(1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre deuxième »
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(1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre deuxième »

Chapitre deuxième

§ I. Détails sur Rabelais. Histoire de Gargantua et de Pantagruel. — § II. Part de la Réforme et de la Renaissance dans l’ouvrage de Rabelais, et part de création. — § III. Des progrès que Rabelais a fait faire à la langue littéraire. § IV. Quel rang doit occuper Rabelais parmi les hommes de génie de notre pays.

§ I. Détails sur Rabelais. Histoire de Gargantua et de Pantagruel.

Au commencement du seizième siècle, deux jeunes moines d’un couvent du bas Poitou étudiaient avec ardeur les langues anciennes, et particulièrement le grec la langue défendue en ce temps-là, et qui n’en était que plus cultivée. Ces études, et le soupçon d’hérésie qui s’y attachait, les dénoncèrent au chapitre du couvent. Une visite fut faite dans leur cellule, et les livres grecs furent confisqués.

De ces deux moines, l’un, Pierre Amy, n’a pas laissé de nom dans les lettres. C’était un de ces bons esprits, en très-grand nombre, qui furent comme les ouvriers chargés des taches secondaires dans le grand travail de la Renaissance, Il correspondait en grec avec le savant Budé, l’ami d’Érasme, le protecteur des lettrés auprès des rois Louis XII et François Ier, un des hommes qui ont rendu le plus de services aux lettres, sans pourtant laisser aucun écrit durable.

Le second était François Rabelais. Né à Chinon en 1 483, d’un père qui y tenait une hôtellerie après avoir fait ses premières études dans l’abbaye des Bénédictins de Seuillé ou plutôt, comme il le dit, après avoir passé quelques années de sa jeunesse, comme les petits enfants du pays « à boire manger et dormir, à manger, dormir et boire, à dormir, boire et manger », il était venu faire son noviciat au couvent de Fontenay-le-Comte. Il y passa successivement par tous les degrés du sacerdoce, et y reçut la prêtrise en 1511.

Le frère mineur Rabelais partageait avec Pierre Amy l’honneur de correspondre avec Budé, qui dans une de ses lettres42 le qualifie de gentil et ingénieux. Écrivant à Rabelais lui-même, Budé le loue de son habileté dans les langues grecque et latine, et lui demande pardon d’imiter le ton enjoué dans lequel Rabelais lui a écrit. Cet enjouement était dans le caractère du jeune Rabelais et son humeur joviale ne lui avait guère moins fait d’amis dès ce temps-là, que sa réputation de savoir et une mémoire immense, capable de recevoir et de garder tout ce que pouvait apprendre homme vivant.

Quelque temps après cette confiscation de leurs livres, les deux amis se brouillèrent. Rabelais eut-il à se plaindre de Pierre Amy, ou les torts furent-ils de son côté ? Budé, dans une lettre au sujet de cette brouillerie, lui reproche de s’être défié de son compagnon d’études ; il déplore ce manque de charité des moines entre eux ; il parle de conventions qui n’auraient pas été tenues. De quelle part ? Budé ne l’indique pas ; mais dans le fond, la plus grosse part de blâme paraît être pour Rabelais.

Y a-t-il quelque relation entre cette brouille et la condamnation de Rabelais à une prison perpétuelle dans les souterrains du couvent ? Quel avait été son crime ? Selon les uns, il aurait commis des actes de friponnerie ; selon d’autres, il aurait mêlé au vin des moines des substances aphrodisiaques ; d’autres disent que dans une fête de village où il s’était enivré, il avait prêché le libertinage ; d’autres, qu’il s’était mis à la place de la statue de saint François, qu’il y avait reçu les adorations des paysans, et que du fond de sa niché il avait fait comme Gargantua du haut des tours de Notre-Dame. Il faut faire attention à la diversité et à l’obscurité de ces anecdotes, et à cette biographie en quelque sorte légendaire qu’on a faite à Rabelais. Elle nous éclairera peut-être sur certains caractères de ses écrits ;

Le crédit de ses amis le tira des prisons de Fontenay-le-Comte, et lui obtint un indult du pape Clément VII qui lui permettait de passer dans l’ordre de Saint-Benoît, et d’entrer dans l’abbaye de Maillezais en Poitou. Rabelais ne profita que de la permission de quitter l’habit franciscain ; mais il ne paraît pas qu’il ait pris celui de bénédictin, ni qu’il soit entré au couvent de Maillezais. Nous le trouvons en 1624 sous le costume de prêtre séculier, attaché comme secrétaire à l’évêque de cette ville Geoffroy d’Estissac, autrefois son camarade d’études

Prelat devot de bonne conscience,
Et fort savant en diviné science,
En canonicque et en humanité,

dit Jean Bouçhet procureur à Poitiers un des plus célèbres poètes du temps. Geoffroy d’Estissac réunissait dans son château de Légugé des personnes instruites et des seigneurs amis des lettres, et, selon l’usage de l’époque, y présidait à des entretiens sur toutes sortes d’études. C’est du château de Légugé que Rabelais adresse à ce même Jean Bouchet, probablement au nom de l’évêque, une épître en vers, pour lui rappeler sa promesse de revenir, dans sept jours, se joindre à la docte compagnie.

Quant pourras bonnement delaisser
Ta tant aymée et cultivée estude,
Et differer cette sollicitude
De litiger et de patrociner,
Sans plus tarder et sans plus cachinner,
Apreste-toi promptement, et procure
Les talonniers de ton patron Mercure,
Et sur les vents te metz alegre et gent ;
Car Eolus ne sera negligent
De t’envoyer le doux et bon Zephire
Pour te porter où plus on te désire
Qui est ceans, je m’en puis bien vanter.

Depuis le départ de Bouchet, les jours et les nuits ont paru longs aux hôtes de Légugé.

Non pas qu’au vray nous croyions que les astres,
Qui sont réglés permanans en leurs âtres
Ayent devoyé de leur vrai mouvement,
Et que les jours tels soient asseurement,
Que cil quant print Josué Gabaon,
Car ung tel jour depuy n’arriva on
Ou que les nuyctz croyions estre semblables ?
A celle-là que racontent les fables,
Quant Jupiter de la belle Alcmena
Feit Hercules, qui tant se pourmena.

Passage piquant, où déjà le sceptique se montre à côté de l’érudit43.

Rabelais, outre la poésie, où il passait pour exceller, s’occupait aussi de théologie, mais, à ce qu’on peut croire, sans vocation particulière, et seulement comme d’une des branches de la science universelle.

