(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Bain — Chapitre IV : La Volonté »
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(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Bain — Chapitre IV : La Volonté »

Chapitre IV :
La Volonté

I

Si l’on peut regretter que Vidée de progrès, d’évolution, de développement manque à l’étude de M. Bain sur les émotions, on la voit apparaître dans le demi-volume consacré à la volonté. On y suit dans toutes ses phases la croissance du pouvoir volontaire, depuis le moment où il n’est encore qu’un germe obscur, un instinct presque physiologique, jusqu’à sa dernière période d’épanouissement, alors que, sous le nom de liberté, il suppose l’intelligence et fonde la moralité. Au lieu d’une méthode factice et abstraite qui prenant la volonté toute constituée, à son âge adulte, ne peut l’expliquer qu’à demi, nous avons ici une méthode naturelle et concrète qui complète l’étude statique par l’exposition dynamique. Il est remarquable qu’en France la marche suivie dans l’étude de la volonté a presque toujours abouti à la métamorphoser en une abstraction. On a si bien isolé le fait de la détermination de ses conditions et de ses résultats, de ce qui le précède et de ce qui le suit, qu’on l’a réduit à un point mathématique, à un moment presque insaisissable, qui n’a plus de réalité. Les théories courantes, en effet, ramenées à ce qu’elles ont de commun et d’essentiel, distinguent trois moments dans l’acte volontaire : la production des motifs et leur conflit, la résolution, l’action qui la traduit. On ne s’occupe ni du premier ni du troisième, parce qu’ils appartiennent, dit-on, soit à l’intelligence, soit à la physiologie ; et l’on se retranche dans le second exclusivement, pour en faire toute la volonté. De là des questions factices et des assertions étranges ; par exemple, que la volonté « est égale chez tous les hommes », ce qui est en désaccord complet avec les faits, mais en accord parfait avec cette abstraction qu’on a substituée à la réalité, ici, comme partout, l’important était de bien poser la question ; mais la méthode des facultés n’a pas peu contribué à séparer ce qu’il ne fallait pas désunir, et à produire ainsi une fausse interprétation des faits. Les suivre dans leur développement, ce n’est donc pas seulement être plus complet, mais aussi plus exact ; c’est rectifier une erreur ; car n’est-ce pas erreur qu’une portion de vérité ?

Le tableau de la genèse de nos volitions retracée par M. Bain, peut se réduire aux points suivants :

1. Recherche du germe instinctif de la volonté.

2. Premiers essais du pouvoir volontaire.

3. Motifs, leur conflit, résolution et effort.

4. Enfin, la question si discutée de la liberté.

II

Les germes instinctifs, les éléments primitifs de la volonté sont au nombre de deux : l’existence d’une activité spontanée, et le lien qui existe entre nos sentiments et les actions qui les traduisent.

Nous avons déjà vu (ch. 1er, § 3. ci-dessus) qu’il existe en nous une activité spontanée qui se déploie sans cause extérieure qui l’excite, et qui ne peut s’expliquer que par une surabondance, un excès, une effusion de puissance ; qu’elle se montre surtout dans l’activité sans repos de l’enfance et du jeune âge ; qu’elle agit sur nos membres locomoteurs, et que souvent même des cris et émissions de voix sont dus à un trop-plein d’énergie centrale.

Il y a une condition indispensable au commencement du pouvoir volontaire : c’est que les organes que plus tard nous commanderons séparément ou individuellement, soient dès le début susceptibles d’être isolés. Par exemple, nous pouvons faire produire à l’index un mouvement indépendant, tandis qu’avec le troisième doigt cela est impossible ; l’oreille externe est immobile chez l’homme, mobile chez quelques animaux ; dans le pied, les orteils vont ensemble, quoiqu’on puisse les isoler quelquefois, comme le montrent ceux qui écrivent ou travaillent avec leurs pieds. Il faut pour cela que les courants nerveux puissent être isolés et rendus indépendants. Enfin, il faut toujours que le mouvement produit volontairement ait été précédé d’un mouvement spontané.

