I.
Il y a quelques jours que, causant avec un magistrat homme d’esprit, à qui ses fonctions n’ont point fait oublier les lettres, après quelques propos sur divers sujets : « Savez-vous que c’est moi, me dit-il, qui, le premier ai relevé le corps de Paul-Louis Courier dans le bois où il fut assassiné ? J’étais alors substitut à Tours ; on vint me chercher de Véretz au milieu de la nuit ; j’arrivai à l’aube… » Et j’entendis alors un récit vrai, simple, attachant, dramatique, qui me remit en mémoire cette singulière et originale figure, et qui me tente aujourd’hui de la retracer. Moi-même j’ai vu une seule fois Courier, et c’était environ trois semaines, si je ne me trompe, avant sa mort : il était à Paris, d’où il partait le lendemain, on l’avait invité à une soirée des rédacteurs du Globe ; il y vint ; on l’entourait, on l’écoutait. Je ne dirai pas que son image s’est gravée en moi, mais il m’est du moins resté de sa personne une idée qui n’est en rien le contraire du vrai, et que le souvenir et la réflexion peuvent achever très fidèlement.
Courier n’était pas un très grand caractère, nous le verrons ; je dirai même tout d’abord que ce n’était pas un esprit très étendu ni très complet dans ses points de vue. Il voit bien, mais par parties ; il a de vives idées, mais elles ne sont ni très variées ni très abondantes : cela devient très sensible quand on le lit de suite et dans sa continuité. Ce qu’il est avant tout, en même temps qu’un homme d’humeur, c’est un homme d’art et de goût ; c’est un habile et, par endroits, un exquis écrivain : là est sa supériorité et sa gloire. Sa vie se partage très nettement en deux parties, avant 1815 et après. Après 1815, on eut le Paul-Louis Courier soi-disant vigneron, ancien canonnier à cheval, ayant son rôle, sa blouse, son fusil de paysan et, peu s’en faut, de braconnier, tirant au noble et au capucin, guerroyant à tout bout de champ derrière la haie ou le buisson, ami du peuple, et le louant, le flattant fort, se vantant d’en être, enfin le Paul-Louis que vous savez. Avant 1815, on a un autre Courier, qui a devancé l’autre et qui l’explique, mais qui n’a rien encore de l’homme de parti ; soldat déjà trop peu discipliné sous la République, devenu incompatible et tout à fait récalcitrant sous l’Empire, mais curieux de l’étude, amateur du beau en tout ; un Grec, un Napolitain, un Italien des beaux temps, le moins Gaulois possible ; s’abandonnant tant qu’il peut à tous les caprices de sa libre vocation ; indépendant avec délices ; délicat et quinteux ; misanthrope et pourtant heureux ; jouissant des beautés de la nature, adorant les anciens, méprisant les hommes, ne croyant surtout pas aux grands hommes, faisant son choix de très peu d’amis. Tel il était à l’âge de quarante-trois ans, tel au fond il resta jusqu’à la fin ; mais les dix années finales (1815-1825) où il devint et où il fit un personnage populaire, méritent d’être comprises à part : aujourd’hui je ne m’occuperai que du premier Courier, du Courier avant le rôle et le pamphlet.
On a pour cette étude un secours inestimable, ce sont les lettres de Courier même, cent lettres rangées par lui et préparées pour l’impression, datant de 1804 à 1812, et qui composent ses vrais mémoires durant ce laps de temps. Courier a fait pour ses lettres ce que Pline le Jeune avait fait pour les siennes, avec cette seule différence qu’il les a disposées par ordre chronologique. Il les aura sans doute retirées des mains de ceux à qui il les avait écrites pour en faire ainsi collection, ou bien il les a refaites et corrigées à loisir, d’après ses propres brouillons conservés. Quoi qu’il en soit du procédé, on a cette suite de lettres, auquel il s’en est ajouté depuis beaucoup d’autres, et plus anciennes, et plus récentes ; de telle sorte que la vie de Courier se retrouve peinte en entier dans sa correspondance. Des lettres ainsi refaites et retouchées laissent toujours à désirer quelque chose, je le sais bien ; elles n’ont pas la même autorité biographique que des lettres toutes naïves, écrites au courant de la plume, oubliées au fond d’un tiroir et retrouvées au moment où l’on y pense le moins : mais Courier, homme de style et de forme, n’a guère dû faire de changements à ses épîtres que pour les perfectionner par le tour ; ses retouches et ses repentirs, comme disent les peintres, n’ont pas dû porter sur les opinions et les sentiments qu’il y exprime, et le travail qu’il y met, le léger poli qu’il y ajoute n’est qu’un cachet de plus.