Calvin était alors dans le Poitou, et Rabelais dut probablement l’y rencontrer attiré plus par l’helléniste que par le futur sectaire. Calvin avait fondé de grandes espérances, pour l’avancement de la Réforme, sur ce vaste savoir et sur ce trésor de raillerie et de satire. Ce qui le prouve, c’est la vivacité de son désappointement quand Rabelais tourna le dos à la Réforme, et en vint, comme dit Henri Estienne, jusqu’à jeter des pierres dans le jardin des réformés. Au commencement, il ne fit que l’éluder il ne se trouvait pas assez savant, et il voulait ajouter à ses connaissances. On le vit, en 1530, à l’âge de quarante-deux ans, aller à Montpellier étudier la médecine. Cette année-là, Louis Berquin était brûlé en place de Grève. Nouvelle cause de tiédeur dans Rabelais pour des nouveautés qui menaient au bûcher. Berquin mourait le 17 avril 1530 ; le 6 septembre, Rabelais inscrivait son nom sur les registres de la faculté de médecine de Montpellier.

Est-il vrai que le jour même de son arrivée, ayant suivi la foule qui allait assister à une thèse sur la botanique médicale, son mécontentement de la médiocrité des tenants se manifesta par des mouvements si expressifs et si étranges, qu’il fut invité par le doyen à entrer dans l’enceinte et à donner son avis, et que prenant la parole, après s’être excusé de son audace, il traita de la matière avec tant d’esprit et de savoir, qu’il fut dispensé des épreuves du baccalauréat ?

Est-il vrai qu’il ait institué pour la réception des bacheliers le cérémonial observé par les étudiants de Montpellier jusqu’à la fin du xviiie  siècle, lequel consistait à faire passer le récipiendaire entre deux haies de camarades qui lui distribuaient des coups de poing, comme un joyeux adieu de jeunesse à un camarade devenu leur maître ?

Que croire encore de l’anecdote de son entrevue à Paris avec le chancelier Duprat, auprès duquel il aurait été envoyé par la faculté de Montpellier, pour quelques difficultés de privilège ? N’en pouvant obtenir d’audience, est-il vrai qu’il aurait imaginé, pour attirer son attention, de se promener sous ses fenêtres dans un costume grotesque ; qu’alors le chancelier lui ayant dépêché un page pour savoir qui il était, Rabelais lui aurait répondu en latin ; qu’à un autre page il aurait parlé en grec ; à un autre, en espagnol ; à d’autres successivement, en allemand, en anglais, en italien, en hébreu ; et que la rencontre si plaisante de Pantagruel et de Panurge44 ne soit que le récit, sous d’autres noms, de cette anecdote de sa vie ?

J’enregistre ces faits, sinon comme avérés, du moins comme très vraisemblables et surtout comme faisant partie de la légende de Rabelais, de cette sorte de vie fantastique qu’on lui a faite, impression dernière de ses écrits. ·

Ce qui est moins douteux, c’est que pendant son séjour à Montpellier il étudia profondément son art. Ainsi, dans le cours que les nouveaux bacheliers étaient tenus, de faire pendant trois mois à titre d’épreuve, on le voit expliquer les Aphorismes d’Hippocrate et l’Ars parva de Galien, d’après des manuscrits qui lui appartenaient. En même temps, mêlant le plaisant au sévère jusque dans la science, il faisait des recherches sur la fameuse saumure du garum, si vantée par Horace et Martial, et il en donnait la recette dans une épigramme latine. Enfin, il composait des moralités, et y jouait un rôle.

En 1530, Rabelais, attiré à Lyon par Étienne Dolet, y donnait ses soins à des éditions d’ouvrages de médecine ancienne et moderne45. Il enseignait l’anatomie sur le cadavre. Dolet en fit le sujet d’une petite pièce de vers latins, dans laquelle un pendu se félicite d’être disséqué par le célèbre médecin Rabelais.

Quelle circonstance fit de ce médecin l’auteur de Gargantua ? Son éditeur lui avait demandé, dit-on, quelque ouvrage qui le dédommageât du peu de débit des livres savants. Rabelais fit la Chronique Gargantuine, dont il dit au prologue de Pantagruel, « qu’il s’en est plus vendu en deux mois qu’il ne se vendra de Bibles en dix ans. » L’anecdote est vraisemblable de tous points ; elle l’est de l’éditeur, qui se plaint de ne pas trouver son compte aux livres sérieux : elle l’est du public, qui en achète fort peu en tout temps : elle l’est de Rabelais, qui, au milieu des plus graves sujets d’étude, s’interrompait pour composer une bouffonnerie.

Une pensée satirique inspira la Chronique Gargantuine. Le caractère chevaleresque de François Ier, ses galanteries, avaient rendu de la faveur aux romans de chevalerie, et attiré d’Espagne et d’Italie, les Amadis, les Florestans, les, Philocopes. C’est cette mode que Rabelais attaquait dans sa Chronique Gargantuine, le germe de cette œuvre étrange qui a fait sa gloire, qu’on ne peut pas estimer, et qu’on n’ose pas ne point admirer. Le second livre46 fut publié avant le premier. Il y en eut trois éditions en une année. Jean Du Bellay, évêque de Paris, envoyé en ambassade à Rome par François Ier, voulut avoir auprès de lui un savant si joyeux et un bouffon d’un esprit si solide. Il emmena Rabelais à Rome en qualité de secrétaire. Les anecdotes de son séjour dans cette ville ; cette plaisanterie sur la mule du pape ; la demande qu’il fait à Clément VII d’être excommunié, parce que les fagots excommuniés ne brûlent pas ; puis, à son retour à Paris, ces prétendus poisons pour le roi et la reine qu’il laisse saisir sur lui afin de faire sans frais la route de Lyon à Paris, tout cela fait partie de ce que j’ai appelé la légende de Rabelais ; et il faut lui faire honneur de ce qu’il y a d’ingénieux dans les inventions dont il est le sujet.

De retour à Lyon, il y reprit ses travaux de philologie et de médecine, et devint médecin du grand hôpital (1535). Il publia des almanachs, réimprima Pantagruel, et donna, pour la première fois, le Gargantua, dans lequel il ne conservait de la Chronique Gargantuine que les noms et quelques traits principaux. Le succès du nouveau Gargantua égala celui de Pantagruel. On commença par toute la France, dit un des biographes de Rabelais47, à chercher le sens caché de ces livres de « haute graisse, légers au pourchas et hardis à la rencontre », que Rabelais compare à de petites boîtes « peintes au-dessus de figures joyeuses et frivoles, et renfermant les fines drogues, pierreries et autres choses précieuses. » Ce fut à qui romprait « l’os rnedullaire », pour y trouver « doctrine absconse, laquelle », disait Rabelais, « vous revelera de très-hauts sacrements et mystères horrifiques, tant en ce qui concerne nostre religion qu’aussi l’estat politique et vie oeconomique48. »

Cette recherche mécontenta les catholiques ; Rabelais ne leur avait rien épargné de ce qui pouvait se dire, jusques au feu exclusivement ; elle désappointa les partisans des idées nouvelles, que Rabelais n’attaquait pas, mais qu’il défendait encore moins. Il n’y eut de satisfaits que les esprits restés libres dans la querelle religieuse, et les princes qui trouvaient leur compte à ce que la satire de Rabelais affaiblit les catholiques sans fortifier les protestants, C’est pour ces esprits libres et avec l’agrément tacite des princes, que Gargantua fait bâtir l’abbaye de Thélème, dont la devise est : Fais ce que voudras.

