(1882) Études critiques sur l’histoire de la littérature française. Deuxième série pp. 1-334
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(1882) Études critiques sur l’histoire de la littérature française. Deuxième série pp. 1-334

La société précieuse au XVIIe siècle1

Il arrive parfois que le véritable intérêt d’un livre, et d’un bon livre même, ne soit pas précisément, — faut-il dire où l’on a cru le mettre ? — mais du moins où le titre inviterait à le chercher. C’est un peu le cas, à ce qu’il nous semble, du curieux et consciencieux ouvrage de M. l’abbé Fabre sur la Jeunesse de Fléchier. On y cherche d’abord Fléchier, et il y est bien, et on l’y trouve ; mais, insensiblement, cette souriante physionomie du précieux abbé décroît, pour ainsi dire, et recule vers le fond du tableau ; ce sont d’autres figures qui viennent l’une après l’autre lui disputer la première place, on le perd enfin de vue ; et c’est toute une petite société qui finit par avoir fixé l’attention qu’aussi bien Fléchier tout seul ne suffirait peut-être pas à retenir longtemps. En quoi son sort est celui de tous les écrivains secondaires, S’ils manquent d’originalité, ce n’est pas tant, comme on le croit d’ordinaire, pour avoir dit ou pensé des choses que l’on aurait pensées ou dites avant eux ; il y a plus, et c’est eux qui, fréquemment, jettent ce que l’on appelle des idées neuves dans la circulation commune ; mais, en cela même, traducteurs plutôt qu’inventeurs, leur parole est beaucoup moins l’expression de quoi que ce soit qui leur appartienne en propre que le fidèle écho des opinions qui s’agitent autour d’eux. Lire Bossuet, c’est lire Bossuet, mais lire Fléchier, c’est lire ce qu’applaudissait la société précieuse dont il fut l’un des ornements ; tout de même que lire Corneille, c’est lire Corneille, mais lire Voiture, n’est-ce pas comme qui dirait faire visite à l’hôtel de Rambouillet ?

Il paraîtra sans doute à quelques-uns que c’est un peu là rabaisser Fléchier. Ses agréables Mémoires sur les Grands jours d’Auvergne et son Oraison funèbre de Turenne ont mis jadis assez haut dans l’histoire de notre littérature la réputation de l’évêque de Nîmes. L’abbé Fabre lui-même, à qui pourtant on ne saurait en général reprocher de manquer de mesure, ne parle-t-il pas encore quelque part de Fléchier comme du rival de Bourdaloue et de l’émule de Bossuet ? Et il est certain qu’au xviie  siècle l’Oraison funèbre de Turenne a balancé l’Oraison funèbre de Condé, comme il est certain que, cent ans plus tard, Thomas, dans son Essai sur les Éloges, ne craignait pas de mettre Fléchier en parallèle avec Bossuet. Mais, et sans compter qu’aujourd’hui cette Oraison funèbre — où quiconque parle de Fléchier ne peut pas s’empêcher de revenir, puisqu’enfin c’est de son œuvre entière presque le seul morceau qui tienne encore debout, — ne vaut certainement plus les éloges que l’on continue d’en faire, qu’est-ce, après tout, dans le siècle de Bossuet, de Bourdaloue, de Massillon, qu’un orateur sacré qui sans doute a possédé toutes les parties extérieures de l’honnête homme, quelques-unes même de l’écrivain, mais rien d’intérieur, et dont le rare talent s’est étalé tout en surface ? Fléchier, sa vie durant et presque jusqu’à son dernier jour, est resté l’homme de son éducation première, l’élève de Balzac et de Voiture, l’orateur selon le cœur des précieuses. Est-ce d’ailleurs une raison de le négliger ? Tout au contraire, et justement c’est par où Fléchier vaut et vaudra toujours la peine, comme Balzac et comme Voiture, d’être étudié de près.

Il règne, en effet, sur le xviie  siècle, plus d’idées fausses que l’on ne pense, et pour cette raison bien simple que ce que nous croyons le mieux connaître, étant ce que nous étudions le moins, est aussi ce que très souvent nous connaissons le plus mal. Mais, dès qu’au lieu de répéter les leçons apprises, et pour se faire une opinion personnelle, on essaye d’y regarder plus attentivement, on est tout étonné de s’apercevoir que ce sont les hommes qui passent pour avoir représenté dans ce grand siècle toute l’inflexible autorité de la règle qui sont les irréguliers, et les prétendus irréguliers, au contraire, ou, comme on les a nommés, les victimes de Boileau, qui sont les vrais serviteurs de l’opinion, les vrais esclaves de la mode. Ce n’est pas du tout ce fiacre de Scarron qui est en lutte avec l’esprit de son temps, c’est Molière, et ce n’est pas du tout Racine qui est le favori du beau monde, c’est le tendre Quinault ; mais de Charles Perrault, le spirituel auteur du Parallèle des anciens et des modernes, et de l’exact auteur des Satires ou de l’Art poétique, sachons-le bien, le vrai fauteur de nouveautés, c’est Boileau.

C’est ce qu’avait fort bien vu cet ancien procureur-syndic de la commune de Paris, Rœderer2, lorsque le premier, vers 1835, il s’avisa de remettre en lumière l’histoire de la société précieuse du xviie  siècle. Victor Cousin, qui le suivit, ne réussit qu’à brouiller, dans son livre sur la Société française au xviie  siècle, ce que, dans ce célèbre Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie, Rœderer avait si nettement distingué. Le commencement et la fin du xviie  siècle se rejoignent. Si la représentation des Précieuses ridicules, en 1659, marque une époque, la représentation de Phèdre, en 1677, en marque une autre : l’insuccès de la tragédie de Racine est positivement la revanche du succès de la comédie de Molière. L’hôtel de Rambouillet renaît pour ainsi dire dans l’hôtel de Bouillon. Marquis et précieuses, qui cabalent maintenant pour Pradon, sont les mêmes qui jadis ont cabalé contre Molière. Et bien loin que, comme on l’enseigne, la société du Grand Cyrus et de la Clélie tout entière ait achevé de succomber sous les coups de Boileau, l’auteur des Satires n’a pas eu plus tôt abandonné le champ que la voilà qui renaît des ruines qu’il en croyait avoir faites, et qui ressaisit son empire momentanément perdu. C’est ce qu’avait montré Rœderer, et c’est ce que Victor Cousin a feint de ne pas voir ou de ne pas entendre. Rœderer, à la vérité, dans son Mémoire, a décoré du nom flatteur de Société polie ce que nous désignons du nom moins élogieux de Société précieuse, et mêlant un peu plus qu’il n’eût fallu l’histoire des mœurs à l’histoire des lettres, il a voulu voir un retour vers la politesse des manières où nous voyons surtout un retour vers l’affectation du langage et la subtilité des idées. Mais la thèse, dans sa généralité, subsiste ; et il est temps d’y revenir si l’on veut juger correctement de l’histoire de la littérature française au xviie  siècle.

On n’en trouvera, pas souvent une meilleure occasion que celle que nous offre ce livre sur la Jeunesse de Fléchier, En y joignant un premier volume où déjà l’abbé Fabre avait étudié la Correspondance de Fléchier avec Mme Deshoulières et sa fille, je ne crois pas que personne, depuis Victor Cousin, eût assemblé autant de matériaux pour l’histoire de la société précieuse. On pouvait se faire une idée, — très aisément, car les documents ne manquaient pas, et l’on en était plutôt accablé — de ce qu’elle avait été de 1630 à 1660. S’il était un peu plus laborieux — nul, à notre connaissance, n’en ayant tracé le cadre, — il était encore assez facile de retrouver ce qu’elle avait été de 1680 à 1710 ou 1720, mais ce que personne n’avait écrit, c’était son histoire de 1660 à 1680, son histoire secrète, en quelque manière, dans ces années glorieuses où les Molière, les Boileau, les Racine d’une part, et de l’autre les Pascal, les Bossuet, les Bourdaloue remplissant toute la scène, on ne songe guère d’habitude à regarder plus loin et comme derrière le théâtre ; et c’est la substance de cette histoire qu’on ne saurait trop remercier l’abbé Fabre de nous avoir donnée.

Fléchier naquit à Pernes en 1632. Si je note en passant que son père y exerçait « un commerce de détail », lequel paraît avoir été celui de l’épicerie, c’est pour qu’il soit établi par un exemple de plus, que, sous l’ancien régime, le défaut de naissance n’empêchait l’accès aux dignités qu’autant qu’il s’aggravait du défaut de mérite. La qualité n’était un privilège que lorsqu’il s’agissait de faire choix entre deux incapables, ce qui arrive encore quelquefois de nos jours. Et il est bien vrai qu’on prenait en ce temps-là le mieux né, mais nous avons préféré depuis lors le plus mal élevé. Ce fils de famille fit ses études à Tarascon, chez les pères de la Doctrine chrétienne, entra dans leur congrégation, professa les humanités à Tarascon, Draguignan, Narbonne, et partout, élève ou maître, se signala par une remarquable aptitude aux exercices scolaires. La tradition nous a conservé le souvenir de quelques-unes de ses compositions latines. On y voit figurer l’éloge de l’orange, en prose : De aureo malo, Oratio panegyrica, et des hendécasyllabes sur la blessure d’un petit chien : In catellum lapide læsum. S’il y a quelque pédantisme peut être à se récrier sur le choix de semblables sujets, nous en accepterons très volontiers le reproche. D’Alembert, qui sait tout, nous assure que « le jeune professeur faisait de ces plaisanteries le cas qu’elles méritaient3 » mais je crains que d’Alembert ne se trompât. Le jeune professeur, devenu l’éloquent prédicateur, attachera toujours infiniment d’importance à l’art très précieux, mais très secondaire, de relever par l’ingéniosité du tour et la délicatesse de l’expression ce qui ne vaudrait pas autrement la peine d’être dit ; et nous, c’est pourquoi nous avons le droit de prêter quelque attention à ces bagatelles. Il n’est jamais bon de s’exercer à parler pour ne rien dire, et à plus forte raison quand on est doué, comme Fléchier, d’un fâcheux excès de facilité. Lorsqu’il quitta Narbonne, en 1659, pour venir à Paris, nous ne pouvons douter qu’il fût, dès lors, en possession de quelques-uns de ses plus élégants défauts.

Il eut le malheur de tomber d’abord entre les mains de l’homme le plus propre à les cultiver, un certain sieur de Riche-Source, ou soi-disant tel, qui tenait, rue de la Huchette, académie d’orateurs. Ce n’est pas le lieu de nous espacer sur ce singulier personnage. Bornons-nous à rappeler que Boileau l’a joint à La Serre pour leur décerner à tous deux un brevet de galimatias et de bassesse. Fléchier le suivit pendant trois ans. Je ne relèverai qu’une seule des leçons qu’il en reçut : à savoir que, dans la chaire comme au barreau, si « les pensées doivent être faciles en raison des simples auditeurs, elles doivent être brillantes en récompense, afin de les surprendre agréablement par leur nouveauté et leurs ornements. » C’est à peu près la définition que Mlle de Scudéry donnait de l’air galant, « qui met le je ne sais quoi qui plaît aux choses les moins capables de plaire, et qui mêle dans les entretiens les plus communs un charme secret qui satisfait et qui divertit. » Mais Riche-Source est plus clair, au moins, que cette pauvre Sapho. Le principal, attrait de l’Académie des orateurs était qu’à de certains jours on s’y réunissait pour s’entrelire des discours sur toute sorte de sujets. Les uns roulaient sur ces questions d’espèces qu’on proposait autrefois à Rome dans les écoles des rhéteurs : « Vaut-il mieux inhumer le cadavre d’un criminel, ou l’exposer, pour l’exemple, sur les grands chemins ? » ou encore : « Une femme doit-elle préférer la vie de son père à celle de son mari4 ? » Les autres étaient d’un tour plus galant, comme celui-ci : « Les passions des femmes sont-elles plus violentes, ou si ce sont celles des hommes ? » ou comme celui-ci : « Lequel est le plus propre pour gagner l’estime des dames, du savant, du cavalier ou du galant homme ? » Les amplifications de Fléchier sont parvenues jusqu’à nous. On se rappellera que c’était le temps où, dans la chaire des Minimes de la place Royale, chez les Carmélites de la rue Saint-Jacques, enfin dans la chapelle du Louvre, Bossuet commençait à prêcher ! Les admirables sermons Sur la Mort ou Sur l’Ambition sont peut-être de l’année même (1662) où Fléchier disputait dans son Académie « si la gloire d’un auteur célèbre est plus grande que celle d’un parfait orateur ». On voit assez où son penchant l’inclinait. Les autres maîtres qu’il fréquentait n’étaient assurément pas pour le remettre dans le bon chemin.

C’était en effet Conrart, le secrétaire perpétuel de l’Académie française, le Théodamas du Grand Cyrus, cet homme qui écrivait si « juste », si « poliment », et surtout d’une manière « si peu commune ». C’était l’auteur de la Pucelle, Chapelain, que l’on travaille à réhabiliter, je ne sais trop pourquoi, depuis quelques années, et dont il est presque de mode maintenant de louer la solidité critique. Comme s’il ne suffisait pas, pour le juger, de la seule préface de sa Pucelle, à l’endroit, par exemple, où il parle si savamment du sens allégorique, « par lequel la poésie est faite l’un des principaux instruments de l’architectonique ! » et comme si la vaste étendue de son érudition ne prouvait pas précisément que le proverbe a dû être inventé pour lui :

Qu’un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant !

C’était Pellisson encore, mais Pellisson d’avant la Bastille, bel esprit et poète, le Phaon du Cyrus, l’Herminius de la Clélie, le secrétaire des Samedis de Mlle de Scudéry. C’était enfin M. de Montausier, beaucoup plus capable, — et la remarque en appartient à Victor Cousin lui-même, — d’écrire le sonnet d’Oronte que de le trouver bon à mettre au cabinet, l’un des habitués aussi du Samedi, mais qui surtout, à cette date, représentait la pure tradition de l’hôtel de Rambouillet.

Il ne manquait plus à l’éducation précieuse de Fléchier que cette dernière main que les femmes y pouvaient seules mettre. L’abbé Fabre, à ce propos, s’est demandé si peut-être, en s’arrêtant à de certains détails, il n’allait pas porter une légère atteinte à la réputation d’un prélat justement respecté. Mais il a bien fait de passer outre à ces scrupules. Ceux-là seuls, en effet, s’étonneront du langage de Fléchier, ou s’aviseront de l’incriminer, qui ne se rappelleraient pas ce que Julie d’Angennes opposa de longue résistance aux soins de Montausier, ou qui ne connaîtraient pas le reproche que Saint-Évremond adressait à ces fausses délicates : « d’avoir ôté à l’amour ce qu’il a de plus naturel, pensant lui donner quelque chose de plus précieux. » Fléchier, selon toute apparence, à Paris comme à Clermont, n’en a pris que ce « quelque chose. »

Lorsque Fléchier débarqua de sa province, en 1659, la société de l’hôtel de Rambouillet n’était plus, depuis dix ou douze ans déjà, qu’une ombre d’elle-même. Le mariage de Mlle de Rambouillet, d’abord, en 1645 ; les troubles de la Fronde ensuite ; l’éloignement ou la mort de quelques habitués, dont Balzac et Voiture ; les infirmités enfin et la vieillesse de la marquise avaient dépeuplé ces « cabinets » fameux, où toute une génération de grands seigneurs et de beaux esprits avait jadis « révéré la vertu sous le nom de l’incomparable Arthénice ». Mlle de Scudéry, cette illustre fille, comme on l’appelait au xviie  siècle, avait hérité ce qui survivait encore des familiers du célèbre hôtel. Elle était alors dans tout l’éclat de sa réputation, et ses interminables romans au plus fort de leur vogue. Une tradition veut que son libraire, Augustin Courbé, n’ait pas tiré du Cyrus et de la Clélie moins de 100 000 écus ; une autre tradition, que ces romans en tant de tomes aient eu cet honneur, insigne pour le temps, d’être traduits non seulement en anglais ou en italien, mais encore jusqu’en arabe. S’il est donc permis de croire, puisque enfin quelques personnes paraissent y tenir, que Molière, en donnant cette année-là même ses Précieuses Ridicules, n’ait pas voulu viser l’hôtel de Rambouillet, il est plus difficile d’admettre, avec Victor Cousin, qu’il n’ait pas songé davantage à Mlle de Scudéry. Le nom de Cathos a tout l’air d’avoir quelque signification5, mais celui de Madelon en a certainement une, et elle est directe, et Madeleine de Scudéry s’y fût difficilement méprise. En réalité, les Précieuses Ridicules s’attaquaient à toutes les précieuses, de Paris ou de la province, les illustres comme les ridicules, à fond et indistinctement. Ceux qui, sans aller jusqu’à prétendre que, dans le modeste salon de Mlle de Scudéry, « le naturel et la simplicité étaient absolument de rigueur6 », veulent toutefois distinguer la féconde romancière d’avec on ne sait quelles mauvaises copies, contrefaçons, ou caricatures d’elle-même, ne font pas assez d’attention, semble-t-il, que si décidément ils avaient raison, il faudrait que Molière, et Boileau depuis Molière, eussent eu tort dans la lutte qu’ils soutinrent. À moins que l’on ne suppose peut-être que l’auteur des Satires ait écrit pour ramener le bon goût dans Clermont-Ferrand ? ou Molière pour corriger à Montpellier les usages de la conversation ? Mais ce que l’on peut et ce que l’on doit dire, c’est que ni les coups de Molière ni les coups fie Boileau ne furent mortels à ceux qu’ils touchèrent, ni surtout n’opérèrent dans l’opinion publique la soudaine révolution que l’on prétend. Fléchier lui tout seul, au besoin, nous en serait une preuve. Ce n’est guère qu’au lendemain du succès des Précieuses Ridicules qu’il prend pied à Paris ; il vient de rompre, sans scandale, avec la congrégation dont il faisait partie ; ses ressources sont nulles et nul aussi son crédit ; ambitieux avec cela ! Cependant ce n’est pas du côté de Molière qu’il se tourne, et de la cour, mais au contraire du côté des précieuses ; et, de même que les premières amitiés qu’il noue sont avec les Conrart et les Chapelain, la première société où il s’habitue, c’est la société de Mlle de Scudéry. Remarquez qu’il est habile homme, je veux dire de ceux qui savent connaître d’où vient le vent, — et le prendre.

C’est là, chez Mlle de Scudéry, qu’il se lia particulièrement avec deux aimables personnes, toutes les deux jeunes encore, toutes les deux belles, toutes les deux savantes, Mlle de la Vigne et Mlle Dupré, la première plus enjouée, la seconde plus grave, l’une et l’autre également mêlées désormais à l’histoire du futur prélat.

Mlle Dupré, nièce propre du célèbre Desmarets de Saint-Sorlin, l’auteur de la comédie des Visionnaires, « faisait profession ouverte de sciences, de lettres, de vers, de romans et de toutes les choses qui servent d’entretien ordinaire à celles qui sont précieuses7 ». Elle était fort des amies du savant Huet. On trouve quelques lettres d’elle semées dans la Correspondance de Bussy-Rabutin. Son étude particulière était la philosophie de Descartes, qu’elle n’avait peut-être pas approfondie très avant, mais en revanche qu’elle devait jeter souvent dans la conversation, puisque dans le cercle de ses amis on l’appelait la Cartésienne. Ai-je besoin de dire qu’elle faisait des vers ? Elle avait aussi d’une vraie précieuse non seulement l’horreur du mariage, mais encore, en dépit de l’air et du ton galant, le dédain de l’amour, et elle se faisait gloire d’être « incapable de tendresse ». Enfin, elle s’occupait d’élections académiques, et si ce n’est pas elle qui fit celle de Fléchier, — en 1672, au lendemain de l’Oraison funèbre de Mme de Montausier, — elle lui procura du moins la voix de Bussy-Rabutin, ou plutôt elle la lui aurait procurée, si Bussy n’avait pas été retenu dans son exil de Bourgogne, pour cause, comme l’on sait, d’intempérance de langue et de fâcheuses distractions de plume.

Il ne sera pas inutile d’observer que les mêmes influences qui concoururent en 1672 à faire entrer Fléchier à l’Académie sont celles que douze ans plus tard Boileau rencontrera liguées contre sa candidature. C’est que c’est Boileau qui, par droit de succession légitime, entre, en ce moment même, dans le rôle que Molière, mourant en 1673, va laisser inoccupé. Molière, en effet, malgré les Précieuses ridicules et malgré les Femmes savantes, pour ne pas rappeler mille autres traits qu’il a lancés entre temps contre les précieuses, a si peu gagné la partie qu’il faut que Boileau la joue de nouveau, et l’opinion publique les suit de si loin, et d’un pas si lent, que Boileau de nouveau la perdra.

Mlle de La Vigne, fille de Michel de la Vigne, doyen de la Faculté de Paris et médecin de Louis XIV, est un peu plus connue que Mlle Dupré. L’abbé Fabre n’en a pas moins trouvé dans ces fameux Manuscrits de Conrart, d’où l’on a déjà tiré tant de choses, — et quelques-unes que l’on eût mieux fait d’y laisser, — de quoi raviver heureusement cette physionomie de précieuse. Celle-ci est surtout illustre pour avoir échangé force énigmes avec l’abbé Cotin. La recommandation est mauvaise auprès de la postérité. Je n’imagine pas que les madrigaux de Fléchier sur les yeux d’Iris malades et sur les yeux d’Iris guéris en soient une meilleure. On a recherché, peut-être avec indiscrétion, et en tout cas sans utilité pour l’histoire, ce qu’avaient été les relations de Mlle de la Vigne avec Fléchier ; et, d’une scrupuleuse enquête, on a cru pouvoir conclure qu’elles étaient demeurées dans « la région idéale des désespoirs convenus et des sentiments arrangés8 ». C’est bien dit, et c’est, je crois, la pure vérité. Mais il paraîtra plus malaisé d’admettre que ce commerce de madrigaux et d’énigmes n’ait été de la part de Fléchier qu’un galant badinage, au sens littéraire du mot, et dont il aurait lui-même été le premier à sourire. Toute cette société précieuse travaille très sérieusement à ces futilités. Nul n’ignore, et Fléchier moins qu’un autre, que c’est un moyen de se mettre en réputation, de s’assurer des amis, de se concilier des protectrices, et par conséquent de se pousser dans le monde.

Il reste à dire quelques mots d’une autre amie de Fléchier, la plus célèbre après Mlle de Scudéry : je veux parler de Mme Deshoulières. Mme Deshoulières, beaucoup plus jeune que Mlle de Scudéry, d’une trentaine d’années environ, paraît avoir à son tour recueilli, vers 1660 ou 1665 à peu près, l’héritage du Samedi de l’illustre précieuse. « Elle fut en liaison, nous dit-on, avec les plus beaux génies de son siècle, MM. Corneille, Pellisson, Benserade, Conrart, Perrault, Charpentier, Fléchier, Mascaron, Quinault, Ménage, les ducs de La Rochefoucauld, de Montausier, de Nevers et de Saint-Aignan, etc. » Ce sont exactement, on le voit, les débris de l’hôtel de Rambouillet et des habitués de Mlle de Scudéry. Le panégyriste a sans doute oublié Pradon : voilà l’omission réparée. Mais on voit aussi que, si l’on dressait une liste sommaire des ennemis de Racine et de Boileau, à peine faudrait-il peut-être rayer un ou deux noms dans cette énumération. Si le biographe de Fléchier ne s’est pas trompé, c’est surtout ce salon de Mme Deshoulières que Fléchier aurait fréquenté. Nous pouvons dire au moins que la correspondance de Fléchier avec la fille de la dame9, sous son enveloppe précieuse, laisse transparaître parfois une confiance de Fléchier plus intime et plus solide en elle qu’en aucune de ses autres amies.

Je m’étonne à ce propos que Sainte-Beuve, qui, de bonne heure, dès 1839, avait très nettement signalé l’existence « de toute une école poétique pour laquelle, à certains égards essentiels, le siècle de Louis XIV n’aurait pas existé10 », ne soit plus revenu depuis lors sur cette indication et n’ait pas autrement défendu la vérité des faits contre les téméraires généralisations de Cousin. Il fallait prononcer un nom qu’il n’a pas prononcé assez haut, celui de Voltaire, car c’est bien Voltaire qui reprit contre les Lamotte, les Fontenelle, les Moncrif le combat de Molière et de l’auteur des Satires. Voltaire n’a jamais parlé de l’hôtel de Rambouillet que pour en médire, et il avait tort, parce qu’il faut rendre autant que possible justice à tout le inonde, et que l’on doit beaucoup à l’hôtel de Rambouillet. Mais il a eu certes raison d’attaquer cette préciosité renaissante dont il s’est glissé trop de traces dans la comédie de Marivaux, dans les sermons de Massillon ; et — l’oserai-je dire ? — jusque dans l’Esprit des Lois. Parmi tous ses titres de gloire, c’en est un sur lequel peut-être on n’a pas assez insisté.

Faut-il maintenant revenir à Fléchier ? Ce sera pour montrer que, si sa réputation n’est pas précisément usurpée, du moins a-t-elle été singulièrement surfaite. On ne lit plus ses livres d’histoire : la Vie du cardinal Commendon ou l’Histoire de Théodose le Grand ; passons-les donc sous silence. On ne lit pas beaucoup non plus le recueil de ses Sermons, bien qu’il y eût lieu d’y étudier les premiers modèles de l’éloquence de Massillon. Est-il besoin d’ajouter que Massillon a de beaucoup dépassé son maître, et tiré d’un original médiocre des copies qui ne sont pas très éloignées d’être des chefs-d’œuvre ? Restent les Mémoires sur les Grands Jours d’Auvergne, les Oraisons funèbres, et enfin la Correspondance.

On a trop loué les Mémoires sur les Grands Jours d’Auvergne. Non pas que Sainte-Beuve et M. Taine, dans le même temps, n’en aient, Sainte-Beuve plus obliquement, selon sa manière, et M. Taine plus franchement, indiqué tous les défauts. Mais Sainte-Beuve a tempéré sa critique d’une indulgence qu’il n’a pas toujours accordée à de beaucoup plus grands que Fléchier ; et M. Taine, pour vouloir impliquer presque toute la littérature du xviie  siècle dans le jugement qu’il portait sur Fléchier, ne l’a pas prononcé, selon nous, tout à fait assez sévère. Le fait est que, s’il y a moins d’emphase, il n’est pas une page de ces Mémoires où il n’y ait presque autant de mauvais goût que dans une lettre de Balzac ; et on a rarement plus abusé de l’esprit que dans ce sujet où c’était déjà manquer de tact que de ne pas sentir qu’il fallait ne pas avoir d’esprit. Cependant l’intérêt historique du livre en soutiendra la réputation. En effet, le document est des plus curieux que nous ayons sur la vie de province au xviie  siècle. Et comme les défauts de Fléchier ne l’empêchent pas d’être un fin et judicieux observateur des mœurs, il suffit que le tableau soit vrai pour qu’on ne soit pas près de cesser de le consulter.

Le malheur de Fléchier, comme aussi bien de tous ceux qui songent moins à traiter leur sujet, quel qu’il soit, qu’à faire montre d’eux-mêmes, c’est que (son observation glisse à la surface des choses, et qu’il en demeure toujours, selon l’énergique expression de Bossuet, « au lieu où se mesurent les périodes ». Là est la vraie faiblesse de ses oraisons funèbres. Il y en a jusqu’à trois qui conservent encore aujourd’hui bon renom : l’Oraison funèbre de Mme de Montausier, l’Oraison funèbre de Turenne, et l’Oraison funèbre de M. de Lamoignon. Celle de Turenne, comme on le sait, est la plus vantée. Avouons qu’elle est un des beaux morceaux de rhétorique, incontestablement, qu’il y ait dans la langue française. On n’y trouve pas trop de ces détails comme il y en a dans l’Oraison funèbre de Mme d’Aiguillon : « Les eaux de la mer n’éteignirent pas l’ardeur de sa charité11 » ; ou comme dans l’Oraison funèbre de M. de Lamoignon : « Le premier tribunal où il monta fut celui de sa conscience » ; ou comme dans l’Oraison funèbre de Mme de Montausier : « Il n’y a rien de si aimable que l’enfance des princes destinés à l’empire… et ils règnent d’autant plus fortement dans les cœurs qu’ils ne règnent pas encore dans leurs États. » Mais, après tout, ce sont là des vétilles, et quelques antithèses de ce goût dans l’Oraison funèbre de Turenne ne suffiraient pas pour en déprécier la valeur : Voltaire pensait, non sans raison, que le style de Balzac n’était pas disconvenant au genre de l’oraison funèbre. Mais deux choses manquent à Fléchier. Et, tout d’abord, le grand art de caractériser. Est-ce Turenne qu’il loue ? C’est aussi bien Vauban, c’est aussi bien Catinat, c’est aussi bien tout autre capitaine, pour employer ses propres expressions, « dont la valeur serait éclairée et conduite par la probité et par la prudence ». En second lieu, la puissance de généraliser. Il est incapable de tirer de son discours une leçon pour ses auditeurs ; de leur montrer, parvenus à leur développement, dans un Turenne ou dans un Condé, ces qualités ou ces défauts dont nous avons tous, en tant qu’hommes, les commencements en nous ; de les renvoyer enfin de son audience plus instruits d’eux-mêmes et de l’humanité. Il n’y a véritablement de Turenne dans cette oraison funèbre que le nom, les titres et les exploits ; l’homme en est absent ; mais si l’on en retire par la pensée ces exploits, ces titres et ce nom, l’idée faisant défaut, il ne demeure enfin que le souvenir d’une exquise volupté de l’oreille.

Comme peut-être on nous aura trouvé sévère aux Oraisons funèbres, nous laisserons aux contemporains eux-mêmes de Fléchier le soin d’apprécier sa Correspondance. « Il répandait sa rhétorique jusque dans ses plus simples billets, disait spirituellement le docte Huet, l’un des amis de sa jeunesse, et les discours qu’il tenait dans son domestique étaient des enthymèmes, des chries et des apostrophes. » C’est ce qu’a redit le Père de la Rue : « L’amour de la politesse et de la justesse du style l’avait saisi dès ses premières études. Il ne sortait rien de sa plume ou de sa bouche, même en conversation, qui ne fût ou qui ne parût travaillé. Ses lettres et ses moindres billets avaient du nombre et de l’art. Les beaux-arts ayant été sa première occupation, principalement la poésie, il s’était fait une habitude, et presque une nécessité, de compasser toutes ses paroles et de les lier en cadence. » L’abbé Fabre, dans l’Étude qu’il a mise en tête des Lettres à Mme Deshoulières, cite ces jugements, dont il appelle. N’oublie-t-il pas un peu qu’il nous a lui-même montré Mlle Deshoulières faisant reproche à Fléchier « de mettre trop d’esprit » dans ses lettres ? Accordons cependant qu’il y aurait injustice à juger des lettres affectueuses de la vieillesse de Fléchier comme des lettres galantes de sa jeunesse. On n’écrit pas à soixante ans comme à trente, et quand on est évêque, après avoir passé par les charges de cour, comme lorsqu’on n’était encore qu’un mince abbé, d’hier arrivé de sa province, payant de fadeurs et de petits vers le bon accueil de Mlle de la Vigne et de Mlle Dupré.

Quelqu’un dira là-dessus qu’il n’importait pas de maltraiter Fléchier, et qu’on pouvait, en vérité, lui passer le stérile honneur d’être élogieusement nommé dans les histoires de la littérature, car combien sont-ils aujourd’hui qui le lisent, mais surtout combien qui l’imitent ? Je répondrai qu’il importe beaucoup à l’exacte histoire de la littérature du xviie  siècle que l’on ne commette pas de certaines confusions. Or, quand encore aujourd’hui, dans de bons livres, on prend l’Oraison funèbre de Turenne pour un exemplaire accompli de l’éloquence de la chaire au temps de Louis XIV, l’erreur, selon nous, est la même, ou à peu près, que si l’on prenait Astrale, ou Tamerlan 12, pour le chef-d’œuvre de la tragédie classique, au lieu de Britannicus ou de Bajazet. Mais ce sont là les chefs-d’œuvre de l’esprit précieux, non pas de l’esprit classique, et ce n’est pas la même chose. Les classiques sont de l’école de la nature et de l’antiquité ; les précieux sont de l’école du monde et de la mode ; les deux écoles sont très diverses, et l’on admire communément dans l’une ce qu’on proscrit et condamne dans l’autre. Les ennemis de Racine lui reprochaient de n’avoir pas fait de son Pyrrhus un galant selon la formule du Cyrus et de la Clélie ; mais Boileau lui reprochait au contraire d’en avoir fait justement ce qu’il appelait « un héros à la Scudéry ». Pareillement, ce que les admirateurs de Fléchier ne se lassaient pas de louer en lui, c’étaient ces faux brillants que Bossuet faisait profession de mépriser, et ce qu’ils ne pouvaient pas parvenir à goûter de Bossuet, c’était au contraire, nous le savons, la rude familiarité de son éloquence13. La rhétorique soutenue de Fléchier ravissait Mlle de Scudéry, mais elle eût certainement « ennuyé » Pascal.

Ajouterai-je que, si l’on se place une fois à ce point de perspective pour envisager l’histoire de notre littérature, il me semble que l’on apercevra plus clairement ce que signifient les querelles d’écoles dont elle est remplie ? Il y a de tout temps en France deux tendances qui se combattent, pour ne réussir à se concilier que dans les très grands écrivains. Au-dessous d’eux, les uns sont gaulois, les autres sont précieux. L’esprit gaulois, c’est un esprit d’indiscipline et de raillerie dont la pente naturelle, pour aller tout de suite aux extrêmes, est vers le cynisme et la grossièreté. Il s’étale impudemment dans certaines parties ignobles du roman de Rabelais. Son plus grand crime est d’avoir inspiré la Pucelle de Voltaire. L’esprit précieux, c’est un esprit de mesure et de politesse qui dégénère trop vite en un esprit d’étroitesse et d’affectation. Son inoubliable ridicule c’est de s’être attaqué, dans le temps de l’hôtel de Rambouillet, jusqu’aux syllabes même des mots. Il se joue assez agréablement dans les madrigaux de Voiture et dans la prose de Fléchier. L’esprit précieux n’a consisté souvent que dans les raffinements tout extérieurs de la politesse mondaine ; l’esprit gaulois s’est plus d’une fois réduit à n’être que le manque d’éducation. Le véritable esprit français, tel que nos vraiment grands écrivains l’ont su représenter, s’est efforcé d’accommoder ensemble les justes libertés de l’esprit gaulois et les justes scrupules de l’esprit précieux.

Au surplus, grâce à cet instinct de sociabilité caractéristique du xviie  siècle, grâce à l’importance que la vie de cour et de salon, de très bonne heure, a prise en France, grâce au rôle enfin dont les femmes ont pu s’emparer, — de telle sorte que, depuis le salon de Mme de Rambouillet jusqu’à celui de Mme Récamier, l’histoire de la littérature pourrait à la rigueur se faire par l’histoire des salons, — l’esprit précieux a de bonne heure triomphé de l’esprit gaulois. C’est pourquoi les révolutions littéraires qui se sont faites souvent ailleurs, en Angleterre par exemple, au nom de la règle contre la licence, se sont faites plus souvent chez nous au nom de la liberté contre la règle. Mais il ne faudrait pas croire pour cela qu’en attaquant les excès de la préciosité ce soit au profit de la grossièreté gauloise que l’on ait combattu. Molière, Boileau, Voltaire (je m’en tiens à ces trois noms, parce qu’il me faudrait, pour en introduire d’autres, faire déborder le sujet du cadre où j’ai tâché de le contenir) n’ont pas moins vigoureusement combattu les turlupins, comme disait Molière, que les précieuses elles-mêmes. Et ils sont admirables, parmi tant d’autres qualités, et sauf quelques défaillances, pour l’aisance extraordinaire avec laquelle ils ont su maintenir ce difficile équilibre entre deux tendances également fortes, — parce qu’elles sont également naturelles et intimes à l’esprit national.

La querelle du quiétisme14

I

Le sujet — disons-le dès le début — est parmi les plus intéressants qui puissent attirer l’historien. Telle fut, en effet, dans les dernières années du xviie  siècle, la fortune de Mme Guyon, qu’ayant mis aux mains les deux plus grands hommes qui fussent alors dans l’Église, — j’emprunte les propres expressions de Voltaire, — on ne saurait parler d’elle sans prendre inévitablement parti, les uns pour Fénelon, et les autres pour Bossuet. N’y eût-il que ces deux noms en cause, et quand le fond de cette mémorable controverse du quiétisme serait plus mince encore que ne l’ont prétendu tous ceux qui n’ont pas examiné la question, c’en serait assez déjà pour y revenir encore une fois.

Mais croirons-nous aisément qu’un Bossuet et qu’un Fénelon aient pu, sept ou huit ans durant, s’acharner sur des subtilités indignes de leur génie ? Si de vieux mots recouvrent quelquefois des idées toujours vivantes, sachons plutôt briser l’écorce ; et certes, comme nous le montrerons, c’en est ici le cas ou jamais. On dit : Ce sont les rêveries d’une visionnaire ou les extravagances d’une malade ; et on a raison ; après quoi, quand on l’a dit, c’est exactement comme si l’on n’avait rien dit. Car, je vous prie, la question est-elle de savoir si Mahomet était épileptique ? Non pas ; mais de se souvenir qu’il existe un monde musulman, avec lequel il ne se peut pas qu’on ne compte. Pareillement, il n’importe qu’à peine si Mme Guyon était malade ou folle : le fait est qu’elle a formé des disciples, et que son enseignement a porté des conséquences. Il n’y a rien de si plaisant aux yeux de Voltaire et de sa séquelle, que de voir deux prélats s’entre-disputer sur « le silence intérieur », sur « le pur amour », et sur « l’acte continu » et, en effet, cela est risible ! Mais quoi ! si, par hasard, « l’acte continu » mettait en question la liberté de faire ou de ne pas faire ? si le « pur amour » supprimait les motifs d’agir ou de ne pas agir ? et si « le silence intérieur » anéantissait le pouvoir d’exécuter ou de n’exécuter pas ? — C’est de toute la morale qu’il y va, de toute la conduite, et de toute l’existence.