Paul-Louis Courier, né à Paris sur la paroisse Saint-Eustache, le 4 janvier 1772, d’un père riche bourgeois, et qui avait eu maille à partir avec un grand seigneur, fut élevé en Touraine sous les yeux et par les soins de ce père qui le destinait à servir dans le corps du génie et qui l’appliqua en attendant aux langues anciennes. On sait peu de choses de ses premières années et des circonstances de sa première éducation, sinon qu’elle fut toute libre, agreste et assez irrégulière. À quinze ans, on le trouve à Paris, prenant de M. Callet sa première leçon de mathématiques et se livrant à l’étude du grec sous M. Vauvilliers, professeur au Collège de France ; cette dernière étude l’emportait de beaucoup sur l’autre dans son esprit. Son second professeur de mathématiques, Labbey, ayant été nommé à l’École d’artillerie de Châlons, Courier l’y suivit (1791) ; mais, tout en poursuivant son dessein d’entrer dans une arme savante, il ne sacrifiait cependant point ses auteurs grecs et latins, et, à chaque moment de relâche, il leur laissait reprendre l’empire. On peut juger de ce que devait être la discipline de l’École de Châlons après le 10 août 1792, au moment de l’approche des Prussiens. Courier, comme tous ses camarades, jouissait vivement de cette indépendance ; mais il en était peu qui eussent comme lui dans leur poche un Homère grec pour compagnon inséparable dans leurs courses à travers champs. Nommé lieutenant d’artillerie en juin 1793, il alla en garnison à Thionville ; il écrivait de là à sa mère (10 septembre 1793) pour lui demander des livres, Bélidor sur le génie et l’artillerie, et surtout deux tomes de Démosthène et il ajoutait :
Mes livres font ma joie, et presque ma seule société. Je ne m’ennuie que quand on me force à les quitter, et je les retrouve toujours avec plaisir. J’aime surtout à relire ceux que j’ai déjà lus nombre de fois, et par là j’acquiers une érudition moins étendue, mais plus solide. À la vérité, je n’aurai jamais une grande connaissance de l’histoire, qui exige bien plus de lectures, mais je gagnerai autre chose qui vaut autant, selon moi…
Il veut parler sans doute de la connaissance morale de l’homme.
Nous verrons avec les années croître chez Courier ce dégoût de l’histoire ;
le dégoût deviendra de l’aversion quand il croira avoir vu la grande
histoire de près et les héros à l’œuvre. Cela le mènera un jour à dire :
« Il y a plus de vérités dans Rabelais que dans
Mézeray. »
Ou par variante : « Il y a plus de vérité dans
Joconde que dans tout
Mézeray. »
Mais nous n’en sommes qu’à l’instinct, et pas encore
à la boutade.
Dans cette même lettre à sa mère, il y a, sur la fin, un mot de sensibilité ; il regrette la vie tranquille et douce qu’il menait sous le toit domestique :
Babil de femmes, folies de jeunesse, s’écrie-t-il, qu’êtes-vous en comparaison ? Je puis dire ce qui en est, moi qui, connaissant l’un et l’autre, n’ai jamais regretté, dans mes moments de tristesse, que le sourire de mes parents, pour me servir des expressions d’un poète.
Il semble ici ne risquer sa sensibilité qu’à la faveur d’un ancien.
Courier a vingt et un ans ; il travaille, il s’occupe de ses lectures chéries, et il a aussi des moments d’entraînement vers les sociétés et les coteries, comme il les appelle. En ces veines de dissipation, il est très humilié de ne pas savoir danser, condition alors essentielle pour un jeune homme ; il reprend un maître de danse, ce qu’il a fait bien des fois avec un médiocre succès39. Capitaine d’artillerie en juin 1795, il était au quartier général de l’armée devant Mayence, quand il apprit la mort de son père. Il partit à l’instant sans congé, et sans prévenir personne, pour aller embrasser sa mère à La Véronique près Luynes, en Touraine. De tout temps nous lui verrons cette habitude d’indiscipline, et de partir volontiers sans congé. C’est ainsi qu’il fera finalement à la Grande Armée, à la veille de Wagram. Dans l’été de 1807, à Naples, ayant eu ordre de venir rejoindre son régiment à Vérone, il s’amusait, comme si de rien n’était, près de Portici, à traduire du Xénophon (Sur la cavalerie), s’attardait en chemin à Rome, et n’arrivait à Vérone qu’à la fin de janvier (1808). On l’y attendait depuis près de six mois, et il fut mis aux arrêts en arrivant. Il raconte tout cela dans de petites notes fort piquantes et fort bien tournées qu’il entremêle à ses lettres. Il a l’air de s’en faire honneur : il n’y a pas de quoi ; ce n’est pas ainsi que servaient les soldats de Xénophon.