Rabelais en interdit l’entrée aux hypocrites et aux bigots ; il y en avait dans les deux camps. Il y invite ceux qui annoncent le saint Évangile, et qui veulent la foi profonde. C’étaient les catholiques philosophes, les Érasme, les Du Bellay. Pour les sectaires des deux camps, ils ne se trouvaient pas assez formellement invités, ni leurs adversaires assez nommément exclus. Du reste, dans la fondation de son abbaye, Gargantua n’oublie qu’une chose : c’est l’église. Il n’y veut pas de cloches : c’est contre les catholiques ; il y oublie l’église : c’est à la fois contre les catholiques et les protestants49.

Rabelais ne se refusa aucune raillerie contre le clergé catholique, auquel il gardait rancune des persécutions du couvent de Fontenay-le-Comte. Mais ses traits ne touchaient qu’aux abus et n’allaient point jusqu’au dogme. Son ouvrage étant la critique de tout, il y avait compris l’Église, mais sans aller au-delà de ces traits que tous les hommes éclairés, même certains princes de l’Église, se permettaient contre l’ignorance et les mœurs des ordres ecclésiastiques ; c’était l’esprit et non la théologie de la Réforme. La manière habile dont Rabelais sut se mettre en règle avec la Sorbonne justifierait la comparaison qu’on a faite de ses bouffonneries si prudentes avec la feinte folie de Brutus. Rien n’y ressemble plus que cette mesure avec laquelle il sut railler tout ce qui pouvait être raillé impunément, ne point toucher à ce qui n’avait que le tort de lui être indifférent, garder la réserve sur les choses importantes, jusque dans l’entraînement en apparence irrésistible de son humeur ; outre l’habit ecclésiastique dont il couvrait tout, même certains passages qui sentent fort le matérialisme, moins dangereux d’ailleurs, à cette époque, que l’hérésie.

En 536, à la suite de cette tragique affaire des placards qui coûta la vie à six malheureux suppliciés sur la place de l’Estrapade, Marot s’enfuyait à Ferrare auprès de Renée de France et Étienne Dolet était jeté dans les prisons de Lyon. Rabelais, alors à Paris, n’en trouva pas le séjour assez sûr et partit pour l’Italie, où il reprit auprès du cardinal Du Bellay ses fonctions de secrétaire et de médecin. Le hardi épicurien s’abritait prudemment sous le manteau d’un cardinal mais les zélés du parlement et de la Sorbonne pouvaient venir encore l’y inquiéter, et lui aliéner par des dénonciations la faveur du prélat. Il songea donc à s’assurer une protection plus haute, et il se mit à couvert derrière la chaire même de Saint-Pierre. L’irrégularité de sa vie comme ecclésiastique, sa fuite de l’église de Maillezais, où il avait été attaché comme bénédictin par, le pape Clément VII, l’habit de prêtre régulier échangé contre celui de prêtre séculier, l’exercice public de la médecine, qu’il professait et pratiquait dans le même temps qu’il disait la messe, tout ce désordre l’exposait à l’accusation d’apostasie, et aux peines de censure et d’excommunication qui en étaient la suite. Il importait donc, pour sa sûreté, d’obtenir l’absolution du pape. Il l’obtint par l’appui de deux prélats italiens, probablement engagés en secret dans la règle de Thélème, et, ce qui était plus difficile, il l’obtint gratuitement. Cette absolution le relevait de toutes ses fautes ; elle lui permettait de rentrer dans le monastère de Maillezais, et d’exercer, avec la permission de son supérieur, et sans rémunération, l’art de la médecine « jusqu’à l’incision et la brûlure exclusivement. » Les termes mêmes de la bulle, qui louaient son zèle pour la religion et les lettres, sa probité et ses bonnes mœurs, rendaient vaines toutes les accusations contre sa vie passée. Il lui restait à se mettre en sûreté du côté du roi. Il y réussit par le crédit de quelques-uns de ses bons confrères en pantagruélisme, lesquels avaient l’oreille de François Ier. Le troisième livre parut en 1546, avec privilège du roi, conférant à l’auteur le droit de réimprimer les deux premiers, « corrompus et pervertis en plusieurs endroits, y est-il dit, au grand desplaisir et detriment du suppliant. » Ainsi Rabelais trouvait moyen de se faire connaître impunément pour l’auteur des deux premiers livres de Gargantua, par le même acte qui désavouait d’avance, comme ajouté et interpolé, tout ce qui pouvait ultérieurement paraître malsonnant aux censeurs de la Sorbonne.

Cette précaution, outre qu’elle l’assurait contre toute poursuite, était d’ailleurs justifiée par certaines interpolations dont la cupidité ou la passion religieuse des éditeurs avaient chargé les premières éditions.

On ne s’était pas borné à renchérir sur les bouffonneries là où Rabelais s’était enveloppé de ténèbres ou de facéties, soit pour dérouter, soit pour désarmer par le rire ceux même qui pouvaient s’y croire désignés, on avait glissé des allusions grossières où des injures nominales. Il est remarquable que Rabelais a le plus ordinairement tourné autour de la Sorbonne sans la nommer ; s’il la nomme, c’est dans quelque passage inoffensif, ou de manière à pouvoir en rejeter la faute sur les imprimeurs. Ainsi, au livre II chap. 33, les médecins qui font une descente dans l’estomac de Pantagruel pénètrent, dit l’auteur, dans un gouffre « plus horrible que Mephitis, ni la palus camarine, ni le punays lac de Sorbonne, duquel escrit Strabo. » Qui lui eût cherché querelle sur ce point, Rabelais l’eût renvoyé aux imprimeurs, lesquels auraient écrit Sorbonne pour Serbonne, nom d’un lac que cite en effet Strabon. C’est ainsi qu’en un passage du livre III, où au lieu du mot âme on lisait âne, il s’excusait sur la maladresse de son éditeur, qui avait mis une lettre pour une autre.