Et puis, dans une controverse, en plus et indépendamment de la nature originelle ou essentielle du débat, il y a ce que les circonstances y introduisent, selon les temps, et les lieux ; il y a encore, il y a surtout ce que les adversaires y apportent. Tant vaut l’homme et tant vaut la cause ! Je ne veux certes pas dire par là que la probabilité des opinions dépende uniquement du talent de ceux qui les soutiennent : elle n’en dépend que dans une certaine mesure. Mais je veux dire qu’en même temps qu’une grande querelle se prolonge, elle s’élargit : — que les arguments nouveaux, chez deux adversaires également animés de l’ardeur de vaincre, s’engendrent, et, pour ainsi parler, se multiplient les uns des autres ; — que, de proche en proche, la discussion se communique et s’étend à des problèmes dont on ne soupçonnait pas les rapports cachés et la solidarité secrète avec le premier objet du débat ; — que les principes eux-mêmes, brusquement ébranlés par quelque manœuvre hardie de l’un des combattants, chancellent, et ne peuvent être raffermis que si l’on va les reprendre pour les consolider jusque dans leurs fondements ; — et qu’ainsi, lorsqu’un Bossuet lutte contre un Fénelon, quels que soient le point de départ et la matière du litige, on peut être assuré qu’ils élèveront la controverse jusqu’à la rendre digne d’eux-mêmes, digne de leur génie, digne de l’éternelle attention de l’histoire. Ils y mettront du Fénelon, c’est quelque chose ; ils y mettront du Bossuet, c’est mieux encore ; ils y mettront surtout cette connaissance approfondie qu’ils ont eue tous les deux de l’homme : Bossuet, de l’homme extérieur, si je puis m’exprimer ainsi, de l’homme fait pour agir, pour vivre, pour se rendre utile dans la société de ses semblables, pour travailler ; Fénelon, de l’homme intérieur.

Oui, quel sujet ! M. Guerrier a raison de le dire. Mais, en revanche, quel dommage qu’il l’ait manqué ! Car il l’a manqué. Je ne nierai point qu’il y ait dans son livre des renseignements curieux, ou même quelques pages vraiment intéressantes, mais elles y sont ce qu’on appelle noyées, noyées dans l’abondance des citations inutiles, et encore plus noyées, s’il se peut, dans le fatras mystique de Mme Guyon. N’est-ce pas une plaisanterie que de nous analyser en plus de vingt pages le Moyen court de faire oraison et le livre des Torrents spirituels ? M. Guerrier n’a pas assez vu que son illuminée ne nous intéresse qu’autant qu’elle a mis Bossuet et Fénelon aux prises. Car ôtez Bossuet, ôtez Fénelon : que reste-il ? Une visionnaire comme il y en a, non pas une, mais dix, mais vingt, mais cent dans les annales de la folie mystique, à qui les destins n’auraient peut-être même pas fait la fortune de Marie Alacoque, la religieuse de Paray-le-Monial, et dont je ne sais seulement si les ouvrages auraient été jugés dignes de la moindre mention dans la littérature de l’ascétisme. En effet, je ne vois pas ce qu’ils contiennent qui ne doive se retrouver, et qui de fait ne se retrouve, un peu partout chez les mystiques. Et ni la copieuse analyse des Torrents spirituels que M. Guerrier nous donne, ni la lecture attentive du Moyen court que je viens de faire ne m’ont ouvert les yeux sur ce point. Il eût donc amplement suffi de réduire à quelques principes toute la doctrine de Mme Guyon, et grâce à Bossuet, grâce à Fénelon, c’eût été l’affaire de trois ou quatre pages.

Nous n’avons pas après cela l’intention de nous attarder à relever dans le livre de M. Guerrier quelques-unes de ces fautes que l’humaine faiblesse laisse toujours échapper, — et jusque dans des livres beaucoup mieux faits que le sien. Les erreurs, si graves qu’elles soient, ne valent vraiment la peine d’être signalées qu’autant qu’elles trahissent le vice de la méthode et l’insuffisance de la critique. Si donc un auteur met quelque part une note pour nous apprendre que le treizième livre de la Défense de la tradition et des saints Pères n’a jamais été publié, mais que le manuscrit en est à la bibliothèque du grand séminaire de Meaux, il n’y a rien là qu’inadvertance légère. Le treizième livre de la Défense de la tradition et des saints Pères est publié depuis dix-neuf ans ; M. Guerrier pouvait le lire au tome IV de l’édition de M. Lachat, à moins encore qu’il n’aimât mieux consulter l’une des trois ou quatre éditions qui se sont succédé depuis 1862. On peut ne pas avoir tout lu. Ce qui m’inquiète seulement, c’est quand je vois l’école historique nouvelle si familière avec les manuscrits, mais si fort brouillée avec les imprimés. Et cette petite note me rappelle aussitôt l’aventure d’un autre érudit, qui, l’an dernier, publiait le Mémoire donné à Bossuet par Mme de Motteville pour servir à l’Oraison funèbre d’Henriette de France. À la vérité, dans sa préface, il voulait bien convenir que son document « n’était pas absolument inconnu du public », et même il signalait les mentions ou citations que tel ou tel en avaient faites. Mais il n’ignorait qu’un point, qui est que le Mémoire était intégralement publié depuis huit ans au tome second des Orateurs sacrés à la cour de Louis XIV, par M. l’abbé Hurel. Et voilà ce que c’est que de connaître trop bien les manuscrits !

Revenons à M. Guerrier. M. Guerrier n’aime pas Bossuet ; c’est son droit ; beaucoup de gens penchent, comme lui, pour Fénelon contre Bossuet. Là-dessus je prévois ce qu’il me répondra : que ce n’est point ne pas aimer Bossuet que vouloir lui faire stricte justice, et que, s’il l’a malmené d’un bout à l’autre de son livre, il en fait, au surplus, à la page 486, un magnifique éloge. C’est comme l’auteur des Recherches historiques sur l’assemblée du clergé de France de 1682, un livre que nous n’aimons guère, mais, il faut le reconnaître, très consciencieux, très savant, et surtout très habilement fait. L’auteur, M. Charles Gérin, s’efforce d’y prouver qu’en toute circonstance Bossuet aurait joué le rôle d’un très adroit courtisan, indulgent aux grands, dur aux petits ; il ramasse, pour étayer sa thèse, jusqu’à des notes que l’on peut considérer comme des notes de police ; il fait une longue énumération, bien complète et bien détaillée, des bienfaits ou des faveurs dont la cour de Rome aurait comblé Bossuet15, à laquelle il oppose, naturellement, les témoignages d’une ingratitude odieuse dont Bossuet aurait payé le saint-siège ; et finalement sa conclusion est « que Bossuet n’en demeure pas moins au-dessus de toute louange et de toute vénération ». N’aurons-nous donc jamais jusqu’au bout le courage de notre opinion ? Or, si M. Charles Gérin a correctement interprété les faits qu’il apporte, il n’est pas vrai que Bossuet demeure au-dessus de toute louange et de toute vénération. Mais, pareillement, si Bossuet a mérité, dans l’affaire de Mme Guyon, toutes les duretés dont M. Guerrier lui est prodigue, il n’a pas droit aux grands mots d’éloge emphatique dont M. Guerrier l’accable à la page 486 de son livre.

Que dira-t-on maintenant si nous montrons, à des signes irrécusables, la partialité singulière contre Bossuet dont le livre de M. Guerrier porte les traces à chaque page ? Par exemple, où M. Guerrier prend-il le droit d’écrire « qu’autrefois », c’est-à-dire avant d’entrer dans l’examen de la doctrine de Mme Guyon, Bossuet « avait lu leMoyen court sans en manifester aucun déplaisir » ? S’il a une preuve, qu’il la produise, un témoignage, qu’il le cite, une présomption, qu’il l’articule : mais sinon, que veut dire cette insinuation16 ? Il fait cette remarque, ailleurs, que Bossuet, « tout opposé qu’il est, en certains points, à la doctrine du Moyen court, ne peut s’empêcher de dire que c’est un livre séduisant, répandu par tout le royaume et au-delà ». Vous l’entendez bien : c’est comme qui dirait un éloge tempéré, mais enfin, tel quel, un éloge du Moyen court arraché par la force de la vérité à la prévention de Bossuet. Seulement c’est la prévention de M. Guerrier qui l’aveugle sur le vrai sens de la qualification dont use ici Bossuet. Les mots séduire, séduisant, séduction ne se sont purgés de ce qu’ils retenaient d’infamant qu’au commencement du xviiie  siècle.

C’est peu de me quitter, tu veux donc me séduire ?

dit Pauline à Polyeucte : me séduire, c’est-à-dire, seducere, me détourner de mes dieux, de mon devoir, de mon père. Il y a là, dans l’histoire d’un seul mot, toute une petite révolution des mœurs en raccourci. Au xviie  siècle, séduire quelqu’un, c’était encore, dans l’ancien sens, dans le sens étymologique, j’ai envie de dire dans le bon sens du mot, œuvre impie, criminelle, condamnable ; au xviiie  siècle, c’était œuvre d’adresse, d’habileté, de ruse encore, mais œuvre excusable déjà, quoique l’idée d’artifice y fût toujours impliquée ; au xixe  siècle, enfin, c’est tout simplement faire œuvre de mérite personnel, n’avoir qu’à se montrer pour vaincre, réussir à triompher de la malveillance et de l’indifférence par des qualités si certaines que dire d’un homme du monde, ou même d’un livre, qu’il est séduisant, c’est en avoir fait l’éloge aujourd’hui presque le plus envié. Bossuet le prenait autrement. Quand il écrivait que le Moyen court était un livre séduisant, il voulait dire que c’était un livre dangereux, dont on ne pouvait donc trop se défier, et non pas, d’ailleurs, que ce livre eût en lui-même aucune qualité, mais parce qu’il était infecté de quiétisme, et conséquemment d’immoralité.

Voici qu’on trouvera plus grave. M. Guerrier cite quelque part un passage de la Relation sur le quiétisme, où Bossuet s’exprime en ces termes : « Reconnaître une erreur, ce n’est pas là se diffamer, c’est s’honorer au contraire et réparer sa réputation blessée. Était-ce un si grand malheur d’avoir été trompé par une amie ? » Et de mettre la note suivante : « Ce mot est perfidement souligné dans l’édition originale. Il devait produire un fâcheux effet à Rome, où le mot correspondant amica est habituellement pris dans un mauvais sens. » Je n’accuserai pas l’historien de perfidie, mais à tout le moins d’une étrange légèreté. Rétablissons d’abord le passage dans son intégrité : « … par une amie. Mgr l’archevêque de Cambrai sait bien faire dire encore aujourd’hui à Rome qu’à peine il connaît Mme Guyon. Quelle conduite ! à Rome, il rougit de son amie ; en France, où il n’ose dire qu’elle lui est inconnue, plutôt que de laisser flétrir ses livres, il en répond et se rend garant de leur doctrine. » Est-il besoin de s’y reprendre à deux fois pour voir que ce que Bossuet incrimine, — à tort ou à raison, je n’en sais ni n’en veux rien savoir pour le moment, — ce n’est certainement pas les mœurs, mais bien la duplicité de Fénelon ? Comment ! lui dit-il, ici, en France, toutes les difficultés entre nous viennent de ce que vous ne pouvez pas consentira diffamer votre amie ! et cependant, à Rome, vos agents s’en vont protestant qu’elle vous est inconnue ! Mais, en vérité, quel personnage faites-vous donc ? Est-elle ou n’est-elle pas votre amie ? Si elle est votre amie, pourquoi la reniez-vous à Rome ? et, si elle ne l’est pas, que signifie ce refus d’accommodement par peur de diffamer votre amie ? Le lecteur demandera maintenant pourquoi le mot amie est souligné ? La réponse est facile. Il est souligné comme aussi bien dans le même paragraphe les expressions se diffamer… , un monstre sur la terre… , être brûlée avec ses livres… , et comme généralement, dans la Relation sur le quiétisme, les propres expressions de Fénelon partout où Bossuet les cite. C’est ce que nous faisons tous, et, notamment, c’est ce que faisait M. Guerrier tout à l’heure, quand il soulignait les mots un livre séduisant , lesquels ne sont soulignés ni dans l’édition originale ni ailleurs.

Citerai-je un autre exemple de la singulière liberté dont M. Guerrier en use avec les textes quand il croit pouvoir en exprimer quelque chose de défavorable à Bossuet ? On lit, dans une lettre de Mme de Maintenon, du 9 janvier 1696, adressée à M. de Noailles, archevêque de Paris : « Le roi m’a dit, dès qu’il m’a vue, ce qui s’était passé entre vous, et ce qu’il dira demain à M. de Meaux… Il était tout scandalisé du procédé de M. de Meaux, et me parut bien aise de ce que vous ne romprez point l’un avec l’autre. » M. Guerrier tronque la phrase : « Il était tout scandalisé du procédé de M. de Meaux » ; et, sans balancer, il en fait application à l’affaire de Mme Guyon. Cependant non seulement rien ne prouve que ce soit ici de Mme Guyon qu’il s’agisse, mais tout semble indiquer, et plus particulièrement ce dernier membre de phrase : « Il me parut bien aise de ce que vous ne romprez point l’un avec l’autre », qu’il s’agit du titre de Conservateur des Privilèges de l’Université de Paris, que M. de Noailles et Bossuet se disputaient ou plutôt s’étaient disputé. Ce fut Bossuet qui l’emporta. Mais mieux encore : on lit, dans une autre lettre de la même au même datée du 25 septembre 1696 ; « En envoyant à M. de Meaux, il y a deux jours, le paquet d’une dame de Saint-Louis, je lui mandai qu’on pensait à mettre Mme Guyon auprès du curé de Saint-Sulpice. Nous n’aurons pas là-dessus son approbation ; mais pour moi je crois devoir penser comme vous le plus possible. » Tel est le texte donné par M. Lavallée, — d’après l’autographe du cabinet de M. de Cambacérès, — texte authentique, par conséquent, et seul texte vrai jusqu’à démonstration du contraire. Que fait M. Guerrier ? Il s’en va rouvrir le recueil de La Beaumelle, et nous donne la phrase que voici : « Nous n’aurons pas son approbation ; mais, pour moi, je crois de mon devoir de dégoûter des actes violents le plus qu’il est possible. » En voilà Bossuet convaincu d’actes violents, et violents jusqu’à soulever les scrupules de Mme de Maintenon ! Qu’est-ce à dire ? M. Lavallée aurait donc falsifié le texte ? Mais où sont les preuves de M. Guerrier ? A-t-il, par hasard, été collationner l’autographe et l’imprimé ? Si oui, qu’il le dise ; mais si non, quelle manière de citer !

Et c’est un système. Il n’est pas absolument démontré, je l’avoue, que toutes les lettres de Mme de Maintenon à Mme de Saint-Géran soient fausses, et de la fabrication de La Beaumelle, mais elles sont terriblement suspectes, et, si l’on s’en sert, il n’est donc permis de le faire qu’avec d’infinies précautions17. M. Guerrier, lui, s’en sert couramment, avec la parfaite sécurité comme avec l’entière liberté d’un historien qui se servirait de documents d’archives. Pas une note, pas un seul petit mot qui mette le lecteur en garde ! Encore, s’il ne s’en servait que pour conter, je veux dire pour illustrer de loin en loin son récit d’une anecdote ; mais il s’en sert pour prouver, et pour prouver des faits qui ne laissent pas d’avoir leur importance, comme celui-ci, par exemple, que, dès 1689, Mme de Maintenon aurait fait lire au roi le Moyen court de Mme Guyon ! On ne s’explique vraiment pas l’espèce de crédit que semble conserver encore le recueil de La Beaumelle. Écrire l’histoire du xviie  siècle avec les prétendus documents de La Beaumelle, c’est pourtant l’écrire avec les Mémoires de l’Œil-de-Bœuf, de feu Touchard-Lafosse. La Beaumelle n’est pas un historien ; ce n’est qu’un mauvais romancier. Ce qu’il ne sait ni ne peut savoir, il l’invente ; ce qu’il sait ou devrait savoir, il le travestit. Mais écrire d’après La Beaumelle, serait-ce là ce que l’auteur de Madame Guyon appelle composer « d’après les écrits originaux » ?

Il a toutefois été puiser à d’autres sources, et il a joint aux « originaux » de La Beaumelle, non seulement les « inédits » de Mme Guyon, mais encore la Vie de la prophétesse, écrite par elle-même, imprimée depuis longtemps, et depuis longtemps traduite en plusieurs langues. Ce n’était tout à l’heure que l’ignorance des règles élémentaires de la critique historique : c’en est ici le parfait mépris. Voilà donc une visionnaire, une extatique, une illuminée, — je dirais une folle, si je savais précisément où finit la sagesse et la folie commence, — que nous appelons à nous renseigner sur elle-même et contre Bossuet. Son autobiographie nous devient un document historique. Il n’importe qu’à chaque page, au récit de ses persécutions, elle mêle le récit de ses « plénitudes » et de ses « regorgements » ; il n’importe qu’à chaque page, aux expansions de son mysticisme, elle donne pour autorité ses « révélations » et sa « mission » ; il n’importe enfin qu’à chaque page elle écrive dans le sens et par conséquent sous l’impulsion de sa monomanie ; nous l’acceptons comme témoin véridique ! Mais, répondra son historien, ayant reçu son témoignage, je le contrôle, et ne le tiens pour indubitable qu’autant qu’il est confirmé par le témoignage de ceux qu’elle appelle ses ennemis et ses persécuteurs. Oui, vous l’avez fait une ou deux fois, j’en conviens ; mais, au reste, et d’une manière générale, sous ce prétexte inattendu qu’elle est acteur dans sa propre cause, vous l’en croyez, par préférence, et c’est elle que vous suivez. Au surplus, et quand vous soumettriez au plus rigoureux contrôle chacune de ses assertions, il resterait que vous vous méprenez sur le caractère même de la bonne critique historique : expliquons-nous brièvement sur ce point.

On dirait, en effet, à voir comme certains historiens s’y prennent, que ce qui fait question et de quoi l’on dispute ordinairement, c’est la vérité matérielle des allégations et des faits. Que la tâche alors serait facile, et que nous en aurions vite fini des controverses et des doutes ! Mais le délicat, c’est de démêler, entre trois ou quatre versions d’un même fait, identiques au fond, diverses dans la forme, je ne dirai même pas s’il en est une qu’il faille adopter à l’exclusion de toutes les autres, mais si par hasard chacune d’elles, imperceptiblement fausse en un point, ne serait peut-être pas la seule exacte en un autre, et réciproquement. Car les faits ne se sont pas plus tôt produits, ils ont à peine commencé d’être, qu’ils se sont déjà déformés selon ce qu’on pourrait appeler la courbure originelle des esprits qui les reçoivent. Fontenelle a dit excellemment : « Il faut être si fort en garde contre soi-même pour raconter un fait précisément comme on l’a vu, sans y rien ajouter ou diminuer, que tout homme qui prétend à cet égard qu’il ne s’est jamais surpris en mensonge est un menteur. » Le faux matériel, voulu, prémédité, commis enfin délibérément, est aussi rare en histoire, par rapport aux altérations insensibles et involontaires de la vérité vraie, que peut l’être dans la vie, par rapport au chiffre des escroqueries vulgaires ou des mille petites malhonnêtetés imprévues par le code, le faux en écriture authentique. Le témoin ou l’acteur même d’une scène, l’acteur surtout, n’en voit presque toujours que la part qu’il y prend. Imaginez la bataille racontée par le simple soldat : voilà l’origine des pires difficultés que rencontre la critique historique18.

Là-dessus, demandez donc au vaincu si ce n’est pas qu’il aurait manqué de capacité, de prévoyance ou de courage ; s’il n’est pas peut-être battu par sa propre faute, pour avoir trop présumé de lui-même, et trop peu de l’ennemi ; s’il n’a pas la conscience enfin des erreurs qu’il a commises, et s’il ne devrait pas désormais, par-dessus tout, songer à les réparer. Telles sont à peu près les questions que M. Guerrier pose à Mme Guyon en interrogeant Mme Guyon sur Mme Guyon. Ajoutez, et ce sera le dernier trait, que la monomanie de Mme Guyon est de celles qui sont essentiellement caractérisées par l’excès de l’orgueil et l’invincibilité de l’obstination.

II

Je n’ai pas lu la Vie de Mme Guyon par elle-même ; et je n’en connaissais, avant d’avoir lu le livre de M. Guerrier, que le peu que Bossuet en a cité dans sa Relation sur le quiétisme. On lui a reproché vivement d’avoir, dans cet opuscule célèbre, ridiculisé sans pitié la pauvre femme. Car, pour le dire au passage, on l’ignore, mais Bossuet est un maître dans le maniement de l’ironie grave. Lisez plutôt, dans l’Histoire des variations, le récit de la rupture de Luther et de Carlostadt ; ou, dans les Avertissements aux protestants, les railleries qu’il fait des prophéties de Mède et de Jurieu. Je m’assure aujourd’hui que quiconque lira le livre de M. Guerrier conviendra que Bossuet a traité la prophétesse encore bien charitablement.

Une fois, Mme Guyon avait la toux. « Il fut convenu qu’elle irait chez les Ursulines de Thonon, où elle avait mis sa fille, pour y prendre du lait pendant quinze jours. Elle partit donc avec le P. La Combe. Quand ils furent embarqués sur le lac de Genève, le P. La Combe dit : Que votre toux cesse, et elle cessa. » M. Guerrier nous apprend que les annales de la médecine sont pleines de semblables guérisons. C’est, dit-il, un effet de l’influence du moral sur le physique. Une autre fois, Mme Guyon, avec deux filles, traversait un bois « que les brigandages et les assassinats avaient rendu célèbre. Le muletier tremblait de frayeur. Les voleurs, en effet, arrivèrent. Mme Guyon, qui ne craignait rien, les salua d’un gracieux sourire, et les bandits, peu habitués à un pareil accueil, s’inclinèrent respectueusement et s’en allèrent. » Tant il est vrai que cette femme savait se gagner tous les cœurs ! Une autre fois, elle eut un songe : « Elle rêva qu’elle se trouvait avec une amie sur une montagne… Au sommet de la montagne était un jardin environné de haies et qui avait une porte fermant à clef. Nous y frappâmes… Le maître me vint ouvrir la porte, qui fut refermée à l’instant. Le maître n’était autre que l’époux, qui m’ayant prise par la main, me mena dans le bois. Il y avait dans ce bois une chambre, où l’époux me mena, et dans cette chambre deux lits. Je lui demandai pour qui étaient ces deux lits. Il me répondit : ‟Il y en a un pour ma mère, et l’autre pour vous, mon épouse…” Je me réveillai là-dessus. »

Bossuet a rapporté ce songe, mais uniquement, comme il le dit, parce que Mme Guyon en faisait le fondement d’une oraison. Il a généreusement omis la conversation des voleurs et la guérison miraculeuse et sans doute, si nous en jugeons par les extraits de M. Guerrier, combien d’autres extravagances encore ! Mais comme on comprend, — ce sont ses propres expressions, — que son cœur se soulevât à la lecture de ce fatras mystique ! En voilà assez des singularités de Mme Guyon.

C’est au mois de juillet 1686, accompagnée, comme toujours, du P. La Combe, son barnabite, que la prophétesse vint se fixer à Paris. Elle avait alors près de quarante ans. Il est utile de noter ce détail, et aussi qu’elle avait été, dans l’âge de vingt-trois ans, défigurée par la petite vérole, attendu que trop d’historiens ont expliqué le succès de son apostolat par le charme de sa jeunesse et l’éclat de sa beauté. Cette remarque était importante, nous la devrons à M. Guerrier ; elle renverse à peu près tout ce que Michelet, dans son Histoire de France, a imaginé sur le quiétisme. Nous passerons rapidement sur le récit d’une première captivité que Mme Guyon subit aux Visitandines de la rue Saint-Antoine. S’il en fallait croire le récit de la victime, ce serait son propre frère, le P. de la Motte, barnabite, et même provincial des barnabites, qui, d’une part, avide d’administrer les biens de sa sœur, et de l’autre, jaloux des succès oratoires du P. La Combe, aurait suscité la persécution contre la dévote et le directeur. Il se peut. M. Guerrier, pourtant, trop confiant en Mme Guyon, ne nous paraît pas avoir assez éclairci cette histoire. L’archevêque de Paris, Harlai de Chanvalon, prélat galant, homme de peu de foi, mais de grandes manières, y joue, toujours selon la victime, un rôle tortueux, malpropre, vilain, qui ne répond pas plus à ce que nous savons de lui qu’à ce que l’on connaît en général de la psychologie des débauchés. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’au bout de six mois, Mme Guyon fut délivrée par l’intervention d’une sainte femme, cette Mme de Miramion, dont on nous a conservé la belle parole à ses filles : « Nous avons, pour contempler, l’éternité tout entière : cette vie est faite pour le travail » ; maxime tout justement la plus opposée qu’il se puisse au quiétisme de Mme Guyon.

Cependant, parmi d’autres amitiés à la fois dévotes et mondaines que Mme Guyon avait soigneusement entretenues à Paris, se trouvait la duchesse de Béthune-Charost. La duchesse de Béthune, quoique fille de Fouquet, était liée fort étroitement, à ce qu’il semble, avec les filles de Colbert : la duchesse de Chevreuse et la duchesse de Beauvilliers. L’éloge de ces nobles femmes n’est plus à faire. Au milieu de cette cour, si brillante jadis ou même si galante, et maintenant infectée d’hypocrisie, elles représentaient, — non pas peut-être sans quelque excès de scrupules et quelque raffinement de spiritualité, — l’incarnation de la vertu même. « Si j’avais fait pour Dieu ce que j’ai fait pour le roi, disait Colbert à son lit de mort, je serais sauvé maintenant, et je ne sais ce que je vais devenir ! » on eût dit qu’au milieu du monde et de leur grand état de maison, inaccessibles aux suggestions de la vanité comme aux ardeurs de l’ambition, ce gémissement de leur père continuât de retentir à l’oreille des filles de Colbert. C’était leur cercle familier que Mme de Maintenon, par goût de piété solide et sincère autant que par politique et par intérêt de pruderie, fréquentait en ce temps-là plus que pas un autre. On voit comment Mme Guyon fut mise en rapport étroit avec Mme de Maintenon. Mme de Maintenon commit l’imprudence de l’introduire à Saint-Cyr. Aussitôt toutes les jeunes filles, avec la naturelle avidité de leur âge pour le romanesque, se précipitèrent sur la doctrine de la visionnaire ; le Moyen court devint le bréviaire de la maison, et Mme Guyon, par-dessus tous confesseurs ou directeurs, l’oracle de la communauté.

Ce ne fut pas Bossuet, notez-le bien — alors occupé de rassembler toutes les forces de la tradition contre l’exégèse naissante qui s’insinuait en France par les livres de Richard Simon, — ce fut le directeur de Mme de Maintenon, Godet des Marais, évêque de Chartres, fort honnête homme, qui découvrit et signala le danger. Mme de Maintenon, sur le conseil du prélat, dut interdire l’accès de Saint-Cyr à Mme Guyon. À la vérité, dans le même temps que Godet des Marais découvrait à Saint-Cyr les progrès de la nouvelle spiritualité, Bossuet, de son côté, commençait à s’étonner et s’inquiéter un peu du soin avec lequel Fénelon se dérobait toutes les fois qu’il était par hasard question entre eux de ces matières délicates, subtiles, dangereuses. Il savait, comme tout le monde, les liaisons de Fénelon avec Mme Guyon. Mais il avait trop de confiance, de naïve confiance, dans les lumières de ce disciple de choix pour soupçonner que, si la spiritualité de Mme Guyon allait à des excès, Fénelon ne s’empressât pas de la réduire entre de justes bornes. Il était loin en tous cas d’imaginer qu’il se fût formé de la prophétesse du quiétisme au précepteur des enfants de France « comme une filiation spirituelle » ; et qu’un homme de tant d’esprit pût voir « un prodige de doctrine et de sainteté » dans une femme sans nom, sans influence, à ce qu’il croyait encore, et sans autorité. Aussi quand, sur ces entrefaites, et par le conseil de Fénelon, on vint soumettre à, son examen les livres de Mme Guyon, fut-il tenté d’abord d’en décliner l’honneur, et n’accepta-t-il enfin que sur les instances réitérées, tant de Mme Guyon elle-même que du duc de Chevreuse. L’examen dura plusieurs mois, pendant lesquels Bossuet, lisant et faisant des extraits, ne voulut pas voir Mme Guyon avant d’avoir fixé ce qu’il devait penser de la doctrine. Le biographe (c’est M. Guerrier que je veux dire) essaie ici de nous faire entendre que Bossuet sans doute eut peur de tomber sous le charme de cette femme extraordinaire. Mais la gloire de cette belle invention ne lui appartient pas, et, s’il le dit, c’est qu’il l’a su de La Beaumelle, toujours.

On pense bien que nous n’allons pas entrer dans le fond de la controverse. Il importe toutefois à ce que nous voulons dire d’établir nettement trois points, que voici. Le premier, c’est que la soumission de Mme Guyon fut d’abord entière et, comme celle de Fénelon, non seulement sans restriction, mais presque plus humble qu’on ne le voudrait. « Permettez-moi, Monseigneur, avant d’être examinée, que je vous proteste que je ne viens pas ici pour me justifier ni pour me défendre… ; que je condamne de tout mon cœur, en présence de Dieu, sans aucune restriction, tout ce que vous condamnez en ma conduite et mes écrits… Faites-vous remettre en main les originaux et les copies, je vous les résigne si absolument que, quoi que vous en puissiez faire, je ne m’en informerai jamais. » Ainsi, d’elle-même, s’adressait-elle à Bossuet. Mais Fénelon, de son côté, écrivait à son protecteur : « Ne soyez pas en peine de moi, je suis dans vos mains comme un petit enfant. Je puis vous assurer que ma doctrine n’est pas ma doctrine : elle passe par moi, sans être à moi, et sans y rien laisser… J’aime autant croire d’une façon que d’une autre. Vous avez la charité de me dire que vous souhaitez que nous soyons d’accord, et moi, je dois vous dire davantage : nous sommes par avance d’accord, de quelque manière que vous décidiez… Quand même ce que je crois avoir lu me paraîtrait plus clair que deux et deux font quatre, je le croirais encore moins clair que mon obligation de me défier de mes lumières, et de leur préférer celles d’un évêque tel que vous. » Je ne sais ; mais il me semble qu’une sincère déférence ne s’abaisse pas si bas, et qu’un redoutable orgueil transparaît sous cette humilité quasi servile. Mais il résulte au moins de là qu’il n’est pas vrai, comme on le répète couramment, sur la parole de Fénelon, que Bossuet tout d’abord ait évoqué la question à lui pour la trancher souverainement ; — et il faut dire que Mme Guyon, les amis de Mme Guyon, et Fénelon, tout le premier, la remirent eux-mêmes à Bossuet, et pour qu’il en décidât sans appel.

Le second point, c’est que parmi tous ceux que Mme de Maintenon, sérieusement alarmée par l’évêque de Chartres, crut devoir consulter, l’accord fut unanime pour condamner absolument les livres et la doctrine de Mme Guyon. Il est d’ailleurs tout à fait indifférent que des personnes laïques, d’une piété droite, n’aient pas vu dans l’enseignement de la prophétesse l’ombre seulement d’un danger, Cela est vrai : ni la duchesse de Béthune, ni le duc et la duchesse de Chevreuse, ni le duc et la duchesse de Beauvilliers, ni la duchesse de Mortemart, ni la comtesse de Guiche, non plus que Mme de Maintenon elle-même, ni tant d’autres, n’aperçurent dans le Moyen court quoi que ce soit de répréhensible. Mais les juges naturels de la cause le condamnèrent sans un instant d’hésitation ; et ces juges, c’étaient Joly, supérieur général de Saint-Lazare, les abbés Tiberge et Brisacier, des Missions étrangères, Tronson, supérieur de Saint-Sulpice, Nicole, parmi les jansénistes. Bourdaloue, parmi les jésuites, et par-dessus tous les autres Bossuet. Il n’est donc pas vrai de dire que, moyennant explications, atténuations, restrictions, et corrections de l’auteur, la doctrine du Moyen court pouvait présenter un sens acceptable ; — mais il faut dire qu’ayant été déclarée fausse et pernicieuse par tous les théologiens que nous venons de nommer, c’est qu’elle l’était.

Le troisième point enfin, c’est que, aussitôt que Fénelon devint archevêque de Cambrai, l’affaire changea de face. M. Guerrier ne craint pas de nous présenter cette nomination à l’archevêché de Cambrai, — lequel valait alors de 150 000 à 200 000 livres de rentes, et conférait les titres de duc et de prince de l’empire, — comme une marque de défaveur, pour ne pas dire un commencement de disgrâce. Le petit troupeau s’attendait qu’on nommerait Fénelon à Paris. Mais comment M. Guerrier n’a-t-il pas vu que si l’insinuation vaut pour Fénelon, elle vaut bien plus pour Bossuet ? et que, si c’est avoir mal reconnu le mérite éminent de Fénelon que de l’avoir installé dans le siège archiépiscopal de Cambrai, je suis bien obligé de remarquer à mon tour que, de n’avoir pas trouvé pour Bossuet d’autre siège épiscopal que celui de Meaux, lequel pouvait valoir environ 30 000 livres, c’est avoir reconnu bien plus mal un mérite, à mon avis, encore plus éminent19. Laissons ce détail. Voici donc la situation. Mme Guyon et Fénelon s’en sont remis, comme on l’a vu tout à l’heure, au jugement de Bossuet. Ce jugement, d’accord avec M. de Noailles et M. Tronson, Bossuet le formule. C’est ce que l’on appelle les trente-quatre articles d’Issy. Fénelon devient archevêque, signe les trente-quatre articles, et part pour son diocèse. Comme on veut en finir, on lui demande, à l’exemple de Bossuet et de M. de Noailles, de publier une ordonnance qui condamne les livres de Mme Guyon. Il refuse, et produit des raisons, des raisons de peu de valeur, et auxquelles pourtant on se rend. Bossuet alors lui propose d’approuver au moins son Instruction sur les états d’oraison, qui va prochainement paraître, et où l’on parlera des livres de Mme Guyon, il est vrai, mais sans en nommer l’auteur, et sans faire la moindre allusion à ses extravagances. Fénelon refuse encore. Je ne discute pas ses motifs, je constate qu’il refuse. Il fait plus : il déclare qu’il soutiendra maintenant Mme Guyon jusqu’au bout, et, gagnant Bossuet de vitesse, il compose le livre des Maximes des Saints. Et je tire de là cette conclusion qu’il n’est pas vrai de dire que Fénelon ait épuisé tous les moyens de conciliation ; — mais au contraire, il faut dire que tout était ou pouvait être terminé quand il lui plut de ranimer la controverse expirante, et d’en faire retentir l’Europe.

Il y aurait beaucoup à dire sur Fénelon20. On n’a peut-être pas assez loué l’écrivain, mais, sûrement, on a trop vanté l’homme. Écrivain, Fénelon est de ceux qu’il faut appeler uniques. Il y en a de très grands qui ne sont pas « uniques » ; Bourdaloue, par exemple, n’est pas unique ; il est le premier dans son genre ; il se détache en avant d’un groupe ; mais, dans ce groupe, ils sont dix qui, de plus près ou de plus loin, lui ressemblent. Fénelon est unique. Les légères imperfections elles-mêmes de son style, — une grâce abandonnée jusqu’à la mollesse, et cette inimitable fluidité qui le caractérisent partout, — bien loin de diminuer son originalité, y ajoutent, et concourent à faire de lui, dans l’histoire de notre littérature, le plus curieux modèle peut-être et le plus rare qu’il y ait de la souplesse infinie de l’esprit. Autant de facilité naturelle, autant d’aisance, autant de laisser-aller apparent que Voltaire, mais plus de profondeur, plus de sensibilité, plus d’art, et toute la pénétration morale d’un homme du xviie  siècle. Le style, dit Buffon, c’est l’homme, et quelquefois c’est possible ; mais quelquefois aussi ne serait-ce pas le contraire de l’homme ? Tous les témoignages, depuis celui de la libre Mme de la Fayette jusqu’à celui du rigide Saint-Simon, s’accordent à louer dans Bossuet la douceur et la bonté21. Même quelques-uns, dans le temps, en faisaient une moquerie. « Il n’a pas d’os », ripostait Tréville, à qui Bossuet reprochait de n’avoir pas de « jointures » ; c’est-à-dire : il ne sait pas résister et se raidir, il donne trop facilement prise, il cède, il recule, il plie. Est-ce l’idée que suggèrent de Bossuet les Avertissements aux protestants, par exemple ? Mais, au contraire, l’aimable auteur de Télémaque et surtout de ces Lettres de direction, si peu connues, si dignes d’être lues, relues, et méditées, sous la plume de qui les expressions les plus flatteuses et, si j’ose dire, les plus caressantes, naissent d’elles-mêmes, regardez-y de près : c’est le grand seigneur le plus net sur les privilèges de sa naissance, le haut prélat le plus absolu sur les prérogatives de sa dignité, le philosophe le plus obstinément entêté de son sens personnel, enfin le dominateur le plus entier, le plus autoritaire, le plus tyrannique des consciences et des cœurs. On ne sait pas assez ce qu’il y a de paroles de lui qui passent inaperçues au courant de la lecture, mais qui, pour peu qu’on les arrête au passage et qu’on les examine, font frémir d’étonnement et d’indignation. Parcourez les lettres qu’il écrivait de sa mission de Saintonge ; ce n’est pas dans le livre de M. Guerrier que vous les trouverez, et j’accorde qu’elles n’étaient pas de son sujet. Mais enfin, aussi soigneusement qu’il a réuni tous les textes qui pouvaient plaider contre Bossuet, aussi scrupuleusement s’est-il abstenu de remettre au jour ceux qui parlent contre Fénelon. Il en a laissé pourtant échapper un. On voulait faire de Mlle de La Maisonfort, cousine de Mme Guyon, une religieuse. La malheureuse jeune femme, — elle avait vingt-trois ans, — résistait, se débattait et pleurait. Et Fénelon lui écrivait : « Tout ce que j’ai à vous dire, madame, se réduit à un seul point, qui est que vous devez demeurer en paix avec une pleine confiance… La vocation ne se manifeste pas moins par la décision d’autrui que par votre propre attrait. Quand Dieu ne donne rien au dedans pour attirer, il donne au dehors une autorité qui décide. » Éprouvez tous ces mots l’un après l’autre, et vous sentirez si ce directeur est un dominateur.

