(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Mélanges de critique religieuse, par M. Edmond Scherer » pp. 53-66
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(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Mélanges de critique religieuse, par M. Edmond Scherer » pp. 53-66

Mélanges de critique religieuse, par M. Edmond Scherer8

Il faut bien s’y résigner ; il y a des noms qu’on ne connaissait pas hier et qu’il faut se mettre à apprendre aujourd’hui ; il y a, en dehors de ceux qu’on cite tous les jours, des mérites et des talents réels qui font tôt ou tard leur entrée et leur avènement dans notre monde. Ils étaient déjà connus depuis longtemps ailleurs, loin de Paris, hors de France ; et en France, et à Paris qui est toute la France (au moins en littérature), on ne fait attention qu’à ce qui revient sans cesse sous les yeux, à ce qui résonne de près aux oreilles. Qui a entendu parler de M. Edmond Scherer, hors du monde protestant qu’il a étonné pourtant et peut-être scandalisé dans ces dernières années, presque autant que M. Ernest Renan a pu faire pour notre monde orthodoxe ? Et voilà bientôt dix ans que M. Edmond Scherer s’est fait une réputation solide et originale, non seulement comme hébraïsant, mais comme critique théologien, comme investigateur historique aussi précis que hardi dans l’examen des textes du Nouveau Testament, et aussi comme écrivain philosophique du premier ordre. Sa place est entre M. Ernest Renan et M. Taine, qu’il apprécie et juge avec supériorité et indépendance : il faudrait peu de chose, selon moi, pour que le volume qu’il publie, et qui est le recueil des articles qu’il a insérés soit dans la Revue de théologie, éditée à Strasbourg, soit dans la Bibliothèque universelle de Genève, le classât d’emblée dans l’estime publique à côté des esprits éminents auxquels il ne le cède ni par la science ni par la sagacité.

Le volume se compose de deux parties fort distinctes et qui eussent gagné à être séparées. La première partie comprend des travaux théologiques proprement dits, qui ont la forme et portent le cachet de l’école germanique-française, et plus germanique que française. Quand on écrit pour de purs savants et si près du Rhin, on ne se gêne guère, on emploie leur langage, leur phraséologie, les termes en usage dans les controverses engagées. Cela abrège. Quand je veux m’instruire, je passe là-dessus, je marche sur ces cailloux au risque de m’écorcher un peu ; mais jamais pour le grand public français, jamais dans la patrie de Malebranche et de Jouffroy je ne croirai qu’il est nécessaire ou utile de se servir de ces termes que je prends au hasard, le déterminisme, l’hypothèse d’une chute préexistentielle, l’existence de l’inconditionné, etc. Aussi eussé-je désisé que M. Scherer eût recueilli dans un volume à part toutes ces discussions très élevées, très subtiles, mais d’une difficile lecture, sur le péché inné ou non inné, le libre arbitre, la coulpe et la grâce, etc. Le public sérieux, religieux, qui aime ces discussions et qui se prête au jargon d’école ou, si l’on aime mieux, à l’espèce d’annotation algébrique qu’elles supposent, les aurait bien su trouver.

J’aurais eu regret cependant que l’auteur eût complètement supprimé dans le volume offert à notre public deux ou trois morceaux. « La crise de la foi » est un beau chapitre intérieur, et qui rappelle, à quelques égards, le touchant monologue de Jouffroy au moment où il s’aperçut que la foi première sur laquelle il s’appuyait s’était écroulée dans son cœur.

Il est difficile, confesse à son tour M. Scherer, de dire tout ce qu’il y a d’agitation dans notre cœur lorsque nous commençons à reconnaître que notre Église et notre système n’ont pas le monopole du bien et du vrai, lorsque nous rencontrons des hommes également éminents et sincères qui professent les opinions les plus opposées…, lorsque nous découvrons qu’il n’y a point d’erreur qui n’ait un mélange de vérité, point de vérité qui ne soit partielle, étroite, incomplète, entachée d’erreur, lorsque ainsi le relatif nous apparaît comme la forme de l’absolu sur la terre, l’absolu comme un but éternellement poursuivi mais éternellement inaccessible, et la vérité comme un miroir brisé en mille fragments qui tous réfléchissent le ciel et dont aucun ne le réfléchit tout entier. Jusque-là la soumission avait suffi ; maintenant l’examen devient un devoir. L’autorité et l’absolu ont disparu du même coup, et puisque la vérité n’est nulle part concentrée entre les mains d’un seul dépositaire, il s’agit désormais de chercher, d’éprouver, de choisir. Noble, mais douloureux labeur !