Cette prudence ne contentait pas le plus notable de ses éditeurs Étienne Dolet, homme ardent qui avait soif de la triste fin qui l’attendait. Dans le premier livre50, Rabelais se raille, par la bouche de Thaumaste, de la vaniloquence de ceux qui disputent par contention et de la badaulderie des assistants qui les applaudissent. « C’est chose trop vile, dit Thaumaste, et je le laisse à ces moraulx sophistes, lesquels en leurs disputations ne cherchent vérité mais contradiction et desbat. » A quels sophistes Rabelais fait-il allusion ? Évidemment à ceux de toutes les opinions. Ce n’était pas le compte de Dolet, fougueux protestant. Par l’addition de quelques mots, il avait fait d’un portrait commun aux disputeurs des deux partis, une caricature grossière des théologiens catholiques. On lisait à la suite des moraulx sophistes de Rabelais, les mots de sorbonisans sorbonagres, sorbonigènes sorbonicoles. Ainsi Dolet gâtait non-seulement la phrase de Rabelais, mais toute la pensée de son livre en substituant à une critique générale des injures de parti. Rabelais avait évité même le nom de Sorbonne ; Dolet l’interpolait là même où ce nom devait faire un contre-sens. L’auteur avait écrit51 : « Les premiers jours je te ferai passer docteur en gaye science » Dolet y substitue docteur en Sorbonne » ; comme si la gaie science n’eût pas été à un pôle, et la Sorbonne à l’autre.

Rabelais ne se hâta pas d’user du droit que lui donnait le privilège de réimprimer les deux premiers livres. C’était assez des embarras que pouvait lui causer la publication du dernier. En effet, la Sorbonne était parvenue à donner au roi des scrupules sur l’approbation qui protégeait ce livre ; mais les mêmes amis qui l’avaient aidé à l’obtenir réussirent à la faire confirmer. Dans ce troisième livre, d’ailleurs, la critique était de plus en plus générale et enveloppée. Toutes les professions sociales, tout ce que Rabelais appelle la vie œconomique en avait sa part. Il n’y avait d’épargnés que ceux qui l’épargnaient, et qui professaient, à son exemple, cette « gaieté d’esprit confite en mespris des choses fortuites. » C’est pour eux qu’était le beau rôle dans ce monde, où tout avait été créé pour leur amusement. Ils s’en montrèrent reconnaissants. Ils firent présent à Rabelais d’un large flacon d’argent Rabelais les en remercia par quelques plaisanteries contre ses calomniateurs.

Le désappointement des protestants était devenu de la colère. Dans son traité de Scandalis, Calvin nommait Rabelais parmi quelques autres que Dieu avait comme désignés du doigt en exemple aux évangélistes pour les faire persévérer dans la droite voie. Il s’emportait contre ces hommes « qui d’abord pleins de goût pour la vérité frappés ensuite d’aveuglement avaient profané de leur rire audacieux et sacrilège le gage sacré de la vie éternelle. » Rabelais s’en souvint en écrivant son quatrième livre. Au portrait qu’il y trace de Physis52, qui, en sa première portée, enfanta Beaulté et Harmonie, il oppose Antiphysis qui engendra les matagotz, les cagotz et papelars, les demoniacles Calvins, imposteurs de Genève ; double, injure pour Calvin, par l’accusation d’imposture et par la compagnie où il le plaçait. Quelle chance avait la Sorbonne de faire supprimer un livre que protégeaient la faveur du roi et l’indignation de Calvin ?

Cependant elle essaya de faire déférer au parlement ce livre IV. Sa tentative échoua devant le privilège royal qu’avait renouvelé le successeur de François Ier, Henri II. Elle réussit pourtant à en faire suspendre la vente, autorisée peu après par le crédit d’un cardinal, Odet de Châtillon, depuis réformé, et qui se maria dans ses habits de cardinal.

Telle fut la conduite de Rabelais dans les querelles de religion. Il n’y eut de trompés que ceux qui avaient disposé de lui en espérance, et qui s’étaient imaginé que l’esprit le plus libre qui fût au monde s’enrôlerait sous le drapeau d’un parti. Il ne tut rien de ce qui pouvait être utile à dire à cette époque et rester vrai après la querelle ; il laissa aux hommes passionnés ces affirmations hardies qui allaient être soutenues et repoussées par le fer et le feu. Dans un temps où tout le monde se hâtait de confisquer au profit de la théologie cette raison à peine renouvelée et agrandie par la Renaissance, Rabelais la tint comme suspendue et voltigeante au-dessus de tous les débats. Il la gardait pour son noble frère en fait de mépris des choses fortuites, Michel Montaigne. Le curé de Meudon tendait aussi la main, par-dessus quarante années de guerre civile, aux auteurs de la Ménippée, lesquels trouvaient, entre l’Église des papimanés et celle des papefigues, l’Église anglicane. Non que je veuille dire que Rabelais ait été gallican ; mais il a préparé le terrain du gallicanisme en rendant également ridicules ceux qui ne voulaient que le pape, comme ceux qui n’en voulaient pas du tout. Il serait plus téméraire d’affirmer qu’il n’a point été touché des lumières de la religion naturelle. L’athéisme, en France, n’a pas d’homme de génie dans sa tradition. Seulement le Dieu de Rabelais n’est pas celui de la théologie « C’est celluy grand bon piteux Dieu lequel créa les salades, harans, merlans, etc., etc., item les bons vins53. » C’est aussi le Dieu de Platon, « le grand plasmateur54  » ; c’est enfin le Dieu de l’Évangile, « qu’il convient servir, aimer et craindre, et dont la parole demeure éternellement55. » Pourquoi ne serait-ce pas surtout ce dernier ? Je répugne à croire que tout ce que Rabelais a donné durant sa vie aux devoirs de sa profession religieuse ait été de pure comédie, et que le bon curé de Meudon, qui, dans sa vieillesse bienfaisante, dit-on, et honorée, apprenait le plain-chant aux enfants de sa paroisse et la lecture aux pauvres gens, n’ait été qu’un incrédule enseignant une superstition. Laissons-lui du moins l’honneur du doute, lequel ne serait qu’un malheur dans une profession où l’incrédulité serait coupable. Pourquoi, d’ailleurs, ferait-on faire à Rabelais en chose quelconque, une profession de foi qu’il a toujours éludée ? Il mourut au mois d’avril 1553, en sceptique, selon quelques anecdotes en athée, selon d’autres mais qui en a eu le secret ? Les deux partis qu’irritait son indifférence railleuse avaient un égal intérêt à le faire mal mourir. Pour ses amis, la plupart poussés à l’incrédulité par haine pour les sectaires, une mort à la façon des épicuriens était la plus belle. Sa vieillesse avait été sans infirmité, sauf l’excès d’embonpoint, dont le railla Du Bellay dans l’épitaphe latine qu’il fit du médecin Gramphage, qui n’est autre que Rabelais56. Ronsard, qui ne l’aimait pas, à cause de ses traits contre les superstitieux d’antiquité, lui en fait une en vers français, dont les derniers sont piquants.

