Chapitre premier.
Astronomie et Mathématiques.
Considérons maintenant les effets du christianisme dans la littérature en général. On peut la classer sous ces trois chefs principaux : philosophie, histoire, éloquence.
Par philosophie, nous entendons ici l’étude de toutes espèces de sciences.
On verra qu’en défendant la religion, nous n’attaquons point la sagesse : nous sommes loin de confondre la morgue sophistique avec les saines connaissances de l’esprit et du cœur. La vraie philosophie est l’innocence de la vieillesse des peuples, lorsqu’ils ont cessé d’avoir des vertus par instinct, et qu’ils n’en ont plus que par raison : cette seconde innocence est moins sûre que la première ; mais, lorsqu’on y peut atteindre, elle est plus sublime.
De quelque côté qu’on envisage le culte évangélique, on voit qu’il agrandit la pensée, et qu’il est propre à l’expansion des sentiments. Dans les sciences, ses dogmes ne s’opposent à aucune vérité naturelle ; sa doctrine ne défend aucune étude. Chez les anciens, un philosophe rencontrait toujours quelque divinité sur sa route ; il était, sous peine de mort ou d’exil, condamné par les prêtres d’Apollon ou de Jupiter, à être absurde toute sa vie. Mais comme le Dieu des chrétiens ne s’est pas logé à l’étroit dans un soleil, il a livré les astres aux vaines recherches des savants ;
il a jeté le monde devant eux, comme une pâture pour leurs disputes
142. Le physicien peut peser l’air dans son tube, sans craindre d’offenser Junon. Ce n’est pas des éléments de notre corps, mais des vertus de notre âme, que le souverain Juge nous demandera compte un jour.
Nous savons qu’on ne manquera pas de rappeler quelques bulles du Saint-Siège, ou quelques décrets de la Sorbonne, qui condamnent telle ou telle découverte philosophique ; mais, aussi, combien ne pourrait-on pas citer d’arrêts de la cour de Rome en faveur de ces mêmes découvertes ? Qu’est-ce donc à dire, sinon que les prêtres, qui sont hommes comme nous, se sont montrés plus ou moins éclairés, selon le cours naturel des siècles ? Il suffit que le christianisme lui-même ne prononce rien contre les sciences, pour que nous soyons fondés à soutenir notre première assertion.
Au reste, remarquons bien que l’Église a presque toujours protégé les arts, quoiqu’elle ait découragé quelquefois les études abstraites : en cela elle a montré sa sagesse accoutumée. Les hommes ont beau se tourmenter, ils n’entendront jamais rien à la nature, parce que ce ne sont pas eux qui ont dit à la mer :
Vous viendrez jusque-là, vous ne passerez pas plus loin, et vous briserez ici l’orgueil de vos flots
143.
Les systèmes succéderont éternellement aux systèmes, et la vérité restera toujours inconnue.
Que ne plaît-il un jour à la nature, s’écrie Montaigne, de nous ouvrir son sein ? Ô Dieu ! quels abus, quels mécomptes nous trouverions en notre pauvre science
144 !
Les anciens législateurs, d’accord sur ce point comme sur beaucoup d’autres, avec les principes de la religion chrétienne, s’opposaient aux philosophes145, et comblaient d’honneurs les artistes146. Ces prétendues persécutions du christianisme contre les sciences doivent donc être aussi reprochées aux anciens, à qui toutefois nous reconnaissons tant de sagesse. L’an de Rome 591, le sénat rendit un décret pour bannir les philosophes de la ville ; et, six ans après, Caton se hâta de faire renvoyer Carnéade, ambassadeur des Athéniens, « de peur, disait-il, que la jeunesse, en prenant du goût pour les subtilités des Grecs, ne perdit la simplicité des mœurs antiques »
. Si le système de Copernic fut méconnu de la cour de Rome, n’éprouva-t-il pas un pareil sort chez les Grecs ? « Aristarchus, dit Plutarque, estimoit que les Grecs devoient mettre en justice Cléanthe le Samien, et le condamner de blasphème encontre les Dieux, comme remuant le foyer du monde ; d’autant que cest homme taschant à sauver les apparences, supposoit que le ciel demeuroit immobile, et que c’estoit la terre qui se mouvoit par le cercle oblique du zodiaque, tournant à l’entour de son aixieu147. »
Encore est-il vrai que Rome moderne se montra plus sage, puisque le même tribunal ecclésiastique qui condamna d’abord le système de Copernic, permit, six ans après, de l’enseigner comme hypothèse148. D’ailleurs▶, pouvait-on attendre plus de lumières astronomiques d’un prêtre romain, que de Tycho-Braé, qui continuait à nier le mouvement de la terre ? Enfin un pape Grégoire, réformateur du calendrier, un moine Bacon, peut-être inventeur du télescope, un cardinal Cuza, un prêtre Gassendi, n’ont-ils pas été ou les protecteurs ou les lumières de l’astronomie ?
