(1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome II « Bibliotheque d’un homme de goût — Chapitre X. Des Livres nécessaires pour l’étude de la Langue Françoise. » pp. 270-314
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(1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome II « Bibliotheque d’un homme de goût — Chapitre X. Des Livres nécessaires pour l’étude de la Langue Françoise. » pp. 270-314

Chapitre X

Des Livres nécessaires pour l’étude de la Langue Françoise.

§. I.

Des Grammaires.

C’est un grand don de la Providence, selon la remarque judicieuse d’un philosophe, de pouvoir communiquer ses pensées, par la parole, & d’être en état d’exprimer ces paroles par certaines figures fixes. Ces figures que nous nommons Lettres, les Grecs les appelloient Gramma. C’est de ce mot qu’est venu celui de Grammaire, qui est l’Art de bien parler & de bien écrire.

De toutes les langues qu’on peut cultiver, celle de notre patrie mérite toujours la préférence. Il n’y a point de pays peut-être où l’on ait tant écrit sur la Grammaire de la nation qu’en France. Ce seroit perdre son tems, & risquer de s’ennuyer beaucoup, que d’entreprendre une lecture suivie de tous nos grammairiens. Bornez-vous donc aux principaux. Ceux qui se sont le plus distingués en ce genre sont M. M. Regnier Desmarais, Buffier, Girard, Restaut, de Vailli.

La Grammaire du premier parut à Paris en 1706. in-4 . Le nom de l’auteur prévint en faveur de l’ouvrage : mais on ne tarda pas à s’appercevoir que l’Abbé Regnier, quoique Secrétaire de l’Académie françoise, n’avoit point suivi le plan qui lui avoir été proposé plusieurs fois par cette Compagnie. Au lieu d’une méthode courte & facile, on fut fâché de ne voir qu’un ouvrage extrêmement prolixe. Il pouvoit bien être de quelque utilité aux savans ; mais il ne paroissoit guéres propre qu’à effrayer les commençans par la multitude de ses préceptes, de ses réfléxions & de ses remarques. On ne fut pas moins surpris, de ce que, malgré sa longueur, il n’y étoit rien dit de la syntaxe. L’auteur renvoyoit cette partie importante à un autre ouvrage qui n’a point paru. En un mot cette Grammaire, quoique semée de quantité d’observations utiles, ne répondit nullement à l’espérance que le public en avoit conçu. On critiqua l’auteur, on déprécia son ouvrage, & il est aujourd’hui assez peu consulté. C’est cependant une mine abondante où presque tous nos grammairiens ont puisé.

Un des plus ardens censeurs de la Grammaire de l’Abbé Regnier fut le Jésuite Buffier, qui avoit composé un livre de ce genre. Sa Grammaire Françoise lue à plusieurs reprises dans les Assemblées de l’Académie, fut soumise à son jugement & reçut de grands éloges, dès qu’elle vit le jour en 1708. C’est celle en effet qui a eu long-tems le plus de cours pour l’usage ordinaire, mais elle a été, ce semble, entraînée dans la chûte des Jésuites, quoiqu’elle méritât d’être conservée par l’esprit d’analyse qui y regne. La plûpart des Collèges s’étoient déjà décidés pour la Grammaire de M. Restaut, Avocat au Parlement. Cet auteur étoit un homme judicieux, instruit du génie & de la délicatesse de notre langue, & qui a sçu faire un très-bon usage des ouvrages les plus estimés sur cette matiere. Sa Grammaire est intitulée : Principes généraux & raisonnés de la Grammaire françoise, parce que c’est en effet un bon choix de préceptes développés avec méthode & avec justesse. La forme qu’il a prise par demandes & par réponses n’est point agréable, & c’est en partie ce qui a donné cours à des livres plus récens.

Il y a beaucoup moins d’ordre, mais beaucoup plus d’esprit & de finesse dans les Principes de la langue françoise, par l’Abbé Girard, in-12. Deux vol. 1747. Le fond de l’ouvrage est bon, mais il n’est pas bien fait. L’auteur subtilise trop sur la théorie du langage, & ne cherche pas assez à en exposer clairement & nettement la pratique. Il n’écrit point d’une maniere convenable à son sujet. Il affecte ridiculement d’employer des tours & des phrases qu’on souffriroit à peine dans ces Romans bourgeois & familiers dont nous sommes rassasiés. Son livres, quoique rempli de vues neuves & originales, a été abandonné, parce qu’il s’écarte trop de la méthode & du langage ordinaires.

M. l’Abbé de Wailli, auteur de la meilleure Grammaire françoise que nous connoissions, n’est tombé dans aucun des défauts de l’Abbé Girard. Son ouvrage renférme des préceptes solides & clairement exposés. Il parut pour la premiere fois en 1754. in-12. sous le titre de Principes généraux & particuliers de la Grammaire françoise, & il a été réimprimé depuis avec des corrections en 1763. & 1766. On l’a adopté dans plusieurs collèges de la capitale ; il méritoit cette distinction.

Mais si vous deviez vous contenter d’un seul ouvrage sur la langue, je vous conseillerois le Dictionnaire grammatical de la langue françoise, où l’on trouve rangées par ordre alphabétique toutes les regles de l’orthographe, de la prononciation, de la prosodie, du régime & de la construction, &c. & les mêmes regles appliquées à chacun des mots. De plus, les remarques & observations des plus habiles Grammairiens : ouvrage très-utile aux jeunes gens, aux étrangers & aux habitans des différentes provinces du Royaume, en deux vol. in-8°. , à Paris, chez Vincent 1768. Cet ouvrage remplit son titre. Il est très-bien fait, & c’est un des meilleurs Dictionnaires qu’on ait donné dans ce dernier tems. L’auteur a le mérite d’avoir réduit toute la Grammaire en articles courts & en principes clairs & sensibles. Il en arrange les regles dans la méthode la plus commode. Ce qui rend cet ouvrage précieux aux provinciaux, c’est qu’on fixe la prononciation en substituant aux caractères romains de l’orthographe les caractères italiques qui rendent les mots tels qu’on doit les prononcer. Comme l’auteur (l’Abbé Feraud de Marseille) n’est pas né à Paris, il n’est pas étonnant que ses observations ne soient pas toujours justes ; mais il n’a rien oublié pour rendre son Dictionnaire complet en son genre, & pour qu’il fût imprimé correctement.