Bien que, pour plus d’une raison, je doive m’interdire l’examen de cette partie toute théologique du volume, je ne puis omettre de remarquer que M. Scherer nous offre, dans cette suite d’études premières, le spectacle d’une âme, d’une intelligence en travail, en marche continuelle, en évolution permanente : c’est une variante moins orageuse et sous forme toute scientifique, une variante qui a son intérêt pourtant, de la lutte et de la recherche que nous offre l’homme de Pascal dans les Pensées, avec cette différence qu’au lieu d’acquérir de la foi, il va la perdant, ce semble, de plus en plus, mais en s’obstinant à ne jamais la perdre tout à fait. Chrétien sincère, il s’est détaché, à un certain jour, de la foi naïve pour s’élever (car il estime que c’est un progrès) par un examen rigoureux à la foi réfléchie. Il va où la vérité le mène. « Mais, comme il se le fait dire à lui-même par un interlocuteur dans un fort noble dialogue, vous ne savez pas où elle vous mène…. Vous êtes entré dans une voie que vous ne sauriez suivre jusqu’au bout sans mettre en péril une foule d’idées qui vous sont encore chères et sacrées. » Nous sommes avertis, en effet, par l’auteur dans la courte préface qu’il a mise en tête, que ce volume renferme « des manières de dire et de penser qui lui sont devenues à peu près étrangères ». Où en est-il aujourd’hui ? Jusqu’à quel point la connaissance, l’analyse sévèrement appliquée a-t-elle dissous ou transformé la foi en lui ? Il ne nous appartient pas de le fixer. Ce qui est certain, c’est qu’il est encore et toujours chrétien, en ce sens au moins que le sermon sur la montagne lui paraît d’inspiration divine et quelque chose de tel que l’humanité d’après ne doit point ressembler à l’humanité d’avant ; ce qui est certain, c’est qu’à ses yeux, comme il le dit excellemment ; et à ne parler même qu’au nom de l’histoire, « Jésus en tout est l’unique, et que rien ne saurait lui être comparé ». M. Scherer est un des nobles types des esprits sérieux qui croient à une vérité absolue, qui, même lorsqu’ils ont le sourire fin, ne l’ont pas léger et moqueur ; et quand il ne nous le déclarerait pas, on sent, en le lisant, qu’il signerait volontiers cette pensée du théosophe Saint-Martin : « La vie nous a été donnée pour que chacune des minutes dont elle se compose soit échangée contre une parcelle de la vérité. » Voilà une vocation. Maintenant il peut chercher toujours, ne s’arrêter jamais ; il n’est pas de ceux qui doutent radicalement, et qui ont pour chef de file Montaigne, le badin charmant et intrépide. Il est de la famille opposée, de la race de Lessing.

J’en viens à la partie du volume que je suis plus à même d’apprécier, et qui me paraît pouvoir s’adresser à tous ; elle se compose de sept morceaux capitaux ou portraits : « Joseph de Maistre », « Lamennais », « Le père Gratry », « M. Veuillot », « M. Taine », « M. Proudhon », « M. Ernest Renan ». Il va sans dire qu’en parlant avec éloge de ces portraits, de la science comparée qu’y déploie l’auteur, du talent d’analyse et de discussion qu’il y porte, de la netteté, du nerf, de l’incisive, je ne prends point à ma charge la responsabilité de ses conclusions sur les individus. Il en est pour qui il me paraît bien indulgent, tandis qu’il est sévère à l’excès pour d’autres. Dans plusieurs de ces morceaux, M. Scherer cependant avait un avantage dont il a largement profité : il a parlé des vivants sans être gêné par leur présence et leur voisinage. On ne saurait imaginer en effet combien ce voisinage gêne un écrivain critique qui se respecte. Si l’on y gagne de connaître un peu mieux le personnage par des détails particuliers, on y perd en ne pouvant le plus souvent exprimer ce qu’on sent avec une entière netteté et franchise. Au lieu de cela, placez-vous à la frontière, dans un pays encore français, n’ayez nulle chance de rencontrer dans un salon le soir l’écrivain que vous avez jugé le matind, de le rencontrer, lui ou l’un de ses amis intimes, de ses proches par le sang ou par le cœur, et vous pouvez avec convenance en parler comme d’un ancien, comme d’un mort, sans embarrasser votre pensée dans toutes sortes de circonlocutions, en appelant faux ce qui est faux, puéril ce qui est puéril, en entrant dans le vif de la pensée à tout coup.

