Joubert
Œuvres complètes.
I
La deuxième édition des Pensées et Correspondance de Joubert a paru chez Didier. Tout le monde sait-il ce que c’est que Joubert, ce délicieux déniché d’hier matin ?… La renommée a pris son temps avec celui-là. Un jour, quand il était dans toute sa splendeur, l’heureux Chateaubriand, cet enfant gâté qui a toujours voulu de la lune, et qui a toute sa vie été triste, parce que c’est la seule chose que son époque n’a vraiment pas pu lui donner, l’insupportablement heureux Chateaubriand publia une lettre sur Rome — bon sujet de belles phrases — sur la suscription de laquelle le grand phraseur, ce Narcisse qui était son Écho amoureuse à lui-même, écrivit ce nom modeste et bourgeois (l’un ne veut pas dire l’autre) de Joubert. Ah ! bien oui ! l’opinion n’y prit seulement pas garde. Elle est myope comme elle est sourde, et même un peu bègue, l’opinion ! Ce fut la première fois que ce nom de Joubert, écrit pourtant par Chateaubriand, parut, pour disparaître. La seconde fois, ce fut quand Chateaubriand (toujours Chateaubriand !), devenu vieux et passé à l’état d’idole japonaise du salon-chapelle de Mme Récamier, faisait confidence de ses Mémoires d’outre-tombe à quelques adorateurs, à la condition qu’ils feraient beaucoup d’indiscrétions. Il y avait en ces Mémoires une page légère, légère comme l’amitié, mais, après tout, jolie. C’était la page sur Joubert. Cette page passa comme une brise sur l’opinion, qui coule, avec un calme si bête, entre ses deux rives, et y fit un pli, mais bientôt effacé. Le nom de Joubert s’en alla encore où s’en étaient allées les feuilles de saule dans le roman de René. L’oubli s’obstinait comme un créancier, quand enfin Chateaubriand, l’éternel Chateaubriand, qui ne s’aimait plus et qui avait raison, se dégourdit de son égoïsme pour faire une édition des Obscurités de Joubert, et y attacha dans une préface l’approbation et le privilège d’un Roi comme lui. Alors, bien entendu, Sainte-Beuve, cette Flipote de tout succès (c’en était un que d’être publié par Chateaubriand), alluma promptement sa lanterne et se mit à trottiner devant Joubert. Il fit un article dans la Revue des Deux Mondes, et il le parsema de citations si brillantes que les chandelles de sa lanterne ne parurent plus que ce qu’elles étaient, de pauvres petits lumignons.
Voilà toute l’histoire de Joubert, — de Jοubert qui mourut sans gloire, comme le roi d’Yvetot, mais qui n’eut ni bonnet de coton ni Jeanneton dans son affaire, car, tout comme le Cherubini d’Ingres, avec son petit carrick à collet et son jonc entre ses deux jambes, c’est une Muse qui doit le couronner ! La Gloire, cette boiteuse plus boiteuse que la Prière, la Gloire, qui ne vint pas dans sa vie, arrivera un jour sur son tombeau, avec ses pieds tardifs. Si elle est, en définitive, toujours du côté du talent, comme le Bruit, sa canaille de frère, est toujours du côté de la sottise, la Gloire viendrait plutôt sur la tête que de ne pas venir à Joubert. Nous sommes son fourrier aujourd’hui et nous déballons ses premiers bagages.
Certes, ce n’est pas pour le bruit, qu’il évita toujours, mais c’est pour la gloire comme il l’a souhaitée, s’il a jamais souhaité quelque chose, c’est pour la gloire épurée, réduite, concentrée, rectifiée, essence d’une tonne de feuilles de roses dans un flacon d’un pouce, qu’il a été créé et mis au monde, cet homme d’idées, cet adorable concentrateur ! Personne plus que lui n’a été fait pour conquérir et captiver les délicats de l’avenir, s’il y a encore des délicats dans l’avenir, si nous ne sommes pas arrivés à l’époque du gros, du grossier, de l’opaque en tout, et s’il est permis de dire que nous comprenions encore quelque chose à l’idéal, au transparent et à l’exquis !