En résidence à Toulouse, en 1796, il se livre à la fois aux études et au monde. Un de ses camarades de ce temps, qui a donné depuis un récit, quelque peu arrangé, de ses souvenirs, nous le montre alors, grand, mince et maigre ; avec une bouche largement fendue, de grosses lèvres, un visage marqué de petite vérole, fort laid en un mot, mais d’une laideur animée et réparée par la gaieté et l’esprit de la physionomie ; se piquant de bonnes fortunes, amoureux d’une danseuse, Mlle Simonnette, et écrivant en grec ses dépenses secrètes sur son calepin. Il se lia fort pendant son séjour à Toulouse avec un Polonais, homme de mérite et d’érudition, M. Chlewaski. C’est à lui qu’il écrivait de Rome, le 8 janvier 1799, la première lettre (retouchée sans doute depuis) où son talent s’offre à nous dans tout son relief et toute sa grâce.
Courier, on l’a deviné déjà, n’a pas l’ardeur de la guerre, ni l’amour de son métier : homme de la Révolution et de la génération de 89, il en a tout naturellement les idées, mais non la ferveur et la flamme ; il en aime les résultats et il les défendra un jour, mais il n’est pas de ceux qui les arrachent ni qui les conquièrent. Sa passion est ailleurs ; l’idéal de la Grèce, de bonne heure, lui a souri. Aussi, dans ces armées qui portent à travers l’Europe nos idées et des germes féconds jusqu’au sein du désordre, il ne voit, lui, que le désordre même ; et, quand sa moderne patrie est aux prises avec l’antique, il n’hésite pas, c’est la patrie antique qu’il préfère et qu’il venge. Envoyé à Rome pendant l’occupation de 1799, témoin de cette émulation de rapines que le gouvernement du Directoire propageait partout dans les républiques formées à son image, il écrit à son ami Chlewaski qu’il a laissé à Toulouse :
Dites à ceux qui veulent voir Rome qu’ils se hâtent, car chaque jour le fer du soldat et la serre des agents français flétrissent ses beautés naturelles et la dépouillent de sa parure… Les monuments de Rome ne sont guère mieux traités que le peuple. La colonne Trajane est cependant à peu près telle que vous l’avez vue, et nos curieux, qui n’estiment que ce qu’on peut emporter et vendre, n’y font heureusement aucune attention40. D’ailleurs▶, les bas-reliefs dont elle est ornée sont hors de la portée du sabre, et pourront par conséquent être conservés. Il n’en est pas de même des sculptures de la villa Borghèse et de la villa Pamphili, qui présentent de tous côtés des figures semblables au Déiphobe de Virgile41. Je pleure encore un joli Hermès enfant que j’avais vu dans son entier, vêtu et encapuchonné d’une peau de lion, et portant sur son épaule une petite massue. C’était, comme vous voyez, un Cupidon dérobant les armes d’Hercule, morceau d’un travail exquis, et grec si je ne me trompe. Il n’en reste que la base, sur laquelle j’ai écrit avec un crayon : Lugete, Veneres Cupidinesque, et les morceaux dispersés qui feraient mourir de douleur Mengs et Winckelmann, s’ils avaient eu le malheur de vivre assez longtemps pour voir ce spectacle.
Des soldats, qui sont entrés dans la bibliothèque du Vatican, ont détruit, entre autres raretés, le fameux Térence du Bembo, manuscrit des plus estimés, pour avoir quelques dorures dont il était orné. Vénus de la villa Borghèse a été blessée à la main par quelque descendant de Diomède, et l’Hermaphrodite (immane nefas !) a un pied brisé.
Telle est cette gracieuse peinture qui ressemble si bien elle-même à un bas-relief antique, et qui nous montre que, si Courier avait été de l’expédition de Mummius à Corinthe, il eût certainement été de cœur pour les Corinthiens contre les Romains.