Ce sont des indications sur lesquelles il faudra revenir, c’est un portrait qu’un jour nous essayerons d’esquisser. En attendant, tel il est dans cette phrase que nous venons de citer, tel il nous apparaît dans cette controverse du quiétisme : décisif et absolu. Il y mit moins de passion que Bossuet peut-être, mais parce qu’il y mit plus de politique. Avec un singulier mélange d’adresse et de fierté, il prit d’abord, aussitôt la lutte engagée, l’attitude orgueilleuse de quelqu’un qui ne cédera jamais sous les coups de ceux qui l’attaquent. Ce qui est admirable dans la dispute, ce n’est pas sa modération, — il n’est pas modéré, — c’est sa froide, constante, imperturbable possession de soi-même. Il le déclare quelque part : « Mon cœur n’est point ému » ; c’est bien dit, et c’est lui qui le dit. Aussi Bossuet peut-il de loin en loin s’emporter à quelque parole trop rude, et que, pour l’honneur de sa charité chrétienne, on voudrait adoucir. Mais, au contraire, pour la plus grande gloire de l’art du persiflage, il n’y a rien de plus élégamment lancé que les impertinences de grand seigneur par où Fénelon répond aux violences de Bossuet, et l’on se surprend plus d’une fois à regretter qu’il n’y en ait pas encore davantage. « Quoique vous ayez l’esprit plus éclairé qu’un autre, lui écrit-il dès le début de la controverse, je prie Dieu qu’il vous ôte tout votre propre esprit pour ne vous laisser que le sien. » Peut-on plus joliment avertir le grand controversiste que toute sa science, et toute son éloquence, et toute son autorité ne feront rien contre l’inébranlable résolution de son adversaire ? Ou encore : « Je crus plus apprendre sur la pratique des voies intérieures en examinant avec Mme Guyon ses expériences que je n’eusse pu faire en consultant des personnes fort savantes, mais sans expérience pour la pratique. » Peut-on piquer d’un air plus négligent et sans avoir l’air d’y toucher ? car il paraîtrait qu’un instant, par manque « d’expériences », Bossuet avait failli dans ses condamnations, envelopper les sainte Catherine et les sainte Thérèse, voire les Taulère et les Ruysbroeck.

Que ce sang-froid même ait étonné d’abord, puis irrité, puis exaspéré Bossuet, on le comprend sans peine. Il eut le tort de le laisser trop voir, et le tort plus grand de rendre Mme Guyon en quelque sorte matériellement responsable de la longue résistance de Fénelon. Emprisonnée dès le mois de décembre 1693, avant même la publication du fameux livre des Maximes des saints, la visionnaire, plus enfoncée que jamais dans sa doctrine, subissait les contre-coups de la querelle dont elle avait été la première occasion. Il est vrai qu’elle refusait de se rétracter. On dressait des déclarations, on lui soumettait des formulaires ; elle signait, mais en signant, elle ajoutait : « Je dois néanmoins, devant Dieu et devant les hommes, ce témoignage à la vérité que je n’ai jamais prétendu insinuer, par aucune de ces expressions, aucune des erreurs qu’elles contiennent » ; et tout était à recommencer. On la transférait alors de Vincennes à Vaugirard. Cependant on la torturait d’interrogatoires. À Vincennes, c’était ce terrible La Reynie ; c’était le bon M. de Noailles à Vaugirard. On soumettait sa vie d’autrefois, ses aventures, ses voyages, ses relations avec le P. La Combe à une minutieuse enquête, sur chaque point nouveau de laquelle on venait l’attaquer de questions pénibles, douloureuses, inutiles surtout. Enfin, le 31 mai 1698, on la transférait à la Bastille.

M. Guerrier déclare ici qu’elle n’était coupable d’aucun crime ni d’aucune faute, et se porte gavant, particulièrement, de la pureté des relations du P. La Combe et de Mme Guyon. C’est trop dire, beaucoup trop dire. Il n’en sait rien, ni moi non plus, ni personne. Et, puisqu’il s’agit de répartir et de fixer des responsabilités, la question n’est pas de savoir si Mme Guyon était ou non coupable des fautes qu’on lui imputait, mais bien si ceux qui l’en accusèrent furent fondés à croire qu’elle les avait commises. Il serait facile de prouver qu’ils l’étaient. Ce n’est que la nature même de l’accusation qui nous interdit de reproduire ici les textes.

La captivité dura jusqu’en 1703. Une mise en liberté provisoire, du 21 mars 1703, devint définitive au commencement de 1704. Exilée d’abord à Diziers chez sa belle-fille, — qui sollicita de la bienveillance de M. Noailles la faveur d’en être débarrassée, — Mme Guyon, en 1706, obtint la permission de s’établir enfin à Blois. Elle y mourut le 9 juin 1717. Ces dates, et quelques autres, désormais assurées, sont ce qu’il y a de plus intéressant dans le livre de M. Guerrier. Après quoi, il ne sera pas inutile de faire une observation pour quelques personnes dont les infortunes de Mme Guyon risqueraient d’émouvoir trop vivement la sensibilité. Si Mme Guyon eût vécu de nos jours, que fût-il advenu d’elle ? On l’eût mise à la Salpêtrière, selon toute vraisemblance ; et, comme « la durée de la monomanie religieuse est ordinairement longue » ; comme les individus qui en sont atteints sont « extrêmement dangereux » ; comme enfin « la terminaison par la guérison en est relativement moins fréquente que pour d’autres formes d’aliénation22 », il est probable qu’elle fût morte à la Salpêtrière. Elle porta donc la peine d’être crue saine d’esprit et de corps. Mais d’ailleurs, au régime de la Bastille, elle gagna, sur le régime de la Salpêtrière, dix ans de liberté.

III

Je n’ai pas craint de rapporter quelque chose de l’éloquente colère de Bossuet à l’irritation personnelle. Il me reste maintenant, puisque l’auteur de Madame Guyon ne m’en a pas dispensé, à montrer les raisons plus générales, plus hautes, plus impérieuses qui, dans cette controverse mémorable, gouvernèrent la conduite de Bossuet.

On a prétendu qu’il y avait eu là-dessous une intrigue de cour, et je m’étonne à ce propos que M. Guerrier, reprenant la supposition, n’ait pas plus à fond discuté le passage bien connu des Lettres de la Palatine23. « Je vous assure que cette querelle d’évêques n’a trait à rien moins qu’à la foi ; tout cela est ambition pure ; on ne pense presque plus à la religion, il n’en reste que le nom. » Quoi qu’il en soit, il faut noter que c’est en 1693 que la querelle commence, au moment où Mme Guyon remet ses livres entre les mains de Bossuet, et que cette interprétation ne commence d’apparaître qu’en 1698. Je l’admets néanmoins, mais dans une étroite mesure, dans la mesure où elle est également honorable pour Bossuet et pour Fénelon. Pour Fénelon, je ne doute pas un seul instant que, dans le secret de son cœur, il ait, en effet, nourri d’ardentes ambitions politiques, et visé, sous le règne futur du duc de Bourgogne, ou même du grand dauphin, le rôle d’un Richelieu. Je ne lui en fais pas un reproche. Mais de savoir ce qu’aurait été le gouvernement de l’auteur du Télémaque, c’est ce que je m’abstiendrai de rechercher. Que si, d’autre part, à mesure que la querelle s’animait et que chacun des deux adversaires découvrait le fond de sa pensée, Bossuet a redouté pour l’avenir l’application des principes politiques de Fénelon, il n’y a rien là qui ne soit à son honneur, et en tout cas qui ne fût absolument de son droit. On peut être un fort honnête homme, je pense, et rêver une autre politique, moins chimérique que celle de Salente, et surtout moins aristocratique.

Il est au moins une question de l’ordre politique, impliquée dans le débat, sur laquelle nous savons que Bossuet et Fénelon étaient profondément divisés d’opinion : c’est la question du gallicanisme. Le livre de M. Gérin, que nous avons rappelé plus haut, — Recherches sur l’assemblée de 1682 24, — a prouvé que Bossuet, nourri dès sa jeunesse aux principes gallicans, dès sa jeunesse aussi les avait hautement professés. On discute encore aujourd’hui s’il les aurait abjurés dans son extrême vieillesse. L’affirmative a été soutenue dans un livre, entre autres, un peu pénible à lire, il est vrai, mais singulièrement instructif, — Études sur la condamnation du livre des Maximes des saints 25, par M. Griveau, — qu’il est tout à fait regrettable que M. Guerrier n’ait pas consulté. Tous les textes, en effet, tous les « écrits originaux » y ont été analysés, peut-être avec un excès d’abondance, mais d’ailleurs avec une précision rare, et sans « documents inédits » ; l’ouvrage est devenu de ceux qui font époque dans ce qu’on appelle aujourd’hui la littérature d’un grand sujet. Selon M. Griveau, c’est la lutte gallicane qui nous explique l’aigreur et les accusations malveillantes des deux parties : « c’est la dévolution du procès à la cour romaine et rattachement aux maximes professées dans la déclaration du clergé sur la puissance ecclésiastique en 1682, qui ont communiqué à Bossuet et surtout à ses agents une persévérante énergie, jusqu’à paraître dégénérer en animosité personnelle ; qu’on s’en rendît plus ou moins compte, c’est la crainte du retour et du règne des principes romains qui a fait mouvoir tant de ressorts pour éloigner à jamais du pouvoir le précepteur de l’héritier du trône. » Ce n’est pas présentement le temps d’examiner si les termes sont exactement proportionnés à l’importance vraie de la question. Je crains que M. Griveau ne déplace peut-être le fond du débat en faisant ainsi passer la querelle du gallicanisme du second plan au premier. Mais l’indication est juste, et, pour peu que l’on affaiblisse la force des mots, la thèse est vraie. Dans un gros livre sur Mme Guyon, est-il permis de n’en pas tenir plus de compte ? et, si M. Guerrier l’avait reprise, croit-il que par hasard les chapitres qu’il consacre à la Grande Controverse n’en eussent pas été plus pleins, plus substantiels, plus nouveaux, et sans en être plus longs ? Mais c’est encore une mode aujourd’hui, mode fâcheuse, et contre laquelle on ne saurait trop s’élever. La prétention est d’écrire d’après les « écrits originaux » et les « documents inédits », sans autrement se soucier des travaux accumulés, — entre le dernier « original » que l’on consulte et le premier « inédit » que l’on retrouve, — par deux ou trois générations de travailleurs patients. Merveilleux moyen, à la vérité, pour renouveler les sujets ! en y introduisant des erreurs que l’on eût évitées en consultant ses devanciers. M. Guerrier se rend-il bien compte, par exemple, que le récit de M. Bausset lui-même, encore aujourd’hui, n’est pas si méprisable ?

Élevons cependant la question plus haut encore, et tâchons de la rendre encore plus digne du génie de Bossuet. Ce fut un ministre protestant qui, le premier, rassembla les Œuvres, en quarante volumes, de Mme Guyon. La doctrine, chassée de France, condamnée à Rome, se répandit en Suisse, en Hollande, en Allemagne, en Angleterre. La Vie de la prophétesse fut publiée à Londres, à Berlin, à New-York. Et M. Guerrier nous apprend « qu’en ce moment même les écrits de cette femme célèbre servent d’aliment à la piété des méthodistes d’Amérique ». Qu’est-ce à dire ? et qu’y a-t-il de commun entre Mme Guyon et John Wesley ? ou mieux, pour être plus exact, entre les dissidents du méthodisme et la prophétesse du quiétisme ? Un trait, si je ne me trompe, mais un trait caractéristique, à savoir la conviction profonde que c’est aux simples que Dieu parle et se communique. « Si l’on entrait résolument dans les voies intérieures, les bergers, en gardant leurs troupeaux, auraient l’esprit des anciens anachorètes ; les laboureurs, en conduisant le soc de leur charrue, s’entretiendraient heureusement avec Dieu, et les manœuvres, qui se consument de travail, en recueilleraient des fruits éternels. » La phrase n’est pas de quelque sectaire américain : elle est de Mme Guyon. De là le mépris, doux mais invincible, de toute discipline et de toute hiérarchie. Méditez les réflexions de la visionnaire sur ses entretiens avec Bossuet : « Il n’y a qu’à ouvrir toutes les histoires pour voir que Dieu s’est servi de laïques et de femmes sans science pour instruire, édifier et faire arriver les âmes à une haute perfection. Il a choisi les choses faibles pour confondre les fortes. » Ou encore : « Toutes les difficultés qu’il (Bossuet) me faisait ne venaient, comme je crois, que du peu de connaissance qu’il avait des auteurs mystiques… et du peu d’expérience qu’il avait des voies intérieures. » C’est ici l’accent qui ne trompe pas. Visiblement, du fond de son cœur de mystique, elle a pitié de l’ignorance de Bossuet, pour ne pas dire du pharisaïsme de ce prélat de cour. De là ce terrible redoublement de confiance en elle-même, ses visions, ses expériences, sa mission. Car l’opposition de ces hommes constitués en dignité, bien loin de lui être, un avertissement qu’elle se trompe, lui devient un signe qu’elle est élue d’en haut pour renouveler les cœurs. Mais de là aussi l’étonnement, l’indignation, je puis bien dire l’effroi de Bossuet. Cet orgueil du sens individuel, c’est la ruine de la tradition. Il a raison de dire qu’il y va de toute l’Église.

Plus haut encore. Il y va de toute la religion. Un illustre Anglais a loué cette incomparable habileté de la politique romaine à triompher de l’esprit de révolte, je n’ose dire en se l’inoculant, mais du moins en se l’incorporant, pour le faire servir à ses fins. « Placez, a dit Macaulay, placez Ignace de Loyola à Oxford, il deviendra certainement le chef d’un schisme formidable. Placez John Wesley à Rome, il sera certainement le premier général d’une nouvelle société dévouée aux intérêts et à l’honneur de l’Église. Placez sainte Thérèse à Londres, son enthousiasme inquiet se transforme en folie mêlée de ruse. Placez Joanna Southcote à Rome, elle fonde un ordre de carmélites aux pieds nus, toutes prêtes à souffrir le martyre pour l’Église. » Et rien de plus « habile », en effet, si la religion n’est qu’une politique. Mais si la religion, par hasard, avant d’être une politique, était une discipline de mœurs ? Telle est bien la croyance de Bossuet. La noblesse, l’honnêteté, la droiture de son génie n’admet pas que l’on emploie des vases souillés aux usages pieux, ni qu’en morale on compose, comme en médecine, des remèdes avec des poisons. Il n’admet pas que l’on fasse d’un songe indécent et scandaleux le fondement d’une manière nouvelle de prier Dieu. Il n’admet pas que de l’alliage du pur avec l’impur il puisse sortir une pureté nouvelle, ou que du mélange adultère du profane avec le sacré le parfum de la piété monte et s’élève plus agréable à Dieu. S’il a tort ou s’il a raison, je n’ai point à l’examiner. Il me suffit que, dans cette controverse comme dans toutes celles qu’il a soutenues, ce soit son éternel honneur d’avoir défendu de tout son cœur et de tout son génie ces principes dont ne se prennent à douter que ceux qui, comme dit le philosophe, ont été rapetissés par la vie. Or c’est le propre du mysticisme, dans tous les temps et dans tous les pays, que tôt ou tard il mène ses adeptes aux plus honteux excès. Pourquoi cela ? Je n’en vois pas assez clairement les raisons pour en hasarder aucune explication ; mais le fait est certain, et je n’avance rien que ne confirme le témoignage de toutes les histoires. Le mysticisme a sa grandeur, il a surtout son charme, mais il a ses dangers et ses bassesses, et Bossuet les a vus.

Et plus haut encore, s’il se peut ! Savez-vous ce qu’il a vu, pour ainsi parler, aux brusques clartés du combat ? Il a vu d’une part que le xviie  siècle, en France, avait fait le plus noble et le plus glorieux effort que l’on eut tenté pour concilier la religion des anciens âges avec les exigences de la raison philosophique, l’immutabilité de la tradition avec les besoins de la vie moderne de l’esprit. Et il a vu d’autre part que, dans tous les camps, on semblait prendre à tâche de compromettre le succès de cette conciliation. Les jansénistes faussaient la morale en l’exagérant ; les jésuites la faussaient en l’adoucissant ; les quiétistes la faussaient en la déplaçant de sa base. Son rêve à lui, c’était, comme on disait alors, la réunion, la réunion dans une seule Église des catholiques et des protestants ; et là est l’explication de sa vie publique tout entière. Il accepte la tradition, toute la tradition, mais rien que la tradition : la tradition, c’est-à-dire les livres sacrés et la suite authentique des enseignements de l’Église universelle, toute la tradition, c’est-à-dire tous les mystères devant lesquels il faut faire ployer son orgueil et soumettre sa raison, mais rien que la tradition, c’est-à-dire aucune de ces surcharges dont on prétend l’embrasser au nom d’une piété déréglée, c’est-à-dire aucune de ces subtilités par lesquelles on essaye de la tourner, c’est-à-dire aucune de ces inutilités qui viennent ajouter un mystère à tant de mystères. Je n’en veux citer qu’un exemple. Aussi, toutes les fois que l’on voudra savoir quelles raisons l’obligent à prendre telle ou telle situation dans la controverse, n’allez pas chercher ailleurs, mais examinez sa conduite à la lumière de ce flambeau. S’il accourt, s’il combat, s’il s’acharne, c’est que l’on compromet quelque part la réunion ; et qu’à ses yeux compromettre la réunion, c’est compromettre la tradition ; et que compromettre la tradition, c’est compromettre l’accord de la raison et de la foi, puisque c’est ou diminuer notre liberté de penser en surchargeant notre foi d’un nouveau mystère, ou diminuer l’obligation de croire en livrant un mystère ancien à notre liberté de penser. J’ajouterai qu’il nous en a peut-être coûté que Bossuet n’ait pas réussi ; — et qui sait ce qu’il pourra nous en coûter encore ? — mais il est certain qu’il n’a pas réussi.

Nous voilà loin du livre de M. Guerrier, et de Mme Guyon. On nous pardonnera si nous avons voulu montrer que le sujet était vraiment digne de Bossuet et de Fénelon. Il nous fâchait de lire, dans des histoires estimables, — et jusque dans les préfaces des Œuvres de Bossuet et de Fénelon, — que ces deux illustres adversaires avaient combattu pour des causes incapables aujourd’hui, non pas même de nous passionner, mais seulement de nous intéresser. « Querelles de moines ! » disait aussi ce païen de la Renaissance, Léon X, en apprenant que le dominicain Tetzel et l’augustin Luther se disputaient au fond de l’Allemagne. Et en effet, ce n’était qu’un peu plus de la moitié de la catholicité qui se détachait de l’autre.

L’éloquence de Massillon26

Un point d’histoire sur lequel il ne s’est jamais élevé l’ombre seulement d’un doute, c’est l’hostilité des hommes du xviiie  siècle en général, et des encyclopédistes en particulier, contre l’Église. Assurément, si nos philosophes ont détesté quelqu’un, mais d’une haine inexpiable, c’est l’Église ; s’ils ont ramassé tous leurs efforts et dirigé toutes leurs machines de guerre contre une position, c’est contre la position que, dans l’ancienne société française, et de leur temps encore, occupait l’Église ; et faut-il ajouter que, s’ils ont blessé grièvement quelqu’un, c’est encore et toujours l’Église ? D’où vient donc qu’au plus fort même de la lutte, et tandis qu’à peine regardaient-ils quels hommes leurs coups atteignaient, pourvu que ce fussent hommes d’Église, nous en rencontrions jusqu’à deux qu’ils ont épargnés, qu’ils ont exceptés de l’universelle proscription, qu’ils ont tous enfin unanimement loués ? J’ai nommé Fénelon et Massillon. D’autres que nous démêleront ce qu’il y avait d’affinités secrètes entre les philosophes et l’archevêque de Cambrai ; c’est la raison des sympathies d’un Voltaire, ou d’un d’Alembert même, pour Massillon, que je voudrais uniquement rechercher aujourd’hui et la trouver, si je le puis, dans l’œuvre de Massillon.

I

J’ouvre au hasard le recueil des Sermons de Massillon, et j’y lis ce simple et majestueux exorde : « Vous nous demandez tous les jours, mes frères, s’il est vrai que le chemin du ciel soit si difficile, et si le nombre de ceux qui se sauvent est aussi petit que nous le disons. À cette question, si souvent proposée et encore plus souvent éclaircie, Jésus-Christ vous répond aujourd’hui qu’il y avait beaucoup de veuves en Israël affligées de la famine et que la seule veuve de Sarepta mérita d’être secourue par le prophète Élie, que le nombre des lépreux était grand en Israël du temps du prophète Élisée et que cependant Naaman tout seul fut guéri par l’homme de Dieu27. » Quelle heureuse, élégante et saisissante application de l’Écriture ! Quel nombre, quelle sonorité d’élocution, et puisque la prose, aussi bien que le vers, a sa cadence, quelle beauté de rythme ! S’il y a des exordes plus impétueux, ou, comme on dit, plus abrupts, en connaissez-vous beaucoup qui soient d’une séduction plus sûre, en même temps que d’une gravité plus noble ?

Lisons un autre de ces débuts, et d’un genre tout différent : « Omnia opera sua faciunt ut videantur ab hominibus. Ce n’est pas la fausse piété et l’attention à s’attirer les regards publics dans la pratique des œuvres saintes qui me paraît l’écueil le plus à craindre pour le commun des fidèles. Le vice des pharisiens peut trouver encore des imitateurs, mais ce n’est pas le vice du plus grand nombre. Le respect humain qui fait que nous servons Dieu pour mériter l’estime des hommes est bien plus rare que celui qui nous empêche de le servir de peur de la perdre. La tentation la plus ordinaire n’est pas de se glorifier d’une fausse vertu, c’est de rougir de la véritable, et la timidité criminelle du respect humain damne bien plus de chrétiens que l’effronterie et la duplicité de l’hypocrisie28. » Mêmes qualités, et des qualités nouvelles, qui viennent s’ajouter aux premières. Ne doutez pas que, pour écrire cette seule phrase, toute en noms, verbes et pronoms : « Le respect humain qui fait que nous servons Dieu pour mériter l’estime des hommes est bien plus rare que celui qui nous empêche de le servir de peur de la perdre », il ne faille une entière possession des ressources de la langue. Nous n’écrivons plus ainsi, mais, au moins sachons-le bien, c’est parce que nous ne savons plus écrire ainsi. Sous un excès de couleur, ce que l’on dissimule souvent, c’est que l’on n’a plus, si tant est qu’on l’ait jamais eu, l’instinct de la ligne. Pareillement, le style coupé, c’est quelquefois l’impuissance même de lier le style.

Prenons un autre exemple encore : « Madeleine avait sacrifié au monde tous les dons qu’elle avait reçus de la nature ; elle en fait dans sa pénitence un sacrifice à Jésus-Christ, sa douleur n’excepte rien, et la compensation est universelle. Ses yeux avaient été ou les instruments de sa passion ou les sources de ses faiblesses, ils deviennent les organes de sa pénitence et les interprètes de son amour : Lacrimis cœpit rigare pedes ejus. Ses cheveux avaient servi d’attrait à la volupté, elle les consacre aujourd’hui à un saint ministère : Et capillis capitis sui tergebat. Sa bouche avait été mille fois souillée ou par des discours de passion ou par des libertés criminelles, elle la purifie par les marques les plus vives d’une plus sainte tendresse : Et osculabatur pedes ejus. Son amour reprend toutes les armes de sa passion et s’en fait autant d’instruments de justice, et elle punit le péché par le péché même29. » Connaissez-vous rien qui soit d’un sentiment plus vif à la fois et pourtant plus précieux ? ou d’une langue en même temps plus franche et cependant plus curieuse ? Je ne sais à la vérité si l’accent n’en est pas un peu profane. Lorsque parurent, en 1745, les Sermons de Massillon, quelqu’un prétendit qu’on y goûtait une sorte de plaisir et de volupté même, où il semblait « que les sens participassent30 ». Le mot est juste, et l’éloge, absolument vrai, mais un peu laïque, j’imagine, à l’adresse d’un prédicateur chrétien.

Transcrivons un dernier passage : « Accoutumés que sont les grands à tout ce que les sens ont de plus doux et de plus riant, la plus légère douleur déconcerte toute leur félicité et leur est insoutenable. Ils ne savent user sagement ni de la maladie, ni de la santé, ni des biens, ni des maux inséparables de la condition humaine : les plaisirs abrègent leurs jours, et les chagrins qui suivent toujours les plaisirs précipitent le reste de leurs années. La santé, déjà ruinée par l’intempérance, succombe sous la multiplicité des remèdes, l’excès des attentions achève ce que n’avait pu faire l’excès des plaisirs ; et, s’ils se sont défendus des excès, la mollesse, l’oisiveté toute seule devient pour eux une espèce de maladie et de langueur qui épuise toutes les précautions de l’art et que les précautions usent et épuisent elles-mêmes31. » Ce doit être là de ces traits dont les philosophes ont vanté l’éloquence insinuante et douce, fine et noble32. Ils nous suggèrent la tentation de dire, puisqu’aussi bien l’usage a consacré cette irrévérencieuse comparaison de la chaire et du théâtre, que cet aimable prédicateur, si spirituel, eût mérité de s’appeler, non pas certes Racine, comme on l’a répété trop souvent, mais au moins Marivaux, s’il n’eût été Massillon. D’autres, comme Bossuet, ont vu plus profondément dans l’homme, et d’autres, comme Bourdaloue, plus complètement ; Massillon a peut-être vu plus finement ; et nul, pas même Fénelon, à qui j’emprunterai le mot, n’a plus délicatement anatomisé jusqu’aux moindres fibres du cœur humain. Ce qu’il y a de plus délié dans le sentiment, ce qu’il y a de plus subtil dans les détours de la passion, ce qu’il y a de plus tristement ingénieux dans les illusions de la conscience humaine, si habile à se méprendre elle-même sur les vraies raisons de ses actes, voilà ce que Massillon a observé, discerné, mis à nu comme personne. Les exemples en sont trop célèbres pour qu’on ne nous dispense pas de les multiplier.

Mais après avoir fait à l’admiration sa part, et une part très large, ne serait-ce pas fermer volontairement les yeux que de ne pas apercevoir, jusque parmi cet or, plus de clinquant que l’on ne voudrait ? « Son amour, nous disait-on de Madeleine, reprend les armes de ses passions et s’en fait des instruments de justice. » Voilà qui est bien vu, trop ingénieusement dit peut-être, mais enfin ce qui s’appelle trouvé. Pourquoi cependant la suite : « et elle punit le péché par le péché même » ? Car, pressez un peu cette fragile antithèse, et voyez si vous en exprimerez un sens qui soit solide ou même satisfaisant ! Cette mollesse encore ou cette oisiveté qui « toute seule devient aux grands une espèce de maladie et de langueur qui épuise toutes les précautions de l’art », elle est bien heureusement dépeinte, et d’un seul trait admirablement marquée. Mais pourquoi faut-il que l’orateur ajoute : « et que les précautions usent et épuisent elles-mêmes » ? Tournez et retournez ces trois mots : qu’est-ce que cette langueur et cette maladie que les précautions épuisent ? ou, si cela veut dire qu’à force de précautions le malade aggrave et lui-même nourrit son mal, que viennent faire ici ces métaphores d’usure et d’épuisement, si ce n’est balancer l’antithèse et permettre au développement de finir par une pointe ?

Je n’ai pas pris ces derniers exemples tout à fait au hasard, mais parce que Massillon se complaît visiblement à cette sorte de jeu de mots ; bien plus : il l’élève à la dignité d’un procédé. Il dira du pécheur : « Le monde meurt pour lui, mais lui-même en mourant ne meurt pas encore au monde33. » Il dira des simples d’esprit et de l’heureuse humilité de leur foi : « Cette foi à qui les sens n’ajoutent rien, et qui est heureuse non parce qu’elle croit sans voir, mais parce qu’elle voit presque en croyant 34. » Il dira des indifférents et des tièdes que, « tandis qu’ils donnent à la figure du monde la vérité et la réalité de leurs affections, ils n’en donnent que la figure à la vérité de la loi et à la réalité des promesses de Dieu35 ». Limitons toutefois dès à présent le sens et la portée de notre observation. L’antithèse est au fond du christianisme : c’est l’antithèse de la raison et de la foi ; c’est l’opposition de l’ordre de la nature et de l’ordre de la grâce ; c’est enfin, jusque dans la discipline extérieure, la distinction du laïque et du clerc, de l’homme du siècle et de l’homme d’Église ; et prêcher le christianisme, ce ne saurait être autre chose qu’exagérer ces distinctions, oppositions et antithèses, pour en triompher en les conciliant sous la loi de la révélation ? Ce que nous reprochons à Massillon, ce n’est donc pas d’avoir usé de cette forme antithétique, c’est de l’avoir réduite à n’être plus qu’un moule banal dont il devient trop facile de tirer autant d’épreuves que l’on veut. Car, selon le caprice, vous pouvez jouer sur les verbes : « Et nos faibles travaux ne nous sont plus comptés pour rien, dès que nous les comptons nous-mêmes pour quelque chose36 » ; vous pouvez jouer sur les adjectifs : « Toute vie qui n’est pas digne d’un saint est indigne d’un chrétien37 » ; vous pouvez jouer sur les substantifs : « Si l’éclat du trône est tempéré par l’affabilité du souverain, l’affabilité du souverain relève l’éclat du trône38. » Arrêtons-nous, et posons un premier point d’interrogation. Ne serait-ce pas ici que Voltaire sentait l’homme d’esprit 39 dans les sermons de Massillon ?

Voici, je crois, où il sentait l’académicien. C’est d’abord dans l’usage de ces expressions abstraites et de ces termes généraux qui sont un caractère manifeste et notable du style de Massillon. Massillon dit plus volontiers un temple qu’une église. Il appelle ordinairement le peuple du nom de populace , non point assurément dans aucune intention de mépris, mais uniquement par souci de l’élégance. Dans sa période cérémonieuse, les domestiques des grands deviennent leurs esclaves . Et l’un de ses récents panégyristes, docteur en théologie, ne nous apprenait-il pas, — ce que nous n’aurions osé redire sans une telle garantie, — qu’il dit crime très souvent, où il suffirait de dire faute 40 ? Évidemment, c’est que crime, étant plus tragique, a je ne sais quoi de plus noble que faute.

Il est difficile que cette constante préoccupation de noblesse ne mène pas tout droit à l’abus de la périphrase. Aussi, Massillon n’est-il pas moins riche ni prodigue de périphrases que d’antithèses. Il y en a quelques-unes qui ne sont que des périphrases, et qui ne témoignent que d’une résolution formelle d’éviter le terme propre, mais de l’éviter à tout prix, — au prix même de la clarté, si c’est en effet parfois un vrai travail que d’ôter l’enveloppe pour arriver jusqu’au sens. Savez-vous ce que c’est « qu’étouffer dans la mollesse du repos l’aiguillon de la faim41 » ? c’est dormir en temps de carême ou de vigile, de façon qu’il s’écoule un moindre intervalle entre l’heure du réveil et le moment du repas. « Avoir les armes à la main contre sa propre gloire42 », c’est résister au coup de la grâce et s’obstiner contre Dieu. « Transporter dans le champ du Seigneur ce qui occupe inutilement de la terre dans le nôtre43 », c’est faire d’Église les cadets de bonne maison, pour assurer aux aînés de quoi soutenir l’éclat héréditaire d’une grande famille. D’autres périphrases, au contraire, sont charmantes et font luire un rayon de poésie presque païenne dans le demi-jour du sanctuaire chrétien. « On a beau monter et être porté sur les ailes de la fortune, la félicité se trouve toujours placée plus haut que nous-mêmes44. » Il aime assez cette métaphore, comme aussi celle de la jeunesse de l’aigle , comme aussi celle des écueils , qu’il place un peu partout et quelquefois étrangement. Je retrouve la première dans un autre sermon : « Si nous montons sur les ailes des vents et que nous traversions les airs, c’est sa main qui nous guide, et il est le Dieu des îles éloignées où on ne le connaît pas comme des royaumes et des régions qui l’invoquent45 » : et voilà de ces traits, voilà de ces phrases qui font par moments qu’on lui pardonne tout ! Ou plutôt encore, on se prend à penser que la critique, presque toujours frappée d’un seul aspect des choses, tantôt trop indulgente aux beautés ou tantôt trop sévère aux défauts, pourrait bien ne pas avoir assez mis en lumière l’intime solidarité qui fait de certains défauts comme le prix convenu dont on payerait de certaines beautés. Il ne nous paraît pas prouvé, c’est ici le cas de le dire, que la première des vertus de l’écrivain ou de l’orateur soit de n’avoir point de défaut.

J’ose bien affirmer en effet que, si Massillon ne se fût pas exercé de la sorte à ce que l’on pourrait appeler la gymnastique de la périphrase, il n’aurait jamais eu de ces fortunes d’expression qui sont chez lui si nombreuses, et si heureuses. « Le citoyen obscur, en imitant la licence des grands, croit mettre à ses passions le sceau de la grandeur et de la noblesse46 » ; ou encore : « Les louanges — que l’on donne publiquement aux grands — ne font que réveiller l’idée de leurs défauts, et, à peine sorties de la bouche même de celui qui les publie, elles vont, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, expirer dans son cœur, qui les désavoue47 » ; ou encore : « Et l’on va porter aussitôt, — en sortant d’entendre le prédicateur, — au milieu du monde et des plaisirs l’aiguillon secret que la parole de Dieu a laissé dans le cœur, afin d’y trouver une main flatteuse qui l’arrache et qui referme la plaie d’où devait sortir la guérison48. » On l’a dit, mais il faut le redire, dans ces endroits, Massillon est vraiment inimitable. C’est que ce ne sont plus ici de ces périphrases, comme tout à l’heure, qui ne servaient qu’à relever un terme banal ou déguiser le terme propre, mais on peut dire qu’elles prolongent le terme banal au-delà de son ordinaire usage et qu’elles diversifient d’une nuance nouvelle la signification coutumière du terme propre. Remarquez aussi que, comme les mots, quelque abus que l’on en fasse, ne cessent pas cependant de représenter des idées, ces finesses mêmes de langage deviennent un instrument de précision pour l’analyse psychologique. On ne prétendait qu’à dire finement, et il se trouve que l’on a finement pensé. L’écrivain, attentif uniquement au choix de ses expressions, ne poursuivait qu’un effet de style ; il l’atteint ; et de la rencontre de quelques mots qui, bien loin de s’appeler, semblaient se repousser, il sort une vérité nouvelle.

Après quoi, permettons-nous de signaler quelques autres endroits où la périphrase approche du galimatias. Je le comprends encore, quoiqu’il parle assez mal déjà, quand il nous dit que, « pour réveiller les âmes voluptueuses, il faut des excès bizarres », et « qu’une affreuse distinction d’énormité donne à l’iniquité de nouveaux charmes49 ». Mais, si je vous demande ce que c’est que « se faire un monstre d’un vain discernement de viandes dont la santé peut souffrir50 », avouez que personne ne me répondra sans avoir recouru d’abord au contexte. On pourrait insister, mais, comme il le dit lui-même, « tirons plutôt un voile de discrétion sur la sévérité des maximes », et, sans examiner dans la grande rigueur les défaillances d’exécution, contentons-nous de rappeler qu’elles sont fréquentes chez Massillon, — incorrections, négligences de toute sorte, métaphores discordantes, voire cacophonies, — et bien singulières pour un écrivain qui ne laissa pas en mourant moins de trois ou quatre copies, dit-on, du recueil de ses Sermons. Des images comme celle-ci : « On a sur la conscience des abîmes qui n’ont jamais été approfondis51 », ou comme celle-ci : « Tel est l’homme, ô mon Dieu, entre les mains de ses seules lumières52 », ne sont malheureusement pas assez rares dans sa prose.

Notons seulement un dernier trait, qui va nous ramener au point de départ et fermer le cercle : c’est l’emploi sans motif de ces épithètes vagues dans les meilleurs sermons de Massillon, — les « terreurs cruelles », les « horreurs secrètes », les « songes funestes » ou les « noirs chagrins », — épithètes de nature, comme on les appelle au collège, parce qu’elles sont tellement naturelles, qu’elles font pléonasme, à vrai dire, et que s’il leur arrive parfois d’aider, et beaucoup même, à la plénitude et à l’harmonie de la phrase, il ne leur arrive jamais ni d’étendre, ni de renforcer, ni de préciser, ni de nuancer le sens du mot. « Vous ressemblez à un homme qui songe qu’il est heureux et qui, après le plaisir de cette courte rêverie, s’éveille au son d’une voix terrible, voit avec surprise s’évanouir le vain fantôme de félicité qui amusait ses sens assoupis… et un abîme éternel s’ouvrir, où des flammes vengeresses vont punir durant l’éternité l’erreur fugitive d’un songe agréable 53 ». Ôtez les adjectifs et relisez la phrase ; vous serez étonné que vous ne la reconnaîtrez plus, et que le sens pourtant n’en aura rien ou presque rien perdu.

Ce sont là quelques-unes des qualités que le xviiie  siècle a si constamment, si sincèrement, si naïvement admirées dans les sermons de Massillon. Voltaire s’écrie de bonne foi quelque part : « Vous avez fait un bien mauvais sermon sur l’impureté, ô Bourdaloue54 ! » Il veut dire que, ce jour-là, Bourdaloue, selon le mot célèbre, a frappé comme un sourd, sans nul égard à la superbe délicatesse des oreilles qui l’écoutaient, sans nulle préoccupation de dissimuler sous les ornements de la rhétorique la « face hideuse » du vice que justement son devoir était de démasquer, sans nulle inquiétude que de n’en pas inspirer à son auditoire assez d’éloignement et d’horreur. « Trop heureux, comme il le dit lui-même, — car il dut faire amende honorable, publiquement, de l’âpreté de sa parole, — trop heureux si, se voyant condamné du monde, il peut espérer d’avoir confondu le vice et glorifié Dieu55 ! » Massillon a traité du même vice dans un sermon Sur l’enfant prodigue. Soyez sûr que Voltaire ici n’a rien retrouvé de ce qui le choquait si fort dans le sermon de Bourdaloue. Massillon n’est point homme à dire, comme cela, tout uniment et tout crûment les choses. « Ah ! les commencements de la passion n’offrent rien que de riant et d’agréable ; les premiers pas qu’on fait dans la voie de l’iniquité, on ne marche que sur des fleurs56. » Non certes, cela ne sent pas son pédant de collège ni quelque prêtre inexpérimenté des convenances mondaines ; cela n’est pas « prêcher la morale chrétienne avec une dureté capable de la rendre odieuse57 » ; cela n’est pas rudoyer ou désespérer le pécheur ; ou mieux encore, et décidément, cela sent l’homme de cour. Le mot est encore de Voltaire ; ici, M. Nisard l’a dit admirablement : le rhéteur a reconnu le rhéteur.