Quelles sont les conditions de cette décharge spontanée ? les plus générales sont : la vigueur naturelle de la constitution, et l’afflux inaccoutumé d’énergie nerveuse centrale, causé par des excitants physiques, comme la nourriture ou la boisson, et les excitants intellectuels, comme les plaisirs et les peines.

Le second germe de la volonté se trouve dans le lien naturel qui unit le sentiment et l’action. (V. ch. i, § 3.) La loi de conservation de soi-même, nous l’avons vu, lie le plaisir à un accroissement d’activité, la peine à une diminution de vitalité. Mais les mouvements causés par les émotions sont fort différents de ceux causés par la volonté : les premiers agissent sur les muscles souvent exercés, comme ceux de la face et la voix ; les seconds agissent surtout sur ceux qui peuvent augmenter le plaisir ou diminuer la douleur. Nos mouvements spontanés donnent naturellement naissance à un plaisir ou à une douleur. Se produit-il un plaisir ? Alors, comme il y a accroissement d’énergie vitale, cela produit un nouvel accroissement de mouvement et par suite de plaisir. Se produit-il une douleur ? la douleur diminuant l’énergie vitale, les mouvements qui ont causé la douleur diminueront aussi, et cette diminution sera un remède. Maintenant, que la concurrence fortuite d’un plaisir et d’un certain mouvement se produise plusieurs fois, et bientôt, sous l’influence de la loi de retentivité, ces choses seront si intimement liées, que le plaisir ou même la simple idée du plaisir évoquera le mouvement approprié.

En résumé donc, la spontanéité ou le hasard doit toujours produire d’abord les actions liées à nos sensations et sentiments : l’activité consciente et intelligente les produit ensuite.

III

Les bases du pouvoir volontaire sont donc la spontanéité, la conservation de soi-même et la retentivité. Entrons maintenant dans l’histoire de son développement ; voyons par quels procédés des actions déterminées se lient à des sentiments déterminés, de telle façon que l’un plus tard puisse commander l’autre.

« La volonté, dit M. Bain, est un mécanisme fait de détails ; elle réclame des acquisitions aussi nombreuses et aussi distinctes que l’étude d’une langue étrangère. L’unité qu’on s’imagine exister dans le pouvoir volontaire et qui est suggérée par l’apparence qu’elle présente à l’âge mûr, alors que nous semblons capables sur le plus petit souhait de produire un acte, est le résumé et le comble d’un vaste ensemble d’associations de détail, dent l’histoire a été perdue de vue ou oubliée183. »

Examinons comment se bâtit pièce à pièce l’édifice de notre volonté, en passant en revue les sensations et sentiments de diverses sortes184. L’exercice de nos sens musculaire, organique du goût, de l’odorat, de l’ouïe, du toucher, de la vue ne peut devenir volontaire qu’après de nombreux efforts et des tâtonnements quelquefois infructueux. Nous ne pouvons suivre M. Bain dans le détail ; quelques exemples suffiront.

Dans la vie organique, il n’y a à l’origine aucune liaison entre la souffrance physique et les actions calculées pour la soulager. Il y a une tendance générale à diminuer la vitalité ; voilà tout. « Il est impossible de dire combien il faut de conjonctions fortuites pour produire une adhésion assez forte pour nous élever au-dessus des indécisions d’un commencement spontané. » Peu de besoins sont aussi pressants que la soif ; cependant l’animal ne devine pas tout d’abord que l’eau des étangs peut l’apaiser : le lait maternel, l’humidité de sa nourriture lui suffisent d’abord ; ce n’est que plus tard, dans ses courses, qu’il en vient à appliquer sa langue sur la surface de l’eau, à en ressentir du soulagement et à apprendre ainsi ce qu’il doit vouloir. Un acte aussi simple en apparence que celui de cracher, demande tant d’efforts que l’enfant ne peut le faire qu’à la fin de sa deuxième année. On n’arrive à flairer un objet que quand on sait fermer la bouche et aspirer. C’est par les sensations tactiles qu’on dresse les animaux ; on leur inflige une douleur pour les conduire au but qu’on désire. L’animal produit plusieurs mouvements et voit que l’un d’eux n’est pas suivi de coups ; ces deux faits, un mouvement produit et l’absence de coups, se lient dans son esprit, et le *premier pas de son éducation est fait. Une connexion établie sert à en établir d’autres : le commencement seul est difficile.