Platon, ce génie si amoureux des hautes sciences, dit formellement, dans un de ses plus beaux ouvrages, que les hautes études ne sont pas utiles à tous, mais seulement à un petit nombre ; et il ajoute cette réflexion, confirmée par l’expérience, « qu’une ignorance absolue n’est ni le mal le plus grand, ni le plus à craindre, et qu’un amas de connaissances mal digérées est bien pis encore149. »
Ainsi, si la religion avait besoin d’être justifiée à ce sujet, nous ne manquerions pas d’autorités chez les anciens, ni même chez les modernes. Hobbes a écrit plusieurs traités150 contre l’incertitude de la science la plus certaine de toutes, celle des mathématiques. Dans celui qui a pour titre : Contra Geometras, sive contra phastum Professorum, il reprend, une à une, les définitions d’Euclide, et montre ce qu’elles ont de faux, de vague ou d’arbitraire. La manière dont il s’énonce est remarquable :
Itaque per hanc epistolam hoc ago ut ostendam tibi non minorem esse dubitandi causam in scriptis mathematicorum, quàm in scriptis physicorum, ethicorum
151, etc. « Je te ferai voir dans ce traité qu’il n’y a pas moins de sujets de doute en mathématiques qu’en physique, en morale, etc. »
Bacon s’est exprimé d’une manière encore plus forte contre les sciences, même en paraissant en prendre la défense. Selon ce grand homme, il est prouvé « qu’une légère teinture de philosophie peut conduire à méconnaître l’essence première ; mais qu’un savoir plus plein mène l’homme à Dieu152. »
Si cette idée est véritable, qu’elle est terrible ! car, pour un seul génie capable d’arriver à cette plénitude de savoir demandée par Bacon, et où, selon Pascal, on se rencontre dans une autre ignorance, que d’esprits médiocres n’y parviendront jamais, et resteront dans ces nuages de la science qui cachent la Divinité !
Ce qui perdra toujours la foule, c’est l’orgueil : c’est qu’on ne pourra jamais lui persuader qu’elle ne sait rien au moment où elle croit tout savoir. Les grands hommes peuvent seuls comprendre ce dernier point des connaissances humaines, où l’on voit s’évanouir les trésors qu’on avait amassés, et où l’on se retrouve dans sa pauvreté originelle. C’est pourquoi la plupart des sages ont pensé que les études philosophiques avaient un extrême danger pour la multitude. Locke emploie les trois premiers chapitres du quatrième livre de son Essai sur l’entendement humain, à montrer les bornes de notre connaissance, qui sont réellement effrayantes, tant elles sont rapprochées de nous.
« Notre connaissance, dit-il, étant resserrée dans des bornes si étroites, comme je l’ai montré, pour mieux voir l’état présent de notre esprit, il ne sera peut-être pas inutile… de prendre connaissance de notre ignorance, qui… peut servir beaucoup à terminer les disputes… si, après avoir découvert jusqu’où nous avons des idées claires… nous ne nous engageons pas dans cet abîme de ténèbres (où nos yeux nous sont entièrement inutiles, et où nos facultés ne sauraient nous faire apercevoir quoi que ce soit), entêtés de cette folle pensée que rien n’est au-dessus de notre compréhension 153. »
Enfin, on sait que Newton, dégoûté de l’étude des mathématiques, fut plusieurs années sans vouloir en entendre parler ; et de nos jours même, Gibbon, qui fut si longtemps l’apôtre des idées nouvelles, a écrit : « Les sciences exactes nous ont accoutumés à dédaigner l’évidence morale, si féconde en belles sensations, et qui est faite pour déterminer les opinions et les actions de notre vie. »
En effet, plusieurs personnes ont pensé que la science entre les mains de l’homme dessèche le cœur, désenchante la nature, mène les esprits faibles à l’athéisme, et de l’athéisme au crime ; que les beaux-arts, au contraire, rendent nos jours merveilleux, attendrissent nos âmes, nous font pleins de foi envers la Divinité, et conduisent par la religion à la pratique des vertus.
