(1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Les brimades. » pp. 208-214
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(1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Les brimades. » pp. 208-214

Les brimades4.

Vous connaissez les faits. Les anciens de l’École polytechnique ayant fait subir aux nouveaux d’excessives « brimades », et l’administration étant intervenue pour y mettre fin, toute l’École, en guise de protestation, s’est consignée deux dimanches de suite.

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Que les bourreaux, en cette affaire, aient eu pour complices leurs victimes elles-mêmes, c’est ce qui condamne celles-ci sans absoudre ceux-là. Je ne puis voir, dans la conduite des uns et des autres, que l’effet d’une affligeante dureté d’âme et d’un orgueil un peu ridicule.

Nous ne valons guère, c’est entendu ; nous sommes pleins de vices et vides d’énergie. Mais, que la pitié ne soit pas toujours la bonté, et que la sensibilité nerveuse ne soit pas toujours la pitié, il n’en paraît pas moins qu’il y a eu, de nos jours, un certain amollissement des cœurs et quelque diminution de la cruauté. C’est déjà bien assez que nous fassions souvent du mal aux autres sans le vouloir, rien qu’en suivant nos passions ou notre intérêt, ou que nous en fassions volontairement, quelquefois, à ceux que nous haïssons. Mais faire souffrir, par divertissement, ou pour montrer notre force, ceux qui ne nous sont pas ennemis, c’est de quoi je croyais incapable, aujourd’hui, toute âme un tant soit peu affinée.

Telle n’est pas, il faut bien le reconnaître, l’âme de nos polytechniciens. — Imposer à des camarades des souffrances réelles et de réelles humiliations, les contraindre à de stupides et pénibles corvées, les priver de nourriture et de sommeil, — et y trouver plaisir, tranchons le mot : cela est odieux. Un tel plaisir ne se peut expliquer que par un éveil de l’antique férocité animale chez « l’élite de la jeunesse française », et par ce fait qu’une réunion d’hommes est plus méchante et plus inepte que chacun des individus qui la composent (meilleure aussi en certains cas, mais c’est infiniment plus rare).

Quant aux jeunes gens qui supportent cette tyrannie et qui, l’ayant supportée, la réclament encore (« Et s’il me plaît, à moi, d’être battu ? »), — si ce n’est point par terreur qu’ils montrent une si belle patience, c’est donc dans la pensée qu’ils pourront, dans un an, être cruels à leur tour. Et cela est vraiment exquis.

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Mais il y a autre chose. Un secret et profond sentiment de vanité burlesque unit ici les tourmenteurs qui furent victimes l’an passé, et les victimes qui seront bourreaux l’année prochaine. Ces « brimades » sont symboliques. Elles signifient que l’École est un corps si sacré et d’une si prodigieuse excellence qu’il faut, pour y entrer, souffrir des épreuves longues et compliquées, — comme pour être admis dans la maçonnerie aux temps héroïques de la Comtesse de Rudolstadt, alors que cette Compagnie de Jésus à rebours n’était pas encore tombée dans le décri.

Ces rites brutaux et ces momeries servent donc, en somme, à relever le « prestige » de l’X à ses propres yeux. L’École abrite plus de trois cents élèves. Il en est de tout à fait distingués ; qui le nie ? Mais tous ne sauraient être des aigles, pour cette simple raison que les sots sont partout en majorité. Puis, faites attention que l’aptitude aux sciences mathématiques et physiques (je parle d’une aptitude moyenne et je connais d’ailleurs les exceptions) est la faculté qui témoigne le moins sûrement en faveur des autres dons de l’esprit et qui s’allie le mieux avec la médiocrité sur tout le reste. Entre le don littéraire, le don de sentir et d’exprimer le beau, et notre vie morale, un lien existe, assez facile à percevoir. Mais, entre notre vie morale et intellectuelle et le don mathématique, il n’y a le plus souvent nul rapport.

L’entrée à l’X prouve qu’on a fait pendant trois ou quatre ans, avec application, des mathématiques spéciales, et ne prouve rien de plus. Cela est fort bien, cela est fort estimable : cela n’est pas éblouissant. Pris à part et considéré en soi, un polytechnicien de force ordinaire n’a rien de surprenant ni de sacré. C’est un fort travailleur qui avait un petit don, et que le fantasque hasard des examens a favorisé ; voilà tout.

Sorti de l’École, il continuerait à ne briller, par lui-même, que d’un éclat tempéré. Dans plus de la moitié des cas, un ancien élève de l’X est un homme qui, ayant aspiré à l’honneur de fabriquer du tabac, est réduit au désagrément de faire manœuvrer des canons ou de bâtir des casernes. C’est un soldat malgré lui ; c’est, moralement, un déclassé.