Ô toi, quiconque sois, qui passes
Sur la fosse répands des tasses,
Répands du bril et des flacons
Des cervelas et des jambons ;
Car si encor dessous la lame
Quelque sentiment a son ame,
Il les ayme mieux que des lys
Tant soient-ils fraischement cueillis.

§ II. De la part de la Réforme et de la Renaissance dans l’ouvrage de Rabelais et de la part de création.

La Réforme, considérée comme la renaissance de l’antiquité chrétienne, eut peu d’influence sur l’esprit de Rabelais. Ce fut plutôt manque de penchant que de savoir ; car, sans parler des études de théologie qu’il dut faire au couvent de Fontenay-le-Comte pour y recevoir ta prêtrise, il n’est pas douteux que Rabelais ne sût l’hébreu, et qu’il n’eût lu les livres sacrés dans l’original. Dans le plan d’études que Gargantua propose à son fils Pantagruel, il lui recommande « la langue hébraïque, pour les sainctes lettres. » Plus loin, il lui conseille de commencer les heures du jour « parvisiterlessainctes lettres premièrement, le Nouveau Testament en grec ; puis, en hébreu, le Vieux Testament. » A Thélème, il y a une bibliothèque hébraïque ; il est vrai que Rabelais la met, ainsi que la grecque, au rez-de-chaussée pour qu’on n’ait pas à chercher très-haut les livres sérieux. L’espagnol et l’italien sont aux étages supérieurs ; ce sont les langues à la mode : qui donc regarderait à monter quelques marches, pour lire les romans d’Amadis et s’amuser des pointes italiennes ? Ainsi Rabelais fut loin de méconnaître le caractère primitif de la Réforme, et je ne sais si quelqu’un s’était servi avant lui de cette belle expression, les sainctes lettres. Mais, sauf sa part de la curiosité générale pour les monuments de la tradition chrétienne, il n’a rien dû à la Réforme de ce qu’il a fait de plus excellent. Il lui a dû peut-être l’acte le plus original de sa vie : c’est cette prudence qu’il sut garder jusque dans la furie bachique de son style, ne se liant avec les protestants que par la science, et n’attaquant dans les catholiques que les abus.

La Renaissance, c’est-à-dire l’antiquité profane, voilà la source ou s’est inspiré Rabelais. La vérité philosophique, la vérité de tous les temps et de tous les lieux, celle à laquelle toutes les sociétés humaines se reconnaissent, cette vérité qui n’a de sanction que dans l’expérience, voilà la nourriture habituelle de Rabelais. C’est la Renaissance qui lui fait dire que l’imprimerie a été inventée de son temps « par inspiration divine », que les lettres « sont une manne céleste de bonne doctrine57. » C’est la Renaissance qui lui fait écrire au savant Tiraqueau58 : « Comment se fait-il qu’au milieu de la lumière qui brille dans notre siècle, et lorsque par un bienfait spécial des dieux » (il est plus près d’être païen que théologien) « nous voyons renaître les connaissances les plus utiles et les plus précieuses, il se trouve encore çà et là des gens qui ne veulent ou ne peuvent ôter leurs yeux de ce brouillard gothique et plus que cimmérien dont nous étions enveloppés, au lieu de les élever à la brillante clarté dusoleil ? » C’est la Renaissance qui dicte à Rabelais, encore tout ému de la lecture de Platon, ces belles paroles qu’il prête à Gargantua écrivant à son fils59, les premières peut-être qui aient été exprimées dans le grand style français, les premières beautés universelles de notre littérature : « Non doncques sans juste et équitable cause je rendz grâces à Dieu, mon conservateur, de ce qu’il m’ha donné pouvoir veoir mon anticquité chenue refleurir en ta jeunesse. Car quand, par le plaisir de luy, qui tout régit et modere, si mon ame laissera cette habitation humaine, je ne me reputerai totalement mourir, ains passer d’un lieu en un aultre, attendu, que en toy et par toy je demeure en mon image, visible en ce monde, vivant, voyant, et conversant entre gens d’honneur et mes âmys, comme je souloys… (solebam)… Par quoy, ainsi comme en toi demeure l’image de mon corps, si pareillement ne reluysoient les moeurs de l’ame, l’on ne te jugeroit estreguarde et thresorde l’immortalité de nostre nom ; et le plaisir que prendroys ce voyant seroit petit, Considérant que la moindre partie de moy, qui est le corps, demeureroit, et la meilleure, qui est l’ame, et par laquelle demeure nostre nom en bénédiction entre les hommes, seroit degenerante et abastardie. »

Cette lumière dont Rabelais parle à Tiraqueau, ce soleil qu’il oppose aux brouillards plus que cimmeriens du moyen âge, il prit plaisir à s’en éblouir. Le mot étudier est trop faible pour peindre cette ardeur de curiosité avec laquelle il se jeta sur tout ce qui avait été retrouvé de l’antiquité, philosophie, morale, médecine, anatomie, astronomie, marine, guerre, jeux, gymnastique, tout jusqu’à ces raretés de bibliographie qui ont été le produit de quelques cerveaux malades. Il se fit de tout cela des notions claires, déchiffrant lui-même les textes pour la première fois, et joignant l’érudition la plus patiente à l’imagination la plus fougueuse.

Quoiqu’il parût aimer tout de l’antiquité, il en préféra cependant la partie scientifique, et, entre le latin et le grec, il eut plus de goût pour le grec, ce sans lequel, dit Gargantua à son fils, c’est « honte qu’une personne se dise savant. » Ses préférences scientifiques s’expliquent-elles par sa profession de médecin, ou n’est-ce pas plutôt son goût pour les choses positives qui lui avait donné l’idée de se faire médecin ? Quant à sa prédilection pour le grec, un double attrait l’y portait. Le grec était la langue défendue : c’était une grâce de plus pour un esprit curieux et libre. Ensuite, la variété du génie grec, son enjouement dans les matières sérieuses, sa hardiesse spéculative, sa netteté et sa précision dans les sciences, s’ajustaient mieux à l’esprit de Rabelais que la sévérité du latin, outre que le latin était la langue de la discipline et des interdictions. Quatre écrivains grecs paraissent avoir été pour Rabelais l’objet d’une sorte de fréquentation quotidienne qui se fait sentir presque à chaque page de son ouvrage : ce sont Platon, Lucien, Hippocrate, et Galien. Les deux premiers lui faisaient connaître l’homme moral ; les deux seconds, l’homme sous le rapport physique et matériel.