Je terminerai cet article par où j’aurois dû le commencer ; par la Grammaire générale & raisonnée que Claude Lancelot donna en 1664. Sous le nom du Sieur Trigny. Cet ouvrage, auquel l’illustre Docteur Arnaud a eu beaucoup de part, contient d’une maniere nette & précise les fondemens de l’art de parler. On y voit les raisons de ce qui est commun à toutes les langues ; on y fait sentir les principales différences qui s’y rencontrent. Les meilleurs critiques avouent qu’il n’y a rien dans les anciens Grammairiens, ni dans les nouveaux, où il y ait tant de jugement & de solidité. Un autre avantage de ce petit livre, c’est qu’il fait en particulier beaucoup d’honneur à notre langue, sur laquelle l’auteur fait des remarques aussi utiles que sensées, pour jetter les fondemens les plus solides & les plus durables du véritable art de parler. M. Duclos, Secrétaire de l’Académie françoise, en a donné une nouvelle édition en 1756. in-12. avec des remarques, où regne une métaphysique sensible, qui est la clef de toutes les langues. Il étoit digne d’un homme qui écrit aussi bien, d’apprendre aux jeunes auteurs comment on pourroit écrire avec justesse.

§. II.

Des Livres sur l’Orthographe, la Prosodie, les Synonymes, les Tropes.

IL y a deux orthographes dans la langue françoise, suivant M. Restaut ; l’orthographe de principes ; & celle d’usage. Par la premiere, il entend celle qui est fondée sur les principes mêmes de la langue, & dont on peut donner des regles générales, comme l’orthographe des différentes terminaisons des noms par rapport aux genres & aux nombres & des verbes par rapport aux tems & aux personnes. Il ne croit pas qu’il soit possible d’apprendre cette orthographe, & de la posséder parfaitement que par une étude particuliére de la Grammaire françoise.

Par l’orthographe d’usage, il entend celle dont on ne peut guéres donner de regles générales ; & suivant laquelle les syllabes des mots s’écrivent d’une maniere plûtôt que d’une autre, sans autre raison que celle de l’usage ou de l’étymologie.

M. Restaut n’a pas perdu de vue cette division dans l’édition qu’il nous a donnée de l’excellent Traité de l’orthographe françoise en forme de Dictionnaire, enrichi de notes critiques, & de remarques sur l’étymologie & le genre des mots, la conjugaison des verbes irréguliers, & les variations des auteurs, par Charles le Roi. On croiroit en lisant ce bon ouvrage, imprimé à Poitiers in-8°. 1739., que c’est le fruit de longues méditations d’un grammairien de profession ; mais d’un grammairien de goût aussi familiarisé avec nos Académiciens, que versé dans la lecture de nos meilleurs écrivains. L’auteur cependant n’avoit point d’autre profession que celle de Prote, ou de Directeur de l’Imprimerie même, d’où son livre est sorti. Ce Dictionnaire est précédé d’une préface où M. le Roi détermine avec autant de précision que de justesse l’usage des accens & la propriété des lettres. Ces remarques appuyées dans les dernieres éditions des réfléxions de M. Restaut, peuvent être regardées comme des décisions quoiqu’il les propose avec la modestie d’un homme qui ne donneroit que des conjectures. On voit qu’il avoit-lu avec soin, & médité avec application tous ceux qui avoient fait avant lui des Grammaires françoises, des Dictionnaires, & des observations critiques sur notre langue. On doit lui savoir gré d’un travail fort épineux en lui-même, mais dont il ne peut manquer de revenir beaucoup d’utilité à ceux qui voudront en profiter.

On n’a pas moins d’obligation à l’auteur des Principes généraux & raisonnés de l’Ortographe françoise, avec des remarques sur la prononciation, Paris 1762. in-8°. L’auteur (M. Douchet) Avocat en Parlement, successeur de M. du Marsais dans la partie grammaticale du Dictionnaire encyclopédique, continua le travail de ce grammairien avec le succès d’un homme profondément versé dans la matiere. Ce fut un heureux augure pour son livre, auquel le public fit un accueil très-favorable. M. Douchet définit d’abord l’orthographe. C’est, suivant lui, la partie de la Grammaire qui traite de la parole écrite. “La parole écrite est l’image de la parole prononcée. Pour donner à cette image toute la ressemblance dont elle est susceptible, l’orthographe employe six sortes de caractères.” C’est l’exposition, l’analyse, & la discussion de ces caractères qui font l’objet de son livre ; c’est l’histoire de l’état actuel de la langue écrite qu’il y présente. L’auteur s’éloigne quelquefois des sentimens de nos meilleurs maîtres, mais c’est avec tous les égards qu’on leur doit. S’il contredit leurs principes, c’est toujours modestement qu’il propose ou qu’il établit les siens. D’ailleurs, il s’énonce par-tout avec tant de précision, de netteté, de pureté même & de clarté, qu’il est à la fois à la mesure des lecteurs les plus exercés dans les discussions de l’art grammatical, & à la portée de tous les autres.

Il est louable de savoir bien écrire sa propre langue ; mais il ne l’est pas moins, ce semble, de la bien prononcer ; & c’est ce qu’on rencontre difficilement sur-tout en Province. Malgré l’excellent Traité de la Prosodie françoise, donné par M. l’Abbé d’Olivet, bien des gens ignorent encore si notre langue a une prosodie. Plusieurs observent, en prononçant, les breves & les longues, mais sans trop savoir pourquoi, n’étant guidés que par l’habitude. D’autres, qui n’ont pas eu les mêmes secours dans leur éducation, font en ce genre les fautes les plus grossieres. M. d’Olivet a rendu un service inestimable au public en consacrant ses talens & ses veilles à un travail utile, mais pénible & ingrat. Tous ceux qui parlent en public doivent étudier son traité de la prosodie ; c’est un livre classique. Il faut donner la préférence aux dernieres éditions revues par l’auteur.

