(1897) Manifeste naturiste (Le Figaro) pp. 4-5
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(1897) Manifeste naturiste (Le Figaro) pp. 4-5

Variétés littéraires.
Un manifeste

Il paraît que le « dernier bateau » de la littérature, c’est le Naturisme.

L’équipage qui le monte a pris pour Capitaine M. Saint-Georges de Bouhélier et pour « patron » M. Émile Zola, l’un des pères du Naturalisme d’où l’on informe que le Naturisme est issu.

Où vont ces jeunes gens — ou plutôt où retournent-ils ? Ils le disent à la simplicité, à la clarté — à la nature. Ils sont contre Ibsen pour Zola, contre Nietzsche pour Diderot, et contre Wagner pour Jean-Jacques. Après les hallucinations et les névroses du symbolisme, il paraît que nous serions sur le point d’assister à une sorte de convalescence des esprits… Voilà un beau programme, et que nous ne pouvions refuser à M. Saint-Georges de Bouhélier la satisfaction d’exposer ici. Nous laissons donc, sans plus de commentaires, la parole au jeune chef des « naturistes » :

La jeunesse contemporaine, à laquelle répugnent si évidemment les institutions de la République, ne se trouve pas mieux satisfaite par tant de chimériques romances, d’allégories et de drames languissants dont Richard Wagner, Tolstoï et Ibsen nous ont peu à peu inspiré le goût, et qui menaçaient de détruire, chez nous, les dernières apparences de l’esprit national. L’emphase germanique ne nous séduit plus. Ce qui caractérise les jeunes hommes de vingt ans, c’est moins un charme de véhémence et de tendresse que leur culte du sol et des traditions. Ce sentiment n’a rien de surprenant. Je crois qu’il nous anime pour la plupart.

La résurrection des cultes nationaux n’est qu’un effet des nécessités historiques. Avec l’éducation donnée, depuis dix ans, à toutes les personnes françaises, avec cette sanguine énergie que nous ont transmise nos pères, comment pourrions-nous accueillir les poètes septentrionaux ? La puissance ethnique nous domine. Ce n’est pas en vain qu’une nation subit de telles guerres. La haine se communique de l’un à l’autre. Si des jeunes gens contemporains paraissent si avides de gloire et d’exploits, c’est que la violence de leurs pères, exaspérés par la déroute et par la période de l’insurrection, sut leur constituer, en effet, un extraordinaire caractère de frénésie intellectuelle.

C’est pourquoi, quelle que soit la tristesse de la guerre, et si fâcheuses principalement que purent être pour nous les défaites subies, je ne puis trop m’en désoler, tant est grand l’amour que m’inspirent les lettres, en considération des magnifiques profits que celles-ci en ont retirés. En effet, nul doute que les jeunes écrivains eussent tout à fait pris goût à ces jeux de rythme et de sentiment où se complaisaient nos aînés, si les aventures de la mort, de la déroute et de l’émeute n’avaient communiqué une tragique véhémence à nos âmes, élevées dans ces souvenirs. De pareilles catastrophes recréent un peuple. Tant de fêtes commémoratives qui formèrent nos spectacles d’enfant, les cérémonies régionales en l’honneur des « héros morts pour la patrie », une telle activité civique n’a pas été assurément sans accentuer le caractère de nos passions et sans en purifier l’objet.

Cette surabondante énergie dont nous sommes aujourd’hui si oppressés, si fiévreux, si brûlants, comment pourrions-nous la mettre en valeur quand la politique n’en nécessite plus ? En outre, il semble que la jeunesse contemporaine soit portée bien davantage à réclamer un dictateur quelconque qu’à se préoccuper des lois parlementaires ou des démagogues comme Jaurès. Cet état d’âme est assez général. On conçoit que la politique ne prête à un homme de talent qu’un emploi sans beauté, d’ailleurs tout à fait provisoire. Au contraire, la littérature (qui peut nous mettre en valeur) nous permet aussi les exploits auxquels nos facultés nous font prétendre. Il est également possible d’atteindre, grâce aux odes et aux drames, à une sorte de puissance morale qui confine à la dictature, comme Hugo, Wagner et Émile Zola en donnent l’exemple en ce siècle.

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Dans cette situation d’esprit, la jeunesse contemporaine que brûlent les plus violentes ardeurs, n’était guère préparée aux légendes, germaniques, et aux délicates chevaleries à l’aide desquelles les poètes précédents (Henri de Régnier, Maurice Maeterlinck) ont pris l’habitude de se célébrer et d’éclaircir leur position morale. Quand nous primes contact avec ces auteurs, leur talent ne nous toucha point. Au Pinde, à Amathonte, aux sonores forêts de Thuringe, comme nous préférons la Brie et la Beauce ! Il faudrait se débarrasser de cette pensée étrangère qui encombre encore notre esprit. Après le grand William Shakespeare, de qui les barbares tragédies bouleversèrent toutes nos conceptions de la Beauté vers le temps où les femmes se nommaient Corinne, Paméla — après Schopenhauer, si noir, si hypocondre, en compagnie duquel nous nous sommes souillés d’une épaisse tristesse, ce furent Wagner, Nietzsche et Ibsen qui nous tinrent dans une servitude spirituelle. Nous ne voulons plus la subir. Le triomphe de ces étrangers sur la littérature ethnique de nos pays nous semble plus terrible et mauvaise que l’invasion dos conquérantes armées allemandes. Leur pensée qui nous accapare défigure l’esprit de la race. Toutes nos déroutes militaires ne me paraissent pas aussi effrayantes que cette conquête intellectuelle où sont parvenus récemment, malgré Zola, malgré Barrès, malgré Bruneau et Gustave Charpentier, les dramaturges norvégiens et allemands.