Comment, en effet, Voltaire n’admirerait-il pas chez Massillon cette préoccupation de la noblesse du style et de l’élégance continue dont il a lui-même subi, sinon toujours dans sa prose, mais au moins dans ses vers, et depuis Œdipe jusqu’aux Guèbres, avec une exemplaire timidité, les plus puériles exigences ? Et son siècle pense comme lui. Si Voltaire trouve Bourdaloue presque grossier, d’Alembert trouve Bossuet58 presque négligé ; mais Condorcet les dépassera tous, qui trouvera que Pascal a manqué « d’élégance et d’harmonie », et qu’il y a trop « d’expressions proverbiales et familières » dans ses immortelles Provinciales59 ». On dirait qu’en un certain sens la fin du xviiie  siècle aspire à rejoindre le commencement du xviie . Les jolis petits poètes qui travaillent à l’Almanach des muses sont germains des Benserade, et des Sarrasin, et des Voiture. Et ne vous les représentez-vous pas bien, les Bernis, les Dorai, les Lebrun même donnant la main, par-dessus le siècle de Louis XIV, aux belles dames de l’hôtel de Rambouillet ? Massillon, parmi les rénovateurs du précieux dans la prose, est sans doute l’un des premiers en date. Je rappelais tout à l’heure Marivaux, mais on peut faire une comparaison plus juste encore et plus sensible : le prédicateur du Petit Carême a traité de la religion comme le spirituel auteur de la Pluralité des mondes a traité de la science. Ni l’un n’oublie jamais qu’il écrit pour l’instruction des marquises, ni l’autre qu’il prêche pour l’édification des duchesses. On peut donc dire que, si le xviiie  siècle n’avait pas admiré Massillon par-dessus Bossuet et Bourdaloue, comme il admirait, je le crains, Fontenelle par-dessus Malebranche et Descartes, il ne serait pas le xviiie  siècle. On avait mis, selon le mot si vrai de La Bruyère, on avait mis dans le discours tout l’ordre, toute la netteté, toutes les grandes qualités, en un mot, dont il était capable. Il ne restait plus qu’à y mettre de l’esprit, trop d’esprit, et c’est à quoi nul ne s’employa plus consciencieusement que l’évêque de Clermont. Mais nous voyons par là qu’une bonne part de la réputation consacrée de Massillon n’est faite que de ses défauts mêmes, ou du moins de tout ce que le xviiie  siècle a commis de regrettables erreurs sur le style considéré, non pas comme indépendant de la pensée peut-être, mais à tout le moins comme extérieur à elle. Car enfin ne croit-on pas rêver lorsqu’on entend d’Alembert conseiller, à ceux qui voudront se convaincre combien « la véritable éloquence de la chaire est opposée à l’affectation du style60 », de lire les sermons de Massillon, et particulièrement ceux qui forment le Petit Carême ! Un autre critique du temps avait loué ces mêmes sermons en des termes plus surprenants encore, insistant sur ce qu’on n’y trouvait « nulle antithèse, nulle phrase recherchée, point de figures bizarres61 ! »

Considérez maintenant la place que ces artifices de langage occupent dans le discours. On les rencontre quelquefois au milieu d’une période, il est vrai ; cependant, à l’ordinaire, antithèses et périphrases, ils terminent volontiers l’alinéa. Ce n’est pas un hasard, c’est une manière propre à Massillon, sa signature, en quelque sorte, ainsi mise au bas du tableau. Le plus souvent, en effet, et selon le mouvement naturel de l’intelligence en action, — que l’on développe une doctrine par les idées ou que l’on amplifie par les mots un lieu commun, — c’est du général au particulier, c’est de l’abstrait au concret, c’est de la maxime à l’application, c’est de l’idée proprement dite à l’image, et de ce qui ne serait intelligible enfin que pour quelques-uns à ce que l’esprit le plus obtus pourra comprendre, que le développement ou l’amplification oratoires déroulent, anneau par anneau, la longue chaîne de leurs raisons ou la longue série de leurs phrases. Bourdaloue dira donc : « Être convertie, et cependant être aussi mondaine que jamais, être dans la voie de la pénitence, et cependant être aussi esclave de son corps, aussi adonnée à ses aises, aussi soigneuse de se procurer les commodités de la vie, réduire tout à des paroles, à des maximes, à des résolutions, c’est une chimère, et compter alors sur sa pénitence, c’est s’aveugler soi-même et se tromper62. » Vous voyez comme la phrase tombe et finit sur la leçon, simple, claire, précise. Mais Massillon dira, traitant le même sujet et développant la même idée : « Elle n’imite point ces personnes qui conservent encore sur elles-mêmes des soins et des attentions dont la pénitence ne s’accommode guère, qui n’étaient plus d’une manière indécente pour allumer des désirs criminels, mais qui ne négligent rien dans des ornements moins brillants, qui cherchent les agréments jusque dans la modestie et dans la simplicité, et qui veulent encore plaire, quoiqu’elles soient fâchées d’avoir plu63. » La chute en est jolie. Mais, visiblement, il va du fin au fin du fin. Il est comme en spectacle à son auditoire, et nous l’écoutons, le dirai-je ? comme nous écouterions un dialogue de la Surprise de l’amour ou des Fausses Confidences, avec une attention curieuse de savoir jusqu’à quel point de division et de ténuité psychologique il poussera la finesse.

Ses énumérations, disposées avec le même art, suspendues par le même procédé savant, produisent le même effet, et captivent l’auditeur de la même manière, par le moyen du même intérêt de curiosité qui s’éveille. Écoutez-le ! C’est là, dit-il, dans la retraite, que vous connaîtrez « le terme de vos travaux, le délassement de vos fatigues, la consolation de vos peines, le repos que vous cherchez en vain depuis tant d’années, et enfin des douceurs que vous n’avez jamais trouvées64 ». Ce que l’on se demande, ce n’est pas quand il aura tout dit, mais bien quand il en sera là que de ne plus rien avoir à dire. Autre exemple : « Les chrétiens sont-ils faits pour ne pas se voir, et s’interdire toute société les uns avec les autres ? Les chrétiens ! les membres d’un même corps, les enfants d’un même père, les héritiers d’un même royaume, les pierres d’un même édifice, les portions d’une même masse ; les chrétiens ! la participation d’un même esprit, d’une même rédemption et d’une même justice ; les chrétiens ! sortis du même sein, régénérés dans les même eaux, incorporés dans la même Église, rachetés d’un même esprit !… » Et il continue : « Toute la religion qui nous lie, les sacrements auxquels nous participons, les prières publiques que nous chantons, le pain de bénédiction que nous offrons65… » Et il recommence : et vous qui l’écoutez, je vous défie bien de ne pas vous intéresser à cette volubilité même de parole, à cette abondance de vocabulaire, à cette profusion de métaphores, à ce flot de périphrases, à ce torrent enfin de mots qui jaillissent, qui coulent et qui roulent comme d’une source intarissable. On se dit : Que va-t-il bien rencontrer encore ? et s’il arrive en effet qu’il rencontre quelque chose, une antithèse plus heureuse, une élégance plus nouvelle, une finesse, plus imprévue, c’en est fait, vous cédez au charme, et son triomphe est assuré. Je pourrais aisément multiplier les exemples : je me contenterai d’un dernier que j’emprunte au sermon Sur l’enfant prodigue, et que l’on peut considérer comme le modèle de ses énumérations historiques. Sous la domination donc de ce vice d’impureté, dit-il, il n’est rien sur quoi l’on ne s’aveugle : « On s’aveugle sur sa fortune, et Amnon…, on s’aveugle sur le devoir, et la femme de Putiphar…, on s’aveugle sur la connaissance, et David…, on s’aveugle sur les périls, et le fils du roi de Sichem…, on s’aveugle sur les bienséances, et les deux vieillards de Suzanne…, on s’aveugle sur les discours publics, et Hérodias…, enfin on s’aveugle sur l’indignité même de l’objet qui nous captive, et Samson… » On voit à plein le procédé. Je n’ai pas besoin de montrer ce qu’il laisse encore de liberté dans le choix et l’invention du détail, mais sans doute encore moins de montrer ce qu’il introduit avec lui de factice dans la composition des ensembles. Nous approchons ici du but, et nous sommes en état de fixer la formule d’un sermon de Massillon.

Massillon compose par le dehors. Il ne s’établit pas d’abord, comme Bossuet et Bourdaloue, d’un coup de maître, au cœur de son sujet. Mais il investit la place, conformément aux règles de l’art, par des approches successives et des cheminements réguliers, toujours les mêmes. Je ne veux pas le prendre à son désavantage, mais au contraire dans un de ses meilleurs sermons. Supposez donc qu’il veuille tracer un tableau de la mort du pécheur66. Il remarque ingénieusement que, de quelque côté que « cet infortuné tourne les yeux », il ne voit rien que d’accablant et de désespérant : 1º dans le passé, 2º dans le présent, 3º dans l’avenir. C’est une première division : les souvenirs de la vie passée ; les souffrances du moment présent ; les terreurs de la vie à venir. Le reste va suivre comme nécessairement. Arrêtons-nous aux souffrances du présent. C’est une surprise pour la plupart des hommes que l’approche de la mort, c’est une séparation, c’est un changement d’état. Deuxième division : A, les surprises du pécheur mourant ; B, les séparations du pécheur mourant ; C, les changements du pécheur mourant. Un peu plus outre encore. Il pousse la subdivision et découvre bientôt qu’il y a six surprises, sept séparations, et quatre changements : soit en tout dix-sept paragraphes, de longueur à peu près égale. Ils y sont. Vous pouvez les compter. Voyons les séparations. Le pécheur mourant se sépare : a, de ses biens ; b, de sa magnificence ; c, de ses charges et de ses honneurs ; d, de son corps ; e, de ses proches ; f, du monde ; g, de toutes les créatures. C’est une troisième division. Encore plus avant. Car, au fait, pourquoi ne subdiviserions-nous pas à leur tour ces idées de fortune et de magnificence ? Quels sont, par exemple, les témoins de la magnificence des riches de ce monde ? Ce seront : α, l’orgueil de leurs édifices ; β, le luxe et la vanité de leurs ameublements ; γ, cet air d’opulence enfin au milieu duquel ils vivent.

Nous sommes au bout. Remontons maintenant.

Chacune de ces idées peut fournir une phrase. Une phrase donc sur les édifices, une phrase sur le luxe, une phrase sur l’air d’opulence. Trois phrases, ou quatre, qu’il n’est même plus besoin de souder, et qu’il suffit de juxtaposer, font un paragraphe. Un paragraphe donc sur les séparations d’avec les biens de fortune, un paragraphe sur les séparations d’avec les charges et les honneurs, et les quatre autres que l’on a vus ; total : sept paragraphes sur les séparations. Sept paragraphes sur les séparations, à leur tour, font un développement, mais déjà six paragraphes sur les surprises en faisaient un premier, et quatre paragraphes sur les changements en vont faire un troisième. Trois développements, mis bout à bout, feront une division du discours ; nous aurons donc une division sur les souvenirs du passé, une division sur les accablements du présent, une division sur les terreurs de l’avenir. Il ne nous reste plus, pour avoir un point de sermon, qu’à mettre en avant de ces trois divisions une phrase qui les pose, une autre phrase à la fin qui les résume, et le premier point achevé, rien de plus simple : on passe au second. Pour l’art délicat et difficile des transitions, je ne connais guère d’écrivain qui s’en soucie moins que Massillon. C’est qu’au fait, à ce degré de division, les idées, réduites à leur extrême simplicité, n’ont presque plus de points par où elles se touchent.

Et cependant, chose bizarre ! parmi nos grands sermonnaires, ce n’est pas Massillon, c’est Bourdaloue qui passe pour avoir divisé, subdivisé, resubdivisé la matière de la prédication jusqu’à la réduire en poussière. Mais, sans renvoyer le lecteur à aucun des sermons de Bourdaloue, parce que l’on pourrait le renvoyer à tous les sermons de ce grand homme à peu près indifféremment, je me contenterai d’un seul mot. Il y a cette différence que les plans de Bourdaloue sont antérieurs à ses divisions ; il ne divise le sujet que pour le mettre à la portée de son auditoire ; la division n’est pour lui qu’une méthode d’exposition. Massillon au rebours. La division est pour lui, je ne dirai pas une méthode, mais la méthode unique d’invention. S’il divise le sujet, c’est proprement pour le découvrir. Il n’en voit que successivement les ressources, et ses plans ne dépendent que de ses divisions. Aussi ses plans, souvent ingénieux, sont-ils toujours en surface, et jamais en profondeur. Aussi, dans un seul discours, épuise-t-il d’un coup tout ce qu’il peut tirer d’un texte. Aussi n’est-il pas capable de reprendre deux fois un même thème et de se renouveler, comme Bourdaloue, forme et fond, en se répétant. Il n’est abondant que de moyens de rhétorique et de mots. Mais les mots, on a vu l’emploi qu’il en faisait ; et les moyens de rhétorique, il faut bien déclarer qu’il a su s’en servir comme personne. Et ainsi, dans un genre où d’ailleurs il ne serait pas à souhaiter qu’il eût trop de rivaux, on peut dire qu’il est sans rival.

Maintenant, quel usage a-t-il fait de ses ressources ? Dans ces cadres tracés comme on vient de le voir, qu’a-t-il mis ? La réponse tient en deux mots : peu de doctrine et beaucoup de morale.

II

C’est encore ici ce que le xviiie  siècle a particulièrement goûté dans Massillon.

Transportez-vous par la pensée dans la chapelle royale. Du haut de cette même chaire d’où Bossuet, nourri de la substance de l’Écriture et des Pères, a prêché jadis l’incompréhensibilité des mystères du christianisme avec une souveraine hardiesse, sans crainte ou souci ni d’étonner, ni de fatiguer, ni d’humilier trop bas son aristocratique auditoire ; — d’où Bourdaloue, pendant trente ans, et hier encore, s’il prêchait la morale plus volontiers que le dogme, la prêchait du moins dogmatiquement, n’avançant rien qu’il ne prouvât, et ne prouvant rien que sur l’autorité de la tradition et des Pères, dont il manie les textes en maître ; — voici maintenant que l’on entend descendre les leçons d’une morale, toujours chrétienne, assurément, toujours évangélique, si l’on veut, mais cependant, par son indépendance relative du dogme, déjà presque philosophique. Quelques ressouvenirs de la Bible, tramés avec une merveilleuse adresse dans le tissu du style ; quelques citations heureuses, mais clairsemées, de l’Évangile ; d’ailleurs presque pas une mention des Pères ; toutes les difficultés du dogme habilement dissimulées, ou sauvées, ou tournées ; toutes les circonstances des mystères ingénieusement « ramenées à l’édification des mœurs » ; les « preuves de sentiment » invoquées par-dessus les « raisons de doctrine », et le Dieu des chrétiens devenu « l’Auteur de la Nature » ; que voulez-vous bien qu’il y ait là qui puisse effaroucher nos ombrageux philosophes du xviiie  siècle ? Posez le dogme, vous entreprenez sur leur sens individuel, et ils se révoltent. Mais ôtez le dogme, que reste-t-il dans les prescriptions de la morale, réduite par cela seul à la généralité de l’amour du prochain et du respect de Dieu, qui puisse répugner à l’esprit même le plus jaloux de sa liberté de penser ? Mettez donc à part quelques garçons athées de l’Encyclopédie, — de l’espèce du baron d’Holbach, ou de M. Naigeon, par exemple, — ni Voltaire ni d’Alembert n’ont déraison de nier un « Dieu rémunérateur et vengeur », comme dit l’un, ou, comme dit l’autre, « un Être suprême placé entre les rois oppresseurs et les peuples opprimés67 ». Ils l’inventeraient au besoin, ne sachant guère d’instrument de règne plus utile sur le peuple, ni surtout de plus salutaire épouvantail pour la conscience des rois. Ce qu’en tout cas ils sentent admirablement, c’est que, à mesure que l’élégant prédicateur abandonne le terrain du dogme, il vient vers eux. Hier encore, c’était un ennemi qu’il fallait combattre ; aujourd’hui, c’est un neutre déjà qu’il faut circonvenir ; ce sera demain un allié qu’il faudra recruter : « Bavards prédicateurs, extravagants controversistes, tâchez de vous souvenir que votre maître n’a jamais annoncé que le sacrement était le signe visible de quelque chose d’invisible… Il a dit : “Aimez Dieu et votre prochain.” Tenez-vous-en là, misérables ergoteurs, et prêchez la morale68. » Massillon a prêché la morale, — et s’en est tenu là.

On dit, à la vérité, que cette morale était particulièrement sévère ; mais je crois que l’on se trompe. Remarquons en effet tout d’abord que, dans les sermons mêmes où l’on prétend reconnaître manifestement des traces de jansénisme, — le sermon Sur l’impénitence finale, par exemple, deux ou trois autres encore, et le fameux sermon Sur le petit nombre des élus, — si Massillon enfle la voix, cependant il ne peut pas dépouiller la nature de son éloquence ; et cette éloquence harmonieuse communique, elle toute seule, à sa prédication je ne sais quoi qui caresse l’oreille plus qu’il n’émeut le cœur, qui distrait l’esprit plus qu’il ne l’enseigne, qui continue de plaire enfin plus qu’il n’effraye. Rebus atrocibus verba etiam ipso auditu aspera conveniunt  : Massillon semble avoir oublié cette leçon de rhétorique. C’est en vain qu’il tonne, et il y a plaisir à être damné par un homme qui parle si bien. Il le sent, il le sait, il prévoit que nous en rabattrons ; et c’est pourquoi justement il a l’air quelquefois, mais l’air seulement, de frapper si fort. Car s’il fallait prendre à la lettre ceux d’entre ses sermons qu’on signale comme les plus sévères, ils ne seraient pas sévères, ils seraient imprudents, fanatiques et coupables.

Examinons, si vous le voulez, le sermon Sur le mauvais riche. Vous savez la parabole de l’Évangile : a-t-on eu tort de dire qu’il s’en dégageait une vague odeur de communisme ? Bourdaloue, plusieurs fois, a prêché sur le même sujet. Voici quelques-unes de ses paroles : « Un pauvre glorifié dans le ciel et un riche enseveli dans l’enfer, n’est-ce pus, dit saint Augustin, un partage bien surprenant, qui pourrait désespérer les riches et enfler les pauvres ? Mais non : riches et pauvres, n’en tirez pas absolument cette conséquence ; s’il y a des riches dans l’enfer, on y verra pareillement des pauvres, et tous les riches n’en seront pas exclus69. » Et de là, passant à l’application : « Il est difficile, continue-t-il, qu’un riche entre dans le royaume du ciel. Or d’où peut venir celle extrême difficulté ?… De ce que la raison la plus générale comme la plus naturelle pourquoi les hommes sont injustes, superbes, sensuels, c’est qu’ils sont riches ou qu’ils ont la passion de l’être. » Rien de plus chrétien, mais rien de plus humain, ni rien de plus solide. J’entendrai tout maintenant, j’accepterai tout du prédicateur qui m’a su présenter ainsi son sujet. Massillon s’y prend d’autre sorte. Il ne va pas recourir à saint Augustin, non plus qu’à tout autre Père. Il ne met son sermon que sous la seule autorité de l’Écriture ; il ne soupçonne pas, à ce que l’on dirait, qu’il puisse y avoir un danger dans sa parabole ; ou plutôt, la preuve qu’il ne le soupçonne pas, c’est qu’il donne sur l’écueil. Il prend son texte et le développe, comme à son ordinaire par énumération. Homo quidam erat dives. Voilà le premier crime du riche et le premier signe de sa réprobation. Il était riche. « Il était né heureux. » Et il insiste : avec quelle imprudence et quelle maladresse ! On ne nous dit pas dans l’Évangile que ce riche eût mal acquis son bien, par des moyens injustes, ni même qu’il l’eût recueilli comme « une succession d’iniquité ». Il était vêtu, non pas même superbement, mais de pourpre et de lin, en quoi d’ailleurs on ne nous dit pas qu’il « passât les bornes de son rang et de sa naissance ». Il se traitait bien ; mais on ne nous dit pas qu’il tombât dans aucun excès, ni seulement qu’il manquât « à l’observance des jeûnes ! » Mieux que celai puisqu’il semble que ce fût un « observateur fidèle des traditions de ses pères ». Enfin, s’il faut achever le détail de son crime, « il ne se servait pas de ses biens pour corrompre l’innocence ; le lit de son prochain était pour lui inviolable, la réputation d’autrui ne l’avait jamais trouvé envieux ni mordant ; … c’était un homme menant une vie douce et tranquille, essentiel sur la probité, réglé dans ses mœurs, vivant sans reproche » ; et c’est pour cela qu’il fut enseveli dans l’enfer !

Je dis qu’il oublie tout simplement que, pour vouloir trop prouver, c’est comme si l’on ne prouvait rien ; que passer le but, c’est une manière de le manquer ; et qu’encore un pas, il va perdre la confiance de son auditoire : « Vous avez entendu parler de Judas, mon cher auditeur ; le nom de ce traître n’est jamais venu frapper vos oreilles qu’avec de nouvelles horreurs, mais votre rechute après les gémissements de la pénitence me paraît bien plus noire70 » Non ! je ne l’en crois pas.

Ainsi que la vertu, le vice a ses degrés.

Ce prédicateur surfait la morale, et il faut contrôler ses leçons. Oui ! quand il me dit qu’il y a dans les maximes de l’Évangile « une noblesse et élévation où les cœurs vils et rampants ne sauraient atteindre », je consens encore à le suivre jusque-là. Mais quand il ajoute aussitôt « que la religion qui fait les grandes âmes ne paraît faite que pour elles71 », je prends un commencement d’inquiétude et je sens qu’il se jette hors de la mesure. Entre les « cœurs vils et rampants » d’une part et, de l’autre, les « grandes âmes », que va devenir cette humanité moyenne pour qui, précisément, la religion est un frein, ou un secours, ou une consolation, ou une espérance ? Ailleurs encore, quand il s’adresse aux grands pour leur dire : « Un seul de vos crimes, entraîne plus de malheurs qu’une vie entière d’iniquités dans une âme obscure et vulgaire72 » ; si je lui donne raison, en fait, et quoique déjà j’entende mal ce que c’est aux yeux d’un chrétien qu’une « âme obscure et vulgaire », je me révolte dès qu’il ajoute : « Et ce crime a, devant Dieu, des suites plus étendues et plus terribles ». Devant Dieu ? des suites plus étendues et plus terribles ? Quelle langue parle-t-on ici ? Ô rhéteur emporté par les mouvements de votre rhétorique, dites-moi quelle compensation, quelle excuse, quelle atténuation il peut y avoir au regard l’un Dieu de justice pour « une vie entière d’iniquités », quelle que soit l’âme obscure ou distinguée qui l’ait vécue ? Mais, s’il y a dans une telle vie de quoi épuiser le châtiment éternel, que voulez-vous me faire entendre « avec vos suites plus étendues et plus terribles » ? Et comment ne vous apercevez-vous pas que vous commettez ici l’inaltérable impartialité de la justice divine dans les évaluations relatives de la justice des hommes ? Remarquez bien que ce n’est pas ma raison qui s’indigne ou qui refuse de s’humilier. Non ! mais il s’agit de la conduite même de la vie chrétienne, et je sens que la main qui prétend me guider n’est pas sûre. Suis-je le seul à le sentir ? Non encore ! puisqu’enfin tantôt c’est l’un qui m’avertit que la théologie de Massillon n’est pas très exacte73, et tantôt c’est l’autre qui m’apprend que des évêques interdisent à leurs fidèles une lecture trop assidue de Massillon74.

Et c’est là ce qu’il y a de grave. Car dirai-je, avec M. Nisard, qu’il essaie de ressaisir, par la sévérité de sa morale, ce qu’il fait de concessions à l’indifférence, en évitant de prêcher le dogme ? Non pas ; mais, avec bien plus de vraisemblance, que sa morale elle-même est flottante, et sa prédication inspirée des circonstances plutôt que d’aucun principe fixe de doctrine !

Lisez-le d’un peu près. Cette grande sévérité, dont on apporte si souvent les exemples, ne l’empêche pas, après tout, d’avoir quelquefois de singulières complaisances pour le monde. Il pratique surtout admirablement l’art délicat des compensations. Vous l’avez entendu qui traitait de bien haut tout à l’heure les riches de ce monde ; il ne leur est pas toujours aussi farouche : on le verra. Pareillement, il s’émancipe avec la liberté d’un prédicateur chrétien sur les vices des grands, mais comme il sait racheter ses hardiesses en allant flatter leur orgueil dans ce qu’il a de plus superbe et de plus raffiné !

« Le peuple, leur dira-t-il, livré en naissant à un naturel brûle et inculte, ne trouve en lui, pour les devoirs sublimes de la foi, que la pesanteur et la bassesse d’une nature laissée à elle-même ; il ne sent rien au-dessus de ce qu’il est ; né dans les sens et dans la boue, il s’élève difficilement au-dessus de lui-même. » Quels mots, ô Massillon, sur les lèvres d’un prêtre du Dieu qui naquit dans une crèche ! Sans doute, c’est ici que Voltaire, en vous lisant, tressaillait d’aise ! Car a-t-il parlé nulle part de la « canaille » en termes plus méprisants ? ou nulle part a-t-il parlé des grands comme vous l’allez faire ? : « Une haute naissance nous prépare, pour ainsi dire, aux sentiments nobles et héroïques qu’exige la foi ; un sang plus pur s’élève plus aisément ; il en doit moins coûter de vaincre leurs passions à ceux qui sont nés pour remporter des victoires75. » Vous tombiez tout à l’heure dans l’exagération de la menace, vous tombez dans l’exagération de la flatterie, maintenant ; et nous voilà bien loin, en deux pas, du sermon Sur le mauvais riche.

Il paraîtra peut-être plus curieux de voir la rigidité de Massillon fléchir dans un autre sens encore, et ses imprudences prendre un autre cours dans ce joli Panégyrique de sainte Madeleine, si joli, c’est-à-dire d’un style si mondain, que Voltaire, Voltaire lui-même, en a rougi pour Massillon ! Massillon, encore ici, construit son sermon comme le sermon Sur le mauvais riche. Il prend son texte : Mulier erat in civitate peccatrix , et le développe par l’énumération de toutes les circonstances que l’Évangile s’est abstenu de spécifier. Une pécheresse : voilà l’idée qu’il va, pour ainsi dire, vider de tout ce qu’elle peut contenir. Il parcourt donc de point en point l’histoire de Madeleine, telle à peu près, il faut bien le dire, qu’il lui plaît de la composer. Ici, ce sont les aventures de « ce cœur facile que blessaient les premières impressions » ; ailleurs, c’est l’anatomie de « ce cœur habile et ingénieux à trouver les moyens pour arriver à sa fin » ; plus loin, c’est la peinture de « ce cœur ardent où les passions ne savaient pas même garder de mesure ». Et tandis que tous les autres prédicateurs s’efforcent d’ôter à Madeleine le vivant caractère d’une figure historique pour la réduire, dès le début du discours, à n’être que le modèle et le symbole, ou même l’allégorie de la pénitence, lui, s’efforce, au contraire, de préciser les traits, d’animer la personne, de lui donner une voix, un corps, et des sens. Là-dessus, je ne sais quel auteur de l’un de ces grossiers et honteux romans qui couraient au xviiie  siècle, — celui-ci devait sortir de l’officine holbachienne, — s’avisa d’alléguer pour justification de ses impiétés un passage de ce panégyrique. C’est alors que Voltaire76 prit la défense de Massillon. « J’ai cherché ce passage dans les sermons de Massillon, écrivit-il. Il n’est pas certainement dans l’édition que j’ai. J’ose même dire plus : il n’est pas de son style. » Il est probable que Voltaire mentait, comme à son ordinaire, car, dans les éditions subreptices aussi bien que dans l’édition authentique donnée par le Père Joseph Massillon, neveu du prédicateur, en 1745, le passage est au long, sauf quelques corrections insignifiantes. Il va sans dire qu’il n’a pas la portée que lui prête l’auteur du roman. Mais en est-il moins curieux de voir Voltaire si jaloux de la gloire de Massillon qu’il mente pour la soutenir, et sciemment, et contre un écrivailleur d’impiétés77 ?

Toutes ces fluctuations, et l’on pourrait dire toutes ces contradictions de la morale de Massillon, d’où viennent-elles ? Uniquement de l’abandon qu’il a cru devoir faire de la prédication du dogme à l’esprit de son siècle.

Il ne nous appartient ni d’approfondir ni d’effleurer seulement la question des rapports de la morale avec le dogme. Contentons-nous donc d’observer, en premier lieu, qu’il n’y a pas de système de morale qui ne soit dans la dépendance entière de quelque métaphysique. Nul, pas même Aristippe, n’a pu formuler une doctrine des mœurs, c’est-à-dire proposer aux hommes une règle de conduite, qui ne procédât d’une certaine idée qu’il se faisait de la nature et de la fin de l’homme. On ne peut même pas nous dire : « Agis en toute circonstance, ou selon ton intérêt, ou selon ton plaisir », que ce conseil n’implique une certaine façon, je veux dire une façon certaine, déterminée de concevoir la vie, et le sens, et le but de la vie.

Ajoutons, en second lieu, que la question des rapports de la morale avec le dogme religieux, quel qu’il soit, n’est pas tout à fait la même que la question des rapports de la morale avec la métaphysique. En effet, s’il s’insinue dans les rapports du dogme avec la morale un élément historique ou traditionnel qui vient singulièrement compliquer le problème, croyez-vous que, pour déterminer exactement les rapports du dogme de l’incarnation avec les applications à la doctrine des mœurs que l’enseignement de l’Église en déduit, il suffise de connaître dans l’ordre spéculatif les points précis par où ce dogme pénètre la morale ? Mais il faut savoir encore de quelles nuances successives la définition même du dogme s’est enrichie, selon que l’Église a dû défendre l’immutabilité du sens orthodoxe contre l’hérésie d’un Arius, par exemple, ou d’un Nestorius, ou d’un Eutychès. Les bons plaisants, comme d’Alembert, peuvent bien dire ici : « Vous savez que le consubstantiel est le grand mot, l’homoousios du concile de Nicée, à la place duquel les ariens voulaient l’homoousios étaient hérétiques pour ne s’écarter de la foi que d’un iota. O miseras hominum mentes ! » L’heureuse invention que ce géomètre a donc trouvée là ! Comme si par hasard, à ce compte, un honnête homme différait d’un malhonnête homme autrement que d’une syllabe, ou le juste encore de l’injuste, ou la loyauté de la déloyauté ! Mais quiconque voudra bien prendre la peine de réfléchir accordera sans hésiter que la morale à déduire ne sera pas tout à fait la même selon que Jésus-Christ ne sera qu’un homme, ou qu’il ne sera qu’un Dieu, ou qu’il sera l’Homme-Dieu. S’il n’est qu’un homme, il devient impossible de tirer de son appauvrissement et de son anéantissement, comme disent les orateurs chrétiens, la leçon d’humilité qu’on en tire, et c’est l’orgueil qui devient une vertu ; s’il n’est qu’un Dieu, il devient impossible de nous le proposer en exemple, et de le donner en imitation quotidienne à notre faiblesse ; il n’y a donc plus de morale chrétienne, ou il faut qu’il soit l’Homme-Dieu.

Disons enfin, en troisième lieu, que toute religion positive, de quelque nom qu’on l’appelle, — judaïque, mahométane, protestante ou bouddhiste, — comporte des observances, des « œuvres », comme on les appelle, inhérentes au dogme, et qui tombent au rang de pratiques superstitieuses, machinales, dangereuses même parfois, dès que le dogme n’est plus à pour leur servir de support et pour les maintenir dans le sens de leur institution.

Or c’est précisément tout cela que l’on chercherait en vain dans les sermons de Massillon. Que sa prédication soit rigoureusement conforme à la saine doctrine de l’Église, je n’ai garde d’y contredire ; je dis seulement qu’il ne se préoccupe guère de me démontrer cette conformité. Moraliste, il eût pu prêcher dans l’école d’Athènes aussi bien que dans la chapelle de Versailles. Et encore ses leçons eussent-elles paru bien faibles de doctrine ! Voyez-le, par exemple, aborder la difficile matière de la Vérité de la religion. Non seulement il ne va pas exiger d’abord, comme Bossuet, l’entière sujétion de la raison, mais encore il va compromettre la solidité des arguments au nom desquels Bossuet exigeait cette sujétion même. « Hommes doctes et curieux, s’écriait Bossuet avec son impétueuse familiarité, pour Dieu ! ne pensez pas être les seuls hommes, et que toute la sagesse soit dans votre esprit… Vous qui voulez pénétrer les secrets de Dieu ! çà, paraissez, venez en présence, développez-nous les énigmes de la nature, choisissez, ou ce qui est loin, ou ce qui est près, ou ce qui est à vos pieds, ou ce qui est bien haut suspendu sur vos têtes ! Quoi ! partout votre raison demeure arrêtée ? partout, ou elle gauchit, ou elle s’égare, ou elle succombe78… » Remarquez comme il s’abstient de provoquer l’incrédule à la solution d’aucune difficulté particulière ! C’est qu’il sait bien que toute la force de sa preuve est ailleurs que dans l’impuissance actuelle où sont les hommes d’un siècle de décider une question pendante. Elle est uniquement dans cette constatation qu’il y a des bornes à la raison des hommes, et que, si ces bornes reculent à mesure de l’avancement de la science, il est certain qu’elles ne cesseront jamais d’être. Il faut vivre pourtant, et c’est du principe même de la conduite qu’il s’agit : « Il faut donc nécessairement en croire quelqu’un. » Massillon reprend cette argumentation, mais comment la reprend-il ? « Levez les yeux, à homme ! considérez ces grands corps de lumière qui sont suspendus sur votre tête et qui nagent, pour ainsi dire, dans les espaces où votre raison se confond… Comprenez, si vous le pouvez, leur nature, leur usage, leurs propriétés, leurs situations, leurs distances, leurs apparitions, l’égalité ou l’inégalité de leurs mouvements… » Et plus loin : « Descendez sur la terre, et dites-nous, si vous le savez, qui tient les vents dans les lieux où ils sont enfermés… Expliquez-nous les effets surprenants des plantes, des métaux, des éléments  Démêlez, si vous le pouvez, l’artifice infini qui entre dans la formation des insectes qui rampent à nos yeux. » À quoi bon poursuivre ? Mais comment voulez-vous que nos philosophes n’estiment pas ce prédicateur par-dessus tous les autres ? Car enfin, n’est-ce pas plaisir pour eux que de le voir, avec cette maladresse naïve, mettre la vérité de sa religion à la merci d’une découverte astronomique ou d’une conjecture de la météorologie ? Eh ! que leur répondra-t-il s’ils lui expliquent un jour « l’artifice infini qui entre dans la formation des insectes » ou « l’inégalité des mouvements des planètes » ? de quel côté se tournera-t-il ? et sur quel nouveau problème repliera-t-il ses arguments ?

Sa faiblesse ici, comme ailleurs, c’est d’abonder dans son sens individuel, et de prêcher, à vrai dire, dans le voisinage de la tradition et du dogme. Il peut être touchant, il n’est pas instructif ; ses sermons sont « de beaux raisonnements sur la religion », dans lesquels on a vu qu’il entrait beaucoup de rhétorique ; ils ne sont pas « la religion même79 ». Et c’est justement pourquoi sa morale, si souvent, à mesure qu’elle rétrécit la part du dogme, « dilate, comme on dit, les voies du ciel80 ». Il ne sert à rien, là contre, d’apporter des exemples de rudesse, de rigorisme et de sévérité. Les philosophes du xviiie  siècle ne s’y sont pas trompés. Ils ont admirablement compris que cette grande rigueur n’était qu’une apparence, et qu’au fond la morale de Massillon était plus facile que celle de Bossuet ou de Bourdaloue. On a vu ce qu’en pensaient Voltaire et d’Alembert. Thomas encore, dans son Essai sur les éloges, ne peut trop le louer « d’avoir su peindre les vertus avec tant de charmes et tracer d’une manière si touchante le code de la bienfaisance et de l’humanité pour les grands ». Et si vous dites que Thomas ne parle ici que du Petit Carême, c’est Laharpe, dans une appréciation de l’œuvre entière de Massillon, qui déclare que, si jamais prédicateur « a tempéré ce que l’Évangile a d’austère par ce que la pratique des vertus a de plus attrayant », c’est l’évêque de Clermont.

Et Laharpe a raison. Ce qui caractérise en effet la prédication morale de Massillon, c’est bien une manière aimable et persuasive d’intéresser à la pratique des vertus chrétiennes notre naturel désir d’être heureux dès ce bas monde. Et, pour employer ici l’une de ses plus ingénieuses expressions, je dirais volontiers que sa méthode est de « châtier les délices du crime avec celles de la vertu81 ». Supposez qu’il s’agisse de prêcher pour la Toussaint. Bossuet, partant de cette idée que notre félicité mortelle manque toujours par quelque endroit, nous montrera dans une autre vie : 1º notre désir de connaître enfin satisfait, 2º nos souffrances terminées, 3º notre désir d’être heureux à jamais comblé. Je ne parle pas de Bourdaloue, qui nous a laissé quatre sermons pour cette même fête et dont chacun est un pur chef-d’œuvre d’invention oratoire. Et Massillon ? Massillon prend un texte : Beati qui lugent , mais il ne l’a pas plus tôt prononcé qu’il l’abandonne, et qu’il prêche en quelque sorte à côté, pour établir dans son premier point « que les justes ne sont pas aussi malheureux que le monde s’imagine », et dans son second point « non seulement qu’ils ne sont malheureux, mais qu’ils sont les seuls heureux de la terre ».

Je ne sais pourquoi l’on a comme affecté de ne pas apercevoir, dans les sermons de Massillon, tant et de si curieux passages qui rabattent singulièrement de ce qu’on continue d’appeler sa sévérité. Savez-vous comment il nous adjure de pratiquer fidèlement la loi du jeûne ? C’est qu’entre autres raisons, si nous jeûnons, l’appétit nous rendra tantôt notre repas meilleur : « Loin de prendre la nourriture comme un soulagement nécessaire accordé enfin à la longueur de l’abstinence, on y porte encore un corps tout plein des fumées de la nuit… » Il pouvait s’arrêter là, mais il ne sait pas s’arrêter, et il ajoute : « et on n’y trouve pas même le goût que le seul plaisir aurait souhaité pour se satisfaire 82 ». L’observation est juste : je demande seulement si c’en est le lieu, dans la chaire chrétienne, et si c’en est le temps un mercredi des Cendres ? Ailleurs, voici l’argument dont il se servira pour stimuler les fidèles à l’aumône83 : « C’est une vérité confirmée par l’expérience de tous les siècles : on voit tous les jours prospérer les familles charitables ; une providence attentive préside à leurs affaires ; et où les autres se ruinent, elles s’enrichissent. » À cet argument il s’avise d’en ajouter un autre, plus curieux : c’est que, quand on fait des donations à l’Église, l’Église, qui a de l’ordre, en conserve les actes de sorte que dans les polyptyques ou cartulaires, et autres pièces comptables, les familles sont assurées d’y retrouver les preuves de l’antiquité de leur noblesse et les titres de leur généalogie. Je cite le passage : « Car je vous prie, mes frères, qui a conservé à la postérité la descendance de tant de noms illustres que nous respectons aujourd’hui, si ce n’est les libéralités que leurs ancêtres firent autrefois à nos églises ? C’est dans les actes de ces pieuses donations, dont nos temples ont été dépositaires et que la reconnaissance seule de l’Église, et non la vanité des fondateurs, a conservés, qu’on va chercher tous les jours les plus anciens monuments et les plus assurés de leur antiquité. »

Sont-ce là des traits qui lui échappent ? Ils lui échapperaient au moins bien souvent. Il est en effet bien peu de ses sermons où l’on ne rencontre quelques traits de ce genre. Parle-t-il d’un sujet que traitaient souvent les prédicateurs du xviie  siècle, à savoir la restitution des biens malhonnêtement acquis : « Vous craignez ainsi, dira-t-il, d’informer le public de vos injustices secrètes, mais au contraire, … bien loin que les démarches de votre repentir missent votre réputation, en danger, il ne vous reste plus que cette voie pour recouvrer celle que vous avez perdue84 » Bossuet parlait un autre langage : « Entendrai-je encore ces lâches paroles : Ah ! si je quitte ce métier infâme, ces affaires dangereuses dont vous me parlez, je n’aurai plus de quoi vivre. Écoutez Tertullien, qui vous répond : “Eh ! quoi donc, mon ami, est-il nécessaire que tu vives85 ? ” » Dans un autre sermon, Massillon reprend contre les libertins le célèbre et dangereux argument de Pascal : « Que risque l’impie en croyant ? » De rencontrer peut-être une éternité de bonheur, répondait Pascal, et d’être, avec cela, fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, sincère, ami véritable ; toutes vertus, comme l’on voit, dont nous payerions l’observance, presque toujours, du sacrifice ou de nos intérêts ou de nos plaisirs. Mais, en plus, ajoute Massillon : « de modérer des passions qui auraient fait le malheur de votre vie » ; de vous abstenir « des excès qui vous eussent préparé une vieillesse douloureuse et une fortune dérangée » ; de sacrifier enfin « quelques plaisirs qui vous auraient bientôt lassé par le dégoût qui les suit86 » : c’est-à-dire, en bon français, de vous préparer une éternité de bonheur par une vie parfaitement calme elle-même, parfaitement douce, parfaitement heureuse.