Dans toutes les langues, il se trouve plusieurs expressions qui représentent une même idée principale ; mais dont chacune ajoute quelques idées accessoires. Cette ressemblance, quoique imparfaite, trompe ceux qui ne se donnent pas la peine de réfléchir. Ils prennent pour synonymes des mots qui ne le sont nullement. C’est pour les guider dans leur incertitude que l’Abbé Girard donna en 1736. Ses Synonymes françois, leurs différentes significations, & le choix qu’il en faut faire pour parler avec justesse. Il montre qu’il n’y a point de parfaits synonimes dans la langue françoise. Il découvre à ses lecteurs toutes les finesses de notre langue, & il les emploie lui-même avec beaucoup d’art. En général ses remarques sont bien fondées, & la plûpart de ses exemples sont heureusement choisis, à quelques-uns près qu’il n’auroit pas dû prendre dans les choses de galanterie. Ses définitions, fur-tout, paroissent fort justes. Quelques-unes peut-être sont trop subtiles, d’autres en petit nombre, sembleront un peu arbitraires ; mais la plûpart sont également simples & naturelles. Aussi M. de Voltaire a dit que ce Livre sublisteroit autant que la langue & serviroit même à la faire subsister. Mr. Bautzée en a donné une nouvelle édition considérablement augmentée en deux vol. in-8°. Tous les articles qu’il y a fait entrer ne sont pas de lui ; mais on ne peut que le remercier & de ce qu’il a écrit d’après lui-même, & de ce qu’il a puisé chez les autres.

A côté des synonymes françois, il faut mettre le Traité des tropes, ou des différens sens dans lesquels un même mot peut être pris dans une même langue, par du Marsais. L’auteur expose d’abord dans cet ouvrage, à peu-près comme il a fait depuis dans l’Encyclopédie, au mot figure, ce qui constitue en général le style figuré, & montre combien ce style est ordinaire, non-seulement dans les écrits, mais dans la conversation même. Il fait sentir ce qui distingue les figures des pensées communes à toutes les langues, d’avec les figures de mots, qui sont particuliéres à chacune, & qu’on appelle proprement tropes. Il détaille l’usage des tropes dans le discours, & les abus qu’on peut en faire. Il fait sentir les avantages qu’il y auroit à distinguer dans les Dictionnaires latins-françois le sens propre de chaque mot d’avec le sens figuré qu’il peut recevoir. Il explique la subordination des tropes ou les différentes classes ausquelles on peut les réduite, & les différens noms qu’on leur a donnés. Enfin pour rendre son ouvrage complet, il traite encore des autres sens dont un même mot est susceptible, outre le sens figuré ; comme le sens adjectif ou substantif, déterminé ou indéterminé, actif, passif ou neutre, absolu ou rélatif, collectif ou distributif, composé ou divisé & ainsi des autres. Les observations & les regles sont appuyées par-tout d’exemples frappans, & d’une logique dont la clarté & la précision ne laissent rien à désirer. Tout mérite d’être lu dans ce traité, dit Mr. d’Alembert, jusqu’à l’errata qui contient des réfléxions sur notre ortographe, sur ses bizarreries, ses inconséquences & ses variations. On voit dans ses réfléxions un écrivain judicieux, également éloigné de respecter superstitieusement l’usage, & de le heurter en tout par une réforme impraticable.

Les Tropes de du Marsais & les Synonymes de l’Abbé Girard, n’ont presque rien de commun avec le Dictionnaire des Synonymes françois, par le P. de Livoi, Barnabite, à Paris, chez Saillant 1767. in-8°. Ce Dictionnaire rentre un peu dans celui des Epithètes françoises, publié en 1759. in-8°, par le P. Daire Célestin, puisqu’un Dictionnaire d’épithètes n’est proprement, dit l’auteur des affiches de province, qu’un Dictionnaire de synonymes renversé ; mais l’ouvrage du Barnabite est bien supérieur au lexique de Lyon. Il peut être fort utile non-seulement aux étrangers, mais encore à tous ceux qui composent, & particuliérement aux Poëtes. Cependant l’objet d’un Dictionnaire de synonymes françois, n’étant point de donner l’intelligence des vieux livres écrits en cette langue, mais d’indiquer l’usage des mots en usage, l’auteur n’auroit pas dû le grossir inutilement de quantité de termes surannés, & sur-tout de mots de patois, dont on peut user avec le peuple dans les pays où ils ont cours, mais qu’on ne doit jamais écrire, au moins dans un ouvrage poli. J’y ai remarqué de plus quelques méprises. Un livre fait pour apprendre l’usage des termes, ne doit adopter ni autoriser des mots pris abusivement. Il y a beaucoup de mots dont on ne donne point les différentes acceptions. Enfin l’idée de l’ouvrage est bonne ; mais il auroit pu être mieux exécuté.

§. III.

Des dictionnaires De la Langue Françoise.

LE public a été inondé de Dictionnaires sur la langue : dans cette foule, il y en a bien peu de bons. Le premier qui mérita quelque attention fut celui de Pierre Richelet ; il le publia à Genève en 1680. in-4°. sous ce titre : Dictionnaire françois, contenant l’explication des mots, plusieurs nouvelles remarques sur la Langue françoise, ses expressions propres, figurées & burlesques, la prononciation des mots les plus difficiles, le genre des noms, le régime des verbes avec les termes les plus connus des arts & des sciences : le tout tiré de l’usage & des bons auteurs de la langue françoise. Outre les mots & les choses, l’auteur y a renfermé des remarques diverses sur notre langue ; mais la plûpart manquent de justesse. Il y rapporte aussi avec assez d’exactitude les expressions propres & figurées. On désireroit seulement qu’il eût montré plus de finesse en les distinguant. L’auteur avoit beaucoup profité des lumieres de M. M. d’Ablancourt & Patru dont il avoit eu l’amitié, & de celles de l’Académie que l’Abbé d’Aubignac avoit établie, & où il avoit été admis en 1665. ; mais ces lumieres n’étoient que des foibles lueurs. On lui reproche, avec raison, les licences qu’il s’est données dans son Dictionnaire. Cet ouvrage passa dans l’esprit de bien des personnes sensées, pour un livre satyrique & contraire aux bonnes mœurs.

Ces deux défauts ont été corrigés dans l’édition que l’infatigable Abbé Goujet en donna en 1757. en trois vol. in-fol. Le même écrivain publia un abrégé de ce volumineux Dictionnaire en un volume in-8°. qui est entre les mains de tout le monde.