Il goûtait dans Lucien cette raillerie qui ne trouve rien de respectable ni de haïssable dans les opinions humaines et qui va tirer la barbe d’or de Jupiter. Platon lui faisait aimer les belles pensées, la grâce et la variété de ces peintures de la vie, qu’il excelle à mêler aux plus hautes spéculations de l’esprit. Hippocrate et Galien l’intéressaient à la matière, et lui persuadaient peut-être qu’il n’y a rien au-delà. Mais ni l’impiété de Lucien, ni le spiritualisme de Platon, dont la science commence où finit celle d’Hippocrate et de Galien, ni le matérialisme de ce dernier, ne le rendaient indifférent aux systèmes opposés, et à mille autres connaissances de tout ordre qui prenaient place dans cette vaste mémoire pour en sortir quelque jour pêle-mêle, ou en leur lieu, sous les formes les plus capricieuses. Rabelais aimait la pensée pour la pensée.

Tant de savoir dans des ordres d’idées si divers, tant de langues mêlées ensemble, tout cet amalgame de l’ancien et du moderne, de la matière et de l’esprit, de l’universel et du particulier, produisit dans cette tête vaste et active une sorte de fermentation d’où naquit cet ouvrage extraordinaire, dans lequel l’érudition est une ivresse, et le génie une débauche d’esprit. Essayer d’analyser cet ouvrage, ou de l’expliquer, ne serait ni possible ni utile. Il est sans doute intéressant de chercher quel a été le but d’un auteur, et par quelle diversité de chemins il y est arrivé ; mais si l’on s’opiniâtrait à demander à Rabelais le sens général de son livre, on risquerait de ne pas apercevoir le sens des détails, dont chacun a été tour à tour l’unique objet et le seul plan de l’auteur. Ce livre est le fruit de son humeur, et non l’œuvre fortement conçue de son jugement. A-t-il même pris soin de conserver à ses personnages les traits et les proportions qu’il leur a donnés d’abord ? Voyez Pantagruel. Le lendemain de sa naissance, il hume à chacun de ses repas le lait de quatre mille six cents vaches ; on lui donne sa bouillie dans une auge, qu’il rompt de ses premières dents : devenu grand, ce géant immense entre par les mêmes portes que son compagnon Panurge qui est de petite taille.

Certains critiques, en voulant trouver le sens historique de l’ouvrage de Rabelais et expliquer toutes ses énigmes, ont ajouté à ses obscurités celles de leurs propres contradictions. Gargantua, dit l’un, c’est François Ier. C’est Henri d’Albret, dit l’autre. L’un veut que Grandgousier, père de Gargantua, représente Louis XII ; l’autre, Jean d’Albret. Selon quelques-uns, Pantagruel ce serait Antoine de Bourbon ; selon d’autres ce serait Henri II, qui n’avait que dix ans quand le premier livre parut. Panurge, c’est tour à tour le cardinal d’Amboise, le cardinal de Lorraine, et Jean de Montluc, évêque de Valence. Picrochole, le roi de Lerné, qui fait la guerre à Grandgousier, c’est suivant les uns, le duc de Savoie suivant les autres, Ferdinand d’Aragon ; c’est ou Charles-Quint., ou François Ier : Rabelais s’est moqué d’avance de ceux qui ont cru avoir la clef de ces choses absconses. Il parle quelque part des gens qui, de son temps, notaient des offenses à Dieu et au roi dans ses follastries joyeuses, et qui « interprètent, dit-il, ce que, à poine (sous peine) de mille foys mourir, si autant possible estoyt ne vouldroys avoir pensé comme qui · pain interprète pierre ; poisson, serpent ; oeuf, scorpion. »

Nul doute que Rabelais n’ait eu en vue les hommes et les abus de son temps, et que, s’il a songé à son amusement, ses contemporains n’en aient fait les frais mais qu’il y a loin de là à faire la guerre à outrance à son siècle, comme l’a dit je ne sais lequel de ses Œdipe ! Rabelais se moque des ridicules ; il les exagère par l’imagination mais il n’est pas si malavisé que d’en avoir de l’humeur. Hugues Salel, un poète du temps qui l’avait connu, le qualifie de Démocrite,

Riant les faitz de nostre vie humaine60.

C’est là Rabelais ; et quant à son livre, Hugues Salel ne le juge pas moins bien, quand il en loue l’utilité, sous plaissant fondement.

C’est cette part de l’utile et du plaisant, là où le plaisant n’est que l’assaisonnement de l’utile, qui fait la beauté durable de l’ouvrage de Rabelais. Non qu’il n’y ait dans la partie bouffonne un certain sel qui pique même les esprits sérieux mais, pour la bien goûter, il y faut apporter une disposition d’esprit analogue : au lieu que, pour cette part de l’utile, tout esprit cultivé y est toujours assez préparé. Or, c’est proprement la part de la Renaissance dans l’ouvrage de Rabelais ; ce sont toutes ces vérités générales sur l’homme, sur la société, et, comme dit Rabelais, sur l’état politique et sur la vie économique ; ce sont mille traits de lumière sur notre nature, qui jaillissent du milieu de cette ivresse, comme ce bon sens de hasard qui échappe aux gens pris de vin ; ce sont mille perles semées dans ce fumier, et dont trois siècles n’ont pas encore terni l’éclat. L’insouciance même avec laquelle Rabelais les prodigue en relève le prix. On dirait ces oracles que le peuple, en certains pays, croit voir sortir de la bouché des fous.

Là sont les premières traditions et la première image de l’esprit français, depuis que, dans ce le commerce si fécond avec l’antiquité, il est devenu l’esprit humain. Ces grandes pensées sur l’éducation, sur la paix et la guerre, sur la justice, sur les lois, sur les devoirs des princes ; ces vues si justes et si élevées sur les rapports qui lient les hommes dans une société bien réglée, sont autant de nouveautés dans la littérature française. Rabelais, regardant les hommes de son temps, a pénétré jusqu’à l’homme de tous les temps, et le plus souvent les contemporains ne sont que l’occasion ou l’assaisonnement de leçons faites au genre humain. Les vérités générales sont enfin émancipées, et, si je puis ainsi parler, sécularisées. La raison d’où elles tirent leur origine les reprenait à la philosophie qui n’en avait rien su faire, et à la théologie qui les avait confondues toutes en une seule, la vérité selon la foi. Le premier langage qu’elles parlent est magnifique ; on sent bien, à la beauté des formes, à la généralité des expressions, que notre langue est devenue celle de l’esprit humain.