Nous pouvons aussi régler et contenir nos sentiments. C’est là un fait trop commun pour être mis en doute. Si un sentiment, comme la colère, détermine des mouvements violents des muscles, un contre-courant peut agir sur les mêmes muscles. Mais la volonté a-t-elle quelque pouvoir en dehors des muscles reconnus comme volontaires ? Directement, elle n’a de pouvoir que sur eux ; indirectement elle peut s’étendre à ceux qui sont involontaires. Les fonctions organiques sont si intimement liées avec les mouvements musculaires, que l’action de ceux-ci peut souvent les exciter ou les arrêter. Quand la connexion entre une fonction organique et les organes volontaires manque ou est très éloignée, alors l’influence volontaire n’est plus possible, comme dans le mouvement du cœur, la sécrétion du suc gastrique, l’acte de rougir ; ou, quand elle s’exerce comme chez les fakirs hindous et les faux épileptiques, on la regarde comme exceptionnelle. La volonté peut donc arrêter tout ce qui dépend de ses muscles ; quand on arrête la manifestation extérieure d’un sentiment qui n’est pas trop violent, comme cela modère la diffusion nerveuse, il y a par là tendance à diminuer le sentiment intérieur. Cependant, quand l’émotion est trop violente, mieux vaut lui lâcher la bride un instant, que de dépenser en vain sa force de résistance. Un curieux exemple de l’influence de la volonté sur les émotions, c’est l’induction ab extra qui consiste à prendre la manifestation extérieure d’un sentiment, à éveiller ainsi les courants nerveux qui la produisent, et finalement à produire les sentiments eux-mêmes. Ainsi quelquefois en donnant à notre visage un aspect de gaieté forcée, nous en venons à rasséréner notre esprit.

C’est un fait que, par un effort volontaire, nous pouvons modifier ou changer le courant de nos idées et de nos pensées. Cette influence est indirecte : tout ce que la volonté peut faire, c’est de fixer l’attention, de nous arrêter sur un point exclusivement. Il est difficile, souvent même impossible, d’arrêter un éclat de gaieté par une simple volition adressée aux muscles : que faisons-nous ? nous conduisons l’esprit vers une région d’idées sérieuses. En amenant en nous certaines idées, nous pouvons nous exciter aux sentiments tendres. On peut considérer notre pouvoir sur la suite de nos pensées, comme la pierre de touche du développement volontaire dans le caractère individuel. L’homme idéal serait celui chez qui les émotions auraient une grande puissance, l’intelligence une force extraordinaire de reproduction et dont la volonté tiendrait l’une et l’autre dans une sujétion égale.

IV

On peut dire que la fonction propre de nos facultés actives, c’est de détourner la douleur, de conserver et de reproduire le plaisir185. C’est là que tendent les divers motifs qui nous font agir et que l’on peut classer sous les titres suivants :

Tous les phénomènes de plaisir et de douleur dérivant du système musculaire, des sensations organiques, des cinq sens proprement dits, des diverses émotions. Ces motifs peuvent nous déterminer, ou bien par leur existence actuelle, réelle, présente, ou bien par une action idéale, par une influence de pure prévision : les précautions contre les causes de maladie, contre toute atteinte à notre propriété, à notre réputation, etc., sont de la seconde sorte. La rétentivité et la répétition tendent à donner de la force à ces motifs qui n’ont pas pour but un objet actuel.

Les fins groupées ou agrégées, comme l’argent, la santé, l’éducation, la science, la position sociale, le succès professionnel, toutes choses qui supposent l’addition de plusieurs fins particulières.

Les fins dérivées ou intermédiaires qui consistent à rechercher et à aimer pour soi-même, ce qui ne fut d’abord qu’un moyen. Tels sont l’amour des formalités, de l’argent pour l’argent.