À Dieu ne plaise, en vérité, que nous incriminions cette morale, ou que nous affections un seul instant une telle hypocrisie que de la regarder comme insuffisante pour l’usage de la vie ! Ce n’est pas là ce que nous voulons dire. La plus exacte probité, la vertu même s’en accommoderaient ; et, si chacun de nous pouvait prendre seulement sur soi de sacrifier ses passions à l’intérêt de son repos, beaucoup de choses qui, depuis qu’il y a des hommes en ce monde, vont assez mal, iraient mieux, très certainement. Mais nous ne pouvons cependant nous défendre de comparer cette manière philosophique de Massillon à la manière dialectique de Bourdaloue et à la manière dogmatique de Bossuet. Et par là se trouvent conciliées, je crois, les deux opinions contradictoires : l’une qui fut, comme on l’a vu, l’opinion du xviiie  siècle, où tous les philosophes à l’envi célébrèrent la « tolérance » de Massillon ; l’autre, qui s’est accréditée de notre temps, où tous les critiques, presque sans exception, ont parlé de la « rigidité » de l’évêque de Clermont.

Sainte-Beuve avait proposé de distinguer deux parts dans la carrière de Massillon, la première toute à la ferveur ; la seconde, au contraire, toute à la politesse, au monde et, comme il dit, « aux divertissements honnêtes ». Négligeons ce que les expressions malignes dont se sert Sainte-Beuve insinuent au-delà de l’exacte vérité ; la distinction semblera d’autant plus juste que ce fut dans les dernières années de son épiscopat que Massillon, dans sa maison de Beauregard, mit la dernière main à ses Sermons. Or il suffit de comparer ceux qui déjà figuraient dans l’édition subreptice de 1705 pour voir qu’il les a remaniés dans le sens de la recherche de l’expression, de la richesse de l’image, et de la beauté de l’harmonie. Ne peut-on pas supposer que c’est alors aussi qu’il aura tempéré par les adoucissements que l’on vient de voir la première âpreté de sa prédication janséniste ? Il nous sera cependant permis de croire que, s’il y a quelques traces d’incertitude et parfois d’hésitation dans la morale de Massillon, c’est surtout qu’il a voulu prêcher un peu trop d’après lui-même. En ce sens, il ne serait pas le dernier des grands sermonnaires du xviie  siècle ; il serait plutôt le premier des prédicateurs du xviiie , le premier dans l’ordre des dates, le seul par le talent. Forme et fond, ses qualités sont donc ainsi, comme ses défauts, les défauts et les qualités de son temps.

C’est ce qu’il faut achever de montrer en faisant voir que ni toute la sincérité de sa foi ni toute l’expérience de son ministère ne l’ont empêché d’incliner vers la grande erreur du xviiie  siècle.

III

Auriez-vous peut-être relu les Aventures de Télémaque depuis le temps où, dans vos premières classes, vous appreniez par cœur le roman de M. de Cambrai ? Il y serpente, sous une profusion de maximes morales, je ne sais quelle veine de sensibilité qui deviendra plus tard la sensiblerie du xviiie  siècle. Je reconnais cette même veine dans la plupart des sermons de Massillon. Massillon est un prédicateur sensible. Il a, comme Fénelon, des attendrissements soudains, des larmes subites et des sanglots inattendus. Faute de pouvoir forcer les convictions, il tâche à séduire les cœurs. Je dis bien séduire, et non pas seulement persuader. Convaincre, c’est, comme dit Bossuet, « ou rendre humble ou renverser invinciblement la raison ». Persuader, c’est intéresser les passions des hommes à trouver bonnes et solides les raisons qu’on leur propose. Mais séduire, c’est conquérir à sa personne ceux-là même dont on n’a pu ni remuer assez profondément les passions ni soumettre l’intelligence. C’était, comme on sait, le triomphe de Fénelon. Tous les témoignages s’accordent à reconnaître que c’était aussi celui de Massillon. « Sa présence, dit un contemporain, persuade ce qu’il va dire. » Il est touchant. On trouve dans ses Sermons quelques remarquables exemples de ce que l’on pourrait appeler l’intervention de l’homme dans la leçon du prédicateur : « Ô vous qui m’écoutez et que ce discours regarde, rentrez en vous-mêmes. » Il semble que la voix du prédicateur qui veut gagner des âmes vibre encore dans ces sortes d’exclamations. Ou bien encore : « Grand Dieu ! pourquoi mon âme ne vous serait-elle donc pas soumise ? Tant que j’ai voulu être moi-même l’arbitre de ma destinée, je me suis confondu dans mes propres projets. » Il a fréquemment de ces prières, et qu’il place toujours avec un art consommé, dans le moment précis où, comme sur un champ de bataille, il ne faut plus qu’un dernier effort pour assurer la victoire.

Rien de plus légitime ; et ne vouloir voir là qu’un moyen de rhéteur, ce serait faire gratuitement injure au caractère de Massillon. « Il avait vraiment un cœur qui éprouvait le plaisir d’aimer ses semblables, et sa sensibilité vive et profonde avait besoin de se répandre87. » Et de tels passages, qu’on retrouve dans presque tous les sermons de Massillon, sentent si peu l’artifice qu’au contraire ils viennent souvent comme à la traverse du développement, et dans le rhéteur nous découvrent, l’homme. Puisque donc, selon le mot de Pascal, le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas toujours, nous ne disputerons pas plus à Massillon les droits de sa sensibilité sur le cœur que nous ne lui avons disputé les droits réels et non moins naturels de sa pénétration d’analyse sur l’esprit, ou encore de son harmonie d’élocution sur l’oreille. Seulement il ne faudrait pas croire qu’il eût adouci le premier par l’onction de sa sensibilité les sévérités de l’Évangile. Ce même cœur compatissant à l’humaine faiblesse, Bossuet, et même Bourdaloue, l’avaient eu. La question revient donc toujours. Que pouvait-il y avoir dans « le cœur » de Massillon qui lui valût de la part du sec d’Alembert et des philosophes du xviiie  siècle des éloges si particuliers ?

Ouvrez le Dictionnaire philosophique, vous allez le savoir : « De cinq ou six mille déclamations de cette espèce, — déclamations ici ce sont sermons, — il y en a trois ou quatre tout au plus, composées par un Gaulois nommé Massillon, qu’un honnête homme peut lire sans dégoût ; mais dans tous ces discours, à peine en trouvez-vous deux où l’orateur ose dire quelques mots contre ce fléau et ce crime de la guerre, qui contient tous les fléaux et tous les crimes88. » En effet, tandis que Bossuet et Bourdaloue n’ont jamais touché de la guerre quelques mots qu’en passant, Massillon, deux ou trois fois, — Voltaire a bien compté, — s’est assez complaisamment étendu sur les maux qu’entraîne la guerre à sa suite. Dans la fameuse prosopopée d’abord de l’Oraison funèbre de Louis XIV : « Monuments superbes élevés sur nos places publiques pour immortaliser le souvenir de nos victoires, que rappellerez-vous un jour à nos neveux89 ?… » Et plus tard, dans son Petit Carême : « Sire, regardez toujours la guerre comme le plus grand fléau dont Dieu puisse affliger un empire, et n’oubliez jamais que, dans les guerres les plus justes, les victoires traînent toujours après elles autant de calamités pour un État que les plus grandes défaites90… » À ce dernier trait, vous reconnaissez les formes d’exagération qui lui sont ordinaires. Il passe la mesure. Car enfin est-il permis de dire que Lens et Rocroi traînent autant de calamités après elles que Ramillies et Malplaquet ? Cela d’ailleurs n’avait pas jadis empêché le jeune prêtre de l’Oratoire de prononcer un fort beau discours pour la bénédiction des drapeaux du régiment de Catinat. Il n’y a pas là d’inconséquence. Assurément Bossuet parle plus juste quand il nous dit de son style fort et ferme « qu’il n’y a que les faux dévots qui croient les armes défendues aux chrétiens » ; mais enfin Massillon n’est coupable ici, comme trop souvent, que d’un excès de rhétorique. Voici cependant le malheur, et l’observation me semble vraie de Massillon dans la même mesure à peu près que Fénelon : c’est que, quand la rhétorique et la sensibilité s’allient, on voit naître l’esprit d’utopie.

C’est le secret de la popularité de l’évêque de Clermont et de l’archevêque de Cambrai parmi les encyclopédistes. Ce sont deux grands hommes, et ce sont deux prêtres. Mais en vain ont-ils cette redoutable connaissance de l’humaine perversité que doit donner à des gens tels qu’ils sont l’un et l’autre l’expérience du confessionnal et de la direction des consciences ! Leur sensibilité les entraîne, et je ne vois pas qu’ils aient jamais fait ni l’un ni l’autre aucun effort pour se raidir et résister contre cet entraînement. Ils rêvent donc l’un et l’autre d’un âge d’or à venir, et, dans le Petit Carême de l’un comme dans le Télémaque de l’autre — deux livres, que l’on associe presque involontairement, et dont les titres viennent ensemble sous la plume, presque sans qu’on y songe, — on voit flotter je ne sais quelles visions riantes, quels généreux espoirs, mais aussi quelles étranges chimères. Certes, il n’y a pas grand mal à ce qu’Idoménée promène Mentor dans les campagnes de Salente et que, de projets en projets, ils se forgent ensemble une félicité qui les fait pleurer de tendresse. Il n’y a pas non plus grand mal à ce que Massillon nous dépeigne le bonheur des justes sous les couleurs de l’idylle champêtre : « Les saintes familiarités et les jeux chastes et pudiques d’Isaac et de Rébecca dans la cour du roi de Gérare suffisaient à ces âmes pures et fidèles ; c’était un plaisir assez vif pour David de chanter sur la lyre les louanges du Seigneur ou de danser avec le reste de son peuple autour de l’arche sainte ; les festins d’hospitalité faisaient les fêtes les plus agréables des premiers patriarches, et la brebis la plus grasse suffisait pour les délices de ces tables innocentes91. » Il n’y a pas grand mal, mais il y a bien de la naïveté. La cour de France n’est pas la cour du roi de Gérare. Il y a bien du mensonge poétique aussi ; et de danser avec son peuple autour de l’arche sainte, l’Ecriture même nous est témoin que ce n’a pas toujours été pour David « un plaisir assez vif ».

Ce qui est plus grave, comme pouvant avoir des conséquences plus graves, c’est peut-être de présenter aux yeux d’un jeune roi les leçons de la piété monacale comme de vives images de la réalité : « Non, sire, un prince qui craint Dieu n’a plus rien à craindre des hommes. Sa gloire toute seule aurait pu faire des envieux, sa piété rendra sa gloire même respectable ; ses entreprises auraient trouvé des censeurs, sa piété sera l’apologie de sa conduite ; ses prospérités auraient excité la défiance et la jalousie de ses voisins, il en deviendra par sa piété l’image et l’arbitre92. » On dira peut-être que les enseignements du prédicateur ne paraissent pas avoir eu beaucoup de prise sur l’indolent, voluptueux et sceptique Louis XV ? Oserai-je répondre que je ne sais s’il ne faudrait pas s’en féliciter ? De pareils enseignements, jadis, avaient fait du père, le duc de Bourgogne, le prince dévot que l’on sait, capable au besoin, et pour le grand désespoir de Fénelon, il est vrai, de risquer pieusement la perte de dix batailles plutôt que de « loger dans un couvent de filles ». Et, quoi qu’on ait pu dire depuis de ce prince enlevé prématurément, je ne saurais affirmer que ce fut un malheur pour la France que de n’avoir pas connu le règne de l’élève de Fénelon. De pareils enseignements encore devaient faire, plus tard, du fils, — le dauphin, père de Louis XVI, — ce personnage dont on voit passer de loin en loin, dans les coulisses de l’histoire, la figure honnête, pieuse et légèrement niaise. « Quelle félicité pour le souverain de regarder son royaume comme sa famille, et ses enfants comme ses sujets93 ! » Sans contredit, quoique encore il soit plus sage de croire que « l’intérêt mutuel des souverains et des peuples fait les bornes naturelles de la souveraineté94 ». Car le fait est, comme Sainte-Beuve a soin de le remarquer en citant quelques-uns de ces endroits du Petit Carême, le fait est qu’il en a toujours coûté cher aux souverains naïfs qui se sont avisés d’affecter « la gloire pure et touchante de régner sur les cœurs ». Et l’on a rarement vu que les peuples « leur aient dressé des trônes dans leur cœur », mais bien quelquefois des échafauds sur une place publique.

Voilà, je pense, à n’en pas douter, ce que les hommes du xviiie  siècle goûtaient dans le Petit Carême et plus généralement dans l’éloquence de Massillon. Le rêve généreux de Fénelon et de Massillon allait être le rêve du xviiie  siècle : l’histoire de l’humanité se déroulant comme une longue pastorale à travers les siècles futurs, des rois sensibles et des peuples reconnaissants, « une aimable domination sur le trône95 », la joie partout et partout l’abondance, « des bergers et des laboureurs célébrant leurs hyménées », que sais-je encore ? demandez au marquis de Condorcet ; et rien enfin d’oublié dans le tableau que l’homme tel qu’il est, avec le vice originel de sa nature.

Car Massillon, après tout cela, ne pouvait manquer de donner dans la grande erreur du siècle. Prêtre et prêtre de l’Oratoire, élevé par conséquent dans la tradition du pur jansénisme, est-ce un si grand honneur pour lui de s’en être écarté ? Je l’ignore ; mais ce que je constate, c’est qu’il s’en est écarté. On a vu comme il parlait des grands, « de cette garde d’honneur et de gloire dont la nature toute seule avait environné leur âme96 ». Il ira plus loin encore et ne craindra pas de nous montrer le vice venant corrompre la bonté de la nature : « Vous aviez reçu en naissant une âme si pudique, … vous étiez doux, égal, accessible, … vous aviez eu pour partage un cœur doux et sensible97. » Ce sont les mots que nous soulignons qui sont caractéristiques. Mais il ne manque pourtant jamais à saisir l’occasion de les placer. Ce n’est pas le sentiment d’une déchéance originelle qu’il s’efforce d’inculquer à son cher auditeur, mais, au contraire, il le rappelle avec insistance au souvenir « de ces sentiments de vertus naturelles, de ces impressions heureuses de régularité et d’innocence nées avec nous 98 », ou encore « de ce naturel heureux et presque de son propre fonds ennemi des excès et du vice99 ». Certes nous voilà loin de Port-Royal, et bien loin, à ce qu’il semble, du temps où le plus savant parmi ces savants hommes, et non le moins exemplaire, écrivait dans la préface de sa belle Histoire des empereurs, cette phrase d’une humilité si sincère et d’une exagération si naïve : « Nous voyons dans Caligula ; dans Néron, dans Commode et dans leurs semblables, ce que nous serions tous, si Dieu n’arrêtait le penchant que la cupidité nous donne à toutes sortes de crimes100. » Comparez les citations. N’avons-nous pas le droit de dire que, si Massillon n’ose pas ouvertement contester ce que le christianisme a nommé la déchéance originelle de l’homme, et que si d’ailleurs, quand la nécessité de l’application l’exige, il semble revenir à toute la sincérité du jansénisme, cependant, chemin faisant, dans ce fonds de corruption, il découvre tant de semences de vertu, tant de germes de sensibilité, tant de commencements heureux, qu’en vérité, n’était le frein de l’orthodoxie qui le bride, il serait tenté de proclamer la bonté naturelle de l’homme ? Ô Massillon ! vous qui avez quelque part si durement parlé de ce grand et noble Spinoza101, que ne le lisiez-vous, « ce monstre », comme vous l’appelez, et que ne méditiez-vous, comme vous les nommez, ses « ouvrages de confusion et de ténèbres » ! Vous auriez appris de lui deux choses éternellement vraies : l’une, que « ce sont les passions seules qui gouvernent la foule, livrée sans résistance à tous les vices102 », car là-dessus le juif d’Amsterdam ne diffère pas d’opinion avec les solitaires de Port-Royal ; et l’autre, qu’il n’y a pas de métaphysique sans morale, mais surtout pas de morale sans métaphysique, et que, sous le nom d’Éthique, elles se pénètrent, se confondent et se soutiennent l’une l’autre.

Je ne voudrais pas exagérer l’importance des passages que je viens d’extraire. Évidemment ce serait aller trop loin, beaucoup trop loin que de prétendre qu’ils forment le fond et la substance de la doctrine de Massillon. Ce serait comme si nous abusions des imprudences qu’il commet dans son sermon Sur l’aumône, pour rapprocher ses théories de celles de l’auteur du Discours sur l’inégalité des conditions et du Contrat social. Il est certain qu’il dit, en propres termes, « que tous les biens appartenaient originairement à tous les hommes en commun, et que la simple nature ne connaissait ni de propriété ni de partage ». Il est certain qu’il dit, en propres termes, « que, pour éviter les discussions et les troubles, le commun consentement des peuples établit que les plus sages, les plus intègres, les plus miséricordieux seraient les plus opulents ». Il est certain qu’il dit, en propres termes, « que les riches furent ainsi établis par la nature même comme les tuteurs des malheureux, et que ce qu’ils eurent de trop ne fut plus que l’héritage de leurs frères confié à leur équité ». Mais il est certain aussi que ce n’est là pour lui qu’une thèse spéculative, ou un moyen de donner une sanction d’antiquité à l’obligation chrétienne de l’aumône. Il est certain qu’il n’en déduira pas d’application prochaine, et qu’il ne donnera pas au pauvre de recours ou d’action contre le riche. Il est certain enfin que de telles paroles doivent être corrigées par une connaissance précise des tempéraments et des restrictions que l’ensemble de sa doctrine y apporte. Et, ainsi, répétons-le, des passages que nous avons cités plus haut : je ne crois pas qu’ils constituent la doctrine de Massillon.

Mais enfin, ils sont dans les Sermons de Massillon, dans les sermons qu’il a revus, corrigés, recopiés à loisir ; ils sont significatifs ; et ce sont bien ceux-là que les philosophes du xviiie  siècle ont particulièrement remarqués. Massillon, encore un coup, inclinait vers l’erreur où les encyclopédistes allaient donner tête baissée. Comme eux il était « sensible », et comme eux « chimérique ». Et s’il ne croyait pas à la bonté naturelle de l’homme, on sent qu’il y eût voulu croire. Et n’est-ce pas un grave préjugé que ni Voltaire, ni tous ceux qui juraient alors sur la parole de Voltaire, ne s’y soient trompés ? Assurément, je vois l’intérêt qu’ils avaient à s’approprier Massillon. Un parti, quel qu’il soit, du moment qu’il est un parti, a toujours intérêt à s’approprier un honnête homme de plus, et une renommée d’intégrité incontestée. Mais voici toute la question : quel intérêt avaient-ils à s’approprier Massillon, plutôt que Bourdaloue, plutôt que Bossuet ? C’est qu’ils ont tous cru qu’en d’autres temps ce prédicateur chrétien eût été des leurs. Ils se trompaient ? J’en suis certain ; mais il reste au moins que, si Massillon n’a pas été plus sensible, plus tolérant, plus humain que Bossuet ou que Bourdaloue, il l’a été d’une autre manière, qui est la manière du xviiie  siècle.

Il a prêché contre la guerre ? Est-ce que Bourdaloue par hasard, ou Bossuet, auraient fait l’apologie du carnage et des conquêtes ? Seulement, ils savaient ce que Massillon oublie si souvent, qu’il est inutile ou même dangereux de déclamer d’une manière abstraite et générale contre les maux inséparables de l’humaine nature ; et que tout ce qu’on peut faire, c’est d’inspirer aux hommes pris chacun à part, pour ainsi dire, les vertus qui peuvent corriger la gravité, adoucir la cruauté, diminuer l’étendue de ces maux. Les hommes du xviiie  siècle pourraient bien avoir détruit beaucoup de préjugés dont ils n’avaient pas pris la peine de chercher les raisons et de reconnaître les fondements. Ils pourraient bien avoir aussi compromis la fortune de plus d’une idée juste et généreuse, pour avoir voulu lui donner trop d’extension, et la pousser d’abord à l’extrême de ses conséquences logiques. Ainsi, la vie humaine est chose assurément précieuse, ils ont eu raison de le dire, et nous leur en devons une éternelle reconnaissance ; mais ils n’ont pas assez dit que beaucoup de choses sont et doivent demeurer plus précieuses que la vie humaine. Massillon est un peu de ces imprudents qui n’ont pas calculé toute la portée de leurs paroles, Il ressemble aux philosophes du xviiie  siècle en ceci surtout qu’il n’a pas assez profondément cherché dans la connaissance de l’homme intérieur le secret de ces restrictions qu’il faut toujours mettre aux généralisations de la logique, si solidement fondées d’ailleurs qu’elles paraissent, ou si correctement induites. Il ne s’est pas assez défié « de ces grands raisonnements si aisés à faire, et de cette licence d’un auteur abandonné sans mesure à tout ce qui lui vient dans l’esprit » dont parle quelque part Bossuet. Car enfin, sachons-le bien et ne nous lassons pas de le répéter, on ne peut même pas dire à l’homme : « Tu ne tueras point », sans être obligé d’ajouter aussitôt la restriction nécessaire : nisi lacessitus injuria , c’est-à-dire sauf le cas de légitime défense, — sauf le cas où tu lèveras le bras pour la protection de ta vie ; — sauf le cas où tu tireras l’épée pour la sauvegarde de ton honneur ou de l’honneur de ceux que tu as contracté l’obligation de soutenir et de protéger ; — sauf le cas où tu prendras les armes pour la défense ou la vengeance de ta patrie menacée.

Profitons nous-même de la leçon, et tempérons, à notre tour, après avoir montré ce qu’il y avait d’affinités électives entre Massillon et les hommes du xviiie  siècle, tempérons ce qu’il y aurait, dans la constatation telle quelle de ces affinités, et de trop rigoureux et de sommairement injuste.

Il va sans dire que l’homme est hors de cause, qui fut, comme l’on sait, l’un des meilleurs, des plus aimables, et des plus vertueux en même temps dont se puissent honorer l’histoire de notre littérature et les annales de l’épiscopat français. Il faudrait le fixer dans l’attitude indulgente et doucement souriante où nous le montre une anecdote racontée par Bernis, qui fut l’un de ses protégés. « Un jour qu’il montrait à un étranger son jardin de Beauregard, et que cet étranger se récriait sur la beauté et la richesse de sa vue : “Venez, lui dit-il, dans cette allée, et je vous montrerai quelque chose de plus curieux.” L’allée était fort sombre, et l’étranger lui témoigna sa surprise en ne voyant rien de ce qu’il lui annonçait. — ‘Comment ! lui dit Massillon, vous n’apercevez pas ce jésuite et ce père de l’Oratoire qui jouent aux boules ensemble ? Voilà à quoi je les ai réduits103 ! ” » Authentique ou controuvée, peut-être arrangée par Bernis, l’anecdote n’en est pas moins de celles qu’il faut accepter et laisser entrer dans l’histoire, parce qu’elle peint vivement un homme. Nous n’avions pour notre part à parler que de l’écrivain et du prédicateur.

Or, le vrai malheur du prédicateur comme de l’écrivain et son plus grand tort, dont il n’est évidemment qu’à demi responsable, c’est d’avoir été précédé dans la chaire chrétienne par Bossuet et par Bourdaloue. C’est peut-être aussi, venant après eux, d’avoir voulu, selon le mot de lui qu’on rapporte, prêcher « autrement » qu’eux. Dans une littérature qui n’aurait ni Bourdaloue ni Bossuet, Massillon serait au premier rang ; il est vrai qu’il ne serait pas Massillon s’il n’avait été précédé de Bossuet et de Bourdaloue. Vous voyez que, pour parler de lui convenablement et lui faire sa véritable place, on est obligé, comme lui, de jouer un peu sur les mots. Ajoutons que les genres s’épuisent comme s’épuisent toutes choses de ce monde, par l’excès même de leur fécondité. Alors, si les genres, comme celui du sermon, ont une autre raison d’être et de se continuer que de procurer des émotions nouvelles aux auditeurs, spectateurs et liseurs, c’est un parti qu’il faut savoir prendre : il n’y a plus qu’à marcher sur les traces des maîtres. Seulement ce ne sont pas les contemporains qui s’aperçoivent qu’un genre s’épuise. Massillon s’est trouvé dans le même cas que Voltaire. La tragédie classique avait fourni sa carrière quand Voltaire s’en empara. Cependant, comme il était Voltaire, il put écrire encore Zaïre, Mérope et Tancrède. Pareillement, le sermon, comme genre littéraire, avait vécu lorsque Massillon parut dans les chaires de Paris. Mais il était Massillon : il a donc prononcé le sermon Sur le petit nombre des élus, et plus tard le Petit Carême. Ni ces tragédies ni ces sermons ne sont des chefs-d’œuvre, au vrai sens du mot ; ce sont au moins des œuvres beaucoup plus qu’honorables. Il me semble qu’elles ont cela de particulier qu’on y sent une main qui vaut encore mieux que l’œuvre qu’elle a façonnée, des ouvriers manifestement supérieurs à leur matière. C’est beaucoup. Il fallait d’ailleurs une révolution littéraire pour renouveler le théâtre ; il fallait pour renouveler l’éloquence de la chaire une révolution morale ; et ni Massillon ni Voltaire n’étaient de force à l’entreprendre. Elle s’est faite depuis eux. Comment et par qui, ce n’est pas le lieu de le rechercher. Bornons-nous à dire qu’elle s’est peut-être faite, comme tant d’autres révolutions, à côté de l’utile, de la vraie, de la légitime révolution qu’il y avait à faire. Et pourquoi n’ajouterais-je pas que, malgré la révolution qui s’est faite, Zaïre et Mérope continuent de « braver l’injure du temps », comme on disait au temps de Zaïre ? J’ai lu aussi nos prédicateurs, j’en ai même entendu quelques-uns, et, malgré la révolution, est-il bien sûr que les plus vantés d’entre eux aient valu Massillon ?

La comédie de Marivaux104

On dit : le marivaudage ; et comme le mot, un peu lâche et flottant, s’il enveloppe à la vérité plus d’un sens, s’applique pourtant à de certaines façons de s’exprimer plutôt que de sentir, on est parfois tenté de croire que ce que l’on goûte en Marivaux c’est uniquement, ou d’abord, un rare, un ingénieux, un subtil artisan de style. Mais l’originalité de Marivaux ne se réduit pas à si peu de chose ; elle est en profondeur et non pas seulement en superficie, sa façon de s’exprimer vient de sa façon de sentir ; il est singulier dans l’exécution, parce qu’il est neuf dans l’invention ; et bien loin que ce soient les grâces apprêtées et minaudières de la forme qui dissimulent ici la légèreté du fond, au contraire, c’est la solidité du fond qui soutient la précieuse fragilité de la forme. Aussi manquerait-il quelque chose à notre littérature dramatique si la comédie de Marivaux n’existait pas. On se consolerait assez aisément, — et, je crois, sans passer pour barbare, — de n’avoir ni Dancourt ni Destouches. Si la Comédie-Française ne pouvait se glorifier du Légataire universel ou de Turcaret, encore que la privation fût assurément sensible, il n’y aurait cependant qu’un chef-d’œuvre105 de moins à la Comédie-Française. Mais, si c’était la comédie de Marivaux qui nous manquât, il nous manquerait tout un répertoire, tout un genre dans lequel, comme il n’avait pas eu de modèles, il n’a pas eu de successeurs, et, ce genre manquant, je ne sais en même temps quelle fleur, quel parfum, non pas précisément de poésie, mais de distinction et d’élégance dans la fantaisie. C’est la nouveauté de ce genre et l’originalité de ce répertoire que je voudrais mettre ou, plus correctement, remettre en lumière. On a tout dit de Marivaux, et bien dit, et pourtant n’en resterait-il pas deux ou trois choses à dire ?

Il faut commencer par un sacrifice, heureusement peu coûteux : diviser l’œuvre de Marivaux, et mettre impitoyablement de côté ses premiers, très médiocres, et très malheureux essais. Oublions-les. Louons en passant Marianne et le Paysan parvenu, deux romans agréables, délicats et fins, mais bien longs, quoique cependant inachevés l’un et l’autre, et qui trahissent la fatigue, et venons promptement à son théâtre. Ce n’est pas que ce théâtre lui-même subsiste tout entier. Et j’avoue que j’ai quelque peine à comprendre l’espèce de curiosité sans cause avec laquelle je vois de certains fureteurs compulser la vaste collection du Mercure pour y découvrir, avec plus de témérité que de bonheur peut-être, du Marivaux inédit. « Marivaux est un de ces écrivains auxquels il suffirait souvent de retrancher pour ajouter ce qui leur manque. » Si ce mot de Sainte-Beuve est spirituellement vrai du détail du style, il l’est bien plus encore de l’ensemble de l’œuvre. Je souhaiterais pour Marivaux que, des trente-trois ou trente-quatre pièces qu’il fit jouer, le temps en eût discrètement détruit… j’ose dire bravement une vingtaine. Il en demeurerait dix ou douze, trois ou quatre purs chefs-d’œuvre dans ce petit nombre, et ce serait assez pour la gloire de Marivaux. Il y a quelques écrivains, il n’y en a pas beaucoup, qui peuvent supporter le poids de leurs œuvres complètes : Marivaux, il faut bien en convenir, est de ceux qu’écrase un tel poids.

Et voyez le grand avantage. Il est probable qu’alors aucun œil de lynx ne serait assez perçant pour découvrir dans Marivaux, comme on le faisait récemment, un révolutionnaire, ou tout au moins un réformateur, qui proteste, avant Rousseau, contre l’inégalité des conditions, et qui formule, avant Turgot, la loi du progrès.

On ne s’attendait guère
À voir ces noms en cette affaire.

Mais, à ceux qui discernent tant de choses où personne avant eux n’avait rien vu, je poserai cette question ; s’ils lisaient quelque part ces quatre vers :

Je sais rendre aux sultans de fidèles services,
Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices,
Et ne me pique point du scrupule insensé
De bénir mon trépas quand ils l’ont prononcé ;

ou ceux-ci :

Je sais combien, crédule en sa dévotion,
Le peuple suit le frein de la religion ;

s’écrieraient-ils donc que le poète attaque le trône ou l’autel ? Je ne sache pourtant pas que l’on ait jamais soupçonné Racine d’irréligion ou de républicanisme ; et personne encore dans Bajazet n’a découvert une pièce incendiaire. Il est vrai que Marivaux, puisqu’on le veut, « a formulé la loi du progrès ». C’est que, en sa qualité de travestisseur de l’Iliade, il était de la petite société des La Motte, des Fontenelle et, par eux, des Perrault. Ennemis des anciens, il importait à ces hommes d’esprit, de trop d’esprit peut-être, que les modernes, selon le mot de Pascal, fussent les anciens, en littérature comme en art, et qu’encore que Chapelain fût un peu au-dessous d’Homère, cependant « le fonds de l’esprit humain fût allé toujours croissant parmi les hommes ». Ces derniers mots sont de Marivaux. Mais il y a bien de la différence entre une thèse que l’on pose et que l’on soutient pour elle-même, à la façon de Condorcet, et d’autre part, à la façon de Marivaux, une thèse où l’on est insensiblement amené par des considérations qui n’ont guère qu’un point de contact avec la thèse. C’est même pour cela que beaucoup de choses qui ont l’air d’avoir été dites n’en restent pas moins neuves et comme à la disposition du premier qui s’en empare par leurs principes et leurs conséquences. Autrement, le réformateur ici, ce ne serait pas Marivaux, ce serait Charles Perrault, pour ne pas remonter jusqu’à Desmarets ; et puis, lisez la préface de Clitandre, si vous voulez retrouver cette « loi du progrès » jusque sous la plume de Corneille.

Est-il besoin d’ajouter que, si Marivaux a protesté contre « l’inégalité des conditions », c’est de la même manière inoffensive, pour ne pas dire inconsciente ? D’abord, parce que personne, à vrai dire, n’a protesté contre l’inégalité des conditions, mais, en tout temps, les uns ou les autres ont protesté contre l’inégalité de leur condition, quand ils la comparaient à celle de leur voisin. Les quelques libertés, bien innocentes assurément, que Marivaux a prises, c’était le privilège du théâtre italien que de les prendre. On sait qu’il s’en faisait si peu faute que l’ancienne troupe, la troupe de Mazarin et de Louis XIV, avait été vers la fin du siècle, en 1697, expulsée de France pour avoir joué publiquement Mme de Maintenon. On ne fait pas d’ailleurs attention que nous avons contracté dans notre siècle égalitaire une ridicule susceptibilité d’amour-propre. Ce qui nous blesse aujourd’hui, jadis effleurait à peine l’épiderme, et la plaisanterie, même téméraire, ne touchait un homme qu’autant qu’elle était directe et personnelle. Lorsque Molière disait, dans l’Impromptu de Versailles : « Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre ; un roi, morbleu ! qui soit entripaillé comme il faut ; un roi d’une vaste circonférence, … » avez-vous par hasard ouï dire que Louis XIV ait froncé le sourcil ? Marivaux n’y mettait pas plus de malice que Molière. L’un et l’autre s’amusaient des hommes et des choses de leur temps ; rien de moins et rien de plus. Mais nous, ne brouillons pas les temps, ne transportons pas nos idées de revendication et de protestation dans le passé, ne voyons pas plus une attaque à la noblesse dans Les Fausses Confidences que dans les Plaideurs une attaque à la magistrature ; et, par grâce, dans le fin cristal de Marivaux, si délicatement taillé, ne versons pas le gros vin de nos utopies socialistes !

D’autres encore, moins hardis sans doute, ont cru pouvoir prononcer le nom de Shakespeare et rappeler ses féeries. Mais quelles féeries ? la Tempête ou le Songe d’une nuit d’été ? Pour discret que soit le rapprochement, — et sans rechercher si quelqu’un ne serait pas venu le rendre inacceptable en y appuyant, et d’une indication fugitive tirant une comparaison dans les règles, — je crains qu’on ne soit dupe ici d’une illusion ou plutôt d’un mirage. On croit voir, et l’on ne voit pas. Si je ne me trompe, cela doit tenir uniquement à l’effet poétique des noms et du décor italiens. Les Silvia de Marivaux et ses Flaminia, quand nous n’entendons d’elles que le son de leur nom, nous transportent un instant, — le court instant d’un rêve, — dans le même monde, à ce qu’il semble, que les Portia de Shakespeare et ses Miranda. Mais il suffit qu’elles ouvrent la bouche, et nous voilà ramenés aussitôt de ce monde idéal dans le petit monde français du xviiie  siècle, avec Marivaux, poétique, si l’on veut, mais poétique à force de raffinements et d’élégances apprises. Tandis que Shakespeare nous emporte, lui, dans ce vaste monde où ni les grossières plaisanteries qu’il concède à l’ébaudissement du parterre, ni l’insupportable euphuisme qui lui sert à solliciter l’applaudissement des gentilshommes, n’empêchent la pure nature de se dégager, et d’apparaître bientôt dans toute sa simplicité, toute sa franchise, toute sa nudité. Vraiment, j’aime trop Marivaux pour l’exposer davantage, et pour l’exposer gratuitement, au danger d’une telle et si redoutable comparaison. Il importe en critique de ne prononcer qu’à bon escient de certains noms, sous la grandeur desquels, autrement, il n’y aurait personne que l’on n’assommât.

C’est bien assez que les circonstances ou l’histoire nous imposent ces rapprochements, quand ce n’est pas l’imprudence même de celui dont nous parlons. Marivaux n’aimait pas Molière : il a lui-même pris soin de le dire en propres termes. Nos antipathies nous jugent aussi sûrement, plus sûrement peut-être que nos sympathies. Marivaux a été plus loin : il a voulu refaire telles et telles pièces de Molière, et non pas le Sicilien ou le Mariage forcé, mais tout bonnement l’École des femmes, dans son École des mères, et le Misanthrope, dans ses Sincères. Soyez sûr, après cela, qu’en traçant dans Marianne le personnage de M. de Climal il ne choisissait pas ses traits sans avoir quelque arrière-ambition de refaire Tartuffe. Or, non seulement ces témérités ne devaient pas lui porter malheur, mais au contraire, et c’est en cela qu’il est unique dans notre littérature dramatique, c’est au moment précis où il quitte décidément les traces de Molière que Marivaux devient original. C’est alors qu’il entre dans une voie nouvelle, au terme de laquelle il est certain que l’on arrive assez promptement, mais qui n’en est pas moins nouvelle, qu’il a le premier découverte, et dans laquelle on accorde qu’après lui nul n’a plus trouvé qu’à glaner.