Cette gloire est belle, et pourtant il serait injuste d’y réduire Rabelais ; et s’il n’a rien de plus excellent que ce qu’il a tiré de la Renaissance, une certaine part des créations de son esprit n’est pas moins durable. Voilà trois siècles que nous voyons au milieu de nous bon nombre des personnages qu’il a créés, et que nous nous reconnaissons dans les deux principaux, Pantagruel et Panurge : l’un le type du bon relatif, plutôt que de la perfection romanesque ; l’autre le type du médiocre plutôt que du mal, et à cause de cela pas plus haïssable que l’autre n’est admirable. Pantagruel et Panurge ne représentent pas seulement le caractère général de l’homme, mais celui qu’il reçoit des deux conditions sociales les plus universelles, la grandeur et la petitesse, la richesse et la pauvreté. Pantagruel est l’homme né, le riche ; il a des qualités dont il pourrait se passer. Panurge est l’homme du peuple il a besoin de toutes ses ressources pour se défendre et subsister, et si ses qualités n’y suffisent pas, il est tenté, pour se tirer d’affaire plutôt que par perversité, de faire le contraire du bien.

Il n’y a pas moins de vie dans certains types d’hommes qui recevaient leurs formes, soit d’institutions florissantes alors, soit de professions sociales qui subsistent encore, quoique modifiées par le temps et le progrès de la société. Pantagruel et Panurge n’ont-ils pas un digne compagnon, par exemple, dans frère Jean des Entomeures ? Où connaît-on une image plus vigoureuse et plus expressive du moine du moyen âge, ignorant, grossier, livré, par l’excès de santé et d’oisiveté, à toute la violence de ses appétits, hardi sans vergogne, croyant tout au plus à l’Église qui le nourrit, et toutefois, sous cette ignorance, laissant percer un esprit avisé, de même que, jusque dans ses vices, il garde une certaine franchise d’humeur qui ôte toute envie de lui en vouloir ? C’est moins un homme pervers qu’un homme capable d’être bon et que les mœurs de son institution ont gâté. Voilà même ce qui fâchait si fort les protestants contre Rabelais. Ils voulaient qu’il fit haïr les moines ; Rabelais se contentait de s’en amuser. Pour lui, il n’y a ni chose ni personne tout à fait haïssable, parce qu’il n’y a ni chose ni personne tout à fait admirable. Le Nil admirari, dans la philosophie rabelaisienne, implique le Nil odisse.

Qu’est-ce autre chose que cet esprit français déjà antique, dont nous avons vu les traits dans Jean de Meung, dans les Fabliaux, dans Villon, et, au commencement de ce siècle, dans Marot ; esprit vivace comme le sol, qui recevra la forte éducation de l’antiquité sans perdre de son naturel et de son air gaulois, et qui se perfectionnera avec les mœurs, son objet et sa matière ? Le mépris, c’est-à-dire la non-admiration des choses fortuites (et combien de choses ne sont pas fortuites ?), est le fond de cet esprit plus juste qu’élevé, qui ne regarde pas au-delà de la vie commune, et qui n’a pas la prétention de la réformer : car de quoi s’amuserait-il ? Rabelais en avait reçu le dépôt de Jean de Meung et de Villon ; il le rendra à La Fontaine, qui le fera voir dans sa perfection.

§ III. Des progrès que Rabelais a fait faire a la langue littéraire.

A toutes ces nouveautés dans tous les ordres d’idées, répondent des développements et des progrès corrélatifs dans la langue. La langue de Rabelais est une langue de génie. Le premier de nos grands écrivains, il représente en l’étendant l’esprit de son pays, et il enrichit la langue nationale des beautés de la sienne. Une des qualités de cette langue, parmi tant d’autres qui méritent d’être étudiées61, c’est cette souplesse dont il donnait le premier exemple, et qui consiste à passer du noble au familier, sans gêne et sans disparate. Il en avait sans doute appris l’art dans les écrits des Grecs, où cette variété des pensées et des tours qui les expriment ce mélange d’expressions de tous les ordres, est une des grâces inimitables du génie grec. Platon n’a jamais plus de séduction qu’alors qu’il descend des hauteurs de la spéculation la plus sublime à des peintures familières de la vie, ou qu’il mêle un sourire aimable ou railleur aux plus graves entretiens, faisant couler l’âme, pour ainsi dire, d’un ton à un autre, par un mouvement si insensible et si naturel, qu’elle ne s’aperçoit pas du passage. Ainsi fait Rabelais, si ce n’est qu’il s’élève rarement au sublime, et que fort souvent il descend au-dessous du familier, jusqu’au grotesque et au bas. Mais, dans cette gamme plus grossière, j’admire la même harmonie. Cette langue merveilleuse ne se guinde pas pour exprimer de hautes pensées ; et, de même qu’elle ne s’étonne point quand elle devient éloquente, elle ne croit pas déroger quand elle exprime des idées familières. Si je la regarde dans les parties de ce livre qui ont été inspirées par la Renaissance, que de nouveautés dans ces expressions si profondes et si générales, qui ouvrent comme des horizons infinis à l’esprit du lecteur ! quelle exactitude tout ensemble et, quel éclat ! Quelle noblesse et quelle liberté ! Les mots s’élèvent au niveau des choses on ne sent, dans le discours, ni l’effort pour orner ce qui ne doit pas être orné, ni l’embarras d’une langue rustique qui exprimerait gauchement des pensées polies.

Si je la regarde ensuite, soit dans les caractères que Rabelais a créés, soit dans tout ce qu’il conservé et perfectionne de ce don charmant du récit, aussi antique que notre France, je ne la trouve pas moins admirable. Telle en est la richesse, que, par une illusion très-facile à expliquer, nous croyons avoir dégénéré, sous ce rapport, de ceux que Pasquier appelle les pères de notre idiome 62. Il est vrai qu’il y a telles pensées populaires, telles vérités proverbiales, qui, exprimées en perfection dès la première fois ne peuvent pas être remaniées et remises pour ainsi dire au creuset. Les tours et les mots n’en sont pas perdus, si ce n’est pour les ignorants, dont la langue date toujours de la veille. Seulement ils sont hors de la circulation, et ils forment dans les langues comme une portion consacrée, qui ne peut ni être transformée, ni périr.

§ IV. Quel rang doit occuper Rabelais parmi les hommes de génie de notre pays.

Rabelais est-il au rang des hommes de génie ? Oui, s’il est vrai qu’il ait eu, dans les lettres, le don du génie, qui est d’exprimer des vérités générales dans un langage définitif ; oui, si l’on ne veut voir dans son ouvrage que ces créations qui sont des vérités générales sous la forme de personnages qui vivent, et qui ont un nom immortel parmi les hommes.

Mais s’il y a des rangs divers pour les hommes de génie, Rabelais ne doit pas être mis au premier.