Ah ! comme nous en avons souffert de cet esclavage moral où se sont soumis les littérateurs, qui naquirent vers la fin du régime impérial ! La mode nous imposa des romances, des odes, des allégories d’auteurs étrangers. Des personnes pourvues de talent eurent le dessein d’égaler ces grands hommes, et chacun vit, à ses travaux, qu’un Vincent d’Indy, par exemple, réussissait de ténébreux pastiches. Vous vous souvenez de cette période qui pèse encore trop lourdement sur nous. La chimérique mélancolie qui alanguissait les esprits aux environs de 1890, et depuis une dizaine d’années, les passe-temps où ils se plaisaient, aucune de leurs occupations ni des émotions dont ils s’ampoulaient, n’étaient susceptibles de convenir à de frémissants écrivains auxquels leurs pères ont su transmettre un peu de ces haines généreuses qui les animaient avec force pendant la guerre et après la Commune. Elsa, Kundry, Parsifal, comme vous nous parûtes déplaisants ! Et, en effet, l’antipathie que l’Allemagne et les étrangers inspirent à la masse populaire, nous la possédons également. Je pense que nous l’emploierons contre Ibsen, Wagner, Tolstoï.

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Cependant, une telle frénésie qui agite les hommes de vingt ans, à cause de leur éducation et par l’effet du profond tremblement dont fut marquée la terre française en 1870, à quoi pouvons-nous l’occuper ? Je souhaite que les événements en permettent le paisible emploi, de peur que ces jeunes hommes ne s’en créent à leur guise.

Pour nous, épris seulement des divines muses, nous fatiguerons notre énergie à chanter les exploits des hommes et à célébrer les fêtes du travail. Car de même qu’un J.-J. Rousseau conta les amours de Julie, dans le but unique de tromper son cœur et d’utiliser les flammes de sa passion, la plupart des auteurs ne composent des odes et des tragédies que par une sorte de subterfuge à l’aide duquel ils oublient leur fortune, les voluptés que leur refusent d’exquises amantes et les guerrières expéditions à quoi semblaient les destiner leurs mérites et leurs sentiments.

En conséquence, cette époque nous contente, bien qu’elle nous plairait davantage si des batailles la bouleversaient, si d’héroïques batailles en troublaient l’apathie. Cependant on peut discerner dans les poèmes de quelques jeunes auteurs un caractère de véhémence qui dénonce assez chez ceux-ci les généreuses fureurs dont ils sont animés.

Que l’on compare ces écrivains avec les délicieux dandys, de qui les esprits si confus ont paru naguère touchés, à la fois, par les grondantes tempêtes rythmiques que déchaîne l’orchestre de Wagner, et par tant de fades afféteries : à part Maurice Barrès, infiniment lucide, solide et frémissant, je ne pense point qu’on trouve dans cette stérile génération des hommes en qui tressaillent nos profondes énergies. Aussi n’est-ce point parmi eux que nous prétendons rencontrer nos maîtres.

Zola, Rodin, Claude Monet, voilà les grands artistes que fréquentent les hommes nouveaux. C’est une famille intellectuelle. Là survit l’esprit national. Ce sculpteur, ce peintre et ce romancier sont, en quelque sorte, dans ce temps, les extraordinaires descendants de cette race traditionnelle à laquelle ont appartenu Rabelais, Puget, Poussin, Denis Diderot, Balzac ! Ceux-ci conservent le culte classique de la nature et de l’homme.

Quand les qualités d’ordonnance qui forment la base du caractère français (cela apparaît assez dans notre architecture, la symétrie de nos jardins taillés et les lois de notre équilibre, auxquelles se sont toujours soumis nos grands écrivains classiques) ; quand ces qualités d’ordonnance semblaient tout à fait détruites, au contact de poètes allemands si incohérents dans leur frénésie, Zola en garda le goût, et ses romans en portent l’empreinte. Avec l’audace des conceptions, il possède d’une manière extrême le sentiment de l’harmonie. Bien qu’il nous ait, parfois, conviés à assister aux pires situations du monde, nous n’en conçûmes aucun dégoût, et si passionné qu’il pût être, il ne le fut jamais au point de perdre le sens des solides proportions dont nous ont pourvus les Latins.