Les fins passionnées et exagérées, en désaccord avec la raison, comme la fascination, l’enivrement, l’idée fixe, qui se rencontrent dans les faits bizarres du sommeil magnétique et des tables tournantes.

Tels sont les motifs entre lesquels a lieu le conflit : tantôt c’est entre deux motifs actuels qu’a lieu la lutte, tantôt entre un motif actuel et une idée, et celle-ci restera victorieuse, si le souvenir est assez vif pour que l’idéal remporte sur le réel, comme chez les gens très préoccupés de leur santé. Les motifs fougueux et passionnés n’admettent pas de considérations rivales ; il n’y a qu’un motif de leur nature qui puisse les neutraliser.

L’acte volontaire qui se produit sous une concurrence ou complication de motifs est la délibération186. Une volonté bien disciplinée est celle qui n’agit ni trop tôt ni trop tard ; mais diverses causes, comme la jeunesse, un tempérament vigoureux, ne permettent guère de différer. C’est pour remédier aux dangers d’une décision hâtive que Franklin avait inventé son Algèbre morale. Vous hésitez, disait-il, sur un parti à prendre. Réfléchissez trois ou quatre jours ; ayez un papier divisé en deux colonnes, celle du pour et celle du contre ; portez-y chacune de vos conclusions provisoires ; puis, ce temps écoulé, comparez les deux colonnes, établissez la balance ; attendez encore deux ou trois jours et agissez. Il avait eu souvent recours à ce procédé et s’en louait.

Le terme de la délibération est la résolution. La nature de la volonté, c’est de passer immédiatement à l’acte. Lorsqu’il y a quelque suspension, cela résulte d’une influence nouvelle qui arrête le cours ordinaire et régulier de la volonté. Vous êtes dans une boutique ; plusieurs objets sollicitent votre préférence, un d’eux l’obtient ; vous avez pris votre résolution.

Elle est suivie d’un sentiment d’une nature particulière que nous appelons l’effort. « Ce mot signifie en réalité la conscience musculaire qui accompagne l’activité volontaire, et plus spécialement quand elle est pénible » On a attaché une grande importance au sentiment de l’effort ; on a supposé qu’il y avait là un pouvoir mécanique dont la source est une activité purement mentale.

« La doctrine depuis longtemps prédominante, qui représente la volition comme la source de tout pouvoir moteur, est considérée comme recevant la plus forte confirmation du sentiment de l’effort qui accompagne la production d’énergie musculaire. » Voyons ce qu’il en faut croire.

Suivant M. Bain, la source de l’effort doit être cherchée dans l’organisme ; la conscience constate l’effort et ne le constitue pas : elle n’en est que la portion accidentelle. Sur ce point important, laissons-le s’expliquer lui-même.

Un laboureur, le matin, se prépare à labourer un champ : c’est là sa volonté, et dans cette volition il y a une certaine conscience ; mais ce n’est point cette conscience qui, en elle-même, le met en état de labourer. « La vraie source, le véritable antécédent de son pouvoir musculaire, c’est une large dépense d’énergie nerveuse et musculaire qui dérive en dernier ressort d’une bonne digestion et d’une saine respiration. C’est aujourd’hui une comparaison évidente que celle d’un animal vivant avec une machine à vapeur, comme source d’un pouvoir moteur. Ce que le charbon en combustion est à la machine, la nourriture et l’air inspiré le sont à l’organisme vivant ; et la conscience qui se produit du pouvoir dépensé n’est pas plus la cause de ce pouvoir, que l’illumination, projetée par le fourneau de la machine, n’est la source des mouvements engendrés. » N’est-il pas d’ailleurs étrange de penser que la conscience de l’effort est la cause du mouvement volontaire, quand on voit que si le pouvoir est aussi grand que possible, l’effort est nul, et que si l’effort est aussi grand que possible, le pouvoir est nul ? « Le sentiment de l’effort est le symptôme d’un déclin d’énergie, la preuve que l’antécédent véritable, c’est-à-dire l’état organique des nerfs et des muscles, est sur le point d’être épuisé. » Dans l’organisme animal, l’énergie peut être produite sans conscience aussi bien qu’avec conscience, mais jamais sans dépense d’éléments nutritifs. Les actions réflexes, les actes habituels sont de cette nature, « Les actes volontaires se distinguent des actions réflexes par l’intervention d’une conscience, et le phénomène est très remarquable, en ce qu’il nous introduit, pour ainsi dire, dans un nouveau monde Nous sommes même libres, si cela nous plaît, de dire que l’esprit est une source de puissance ; mais nous devons alors entendre par esprit la conscience jointe à tout le corps, et nous devons aussi être prêts à admettre que l’énergie physique est la condition indispensable ; la conscience, la condition accidentelle187. »