Les opinions, les sentiments de Courier à cette fin de la République et sous l’Empire, nous les savons maintenant, il vient de nous les dire, et il n’aura plus qu’à les varier et à les développer devant nous. Placé entre la République et le Consulat, ou entre le Consulat et l’Empire, il est pour Praxitèle. En écrivant à ce même M. Chlewaski qui lui avait demandé ce que c’était que le livre des Voyages d’Anténor, Courier répond que c’est une sotte imitation d’Anacharsis, c’est-à-dire d’un ouvrage médiocrement écrit et médiocrement savant, soit dit entre nous :
Je crois, ajoute-t-il, que tous les livres de ce genre, moitié histoire et moitié roman, où les mœurs modernes se trouvent mêlées avec les anciennes, font tort aux unes et aux autres, donnent de tout des idées fausses, et choquent également le goût et l’érudition. La science et l’éloquence sont peut-être incompatibles…
Ici l’on saisit le témoignage net et hardi de ce goût pur qui ne transige pas, de ce goût exclusif comme tous les goûts très sincères et très sentis. Courier l’eut tel de bonne heure, et tel il le conserva toute sa vie, se souciant plutôt de l’aiguiser que de l’augmenter et de l’élargir. Lisant en 1812, à Frascati, les articles du docte et fin Boissonade dans le Journal de l’Empire, il lui écrivait :
Courage, monsieur ! venez au secours de notre pauvre langue, qui reçoit tous les jours tant d’outrages. Mais je vous trouve trop circonspect ; fiez-vous à votre propre sens ; ne feignez point de dire en un besoin que tel bon écrivain a dit une sottise : surtout gardez-vous bien de croire que quelqu’un ait écrit en français depuis le règne de Louis XIV : la moindre femmelette de ce temps-là vaut mieux pour le langage que les Jean-Jacques, Diderot, d’Alembert, contemporains et postérieurs ; ceux-ci sont tous ânes bâtés sous le rapport de la langue, pour user d’une de leurs phrases ; vous ne devez pas seulement savoir qu’ils aient existé.
Courier, parmi ces écrivains du xviiie siècle qu’il énumère, a grand soin d’oublier Voltaire, qui dérangerait sa théorie juste, mais excessive42. En général, il ne faut prendre ces maximes, ces aphorismes littéraires de Courier que comme les saillies extrêmes d’un goût excellent ; c’est au jugement de chacun ensuite à les entendre sobrement et à les réduire.
Est-il besoin de dire qu’il ne faisait aucun cas de la littérature de son
temps, ni de celle de l’Empire, ni, je le crains bien, de celle qui vint
depuis ? Vers la fin, engagé dans le parti libéral, il a fait quelques
politesses à ce qu’on appelait les jeunes talents ; mais, en réalité, il n’a
jamais prisé les plus remarquables des littérateurs et des poètes de ce
siècle, ni Chateaubriand, ni Lamartine, qu’il raille tous deux volontiers à
la rencontre ; il leur était antipathique ; c’était un pur Grec, et qui
n’admettait pas tous les dialectes, un Attique ou un Toscan, au sens
particulier du mot : « Notre siècle manque non pas de lecteurs, mais
d’auteurs ; ce qui se peut dire de tous les autres arts. »
C’était le fond de sa pensée. En voyant le grand acteur Talma, il goûtait
médiocrement ce mélange d’énergie tragique et de naturel ; cela était trop
shakespearien pour lui.
Cependant lui-même tâtonnait encore : il s’amusait assez insipidement à donner, d’après Isocrate, l’Éloge d’Hélène qu’il dédiait à Mme Pipelet, depuis princesse de Salm. Ce qu’il y a de piquant en ces années, ce sont ses lettres avec tout le sel qu’il y a sous main répandu depuis. La lettre dans laquelle il raconte comment se fit à Plaisance la proclamation de l’Empire dans le régiment de d’Anthouard est célèbre : c’est la plus spirituelle parodie, la plus méprisante et la plus frondeuse, et qui a dû être fort retravaillée à loisir. Envoyé en 1805 dans le royaume de Naples sous le général Gouvion Saint-Cyr, Courier s’accoutume de plus en plus à prendre la guerre par le côté peu idéal et peu grandiose. Commandant d’artillerie, il ne croit pas à son métier ni à son art ; et quand il entrevoit, en s’arrêtant un moment dans une bibliothèque, l’occasion de publier et de traduire quelque ancien, il se moque encore de cette gloire-là ; mais il est évident, à la manière dont il en parle, qu’il y croit plus qu’à l’autre. Et ici j’aborderai franchement l’objection avec Courier, et je ne craindrai pas de montrer en quoi je le trouve étroit, fermé, négatif et injuste.
Dans la Conversation chez la comtesse d’Albany, à Naples
(2 mars 1812), il agite cette question de savoir s’il y a un art de la
guerre, s’il y a besoin de l’apprendre pour y réussir, s’il ne suffit pas
qu’il y ait une bataille pour qu’il y ait toujours un grand général,
puisqu’il faut bien qu’il y ait un vainqueur ; et il met dans la bouche du
peintre Fabre sa propre opinion toute défavorable aux guerriers, tout à
l’avantage des artistes, gens de lettres et poètes. Par un jugement aussi
absolu, Courier fait tort, ce me semble, à son esprit, je ne dirai pas
militaire, mais historique, et il montre qu’il n’a pas embrassé un ensemble.