L’auteur y est entré tout d’abord et sans peine en traitant de Joseph de Maistre, avec qui l’on n’a pas tant de ménagements à garder puisqu’il n’en a eu pour personne. De Maistre a trouvé en M. de Scherer un jouteur digne de luie, — et plus qu’un jouteur, un vrai juge. Le morceau qu’il lui a consacré est de tout point excellent, et d’une langue qui est à l’usage de tous. J’insiste sur ce dernier éloge, et je convie M. Scherer à le mériter toujours. On me dit qu’il se rapproche en ce moment de Paris, et qu’il va habiter ou Paris même, ou Versailles. Il sentira bientôt qu’il faut laisser aux lieux d’où il vient toute cette phraséologie scientifique et théologique qui s’adresse plus aux lecteurs de Munich ou de Tubingen qu’à nous. Oh ! quand on n’a qu’à vouloir pour être un bon et peut-être un grand écrivain, comment ne le veut-on pas tout de suite et toujours ? M. Cousin avait commencé, dans ses premiers Fragments philosophiques, par adopter le jargon de l’école au point d’en être presque inintelligible : oh ! comme il s’en est bien corrigé, et que ceux qui lisent aujourd’hui son livre Du vrai, du bien et du beau, auraient peine à comprendre qu’il ait pu hésiter à se montrer à tous si naturellement éloquent ! Et pourtant je me rappelle l’avoir vu, il y a quinze ou vingt ans, qui hésitait encore. — Supposez M. Ernest Renan, avec toute sa science, son élévation et sa finesse, se renfermant dans une langue toute théologique, opérerait-il cette merveille de faire lire à nos légers Français, et dans un journal, des morceaux de si neuve et si forte conception ? Mais en parlant de la sorte à M. Scherer, je prêche un converti. L’homme qui a écrit le chapitre de Joseph de Maistre n’a plus besoin qu’on lui donne de conseils : c’est un maître de qui nous pouvons plutôt nous-même en recevoir. Je ne sais pas en notre langue d’article critique de pareille étendue qui soit mieux pensé, mieux frappé. Le talent de de Maistre y est reconnu, mais strictement caractérisé et réduit à ses seuls éléments originaux. M. Scherer ne se laisse pas distraire un seul instant de son objet principal ; sa plume a quelque chose d’inflexible. Les charmantes lettres de Joseph de Maistre qu’on a publiées en dernier lieu, et qui nous ont presque séduit jusqu’à amollir notre jugement, ne lui font pas illusion. Au milieu de tout ce qu’elles renferment de gracieux, d’aimable, de tendre même au point de vue de la famille, il fait remarquer qu’on n’y rencontre jamais l’expression d’un sentiment religieux, pieux, jamais une larme de tendresse ou de tristesse, une parole d’humilité ou de compassion. En ce sens, il est vrai de dire que de Maistre, le plus catholique des esprits, paraît le moins chrétien des cœurs. La religion est avant tout, pour lui, une théologie, une théorie ; sa foi est un système sur la foi, Avec ses grands airs qui imposent au premier abord, il a plus d’esprit, de mordant et de vivacité piquante que d’autorité grave et de véritable éloquence. Le parti pris est au point de départ et remplace, chez lui, le foyer de l’inspiration ; l’avocat revient et perce sans cesse, et prime tout. Il est érudit, il sait, beaucoup, il a beaucoup lu et dévoré ; mais tout cela est à une fin déterminée d’avance ; il tire à lui les textes et les détourne ; ses étymologies sont dérisoires et sentent le calembour. « Il a de l’érudition, il n’a point de science : on ferait une longue liste de ses bévues. » M. Scherer en énumère quelques-unes, et il en cite une surtout qu’il a faite en traduisant à contresens Bacon, et en le dénaturant pour mieux l’insulter ensuite. Un écolier en anglais ne le ferait pas. Tous ceux qui ont eu à passer sur un des chemins que M. de Maistre a traversés savent à quoi s’en tenir sur son exactitude et ses scrupules en matière de citation. M. Scherer a très bien dit que le de Maistre historique, c’est bien souvent du Voltaire retourné. Les prédictions, qui sont une forme favorite de la pensée de De Maistre et de sa rhétorique, une de ses manies, sont réduites à leur valeur. Pour une ou deux qui ont réussi, toutes les autres portent à faux et ont été démenties par les événements : le courant du siècle lui donne de plus en plus tort. M. de Lamartine, dans une conclusion éloquente qui termine ses Entretiens sur de Maistre, a également relevé cette suite de démentis éclatants donnés au prophète du passé ; et, comme pour les consommer et les résumer en un seul, la vieille Savoie elle-même, avec ses glaciers, ses rochers et ses chalets, ne vient-elle pas de rouler, de glisser vers la France ? Illustre de Maistre, qui vous occupiez de Paris et des Parisiens plus que vous n’en vouliez convenir, vous voilà cependant devenu Français et des nôtres, plus encore que vous n’auriez voulu ! — De quelle vigueur de discussion a fait preuve M. Scherer dans l’examen du livre du Pape et des autres écrits du grand théocrate ! Quelle argumentation serrée et rigoureuse ! Le caractère scolastique essentiel à la pensée de De Maistre est parfaitement mis à nu et démontré. Ces trente pages sont à la fois une réfutation solide et un portrait. — Et cependant (car je suis l’homme des doutes et des repentirs), tout en reconnaissant, surtout quand je considère certains disciples, que cette conception théocratique, telle que l’a présentée de Maistre, est en effet comme une armure du Moyen Âge qu’on va prendre à volonté, dans un vestiaire ou dans un musée et qu’on revêt extérieurement sans que cela modifie en rien le fond, je me demande, quand je considère d’autres disciples, s’il n’y avait pas un côté mystique en lui, plus intérieur, et répondant aux sources secrètes de l’intelligence et de l’âme. En un mot, quand je lis Mme Swetchine, ce subtile et fidèle élève de De Maistre, il me semble que M. Scherer n’a pas tout dit, et qu’il aurait pu lui accorder quelque chose de plus.