Nous ne citerons pas Rousseau, dont l’autorité pourrait être suspecte ici ; mais Descartes, par exemple, s’est exprimé d’une manière bien étrange sur la science qui a fait une partie de sa gloire.
« Il ne trouvait rien effectivement, dit le savant auteur de sa vie, qui lui parût moins solide que de s’occuper de nombres tout simples et de figures imaginaires, comme si l’on devait s’en tenir à ces bagatelles, sans porter la vue au-delà. Il y voyait même quelque chose de plus qu’inutile ; il croyait qu’il était dangereux de s’appliquer trop sérieusement à ces démonstrations superficielles, que l’industrie et l’expérience fournissent moins souvent que le hasard154. Sa maxime était que cette application nous désaccoutume insensiblement de l’usage de notre raison, et nous expose à perdre la route que la lumière nous trace155. »
Cette opinion de l’auteur de l’application de l’algèbre à la géométrie est une chose digne d’attention.
Le Père Castel, à son tour, semble se plaire à rabaisser le sujet sur lequel il a lui-même écrit. « En général, dit-il, on estime trop les mathématiques… La géométrie a des vérités hautes, des objets peu développés, des points de vue qui ne sont que comme échappés. Pourquoi le dissimuler ? Elle a des paradoxes, des apparences de contradiction, des conclusions de système et de concession, des opinions de sectes, des conjectures même, et même des paralogismes156. »
Si nous en croyons Buffon, « ce qu’on appelle vérités mathématiques se réduit à des identités d’idées, et n’a aucune réalité
157. »
Enfin l’abbé de Condillac, affectant pour les géomètres le même mépris qu’Hobbes, dit, en parlant d’eux : « Quand ils sortent de leurs calculs pour entrer dans des recherches d’une nature différente, on ne leur trouve plus la même clarté, la même précision ni la même étendue d’esprit. Nous avons quatre métaphysiciens célèbres, Descartes, Malebranche, Leibnitz et Locke ; le dernier est le seul qui ne fût pas géomètre, et de combien n’est-il pas supérieur aux trois autres158 ! »
Ce jugement n’est pas exact. En métaphysique pure, Malebranche et Leibnitz ont été beaucoup plus loin que le philosophe anglais. Il est vrai que les esprits géométriques sont souvent faux dans le train ordinaire de la vie ; mais cela vient même de leur extrême justesse. Ils veulent trouver partout des vérités absolues, tandis qu’en morale et en politique les vérités sont relatives. Il est rigoureusement vrai que deux et deux font quatre ; mais il n’est pas de la même évidence qu’une bonne loi à Athènes soit une bonne loi à Paris. Il est de fait que la liberté est une chose excellente : d’après cela, faut-il verser des torrents de sang pour l’établir chez un peuple, en tel degré que ce peuple ne la comporte pas ?
En mathématiques on ne doit regarder que le principe, en morale que la conséquence. L’une est une vérité simple, l’autre une vérité complexe. ◀D’ailleurs▶, rien ne dérange le compas du géomètre, et tout dérange le cœur du philosophe. Quand l’instrument du second sera aussi sûr que celui du premier, nous pourrons espérer de connaître le fond des choses : jusque-là il faut compter sur des erreurs. Celui qui voudrait porter la rigidité géométrique dans les rapports sociaux, deviendrait le plus stupide ou le plus méchant des hommes.
Les mathématiques, ◀d’ailleurs, loin de prouver l’étendue de l’esprit dans la plupart des hommes qui les emploient, doivent être considérées, au contraire, comme l’appui de leur faiblesse, comme le supplément de leur insuffisante capacité, comme une méthode d’abréviation propre à classer des résultats dans une tête incapable d’y arriver d’elle-même. Elles ne sont en effet que des signes généraux d’idées qui nous épargnent la peine d’en avoir, des étiquettes numériques d’un trésor que l’on n’a pas compté, des instruments avec lesquels on opère, et non les choses sur lesquelles on agit. Supposons qu’une pensée soit représentée par A et une autre par B : quelle prodigieuse différence n’y aurait-il pas entre l’homme qui développera ces deux pensées, dans leurs divers rapports moraux, politiques et religieux, et l’homme qui, la plume à la main, multipliera patiemment son A et son B en trouvant des combinaisons curieuses, mais sans avoir autre chose devant l’esprit que les propriétés de deux lettres stériles ?
