(1874) Premiers lundis. Tome I « Anacréon : Odes, traduites en vers française avec le texte en regard, par H. Veisser-Descombres »
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(1874) Premiers lundis. Tome I « Anacréon : Odes, traduites en vers française avec le texte en regard, par H. Veisser-Descombres »

Anacréon :
Odes, traduites en vers française avec le texte en regard, par H. Veisser-Descombres

Si l’on parle d’Anacréon, même aux gens les moins lettrés, tout le monde le connaît : c’est un vieillard à barbe longue et blanche, qui passe sa vie sous des platanes, la tête couronnée de roses, la coupe en main, et au milieu de jeunes esclaves d’Ionie. A ses côtés est une lyre, dont il joue par instants, pour accompagner ses chants d’insouciance et de plaisir. L’histoire ne contredit en rien cette idée classique et populaire qu’on se fait du chantre de Téos. On le voit arriver, à titre de poëte lauréat, dans la cour de Polycrate, tyran de Samos, tandis que Pythagore attristé s’en éloigne. Polycrate mort, il est appelé à Athènes par les fils de Pisistrate ; et quand Hipparque tombe sous les coups d’Harmodius et d’Aristogiton, quand se prépare la délivrance d’Athènes, Anacréon, qui ne croit pas apparemment que les myrtes fleurissent pour cacher des poignards, ni que le plaisir soit le doux enfant de la liberté, s’en retourne bien vite à Téos, d’où il s’enfuit encore à la vue de l’Ionie soulevée contre Darius. La peur des troubles doit avoir été bien puissante sur son esprit, puisqu’il alla se cacher, pour plus de sécurité, jusqu’en Thrace, parmi les Abdéritains. C’est là que la tradition le fait mourir, étranglé par un pépin de raisin, genre de mort anacréontique s’il en fut jamais. Tout le prouve donc, Anacréon fît du loisir sa principale affaire ; comme Simonide son contemporain, et comme plus tard Horace et La Fontaine, il était d’avis qu’on ne peut trop louer trois sortes de personnes, les dieux, sa maîtresse et son roi. Il fut poëte autrement qu’Eschyle et Tyrtée.

Par la grâce naïve, par l’inspiration spirituelle et tendre, par l’émotion voluptueuse et philosophique à la fois qui animent ses pièces légères, le génie d’Anacréon se rapproche du génie français, tel surtout que nous le retrouvons dans nos vieux rimeurs. Déjà, sur le fumier de Villon, au milieu des obscénités de taverne, on aperçoit quelques-unes de ces fleurs qu’on croirait tombées d’une couronne antique Mais dans Clément Marot, dont la muse s’était épurée à la cour de François Ier et de Marguerite de Navarre, la ressemblance devient frappante. Je dis la ressemblance, et non pas l’imitation : le gentil maître Clément, en effet, ne connaissait point le poëte grec, dont la première édition ne fut donnée par Henri Estienne qu’en 1554, et Marot était mort dix ans plus tôt. Pourtant ne dirait-on pas une pensée d’Anacréon écrite en bon gaulois ?

Amour trouva celle qui m’est amère
(Et j’y étois, j’en sais bien mieux le compte) :
Bonjour, dit-il, bonjour, Vénus, ma mère.
Puis tout à coup il voit qu’il se mécompte.
Dont la couleur au visage lui monte,
D’avoir failli, honteux, Dieu sait combien !
Non, non, Amour, ce dis-je, n’ayez honte :
Plus clairvoyants que vous s’y trompent bien.

Lorsque Henri Estienne donna son édition, l’école de Ronsard avait remplacé celle de Marot. Répudiant l’humble patrimoine de l’ancienne poésie nationale, les écrivains de cette école nouvelle s’étaient voués superstitieusement au culte de l’antiquité, et ils consumaient de beaux talents dans une imitation servile. Mais Anacréon leur réussit bien mieux à imiter que Pindare ou Virgile, ils retrouvaient en lui des sentiments déjà familiers à notre poésie, et que la langue de Marot était capable d’exprimer sans innovation grecque et latine. Je pourrais citer de Joachim Du Bellay plus d’une chanson agréable dans le goût d’Anacréon. Je me bornerai à l’imitation suivante, dans laquelle Ronsard a substitué à l’idée de l’auteur grec une idée tout aussi gracieuse, et l’a revêtue de formes encore plus charmantes :

Les Muses lièrent on jour
De chaînes de roses Amour ;
Et, pour le garder, le donnèrent
Aux Grâces et à la Beauté,
Qui, voyant sa desloyauté,
Sur Parnasse l’emprisonnèrent.

Sitôt que Vénus l’entendit,
Son beau ceston elle vendit
A Vulcain, pour la délivrance
De son enfant ; et tout soudain,
Ayant l’argent dedans la main,
Fit aux Muses la révérence.

Muses, déesses des chansons,
Quand il faudroit quatre rançons,
Pour mon enfant je les apporte ;
Délivrez mon fils prisonnier. »
Mais les Muses l’ont fait lier
D’une chaîne encore plus forte.

Courage doncques, amoureux
Vous ne serez plus langoureux ;
Amour est au bout de ses ruses.
Plus n’oseroit, ce faux garçon,
Vous refuser quelque chanson,
Puisqu’il est prisonnier des Muses.