Le Dictionnaire de Furetiere, moins mauvais que celui de Richelet, ne parut pas pourtant un ouvrage parfait, lorsqu’il vit le jour en 1690. en trois vol. in-4°. “C’est, suivant M. Goujet, un riche trésor où l’on trouve presque tout ce que l’on peut désirer pour l’intelligence de notre langue. On y démêle les différentes propriétés, & les diverses significations des mots. Tout y paroît développé avec tant d’ordre & de clarté, que cet ouvrage est très-propre à instruire ceux qui savent le moins & à satisfaire les savans mêmes.” Cet éloge doit recevoir beaucoup de restrictions. Il est vrai que lorsqu’il parut pour la premiere fois, c’étoit ce qu’on avoit vu de mieux en ce genre ; mais nous avons aujourdhui des Dictionnaires & plus étendus & mieux exécutés. On sçait que cet ouvrage procura des chagrins à son auteur. L’Académie françoise prétendit que Furetiere avoit profité des cahiers manuscrits du Dictionnaire, auquel cette Compagnie travailloit, pour composer le sien. Furetiere se justifia dans des factums ; mais il ajouta aux raisons, les injures. Il se livra dans quelques écrits en vers & en prose, à tout son ressentiment contre l’Académie en général, & contre plusieurs de ses Membres en particulier ; & il mourut en 1688. sans avoir vu la fin de ce procès. Toutes les piéces qu’il enfanta durant le cours de cette querelle, furent réunies en 1694. en deux volumes in-12. L’Académie ne fit aucune réponse en son nom. Elle n’opposa à Furetiere que la modération & le silence. Il ne parut même contre le premier qu’une épigramme de la Fontaine, auquel Furetiere répliqua d’une maniere outrageante.

Le Dictionnaire de Furetiere fut le fond sur lequel on bâtit le grand Dictionnaire de Trévoux qu’on annonça comme un ouvrage universel fait sur un plan nouveau, contenant tous les mots françois, tant anciens que modernes, & les termes des arts & des sciences, 1704. , trois volumes in-fol., & porté ensuite jusqu’à sept volumes du même format.

Quand ce Dictionnaire parut, disent les auteurs du Grand Vocabulaire, la nation l’accueillit, sans doute, à cause de l’universalité qu’il paroissoit embrasser. Son titre fit sa vogue & sa fortune. On le crut dictionnaire universel, & il ne l’étoit pas, comme il ne l’est pas encore ; après les corrections & les augmentations considérables & souvent peu judicieuses qui se trouvent dans la huitiéme & derniere édition. Nous avons un grand nombre de mots connus, dont il ne fait aucune mention. Les mots qui ont rapport aux sciences, & sur-tout aux arts & aux métiers, ne sont ni clairement définis, ni suffisamment développés. L’histoire, de l’aveu même des éditeurs, y est totalement négligée ; on n’y parle d’aucun de ces faits qui piquent la curiosité, ou qui instruisent sur les mœurs des différens siécles ; on n’y fait connoître aucun de ces hommes fameux qui ont bien mérité des Lettres ou de la patrie, ou dont les vices & les passions ont été funestes aux Empires & à l’humanité. Comment la Géographie y est-elle traitée ? C’est souvent une dissertation fastidieuse sur l’étimologie du nom d’un hameau, tandis que l’on n’y dit rien d’une ville considérable située dans le voisinage. On n’y fait presque jamais connoître les mœurs, la religion, les loix, le commerce des peuples, ni les productions des pays qu’ils habitent, quoique toutes ces choses entrent essentiellement dans la définition de certains articles de géographie. L’histoire naturelle de l’homme, celle des animaux, & particuliérement la connoissance, l’usage & la vertu des plantes & des minéraux, devoient être traités avec soin dans un Dictionnaire qui s’arroge le titre d’universel. Celui de Trévoux n’a sur ces matieres intéressantes qu’une nomenclature incomplette. En le comparant sur ce point avec le grand vocabulaire françois, on pourra juger de ces omissions.

Un Dictionnaire universel devroit être un code de littérature & de belles-lettres ; celui de Trévoux, plus occupé à copier les phrases de nos bons auteurs, qu’à recueillir & à exposer les principes & les préceptes de la nature & de l’art, n’enseigne presque rien sur des objets si intéressans. C’est ce qu’on remarquera à tous les articles qui ont rapport à l’éloquence, à la poésie, & aux différens styles qu’exigent les différens genres d’écrire. On n’y trouve aucune regle pour la bonne prononciation, ni pour la quantité prosodique des syllabes. Ce point étoit cependant essentiel dans un livre fait pour apprendre l’usage de la langue, & pour montrer l’emploi des mots qui la composent. Cette seule omission doit être une source d’erreurs pour les étrangers, & pour la-plûpart des nationaux qui, n’étant point à portée de connoître les loix ou les caprices de l’usage, prononcent les mots comme ils les trouvent écrits. Ce Dictionnaire, dit universel, n’indique point les nuances fines & délicates qui différencient un même mot placé différemment, ou plusieurs mots crus synonymes. On n’y voit point cette gradation philosophique qui fait appercevoir d’un coup d’œil l’origine, la filiation, les sens différens, la vraie valeur, & le meilleur emploi d’un mot pris séparément ou réuni avec d’autres. On n’y dit que très-peu de chose sur le régime des verbes, sur la maniere de conjuguer ceux qui sont irréguliers & sur quantité d’autres détails de grammaire, dont la connoissance est indispensable pour écrire & pour parler avec pureté.

Outre tant d’omissions, on peut encore se plaindre avec fondement de l’ambiguité, de l’obscurité même, & sur-tout de l’insuffisance & de l’inexactitude de la plûpart des définitions. Le principal & le seul mérite de ce livre, si ce n’est pas un vice, est d’avoir accumulé une foule d’exemples tirés d’auteurs connus ; mais ces exemples ainsi entassés, fatiguent bien plus le lecteur qu’ils ne l’instruisent. Des phrases composées exprès pour rendre sensible toute l’énergie d’un mot, & pour marquer de quelle maniere il doit être employé, donnent une idée plus nette & plus précise de la juste étendue de sa signification, que des phrases tirées de nos bons auteurs, qui n’ont pas eu ordinairement de pareilles vues en écrivant.