Mais si, exclusivement à toute autre science, vous endoctrinez un enfant dans cette science qui donne peu d’idées, vous courez les risques de tarir la source des idées mêmes de cet enfant, de gâter le plus beau naturel, d’éteindre l’imagination la plus féconde, de rétrécir l’entendement le plus vaste. Vous remplissez cette jeune tête d’un fracas de nombres et de figures qui ne lui représentent rien du tout ; vous l’accoutumez à se satisfaire d’une somme donnée, à ne marcher qu’à l’aide d’une théorie, à ne faire jamais usage de ses forces, à soulager sa mémoire et sa pensée par des opérations artificielles, à ne connaître, et finalement à n’aimer que ces principes rigoureux et ces vérités absolues qui bouleversent la société.
On a dit que les mathématiques servent à rectifier dans la jeunesse les erreurs du raisonnement. Mais on a répondu très ingénieusement et très solidement à la fois, que pour classer des idées, il fallait premièrement en avoir ; que prétendre arranger l’entendement d’un enfant, c’était vouloir arranger une chambre vide. Donnez-lui d’abord des notions claires de ses devoirs moraux et religieux ; enseignez-lui les lettres humaines et divines : ensuite, quand vous aurez donné les soins nécessaires à l’éducation du cœur de votre élève, quand son cerveau sera suffisamment rempli d’objets de comparaison et de principes certains, mettez-y de l’ordre, si vous le voulez, avec la géométrie.
En outre, est-il bien vrai que l’étude des mathématiques soit si nécessaire dans la vie ? S’il faut des magistrats, des ministres, des classes civiles et religieuses, que font à leur état les propriétés d’un cercle ou d’un triangle ? On ne veut plus, dit-on, que des choses positives. Hé, grand Dieu ! qu’y a-t-il de moins positif que les sciences, dont les systèmes changent plusieurs fois par siècle ? Qu’importe au laboureur que l’élément de la terre ne soit pas homogène, ou au bûcheron que le bois ait une substance pyroligneuse ? Une page éloquente de Bossuet sur la morale est plus utile et plus difficile à écrire qu’un volume d’abstractions philosophiques.
Mais on applique, dit-on, les découvertes des sciences aux arts mécaniques ; ces grandes découvertes ne produisent presque jamais l’effet qu’on en attend. La perfection de l’agriculture, en Angleterre, est moins le résultat de quelques expériences scientifiques, que celui du travail patient et de l’industrie du fermier obligé de tourmenter sans cesse un sol ingrat.
Nous attribuons faussement à nos sciences ce qui appartient au progrès naturel de la société. Les bras et les animaux rustiques se sont multipliés ; les manufactures et les produits de la terre ont dû augmenter et s’améliorer en proportion. Qu’on ait des charrues plus légères, des machines plus parfaites pour les métiers, c’est un avantage ; mais croire que le génie et la sagesse humaine se renferment dans un cercle d’inventions mécaniques, c’est prodigieusement errer.
Quant aux mathématiques proprement dites, il est démontré qu’on peut apprendre, dans un temps assez court, ce qu’il est utile d’en savoir pour devenir un bon ingénieur. Au-delà de cette géométrie-pratique, le reste n’est plus qu’une géométrie-spéculative, qui a ses jeux, ses inutilités, et pour ainsi dire ses romans comme les autres sciences. « Il faut bien distinguer, dit Voltaire, entre la géométrie utile et la géométrie curieuse… Carrez des courbes tant qu’il vous plaira, vous montrerez une extrême sagacité. Vous ressemblez à un arithméticien qui examine les propriétés des nombres, au lieu de calculer sa fortune… Lorsque Archimède trouva la pesanteur spécifique des corps, il rendit service au genre humain : mais de quoi vous servira de trouver trois nombres tels que la différence des carrés de deux, ajoutée au nombre trois, fasse toujours un carré, et que la somme des trois différences, ajoutée au même cube, fasse toujours un carré ? Nugae difficiles
159. »