S’il avait voulu dire simplement qu’il y a bien du hasard à la guerre, que
les réputations y sont souvent surfaites ou usurpées, que l’exécution des
plans les mieux combinés dépend de mille accidents et de mille instruments
qui peuvent les déjouer et les trahir, et que, dans l’art individuel du
peintre et du poète, avec toutes les difficultés qui s’y mêlent, il n’entre
point de telles chances, il n’y aurait
qu’à lui
donner raison, et il n’aurait rien dit de bien neuf. Mais Courier va plus
loin, il doute de l’art militaire même et du génie qui y a présidé dans la
personne des plus grands capitaines ; il doute d’Annibal, il doute de
Frédéric, il doute de Napoléon ; lui qui a l’honneur de servir sous
Saint-Cyr et qui le reconnaît « le plus savant peut-être dans l’art
de massacrer »
, il ne prend nul goût à s’instruire sous ce
maître ; il a l’air de confondre Brune et Masséna ; la première campagne
d’Italie pour lui n’est pas un chef-d’œuvre. Tranchons le mot : il y a un
héroïsme et une géométrie qui s’entraident l’une l’autre, et qu’il n’entend
pas.
La fortune le lui rend bien : voyez comme elle le punit de sa taquinerie et de son scepticisme. En cet âge de grandes choses, elle le fait assister aux petites ; elle le jette par deux fois dans le royaume de Naples, la seconde fois sous le général Reynier, médiocre ou malheureux ; il y voit une guerre de brigands toute décousue, tout atroce, toute bouffonne. La Calabre, c’était l’Espagne en abrégé dès 1806. Courier est là loin du centre, obéissant à des ordres souvent contradictoires, sans chances d’avancement, en danger d’être pris et pendu, n’échappant qu’à force de présence d’esprit et parce qu’il parle bien l’italien, perdant ses chevaux, son domestique, sa valise et ses nippes, toutes choses dont il croit devoir nous détailler le compte (triste état de services !), et ne rencontrant pas une seule fois dans sa vie cette victoire en plein soleil qui fait croire à Leuctres et à Mantinée, et qui, même à ne voir que le classique, lui eût expliqué Épaminondas. Courier, qui n’a vu de la guerre que ce côté désastreux et cette lisière délabrée, juge par là de tout le reste :
C’est là néanmoins l’histoire, écrit-il au docte critique Sainte-Croix, l’histoire dépouillée de ses ornements. Voilà les canevas qu’ont brodés les Hérodote et les Thucydide. Pour moi, m’est avis que cet enchaînement de sottises et d’atrocités, qu’on appelle histoire, ne mérite guère l’attention d’un homme sensé. Plutarque, avec
…………………… l’air d’homme sage,Et cette large barbe au milieu du visage,me fait pitié de nous venir prôner tous ces donneurs de batailles dont le mérite est d’avoir joint leurs noms aux événements qu’amenait le cours des choses.
Il renouvelle en toute occasion, à cette heure splendide, ce blasphème contre l’histoire qu’il a trop vue du fond du cul-de-sac sanglant de la Calabre :
Oui, monsieur, écrivait-il à M. Silvestre de Sacy en octobre 1810, j’ai enfin quitté mon vilain métier, un peu tard, c’est mon regret. Je n’y ai pas pourtant perdu tout mon temps. J’ai vu des choses dont les livres parlent à tort et à travers. Plutarque à présent me fait crever de rire : je ne crois plus aux grands hommes.
Et encore, sur Plutarque toujours, car il faut citer et peser ces paradoxes de Courier, qui sont désormais en circulation :
Je corrige un Plutarque qu’on imprime à Paris (août 1809). C’est un plaisant historien, et bien peu connu de ceux qui ne le lisent pas en sa langue. Son mérite est tout dans le style ; il se moque des faits, et n’en prend que ce qui lui plaît, n’ayant souci que de paraître habile écrivain. Il ferait gagner à Pompée la bataille de Pharsale, si cela pouvait arrondir tant soit peu sa phrase. Il a raison. Toutes ces sottises qu’on appelle histoire ne peuvent valoir quelque chose qu’avec les ornements du goût.