Mais, si un polytechnicien isolé est presque aussi proche du néant que les autres hommes, tous les polytechniciens ensemble sont infiniment imposants, et l’École elle-même est une chose immense. Et, avec le costume, le chapeau, l’épée, les traditions, l’argot spécial, ce sont les brimades, en quelque manière, qui la font auguste. Ayant un air de sacrement, elles lui donnent un air de temple.

Telle est, je crois, la pensée de ces jeunes gens ; pensée haïssable, mais fertile pour eux en orgueilleuses délices.

« Taupins », ils se croyaient déjà considérables (pourquoi, mon Dieu ?) et d’une essence supérieure à celle des autres collégiens ; ils étaient déjà intolérants, défendaient durement leurs privilèges et leur coin de cour. L’entrée à l’École achève de les gonfler. Ces « brimades », ces souffrances infligées par les uns et subies pieusement par les autres déposent en eux tous la conviction que l’École est un grand mystère. Elles scellent entre eux l’engagement mutuel de garder fidèlement cette naïve croyance ; de n’estimer qu’eux au monde ; d’être rogues, dédaigneux, formalistes ; d’être absolus et abstraits ; d’appliquer à tout une étroite et outrecuidante logique ; d’user aveuglément de l’« esprit géométrique » là même où l’« esprit de finesse » serait le plus nécessaire ; de mépriser les autodidactes (si intéressants !), les chercheurs et les inventeurs non estampillés à la marque de l’X, et tous ceux qui, pour apprendre à construire des machines ou à fabriquer des engrais, ont suivi des voies pratiques et n’ont eu besoin que d’un minimum de mathématiques pures ; enfin, de se tenir et soutenir entre eux, quoi qu’il arrive, et, s’il apparaît que l’un d’eux a bâti une digue incertaine ou un pont douteux, de proclamer en chœur que c’est le pont et la digue qui ont tort.

Ainsi, cette épreuve des brimades est comme la sanctification du Tchin par la souffrance volontaire. Ce serait beau en son genre, si ce n’était funeste.

L’esprit d’école me semble, ici, mauvais, parce que c’est, ici, l’esprit d’un groupe artificiel, et qu’il est moins efficace pour ceux qui sont de ce groupe que contre ceux, bien plus nombreux, qui n’en sont pas. Au surplus, il nuit à ceux même qui « en sont ». Il les remplit d’illusions sur leur propre mérite ; il les emprisonne ; il risque de leur enlever à jamais le sens et l’intelligence de la réalité et de faire d’eux, pour toute la vie, des écoliers, — tout flambants du prestige emprunté de l’École, mais des écoliers.

Les brimades de l’X, qui sont la manifestation la plus brutale de cet esprit-là, sont donc condamnables deux fois. Et elles le sont trois fois, si, comme on me l’affirme, ces sauvageries ont disparu de Saint-Cyr et même des régiments et si l’École polytechnique en maintient seule l’odieuse tradition.

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On m’objectera l’École normale. Je tâche de n’en avoir pas la superstition. J’ai rencontré tant d’hommes supérieurs et originaux qui n’en sortaient pas ! Je l’aime simplement comme on aime sa jeunesse. Je crois d’ailleurs que, si les amitiés y sont fortes, la « camaraderie » proprement dite y est moindre qu’à l’X. Les mœurs enfin y sont joviales, sans férocité. J’atteste qu’il y a vingt-cinq ans les brimades y étaient inoffensives, qu’elles affectaient une forme uniquement littéraire, encore que d’une littérature peu choisie. On m’assure que cela a continué. Serait-ce que, après tout, les « humanités » sont humaines en effet ; que les lettres, au moins dans le temps où on ne les pratique pas pour vivre, adoucissent les cœurs, et que la mathématique les endurcit ?…

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Vous avez pu voir que j’apportais dans mes réflexions sur l’X la plus entière malveillance. C’est que j’étais indigné et que, comme Montaigne, « je hais cruellement la cruauté. »

J’ignore si à l’heure qu’il est nos enfants de l’École polytechnique — qui, dans le fond et quoi que j’aie dit, doivent être presque tous de « gentils garçons » — ont eu l’esprit et le courage de désarmer. S’ils l’ont eu, je retire généreusement les trois quarts de mes désobligeantes remarques. Sinon, je suis bien forcé de les maintenir provisoirement, et je prie ces adolescents de considérer qu’il ne tient qu’à eux de les faire paraître vraies ou calomnieuses.