V

« Tout ce qui a été exposé jusqu’ici188 relativement aux actions volontaires des êtres vivants, implique la prédominance d’une uniformité ou d’une loi dans cette classe de phénomènes, en supposant toutefois une complication de nombreux antécédents qui ne sont pas toujours parfaitement connus. » La pratique de la vie s’accorde en général avec cette théorie : nous prédisons la conduite future de chacun d’après son passé ; nous appelons Aristide un juste, Socrate un héros moral, Néron un monstre de cruauté. Pourquoi, sinon parce que nous prenons pour accordée une certaine persistance et régularité dans l’influence des motifs, à peu près comme quand nous affirmons que le pain nourrit, que la fumée s’élève, ou tel autre attribut des corps matériels. La question de la liberté, « cette serrure brouillée de la métaphysique », « ce paradoxe du premier degré », « ce nœud inextricable », appartient à la catégorie des problèmes factices, comme les arguments célèbres de Zenon d’Elée sur l’impossibilité du mouvement, sur la course entre Achille et la tortue, et les difficultés élevées par Beikeley contre le calcul différentiel.

La notion du libre arbitre humain apparaît pour la première fuis chez les stoïciens, et plus tard dans les écrits de Philon le Juif : par métaphore, on appelait libre l’homme vertueux, et esclave l’homme vicieux. L’élaboration métaphysique de la doctrine du libre arbitre et de la nécessité est due surtout à saint Augustin, dans sa controverse contre Pelade, et aux luttes entre les Arminiens et les Calvinistes. « Une réponse à faire aux avocats du libre arbitre, c’est la complète impropriété du mot ou de l’idée pour exprimer le phénomène en question. » Nous pouvons produire tout un mystère, toute une inextricable difficulté, en nous obstinant à conserver une phraséologie qui ne s’adapte pas aux faits. La théorie newtonienne de la gravitation explique d’une manière complète et scientifique les phénomènes naturels ; mais à l’idée de gravité substituez une autre idée. celle d’une polarité, par exemple, telle qu’elle existe dans un aimant ; faites en le type et le fond de toutes les forces de la nature, et voyez comme tout se brouille, comme vous substituez à une explication simple un mystère inintelligible. De même, demander si nos volitions sont libres ou non, c’est tout confondre, c’est ajouter des difficultés factices à un problème qui de sa nature n’est pas insoluble ; c’est ressembler au personnage à qui Carlyle fait demander : « si la vertu est un gaz. » Un motif me pousse, la faim ; je prends la nourriture qui est devant moi, je vais au restaurant, où j’accomplis quelque autre condition préliminaire : voilà une séquence simple et claire ; faites-y entrer l’idée de liberté, et la question devient un chaos. Le terme Aptitude (Abilily) est inoffensif et intelligible ; mais le terme Liberté a été amené de force dans un phénomène avec lequel il n’a rien de commun. Une métaphore relative à la vertu ayant produit cette question, on aurait pu tout aussi bien se demander si la volonté est riche ou pauvre, noble ou ignoble, souveraine ou sujette, vu que tout cela s’est dit de la vertu !