Toute pénible que cette vérité puisse être pour les mathématiciens, il faut cependant le dire : la nature ne les a pas faits pour occuper le premier rang. Hors quelques géomètres inventeurs, elle les a condamnés à une triste obscurité ; et ces génies inventeurs eux-mêmes sont menacés de l’oubli, si l’historien ne se charge de les annoncer au monde. Archimède doit sa gloire à Polybe, et Voltaire a créé parmi nous la renommée de Newton. Platon et Pythagore vivent comme moralistes et législateurs, Leibnitz et Descartes comme métaphysiciens, peut-être encore plus que comme géomètres. D’Alembert aurait aujourd’hui le sort de Varignon et de Duhamel, dont les noms encore respectés de l’École n’existent plus pour le monde que dans les éloges académiques, s’il n’eût mêlé la réputation de l’écrivain à celle du savant. Un poète avec quelques vers passe à la postérité, immortalise son siècle, et porte à l’avenir les hommes qu’il a daigné chanter sur sa lyre : le savant, à peine connu pendant sa vie, est oublié le lendemain de sa mort. Ingrat malgré lui, il ne peut rien pour le grand homme, pour le héros qui l’aura protégé. En vain il placera son nom dans un fourneau de chimiste ou dans une machine de physicien : estimables efforts, dont pourtant il ne sortira rien d’illustre. La Gloire est née sans ailes ; il faut qu’elle emprunte celles des Muses, quand elle veut s’envoler aux cieux. C’est Corneille, Racine, Boileau, ce sont les orateurs, les historiens, les artistes, qui ont immortalisé Louis XIV, bien plus que les savants qui brillèrent aussi dans son siècle. Tous les temps, tous les pays offrent le même exemple. Que les mathématiciens cessent donc de se plaindre, si les peuples, par un instinct général, font marcher les lettres avant les sciences ! C’est qu’en effet l’homme qui a laissé un seul précepte moral, un seul sentiment touchant à la terre, est plus utile à la société que le géomètre qui a découvert les plus belles propriétés du triangle.
Au reste, il n’est peut-être pas difficile de mettre d’accord ceux qui déclament contre les mathématiques et ceux qui les préfèrent à tout. Cette différence d’opinions vient de l’erreur commune, qui confond un grand avec un habile mathématicien. Il y a une géométrie matérielle, qui se compose de lignes, points, d’A + B ; avec du temps et de la persévérance, l’esprit le plus médiocre peut y faire des prodiges. C’est alors une espèce de machine géométrique, qui exécute d’elle-même des opérations compliquées, comme la machine arithmétique de Pascal. Dans les sciences, celui qui vient le dernier est toujours le plus instruit : voilà pourquoi tel écolier de nos jours est plus avancé que Newton en mathématiques ; voilà pourquoi tel qui passe pour savant aujourd’hui, sera traité d’ignorant par la génération future. Entêtés de leurs calculs, les géomètres-manœuvres ont un mépris ridicule pour les arts d’imagination : ils sourient de pitié quand on leur parle de littérature, de morale, de religion ; ils connaissent, disent-ils, la nature. N’aime-t-on pas autant l’ignorance de Platon, qui appelle cette même nature une poésie mystérieuse ?
Heureusement il existe une autre géométrie, une géométrie intellectuelle. C’est celle-là qu’il fallait savoir pour entrer dans l’école des disciples de Socrate ; elle voit Dieu derrière le cercle et le triangle, et elle a créé Pascal, Leibnitz, Descartes et Newton. En général les géomètres inventeurs ont été religieux.
Mais on ne peut se dissimuler que cette géométrie des grands hommes ne soit fort rare. Pour un seul génie qui marche par les voies sublimes de la science, combien d’autres se perdent dans ses inextricables sentiers ! Observons ici une de ces réactions si communes dans les lois de la Providence : les âges irréligieux conduisent nécessairement aux sciences, et les sciences amènent nécessairement les âges irréligieux. Lorsque, dans un siècle impie, l’homme vient à méconnaître l’existence de Dieu, comme c’est néanmoins la seule vérité qu’il possède à fond, et qu’il a un besoin impérieux des vérités positives, il cherche à s’en créer de nouvelles, et croit les trouver dans les abstractions des sciences. D’une autre part, il est naturel que des esprits communs, ou des jeunes gens peu réfléchis, en rencontrant les vérités mathématiques dans l’univers, en les voyant dans le ciel avec Newton, dans la chimie avec Lavoisier, dans les minéraux avec Haüy ; il est naturel, disons-nous, qu’ils les prennent pour le principe même des choses, et qu’ils ne voient rien au-delà. Cette simplicité de la nature qui devrait leur faire supposer, comme Aristote, un premier mobile, et comme Platon, un éternel géomètre, ne sert qu’à les égarer : Dieu n’est bientôt plus pour eux que les propriétés des corps ; et la chaîne même des nombres leur dérobe la grande Unité.