Sur Lamennais, tout en étant aussi sévère et aussi rigoureux pour chaque ouvrage en particulier, il se montre plus indulgent dans l’ensemble ; il est respectueux et presque sympathique en concluant. Il sait gré à cet infatigable coureur, même à travers toutes ses chutes et ses culbutes, d’avoir été sincère et de s’être fait le chevalier errant de la vérité : M. Scherer d’ailleurs, quel que soit le sentiment qui l’anime, ne mollit jamais dans la discussion, et avec Lamennais il institue sur chaque article, à chaque étape du système, une discussion encore plus en règle qu’avec de Maistre. Le théologien croise le fer avec le théologien. Lamennais, pour ceux qui l’ont le mieux connu, reste une énigme ; on s’explique difficilement qu’une si haute et si puissante intelligence, à côté de si vives lumières et de si profondes pénétrations, ait eu de telles éclipses, de tels aheurtements presque absurdes. Je dis cela, à quelque point de vue qu’on se place, soit religieux, soit philosophique. Au point de vue religieux et quand il s’y plaçait lui-même, son système du consentement universel donné comme base et mesure de l’orthodoxie était une invention insoutenable, tout au moins une innovation étrange ; et cependant il ne paraissait pas se douter qu’il y eût lieu seulement de la mettre en question, de la discuter. Dès qu’on n’est pas de l’avis de Lamennais, de l’opinion et du système qu’il tient pour vrai dans le moment, il vous insulte et vous injurie ; il vous appelle imbécile, idiot, et vous loge aux petites maisons ; c’est sa formule invariable :

Le sentiment que fait éprouver la lecture de l’Essai sur l’indifférence, dit M. Scherer, est un sentiment mêlé. D’un côté, on s’étonne qu’un si grand et, à certains égards, un si puissant esprit ait pu se faire autant d’illusion sur la valeur de ses idées ; on rougit pour l’auteur de la faiblesse, nous dirions presque de la puérilité de son argumentation. Il semble, et ce n’est pas le seul des ouvrages de Lamennais qui fasse éprouver cette impression, il semble qu’il y ait eu dans cette vigoureuse intelligence quelque vice organique, une lacune secrète, je ne sais quel manque de netteté dans les conceptions et de rigueur dans la dialectique. D’un autre côté, en faisant même abstraction du talent de l’écrivain, il est impossible de ne pas être touché de la généreuse hardiesse de sa tentative.