Ce sont tous ces défauts du Dictionnaire de Trévoux qui ont fait naître l’idée du Grand Vocabulaire françois, contenant l’explication de chaque mot considéré dans ses diverses acceptions grammaticales, propres, figurées, synonimes & relatives ; les loix de l’orthographe, celles de la prosodie ou prononciation, tant familiere qu’oratoire ; les principes généraux & particuliers de la Grammaire ; les regles de la versification, & généralement tout ce qui a rapport à l’éloquence & à la poésie ; la géographie ancienne & moderne ; le blason, ou l’art heraldique ; la mythologie ; l’histoire naturelle des animaux, des plantes & des minéraux ; l’exposé des dogmes de la Religion & des faits principaux de l’histoire sacrée, ecclésiastique & profane ; des détails raisonnés & philosophiques sur l’œconomie, le commerce, la marine, la politique, la jurisprudence civile, canonique & bénéficiale ; l’anatomie, la médecine, la chirurgie, la chymie, la physique, les mathématiques, la musique, la peinture, la sculpture, la gravure, l’architecture, &c. &c., par une société de gens de lettres, en dix-neuf ou vingt volumes in-4°.

Ce qui distingue ce grand ouvrage de tous ceux que nous avons en ce genre, c’est qu’il renferme généralement tous les mots usités de la langue françoise, & la plûpart de ceux du vieux langage. Chaque mot y est d’abord suivi de son qualificatif, de la signification latine & même de son étymologie, lorsque celle-ci mérite la peine d’être indiquée. On présente ensuite le mot sous tous les sens différens, & avec toutes les acceptions diverses dont il peut être susceptible. On donne pour tous les sens une définition courte & précise, suivie d’un exemple relatif au sens expliqué, & une exposition plus détaillée, lorsque la matiere le demande. Voilà la partie la mieux traitée de ce Dictionnaire, les autres sont quelquefois négligées. On s’est plaint aussi que les auteurs pour rendre leur ouvrage volumineux, multiplioient trop les alinea, n’employoient aucune abréviation & finissoient le volume exactement à la fix centiéme page ; ce qui rend la recherche des mots bien plus difficile. Un Académicien de Rouen y a relevé un grand nombre de méprises ; mais l’amertume de ses critiques & l’air de passion qu’elles respirent ont diminué la force & le prix de ses meilleures remarques.

J’ai réservé pour le dernier article celui de tous les ouvrages sur la langue, que j’estime le plus. C’est le Dictionnaire de l’Académie françoise, dont la quatriéme édition a paru en 1762. en deux vol. in-fol. Cette Compagnie s’est occupée, depuis son établissement, de ce Dictionnaire, & l’on peut dire qu’il a pour auteurs les Poëtes, les Orateurs & la plûpart des Ecrivains célébres du XVII. & XVIIIe siécles. L’Académie a toujours cru qu’elle devoit se restreindre à la langue commune, telle qu’on la parle dans le monde, & telle que nos Poëtes & nos Orateurs l’emploient. Ainsi l’on n’a point fait entrer dans le Dictionnaire tous les mots dont on ne se sert plus, & qu’on ne trouve aujourdhui que dans les auteurs qui ont écrit avant la fin du XVIme. siécle. On a cru devoir admettre dans la nouvelle édition les termes élémentaires des sciences, des arts & même ceux des métiers, qu’un homme de lettres est dans le cas de trouver dans des ouvrages où l’on ne traite pas expressément des matieres ausquelles ces termes appartiennent. On n’a point négligé de rapporter le sens métaphysique que certains mots reçoivent quelquefois en vertu d’un usage établi ; mais on n’a pas fait mention des sens figurés que les Poëtes & les Orateurs donnent à plusieurs termes, & qui ne sont point autorisés par un usage reçu. Ces sortes de figures appartiennent à ceux qui les hazardent, & non pas à la langue. On n’y expose point non plus les significations rélatives & les nuances de certains mots appéllés synonymes. On n’y trouve point de regles détaillées sur la Grammaire, sur la prononciation, & sur la quantité prosodique des syllabes. Son unique objet est de fixer & de déterminer le vrai sens & la vraie signification des mots de la langue les plus usités. Ses définitions sont justes, claires & précises. C’est à cet égard un chef-d’œuvre.

§ IV.

Observations sur la langue.

Pour bien parler une langue, il ne suffit pas de consulter les Dictionnaires, il faut lire les différentes observations que les bons écrivains ont publiées. Celui qui se signala le premier en ce genre fut Vaugelas, dont les Remarques sur la Langue françoise, publiées en 1647. in-4°., ont eu beaucoup plus de réputation qu’elles n’en méritent. Quand on considére une grande partie des difficultés que cet auteur avoit entrepris de résoudre, on n’en trouve guéres qui puissent arrêter aujourdhui un François instruit de sa langue. On est étonné de voir dans quels embarras l’Académicien paroît quelquefois se jetter pour l’examen d’un mot ou d’une locution sur lesquels il ne reste point à présent le moindre doute. Son ouvrage, d’ailleurs, n’a pas toute la perfection qu’il pouvoit avoir ; & je ne suis pas surpris que le P. Bouhours y ait trouvé des défauts. Il avouoit, par exemple, que l’auteur avoit approuvé plusieurs expressions qui avoient vieilli ; qu’il en avoit condamné d’autres qui s’étoient introduites, & que nos meilleurs écrivains emploient. Il pensoit même qu’un excès de délicatesse & le caprice peut-être, avoit quelquefois conduit la plume de l’Académicien.