Car telles sont éminemment les qualités de Joubert : idéal, transparent, exquis ! J’ai dit tout ce qu’il est avec ces trois mots. Ce littérateur amateur, qui ne fit point de littérature comme nous autres les faiseurs de livres, ce paresseux occupé, ce penseur pour la volupté pure de penser, cet écrivain qui, comme il l’a dit, et même comme il en a fait un précepte, attendait, pour écrire un mot, que la goutte d’encre qui devait tomber de sa plume se changeât en goutte de lumière, ce sybarite de l’esprit qui passa sa vie à bien déplier ses feuilles de rose pour ne pas en trouver le repli qui l’aurait fait souffrir, fut une rareté dans la littérature française en ne voulant rien être du tout. Lui, le plus français des écrivains par la beauté de la langue et ses grâces, il n’avait pas la furie française, et même il eut la qualité anti-française qu’estimait le plus Henri Beyle, son antipode : quand il faisait ou écrivait quelque chose, il ne pensait pas au voisin.
Il
La vie d’un pareil homme est prodigieusement difficile à écrire. Comment se forment la nacre et la perle au fond de leurs mystérieux coquillages ? quel naturaliste le sait ou du moins l’a fait voir ! Comment le talent de Joubert ou plutôt son âme, cette opale humaine, s’est-elle formée dans le fond de ce bourgeois du xviiie siècle ? — de ce siècle de vautrerie et de ribauderies, où le porc appesanti des soupers de Louis XV et du baron d’Holbach devient le sanglier d’Érymanthe de la Révolution française. Ce n’est pas M. Paul de Raynal qui nous l’a montré. M. Paul de Raynal est un neveu de Joubert qui a le respect de son oncle, mais qui, intellectuellement, n’en a point hérité ; c’est un neveu pieux, qui a traité son oncle mort comme il l’aurait traité vivant : il lui a fait une infusion de camomille. Sa notice n’est que cela. L’excellence du neveu ne vaut pas pour nous la bonté d’une notice ; mais qu’attendre des éditeurs qui nous donnent celle-là, quand les parentés les priment et les brident ?
Joubert, qu’a pourtant vu M. de Raynal (vu ! cette chose nécessaire pour un peintre, que rien ne saurait remplacer), Joubert est moins dans cette notice douceâtre d’un neveu rangé et très flatté, et qui met son oncle sur sa poitrine comme une décoration, que sous la facette et l’angle du mot vif, irrévérent et moqueur de madame Victorine de Châtenay, cité dans les Mémoires de Chateaubriand : « M. Joubert — disait-elle — a l’air d’une âme qui a rencontré un corps par hasard, et qui s’en tire comme elle peut. »
Ce corps, d’ailleurs▶, était à ce qu’il paraît un à peu près de corps. L’âme avait-elle eu pudeur d’en prendre davantage ? Elle n’en avait pris juste que ce qu’il lui en fallait pour s’abriter. C’était pour elle un auvent contre la vie, un auvent disjoint, à travers
lequel il pleuvait. Voilà tout ce qu’était corporelle ment Joubert. Il avait été ébauché par un médecin maladroit ou préoccupé, car c’était un médecin que son père, un médecin qui faisait pour son compte des enfants malingres, et qui défaisait probablement, pour le compte des autres, des enfants très sains !
Depuis Fontenelle, qui n’était pas né viable, comme on sait, et qui mit cent ans à expirer, on ne vit jamais rien de plus fragile que Joubert, cette porcelaine fêlée et raccommodée dans du lait, et tenue dans la ouate de la vie la plus douce pendant soixante ans. Comme Fontenelle, il ne fut point un célibataire égoïste, s’enfermant dans son égoïsme, comme un pâté dans sa croûte, pour se conserver. Il ne fut pas non plus un célibataire orageux. Il se maria par sentiment. C’était une pâte tendre que cette porcelaine fêlée, dans laquelle Dieu mettait toutes sortes de choses suaves. Il y mettait des bouquets de fleurs avec leur rosée, des parfums d’autel, et surtout cette petite flamme de lampe du génie qui y trembla toujours et qu’on craignait toujours de voir s’évanouir.