Il y avait dans l’esprit de Lamennais un noble besoin qui était de savoir à quoi s’en tenir sur la vérité ; mais il voulait le savoir sur l’heure, à la minute, absolument comme si la vérité pouvait s’enfermer une fois pour toutes dans une formule et se serrer, pour ainsi dire, dans la main ; il avait une impatience d’enfant pour s’en emparer là où il la croyait voir, pour l’arracher et la cueillir. On raconte qu’Alfred de Musset, tout enfant, eut un jour de petits souliers rouges fort jolis, qu’on appelle, je crois, des mignons, et pendant qu’on les lui mettait pour aller à la promenade, comme cela tardait un peu, il s’impatientait et disait à sa bonne : « Dépêche-toi, je yeux sortir, mes mignons seront trop vieux. » Lamennais était cet enfant, et comme lui avide, à sa manière, de jouir ; en présence de la vérité qu’il essayait, il était si pressé, si impatient, qu’on aurait dit qu’à tarder d’un seul instant, elle allait devenir trop vieille. Pour un homme qui avait des parties si élevées de philosophie et des prétentions à tout fonder ou reconstruire, il se payait souvent de mots ; on n’a jamais tant usé et abusé des mots passé et avenir ; ils ont pour lui un sens absolu ; ce sont des êtres complets, déterminés, des abstractions distinctes, des idoles ; il maudit l’un et adore l’autre. Il ne soupçonne pas que le présent est mêlé et comme tissu, à tout moment, de passé et d’avenir. Il a, lui aussi, la manie de prédire, le tic prophétique autant et plus que de Maistre. Il porte dans son esprit je ne sais quelle vision apocalyptique qu’il promène devant lui et qu’il projette dans les différentes sphères d’idées et de passions qu’il traverse. Toujours il se croit à la veille d’une révolution qui va tout changer et renouveler entièrement la face de la terre. Attention ! le rideau va se déchirer ; le présent ne compte pas ; il marche dessus avec mépris, ce n’est que boue et fange : mais l’avenir, que ce sera beau ! Il faut faire dans tout cela la part de l’amour-propre et de l’orgueil personnel plus que ne l’a fait M. Scherer. Lamennais, en prédisant un tel renouvellement social, a l’air de s’oublier, il ne s’oublie pas ; car il est le précurseur, le saint Jean-Baptiste, ou le saint Jean évangéliste de cette révélation nouvelle, il est la trompette éclatante, et pour qui ne hait rien tant que le silence, c’est là un rôle assez grand. Tous les défauts, au reste, de l’esprit et de l’œuvre de Lamennais sont dénoncés et marqués avec précision par M. Scherer ; il ne tâtonne pas, il n’hésite pas ; c’est un esprit assis et ferme qui a en soi de quoi prendre l’exacte mesure de tout autre esprit, c’est un pair qui rend son verdict sur ses pairs, un vrai juge. Il y a, en ce qui est du jugement littéraire proprement dit, une page excellente, définitive :

Les Paroles d’un croyant, dit M. Scherer, ouvrent une série assez nombreuse de pamphlets politiques dans l’examen desquels nous ne croyons pas devoir entrer : aussi bien, nous pensons qu’ils ont mal servi la réputation de Lamennais. L’auteur s’y est montré dénué du sens pratique, violent, déclamateur. Son talent d’écrivain y a même perdu. On a beaucoup admiré les Paroles d’un croyant ; nous n’avons, pour notre part, jamais su goûter ce pastiche apocalyptique, ce genre emprunté à la Bible et qui consiste essentiellement dans le dépècement du discours en versets et dans l’usage de la conjonction et au commencement des phrases, cette prose soi-disant poétique enfin, qui trahit par son ambition même l’impuissance d’écrire un poème véritable. Lamennais avait de bonne heure cultivé ce genre, il avait composé des hymnes Aux Morts, À la Pologne ; il avait terminé son livre Des maux de l’Église par un épilogue dans le même style. Il nous semble qu’il y a là un manque de goût littéraire, et que ce manque de goût tient au vice fondamental du talent de Lamennais, la tendance à l’emphase et à la déclamation. Malheureusement, cette tendance se développa à mesure que l’auteur entra plus avant dans la carrière politique ; son rôle d’opposition, le vague de ses principes, ses emportements le poussaient à la phrase. Il devint sonore et vide, quelquefois même boursouflé et burlesque. Ce mot ne semblera pas trop fort si l’on prend la peine de relire des sorties telles que la suivante (je supprime la citation probante qui vient à l’appui). — Quelle chute, continue M. Scherer, qu’un semblable passage pour un grand écrivain ! Hâtons-nous d’ajouter qu’il serait souverainement injuste de juger du talent de Lamennais d’après des morceaux de ce genre. Son style est l’un des plus puissants et des plus magnifiques de la langue française. Ce style n’est point inférieur en ressources à celui de Chateaubriand, et il tend moins au pur effet littéraire. La gamme en est d’ailleurs plus étendue qu’on ne croit généralement. Les Affaires de Rome renferment des descriptions charmantes et de piquants portraits ; la préface des troisièmes Mélanges est un modèle de lucide discussion ; l’Esquisse d’une philosophie contient sur l’art un chapitre d’une merveilleuse et mystique poésie.