Le Jésuite qui fait cette critique a lui-même écrit beaucoup sur la langue. Le second de ses Entretiens d’Ariste & d’Eugene, imprimés en 1671., n’est consacré qu’à cet objet. Mais ses remarques ne sont pas toujours judicieuses, comme le prouva Barbier d’Aucour dans sa critique aussi sévére qu’ingénieuse, intitulée : Sentimens de Cleanthe sur les Entretiens d’Ariste & d’Eugene. Ces entretiens avoient été extrêmement goûtés, malgré le style maniéré de l’auteur ; mais après la lecture de la critique, ceux qui avoient été le plus favorables à cet ouvrage, rabbatirent bien de l’opinion trop avantageuse qu’ils en avoient conçue. Tout le monde jugea avec le conseur que l’auteur des Entretiens avoit eu beaucoup plus de soin des paroles que des choses ; & un plaisant dit à cette occasion, qu’il ne manquoit au Pere Bouhours pour écrire parfaitement que de savoir penser. Mais s’il ignoroit l’art de penser, il apprit du moins à bien des gens à parler purement. Nous avons de lui, outre ses Entretiens, 1°. des Doutes sur la Langue françoise, proposés à M. M. de l’Académie, par un prétendu Gentilhomme de Province, qu’il fit imprimer en 1674. in-12. ; 2°. des Remarques sur la Langue françoise, qu’il donna en 1675., & dont il publia une suite en 1692. Les Doutes furent très-bien accueillis. Ménage dit en parlant de ce livre, qu’un homme qui doutoit si raisonnablement, étoit très-capable de décider. Aussi le P. Bouhours décide-t-il en effet plus souvent dans cet ouvrage, qu’il ne propose. Il censure même plus ordinairement, qu’il ne demande des avis. Il ne montre pas seulement de fautes ; il les corrige. La critique qui regne dans les Remarques est moins vive que dans le livre des Doutes. Mais trop souvent encore, il fait des écarts pour attaquer différens auteurs, sans que ces attaques puissent être utiles à la perfection de notre langue. Il les juge toujours avec la modestie d’un Jésuite. Le ton d’autorité qu’il prend dans tous ses Livres, les censures qu’il se permet contre les meilleurs écrivains lui firent beaucoup d’ennemis. Lorsque sa traduction du nouveau Testament parut, on ne l’épargna point. Il se plaignit à Boileau de quelques brochures lancées contre cette version. Je sais d’où elles partent, ajouta-t’il, je connois mes ennemis ; je saurai me venger d’eux. Gardez-vous en bien, mon pere, lui répondit Despreaux ; ce seroit alors qu’ils auroient raison de dire que vous n’avez pas entendu le sens de votre original, qui ne prêche par-tout que le pardon des ennemis.

Nous avons eu dans ce siécle un homme qui avoit hérité du caractère critique & du ton despotique du Pere Bouhours ; c’est l’Abbé Desfontaines. Mais on doit lui pardonner l’aigreur de sa censure en considération des services qu’il a rendus à la langue. On sçait que le ridicule utile que son Dictionnaire néologique a jetté sur certains ouvrages modernes, remplis d’expressions vicieuses & de phrases vuides & alambiquées, a produit en partie le même effet sur le Parnasse, que la comédie des Précieuses ridicules produisit autrefois à la Cour. Nos beaux esprits commençoient à s’imaginer, que pour bien écrire, il falloit copier la langue de nos auteurs de ruelles ; ils ont même voulu les surpasser. Delà, outre les mots nouveaux inventés sans besoin, les façons de parler extravagantes, & quelquefois incompréhensibles. Ce nouveau genre de pédantisme a été poussé si loin qu’un livre, comme le Dictionnaire néologique étoit en quelque sorte nécessaire dans ce siécle. Il n’étoit pas question de prouver sérieusement que le style des néologiques est vicieux ; cela n’auroit servi de rien. Il falloit le rendre ridicule & méprisable ; & c’est ce que l’Abbé Desfontaines a fait avec succès. Son livre a été plusieurs fois réimprimé. L’édition de Hollande est augmentée de plus de deux cens articles, & de plusieurs piéces ingénieuses, mais trop satyriques, quoiqu’elles tendent toutes au même but, de ridiculiser le langage précieux & affecté. On y trouve de la bonne & de la fine plaisanterie dans le goût du Lucien, mais des traits assurément trop piquans.

Il seroit à souhaiter pourtant que cet ouvrage fût réimprimé avec des additions, & l’on auroit une récolte très-abondante à faire dans les écrits modernes. “Le mot de vis-à-vis (dit M. de Voltaire dans une Lettre à M. l’Abbé d’Olivet) qui est très-rarement juste & jamais noble, inonde aujourdhui nos livres, & la Cour & le Barreau & la société ; car dès qu’une expression vicieuse s’introduit, la foule s’en empare. Dites-moi, ajoute ce célébre écrivain, si Racine a persiflé Boileau ? Si Bossuet a persiflé Pascal ? Et si l’un & l’autre ont mistifié la Fontaine, en abusant quelquefois de sa simplicité ? Avez-vous jamais dit que Ciceron écrivoit au parfait ; que la coupe des tragédies de Racine étoit heureuse ? On va jusqu’à imprimer que les Princes sont quelquefois mal éduqués. Il paroît que ceux qui parlent ainsi, ont reçu eux-mêmes une fort mauvaise éducation. Quand Bossuet, Fénélon, Pelisson, vouloient exprimer qu’on suivoit ses anciennes idées, ses projets, ses engagemens, qu’on travailloit sur un plan proposé, qu’on remplissoit ses promesses, qu’on reprenoit une affaire, &c. ; ils ne disoient point j’ai suivi mes erremens, j’ai travaillé sur mes erremens ; & aujourdhui, je vois que, dans les discours les plus graves, le Roi a suivi ses derniers erremens vis-à-vis des rentiers. Le style barbare des anciennes formules commence à se glisser dans les papiers publics. On imprime que Sa Majesté auroit reconnu qu’une telle Province auroit été endommagée par des inondations. En un mot, Monsieur, la langue paroît s’altérer tous les jours ; mais le style se corrompt bien davantage. On prodigue les images, & les tours de la poésie, en physique ; on parle d’anatomie en style empoulé ; on se pique d’employer des expressions qui étonnent, parce qu’elles ne conviennent point aux pensées.”

Cependant M. de V. en censurant les défauts des écrivains de nos jours, ne condamne pas tous les mots nouveaux qu’ils emploient. Il ne blâme que ceux qui sont affectés, qui ont un certain air précieux, qui énervent le langage, ou qui sont employés dans des significations abusives. Ce seroit, en effet très-mal raisonner, dit M. l’Abbé de St. Pierre, que de dire, voilà un mot nouveau ; donc on ne doit pas s’en servir ; car s’il est commode ; s’il est dans l’analogie de la langue ; s’il abrége le discours ; s’il fait entendre plus nettement & plus précisément la pensée de celui qui parle, je ne vois pas quel inconvénient il y auroit à l’employer. Il est vrai qu’il n’est pas encore reçu, ni établi : mais n’est-il pas vrai qu’il seroit bon à établir & à recevoir ? Si ceux, dit le même auteur, qui dans la conversation & dans les livres, ont hazardé les premiers d’user de ces mots nouveaux, n’avoient jamais osé prendre cette liberté, nous en serions privés encore aujourdhui.