Ce n’était là qu’un tôt, mais, par ce qu’il contenait, était un têt divin ! Ses amis et sa femme en surveillèrent quarante ans la fragilité. Ses amis, c’étaient Chateaubriand, qui n’a rien dit de son ami qu’après sa mort, l’excellent, homme ! Fontanos, le racinien, qui, grand-maître alors de l’Université, trouva plaisant de faire de cette âme en peine dans un corps un inspecteur d’académie ; c’étaient Molé, Chênedollé, l’abbé de Vitry et trois femmes charmantes : Mme de Châtenay, Mme de Vintimille et Mme Pauline de Beaumont. Tous, tant ils l’aimaient, ne cessèrent de craindre qu’il ne se brisât tout à fait à la chaleur continue de cette petite flamme de génie, laquelle était sa vie aussi, et menaçait à chaque instant de s’exhaler comme la lumière du flambeau épuisé s’exhale, haletante et palpitante, sur la bobèche en cristal qu’elle finit par faire éclater ! La Révolution, qui cassa tant de choses précieuses, épargna celle-ci, et plus tard, la guerre. Qu’aurait-elle fait, la guerre, de cette pauvre porcelaine ? Le terrible pot de fer contre lequel se heurtait le monde, laissa tranquille dans son coin le pot de terre, sans se douter que l’humble vase, impropre au choc, renfermait un autre génie que celui qui bouillait dans son cratère à lui, — mais qui était tout aussi sûr que le sien d’avoir son immortalité !
C’était un génie sans exemplaire. Deux à trois lueurs blanchissantes en avaient passé, un jour, sur la jeune tête de Vauvenargues, mais sans pouvoir jamais y devenir une aurore. Pour en trouver la nuance pure, peut-être faut-il remonter jusqu’à Platon. Oui, Platon !’mais sans la robe flottante, sans le cap Sunium, sans Socrate derrière et au-dessus de lui dans la nuée d’or, comme un dieu dans une apothéose, sa coupe de ciguë à la main ; Platon, enfin, sans tout cet éloignement dans l’azur éblouissant de l’Histoire grecque, qui grandit tout, qui colore tout et nous fait belles jusqu’à ses erreurs ! Cela paraîtrait-il hors de toute proportion, cette comparaison
que je fais entre Platon, cette gloire de deux mille ans, et Joubert, cette violette, ce muguet à peine décoiffé de sa feuille, sur sa plate-bande d’obscurité ?… Je n’en serais pas étonné ; mais regardez bien ce Joubert, et voyez s’il n’est pas Platon à sa manière, — un Platon moderne, chrétien, par conséquent plus Platon, par là, que Platon lui-même. Il l’a dit :
Platone platonior !
Allez ! voyez, examinez si mon muguet, cette fleur d’albâtre, n’est pas une bouture de Platon ; si ce Joubert, au nom bourgeois, n’est pas Platon, mais dans ce milieu plat et non platonique du monde moderne que nous touchons avec la main, car l’éloignement, cette perspective qui crée la poésie, rapetisse les objets comme il les grandit. Voyez si ce n’est pas Platon dans les détails vulgaires de la vie, Platon inspecteur d’université, le collègue de M. Noël, ou de M. Rousselle, on de M. Rendu ; Platon en habit gris, que nos pères ont pu coudoyer, qui faisait des visites du matin et du soir comme le premier ennuyeux venu de notre connaissance, qui allait baiser la main de Mme de Vintimille ou de Mme de Beaumont avant de rentrer chez lui baiser celle de sa femme, car il ne connaissait que d’honnêtes femmes, cet honnête homme de Platon là, et il n’allait pas comme l’autre Platon, Platon le Grand, dire ses vêpres chez ces immenses coquines, Aspasie, Phryné et Laïs.
C’était Platon qui bouquinait, qui s’en allait flânant le long des quais et toussant, à l’air de la rivière, de cette petite toux dont on aurait dit qu’elle sentait la sapinette. Et c’était aussi Platon dans son lit, en spencer de soie (comme l’a une fois vu M. de Raynal), la main dans le gant gommé du bibliophile, frottant, comme on frotterait un sot pour lui donner du vif, la reliure orange d’un elzévir pâli, délicieux comme une blonde passée ! Seulement, allez ! allez toujours ! ni le spencer, ni l’elzévir, ni la toux, ni la bouquinerie, ni les visites, ni la palme universitaire, ni M. Rendu, ni l’habit gris, ni la vie et les mœurs modernes, ennemies jurées de toute grandeur, n’empêchaient pas qu’il eût en lui, ce Joubert, je ne dirai point tout le Platon grec, dont le génie spacieux ne pourrait tenir dans cette bonbonnière d’homme, mais les meilleures miettes de cette substance divine qui pensait vers la 95e olympiade et qui est immortellement Platon.