Avec tout le respect que l’on doit à l’un des cinq ou six hommes en Europe qui savent le grec (Courier n’en comptait pas davantage, et il en était), je ne puis croire à une telle légèreté dans Plutarque. Quand on a fait la part du rhéteur et du prêtre d’Apollon en lui, il reste une bien plus large part encore, ce me semble, au collecteur attentif et consciencieux des moindres traditions sur les grands hommes, au peintre abondant et curieux de la nature humaine. Mais avec Courier, il faut se faire à ces extrémités spirituelles d’expression qui ne sont que des figures de pensée ; et n’est-ce pas ainsi que, dans sa passion et presque sa religion du pur langage, il disait encore : « Les gens qui savent le grec sont cinq ou six en Europe : ceux qui savent le français sont en bien plus petit nombre ! »
Il y a des moments pourtant où, voyant tant de choses réelles et mémorables se faire alentour, l’artiste en lui s’éveille et se dit : Je suis peintre aussi ! Mais, pour peindre, il en revient encore aux anciens ; il voudrait, comme André Chénier, traiter un sujet moderne dans le goût antique ; et pour cela il ne faut pas que le sujet soit trop considérable ni très compliqué. Un morceau d’histoire, un épisode détaché, où l’on pourrait mettre la concision énergique d’un Salluste ou mieux la naïveté charmante d’un Xénophon, le tenterait bien. Dans ce royaume de Naples, où il campe et chevauche à l’aventure, il écrit un jour à Clavier (juin 1805) :
Un morceau qui plairait, je crois, traité dans le goût antique, ce serait l’expédition d’Égypte. Il y a là de quoi faire quelque chose comme le Jugurtha de Salluste, et mieux, en y joignant un peu de la variété d’Hérodote, à quoi le pays prêterait fort ; scène variée, événements divers, différentes nations, divers personnages ; celui qui commandait était encore un homme, il avait des compagnons ; et puis, notez ceci, un sujet limité, séparé de tout le reste ; c’est un grand point selon les maîtres : peu de matière et beaucoup d’art.
Peu de matière et beaucoup d’art, c’est là toute la devise et le secret du talent de Courier. Mais ici encore il est déjoué ; car cette expédition d’Égypte, qui donc la traitera ? qui saura la raconter et la peindre ? Ce n’est pas vous qui y rêvez trop pour cela, qui pensez trop à Salluste ou à Hérodote, au lieu d’étudier la chose en elle-même. Le digne et simple historien de cette expédition grandiose, ce sera encore tout naturellement celui qui l’a faite, Bonaparte, dont c’est la dernière dictée publiée (1847).
Que Courier laisse donc l’histoire à laquelle il n’a pas confiance et qui est
trop vaste pour lui ; mais l’art, mais la nature, mais le beau sous la forme
classique et antique, voilà à quoi il excelle. Laissez-le en jouir à souhait
et sans dessein ; il nous en rendra ensuite avec pureté et lumière quelque
fragment de tableau. Au fond de la Calabre, à cette extrémité de la
Grande-Grèce, près de Tarente, en face de la Sicile qu’il convoite et qu’il
voit là de l’autre côté du canal, « comme de la terrasse des
Tuileries vous voyez le faubourg Saint-Germain »
, il a des
accents et des tons pleins de chaleur et de largeur :
Quant à la beauté du pays, les villes n’ont rien de remarquable, pour moi du moins ; mais la campagne, je ne sais comment vous en donner une idée : cela ne ressemble à rien de ce que vous avez pu voir. Ne parlons pas de bois d’orangers et de haies de citronniers ; mais tant d’autres arbres et de plantes étrangères, que la vigueur du sol y fait naître en foule, ou bien les mêmes que chez nous, mais plus grandes, plus développées, donnent au paysage un tout autre aspect. En voyant ces rochers, partout couronnés de myrte et d’aloès, et ces palmiers dans les vallées, vous vous croyez au bord du Gange ou sur le Nil, hors qu’il n’y a ni pyramides, ni éléphants ; mais les buffles en tiennent lieu et figurent fort bien parmi les végétaux africains, avec le teint des habitants qui n’est pas non plus de notre monde… Ce n’est pas sans raison qu’on a nommé ceci l’Inde de l’Italie.
Il est devenu lui-même Italien ; après la langue grecque, il ne
trouve rien à comparer à ces idiomes si riches et si suaves des diverses
contrées de l’Italie. Il vit dans ces beaux lieux, il s’y naturalise, il s’y
oublie ; et, dès qu’il a quitté son « harnais »
, comme il
dit, et laissé son vil métier, il retourne y vivre et y
passer les dernières années de la sécurité et du loisir (1810-1812). Athènes
par-delà l’appelle ; il y aspire comme le dévot musulman au pèlerinage de
La Mecque ; mais, en attendant, Rome et Naples, avec leurs monuments, leur
ciel et leur petite
société d’élite, lui
suffisent, le possèdent et lui tiennent lieu de tout ; grands souvenirs,
beautés naturelles, c’est pour lui tout ensemble « ce qu’il y a de
mieux dans le rêve et dans la réalité »
.