En effet, consultez le répertoire du Théâtre-Français ; tous les chemins qu’avait frayés le génie de Molière étaient usés ; tant de monde y avait successivement passé ! On aurait pu modeler d’après Molière quelques masques de théâtre et dessiner quelques costumes, car est-ce aux personnages de Dancourt que les masques n’eussent pu s’adapter, ou les costumes convenir aux personnages de Destouches ? Mais ni les marquis ni les intendants de Marivaux ne sauraient s’en accommoder, ni ses Silvia ni ses Araminte. Araminte ou Silvia se fussent senties mal à l’aise dans la robe de cour de Célimène ou dans le fourreau gris d’Agnès. Et vous n’eussiez jamais fait parler Arlequin ou Pasquin par le masque, je ne veux pas dire de Scapin ou de Sbrigani, mais de Mascarille ou de Sganarelle. Tournez les yeux d’un autre côté maintenant, et voyez au contraire comme il est à l’aise dans la robe de chambre du Malade imaginaire, le bonhomme Géronte de Regnard ! Et M. Turcaret, dans quel habit le mettrons-nous ? Un peu « de dor » sur l’habit de M. Tibaudier fera l’affaire, à moins que vous n’aimiez mieux retourner les fleurs de l’habit de M. Jourdain ! Un peu plus avant, et jusque dans les derniers jours de l’ancienne société : dites-moi pourquoi Bartholo ne remplacerait pas sa « large ceinture » et son « manteau écarlate » par l’attirail accoutumé de M. de La Souche ? si ce n’est que Caron de Beaumarchais est un habile homme et que ce qu’il démarque, il est inimitable dans l’art de vous l’escamoter aux yeux.

Beaumarchais, Lesage, Regnard, assurément, chacun d’eux met sa marque à ce qu’il touche ; et ce sont des chefs-d’œuvre que le Légataire, et Turcaret, et le Barbier de Séville. Cependant le Barbier de Séville, après tout n’est qu’une transposition de l’École des femmes. Et pour le Légataire, comme pour Turcaret, — dont la composition est bien plus savante, à notre avis, que celle du Barbier de Séville, — il est facile d’indiquer dans Molière les deux ou trois scènes génératrices que Regnard et Lesage ont saisies, étudiées, approfondies, développées, étendues enfin jusqu’aux proportions, l’un de l’une des plus brillantes, et l’autre de l’une des plus profondes comédies du répertoire. Relisez attentivement le Malade imaginaire et le Bourgeois gentilhomme : vous y retrouverez la comédie de Regnard en quelque sorte dispersée par fragments. Mais pour Lesage, il est possible de mieux préciser encore, et j’affirmerais que son intrigue tout entière est primitivement sortie des scènes XVI et XXI de la Comtesse d’Escarbagnas, combinées avec les scènes I, II et III du quatrième acte du Bourgeois gentilhomme. Là-dessus, l’un, Regnard, épicurien de bonne compagnie106, très libre d’allures et très indépendant de langage, a jeté la broderie de son étincelante gaieté. L’autre, Lesage, dont la vie nous est assez mal connue, mais qui doit dans sa jeunesse avoir éprouvé durement la misère et l’humiliation, a mis l’âpreté de sa moquerie, l’accent de sa colère, la véhémence contenue d’une indignation presque tragique ; et de fait, en aucune langue vous ne trouverez beaucoup de comédies qui soient plus voisines de la satire, où la plaisanterie soit comme assénée d’un coup plus vigoureux, et le mépris de l’homme plus ouvertement témoigné. Mais enfin Molière, je le répète, est là-haut, sur les sommets, au point où cette comédie prend sa source. Regnard, Lesage, Beaumarchais, deux ou trois fois en un siècle, réussissent à détourner le courant à leur profit, mais on ne peut pas s’y tromper, et c’est toujours le même courant.

Maintenant, voici Marivaux, et tout change. Marivaux n’emprunte vraiment à Molière, — sauf bien entendu les exemples que nous avons signalés et deux ou trois autres encore, — que des formes, des coupes de scènes, des procédés extérieurs. Je ne vois qu’un point par où peut-être il est plus voisin de Molière que Lesage même, et surtout que Regnard. C’est que, quoi qu’on en dise, il ne fait pas tant montre de son esprit, et les mots chez lui s’incorporent au dialogue presque aussi étroitement que dans la comédie de Molière. Évidemment, il n’y a pas lieu de faire ici le moindre rapprochement. Cette faculté de plaisanter à propos, ou pour mieux dire de plaisanter utilement, elle ne s’enseigne, ni ne s’emprunte, ni ne s’achète au marché. On l’a ou on ne l’a pas. Marivaux l’avait. Il est brûlant sans doute, mais plutôt par la justesse que par l’abondance du trait, et par une certaine volubilité de langue, à lui bien personnelle, plutôt encore que par l’éclat de la paillette. D’ailleurs, tout à fait émancipé de Molière, il n’imite de lui ni l’espèce, ni par conséquent les ressorts de l’intrigue, ni surtout, et ce point est capital, les mobiles qui font agir ses personnages. Est-ce à dire qu’il soit tout à fait indépendant, mort sans successeur et né sans ancêtres ? Non ; mais, tandis que tous les autres obéissent à l’impulsion de Molière, Marivaux y résiste d’abord, finit par se révolter, rompt ses liens, et va se mettre à l’école de Racine. La comédie de Marivaux, c’est la tragédie de Racine, transportée d’un ordre de choses où les événements se dénouent par la trahison et la mort, dans un ordre de choses où les complications se dénouent par le mariage. Au fond, Andromaque, n’est-ce pas une « double inconstance » ; Pyrrhus infidèle à l’amour d’Hermione, comme Hermione est parjure à l’amour d’Oreste ? N’est-ce pas la tragédie, s’il en fut, des « fausses confidences » que Bajazet :

Avec quelle insolence et quelle cruauté
Ils se jouaient tous deux de ma crédulité !…

mais Mithridate ou Phèdre, quels jeux, et quels jeux sanglants « de l’amour et du hasard » ! Déjà les contemporains de Marivaux, étendant à toutes ses comédies le titre de l’une ou plutôt de deux des meilleures d’entre elles, avaient remarqué qu’elles étaient toutes des Surprises de l’amour. Placez seulement l’amour dans des circonstances qui l’élèvent à la dignité d’une passion tragique, ne sont-ce pas toutes aussi surprises, et surprises terribles, de l’amour, que les tragédies de Racine ?

Je ne sais d’ailleurs, ni n’ai besoin de savoir, si Marivaux s’est proposé comme un modèle à suivre la tragédie de Racine. Je ne le crois pas, car, n’ayant reçu qu’une éducation première, à ce qu’il paraît, fort incomplète, il s’est formé plus tard dans un petit monde singulièrement hostile à la mémoire du poète. Mais, après avoir longtemps essayé ses forces dans des genres qui ne lui convenaient pas, Marivaux, un jour, éclairé par son premier succès, — ce fut justement la Surprise de l’amour, en 1722, aux Italiens, — et voyant quel rôle épisodique jusqu’alors, et depuis Molière, l’amour avait joué sur la scène comique, aura senti l’inspiration venir, et qu’après bien des tâtonnements, il avait enfin rencontré la voie de sa fortune littéraire.

L’amour, en effet, et non pas seulement l’amour-propre, comme on l’a dit, voilà le vrai domaine de Marivaux. Mais, si toutes ses bonnes comédies peuvent être appelées des surprises de l’amour, ce n’est nullement à dire quelles se ressemblent toutes. Il tenait à cœur de se justifier de cette critique, et il avait raison. « J’ai guetté, disait-il, dans le cœur humain, toutes les niches différentes où peut se cacher l’amour, lorsqu’il craint de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d’une de ces niches. » Et encore, précisant lui-même, et faisant ressortir les nuances : « Dans mes pièces, c’est tantôt un amour ignoré des deux amants ; tantôt un amour qu’ils sentent et qu’ils veulent se cacher l’un à l’autre ; tantôt un amour timide qui n’ose se déclarer ; tantôt enfin un amour incertain et comme indécis, un amour à demi né, pour ainsi dire, dont ils se doutent sans en être bien sûrs, et qu’ils épient au dedans d’eux-mêmes avant de lui laisser prendre l’essor. Où est en cela la ressemblance qu’on ne cesse de m’objecter107 ? » Me sera-t-il permis, incidemment, de revenir ici sur ce qu’on nous disait plus haut d’un Marivaux « protestant contre l’inégalité des conditions » ? Et ne voit-on pas bien que s’il n’avait pas écrit les Fausses Confidences ou le Préjugé vaincu, s’il n’avait pas marié quelque comtesse avec quelque intendant ou manière d’intendant, et quelque petite marquise avec quelque bourgeois, c’est, comme il dit lui-même, une des « niches où se cache l’amour », et des plus profondes, celle que creuse dans un cœur féminin la vanité de la naissance et du rang, dont il eût négligé de le faire sortir. Procédé d’artiste, et coquetterie de peintre qui ne veut rien laisser échapper de ses modèles, que ces prétendues idées réformatrices du discret Marivaux !

Mais comme il avait raison de demander où était la ressemblance entre tous ces petits chefs-d’œuvre ! « Vous avez beau dire, répondait d’Alembert, il n’importe pas si dans vos comédies l’amour se cache ou ne se cache pas de la même manière, et c’est toujours un amour qui se cache. » L’admirable raisonnement ! et qui sent bien son xviiie  siècle, ce siècle d’analyse et de simplification, où l’on travaillait à qui mieux réduirait l’homme en quelques traits essentiels et fonderait les sociétés à venir sur la loi de la moindre action ! L’amour, pour d’Alembert, et pour Voltaire aussi108, quand il parle avec humeur des « comédies métaphysiques » de Marivaux, c’est l’amour, comme l’ambition c’est l’ambition, et comme la haine c’est la haine, sans distinction ni nuances, des ressorts ou des mobiles abstraits, sans figure ni couleur, qui se traduisent par les mêmes mouvements, en passant par les mêmes phases, pour aboutir aux mêmes effets. Mais, quoi qu’ils en disent, vous, qui n’êtes pas philosophe et qui ne collaborez pas à l’Encyclopédie, dites-moi, est-ce que vous apercevez la moindre ressemblance entre la Silvia du Jeu de l’amour et du hasard et l’Araminte des Fausses Confidences ? Est-ce que vous trouvez que le sujet de la Double Inconstance est le même que celui de la Surprise de l’amour ? Est-ce que, de l’une à l’autre de ces quatre pièces, la psychologie n’est pas entièrement neuve, l’intrigue absolument différente, les personnages caractérisés chacun par des traits différents ? Quoi ! ces deux amants qui, dans la Surprise de l’amour, en viennent à s’aimer, quoi qu’ils en aient, ce serait le même sujet que la Double Inconstance, où deux amants, quoi qu’ils fassent, cessent insensiblement de s’aimer ? Et le roman de cette riante, espiègle et charmante Silvia du Jeu de l’amour et du hasard, ce serait l’histoire de la tout indulgente, tout humaine et un peu nonchalante Araminte des Fausses Confidences ? L’une se dépite et se mutine d’être prise au piège qu’elle-même a tendu, l’autre se désespère de tendre inutilement son piège, et que celui qu’elle voudrait ne s’y prenne pas. Tout le monde conspire unanimement au bonheur de la première, et tout le monde unanimement conspire pour la contrariété de la seconde. Et Marivaux fait toujours la même pièce ? il peint toujours la même femme ? Allons, décidément, ce géomètre qui, voyant jouer Athalie, demandait : « Qu’est-ce que cela prouve ? » il est inutile qu’on le cherche, ce devait être d’Alembert.

De cette conception fondamentale des comédies de l’amour, tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il est nécessairement résulté que les femmes, comme dans la tragédie de Racine, ont le beau rôle, en général, dans le théâtre de Marivaux, et que les hommes n’y ont d’éclat que celui que leur prête la femme qui les aime. Peut-être aussi le procédé de Marivaux, plus uniforme que celui de Racine, contribue-t-il à diminuer encore le peu de relief qu’il donne à ses rôles d’hommes. Il me paraît évident que c’est son caractère de femme qu’il étudie d’abord, très finement, très profondément, et que c’est seulement, comme l’on dit, quand il le tient, qu’il commence à construire sa pièce. En effet, presque toujours, son rôle d’homme est la répétition ou la réplique de son rôle de femme. Si la comtesse de la Surprise de l’amour en est à détester les hommes, Lélio détestera les femmes. Si la Silvia du Jeu de l’amour et du hasard forme le projet de se déguiser en soubrette, Dorante aura de son côté conçu la fantaisie de passer pour son propre valet. Si l’autre Silvia, celle de la Double Inconstance, est femme à se laisser tout doucement prendre à l’amour du Prince, Arlequin, lui aussi, sera tout près de se laisser séduire aux avances de Flaminia. Les personnages se présentent par couples, et l’action marche par scènes pour ainsi dire parallèles. Le plus souvent d’ailleurs, la soubrette vient doubler sa maîtresse et le valet son maître, ce qui permet, sans compliquer l’intrigue, de la maintenir dans les régions de la moyenne comédie, toujours gaie, légèrement railleuse, également tempérée dans le rire et dans les larmes. Mais, s’il résulte bien de là quelque monotonie, cette monotonie n’est qu’extérieure. Quelques rôles d’hommes, celui d’Arlequin, par exemple, dans la Double Inconstance, et généralement les premiers Arlequins de Marivaux, ne tombent pas sous cette critique. Et, pour les rôles de femmes, on ne serait pas embarrassé d’en citer une douzaine qui sont des plus délicats, des plus savamment nuancés, et des plus individuels qu’il y ait dans notre répertoire comique. Même quand ils ne sont qu’esquissés, ils sont souvent charmants. Étudiez plutôt, dans le Préjugé vaincu (l’avant-dernière comédie de Marivaux et l’une assurément des plus faibles) les variations ingénieuses dont il a diversifié le type classique de la soubrette, ou encore, dans la Double Inconstance, le si joli rôle de Flaminia.

On peut aller plus loin, et, sans être accusé, je crois, de trop de hardiesse, on peut dire que les rôles de femmes du théâtre de Marivaux sont presque les seuls rôles de femmes qu’il y ait dans notre répertoire comique. Au moins dans le théâtre entier de Molière, je ne reconnais que trois rôles de femmes qui soient bien nettement caractérisés : ceux d’Agnès, d’Elmire et de Célimène. Il est vrai qu’ils peuvent compter tous les trois parmi les plus rares créations du génie de Molière. Les autres appelez-les comme il vous plaira, Marianne, Élise, Henriette même, c’est toujours un peu la même ingénue ; nommez-les Dorine, Nicole, Toinon, c’est toujours un peu la même soubrette. Et cela s’explique. Je suis persuadé que, si les femmes étaient franches, ou, pour mieux dire et plus poliment, si ce n’était pas chez elles une habitude passée en nature que de subordonner leur jugement à celui des hommes, et de penser tout ce qu’elles pensent par convenance et par tradition plutôt que par conviction, elles avoueraient que Molière les choque et les blesse souvent. Leurs mines, comme dit le poète,

Leurs mines et leurs cris aux ombres d’indécence
Que d’un mot ambigu peut avoir l’innocence,

ce n’est peut-être pas tant que le mot lui-même alarme leur pudeur ou seulement offense la délicatesse de leurs oreilles ; mais elles sentent que Molière est de ceux qui pourront bien les adorer ; quant à les aimer et les traiter en égales, jamais. Au fond, depuis l’École des femmes jusqu’aux Femmes savantes, la philosophie de Molière n’a pas varié sur ce point. Et dans ce que j’appellerai la profession de foi d’Arnolphe, comme dans la déclaration de principes du bonhomme Chrysale, j’estime que, une fois ôtée l’exagération comique, il a mis beaucoup plus qu’on ne croit de sa propre pensée. Cela se sent. Molière est dur pour les femmes, moins encore en ce qu’il les rudoie qu’en ce qu’il en parle de très haut, et comme d’êtres inférieurs :

Leur esprit est méchant, et leur âme fragile.
Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile,
Rien de plus infidèle, et malgré tout cela
Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là.

Je ne sais s’il y a quelques femmes qui goûtent ce qu’il y a dans ces vers d’involontaire hommage à leur toute-puissance ; mais le reste, si je ne me trompe, n’en sent que le mépris, et le reste a raison. C’est ici la grave lacune du génie de Molière, et quand je les compare, — car ceux-ci peuvent être comparés, — c’est par où Shakespeare certainement l’emporte.

Encore ici donc, c’est parmi les successeurs de Racine qu’il faut placer Marivaux. Les femmes sont plus nombreuses et presque aussi diverses dans le répertoire comique de Marivaux que dans le répertoire tragique de Racine. Elles y vivent d’une vie moins poétique, mais presque aussi réelle. Et si Marivaux, pour se conformer à l’usage de la scène française, leur dit parfois des duretés, c’est avec prodigalité qu’il se rachète, en ornant ses grandes dames, ses bourgeoises, et jusqu’à ses suivantes, de toutes les qualités tour à tour, ou de défauts plus charmants peut-être et qui leur vont mieux que leurs qualités. Il y a quelques soubrettes encore qui se promènent dans son répertoire ; mais il n’y a plus d’ingénues, ni de coquettes, ni de duègnes ; il y a des femmes. Qu’il ait eu maintement besoin d’un style nouveau, plus pénétrant, en quelque sorte, que le style classique de la comédie, pour analyser toutes les finesses, démêler tous les sophismes, et surprendre et fixer sous nos yeux tous les subterfuges du cœur féminin, quoi de plus naturel ? « On croit voir, disait-il lui-même, partout, dans toutes mes comédies, le même genre de style, parce que le dialogue y est partout l’expression simple des mouvements du cœur. La vérité de cette expression fait croire que je n’ai qu’un même ton et qu’une même langue, mais ce n’est pas moi que j’ai voulu copier, c’est la nature, et c’est peut-être parce que ce ton est naturel qu’il a paru singulier. » On ne saurait plus spirituellement se justifier du reproche de préciosité. Notez d’ailleurs qu’il n’y a dans ces quatre lignes d’apologie qu’un seul petit mot de trop : c’est celui que nous avons souligné. L’illusion de Marivaux est de se croire « simple ». J’ai rapproché plusieurs fois sa manière de celle de Racine, et je ne crois pas, en le faisant, avoir dépassé les justes bornes de la comparaison permise. Mais voici la différence, — et c’est peut-être une de ces différences qui mettent un abîme entre le talent et le génie, — Racine est simple et Marivaux ne l’est pas. Racine dit les choses aussi finement, aussi délicatement que qui que ce soit d’entre les beaux esprits, mais il les dit tout ensemble fortement et simplement. Marivaux est obligé de contourner sa manière pour suivre ces mêmes sentiments délicats à travers les replis où ils se dissimulent. Mais ceci dit, et cette grande infériorité constatée, Marivaux a raison. Traduisons correctement la pensée qu’une modestie de bon, —  goût l’empêchait d’exprimer tout entière. Marivaux est, dans l’histoire de notre théâtre, — à quelque distance de Racine, — l’écrivain dont l’observation féminine a eu le plus d’étendue.

Relevons encore un trait. Il résulte de cela même que ce théâtre, dont le décor est fantastique et l’intrigue ordinairement romanesque, est cependant une image fidèle de la nature ou du moins de la vie. Voici comment et par où : c’est qu’il ne comporte pas l’exception. Vous vous récriez, et vous dites :

Que ce n’est pas ainsi que parle la nature !

Et vous avez raison, nous venons de le constater. Mais à tous, Marivaux pourrait nous répondre en nous demandant si nous savons comment parle la nature. Qu’est-ce, en effet, que la nature dans des civilisations raffinées comme la nôtre ? à quel signe la reconnaissons-nous bien ? Le paysan de nos campagnes est-il l’homme naturel, ou si c’est l’ouvrier de nos manufactures ? l’ingénieur de nos écoles, ou l’officier de nos garnisons ? la femme du commerçant assise à son comptoir, ou la dame de nos petites villes de province ? l’ouvrière qui peine aux champs comme l’homme, ou celle qui s’use aux travaux quotidiens de l’industrie ? Certainement il serait difficile de le dire, et par conséquent facile de pousser le paradoxe. Mais il n’est jamais bon de pousser trop loin les paradoxes, parce qu’il y a toujours quelqu’un qui les prend au sérieux. Retenons cependant un point : c’est que, si l’homme, dans son fond, ne change guère à mesure qu’il avance en civilisation, il se complique au moins, et se dérobe à lui-même les vrais motifs de ses actes sous le réseau de jour en jour plus serré des prétextes qui les déguisent. Nous ne valons probablement ni mieux ni pis que nos pères ; bons ou mauvais, nous sommes bons de la même manière et mauvais pour les mêmes raisons ; mais nous nous sommes créé des moyens nouveaux d’être bons ou mauvais. Que ces mobiles, en dernière analyse, se trouvent être absolument les mêmes qu’au temps de la reine Artémise, assurément ; mais enfin, la forme nouvelle que nous leur prêtons, l’aspect nouveau sous lequel nous les voyons, les noms nouveaux dont nous les colorons, tout cela, c’est la vie même et la substance de la vie de notre temps. On peut donc être un écrivain très discutable comme écrivain, et cependant un observateur. On peut écrire, comme Marivaux, dans un style dont les juges sévères diraient qu’il approche du galimatias, et cependant être naturel.

C’est même pourquoi, nous l’avons fait observer tout d’abord, et nous le répétons comme une conclusion que l’on s’est efforcé de solliciter dans l’esprit du lecteur, si l’on commence par étudier dans Marivaux le marivaudage, c’est-à-dire la forme, non seulement on s’expose à le juger mal, mais encore à ne pas le comprendre. Marivaux est à la recherche de la nature et travaille d’après le modèle vivant. A-t-on bien assez remarqué qu’il a presque le premier peut-être, dès le début de sa Marianne, réclamé pour « les petites gens », comme on les appelait alors, l’attention, la curiosité, la sympathie de l’artiste ? « Il y a des gens dont la vanité se mêle de tout ce qu’ils font, même de leurs lectures. Donnez-leur l’histoire du cœur humain dans les grandes conditions, … mais ne leur parlez pas des états médiocres ; … laissez là le reste des hommes : qu’ils vivent, mais qu’il n’en soit plus question. Ils vous diraient volontiers que la nature aurait bien pu se passer de les faire naître et que les bourgeois la déshonorent109. » Lui, croyait déjà que l’artiste, passant dans la rue, peut s’intéresser à la discussion d’une marchande lingère et d’un cocher de fiacre, et ne pas dédaigner de fixer la scène.

Laissez donc là sa forme ; dites qu’il occuperait un rang bien plus élevé dans l’histoire de notre littérature, s’il avait pu complètement se rendre maître, sans cesser d’être lui, de la langue de tout le monde ; et regardez au fond. Je ne vois pas qu’aucun de ses héros, qu’aucune de ses héroïnes soit placée dans une condition qui dépasse l’ordinaire ; je ne vois pas qu’aucun ni qu’aucune aient des vertus ou des vices qui ne soient nos qualités moyennes ou nos défauts ordinaires ; je ne vois pas enfin que personne d’eux prenne des résolutions qui ne soient à l’entière volonté des plus ordinaires d’entre nous. Et vraiment, pour que l’on s’avise de trouver Marivaux poétique, il faut que le siècle soit bien profondément enfoncé dans la prose. S’il nous intéresse et s’il nous amuse, ne l’oublions pas, ce n’est pas en nous transportant dans un autre monde, c’est au contraire en nous présentant le miroir. Les types de la comédie de Marivaux sont à portée de notre œil ou de notre main. Nous vivons au milieu d’eux. C’est en ce sens qu’il est naturel et vrai. Nul besoin à lui de combiner des événements miraculeux ou d’imaginer des types qui ne soient pas pris directement de la réalité. Il n’attend pas, pour se mettre à l’œuvre, qu’une exception ait posé devant lui ; c’est assez de la société qui l’entoure, du petit monde où il vit et qu’il aime ; il a du talent, de la finesse et de la bonté : que faut-il davantage ?

Qui donc a dit qu’il n’était pas impossible que Marianne eût inspiré les romans de Richardson ? En tout cas, je ne sais ce qu’il en est aujourd’hui, mais les Anglais, au xviiie  siècle, ont beaucoup aimé Marivaux. Ce doit être surtout en raison de l’honnêteté sincère et de la bonté profonde que respirent ses ouvrages, et bien moins, quoi qu’on ait dit, en raison de la singularité de la forme qu’en raison de la solidité du fond. Et pour nos écrivains, s’il n’est pas un modèle que l’on doive recommander, ce n’est point que son style après tout soit si riche en mauvais enseignements ; — car franchement, croyez-vous, pour prendre l’exemple le plus opposé qu’on imagine, que le style de l’auteur des Martyrs et surtout des Natchez fût un meilleur modèle ? — c’est que Marivaux a presque épuisé ce genre des surprises de l’amour où il s’était renfermé. J’ai dit qu’il manquerait quelque chose à notre littérature dramatique si le répertoire de Marivaux nous manquait. Pourquoi n’irais-je pas, en finissant, d’un ou deux pas encore plus loin ? Si nous n’avions ni le Legs, ni le Jeu de l’amour et du hasard, ni les Fausses Confidences, ni l’Épreuve, je ne suis pas bien sûr qu’il ne manquât pas quelque chose à l’esprit français.

La Direction de la librairie sous M. de Malesherbes

Le rôle que nos philosophes du xviiie  siècle ont joué sur la scène de leur temps, et ceux-là particulièrement que nous réunissons sous le nom d’encyclopédistes, on en dispute, il est vrai ; les uns l’applaudissent, les autres le sifflent, j’en sais enfin qui le maudissent, mais on le connaît, ou du moins on croit le connaître. Admettons pour aujourd’hui que ce soit la même chose. L’état qu’ils ont tenu dans le monde, et dans le plus grand monde, courtisés par les rois, par les impératrices, partout ce qu’il y avait alors en Europe d’aristocratie brillante, frivole et imprudente, on le connaît encore, ou du moins il est aisé de le connaître. Il y suffit presque de feuilleter la Correspondance de Voltaire ou les Confessions de Rousseau. Mais leur condition légale, mais la nature de leurs rapports avec le pouvoir, mais leur situation sous le régime administratif du privilège et de la censure préalable, voilà ce que l’on ne connaît guère, ou plutôt voilà ce que l’on ne connaît pas. On sait bien que les lois étaient sévères, inhumaines, attardées comme qui dirait de quelque deux ou trois cents ans sur l’esprit du siècle ; on ne sait pas ce que la douceur des mœurs administratives apportait de tempéraments à la rigueur des lois ; — et là pourtant est toute la question. C’est ici, mais dans la mesure seulement où cette question se lie à l’histoire de la littérature du xviiie  siècle, ce que nous nous proposons d’étudier.

Les documents ne manquent pas, et, pour la plupart, non moins inédits qu’authentiques. Nous n’en dresserons pas l’inventaire : pour deux raisons. La première, c’est que, sans parler de nombreuses pièces dispersées entre diverses collections, il serait un peu long de détailler le contenu des deux cent quarante-huit volumes des Archives de la chambre syndicale de la librairie et des cent trente-trois volumes de la Collection Anisson-Duperron, — en tout trois cent quatre-vingt-un volumes, qui forment, en s’ajoutant, et se complétant les uns les autres, le fond d’une histoire générale de la librairie sous l’ancien régime, — un peu long, et assez inutile. La seconde, c’est qu’en pareille matière, l’essentiel n’est pas d’avoir tout vu, car on se doute bien que le fatras abonde, l’ennuyeux et l’insignifiant, dans cet énorme amas de vieux papiers ; ou, mieux encore, l’important est peut-être de savoir ne pas tout dire. Il se trouve, au surplus, qu’en détachant de ces deux collections un certain nombre de pièces, on a la substance même du sujet que nous venons de circonscrire : ce sont les nombreux papiers (puisqu’ils ne comprennent pas moins d’une trentaine de volumes encore) qui se rapportent à l’administration de la librairie sous M. de Malesherbes.

Malesherbes a gouverné la librairie pendant près de treize ans, de 1730 à 1763, et son gouvernement a fait époque dans l’histoire du siècle. C’est que, s’il y a dans le cours d’un grand siècle un temps de crise où se décide en quelque sorte l’allure générale et le mouvement des idées, ce temps, — par une coïncidence fortuite, et dont il ne faut par conséquent ni faire honneur à Malesherbes, ni non plus lui faire un reproche, — tombe précisément entre les treize années de son administration. On peut dire avec vérité, que lorsque Malesherbes prend la direction de la librairie, la bataille du siècle n’est pas même encore engagée, mais on peut dire que les philosophes ont emporté la victoire lorsque Malesherbes résigne ses fonctions. Une brève énumération de noms propres et de titres le démontre péremptoirement. Comptez plutôt : — en 1750, Voltaire vient à peine de partir pour Berlin ; d’Alembert et Diderot n’ont publié de l’Encyclopédie que le lourd, mais inoffensif prospectus ; Rousseau n’est l’auteur encore que de son Discours sur les sciences, une pure déclamation de rhétorique ; le reste, Raynal, Marmontel, Grimm, Helvétius, d’Holbach, n’a qu’un semblant d’existence publique. Franchissez brusquement l’intervalle ; — en 1763, tous ces noms sont devenus presque illustres, et quelques-uns presque européens ; Rousseau n’a déjà plus à publier un seul de ses grands ouvrages ; ils se sont tous, dans ce court espace de temps, depuis le Discours sur l’inégalité jusqu’au Contrat social, comme pressés l’un sur l’autre ; l’Encyclopédie a paru, on l’a suspendue, elle a reparu, on l’a supprimée derechef, et la voilà cependant qui s’achève ; Voltaire enfin a pris possession, pour ne le plus quitter jusqu’à son dernier jour, de son rôle de combat en même temps que de sa seigneurie de Ferney. Les philosophes et les encyclopédistes, isolés il y a treize ans, et non seulement inconnus, mais hostiles les uns aux autres, maintenant groupés autour d’une entreprise commune, sont un corps dont l’esprit dirige à son gré l’opinion. Le grand effort est fait, et visiblement il suffira de quelques coups pour jeter bas ce qui subsiste encore de l’ancienne société française. La plupart des hommes qui vont désormais venir à la réputation, un Condorcet ou un Mirabeau, seront déjà les futurs acteurs de la révolution.

C’est ce qui fait le très grand intérêt de l’histoire de l’administration de M. de Malesherbes. Lorsque nous la connaîtrons bien, il nous sera permis de passer du dehors au dedans, et d’étudier l’histoire intérieure de la propagande philosophique au xviiie  siècle.

I

« Le président de Malesherbes, écrit d’Argenson en son Journal, s’y prend fort joliment. Il laisse passer tout ce qui se présente ; … puis, quand les ordres d’en haut surviennent pour prohiber, il les publie et revient à la tolérance, de façon qu’elle règne aujourd’hui dans la littérature plus que partout ailleurs110. » Si d’Argenson, par hasard, avait dit là l’exacte vérité, la littérature aurait sans doute à Malesherbes d’une obligation tout à fait singulière ; mais l’histoire, plus impartiale, n’hésiterait pas à prononcer que le directeur de la librairie aurait étrangement trompé la confiance de son père, le chancelier de Lamoignon, et de son roi. Car il est assurément permis de faire du bien dans une grande place, mais non pas, même pour faire ce bien, de dénaturer, comme ce serait ici le cas, les fonctions de cette place, et d’agir au contraire des devoirs que l’on a contractés en l’acceptant. D’Argenson tourne sans doute ici les choses à sa manière, laquelle est volontiers gouailleuse et, jusque dans l’éloge, assez habituellement malveillante. Il suffisait de dire que, lorsqu’à la fin de 1750, Malesherbes prit en main la direction de la librairie, son intention était de laisser aux écrivains tout ce que les règlements en vigueur, les usages administratifs, le temps, les circonstances, l’état si variable alors et si changeant de l’opinion, enfin l’utilité publique, lui permettraient de leur laisser de latitude et de liberté. Lui qui, selon la remarque de Sainte-Beuve, et si de graves occupations ne l’eussent pas absorbé tout entier, eût peut-être essayé, comme les Buffon et comme les Montesquieu, de se faire un nom dans les sciences ou dans les lettres, il était homme à sentir tout le prix de la liberté. Jeune encore (il n’avait pas trente ans), premier président de la cour des aides (et c’était presque la seconde magistrature du royaume), richement marié, dans la finance, avec une fille du fermier général Grimod de la Reynière ; instruit, lettré, savant même, héritier de cette culture d’esprit traditionnelle chez les Lamoignon, plus fin, moins timoré, plus humain surtout qu’on ne l’était d’ordinaire dans cette grande et glorieuse famille parlementaire ; connu, répandu même parmi les gens de lettres, élu tout récemment à l’Académie des sciences, il se flatta, peut-être un peu naïvement, de faire agréer son patronage aux écrivains, et qu’en retour de la protection dont il les couvrirait, eux, de leur côté, le pratiquant et l’appréciant chaque jour davantage, s’en fieraient à lui du soin et des moyens de concilier sa bonne volonté de leur plaire, ou plutôt de les servir, avec les obligations naturelles de sa charge. Mais il fut promptement détrompé. La tâche était plus épineuse qu’il ne l’avait cru tout d’abord.

L’une des causes en était qu’en principe il n’existait, à proprement parler, ni direction ni département de la librairie. Mais le chancelier de France, « protecteur né de la librairie », — et à moins qu’il ne lui convînt de retenir la fonction avec le titre, comme avait fait parfois d’Aguesseau, comme avait fait Pontchartrain, — déléguait à qui bon lui semblait, le plus souvent au lieutenant de police ou à quelque maître des requêtes au Conseil d’État, la « manutention » d’une matière infinie, confuse, mal digérée, qui comprenait de tout un peu, depuis le droit d’autoriser nommément la veuve d’un ouvrier imprimeur à recevoir des apprentis, jusqu’au pouvoir d’arrêter sous la presse la pensée de Voltaire et de Diderot, les plus minces détails de la surveillance administrative et les plus grands intérêts de la littérature. Tantôt, en effet, il s’agissait de savoir si l’on maintiendrait contre la bruyante clameur des amours-propres blessés les droits de la libre critique, ou la liberté même de la pensée contre l’intolérance officielle de l’Église et des parlements ; et tantôt il s’agissait de savoir si l’on permettrait à un libraire de réimprimer la Nouvelle Héloïse avant que son confrère eût achevé d’écouler mille exemplaires de l’édition de Hollande qui lui restaient encore en magasin. C’est ici l’ancien régime dans la singularité de sa constitution : inquisitorial, si je puis ainsi dire, et paternel tout à la fois ; une sollicitude attentive aux intérêts privés contrepesant et, dans une certaine mesure, compensant l’insouciance des intérêts généraux. Une autre fois, il fallait décider si c’était le libraire Lambert qui voulait voler Fréron, ou si c’était Fréron qui voulait duper le libraire Lambert ; mais une autre fois la question était si l’on continuerait de protéger contre le parlement et contre le conseil même du roi, l’entreprise de l’Encyclopédie. Tout cela venait aboutir à Malesherbes. Ajoutez de perpétuels conflits de juridiction, comme il est inévitable dans une charge dont les limites flottent indéterminées ; l’obligation d’être toujours en garde contre les sollicitations des personnes de cour, les surprises des gens de lettres, ou les empiétements de la Sorbonne, du Parlement, du ministère même sur les droits du chancelier ; l’extrême difficulté d’agir sans se heurter aux prétentions de l’un, sans provoquer les revendications de l’autre ; comme conséquence, des haines redoutables, des rancunes persistantes, la disgrâce toujours imminente, et vous n’aurez que l’imparfaite idée du détail innombrable et des mille inquiétudes que comportait une fonction découverte, pour ainsi dire, de toutes parts, puisqu’il n’en existait ni provisions, ni brevet, ni commission, ni titre.

C’était bien autre chose encore si, négligeant tout ce qui n’est que matière d’administration, on passe aux deux objets essentiels de la direction de la librairie : la concession des privilèges et la censure des livres. Nous n’avons pas à faire l’histoire, pour curieuse qu’elle soit, du privilège en librairie. Cependant, comme il n’est chose au monde qui ne retienne, en dépit des changements que le temps y apporte, quelque souvenir de son institution primitive, il est bon de noter que le privilège, à ses débuts, était si loin d’être ce que l’on a coutume encore aujourd’hui d’entendre sous le mot, — un instrument de règne, une mainmise du pouvoir sur les droits de la pensée, — qu’il est antérieur, au contraire, de plusieurs années, à l’institution régulière de la censure. Lorsque la Convention mit fin, en 1793, au régime du privilège, elle affecta de croire, ou peut-être après tout crut-elle, que le privilège en libraire, comme le privilège de monter dans les carrosses du roi, n’était et ne pouvait être qu’une dérogation arbitraire, inique et haïssable, au droit commun de tous les citoyens français. Il est pourtant bien évident que garantir aux auteurs, contre la piraterie du contrefacteur (et le privilège, à l’origine, n’avait pas d’autre objet), l’exercice de leur droit de propriété sur leur livre, c’est garantir à l’inventeur le droit de jouir de son invention, ce qui est si peu sortir du droit commun que c’est justement y rentrer. L’essentiel, en effet, pour ne pas dire le tout du privilège, à l’origine, était la clause pénale qui frappait d’une amende, selon les cas, plus ou moins considérable, le contrefacteur du livre. « Faisons défenses à tous imprimeurs, libraires ou autres personnes, de quelque qualité et quelque condition qu’elles soient, d’introduire dudit ouvrage aucune impression étrangère dans aucun lieu de notre obéissance, comme aussi de faire vendre, débiter ni contrefaire ledit ouvrage, ni d’en faire aucuns extraits sous quelque prétexte que ce puisse être, … à peine de 3 000 livres d’amende contre chacun des contrevenants. » J’ai choisi ce privilège entre beaucoup d’autres, parce que les termes en sont plus forts que d’ordinaire, et qu’en même temps on y voit mieux contre quelle diversité d’ennemis, — contrefacteurs étrangers, libraires de provinces, colporteurs ou étalagistes parisiens, faiseurs de feuilles, compilateurs d’extraits, sans parler des faussaires qui changeaient le titre seulement d’un livre et le vendaient pour nouveauté, — la librairie parisienne avait alors à se défendre. Il est daté de 1778. On en a de plus anciens, contenant plus au long ce que j’appellerai la justification et la raison d’eux-mêmes. Tel est le privilège de la première édition du Dictionnaire de l’Académie, celle de 1694 : « Comme l’impression de ce dictionnaire sera de très grands frais, et qu’il y aurait à craindre, lorsqu’il sera achevé, que le désir du gain ne portât d’autres personnes à le contrefaire, soit en changeant le titre ou l’ordre, soit en y ajoutant ou retranchant, soit en le réduisant en Epitome ou en quelque autre manière que ce soit, ce qui serait de notable préjudice à ceux qui se seraient chargés des frais de l’impression… Même, comme il n’est pas impossible que, depuis longtemps que cet ouvrage est commencé, plusieurs gens de lettres n’aient eu connaissance de la méthode et de l’exactitude avec laquelle les mots de la langue y sont examinés, vu les différentes personnes, comme copistes et comme écrivains, qui ont été employées pour le mettre au net, et qu’il n’est pas juste que, si cette connaissance est parvenue à d’autres, ils se puissent prévaloir de l’industrie et du travail de cette compagnie…À ces causes… » Et la suite à peu près comme on a vu tout à l’heure.