III
Et parce qu’il était de cette substance divine, nul mieux que lui n’a jamais parlé de Platonisme et de Platon. Joubert a parlé de Platon comme un génie parent, exilé dans une langue éloignée. Au nom seul, à l’idée seule de Platon, les miettes de ce beau génie grec qu’il avait dans l’esprit s’agitent, se rejoignent, deviennent
sonores et se mettent à vibrer comme des disques d’or sur la peau frémissante d’un tambour qu’on aurait frappé, et l’on entend comme une répercussion de cette harmonie que Platon répand de lui-même comme d’une lyre qui a le son en elle… Comme Platon, Joubert n’a jamais cherché que des formes et des idées, et on peut dire de lui ce qu’il disait de Platon : « Platon a en lui plus de lumière que d’objets, plus de forme que de matière. Il faut le respirer, et non pas s’en nourrir. »
L’idée, pour lui comme pour Platon, « c’est le résultat, l’esprit, l’essence des pensées. Pour la mettre au jour, il faut une notion claire et des paroles transparentes »
. Et il a écrit sur bien des choses, sur lui-même, sur la création, sur l’homme, sur la religion, les beaux-arts, la poésie, l’antiquité, et toujours il n’a été préoccupé que de cette combinaison : la clarté de la pensée dans l’expression transparente. Avant tout, il aime la lumière, il en a soif, il la boit et aussi il la verse. Ses plus belles images, à cet artiste d’essence, ce sont celles où il y en a le plus ! Or, comme plus on s’élève, plus on trouve devant soi de lumière, sa mesure de tout, c’est l’élévation.
Et il l’aime au point d’en être injuste, lui, le sage, l’équilibré, l’exquis ! Il l’est pour Corneille, par exemple, quand Corneille, avec tout son génie, outre la nature humaine et échoue dans le déclamatoire. L’homme de goût glisse jusqu’à cette phrase : « Est-ce que, pour nous élever et pour ne pas être sali par les bassesses de la terre, il
ne nous faut pas des échasses ? »
Il l’est pour Bonald, non pas flatteusement comme pour Corneille, mais cruellement et pour les mêmes raisons : « Bonald — dit-il avec dédain — a besoin de la terre. (Quel mal !) Son esprit n’a point d’ailes, ou, s’il en a, elles sont fort courtes et ne lui servent qu’à marcher plus vite et mieux. (Quelle infortune !) »
Il dit encore : « Il n’y a bien souvent dans Bonald que l’attitude et l’insistance d’un homme qui affirme résolument. Il se trompe avec une force !… »
Remarquez-le bien, ce qui l’irrite, ce platonicien d’ordinaire si doux, ce n’est pas qu’on se trompe, mais c’est qu’on se trompe avec une force ! Ses favorites facultés, ce sont la finesse et la délicatesse, et on le conçoit. La finesse laisse passer la lumière, et la délicatesse est une dentelle. Or, pour lui, la question importante, c’est la lumière. « On imite la force, — dit-il, — la gravité, la véhémence, la légèreté même, non la délicatesse et la finesse. »
Erreur de son amour pour elles ! L’homme peut faire singerie de tout, et, ◀d’ailleurs▶, l’effort jamais ne fut la force. Mais la force, dans les qualités humaines, Joubert ne l’estimait pas son vrai prix. Avait-il peur de ce tonnerre ? La porcelaine fêlée tremblait-elle de se voir cassée un peu plus ?
IV
Disons-le, voilà sa faiblesse, voilà par où il défaillait, ce Joubert-Platon, dont le génie discret et silencieux passa, dans l’air retentissant du siècle de Napoléon, comme ces images de femmes d’Herculanum dont il a parlé et dont il a dit : « qu’elles se coulent sans bruit dans « les airs, à peine enveloppées d’un corps »
. C’était son histoire. Excepté à ces fîgures-là pour le corps et à ce Platon qu’il diminuait et qu’il embourgeoisait, il ne ressemblait à personne. Il était excellent, mais il était trop aimable et ses lèvres pâles avaient un sourire trop fin pour qu’on pût l’appeler un bonhomme. La bonhomie est une teinte brune que ne connaissait pas ce lacté de lumière, ce cristal limpide et taillé à facettes de Joubert.
On ne pouvait pas dire non plus de lui : cet ange d’homme, comme on dit : ce diable d’homme ! Il y a dans cette notion d’ange quelque chose de beau, de jeune, de guerrier, de dominateur et de rapide qui n’allait point à l’idée de cet être né sénile et resté enfant, de cette âme qui se débattait dans un homme et qui avait la voix d’androgyne de la Sagesse, car la voix de la Sagesse n’a point de sexe, comme dit Joubert lui-même en parlant de Fénelon… Intellectuellement, Fénelon serait peut-être la figure à laquelle Joubert, après Platon, ressemblerait le plus. Seulement Fénelon, le beau Fénelon, dont on a dit qu’il fallait faire effort pour cesser de le regarder, est un grand ondoyant aux mouvements de cygne et même de serpent… innocent, — s’il en est, et si, à la première tortuosité, à la première ramperie, on n’est pas serpent tout à fait, — tandis que Joubert a la simplicité d’Astrée.