Combien, aux homélies d’Ibsen, nous préférons la violente volupté, l’impudeur d’une rustique et robuste héroïne, la fresque ardente où se répandent les hautes foules que créa Zola ! Les puissantes statues de Rodin, en qui la sève des terres paraît frémir encore, malgré leur force compacte et sombre, la mystérieuse torpeur du marbre ou de l’airain, le Saint-Jean, le Baiser, les Bourgeois de Calais, voilà aussi de surprenants éducateurs ! Par l’entremise de ces figures nous ̃ avons connu que le monde terrestre nourrit des héros éternels, qu’ils songent, ceux-ci, ténébreusement, au flanc des montagnes et qu’il suffirait d’un grand homme afin d’en accoucher la terre. Claude Monet aussi nous instruit. Sur de miroitantes étendues, cet homme fit poudroyer, pour nous, les riches teintes des sites maritimes, l’eau sinueuse, la forêt, les saintes architectures, les prairies et de blanches collines.

D’ailleurs ces grands artistes ne contentèrent point tout à fait des hommes à qui la compagnie de Napoléon, des héros guerriers, des postes grecs et de Wagner, ont, malgré tout, communiqué un sens plus étendu de la beauté humaine. L’art prochain sera héroïque. Aussi, nous sommes-nous constitué une nouvelle conception du monde. C’est que cette ivresse militaire qui exultait naguère si fortement nos pères s’est transformée chez nous en une sorte de culte de la force, auquel personne ne pourra se soustraire. Nous glorifierons les héros. Nous les souhaitons naturels. L’amour que nous inspirent les statues de Rodin et les épopées de Zola garantit la véracité de ce désir. C’est un fait constant que les jeunes poètes sont passionnés d’énergies. Ils en possèdent de tumultueuses. Michel-Ange nous enthousiasme. Ce colossal créateur nous a violemment imposé un monde d’archanges, de géants et de dieux. Notre esprit s’est éclairci en présence d’un tel univers.

C’est donc dans ce sentiment que la plupart des juvéniles poètes sollicitent des révolutions. Il est vrai que nous réclamons l’occasion d’offrir à notre énergie un emploi plus naturel, où nous pourrions la dépenser magnifiquement. En attendant, nous créons des poèmes. Au lieu d’évoquer de charmantes amantes et de suaves seigneurs chimériques, nous chanterons les hautes fêtes de l’homme. Pour la splendeur de ce spectacle, les poètes convoqueront les plantes, les étoiles, les vents et les graves animaux. Une littérature naîtra qui glorifiera les marins, les laboureurs nés des entrailles du sol et les pasteurs qui habitent près des aigles. De nouveau, les poètes se mêleront aux tribus. Aux premières époques du monde, Hésiode fortifiait l’âme des laboureurs, et le chant qu’exhalait sa flûte les instruisit en contant leurs travaux. Ainsi, nous ne craindrons pas de participer aux luttes quotidiennes, de les décrire comme des exploits, de glorifier la paix de la patrie à l’égal des expéditions et des victoires qui lui soumirent tant de provinces.

Je ne désire pas insister sur l’esprit poétique qui anime les jeunes écrivains. Il semble qu’un culte nouveau soit près d’être installé. L’auteur de ces pages y a contribué de son mieux. Je crois que nous assisterons à la naissance d’un art extrêmement beau. Quand la paix règne sur la nation, nous ne pouvons qu’en décrire les délices, la joie auguste et le charme solennel. Dans la pensée de quelques jeunes poètes, les travaux quotidiens de l’homme paraissent mériter une consécration. De même que les exploits des rois, les actes ordinaires de la vie et tant de journaliers labeurs, auxquels se soumettent les pêcheurs, les boulangers et les bouviers, sont dignes de nos odes et de notre étude. Les hommes ne sont pas moins touchants pendant le repos et pendant la guerre.

Depuis deux ou trois mille ans, les littérateurs n’appellent le public que pour lui exposer des crimes, les plus tragiques conflits du monde, des aventures infiniment mélancoliques, sur quoi ils veulent nous attendrir jusqu’à nous arracher des larmes. C’est d’un art assez grossier. Mais à une époque de profond repos il faut de pacifiques poètes. Aussi le sommes-nous, en effet. La littérature à laquelle plusieurs jeunes auteurs se sont voués demeure infiniment violente ; resplendissante et heureuse. M. Michel Abadie en a donné, dans ses poèmes, de sonores et beaux modèles. Le charme de M. André Gide naît de ces mêmes sentiments. C’est un génie tendre et ardent d’une suavité passionnée. On connaît de M. Maurice Le Blond de grandes pages singulièrement pures. M. Paul Fort a écrit de clairs hymnes. Ainsi toute une jeunesse se lève dans un solennel frémissement.

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Réveil de l’esprit national, culte de la terre et des héros, consécration des civiques énergies, voilà donc les sentiments qui constituent à la jeunesse contemporaine un caractère si singulier, si inattendu et admirable. Puisse-t-elle tenir ses promesses afin que nous assistions au spectacle fortifiant d’une renaissance française !

Saint-Georges de Bouhélier.