Le mot nécessité est également une expression impropre, qui devrait même être bannie de toutes les sciences physiques ou morales. Aujourd’hui il n’est plus qu’un embarras, et les mots qu’on tend à y substituer, comme uniforme, conditionnel, inconditionnel, séquence, antécédent, conséquent, ont un sens précis et ne permettent pas d’associations confuses.

Par liberté de choix, nous n’entendons qu’une chose, nier toute intervention étrangère. Il n’y en a plus, si une personne intervenant, je suis poussé par elle à agir d’une certaine manière, comme l’enfant que l’on mène dans une boutique acheter un vêtement, sans le laisser choisir lui-même. Mais appliqué aux divers motifs de mon propre esprit, le mot « liberté de choix » n’a pas de sens. Divers motifs concourent pour me poussera agir ; le résultat du conflit montre qu’un groupe est plus fort qu’un autre, c’est là le cas tout entier. La question de la liberté de choix consiste donc à savoir si l’action est mienne ou si une autre personne s’est servie de moi comme instrument, et l’on ne saurait trop déplorer que la psychologie se soit arrêtée si longtemps sur une difficulté toute gratuite.

Maintenant que faut-il entendre par la spontanéité, par la self-détermination (la détermination qui vient de nous-même) ? Faut-il y voir quelque chose de plus que l’opération des motifs sensibles, jointe à la spontanéité centrale du système nerveux ? Est-ce quelque inconnu caché derrière la scène, quelque puissance mystérieuse ? Y a-t-il outre les sentiments, la volition et l’intelligence, une quatrième région inexplorée : celle du moi ? — « Le mot moi ne peut signifier rien de plus que mon existence corporelle, unie à mes sensations, pensées, émotions, volitions, en supposant que leur classification est complète et qu’on en a fait la somme dans le passé, le présent et le futur… Il m’est impossible d’accorder l’existence dans les profondeurs de notre être, d’une impénétrable entité, qui porte le nom distinct de moi, et qui ne consiste pas en quelque fonction ou organe corporel, ou en quelque phénomène mental déterminable. »

Quant à l’appel qui a été fait à la conscience, comme témoignant d’une manière indiscutable la liberté de notre volonté, voici ce qu’il faut en penser. La conscience, a-t-on dit, est pour nous le dernier et infaillible critérium de lu vérité : affirmer qu’elle se trompe, c’est détruire la possibilité même de toute science certaine. — Remarquons d’abord que la conscience est pour les phénomènes internes-ce que l’observation est pour les faits externes. La plupart des gens savent qu’ils pensent et sentent, sans connaître avec exactitude les lois de la pensée, les coexistences et séquences mentales, tout comme les sens leur révèlent les étoiles, rivières, montagnes, villes, etc., mais sans leur donner une connaissance précise et exacte. Rien de plus commun que le désaccord des appréciations humaines sur les grandeurs, forces, poids, formes, couleurs… S’il en est ainsi pour les objets des sens externes, quelle raison avons-nous de croire que le sens interne est plus exact ? Les disputes métaphysiques ne sont-elles pas, à elles seules, une preuve du contraire ? D’ailleurs, en accordant à la conscience le privilège de l’infaillibilité, elle ne peut exister que pendant un court moment, qui ne constitue pas une science. « La conscience n’étant strictement applicable qu’à mon seul individu et pour un seul instant, contient le minimum d’information. » C’est l’atome de la connaissance. Si nous voulons sortir de ce court moment, il faut avoir recours à la mémoire, et nous savons qu’elle est faillible. Ainsi, tant que l’infaillibilité dure, il n’y a pas de science ; et quand la science commence, il n’y a plus d’infaillibilité. Or, la notion du libre arbitre n’est nullement une intuition : il y a là une collection de volitions antérieures et une comparaison établie entre elles et un certain état des êtres sentants, celui d’être libéré de la contrainte, comme un chien qu’on délie ou un prisonnier qu’on élargit : et la comparaison n’est point une opération infaillible.