◀D’ailleurs, Fénelon est un grand homme de lettres qui a laissé derrière lui de ces constructions qu’on appelle des livres, et Joubert n’a point ce génie des castors. Il ne bâtissait pas d’ouvrages. Il n’était qu’un lettré et un critique pour son propre compte, — et c’est pourquoi on le met ici. Il ne cherchait que le plaisir d’achever sa pensée pour le plaisir d’achever sa pensée. « Achever sa pensée ! — s’écrie-t-il quelque part, — cela est long, cela est rare, cela cause un plaisir extrême ! Les pensées achevées n’ont pas besoin d’être belles pour plaire. Il leur suffît d’être finies. »
Lyre toujours montée, Sibylle toujours prête, mais sans l’emportement des Sibylles, il écrivait sur de petits morceaux de papier, pris partout, ce qui lui venait partout… Et ce qui lui venait, ce n’était ni des éclairs, ni des étincelles, c’étaient des rayons.
On les a ramassés tous dans deux volumes. Nous pouvons en juger. L’un de ces deux volumes est fait avec les petites feuilles de Joubert, avec toutes ces pensées détachées… détachées de quoi ? de ce tronc caché à tous,
excepté à deux ou trois abeilles, et dont il a dit : « Je ne suis qu’un tronc retentissant, mais quiconque s’assied à mon ombre et m’entend en devient plus sage. »
Est-ce bien sûr, cela ? Le croyait-il ? Il est tellement optimiste, ce Joubert, et il y a tant de bonté dans sa sagesse, quand dans la nôtre il y a tant de rage, qu’il pouvait croire à l’influence améliorante de la sienne.
Optimiste, il l’était plus que Platon lui-même et jusqu’à m’impatienter, moi qui ne croyais pas à la solution de ce problème, résolu maintenant : rester un esprit adorable et être optimiste comme un niais !
L’autre volume est la Correspondance, charmante de grâces très diverses, mais à la souple trame de laquelle j’ose préférer les pensées que Joubert y pique du bec de sa plume enchantée, comme on pique, sur la tenture en soie d’un lambris, des papillons à nuances célestes. Que la Critique ne l’oublie pas : malgré les encharmements de la Correspondance de Joubert, sa supériorité distinctive, absolue et qu’il porte jusque dans cette Correspondance, c’est la pensée, l’intuition, l’aperçu sur toutes choses, le fruit qui tombe du tronc caché, la lueur qui filtre comme d’une étoile de cet esprit haut, sans vapeur, et qui a jusque dans la rêverie la clarté du jour.
C’est ce génie de la clarté qui l’enleva, sur ses ailes de flamme, à cette métaphysique vers laquelle ses molécules platoniciennes allaient d’attrait. C’est ce génie trompé d’abord, puis rassasié, qui lui fit écrire, à lui, la miette de Platon, qu’il était plus Platon que tout Platon,
le Platon intégral :
Platone platonior
, dit-il pudiquement en latin. Et en effet, il faut bien le dire en finissant, Joubert n’est pas métaphysicien, et c’est par là qu’il est au-dessus de Platon. Il a rasé de bien près cet écueil de la métaphysique, mais il ne l’a pas touché. Le flambeau du Christianisme, allumé sur cette tête que fascinait toute lumière, l’a sauvé !
Platon métaphysiquait, lui, en attendant le Christianisme. Il n’avait rien de mieux à faire. Mais supposez le Christianisme venu dans son temps, il eût renoncé, comme Joubert, à ce roman de l’esprit humain. Il aurait envoyé, sans la suivre, se promener la métaphysique dans le champ des révélations arbitraires, et il serait resté avec la théologie positive dans le champ de la révélation historique. Telle est la supériorité de Joubert le platonicien sur son maître, le grand Platon, qu’il est utile de noter dans ce temps de métaphysique, quoique cette supériorité, ce n’est pas Joubert qui l’ait faite. Le Christianisme a cela de bon qu’il élève sans peine le moindre grimaud au-dessus du plus grand homme de l’antiquité. Et Joubert, on a vu si c’était un grimaud !