Mais il faut dire quelque chose de la grande découverte de Courier en ces années, et de sa grosse querelle au sujet d’un pâté d’encre ; sans quoi, ◀d’ailleurs▶, on ne devinerait pas assez ce qu’il était dès lors, assez vif à la brouille et à la querelle, et prompt à riposter dès qu’on le piquait. Étant à Florence, en 1809, il examina, à la bibliothèque de San Lorenzo, un manuscrit grec des Amours de Daphnis et Chloé, qu’il reconnut plus complet que ce qu’on avait imprimé jusque-là. Le premier livre de cette gracieuse pastorale, si connue par la traduction d’Amyot, offrait une lacune que l’on supposait n’être que de quelques lignes, et qui se trouva être de six ou sept pages, à l’endroit d’une très jolie scène de bain, puis de dispute jalouse et de baiser. Certes, pour qui sait la disette actuelle et la difficulté de rien découvrir de vraiment nouveau dans ce champ presque épuisé de l’Antiquité, c’était là une jolie trouvaille, et de quoi réjouir délicieusement une âme d’érudit. La fortune traitait cette fois Courier avec faveur : elle lui faisait trouver chez un ancien ce qu’il aurait aimé à inventer lui-même. Courier se mit aussitôt à l’ouvrage, c’est-à-dire à copier le passage inédit et à le collationner. Mais il arriva que, pendant ce travail, une feuille de papier qu’il mit dans le manuscrit, étant tachée d’encre en dessous, couvrit et tacha une page de ce manuscrit précieux. C’était une grave étourderie, et aucun bibliothécaire ne l’eût bien prise : ceux de Florence le prirent très mal, et supposèrent à la maladresse de Courier une intention de noirceur qu’il serait bien pénible de lui supposer. Il s’ensuivit des plaintes dans les journaux du lieu, des brochures ; l’orage grossit ; on se parlait de ce pâté à l’oreille, de Rome à Paris, dans ce grand silence, un moment pacifique, de l’Empire ; et Courier jugea à propos de répondre par une Lettre publique (1810) adressée à M. Renouard, libraire, qui était à Florence lors de l’événement. Cette lettre est célèbre : c’est, à vrai dire, le premier des pamphlets de Courier, et chacun put voir dès lors combien cette bouche qui savait si bien rire, savait mordre aussi. M. Renouard lui-même y attrapait son coup de dent au post-scriptum, pour ne s’être pas assez vigoureusement prononcé.
Le fameux pâté se voit encore et se montre à Florence avec une attestation de la main de Courier, qui déclare l’avoir fait par étourderie. Des personnes, qui ont vu ces pièces, en ont emporté une impression qui est un peu autre, m’assure-t-on, que celle des lecteurs de la brochure ; les simples lecteurs, en effet, qui n’entendent qu’une des parties, ont peine à ne pas donner raison à Courier.
En traduisant dès lors le fragment inédit, en l’assortissant et en le joignant à la version d’Amyot qu’il publia après l’avoir corrigée en beaucoup de points (Florence, 1810), Courier entrait comme par occasion dans cet essai de style un peu vieilli, à la gauloise, qu’il s’appropriera désormais, qu’il appliquera à d’autres traductions et même à des sujets tout modernes, et qu’il fera plus tard servir à son personnage politique de paysan tourangeau.
Dès ce temps-là, il fallait regarder de bien près à la manière dont on s’y prenait avec Courier, de peur de le fâcher, même en le louant. M. Renouard, en écrivant sur ce fameux pâté, avait dit de Courier que c’était un helléniste fort habile. Helléniste, qu’est-ce que cela ? Courier se défendait fort de l’être :
Si j’entends bien ce mot, qui, je vous l’avoue, m’est nouveau, vous dites un helléniste comme on dit un dentiste, un droguiste, un ébéniste ; et, suivant cette analogie, un helléniste serait un homme qui étale du grec, qui en vit, qui en vend au public, aux libraires, au gouvernement. Il y a loin de là à ce que je fais. Vous n’ignorez pas, monsieur, que je m’occupe de ces études uniquement par goût, ou, pour mieux dire, par boutades et quand je n’ai point d’autre fantaisie ; que je n’y attache nulle importance et n’en tire nul profit ; que jamais on n’a vu mon nom en tête d’aucun livre…
On entrevoit ici non seulement l’indépendance et le caprice, mais un peu la prétention et le travers. C’est ainsi que plus tard Courier, en échouant aux élections de Chinon (1822), ne voulait pas qu’on dît qu’il avait été en concurrence avec le marquis d’Effiat ; il prétendait n’avoir été le concurrent de personne, n’avoir ni demandé ni sollicité d’être député, n’avoir été candidat en aucune sorte ; il est vrai qu’il aurait accepté si on l’avait élu. Pure chicane de mots ! il n’était pas candidat ici, pas plus qu’il n’était helléniste là-bas.
