éducation. Son cerveau est désormais peuplé d’une quantité d’images-notions dont il est impuissant à vérifier le contenu, qui ne deviendront jamais pour lui des images réelles, et qu’il lui faudra accepter par un acte de foi. C’est l’avantage de la notion de n’exiger pas de celui qui la reçoit la même dépense d’énergie qu’elle exigea de celui qui l’inventa. C’est aussi son inconvénient : fausse ou mal formée, elle échappe au contrôle, car rendant inutile l’expérience personnelle, elle tend il la supprimer ; aussi propage-t-elle le mensonge et l’erreur avec la même force, avec laquelle elle propage les vérités.

Si une image réelle emporte avec elle la certitude de son objet, il n’en est pas de même en effet des notions. Celles-ci, par les éléments abstraits qui entrent en leur formation, par la complexité de leur contenu où se confondent — transformées par un apprêt dialectique — des images réelles en nombre souvent considérable, celles-ci sont toujours sujettes à caution. Il y a fort à distinguer parmi elles et en même temps le bénéfice qu’elles procurent exige que l’on ne distingue pas, qu’on les accepte sans discuter, car c’est à ce prix qu’elles conservent leur valeur et leur utilité, de raccourci algébrique, de moyen économique pour obtenir les choses. Par la notion, l’erreur s’introduit donc, non seulement dans quelques intelligences individuelles, mais dans la science humaine. C’est cet inconvénient de la notion que Rabelais a symbolisé avec ce « petit vieillard bossu, contrefaict et monstrueux » qui a nom Ouydire et que Pantagruel rencontre au pays de Satin « tenant école de tesmoignerie ». Il avait, rapporte-t-il, « la gueulle fendue jusques aux aureilles, dedans la gueulle sept langues et chasque langue fendue en sept parties : quoique ce feust, de toutes sept ensemblement parlait divers propos et langages divers : avait parmi la teste et le reste du corps autant d’aureilles comme jadis eut Argus d’yeulx : au reste était aveugle et paralytique des jambes ». Autour de lui, hommes et femmes écoutaient, « devenaient clers et sçavants en peu d’heures, et parloyenl de prou de choses prodigieuses, élégantement et par bonne mémoire : pour la centième partie desquelles sçavoir ne suffirait la vie de l’homme : des Pyramides, du Nil, de Babylone, des Troglodytes, des Himantopodes, des Blemmyes, des Pygmées, des Caníbales, des mons Hyperborées, des Egipanes, de tous les diables, et tout par ouydire. » Or la satire ne vise pas ici seulement le savoir populaire, car autour d’Ouydire et prenant attentivement des notes, Rabelais n’a pas manqué de faire figurer Hérodote et Pline, Marco-Paulo, Strabon, Albert le Grand, tout un lot d’auteurs dont les livres en vogue dispensaient aux écoliers de son temps les notions enregistrées jusque-là par la science humaine. La notion apparaît bien aux yeux de Rabelais, ainsi qu’on la donne ici, comme un moyen, à l’occasion, pour l’Humanité de concevoir les choses autres qu’elles ne sont.

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La notion est aussi pour l’individu une cause de Boyarysme plus immédiat. En chaque individu, ainsi qu’on l’a déjà noté, l’éducation entre en concours ou en conflit avec le facteur héréditaire. Doué par son hérédité d’aptitudes déterminées, l’être humain est encore capable de s’approprier par la notion des manières d’être qu’il n’eût pas acquises si elles ne lui avaient été proposées par cette voie. Mais il y a plus, et au pouvoir d’être en réalité modifié par la notion, l’homme ajoute celui de concevoir, par son entremise, des manières d’être qu’il ne peut réaliser, des sentiments auxquels il est impropre, des buts qui lui sont inaccessibles. Son pouvoir de connaissance, a-t-on dit, dépasse son pouvoir de réalisation. C’est en raison de cet excès qu’il risque de voir son énergie détournée, amoindrie et gaspillée. Car les buts inaccessibles sont projetés dans sa conscience en même temps que des buts saisissables, et, dans ce miroir, les uns et les autres sont proposés au choix de son énergie. Ce choix n’est pas libre. Il est déterminé par deux sortes de relations. D’une part, la puissance de ses intérêts et de ses aptitudes héréditaires est plus ou moins considérable et le rend sensible, dans des proportions variables aux influences d’éducation. D’autre part, cette éducation est plus ou moins conforme à ses aptitudes, ou s’en écarte plus ou moins. Le milieu social, représenté par l’éducation, fait-il apparaître dans le miroir de la conscience, parmi toutes les images-notions dont il est détenteur, celles aussi qui sont propres à susciter l’activité dans le sens où l’hérédité l’incline, l’individu va se réaliser dans les conditions qui lui sont le plus favorables. Entre divers buts proposés avec une égale insistance, il choisira nécessairement ceux vers lesquels le dirige déjà une impulsion naturelle. En est-il autrement, les notions et les images étrangères sont-elles représentées dans le miroir de la conscience, sous des dehors plus séduisants, avec plus de force et plus d’éclat, que les images et les notions appropriées aux aptitudes héréditaires, l’énergie va se trouver divisée avec elle-même. Sollicitée en deux sens contraires, d’un côté par l’instinct, de l’autre par l’exemple, elle va hésiter, elle va pâtir, quelle que soit d’ailleurs l’issue du conflit qui dépend de la force plus ou moins grande de la personnalité héréditaire, en même temps que de l’assaut plus ou moins grave qu’elle subit du fait des images étrangères enfermées dans la notion. Vaincue, elle en vient à négliger et jusqu’à mépriser les buts fixés par l’hérédité et les tâches appropriées pour s’éprendre des buis et des tâches auxquels elle est le moins adaptée. C’est dans ce sens que l’être humain se conçoit autre qu’il n’est.

On voit d’ailleurs que cette fausse conception de soi-même comporte une infinité de nuances et des conséquences fort inégales. Il n’arrive guère, en effet, que l’être humain tienne de l’hérédité une orientation unique. Le plus souvent, au contraire, un grand nombre de prédispositions existent en lui, le rendant propre à se développer dans toutes les directions de la sensibilité et de l’esprit, et c’est en raison sans doute de cette multiplicité qu’il peut subir toutes les influences. Toutefois, ces prédispositions existent avec des différences de degrés. Elles constituent entre elles une hiérarchie et l’existence de cette hiérarchie de tendances suffit à créer un état de Bovarysme, dès que, sous l’influence de la notion imposée par le milieu, les termes en sont intervertis, dès que l’être humain, à l’instigation des images, donne le pas à des tendances plus faibles sur de plus fortes.

Il semble que le risque de se concevoir autre qu’il n’est augmente pour l’être humain avec le développement de la civilisation : avec l’accroissement de la richesse collective, la difficulté devient plus grande pour l’individu de distinguer parmi tous les acquêts du passé, parmi toutes les conceptions réalisées par l’effort moral, intellectuel ou sentimental de l’Humanité antérieure, d’un mot, parmi toutes les notions qui s’offrent à lui, celles qui doivent demeurer pour lui des objets de connaissance et des spectacles de celles qui peuvent être pour lui des objets de pratique. Les conceptions bovaryques sont donc fréquentes à toutes les époques de civilisation avancée : elles s’y montrent tributaires d’un défaut de critique. Elles entraînent ici avec plus de fréquence leurs conséquences accoutumées : elles ruinent l’énergie ou l’amoindrissent par suite d’un défaut total d’adaptation, ou d’une adaptation moindre, aux tâches où celle-ci s’emploie.