De grands défauts l’en écartent aux yeux de quiconque ne sépare pas la supériorité intellectuelle de la supériorité morale, et ne veut pas reconnaître le beau là où il ne se montre pas toujours sous les traits de l’honnête.

C’est en premier lieu cette partie immonde de ses œuvres, que ne justifie même pas ce qui restait de grossièreté dans les mœurs de ce temps-là. Rabelais n’a pas la dignité du génie ni cette délicatesse non du prédicateur, mais du philosophe qui ne va pas au-delà de la nudité toujours sévère de la vérité philosophique. Il ne se borne pas à ce qui est ; il imagine et il crée dans la saleté. Rabelais tire la Vérité de son puits, et la prostitue aux yeux des passants.

En second lieu, il n’est pas bienfaisant ; il se joue de nos misères, et n’y propose jamais de remède. Ce rire éternel de Démocrite est insensé. Rabelais ne s’attache pas aux vérités qu’il rencontre, comme s’il n’en sentait pas le prix et qu’elles fussent plutôt l’effet du hasard qui les a jetées sous sa plume, que le fruit de ses réflexions. On regrette qu’il n’ait jamais, soit la volonté, soit la force de suivre une idée sérieuse. C’était le vœu de ses amis les réformés, tant qu’ils furent ses amis. Un écrivain du temps, Antoine Leroy, traduisait ainsi un distique de Théodore de Bèze, où celui-ci tâchait d’allécher Rabelais : par la gloire des écrits sérieux

Qui les serieux passe en ses discours joyeux,
Dis-moi quel Usera, devenant sérieux63.

Rabelais désappointa les protestants sur ce point comme sur d’autres. Il n’est guère de sujet dans lequel il n’ait vu ou indiqué la vérité qui était à dire ; mais comme si ce peu de sagesse le fatiguait, à peine sa raison commence-t-elle à s’intéresser à son objet, qu’il l’en détourne brusquement et, soit par une malice délibérée, soit par cet emportement qui lui est propre, il étouffe cette lueur sous un amas de folles imaginations. Un torrent de mots, souvent inintelligibles s’échappe de sa mémoire surchargée, qui semble se répandre tout entière sur le papier, sans l’intervention de sa volonté. Que reste-t-il ? La vérité ne périt pas on la retire de dessous cet entassement de paroles vaines, mais on n’en a pas grande reconnaissance à Rabelais.

Était-ce chez lui une folie feinte ? Peut-il y avoir tant d’emportement dans une composition calculée ? Était-il besoin de tout brouiller pour tout cacher ? Je croirais à ce calcul s’il n’y avait d’embrouillés et de confus que les endroits où la vérité pouvait être périlleuse à dire. Mais il est une explication plus naturelle, et par conséquent plus vraie. La raison de Rabelais a été admirable, mais son humeur a été plus forte que sa raison.

On a remarqué de tous les grands écrivains comiques, qu’ils ont eu l’humeur sérieuse triste et mélancolique. Cela était vrai de l’Arioste, contemporain de Rabelais, si gai dans son poëme si plaisant dans ses satires. Le trait le plus touchant du caractère de Molière, c’est le contraste du sérieux de son humeur et de la gaieté si franche de son esprit. Rabelais ne ressemble pas à ces grands hommes. Il était naturellement gai et bouffon ; il écrit comme il agit. On se souvient du joyeux frère novice de Fontenay-le-Comte. Que prouvent toutes ces anecdotes douteuses comme faits, sinon comme impressions populaires : la niche de saint François, l’usage des coups de poing donnés aux bacheliers nouvellement reçus, la promenade sous les fenêtres du chancelier Duprat, les poisons pour le roi et pour la reine, les trois ou quatre manières bouffonnes dont on le fait mourir ? que prouve cette renommée de mystificateur, sinon que l’humeur joyeuse qui déborde dans l’écrivain a été le caractère même de l’homme, et que Rabelais n’a guère moins ri lui-même qu’il n’a fait rire de ses écrits ? Ajoutez à cela le goût des ouvrages curieux et rares, et des monstruosités intellectuelles ; peut-être un grain de folie ; pourquoi n’oserais-je pas le dire ? peut-être une ivresse d’esprit qui n’a été quelquefois que l’ivresse du vin.

En effet, à la différence d’Horace qui buvait peu et à petits coups, et qui, tout en chantant le vin, fut souvent forcé de s’en tenir à l’eau, les éloges que Rabelais fait du Piot et de la Dive Bouteille sont d’un buveur effectif, et de l’homme qui déclarait mieux aimer boire frais que d’être papimane ou papefigue. « Je suys, dit-il au prologue du livre IV, moyennant un peu de pentagruelisme, sain et desgourt (dégourdi), prest à boire, si voulez. » Et au prologue du premier livre : « A la composition de ce livre seigneurial, je ne perdis ni employai onc ni plus aultre temps que celui qui estoit establi à prendre ma réfection corporelle, sçavoir, en buvant et mangeant. » Il n’écrivait pas seulement après boire, mais pendant boire ; et, dans sa réfection corporelle, boire vient avant manger. Ronsard le prit au mot dans cette épitaphe que j’ai rapportée :

Puis ivre, chantoit la louange
De son ami le bon Bacchus.

Rien, en effet, ne ressemble plus à l’abondance intarissable d’un homme aviné, que certains passages, en trop grand nombre, où Rabelais roule une multitude de mots forgés, parmi lesquels il balbutie quelques paroles d’or, d’une langue qui semble épaissie par le vin.

Quoi qu’il en soit, l’influence d’un tel esprit dut être grande sur les contemporains et sur les deux siècles qui ont suivi. Rabelais fit deux écoles. Les partisans de sa bouffonnerie, de sa verve burlesque, c’est-à-dire de ce qui n’est propre qu’à lui, se sont perdus en voulant l’imiter. Les partisans de son mépris des choses fortuites, c’est-à-dire de ce qui lui est commun avec le vieil esprit français, forment une suite de libres penseurs qui commence à Montaigne, et qu’a continuée de notre temps Paul-Louis Courier. Peu d’écrivains ont plus fait pour notre langue que Rabelais. Il y a versé une foule d’expressions et de tours qui sont demeurés. Mais l’autorité de son exemple n’a pu y maintenir un trop grand nombre de grécismes ou de latinismes qu’il y importa, soit qu’il eût été atteint de la pédanterie des érudits dont il s’est moqué, soit qu’il eût besoin de trois langues à la fois pour l’incroyable richesse de ses idées, folles ou sensées, qui débordaient notre idiome. Pourquoi Montaigne le range-t-il parmi les auteurs simplement plaisants ? A-t-il voulu dissimuler, sous ce jugement dédaigneux, tout ce qu’il a emprunté à Rabelais ?