Cette affaire du pâté, et les tracasseries qui s’ensuivirent, donnèrent dès lors à Courier une sorte de misanthropie, à laquelle il était assez naturellement disposé, et qui ◀d’ailleurs▶ n’altérait pas son humeur ; mais le mépris des hommes perce de plus en plus, à cette date, dans tout ce qu’il écrit :
Les habiles, dit-il à ce propos, qui sont toujours en petit nombre et ne décident de rien… » — Pour moi, écrivait-il au médecin helléniste Bosquillon, ces choses-là ne m’apprennent plus rien ; ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai lieu d’admirer la haute impertinence des jugements humains. Ma philosophie là-dessus est toute d’expérience, il y a peu de gens, mais bien peu, dont je recherche le suffrage : encore m’en passerais-je au besoin. — Je passe ici mon temps assez bien, écrivait-il encore de Rome à Clavier (octobre 1810), avec quelques amis et quelques livres. Je les prends comme je les trouve, car, si on était difficile, on ne lirait jamais, et on ne verrait personne. Il y a plaisir avec les livres, quand on n’en fait point, et avec des amis, tant qu’on n’a que faire d’eux.
Il ne tiendrait qu’à moi de multiplier ces passages où se combinent à doses au moins égales la douceur et l’amertume. Ce que rêve Courier à cette date, ce n’est pas de noyer tout le genre humain, quoique détestable, mais de faire une arche de quelques personnes d’élite et d’y vivre entre soi. Il est impossible de découvrir en lui, à ce moment, celui qui bientôt dira au peuple qu’il est sensé et sage, et qu’un bon gouvernement n’est qu’un cocher à qui tout le monde a le droit de dire : Mène-moi là. Je ne prétends pas décider auquel des deux moments il eut le plus raison, mais je tiens à bien noter les deux moments dans sa vie. Vers la fin de l’Empire, il me semble voir en Courier un misanthrope studieux et délicat, un mécontent plein de grâce et parfois de bonne humeur, une espèce de Gray plus robuste et plus hardi, mais également distingué, fin et difficile43. Il a lui-même résumé sa disposition à la fois de découragement et de dilettantisme à la fin de l’Empire, quand il écrivait à Bosquillon (novembre 1810) :
Quant à moi, ôtez-vous de l’esprit que je songe à faire jamais rien. Je crois, pour vous dire ma pensée, que ni moi ni autre aujourd’hui ne saurait faire œuvre qui dure ; non qu’il n’y ait d’excellents esprits, mais les grands sujets qui pourraient intéresser le public et animer un écrivain, lui sont interdits. Il n’est pas même sûr que le public s’intéresse à rien. Au vrai, je vois que la grande affaire de ce siècle-ci, c’est le débotté et le petit coucher. L’éloquence vit de passions ; et quelles passions voulez-vous qu’il y ait chez un peuple de courtisans ?… Contentons-nous, monsieur, de lire et d’admirer les anciens du bon temps. Essayons au plus quelquefois d’en tracer de faibles copies. Si ce n’est rien pour la gloire, c’est assez pour l’amusement. On ne se fait pas un nom par là, mais on passe doucement la vie…
En supposant que toutes les lettres qui portent la date de ces
années aient été réellement écrites alors telles que nous les avons, il
imitait, en effet, les anciens sans fatigue et avec un art adorable dans de
petits sujets,
soit qu’il adressât à sa cousine,
Mme Pigalle, du pied du Vésuve des contes dignes de
Lucius et d’Apulée (1er novembre 1807), soit qu’aux
bords du lac de Lucerne, du pied du Righi, il envoyât à M. et à Mme Thomassin (25 août et 12 octobre 1809) des idylles
malicieuses et fraîches où il aime à montrer toujours, à côté des jeunes
filles joueuses ou effrayées, le rire du Satyre44. Ce sont de petites scènes
parlantes, achevées, faites pour être ciselées sur une coupe antique, sur
une de ces coupes que Théocrite proposait en prix à ses bergers. Et là
encore se vérifie le précepte favori de Courier : « Peu de matière et
beaucoup d’art. »
À ces jolies bagatelles, travaillées comme une
ode d’Horace, Courier donne un poli de style qui rappelle l’éclat du marbre
de Paros.
Mais l’Empire, en tombant, allait ouvrir à Courier de nouveaux points de vue et une carrière. On peut dire qu’il n’avait embrassé ni senti à aucun instant l’esprit et le génie de cette grande époque ; le côté héroïque comme le côté social lui avait échappé ; il n’y avait vu partout que les excès et les désordres, les bassesses ou les ridicules. Allait-il mieux comprendre l’époque nouvelle qui succédait, et l’espèce de transaction qu’il eût convenu dès l’abord d’y ménager et d’y favoriser ? Il comprit fortement du moins le principal des éléments qui devait y prévaloir et triompher. La passion, pour la première fois, se mêla avec suite dans sa vue pratique des choses ; son humeur ◀d’ailleurs le rendait tout propre à l’opposition. Les mécontents et les déclassés d’un régime, quand ils sont aussi riches de fond que Courier, et aussi armés de talent, se trouvent tout préparés du premier jour pour le régime suivant…