On a retranché, dit Fénélon, plus de mots qu’on n’en a introduit ; je voudrois n’en perdre aucun, & en acquérir de nouveaux. Je voudrois autoriser tout terme qui nous manque, & qui a un son doux sans danger d’équivoque.

Revenons aux observations faites sur la langue françoise. L’Abbé d’Olivet dont je vous ai déjà cité la prosodie, a laissé d’excellentes Remarques sur Racine, petit vol. in-12., imprimé à Paris en 1738. Si dans quelques-unes il y a une délicatesse trop pointilleuse, s’il montre dans d’autres trop peu d’attention à conserver les privilèges de la Poésie, il y a en revanche dans ses écrits des observations utiles pour la perfection de notre langue. L’Abbé Desfontaines opposa à cette critique une brochure intitulée : Racine vengé, ou examen des Remarques grammaticales de M. l’Abbé d’Olivet sur les œuvres de Racine. C’est un petit volume in-12. imprimé à Paris en 1739., quoique le titre porte à Avignon. L’auteur l’a adressé à l’Académie françoise, par une Epitre aussi élégante que polie. M. l’Abbé Desfontaines analyse dans son écrit toutes les remarques de son adversaire, & partout il prétend faire voir clairement que dans le plus grand nombre, ou même dans presque toutes, M. l’Abbé d’Olivet a pris le change. C’est ce qu’on croira difficilement, même après avoir lu le Racine vengé. Il y a certainement dans cet écrit beaucoup d’observations qui sont voir un homme de goût, & qui connoît bien notre langue. Mais il y en a d’autres qui sentent trop la chicane, & d’autres où le critique prend autant le change que l’auteur censuré. Il auroit dû aussi moins insister sur la différence du langage poétique, d’avec celui de la prose, qui me paroît un peu chimérique, pour ce qui concerne les regles de la Grammaire, que les poëtes, comme les auteurs qui écrivent en prose, doivent également suivre avec exactitude.

M. l’Abbé d’Açarq, à l’imitation de M. l’Abbé d’Olivet, a donné en 1770. de nouvelles observations sur Racine, Boileau, Voltaire, où il y a du bon à recueillir ; mais il pousse quelquefois trop loin sa sévérité.

Au reste il auroit été à souhaiter que M. l’Abbé d’Olivet (ou la Compagnie dont il étoit membre) eût exécuté sur nos meilleurs écrivains ce qu’il a exécuté sur Racine. “Quel service ne rendroit pas l’Académie françoise aux Lettres, à la langue, & à la nation, dit M. de V., si au lieu de faire imprimer tous les ans des complimens, elle faisoit imprimer les bons ouvrages du Siécle de Louis XIV. épurés de toutes les fautes de langage qui s’y sont glissées ? Corneille & Moliere en sont pleins. La Fontaine en fourmille. Celles qu’on ne pourroit pas corriger, seroient au moins marquées. L’Europe qui lit ces auteurs, apprendroit par eux notre langue avec sûreté. Sa pureté seroit à jamais fixée. Les bons livres françois imprimés avec soin aux dépens du Roi, seroient un des plus glorieux monumens de la nation. J’ai oui dire que M. Despreaux avoit fait autrefois cette proposition, & qu’elle a dérenouvellée par un homme dont l’esprit, la sagesse, & la saine critique sont connus ; mais cette idée a eu le sort de beaucoup d’autres projets utiles, d’être approuvée & d’être négligée”.

Un autre service qu’on pourroit rendre aux Provinciaux, ce seroit de composer un ouvrage où l’on ramasseroit toutes les mauvaises expressions, les tours vicieux, les phrases singulieres qu’on se permet dans les différentes provinces de France. C’est ce qu’a exécuté pour les contrées méridionales du Royaume M. Desgrouais, professeur au Collège royal de Toulouse, dans ses Gasconismes corrigés, ouvrage utile à toutes les personnes qui veulent parler & écrire correctement, & principalement aux jeunes gens, dont l’éducation n’est point encore formée, à Toulouse, in-8°. 1766. L’auteur de ce bon ouvrage ne se propose pas de composer une Grammaire, ni d’enseigner aux Gascons les beautés de la langue françoise. Il travaille moins à leur apprendre à bien parler, qu’à ne pas parler mal. Un miroir ne dit pas quels ajustemens il faut prendre pour plaire, mais il avertit de ce qu’il faut ôter pour ne déplaire pas. Voilà son livre. Il veut seulement rendre les Gascons attentifs à des gasconismes qui ne leur sont que trop familiers, & dont il est important qu’ils se corrigent, s’ils veulent éviter ces petites humiliations auxquelles les personnes qui parlent mal sont exposées, surtout à Paris où ces expressions impropres ne manquent pas de donner lieu à des railleries dont il est toujours désagréable d’être l’objet. Pour que ces remarques soient moins séches, M. Desgrouais y a mêlé quelques anecdotes plaisantes ; & l’on trouve quelquefois dans la même page l’exemple d’un gasconisme & d’une gasconade.

§. V.

Des Ecrits sur les Etymologies, le vieux langage & les proverbes.

On a beaucoup ridiculisé la science des étymologies. Il est certain qu’elle est remplie d’idées chimériques, sur-tout lorsqu’un savant chargé de Grec, d’Hébreu, de Syriaque, d’Arabe, &c. veut soumettre toutes les origines des mots à ses rêveries. Mais, à cet inconvénient près, les étymologies peuvent servir beaucoup pour l’intelligence de notre langue. La connoissance de l’origine d’un mot en fait mieux sentir toute la force & sert à donner quelquefois plus d’énergie à une phrase en y faisant entrer ce mot à propos. Il est bon d’ailleurs de savoir de quelle langue nous avons tiré tel ou tel terme, du moins si l’on veut conserver en écrivant les restes de la figure primitive de chaque mot.

Quoi qu’il en soit de l’utilité de la science étymologique, personne ne l’a plus approfondie que le savant Menage. Avant lui nous possédions les origines françoises de Budé, de Baïf & de cet habile Imprimeur Henri Etienne, aussi fameux par ses propres ouvrages, que par le lustre que ses presses donnerent à ceux des autres. Nous avions celles de Nicot, de l’Abbé Perion, de Sylvius, de Picart, & de Trippault, qui par l’entêtement & la passion qu’ils avoient pour le Grec, prétendoient y réduire tout. On avoit lu avec moins de plaisir que de surprise celles de Guichard, qui sçachant l’hébreu à fond, crut faire honneur aux François en faisant remonter leur langue jusqu’à sa premiere source. Et enfin du tems de la ligue, l’on avoit applaudi au Président Fauchet, auteur d’un savant Recueil de l’origine de la langue, & poésie françoise, rimes & romans, où l’on voit les monumens du vieux langage, dans l’extrait des ouvrages de cent vingt-sept Poëtes, qui tous avoient écrit avant la fin du XIIIme. siécle.