Cependant, lorsqu’un des amis de Ronsard, Remi Belleau, essaya de traduire Anacréon d’un bout à l’autre, il ne fut guère plus heureux que ne l’ont été, depuis, ses nombreux successeurs. Ce n’était pas le talent qui lui manquait, car Belleau a fait d’ailleurs de fort jolies choses. Ronsard prétendait que son ami était trop sobre pour se mesurer avec l’ivrogne de Téos. Mais il y a d’autres causes à cette mauvaise réussite, et, osons le dire, à celle de toute traduction en vers d’Anacréon, qui ne sera pas l’œuvre d’un grand poëte. Je conçois qu’on traduise Exactement en vers un poëme didactique, tel que celui de Lucrèce ou les Géorgiques de Virgile : la difficulté, bien qu’extrême, n’est pas au-dessus du talent d’un versificateur habile, ni des ressources et artifices du métier. Si l’on s’attaque à un lyrique, la question change, et il est permis de douter que la même manière convienne. Ici le sentiment et le mouvement de l’original sont essentiels à reproduire ; il faut y atteindre à tout prix, même au prix de l’exactitude secondaire des détails. J.B. Rousseau n’aborde le génie de David qu’avec le secours de la paraphrase ; mais quand le lyrique qu’on traduit est Anacréon, que faire ? La ressource même de la paraphrase et de l’imitation libre devient un écueil. La brièveté de l’idée originale fait partie de sa grâce ; et chaque chef-d’œuvre ne contient, pour ainsi dire, qu’une goutte d’essence, qui, dès qu’on veut l’en séparer, s’évapore. Anacréon n’a pas composé ses chansons avec une verve bien turbulente, ni dans un délire de bien longue haleine. Du sein de son loisir, il ne prend d’autre soin que de saisir au passage et d’écrire en vers ses pensées riantes ou tendres, à mesure qu’elles traversent son âme ; et la plupart de ses pièces sont des impromptus de volupté, qui, au milieu de ses jeux, lui échappent sans plus d’effort que les roses effeuillées de sa guirlande. Il jette les yeux sur sa coupe, et le voilà qui se met à en célébrer les élégantes ciselures. Une colombe a passé dans les airs, et soudain a prêté à cette douce messagère un babil plein de sentiment et d’ingénuité. Il entend bourdonner une abeille, et l’idée lui vient que cette abeille peut bien avoir piqué l’Amour. Une cigale a chanté, et presque aussitôt le poëte a répondu par un hymne mélodieux à cette reine invisible des bois, dont il envie le bonheur, puisqu’elle s’enivre de rosée, et qu’elle chante tout le jour. Cette cigale, cette colombe, cette abeille, tous êtres légers et brillants, nourris de nectar et de parfums, pour être transportés parmi nous, demandent à la poésie une foule de soins délicats, d’attentions ingénieuses ; la moindre rudesse ou la moindre fadeur les ferait mourir. Aussi, depuis Remi Belleau, tous les traducteurs en vers d’Anacréon, et Longepierre, et Lafosse, et Gacon, et Poinsinet de Sivry, et Anson, et bien d’autres encore, ont-ils échoué, tous également détestables en ce sens qu’aucun n’est excellent : ici surtout, en effet, point de degrés du médiocre au pire, point de milieu entre le chétif et l’exquis. En 1811, quand M. de Saint-Victor publia sur papier vélin sa traduction splendide, tirée à un très-petit nombre d’exemplaires, avec les gravures de Girardet d’après les dessins de Girodet, ou crut, sur la foi de critiques bienveillants, qu’un superbe démenti était donné à feu M. de La Harpe, qui avait déclaré Anacréon intraduisible : de là grande rumeur, comme on peut l’imaginer, et grande vogue pour l’ouvrage. Mais, en y regardant de plus près, on reconnut que le travail de M. de Saint-Victor, pour être supérieur à celui de ses devanciers, ne rendait guère mieux son modèle, et que le plus souvent la pensée grecque, si pure et si simple, disparaissait sous un amas d’épithètes oiseuses et d’élégances communes. M. Veissier-Descombes a compris ce défaut, et a tâché de s’en garder. Plus fidèle à son auteur, il doit quelquefois à cette exactitude même d’assez heureuses rencontres, témoin ces vers de l’ode suivante :

 L’oiseau fend l’air ; le poisson nage ;
 Le lièvre, au défaut de courage,
 Sait déployer l’agilité ;
L’homme seul eut pour lui la prudence en partage.
 A la femme qu’est-il resté ?

 Que reçut-elle ? la beauté,
 Voilà son armure fidèle,
 Ses javelots, son bouclier ;
La flamme dévorante et le fer du guerrier,
 Tout doit lui céder elle… est belle.

Il nous serait aisé de citer plusieurs autres morceaux aussi estimables. Toutefois, l’abus des épithètes et des faux enjolivements se remarque trop fréquemment encore :

… Dans leur cours sinueux,
Les flots légers d’une onde pure, etc.

Surtout la versification n’est pas exempte de rudesse, ni le style d’incorrection. Par exemple, M. Veissier pense-t-il qu’on puisse dire :

A la rose, qu’il entrelace,
Vois-tu combien donne de grâce
Ce lys éclatant de blancheur ?

On entrelace le lis à la rose, le lis s’entrelace à la rose, mais il ne l’entrelace pas. Cette traduction d’ailleurs, qui peut aider à l’interprétation de l’auteur grec, est accompagnée d’un texte élégant, et suivie des nombreuses imitations anacréontiques tirées de nos meilleurs poètes.