Il est très vrai, en effet, que dans ses productions de cette seconde époque, la gamme de l’écrivain, chez Lamennais, s’est étendue. On pouvait croire qu’il manquait tout à fait de tendresse et d’onction ; mais, par un ou deux chapitres de ces Paroles même d’un croyant qu’on vient de voir si sévèrement jugées, il a commencé de prouver qu’il n’était pas tout à fait dépourvu de cette fibre-là. On pouvait croire qu’avec toute son éloquence d’invective, il manquait de finesse ; mais il a prouvé par deux ou trois passages des Affaires de Rome qu’il en était capable à l’occasion. Cependant c’est dans la véhémence qu’il triomphe, et M. Scherer a raison de dire que « Lamennais est, avec Chateaubriand, le plus grand maître d’invective que nous offre la langue française ». Il est juste aussi de remarquer que, peu intelligent de l’histoire et « dépourvu de tout sens politique proprement dit, Lamennais a une certaine intuition des grands mouvements de l’humanité », un pressentiment que bien des politiques réputés habiles et qui de près le méprisaient comme visionnaire n’avaient pas. C’est jusqu’à un certain point un voyant. La conclusion de ce beau travail de M. Scherer est à lire (pages 368-370 et page 343), et si dans cette conclusion l’impression morale qui surnage semble un peu en contradiction avec la conséquence intellectuelle, si on s’étonne de trouver l’une beaucoup plus favorable que l’autre, je me l’explique très bien par la situation personnelle du critique lui-même, qui fait un retour sur son propre passé, et qui, lui aussi, a osé se modifier, varier (toute proportion gardée) dans le degré de sa foi, et l’avouer sincèrement à son monde. — Et je me rappelle à ce sujet un dernier entretien que j’eus avec Lamennais. Après l’avoir beaucoup connu, je m’étais éloigné et l’avais perdu de vue pendant près de dix ans. Le retrouvant au printemps de 1846, il avait oublié quelques critiques de moi un peu vives, et me les avait pardonnées ; il me parut aimable, gai, comme il l’était volontiers dans ses bonnes heures, fécond de vues et jeune d’esprit ; et entre autres choses, il me dit ces propres paroles qui étaient une manière d’apologie en réponse à des objections qu’il devinait au-dedans de moi et que je me gardais bien d’exprimer ; je ne donne d’ailleurs l’apologie que pour ce qu’elle vaut : « J’ai reçu de la Providence, me disait-il, une faculté heureuse dont je la remercie, la faculté de me passionner toujours pour ce que je crois la vérité, pour ce qui me paraît tel actuellement. Je m’y porte à l’instant comme à un devoir, sans trop me soucier de ce que j’ai pu dire autrefois. On arrangera tout cela un jour après moi, on en tirera ce qu’on pourra ; je ne m’en charge pas, et je laisse ce soin aux autres. On dira : Il fut sot tel jour, ce qui ne m’étonnerait pas beaucoup si j’étais là pour l’entendre. » Et il riait de son petit rire en parlant ainsi.

Je n’examinerai point les autres morceaux critiques de M. Scherer, et qui touchent à des contemporains pleins de vie. Il me serait impossible de le faire en toute liberté et en toute convenance. Je connais personnellement et j’honore par quelque endroit tous ceux qu’il prend à partie, à commencer par le père Gratry. L’un de ceux qu’il traite avec le plus de sévérité en croyant peut-être le traiter encore avec indulgence, est en ce moment hors de la patrie ; un autre est comme un combattant, longtemps redouté, qui ne tient plus, à l’heure qu’il est, cette plume dont il faisait une épée. Quant à MM. Taine et Ernest Renan, de plus en plus goûtés du public, ils peuvent très bien, se passer de notre surcroît de critiques et d’éloges. Mais M. Scherer lui-même avait peut-être besoin d’être signalé à la classe plus nombreuse de lecteurs auxquels je désire qu’il s’adresse dorénavant, et j’ai tenu à le faire sans retard ; c’était justice à la fois et plaisir ; j’aime assez à sonner le premier coup de cloche, comme on sait.