Mais on n’eut rien de parfait en ce genre jusqu’en 1694. Ce fut cette année que parut le Dictionnaire Etymologique, ou origines de la langue françoise, par Gilles Ménage, nouvelle édition, augmentée par l’auteur, & enrichie des origines françoises de Pierre de Caseneuve ; d’un discours sur la science des étymologies du P. Besnier, Jésuite, & d’un vocabulaire bagialogique, c’est-à-dire, une liste des noms des Saints qui paroissent éloignés de leur origine, & qui s’expriment diversement selon la diversité des lieux, par Claude Chastelain, Chanoine de l’Eglise de Paris, avec des préfaces & des remarques, par Hervé Pierre Simon de Valhebert. Il y a eu depuis une troisiéme édition de ce Dictionuaire en 1750., en deux vol. in-fol. avec les additions & les corrections de M. Jault, Professeur au Collège Royal. On convient généralement que Ménage a trouvé la véritable source d’une multitude de mots ; mais on ne peut nier aussi qu’il ne donne trop souvent des conjectures foibles, hazardées, & en quelques endroits visiblement fausses. L’auteur étoit au désespoir d’avoir vu naître le mot brocanteur, & de mourir sans en avoir pu découvrir l’origine. La Reine Christine disoit de lui qu’il savoit non-seulement d’où les mots venoient ; mais où ils alloient. Si c’étoit un éloge sérieux, il étoit flâteur. Le savant Huet lui reprocha dans une petite brochure de s’être trop reposé sur cette louange, & lui fit voir qu’elle avoit peut-être contribué à lui faire hazarder avec trop de confiance des paradoxes, des origines incroyables & insoutenables, & des étymologies monstrueuses.

Une connoissance peut-être plus nécessaire que celle des étymologies, est celle du vieux langage françois. Si l’on ne se familiarise de bonne heure avec ce jargon suranné, on ne sauroit goûter nos vieux Romans & nos vieux Poëtes, dont la lecture peut, cependant, être très-utile. On peut en faire le même usage que Virgile faisoit des poésies d’Ennius. Lafontaine, après s’être formé le goût sur les meilleurs modèles de l’atticisme & de l’urbanité, n’avoit pas négligé cette ressource. Il connoissoit sur-tout nos anciens fabliaux & en avoit su profiter. On peut donc les lire à son exemple, & c’est pour en faciliter l’intelligence que M. Lacombe d’Avignon, a donné à Paris en 1766. in-8°. son Dictionnaire du vieux langage françois, enrichi de passages tirés de manuscrits en vers & en prose, des actes publics, des ordonnances de nos Rois, & c. ouvrage utile aux Légistes, Notaires, Archivistes, Généalogistes, &c. propre à donner une idée du génie, des mœurs & de la tournure d’esprit des auteurs de chaque siécle ; & absolument nécessaire pour l’intelligence des loix d’Angleterre, publiées en françois depuis Guillaume le conquérant jusqu’à Edouard III. L’auteur y a ajouté en 1767. un second volume, non moins utile que le premier. C’est un Dictionnaire des langues romance ou provençale, & normande du neuviéme au quinziéme siécle, enrichi de passages en vers & en prose, pour faciliter l’intelligence des loix, des usages, des coutumes, & des actes publics ; avec un coup d’œil sur l’origine, sur les progrès de la langue & de la poésie françoise, des fragmens des troubadours, & des autres Poëtes depuis Charlemagne jusqu’à François I.

Les siécles, dont M. Lacombe nous a expliqué le langage, nous ont non-seulement fourni de vieux mots & d’expressions énergiques ; nous leur devons encore un grand nombre de proverbes, dont la plûpart renferment un grand sens sous des expressions triviales. Presque tous nos Dictionnaires françois s’attachent à les expliquer ; mais nous avons des Lexiques Lexiques particuliers où l’on interprête les façons de parler proverbiales. Le plus connu & le moins digne de l’être, est celui qu’un nommé le Roux publia en 1718. in-8°. à Amsterdam. Je suis bien éloigné de vous en conseiller la lecture, quoiqu’il ait été plusieurs fois réimprimé. C’est, selon l’éditeur, un Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre & proverbial. Mais dans la vérité, c’est l’ouvrage le plus licencieux que l’on ait pu faire. Il n’est pas possible d’y choquer plus ouvertement la vertu, qu’on le fait. On y met en évidence le plus grand libertinage de l’esprit, & la plus grossiere corruption du cœur. “On ne peut assez admirer, dit l’Abbé Goujet, la complaisance que l’auteur a eu de s’humaniser avec le plus bas peuple, pour s’enrichir de ses façons de parler & de penser ; & d’employer ses veilles à puiser tout ce qu’il y a de plus libre dans les ouvrages qui sont réprouvés de quiconque n’a pas encore perdu toute pudeur. On ne souffre pas l’impression des ouvrages qui traitent de certains dogmes pernicieux, & l’on a raison. Cependant, disoit le célébre Tillotson, Archevêque de Cantorbéri ; que le Chrétien soit Orthodoxe, tant qu’il vous plaira, il n’y a pas après tout d’erreur, ni d’hérésie si fondamentalement opposées à la Religion qu’une vie déréglée.” Un défaut d’ailleurs remarquable dans le Dictionnaire de le Roux, & dans les autres où l’on rapporte nos proverbes, c’est qu’on s’arrête à expliquer certaines façons de parler, certains proverbes si intelligibles, qu’ils s’entendent d’eux-mêmes ; & qu’on en abandonne à la pénétration du lecteur, d’autres dont l’intelligence est beaucoup plus difficile. Ce défaut caractérise en particulier le Dictionnaire des proverbes, que Panckouke, Libraire de Lille, publia en 1749. in-8°. ; mais il ne s’est point permis les explications licencieuses de le Roux, & l’on n’y trouve point ces turpitudes qui font rougir les personnes les moins honnêtes.