Les gouvernements dignes de ce nom sont doués d’un merveilleux instinct pour subodorer, en quelque sorte, les occasions d’étendre obliquement leur pouvoir, et de faire tourner au profit de leur domination les faveurs mêmes qu’ils accordent. On ne tarda donc pas à s’aviser que, puisque les auteurs et les libraires avaient besoin, vu la nature spéciale de leur propriété, que l’État la protégeât par un acte aussi d’une nature spéciale, on pouvait sans doute leur imposer des conditions, et ne leur accorder ce privilège, qui leur devenait indispensable, que sous certaines obligations qu’il restait à déterminer. Il est permis de comparer la nature de quelques-unes de ces obligations, — comme d’imprimer sur de beau papier, en beaux caractères, avec de belles marges, sous la surveillance de correcteurs congrus en la langue latine , et capables au moins de lire le grec, — à ces conditions que plus tard les règlements de Colbert imposèrent à l’industrie française en général, et plus particulièrement à l’industrie de luxe. L’industrie nationale devait être, comme toute chose en France, digne de l’éclat du trône, et il ne convenait pas à Louis XIV que sa magnificence fût tributaire de l’étranger. C’est à ce sentiment de royale fierté, c’est à la sévérité des règlements qui furent élaborés pour lui donner satisfaction, c’est à la minutie encore des prescriptions de détail où ils descendirent, que la France a dû longtemps, dans ces industries de luxe, une supériorité qu’il nous est d’autant plus permis de célébrer aujourd’hui que depuis quelques années nous sommes en train de la perdre. Il n’est guère un des nombreux règlements sur la librairie qui ne porte les traces d’une préoccupation de ce genre. « On imprime à Paris, dit un édit de 1649, si peu de bons livres, et ce qui s’en imprime paraît si manifestement négligé pour le mauvais papier qu’on y emploie et pour le peu de correction qu’on y apporte, que nous pouvons dire que c’est une espèce de honte et reconnaître que c’est un grand dommage à notre état… » Je lis encore dans un arrêt de 1725 : « Que le roi l’a rendu pour avoir été informé… que la négligence de plusieurs libraires et imprimeurs a donné lieu à différents abus qui ont excité les plaintes du public… et qui portent un préjudice considérable au commerce des livres d’impression de France dans le pays étranger. » Évidemment, l’intérêt du commerce français, l’utilité dont il est pour répandre l’influence et le renom français, le légitime orgueil de ce que l’on peut appeler, dès le commencement du xviiie  siècle, l’universalité de la littérature française, s’ils ne priment pas toute autre considération dans l’esprit des rédacteurs de ces arrêts et de ces édits, cependant ils n’y sont pas inutilement visés ; et, quand même on n’y verrait que des clauses de style, il faudrait pourtant avouer qu’il s’y est insinué quelque autre chose, au début, que le désir de borner la liberté d’écrire111.

L’importance vraiment politique du privilège ne date que de l’époque des grandes controverses religieuses. Ici encore toutefois, il est utile de faire observer que la bulle de Léon X, à laquelle on fait remonter l’institution de la censure, étant de mai 1515, ne pouvait pas être dirigée contre les réformateurs, puisque les thèses de Luther ne sont que de 1517, mais bien, comme il résulte de son texte même, contre les excès de ce que l’on a nommé l’humanisme ; — et nous pouvons ajouter contre la multiplication des libelles diffamatoires et le débordement des livres obscènes. Ce fut une ordonnance de François Ier, en 1521, qui, adoptant les principes de la bulle, et les étendant, soumit pour la première fois en France, obligatoirement, toute sorte de livres à la nécessité d’une autorisation préalable. L’Université, gardienne des traditions gallicanes, — et d’ailleurs dont les imprimeurs et libraires étaient « officiers et suppôts jurés », — fut investie de ce droit de censure. Elle l’exerça vigilamment jusque sur les évêques et même sur des cardinaux. Ce n’est pas le lieu d’énumérer les divers édits qui confirmèrent et renforcèrent successivement celui de François Ier. Disons seulement que les princes de la maison de Valois y déployèrent une sorte de rage, et qu’en des circonstances où l’on s’attendrait qu’ils eussent assez d’autres affaires, et d’assez de conséquence, on est étonné de les voir tout à coup renouveler à l’envi les prescriptions sous peine de mort, contre les libraires, les imprimeurs et les écrivains.

Au commencement du xviie  siècle, la discorde se mit en Sorbonne. C’est alors que des lettres patentes, données en 1624, transférèrent à quatre censeurs désignés par le roi, le droit qui n’avait appartenu jusqu’alors qu’à la Faculté tout entière assemblée. Enfin, en 1653, sous le chancelier Séguier, ces quatre censeurs, détachés en quelque manière de leur origine sorbonique, devinrent censeurs royaux, aux appointements de chacun 600 livres. Les privilèges ne purent plus être accordés que sous la garantie donnée par eux que le livre ne contenait rien de contraire soit à la religion, soit au gouvernement, soit aux mœurs. En conséquence de quoi, six ans plus tard, en 1659, on supprima tous privilèges généraux, c’est-à-dire portant permission d’imprimer, sans qu’il fût besoin de renouveler l’instance, tout livre à venir d’un auteur une fois jugé digne de cette marque de confiance. Il semble à la vérité que l’on ne tint pas rigoureusement la main à l’exécution de cette mesure, puisqu’en 1686 nous voyons qu’il fallut renouveler l’édit de révocation ou suppression. Je nommerai Bossuet parmi les auteurs qui dans l’intervalle avaient obtenu de ces sortes de privilèges. « Il est permis à messire Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Meaux, conseiller du roi en ses conseils, … de faire imprimer par tel imprimeur qu’il voudra, … tous les livres qu’il aura composés ou qu’il jugera à propos de faire imprimer pour l’utilité publique. » Tels sont les termes du privilège, valable pour vingt ans, dont on trouve l’extrait à la suite du Traité de la communion sous les deux espèces (1682). L’édit de 1686 l’annula sans doute comme les autres, puisqu’en 1688 l’Histoire des variations est munie d’un privilège spécial. Bossuet du moins conserva le droit, comme aussi bien tous les évêques, d’obtenir ses privilèges sans avoir à subir la formalité de l’approbation préalable. Le chancelier Pontchartrain, en 1702, voulut entreprendre sur ce droit, mais Bossuet défendit les prérogatives de l’épiscopat, et c’est grâce à lui que les ouvrages des évêques demeurèrent, — avec les factums des parties en procès, — les seuls écrits que l’on pût imprimer sans passer par l’examen des censeurs112.

On conçoit sans peine qu’à mesure du développement de la littérature, il avait fallu singulièrement augmenter le nombre des censeurs. En 1751, au début de l’administration de Malesherbes, ils étaient au nombre de quatre-vingt-deux ; ils n’étaient pas moins de cent vingt et un, douze ans plus tard, en 1763. On en comptait quatorze pour la théologie, quinze pour la jurisprudence, dix-neuf pour la médecine, trois pour la chirurgie, neuf pour les mathématiques, quatre pour la géographie et cinquante-sept pour les belles-lettres. Il serait également aisé de faire une liste de noms qui prouverait que ces censeurs étaient toujours admirablement choisis, et une autre qui démontrerait que l’on prenait plaisir à placer le mérite sous la juridiction de la sottise ou de l’incapacité. Mieux vaut donner les noms de toute une classe de ces censeurs, les censeurs pour les mathématiques, par exemple. Ce sont, en 1763, Pitot, Clairault, de Moncarville, de La Chapelle, de Parcieux, Le Blond, Bezout, de La Lande et de Montucla, — dont cinq sur neuf, au moins, s’ils ne sont pas de grands noms, sont des noms respectés dans l’histoire de la science au xviiie  siècle.

Si nombreux qu’ils fussent, la besogne ne leur manquait pas, car, sans compter qu’ils avaient un avis à donner sur les livres d’impression étrangère dont le libraire ou l’auteur demandait l’introduction et le libre débit en France, je ne relève pas moins, sur les registres de la chancellerie, du 24 décembre 1750 au 1er octobre 1763, de quatre mille quatre cent quatre-vingts demandes de privilège113. Il va sans dire que beaucoup de ces demandes sont des demandes en prorogation ou renouvellement de privilège, et qu’il ne s’agit assez souvent que de quelque vieil ouvrage à remettre au jour ; mais il va sans dire, d’autre part, que l’on chercherait en vain sur ces registres l’Essai sur les mœurs de Voltaire ou la Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques et cela fait compensation. Le pis de son affaire, c’est que le malheureux censeur était obligé, sinon de lire l’ouvrage, à tout le moins de le feuilleter consciencieusement, puisque, indépendamment de l’approbation générale que l’on imprimait en tête ou en queue du livre, il devait avoir paraphé, selon qu’il s’agissait d’une réédition ou d’une nouveauté, chaque page du manuscrit ou de la précédente édition. C’est ce qui les mettait, — comme s’exprime dans l’Encyclopédie le rédacteur de l’article Censeur, — « dans la désagréable nécessité de réduire les auteurs ou les libraires qui attendaient leur jugement dans l’état de ces pauvres âmes errantes sur le bord du Styx, qui priaient longtemps Caron de les passer :

Stabant orantes primi transmittere cursum
Tendebantque manus ripæ ulterioris amore,
Navita sed tristis nunc hos, nunc accipit illos,
Aste alios longe summotos arcet arena. »

Cette application m’ayant paru bien ingénieuse pour être de Diderot, je n’ai pas eu de longues recherches à faire ; la plaisanterie était de Bayle. On ne sait pas assez tout ce que doivent à Bayle nos rédacteurs de l’Encyclopédie.

Les censeurs étaient à la nomination du chancelier. C’est lui qui chaque année, vers le mois de décembre, en revisait la liste, rayait les uns, ajoutait les autres. On raya rarement sous l’administration de Malesherbes. Nous avons vu tout à l’heure que l’on ajouta. C’est une preuve de la grande extension que prit en ces douze ans le commerce de la librairie française, si redoutable pourtant que fût la concurrence étrangère. Quelques-uns de ces censeurs étaient appointés. Une lettre de l’abbé Trublet, le fameux archidiacre de Saint-Malo, celui-là même dont Voltaire a tracé le portrait si connu :

L’abbé Trublet avait alors la rage
D’être à Paris un petit personnage…
……………………………………..

informe poliment Malesherbes que, si l’on veut qu’il se charge, lui, Trublet, d’être le censeur des feuilles de Fréron, il faut qu’on lui promette la survivance ou l’expectative de la pension dont jouit Fontenelle, en qualité de censeur précisément. Ces pensions, par un procédé des plus ingénieux, paraîtraient avoir été généralement imputées sur les bénéfices des journaux d’alors, le Mercure de France ou l’Année littéraire de Fréron. Marin, autre censeur illustre et, comme l’abbé Trublet, beaucoup moins par un effet de son propre mérite, que grâce aux mordantes railleries de Beaumarchais dans ses Mémoires, toucha pendant quelques années 600 livres de pension sur la feuille de Fréron. Ces espèces de constitutions de rente au profit de leur propre censeur étaient le prix dont les journaux, en ce temps-là, et encore quand on voulait bien le leur permettre, payaient ce privilège, dont ils avaient si peu de peur, à rencontre de ce que l’on croit, qu’au contraire, de l’obtenir, c’était l’objet de leurs premières démarches, de leurs incessantes sollicitations, et leur souhait le plus cher. Ce malheureux Fréron, que l’on se représente, sur la foi de Voltaire, comme le défenseur soudoyé du parti de la cour, du parlement, du clergé contre le parti des encyclopédistes, savez-vous bien qu’il n’intrigua pas beaucoup moins de vingt ans avant d’y réussir ? Et ce ne fut pas Malesherbes qui le lui fit enfin accorder. On le greva de 5 400 livres de pension114.

Tous les censeurs n’étaient pas inscrits sur la liste officielle des censeurs royaux. Il y avait des censeurs bénévoles, ou plutôt des censeurs hors tour, et des censeurs de la première distinction, les ministres, par exemple, auxquels Malesherbes communiquait les manuscrits qui touchaient, qui lui paraissaient toucher aux objets de leur département. Lorsque le libraire sollicitait un privilège pour un ouvrage qui touchait à la politique extérieure, Malesherbes adressait le manuscrit à l’examen de l’abbé de Bernis ou de M. de Choiseul. M. de Machaut, ou ses bureaux, décidaient du sort d’un livre sur les Intérêts du commerce maritime ; mais M. de Saint-Florentin, en personne, d’un manuscrit sur l’Étiquette du cérémonial. Tout de même, avant de permettre d’imprimer les ouvrages qui traitaient de l’art militaire, on prenait ordinairement l’avis du comte d’Argenson ou du maréchal de Belle-Isle. Le maréchal répondait d’ordinaire en substance que tout l’art de la guerre se trouvant contenu dans « les ordonnances du roi », il n’était pas autrement besoin d’en embrouiller les principes sous prétexte de les développer115. C’était sa manière, simple et hardie, de trancher les difficultés de librairie. Une autre fois, ne proposait-il pas, en Conseil, pour couper court aux abus du colportage, de mettre, sans tant de façons, les colporteurs à mort, — et peut-être les auteurs aussi, par la même occasion116 ? Quant aux ouvrages imprimés par ordre d’en haut, je ne trouve guère à citer que des pièces d’une nature toute politique, comme la traduction, pendant la guerre de Sept ans, des manifestes de l’impératrice-reine, ou d’une nature toute personnelle, si je puis ainsi dire, telles que les réponses de Lefranc de Pompignan aux railleries de Voltaire. Exceptons aussi les ouvrages qui sortaient des presses de l’imprimerie du roi. Ceux-là, naturellement, étaient dispensés de toute censure. Buffon publia son Histoire naturelle sans ornement de privilège. Ce genre de faveur, au xviiie  siècle, avait remplacé ce que nous avons signalé plus haut sous le nom de privilèges généraux. « Lorsque le roi veut honorer et gratifier spécialement un auteur, il ordonne que son ouvrage sera imprimé dans son imprimerie et lui fait présent de son édition117. »

Il ne nous reste plus qu’à montrer les philosophes eux-mêmes devenus censeurs à l’occasion, le noble d’Alembert, par exemple, et le généreux Diderot. À la vérité, je n’ai pas découvert qu’aucun directeur de la librairie eût été si naïf que de demander à Voltaire ce qu’il fallait penser d’un livre ou d’un journal, mais Voltaire se passait bien qu’on le lui demandât, et, lorsqu’il se sentait bien en cour, nul n’hésitait moins que l’auteur de l’Écossaise à réclamer la suppression des feuilles de Fréron. D’Alembert y mettait plus de formes. En 1758, lorsque la Lettre sur les spectacles, de Rousseau, fut sur le point de paraître, Marc-Michel Rey, l’éditeur d’Amsterdam, sollicita l’autorisation d’en adresser un certain nombre d’exemplaires à ses correspondants de Paris. Malesherbes répondit favorablement, mais, par déférence pour un collègue de l’Académie des sciences, il communiqua l’ouvrage à d’Alembert. « Si vous jugez à propos de nommer un censeur, lui répondit d’Alembert, et de me choisir pour cela, je vous donne par avance mon approbation par écrit » ; et quinze jours plus tard, emphatiquement, quand il a lu tout l’ouvrage, qui venait à Paris feuille par feuille : « J’ai lu l’ouvrage de M. Rousseau contre moi ; il m’a fait beaucoup de plaisir118. » N’est-ce pas dommage que tant de générosité soit en pure perte ; que les ouvrages qui, comme celui de Rousseau, viennent de l’étranger, n’aient besoin que d’une approbation tacite ; et que les affaires de Rousseau, comme d’Alembert le sait fort bien, se règlent pour ainsi dire personnellement entre M. de Malesherbes et Rousseau ? Mais d’Alembert n’en a pas moins pris le beau rôle. Nous verrons tout à l’heure comment il le soutiendra. Pour Diderot, je conviens que ce n’est pas sous Malesherbes qu’il a rempli les fonctions de censeur, c’est un peu plus tard, sous M. de Sartine. Admirons comme le choix est heureux ! L’auteur des Bijoux indiscrets chargé d’examiner si les livres ne contiennent rien « contre les mœurs » ! Vous me direz après cela que l’on avait bien honoré de la même confiance le très licencieux auteur du Sopha. Mais ce que Diderot examinait surtout, c’était s’ils ne contenaient rien contre les encyclopédistes. Il estimait, comme son ami M. Grimm, que l’Écossaise était sans doute une assez plate comédie, de peu de mouvement et de peu d’intérêt à la scène, d’ailleurs une plaisanterie du meilleur goût, tandis que les Philosophes, de Palissot, étaient de ces abominations contre lesquelles un gouvernement fort eût dû sévir impitoyablement. M. de Sartine, un jour, le chargea de lire précisément une comédie de ce même Palissot, intitulée le Satirique. Voici l’opinion de l’homme qui s’est plaint si souvent des rigueurs du pouvoir : « Il ne m’appartient pas, monsieur, de vous donner des conseils ; mais si vous pouvez faire en sorte qu’il ne soit pas dit qu’on ait deux fois, avec votre permission, insulté en public ceux de vos concitoyens qu’on honore dans toutes les parties de l’Europe, que les voyageurs se font un devoir de visiter, et qu’ils se font un honneur d’avoir connus quand ils sont de retour dans leur patrie, je crois que vous ferez sagement119. » Je souligne exprès un membre de phrase qui caractérise bien la politique de nos philosophes du xviiie  siècle. Ils ne s’honorent pas seulement de la royale familiarité des Frédéric et des Catherine, pour ne rien dire ici de ces principicules d’Allemagne dont Grimm est le factotum, le complaisant, et le flatteur attitré ; mais encore ils savent s’en servir ; et par le moyen des compliments qu’ils leur arrachent, par l’indiscrète publicité qu’ils leur donnent, par le bruyant étalage qu’ils en font, ils se fabriquent, « dans toutes les parties de l’Europe », une réputation du poids de laquelle ils essayent de peser sur les résolutions et la conduite à leur égard du gouvernement de Louis XV.

Et ils y réussissent : car, on a pu le reconnaître à ces marques de confiance qu’ils reçoivent tantôt du directeur de la librairie ou tantôt du lieutenant de police, il est encore assez facile, au travers du réseau de ces règlements et de ces coutumes dont les mailles nous paraissaient si serrées tout à l’heure, de se frayer un passage, pour peu qu’on y sache mettre ou de souplesse ou d’audace. Les règlements sont sévères, mais les hommes sont indulgents. Auteurs, censeurs, libraires, tout ce monde est un peu de la même société. Quelques-uns, comme Fréron, sont de l’intimité des inspecteurs de police chargés de la librairie ; il dîne chez eux et leur emprunte dix louis pour payer ses dettes criardes. Quelques autres, comme Diderot, sont de la confidence de M. de Sartine. Il y en a, comme l’abbé Morellet, qui sont aux gages du gouvernement, et d’assez bon appétit pour manger à deux râteliers. Aussi l’auteur assez souvent choisit-il son censeur. Ne vous étonnez donc pas si c’est un médecin, M. de La Virotte, que l’on charge ! d’examiner les drames de Diderot ; c’est Diderot qui l’a demandé, parce que La Virotte est comme lui de la société du marquis de Croismare, et qu’il en augure un jugement favorable. Mais attendez, avant de vous indigner, si c’est à M. Bourgelat, maréchal ferrant, écuyer ou vétérinaire à Lyon, que l’on soumet les Essais de littérature de d’Alembert : c’est d’Alembert qui l’a voulu, et qui sait fort bien ce qu’il fait en sollicitant comme censeur l’un des assidus collaborateurs de l’Encyclopédie. Que si cependant l’amitié du censeur et son désir de complaire cèdent parfois à l’évidence trop claire du devoir, le manuscrit passera de ses mains à celles d’un deuxième, d’un troisième, d’un quatrième censeur, et jusqu’à ce que l’on en trouve un dont les idées plus larges, ou la conscience moins étroite veuillent bien s’accommoder au caprice de l’auteur. Après tout, la décision du censeur n’est-elle pas couverte par l’autorité du chancelier, de qui seul il tient ses pouvoirs et de qui seul il relève ? Et puis, il y a les ruses de guerre. C’est le manuscrit de l’ouvrage que l’on devrait déposer à la chancellerie, c’est sur le manuscrit que le censeur devrait apposer son paraphe, c’est sur le manuscrit paraphé que le directeur de la librairie ou le chancelier devrait délivrer le privilège ; mais, en fait, ce qu’on présente à l’approbation, c’est le livre presque tout imprimé, de façon que le pouvoir, comme il fait communément, hésite à léser les intérêts matériels engagés dans l’entreprise. « Saisir chez ce libraire, dit un inspecteur de police, c’est bien rigoureux, sa ruine entraînerait celle de beaucoup d’autres, … et la perte des livres sans permission dont il fait le plus fort de son commerce. » Et le lieutenant de police, en une autre occasion, comme s’il continuait le discours de son subordonné, d’écrire au ministre : « Je m’arrangerai avec Guérin — c’est le libraire — pour que la chose ne fasse pas d’éclat et ne porte aucun préjudice à son crédit120. » C’est sur quoi les auteurs spéculent.

Avez-vous remarqué ces livres sans permission ? C’est qu’en effet il y a des livres sans permission, qui s’impriment et se vendent avec toute sécurité. Si le directeur de la librairie ne croit pas devoir accorder de privilège, il peut donner au moins une permission, renouvelable de trois ans en trois ans. Que s’il n’accorde pas cette permission publique, l’auteur a la ressource encore des permissions tacites. Et si enfin le livre est tel qu’on ne puisse vraiment pas fermer les yeux, il y a l’impression clandestine, au titre étranger, en provenance d’Amsterdam ou de Genève, que l’on laisse librement circuler. Je lis dans une lettre de Malesherbes à l’intendant de Lyon, à propos d’un ouvrage contenant « quelques traits sur la religion catholique », par un écrivain protestant : « Le parti que nous prenons ordinairement est de permettre ces ouvrages tacitement, ou plutôt de les tolérer, puisqu’on ferait entrer l’édition étrangère ; et qu’il vaut encore mieux que ce soient des libraires ou des ouvriers français qui fassent le profit. » Et je lis, en un autre endroit, de la main même de Malesherbes, une note ainsi conçue : « J’ai mandé à M. Boulmier, auteur, que son livre était refusé ; cependant j’ai mandé à M. d’Hémery de ne pas user de grande rigueur si on l’imprimait sans permission121. » On sait d’ailleurs que, lorsqu’un arrêt du conseil eut révoqué le privilège de l’Encyclopédie, elle ne continua pas moins de s’imprimer à Paris, chez Lebreton, — au su du parlement comme du chancelier, de la Sorbonne comme du ministère, — et tout ce que l’on exigea des libraires, ce fut de ne pas distribuer « trop ouvertement » les dix énormes in-folio qui parurent d’un seul coup en 1763. Tout le monde se doute en effet qu’il n’y a rien de plus aisé que de distribuer « secrètement » dix énormes in-folio, dont chacun pèse pour le moins sept ou huit livres et plusieurs onces !

On voit qu’il y avait des accommodements avec le pouvoir. C’est pourquoi ce serait représenter bien infidèlement les, choses que de les étudier uniquement dans les édits ou règlements qui régissaient la matière. Entrons donc dans le détail de quelques affaires particulières, où nous ne tarderons pas à retrouver les plus grands noms du xviiie  siècle : Voltaire, Diderot et Rousseau.

II

L’une de ces affaires, parmi les plus importantes, et qui fit le plus de bruit en son temps, est celle du livre de l’Esprit. Sainte-Beuve l’a racontée dans les Causeries du lundi, mais Sainte-Beuve n’a ni tout dit ni même tout su. Ce qu’il n’a pas su, c’est d’abord ce que diverses publications, depuis 1850, nous ont appris, que le censeur du livre d’Helvétius et son malencontreux approbateur, « un M. Tercier », comme Sainte-Beuve l’appelle, premier commis des affaires étrangères, membre de l’Académie des inscriptions, intermédiaire enfin de la correspondance secrète du roi avec le comte de Broglie, était en somme un assez gros personnage. Qui voudra connaître à fond ce qu’était, ou ce que pouvait être, un premier commis sous l’ancien régime, n’aura qu’à consulter les Mémoires de Marmontel ; à moins qu’il n’aime mieux s’en tenir au portrait quoique trop noir, que Voltaire a tracé de Saint-Pouange dans son roman de l’Ingénu. Mais ce que Sainte-Beuve n’a pas dit, c’est que dans la circonstance il y eut au moins quelque légèreté de la part de Malesherbes. Helvétius, dont il était l’ami, lui avait demandé de « ne pas mettre le livre entre les mains d’un théologien ridicule », et c’était une espèce d’avertissement ; il avait insisté, le priant avec simplicité de prendre connaissance du livre, et lui permettant « de faire tous les retranchements qu’il jugerait à propos de faire » ; il était revenu à la charge, lui proposant de lui montrer lui-même, en une heure de temps, « les endroits qui pourraient blesser des hommes scrupuleux et peu éclairés122 » ; cependant Malesherbes s’était contenté d’adresser le livre à Tercier, qui d’ordinaire n’avait point à juger d’ouvrages de ce genre, et dont la spécialité de censeur était, comme il appartenait à ses fonctions, l’examen des ouvrages qui traitaient de politique extérieure ou de droit des gens. Ces détails ont pourtant leur prix. Je ne sais trop encore pour quelle raison Sainte-Beuve a négligé de qualifier comme elle le méritait la piteuse rétractation d’Helvétius. « Je souhaite très vivement et très sincèrement que tous ceux qui auront eu le malheur de lire cet ouvrage me fassent la grâce de ne me point juger d’après la fatale impression qui leur en sera restée. » Comme si ce n’était pas pour faire du bruit qu’Helvétius avait mis au jour son plat ouvrage, et comme s’il n’avait pas spéculé, dans le même temps qu’il le composait, sur le scandale que son paradoxe exciterait ! Finissons-en donc une bonne fois de ces récriminations hypocrites. Helvétius, aussi galant homme d’ailleurs qu’il vous plaira, mais ceci ne fait rien à l’affaire, et tourmenté de la manie d’écrire, quoique la prétention lui allât « comme une bague à un chat », voulait du tapage autour de son nom. S’il en eut plus qu’il ne voulait, c’est que la politique a de ces mécomptes. Mais je n’aurai pas la naïveté de m’apitoyer sur son sort, parce que, ayant cherché délibérément un peu de cette célébrité que donne toujours la persécution, il trouva que la persécution passait les bornes que dans le secret de ses calculs il lui avait assignées. Quiconque tente un coup de partie doit savoir ce qu’il risque, et, s’il perd, se montrer beau joueur : ce fermier général ne fut pas philosophe.

Cependant le parlement avait évoqué l’affaire. Le parlement, en s’arrogeant, comme dit Sainte-Beuve, le droit de juger le livre, empiétait-il sur la juridiction du chancelier ? Je n’en sais rien ; la question serait difficile à trancher ; mais je ne le crois pas. La concession du privilège, l’approbation du censeur, l’autorité du directeur de la librairie ne pouvaient pas avoir pour effet d’arrêter l’action du ministère public. La sécurité de l’avocat général, Omer Joly de Fleury, quand il invite Malesherbes « à suspendre le débit du livre jusqu’à ce qu’il ait pu s’en faire une opinion », ne semble pas du moins indiquer qu’il ait l’ombre seulement d’un doute sur l’intégrité de son droit. Et si j’ai bien compris un échange de lettres à ce sujet entre Malesherbes, Bernis et Tercier, c’est sur un autre point que le conflit s’éleva, savoir : la prétention qu’affecta le parlement d’envelopper Tercier dans la procédure, c’est-à-dire, puisque le censeur, comme on l’a vu, ne tenait ses pouvoirs que de la désignation du chancelier, le chancelier lui-même. Il faut ajouter que c’était Bernis qui s’était avisé trop précipitamment de pousser Tercier à se livrer, en quelque sorte, je ne sais par quelle démarche, au jugement du parlement. Ce fut sans doute aussi Bernis qui lui conseilla de donner sa démission de censeur, à quoi Malesherbes répondit qu’on prenait une peine bien inutile, attendu que le nom de M. Tercier était déjà rayé pour l’année 1759 de la liste des censeurs royaux. Un dernier fait au surplus semble bien prouver que le parlement agissait dans la plénitude indiscutable de sa compétence. C’est que ni la radiation de Tercier, ni la révocation du privilège par arrêt du conseil du roi n’empêchèrent la procédure de se poursuivre. Un arrêt du parlement, toutes chambres assemblées, faisant droit aux réquisitions de l’avocat général, condamna le livre de l’Esprit, le 6 février 1759, à être lacéré et brûlé par l’exécuteur de la haute justice. Choiseul, qui venait de supplanter Bernis, profita de ce que l’arrêt donnait publiquement acte à Tercier de son humiliation, de son repentir, et de sa promesse de ne plus examiner de livres, pour destituer le pauvre homme. On peut voir les raisons du nouveau ministre dans le livre du duc de Broglie sur Le Secret du roi 123.

L’affaire est caractéristique des difficultés que rencontrait un directeur de la librairie du côté du parlement. Voici quelques échantillons de celles qu’il rencontrait du côté des auteurs.

Je ne saurais dire précisément de quelle époque datent les premières relations de Malesherbes et de Voltaire. Ils avaient sans doute, par les Grimod de la Reynière et autres puissants seigneurs de la finance, plus d’une liaison commune. Cependant Malesherbes, quand les rapports changèrent et de mondains qu’ils pouvaient être devinrent administratifs, semblerait tout d’abord s’être tenu sur la réserve.

Il s’agissait de l’édition prétendue subreptice de l’Histoire universelle, — c’est l’Essai sur les mœurs, — donnée contre le gré de Voltaire par le libraire Jean Néaulme, à la fin de l’année 1753. Voltaire en demandait la suppression, et fidèle à sa manie de traiter avec les puissances, passant par-dessus la tête de M. de Malesherbes, il s’était adressé directement au chancelier. Malesherbes, dans une lettre que nous n’avons pas pu retrouver, lui en marqua peut-être quelque mécontentement. Voltaire, avec sa prestesse accoutumée, changea de batteries aussitôt. « Quand j’ai eu l’honneur de vous envoyer, monsieur, lui écrivit-il, ce procès-verbal avec une lettre pour Monseigneur le chancelier, j’ai cru qu’il avait le ministère de la littérature. Puisque c’est vous qui en êtes chargé, monsieur, j’attends de vos bontés que vous voudrez bien faire parvenir au roi la vérité qui vous est connue. Quel autre que vous peut faire connaître cette vérité opprimée124 ? » Malesherbes répondit par la lettre suivante, un peu longue, mais que nous donnons tout entière, d’abord parce qu’elle montre bien dans quelles étroites limites se resserraient les attributions d’un directeur de la librairie, et puis, pour une autre raison, que l’on verra tout à l’heure :

Vous savez mieux que moi, monsieur, qu’il n’y a point de ministère de la littérature. M. le chancelier est chargé de la librairie, c’est-à-dire que c’est sur son attache que se donnent les privilèges ou permissions d’imprimer. Il m’a confié ce détail, non pour y décider arbitrairement, mais pour lui rendre compte de tous les ordres que je donnerais. Ce n’est ni une charge ni une commission, c’est une pure marque de confiance, dont il n’existe ni provisions ni brevet, et que je tiens uniquement de sa volonté. Ainsi vous voyez combien on vous a mal informé en vous disant que ce n’était point M. le chancelier, mais moi, qui avais le ministère de la littérature. C’est aussi M. le chancelier qui est chargé de tout ce qui concerne les universités ; c’est lui qui nomme aux places d’imprimeur dans tout le royaume, et ce sont différents maîtres des requêtes qui sont chargés de lui rendre compte des affaires qui concernent ces deux objets. Vous savez aussi que les Académies et la Bibliothèque du roi sont dans le département de M. d’Argenson, et les Académies de province dans celui des autres secrétaires d’État. Je vous rappelle des choses que vous ne pouvez pas ignorer, mais qui doivent cependant vous faire connaître combien mon prétendu ministère de la littérature est borné. Ajoutez à cela que, par mon état, je ne suis point à portée d’approcher de la personne du roi assez librement ni assez fréquemment pour lui parler de mon propre mouvement d’une affaire dont il ne m’a point ordonné de lui rendre compte ; par la même raison de mon état, je ne vois que fort rarement Mme de Pompadour ; cela posé, que puis-je faire pour vous rendre cette justice que vous désirez avec tant d’ardeur ?

Je suis prêt à certifier, non seulement aux personnes constituées en dignité, mais à quiconque voudra le savoir, que vous n’avez demandé pour votre Histoire universelle aucune permission, publique ni tacite, directe ni indirecte, que vous avez même fait des démarches auprès de moi, tant par vous que par Mme Denis, pour en empêcher le débit, démarches fort inutiles à la vérité, parce que cela ne me regarde point ; et que, quand je n’ai point permis un livre, je ne me mêle pas du débit illicite qui s’en peut faire : c’est l’affaire de la police. Je peux dire de plus que j’ai lieu de croire, d’après des lettres que j’ai vues, que le libraire Néaulme ne tient point le manuscrit de vous directement ; mais, quand j’aurai dit tout cela, vous n’en serez pas plus avancé. Ceux qui sont portés à croire, malgré vos plaintes authentiques, que le manuscrit a été imprimé de votre consentement, ne trouveront dans tout ce que je pourrais leur dire rien de capable de les détromper. D’ailleurs je ne sais pas si vous faites trop bien de toucher cette corde-là. Vous parlez des impressions fâcheuses que l’on a données au roi sur vous à l’occasion de cette édition. Je ne sais pas si le roi s’en occupe autant que vous le croyez… Tout ce que je sais, c’est que j’ai porté de votre part une lettre à mon père, qui ne savait pas seulement qu’on vous accusât ou non d’avoir donné les mains à cette édition de Hollande.

Pour moi, je ne puis vous donner qu’un conseil : c’est de vous tenir tranquille et de prendre garde surtout qu’on n’aille, à l’occasion de vos justifications sur l’Histoire universelle, vous attaquer sur les Annales de l’Empire, que vous ne pourrez pas désavouer. Lorsque ces deux livres auront fait tout leur effet dans le public, les amis puissants que vous avez à la Cour trouveront peut-être le moment favorable pour parler de vous ; mais, jusque-là, ne vous suscitez point de nouvelles affaires, en attirant sur vous, par vos plaintes continuelles, les yeux du roi et du ministère125.

Il est certain que, revenir de Berlin dans les conditions assez fâcheuses que l’on sait et, pour toute consolation de l’aventure de Francfort, recevoir de Paris une pareille lettre, c’est chose dure. Mais ce qu’il importe ici de signaler, c’est que l’opinion de Malesherbes (qu’il n’est pas besoin de lire, comme on dit, entre les lignes pour discerner clairement) était alors partagée de presque tout le monde en France. La royauté de Voltaire a été lente à se fonder126. Tel il était parti pour Berlin, tel il revenait en 1754 à Colmar, un bel esprit pour ses compatriotes, rien de plus, et non pas même le premier parmi les beaux esprits. Ce fut même un des étonnements de Grimm, débarquant d’Allemagne, en 1749, que de constater, dès ses premiers pas dans le monde, quel mince personnage était alors à Paris, en comparaison d’un Montesquieu, qui vivait encore, ou d’un Fontenelle, qui vivait toujours, l’homme qui depuis longues années, à Berlin comme à Leipzig, passait non seulement pour le successeur et le rival heureux de Racine et de Corneille, mais déjà pour le plus grand nom, dans la prose comme dans les vers, dans l’histoire et dans la philosophie comme dans la tragédie, de la France du xviiie  siècle. Et les plus sincères admirateurs de son talent aimaient mieux, comme Malesherbes, l’admirer de loin que de près. Que voulez-vous ? l’homme en lui était si difficile à estimer ! Tout ce que l’on peut dire pour l’excuser, — et l’on ne s’en fait pas faute, — c’est que le malheur des temps l’obligeait à cette politique. Mais on va voir que « le malheur des temps n’y est que pour assez peu de chose » ; qu’il y a là de la part du grand homme une stratégie des plus curieuses et, pour tout dire, un calcul si savamment, si spirituellement combiné qu’il faut toujours, en dépit de la morale, finir par en rire et se laisser désarmer. Si l’on n’est pas plus audacieusement impudent, on n’est pas plus spirituellement menteur ; Voltaire, inimitable en tant de choses, ne l’est en rien plus que dans l’art de se sauver du mépris par une gambade, et de l’odieux par la qualité de la bouffonnerie.

Un beau matin donc de 1755, M. de Malesherbes reçoit de Mme Denis une lettre éplorée. Le marquis de Ximenès, ce colonel dont on disait que, parmi les divers préposés aux diverses affaires de Voltaire, il avait le département des vilenies, a volé (c’est le mot dont elle se sert), parmi les papiers de la dame, dont il est ou fut un peu l’amant, un manuscrit de Voltaire. C’est l’Histoire de la guerre de 1741, — dans l’œuvre définitive, le Siècle de Louis XV. Le livre s’imprime à Paris chez le libraire Le Prieur. M. de Malesherbes est supplié de donner des ordres, comme dessus, pour arrêter l’édition et défendre le débit. Il s’informe, interroge ou fait interroger Ximenès, et répond assez sèchement :

Je n’ai aucune connaissance, madame, qu’on imprime le manuscrit dont vous vous plaignez ; comme il n’est ni approuvé ni susceptible d’approbation, je ne pourrais le faire saisir, et punir le libraire qui l’a entrepris. Ainsi vous sentez bien que je ne puis me mêler de la négociation que vous me proposez…

M. de Ximenès m’a assuré qu’il n’y avait aucune part, et, comme je n’ai aucune raison de le soupçonner de m’en imposer, je ne doute pas de la vérité de ce qu’il m’a dit127.

Cette réponse ne satisfait pas la veuve. Elle se plaint avec amertume, — et sans orthographe, — que Malesherbes ait « des préventions contre son oncle », en quoi peut-être elle a raison ; elle essaie de l’apitoyer et lui « ouvre son cœur déchiré », ce qui laisse Malesherbes insensible ; elle le supplie de ne pas croire Voltaire « capable d’actions indignes de son cœur », comme si Malesherbes n’avait pas appris à connaître le personnage ; elle ajoute que l’admiration du président de la cour des aides est le prix le plus flatteur que son oncle « attende de quarante ans de travaux » ; — j’omets les autres compliments qu’elle mêle à ses jérémiades : elle ne sait pas louer encore aussi subtilement que cet oncle incomparable. Malesherbes répond :

Tout ce que vous me mandez de l’impression que fait sur M. de Voltaire ma façon de penser est trop flatteur pour que je puisse le croire, mais je puis vous assurer que le public serait bien prévenu en sa faveur si tout le monde désirait autant que moi d’estimer la personne de ceux dont on estime les ouvrages. Malheureusement, les grands talents et les grands succès ne font pas le même effet sur toutes les âmes. Ce qui a produit le triomphe à Rome avait produit l’ostracisme à Athènes. Mais quelle que soit la malignité de bien des gens, on en triomphe à la fin quand on n’y donne aucune prise bien fondée, et je crois que la conduite la plus simple et la plus unie est le meilleur moyen de détruire la calomnie128.