VI

Terminons ici, et sans nous arrêter à quelques chapitres où l’auteur complète sa morale, mais n’y ajoute rien d’essentiel, résumons les mérites et les lacunes de cet important traité de Psychologie. Il plaira à ceux qui aiment les faits, qui pensent qu’ils sont la substance même d’une science expérimentale, qu’elle ne vit que par eux, que toute généralisation est vide et vaine, sans une ample collection de phénomènes qui lui serve de point de départ et de vérification. C’est, à ma connaissance, le répertoire le plus complet qui existe de psychologie exacte, positive, mise au courant des récentes découvertes : il n’y a rien chez nous qui en approche. Le Traité des Facultés de Garnier, fondé, comme son titre l’indique, sur une méthode qui subordonne les phénomènes aux causes, les faits aux facultés, embarrassé, d’ailleurs, de discussions métaphysiques, et dans son exposition marchant un peu à l’aventure, ne peut être, en rien, comparé à l’ouvrage de M. Bain. Ajoutons que, suivant les habitudes de l’école éclectique, ce Traité a donné à l’histoire des théories une place si ample, que la partie dogmatique s’en trouve singulièrement réduite. Par le mode d’exposition, la méthode, l’impression générale qu’il produit sur le lecteur, le livre de M. Bain ne peut guère se comparer qu’à une physiologie. Examinée en détail, la composition de l’ouvrage pourrait n’être pas à l’abri de tout reproche ; l’ordre y est quelquefois plus apparent que réel ; les mêmes questions y sont reprises et traitées plusieurs fois. Mais peut-être est-ce là un défaut inhérent aux travaux de cette nature, où le nombre et la variété des observations sont tels qu’on peut s’orienter à peine dans la foule.

Je regrette, pour ma part, que l’auteur ait été si sommaire sur les phénomènes qui font la transition de la psychologie normale à la psychologie morbide (rêves, sommeil magnétique, etc.), et qu’il semblait si bien en état d’étudier. Mais le manque de méthode comparative est une des lacunes de l’ouvrage. Ajoutons-y l’absence trop fréquente de l’idée de progrès, d’où par suite l’étude dynamique des phénomènes a été quelquefois négligée.

« Cet ouvrage, dit M. Herbert Spencer (Essays, t. I, p. 301), a mis en ordre la grande masse des faits découverts par les anatomistes et physiologistes dans ces cinquante dernières années. Il ne constitue pas en lui-même un système de philosophie mentale proprement dite ; mais c’est une collection de faits classés pour un tel système, et présentés avec cette méthode, cette connaissance approfondie, que donne la discipline des sciences, et accompagnée de passages d’un caractère analytique. Il est ce qu’il prétend être dans sa généralité — une histoire naturelle de l’esprit.

Dire que les recherches du naturaliste qui collectionne, dissèque et décrit des espèces, ont les mêmes rapports avec les recherches de l’anatomie comparée sur les lois de l’organisation, que les travaux de M. Bain avec les travaux de la psychologie abstraite, ce serait aller un peu trop loin, car l’ouvrage de M. Bain n’est pas entièrement descriptif. Cependant cette comparaison donnerait encore l’idée la plus exacte de ce qu’il a fait, et montrerait clairement combien cela était indispensable…. Jusqu’à ces derniers temps, la psychologie a été cultivée, comme la physique l’était par les anciens : en tirant des conclusions non d’observations et d’expériences, mais d’hypothèses arbitraires et à priori. Ce procédé abandonné depuis longtemps pour l’une avec un grand succès, on est en train de l’abandonner peu à peu pour l’autre ; et cette manière de traiter la psychologie comme une division de l’histoire naturelle, montre que l’abandon sera bientôt complet.

Considéré comme moyen de conduire à des résultats plus élevés, l’ouvrage de M. Bain est d’une grande valeur C’est la meilleure histoire naturelle de l’esprit humain qui ait encore été produite, c’est la plus précieuse collection de matériaux bien élaborés. Peut-être ne pouvons-nous mieux exprimer notre opinion sur sa valeur qu’en disant : l’ouvrage de M. Bain sera indispensable à ceux qui donneront plus tard à la psychologie une organisation complètement scientifique. »