C’est qu’il sait que Mme Denis s’adresse à Mme de Pompadour, au comte d’Argenson, au président Hénault en même temps qu’à lui ; que d’Argental, le factotum de Voltaire, fait jouer toute sorte de ressorts ; que Voltaire lui-même se plaint à tous les échos et sur tous les tons de l’infidélité de Ximenès et de la gredinerie des libraires. Or, il faut se défier quand ce diable d’homme fait tout ce tapage autour de l’une de ses brochures ou de l’un de ses livres : il a ses raisons, et c’est un piège qu’il tend à quelqu’un. Il en est effectivement de l’Histoire de la guerre de 1741 comme il en était l’an dernier de l’Histoire universelle ; c’est de Voltaire incontestablement que Le Prieur tient le manuscrit, et c’est Voltaire qui fait imprimer. La preuve en est fournie par un document capital, que Beuchot, dans le temps, avait déjà signalé, que M. Desnoiresterres a cité dans son grand ouvrage, et qu’enfin, M. Ravaisson, le savant éditeur des Archives de la Bastille, a reproduit intégralement dans le douzième volume de son précieux recueil. C’est une lettre de d’Hémery, l’un des deux inspecteurs de la librairie, à Berryer, le lieutenant de police :

Monsieur, j’ai l’honneur de vous rendre compte que Le Prieur a acheté le manuscrit des campagnes de Louis XV, du sieur Richer, … frère de Richer l’avocat qui vient de donner un traité sur la mort civile.

Il a présenté ce manuscrit à Prieur, comme appartenant à un M. de Venozan, officier dans le régiment de Picardie ; Le Prieur l’a acheté comme tel, et Licher pour l’en convaincre lui a produit une quittance d’une écriture toute contrefaite, signée dudit sieur de Venozan, que Le Prieur n’a cependant pas voulu accepter qu’après avoir été endossée par ledit sieur Licher.

Cette conduite a paru suspecte à Le Prieur, avec d’autant plus de raison que Richer avait échappé dans la conversation le nom du chevalier de La Morlière ; mais, comme Le Prieur achetait d’un homme qu’il connaissait, et qu’il avait envie de l’ouvrage, il n’a pas cherché à approfondir ce qui en était.

« J’ai engagé Le Prieur à me confier ce billet, et j’ai reconnu que l’écriture, quoique contrefaite, du prétendu Venozan, est précisément celle du chevalier de La Morlière, ainsi qu’il est aisé de s’en convaincre en la vérifiant avec son écriture que je joins ici avec ce billet129.

Et comme La Morlière, qui rendait fréquemment à Voltaire de ces services douteux, en ce temps-là même, de concert avec Thierot, répandait dans Paris des copies de la Pucelle, il n’est guère possible d’hésiter à conclure que le manuscrit de l’Histoire de la guerre de 1741 venait bien de Voltaire.

On demandera peut-être où tendaient toutes ces manœuvres. Nous pouvons le dire. Indépendamment de l’espèce de « réclame », puisque c’est le mot aujourd’hui consacré, que faisait naturellement au livre ce tumulte ainsi soulevé autour de lui, le chef-d’œuvre de la diplomatie de Voltaire était qu’il demandait qu’on arrêtât le débit de son livre, justement pour que l’autorité se trouvât dans la nécessité de le favoriser. Le livre, comme dit, Malesherbes, n’est ni approuvé ni susceptible d’approbation, de quoi Voltaire, comme bien on pense, ne doute pas. Le problème est cependant d’obtenir qu’il se vende, non seulement malgré la police, mais sous la protection de la police même. C’est pourquoi Voltaire, tandis que Le Prieur imprime à Paris, fait imprimer en même temps à Londres, Amsterdam130 et Genève. Le livre est achevé, Le Prieur va le mettre en vente ; c’est à ce moment que Mme Denis entre en scène et que les lamentations de Voltaire viennent retentir jusque dans le cabinet de Malesherbes, et s’aidant de l’un, s’aidant de l’autre, on fait si bien que l’ordre est donné de saisir ! Transport chez Le Prieur, descente, perquisition, procès-verbal, et finalement, consignation à la Bastille d’un lot d’environ quinze cents ou deux mille exemplaires. Le tour est joué. Les ballots arrivent de l’étranger, passent la frontière en contrebande ; l’édition de Londres ou d’Amsterdam se répand, le livre est bientôt dans les mains de tout le monde ; on le vend librement à Versailles, on l’achète publiquement à Fontainebleau. Le libraire alors va trouver Malesherbes ; il lui représente que deux mille exemplaires c’est une somme ; qu’il est d’autant moins juste de la lui faire perdre que le livre se vend couramment ; qu’un directeur de la librairie ne doit pas avoir moins d’égards aux intérêts marchands des libraires qu’à l’intérêt littéraire des auteurs… Malesherbes, toujours humain, se laisse attendrir ; la saisie est annulée, on rend les exemplaires, l’édition de Paris est mise ouvertement en vente ; et le livre s’écoule à la faveur d’une permission tacite que Voltaire n’a pas demandée, ou même dont il aurait l’air de n’avoir pas voulu, si nous étions gens capables maintenant de nous laisser surprendre à l’éloquence de ses protestations. Il a forcé la main à Malesherbes, et avec quel art ! remarquez-le, car ni le libraire, ni même peut-être Mme Denis ne sont dans la confidence de la machine ; il agit seul ; et sauf La Morlière, auquel il a bien fallu toucher au moins deux mots de la nécessité du plus absolu secret, il tient tout seul tous les fils de cette amusante intrigue.

Que si maintenant quelques traits paraissaient un peu forts, on peut citer plus fort encore. C’est à Lyon que la scène est transportée maintenant, et nous sommes en 1760. Le lieutenant de police « de la ville et faubourgs de Lyon », M. de Seynas, reçoit un matin la lettre suivante :

Monsieur, souffrez que j’aie l’honneur de m’adresser à vous. Un nommé Rigollet, espèce de libraire de votre ville, a envoyé un libelle affreux, imprimé par lui, à un nommé Bardin, libraire genevois. Ce libelle est intitulé Dialogues chrétiens, par M. V., Genève, 1760. L’Église de Lyon et celle de Genève y sont également insultées. J’ai porté mes plaintes au conseil de Genève ; Bardin, interrogé, a répondu qu’il tenait ce libelle et plusieurs autres de Rigollet, qui les fait imprimer à Lyon.

Rigollet a eu de plus l’insolence de m’écrire la lettre cotée A, par laquelle il m’instruit qu’il possède un autre libelle détestable intitulé Épître du diable. En même temps, il a écrit à Bardin la lettre cotée B131 par laquelle il lui promet des exemplaires de ce même libelle, qu’il juge excellent.

La conduite de ce malheureux doit être sans doute réprimée et punie. J’en écris à M. de Choiseul et à M. le chancelier, mais je m’adresse principalement à vous, monsieur, voulant vous devoir uniquement la suppression d’un tel scandale.

Rigollet possède encore le manuscrit du libelle des Dialogues chrétiens, dont il a fait passer cent exemplaires à Genève. Je vous supplie, Monsieur, de vouloir bien avoir la bonté de vous faire représenter le manuscrit et de daigner me l’envoyer sous mon reçu, si vous n’aimez mieux l’envoyer au Conseil de Genève. Je vous aurai une extrême obligation.

C’est une grâce que je vous demande instamment.

J’ai l’honneur d’être, etc.132.

Ceci passe la permission ; car, est-il besoin de dire que les Dialogues chrétiens sont de lui ? Tant qu’il ne s’agissait que de lutter contre des règlements tyranniques, nous pouvions encore nous intéresser à sa tactique et pardonner, pour ainsi dire, son impudence à son esprit. Mais dénoncer à la police le libraire auquel il a lui-même fait parvenir le manuscrit, l’accuser de chantage, adresser des plaintes à M. de Seynas, à M. de Choiseul, au chancelier de Lamoignon, — car il semble éviter maintenant de se commettre directement avec Malesherbes, — jouer en un mot avec la fortune, avec l’honneur, avec la liberté d’un Rigollet et d’un Bardin, je ne sais si ce sont à ses yeux façons de « gentilhomme ordinaire du roi » ; ce sont, du moins, aux yeux de la morale même la plus indulgente, façons dont il vaut mieux ne rien dire que les qualifier trop faiblement.

Aussi bien, sur quoi j’essaie d’attirer ici l’attention, ce n’est pas tant le procédé de Voltaire, mais plutôt l’empressement avec lequel un lieutenant de police, après en avoir référé, pour la forme, à l’intendant de Lyon, satisfait au désir de Voltaire. M. de Seynas et M. de La Michodière savent parfaitement à quoi s’en tenir ; cependant ils font l’enquête. Elle n’est pas plus tôt commencée, qu’ils acquièrent les preuves que Rigollet a reçu de Ferney le manuscrit des Dialogues chrétiens ; cependant ils continuent d’agir. À mesure qu’ils avancent, ils s’aperçoivent que, si Voltaire demande la suppression de l’Épître du diable, c’est pour les dépister, et que, ce qui lui tient à cœur, c’est de rentrer en possession du manuscrit de ses Dialogues ; cependant, ils font fouiller la boutique de Rigollet et dressent un procès-verbal de saisie. Alors, et alors seulement, on informe Malesherbes, qui répond à M. de Seynas « qu’il a bien fait de se rendre aux désirs de Voltaire et de faire les recherches qu’il souhaitait ». Et il ajoute ces mots : « Je vous avouerai que je voudrais pour l’honneur d’un si grand homme qu’il fût plus modéré dans ce qu’il écrit contre ses ennemis ou moins ardent dans la poursuite de ceux qui écrivent contre lui. » Sentez-vous comme le ton a changé depuis 1754 ? C’est avec le respect involontaire que les grandes réputations imposent, et quel que soit le vilain personnage qu’elles recouvrent, que Malesherbes parle maintenant de Voltaire. En effet, comme nous l’avons dit, nous sommes en 1760, on a joué la grosse partie du siècle, et ce sont les philosophes, décidément, qui l’ont gagnée. La gloire ou le reproche, comme on le voudra prendre, en revient pour une part à Voltaire et pour une part à Rousseau, mais peut-être pour la principale aux ouvriers de l’Encyclopédie.

Nous ne voulons pas entrer plus avant dans l’histoire de l’Encyclopédie, mais nous ne saurions nous empêcher de dire quelle erreur on commet quand on croit que l’entreprise à ses débuts ait rencontré le moindre obstacle de la part du gouvernement. Cette preuve suffira qu’en 1749, lorsque Diderot sortit de Vincennes133, ce fut à la sollicitation des libraires de l’Encyclopédie, et pour travailler à l’Encyclopédie, qu’après trois mois de détention on le rendit à la liberté. Malesherbes n’était pas alors en situation d’intervenir. Mais, aussitôt qu’il fut en possession de la direction de la librairie, cette grande ou, pour parler plus exactement, cette volumineuse entreprise est l’une de celles qu’il prit sous son patronage immédiat. Les papiers de son cabinet nous attestent qu’il y voulut presque une part de collaboration. Et lorsque la publication des deux premiers volumes eut provoqué tout un grand parti contre les imprudents éditeurs, Diderot et d’Alembert, ce fut certainement Malesherbes qui les couvrit de sa réputation de droiture et de son autorité de magistrat. L’arrêt du conseil qui, le 7 février 1752, supprima les deux premiers volumes de l’Encyclopédie aurait très probablement révoqué le privilège de tout l’ouvrage, si ce n’était Malesherbes qui eût proposé lui-même les termes de l’arrêt, et qui sut réussir à faire agréer le libellé de sa rédaction.

On avait adroitement lié, en 1752, le sort des deux premiers volumes de l’Encyclopédie au sort d’une thèse de Sorbonne, la thèse de l’abbé de Prades, où se trouvaient, à vrai dire, quelques propositions malsonnantes, susceptibles d’un assez mauvais sens, et capables, au surplus, d’inquiéter assez vivement une orthodoxie même peu scrupuleuse. On lia de la même manière, en 1758, le sort des cinq autres volumes parus au sort du livre de l’Esprit, de quoi nous pouvons nous indigner, mais non pas du moins nous étonner, puisqu’enfin Helvétius et l’abbé de Prades, l’un et l’autre, étaient au nombre des amis ou des collaborateurs de Diderot. Il eût fallu, comme en 1752, laisser faire à Malesherbes, qui se fût chargé de louvoyer et de gagner du temps. Ce fut le moment, au contraire, que Diderot choisit pour attirer l’attention sur lui par la publication de son Père de famille. L’ouvrage fut envoyé au censeur ordinaire de Diderot, M. de La Virotte, et, de son côté, Malesherbes, à mesure qu’on imprimait, se mit en devoir de lire attentivement. Il demanda plusieurs corrections, auxquelles Diderot consentit, et le livre allait paraître, quand un accident brouilla tout. Le père de famille (au second acte, scène sixième) essaie d’émouvoir son fils au moyen du pathos qui suit : « Mon fils, il y aura bientôt vingt ans que je vous arrosai des premières larmes que vous m’ayez fait répandre. Mon cœur s’épanouit en voyant en vous un ami que la nature me donnait. Je vous reçus entre mes bras du sein de votre mère, et vous levant vers le ciel, et mêlant ma voix à vos cris, je dis à Dieu : ‟Ô Dieu ! qui m’avez accordé cet enfant, si je manque aux soins que vous m’imposez en ce jour, ou s’il ne doit pas y répondre, ne regardez point à la joie de sa mère, reprenez-le ! ” » Malesherbes demandait la suppression de cette prière, purement et simplement. Il prétendait que, dans l’état d’effervescence des esprits, on la prendrait de la part de Diderot, « très suspect en cette matière », comme une dérision insolente, et que, les temps étant ce qu’ils étaient, il valait mieux, pour tout le monde, éviter l’application. Le philosophe en poussa des cris d’aigle.

« J’ai vu l’homme hier au soir chez le marquis de Croismare, écrit La Virotte à Malesherbes ; il était dans un si violent désespoir que nous craignions qu’il ne se jetât par la fenêtre. » Cependant, toutes réflexions faites, il aima mieux se jeter sur sa plume ; et, le lendemain, il écrivit à Malesherbes une lettre qui ne paraîtra sans doute ni la moins vivante, ni non plus la moins déclamatoire de toutes celles qu’ait écrites ce génie singulier :

Monsieur, voilà les cartons que vous avez exigés. Les choses qui vous offensaient ont été supprimées ; et celles qui vous paraissaient dures, adoucies. Je souhaiterais pouvoir vous montrer en tout la même déférence et la même docilité. Il n’y a personne au monde à qui j’en doive davantage. D’ailleurs, je ne suis point entêté, et je n’ai que tout juste la vanité d’un auteur ; mais plus je lis cette prière du père de famille sur son fils naissant, plus elle me paraît nécessaire. Monsieur, ayez la bonté de m’entendre. Le père de famille irrité finit par donner sa malédiction à son fils. Voyez. Que signifie la malédiction d’un père, et quelle importance y peut-il mettre, si ce n’est pas un homme pieux ? Or comment pouvais-je annoncer plus naturellement sa piété, qualité d’ailleurs si convenable à son état et à son caractère ? Cette prière est vraie. Elle est simple. Elle est pathétique. Elle est placée. C’est le sentiment de M. de Saint-Lambert. C’est celui de M. d’Argental. Celui-ci en a été touché, et le premier m’a dit qu’on n’imaginait point ces traits-là sans génie. Je conviens, monsieur, que l’amitié qu’ils ont pour moi les a rendus excessifs dans leur éloge. Mais j’ai fait essai de ce morceau sur d’autres personnes. Ma femme est une bonne femme, qui ne manque ni de sens ni de goût, et il lui a fait plaisir. J’ai demandé à M. Lambert, mon libraire, qui ne manque ni de discernement ni d’esprit, comment il en avait été affecté. ‟En bien”, m’a-t-il répondu. Il n’y a pas un mot qui marque la dérision, et vous conviendrez que j’aurais fait une faute bien grosse si cela n’était pas ainsi. Songez au temps, au lieu, à la situation, au moment, et jugez. Comment voulez-vous qu’on m’accuse d’hypocrisie ? Je ne suis pas plus le père de famille que le commandeur, et, si l’on se souvient de moi quand on me lira, il faut que l’ouvrage soit bien mauvais ! Malheur au poète qu’on aperçoit dans son drame ! On peut rencontrer sans peine le nom de Dieu dans un genre d’écrire tel que le mien, plein de mœurs et de sentiments, moins romanesque et presque aussi grave que la tragédie. Voilà, monsieur, mes raisons. J’ai encore la confiance que vous y aurez quelque égard et que vous me donnerez une marque de cette bonté à laquelle vous m’avez accoutumé. Le docteur, mon ami, m’a dit que j’avais eu le malheur de vous offenser et que vous aviez pris en mauvaise part l’effusion d’une âme peinée134. Mais daignez considérer ma situation. Voyez que depuis dix ans, depuis trente, je bois l’amertume dans une coupe qui ne s’épuise point… Vous ne savez pas, monsieur, combien ma vie a été malheureuse. J’ai souffert, je crois, tout ce qu’il plaît au sort de nous faire souffrir, et j’étais né d’une sensibilité peu commune. Le mal présent rappelle le mal passé. Le cœur se gonfle, le caractère s’aigrit ; et l’on dit et l’on fait des folies. Si cela m’est arrivé, je vous en demande mille pardons… Permettez que mon ouvrage paraisse, et ne contraignez pas l’artiste à toucher à la figure principale contre son propre goût. Vous ne vous bornerez pas toujours à protéger les lettres ; peut-être un jour écrirez-vous aussi. Alors, s’il arrive que l’ami que vous consulterez vous conseille une chose que vous ne puissiez sentir, vous connaîtrez toute la force de ma répugnance, et vous l’excuserez… À ces motifs, il en est d’une autre nature que vous me permettez d’ajouter. Il y a déjà deux feuilles de cartons. Tous ces changements qui se font, pour ainsi dire au compas, et de sang-froid, gâtent un ouvrage et ruinent un auteur qui n’est pas riche. Ces corrections se font à mes dépens, comme il est juste, et j’y perds de tous côtés. Voilà, monsieur, mes titres pour obtenir de vous la conservation d’un morceau qui a plu à un grand nombre de gens de bien, à tous ceux que j’ai consultés sans nulle exception, qui ne vous déplaît pas à vous-même, et que les méchants, quelque infernale que soit leur âme, n’oseront attaquer. Ils ne sont ni assez impudents ni assez maladroits. J’ai prié le docteur, mon ami, de vaincre sa répugnance et de vous en parler encore. Excusez son importunité, c’est moi qui la cause. Si j’avais destiné ma pièce au théâtre, les comédiens la joueraient sans ce retranchement. C’est une raison que j’avais oublié de vous dire et qui peut-être vous frappera. Mais, monsieur, négligez toutes ces considérations, et que ce soit une grâce que vous m’ayez accordée. Je vous la demande au nom de plusieurs personnes qui m’aiment, qui connaissent mon ouvrage, qui vous ont marqué combien elles vous honoraient, et dont vous prisez la probité, le goût, l’esprit, les lumières et les connaissances. Ils sont trop discrets pour faire une demande indécente pour eux et nuisible pour moi.

J’en étais ici de cette lettre, lorsque M. Lambert est venu me proposer un nouveau censeur… Mais, monsieur, votre dessein n’est pas de me ruiner, et cela m’arrivera cependant… Il est impossible que ma pièce plaise partout à cet homme, quel qu’il soit. Il exigera de nouveaux cartons. S’il faut que je les fasse, vingt louis, peut-être plus, ne me tireront pas de là… Ah ! monsieur, il faut que je m’arrête ici, je sens que mon cœur se remplit de peine… et je suis trop fâché de vous avoir déplu une fois pour m’y exposer davantage… Monsieur, ayez la bonté de révoquer un ordre injurieux à un censeur que vous estimez, et qui va m’être ruineux, à moi à qui je ne pense pas que vous veuillez du mal, que vous portiez de la haine… Monsieur, ne me ruinez pas, … ne me perdez pas135

Je suis avec douleur et avec respect, etc.136.

Malesherbes, en effet, toujours soucieux de ne pas abuser de son pouvoir, avait envoyé le drame à deux autres censeurs : Moncrif, de l’Académie française était l’un ; et l’autre, Bonamy, de l’Académie des inscriptions. Assurément nous avons quelque peine à comprendre les scrupules de Malesherbes, et quoique Diderot brandisse ici la massue d’Hercule « pour écraser une puce », comme dit le fabuliste, nous sommes avec lui. Cependant il faut bien aussi que Malesherbes ait ses raisons. Et il faut que Moncrif ait les siennes, comme son collègue Bonamy, puisqu’ils refusent l’un et l’autre de couvrir de leur approbation la prière qu’on incrimine. Ils la trouvent insoutenable. Ni l’un ni l’autre, à la vérité, n’étaient des censeurs indulgents. Moncrif, l’historien des chats, était de ceux qui refusaient d’approuver un roman « parce que c’était une aventure bourgeoise assez commune, et qu’au surplus le style en était détestable », ou une Histoire de l’Opéra, « parce qu’elle n’était qu’une compilation de quelques extraits d’auteurs mal instruits sur la matière ». Quant à Bonamy, perdu dans la recherche des antiquités de la Gaule, il avait pour politique de tirer en longueur, de s’excuser sur son incompétence, et finalement de se dérober ; c’était un autre type de censeur. Un passage toutefois de sa lettre à Malesherbes est instructif, et vaut la peine d’être cité. « Comme je ne demande que paix et aise, lui écrit-il en lui retournant le drame, et que je ne veux pas avoir d’affaire à démêler avec des gens qui s’imaginent avoir seuls en partage toute la raison humaine, j’ose me flatter que vous me tiendrez la parole que vous avez eu la bonté de me donner de ne point me compromettre avec eux, car je les appréhende autant que les théologiens. » Il donne là, le bonhomme, tout naïvement, la vraie raison du déchaînement presque universel, à ce moment du siècle, contre les hommes de l’Encyclopédie. L’excès de leur insolence était à la veille de compromettre leur victoire. Frédéric II a raconté que, lorsqu’il voulut lire pour la première fois les Pensées sur l’interprétation de la nature, ses yeux étant tombés sur ce début emphatique : « Jeune homme, prends et lis », il fit un haut-le-corps, une grimace, et jeta là l’ouvrage pour n’y plus revenir. L’exubérant Diderot produisait à tout le monde un peu le même effet. Malesherbes lui-même, agacé, impatienté, presque irrité, ne pouvait se tenir d’écrire à La Virotte : « En vérité, sera-t-il dit que M. Diderot ne pourra pas même écrire une poétique sans y parler en deux ou trois endroits de religion et de gouvernement ? » Au fait, c’était un autre fanatisme, mais c’était du fanatisme, et une autre forme de l’intolérance, mais intolérance, toujours. Si Voltaire et Rousseau n’avaient pas été là, d’Alembert et Diderot perdaient la bataille pour avoir voulu trop vivement pousser leurs premiers avantages.

Malesherbes n’en continua pas moins, il faut le dire à l’honneur de sa patience et de son bon caractère, de s’intéresser à l’Encyclopédie. J’aimerais mieux pour lui, je l’avoue, qu’il y eût pris moins de part. Convenait-il bien à sa droiture (et dans la situation de confiance qu’il occupait) de favoriser sous main l’achèvement de l’ouvrage ? Il s’y laissa pourtant aller. On trouve parmi ses papiers une note qui n’est, à la vérité, ni de son écriture ni de celle de son secrétaire accoutumé, mais qui n’en prouve pas moins sa coopération clandestine à l’impression des dix derniers volumes de l’Encyclopédie. Ce sont diverses corrections proposées pour l’article Ministre, au tome XII de l’ouvrage. On y demande, entre autres points, la suppression de cette phrase : « Le roi a coutume de choisir les personnes les plus distinguées et les plus expérimentées de son royaume pour remplir la place de ministre. » L’observation paraît « inutile et déplacée pour le moment » ; elle a trop l’air d’une épigramme. Mais il faut croire qu’à ce propos Diderot s’obstina comme dans l’affaire de son drame. Ce qui du moins est certain, c’est que, comme la prière du Père de famille est demeurée, tout de même la phrase dont on demandait la suppression s’étale au long dans l’article Ministre de l’Encyclopédie. Il y avait de quoi lasser la complaisance d’un plus endurant que Malesherbes.

Il n’est guère qu’un seul écrivain du siècle avec qui les rapports de Malesherbes, du premier jusqu’au dernier jour, soient restés non seulement bienveillants, mais presque tendres : c’est Rousseau. On a été généralement sévère pour Rousseau, sévère jusqu’à l’injustice, d’autant plus sévère que, ce qu’il y a dans sa vie de honteuses faiblesses, il ne faudrait pas oublier, après tout, que c’est lui qui nous les a livrées, mais d’autant plus injuste que l’on s’abstient comme systématiquement de faire valoir en sa faveur les excuses que l’on trouve en abondance dès qu’il s’agit des perfidies de Voltaire ou des malhonnêtetés de Diderot. À tout le moins n’est-il guère possible de douter de ce que nous appellerons le charme personnel du solitaire de l’Ermitage et de Montmorency. Chose en effet singulière ! mais, sauf la seule Mme d’Épinay (tout entière, comme on sait, sous l’influence de la coterie philosophique, et de Grimm plus particulièrement), ni ces brusques inégalités d’humeur coutumières à Rousseau, ni ces emportements sans cause et qui semblent avoir de l’accès de folie la violence aveugle en même temps que la soudaineté137, ni ces marques de défiance blessante, ou même ces grossièretés dont il paye l’intérêt, la bienveillance, l’indulgence de presque tous ceux qui l’approchent, ne réussirent à détourner de lui ce large courant de sympathie dont il fut comme entouré par toute la génération de la Nouvelle Héloïse et de l’Émile. Le prince de Conti, la maréchale de Luxembourg, la pieuse, et même dévote marquise de Créqui, la comtesse de Boufflers, — je nomme celles qu’il semble que le cynisme affecté de ce plébéien eût dû choquer dans leurs moindres habitudes, — toutes et tous lui sont demeurés fidèles ; et ceux-là mêmes avec lesquels il s’est brouillé n’ont pu s’empêcher de lui garder un souvenir attendri. Certainement, quand il le voulait, et tout mal élevé qu’il fût ou qu’il ait pris plaisir à se peindre, il avait dans les manières, à défaut de l’usage étudié du monde, cette politesse instinctive du geste, cette flatterie du regard, cette câlinerie de la conversation où les femmes reconnaissent d’abord ceux qui les aiment ; mais surtout, il avait cette sensibilité profonde, et par conséquent maladive, que peut-être elles apprécient par-dessus tout au monde, parce qu’il n’est pas de disposition qui leur livre plus complètement un homme, ni qui leur permette, aussi longtemps du moins qu’elles savent le retenir et qu’il s’attache, d’être plus souverainement les inspiratrices de ses résolutions, les maîtresses de ses actes, et l’âme même, si je puis m’exprimer ainsi, de toute sa conduite. C’est à quoi se laissa prendre en Rousseau la maréchale de Luxembourg, par exemple, comme avant elle Mme d’Épinay ; c’est à quoi se laissa prendre aussi M. de Malesherbes, qui n’était ni sans quelque penchant à la sensiblerie, ni sans quelque goût féminin d’indulgente domination.

En toute occasion, l’intérêt qu’il porte à Rousseau se déclare. C’est le Discours sur l’inégalité dont il ne fait pas difficulté, lui, parfois si difficile à des livres bien moins dangereux, d’autoriser en France l’introduction et le débit. C’est la Nouvelle Héloïse, dont les épreuves lui passent feuille par feuille entre les mains, et qu’il lit avec la vigilante et affectueuse attention dont les preuves sont écrites au long dans la Correspondance de Rousseau. Rousseau, de son côté, le consulte et le mêle en quelque sorte régulièrement dans ses affaires. Il lui confie ses manuscrits en lui demandant, non pas comme au directeur de la librairie, s’il peut les publier, mais, comme à un ami de ses intérêts et de sa réputation, s’il doit les mettre au jour. C’est dans le cabinet de Malesherbes qu’on rédige le traité par lequel Rousseau vend son Émile au libraire Duchesne, et c’est Malesherbes qui fait insérer, au profit de l’auteur, une clause importante oubliée par Rousseau. Nul n’ignore en effet qu’il ne prit pas à la publication de l’Émile une part beaucoup moins considérable qu’à celle même de la Nouvelle Héloïse. La tâche assurément n’est pas toujours commode, car déjà la folie commence de hanter le cerveau de Rousseau, mais, pour incommode qu’elle soit, elle lui est toujours demeurée agréable ; et le trait, sans doute, est à l’honneur de tous deux. L’affaire de l’Émile notamment donna bien du tracas à l’obligeant protecteur. On en connaît les péripéties et la conclusion : on n’en connaissait pas les tout premiers débuts, tels que les voici contés dans les lettres mêmes de Rousseau :

Vous apprendrez, monsieur, avec surprise, lui écrivit-il à l’improviste, le 18 novembre 1761, le sort de mon manuscrit, tombé dans les mains des jésuites par les soins du sieur Guérin. J’ignorais qu’il leur fût dévoué, et ce n’est qu’en l’apprenant que j’ai démêlé la conduite inconcevable du libraire, qui, depuis deux mois, m’amuse avec une prétendue impression qu’il ne fait point, et qu’il ne veut pas faire, puisqu’après m’avoir envoyé deux ou trois épreuves, il a défait ses formes sans tirer une seule bonne feuille.

En pénétrant trop tard l’objet généreux des soins du sieur Guérin, je crus d’abord que les jésuites, possesseurs de mon manuscrit, se contenteraient d’en retarder l’impression, pour avoir le temps d’en faire quelque sorte de réfutation à leur mode, avant qu’il parût, ce qui ne m’alarmait pas beaucoup, car ce n’est pas avec ces armes-là qu’ils sont à craindre. Mais la certitude que j’ai que l’édition commencée en apparence, n’est que simulée, me fait comprendre qu’ils veulent absolument supprimer l’ouvrage, ou du moins, vu l’état de dépérissement où je suis, en différer la publication jusqu’après ma mort, afin que, tout à fait maîtres du manuscrit, ils puissent le tronquer ou le falsifier à leur fantaisie, sans que personne y ait inspection. Or voilà, monsieur, le malheur que je redoute le plus, aimant cent fois mieux que mon livre soit anéanti que mis dans un état à déshonorer ma mémoire.

J’avais toujours espéré me mettre à couvert des manœuvres de ces messieurs en ne m’attaquant jamais à eux, en n’en parlant jamais dans mes livres ; il est très sûr que celui-ci même, dans lequel il n’y a pas un mot d’eux ni de leurs collèges, ne saurait leur nuire en aucune sorte ; mais c’est pour le seul plaisir de faire du mal qu’ils m’en font, et j’apprends à mes dépens qu’à moins de leur être absolument vendu l’on ne gagne rien à les ménager.

Je ne sais, monsieur, ce qu’il faudra faire en cette occasion, et je suis dans un abattement qui me met hors d’état d’écrire et d’agir. Je puis parer peut-être par une protestation publique à l’affront qu’un jour des sentiments jésuitiques soient mis sous mon nom ; mais faut-il perdre absolument mon livre, et n’y a-t-il aucun moyen, après qu’ils ont eu tout le temps d’abuser de mon manuscrit, de le ravoir en rendant tout et rompant le marché ? Daignez, monsieur, faire pour moi dans cette affaire ce que la justice et l’humanité vous inspireront. Comme je n’ai point d’autres intérêts que ceux de la vérité et de l’équité, je redeviens tranquille après les avoir remis entre vos mains. Je vous salue, monsieur, avec un profond respect.

M. de Malesherbes était à peine remis de l’étonnement que devait lui causer cette lettre qu’il en recevait, à deux jours d’intervalle, une seconde, ainsi conçue :

Ah ! monsieur, j’ai fait une abomination. J’en tremble, ou plutôt je l’espère, car il vaut cent fois mieux que je sois un fou, un étourdi digne de votre disgrâce, et qu’il reste un homme de bien de plus sur la terre. Rien n’est changé depuis avant-hier, mais tout prend une autre face à mes yeux, et je ne vois plus que des indications équivoques où je croyais voir les preuves les plus claires. Ah ! qu’il est cruel pour un solitaire, malade et triste, d’avoir une imagination déréglée, et de ne rien apprendre de ce qui l’intéresse ! S’il en est temps encore, je vous demande, monsieur, le secret sur ma précédente lettre jusqu’à plus ample éclaircissement.

Je viens de recevoir l’écrit que vous avez pris la peine de lire ; mais, dans le profond sentiment de mon étourderie, je ne puis m’occuper que du soin de la réparer.

S’il ne s’agissait que de publier des lettres de Rousseau, nous en pourrions citer d’autres également inédites, mais il faudrait imposer au lecteur le travail, car c’en serait un, de suivre l’affaire un peu embrouillée de la publication de l’Émile. Ce qui est d’ailleurs intéressant dans ces deux lettres du 18 et du 20 novembre ainsi replacées à leur date, c’est cette ardeur d’imagination ou plutôt ce dérèglement de sensibilité avec lequel Rousseau, dans les quarante-huit heures, et quoique rien ne se soit passé, saute, pour ainsi dire sans cause, des soupçons les plus extravagants à la sécurité la plus entière. Visiblement, il a déjà perdu une part du gouvernement de lui-même, et, sous l’empire de la double exaltation de la souffrance et de la folie, il est abandonné et comme livré en proie aux variations de sa sensibilité : c’est un malade. Et il est touchant de voir avec quelle délicatesse Malesherbes et Mme de Luxembourg en même temps s’efforcent à le tranquilliser, à le rassurer, à le consoler, à le guérir. Ses soupçons le reprennent, il compose un Mémoire des conditions auxquelles ou on l’imprimera plus vite, ou on lui rendra son Émile, et M. de Malesherbes lit son Mémoire, et il le communique à la maréchale, et on délibère ensemble sur la conduite qu’on fera tenir à Rousseau. Il reçoit ses épreuves, aussitôt ses soupçons le quittent, le voilà rassuré, il se confond maintenant en excuses : M. de Malesherbes lui pardonnera-t-il ? et il supplie qu’on lui renvoie ses lettres pour anéantir jusqu’aux moindres traces de sa folie d’un jour, ou plutôt de six semaines. Et Mme de Luxembourg est si touchée de la patience que déploie Malesherbes qu’elle lui écrit :

Vous êtes plein de bonté et d’humanité, monsieur. Ce pauvre Rousseau en a grand besoin, mais il est aussi bien intéressant. Je ne partage point sa reconnaissance ; il mérite lui seul tout ce que vous faites pour lui138

Le fait est que ni l’un ni l’autre ne se rebute et que, bien loin de manifester quelque impatience ou quelque mauvaise humeur des bizarreries de Rousseau, c’est avec une inépuisable bonté qu’ils se soumettent tour à tour aux exigences de leur protégé. Dans ce siècle de la faveur, du privilège et de la tyrannie, Rousseau ne se dérange pas du fond de sa retraite ; un premier président de la cour des aides se charge maintenant des commissions du fils de l’horloger de Genève ; et l’ancien laquais des Vercellis fait courir d’imprimerie en imprimerie, à travers la rue Saint-Jacques, la femme dont le nom seul évoque le souvenir de toutes les élégances de l’ancien régime : Madeleine-Angélique de Neuville-Villeroy, duchesse de Montmorency-Luxembourg.

Est-ce tout ? La bienveillance de M. de Malesherbes se termine-t-elle à faire ainsi en personne les affaires de l’Émile ou de l’Encyclopédie ? Et nos auteurs le tiennent-ils quitte lorsqu’il a pour eux passé la limite même du devoir ?

Nous les aurions présentés sous un jour bien faux si vous pouviez un instant le croire. Les journaux, comme les livres, sont dans le département de M. de Malesherbes ; il faut donc encore qu’il assure aux auteurs les éloges, si faire se peut, et à tout le moins le silence de la critique. Rousseau seul encore ici, je dois le dire, fait exception et laisse aux journalistes la même liberté qu’il réclame ; les autres n’admettent pas qu’on discute seulement leurs œuvres, et qu’une voix discordante vienne troubler le concert d’éloges convenus auxquels ils sont accoutumés.

Il y a les académiciens d’abord, à qui l’on ne doit pas toucher, et même c’est pour cela surtout qu’ils sont académiciens. Il semble à d’Alembert, toutes les fois qu’un faiseur de feuilles ou de brochures l’attaque ou seulement l’égratigne, que ce soit au gouvernement même que l’on touche, et la constitution de l’État que l’on ébranle. De même il n’entre pas dans la pensée de Voltaire, et tandis qu’avec une liberté souveraine il s’en prend à tout le monde indistinctement, que l’on ait le droit de se porter au secours de ce qu’il bat en brèche, et de subvenir à la consolidation de ce qu’il démolit. Malesherbes est obligé de leur prêter la main. Il a commencé de leur appartenir ; il faut qu’il soit à eux tout entier. Ce n’est pas assez qu’il les protège ; on veut encore qu’il ne protège qu’eux. Et voici, à mesure que les années avancent, que le parti grossit et se fortifie, le spectacle étrange auquel on assiste : un directeur de la libraire mettant son pouvoir comme à la discrétion de ceux qui travaillent à détruire l’ordre de choses dont ce pouvoir même fait partie, tandis qu’il réserve toutes les sévérités dont il est armé par les règlements pour ceux qui jouent le rôle ingrat de défenseurs et de soutiens de cet ordre de choses. Quelquefois, sans doute, il résiste et se fâche. Morellet, dans ses Mémoires, a donné la belle lettre qu’il reçut un jour pour d’Alembert, qui se plaignait que Fréron eût attaqué en sa personne la dignité de l’Académie. En voici une autre, adressée par Malesherbes à Turgot, avec lequel il est intéressant de constater qu’il était en relations dès 1758, et où il s’agit de faire sentir à Marmontel le ridicule d’une de ses réclamations. Turgot semble avoir été, dans ces occasions délicates, avec l’abbé Morellet, l’intermédiaire accoutumé de Malesherbes :

Je vous envoie, monsieur, une lettre de M. de Marmontel avec la feuille de Fréron qui y a donné lieu. Je conviens que la critique est amère et peut-être injuste ; mais comment un homme qui a de l’esprit et des lumières, et qui depuis bien des années ne cesse de parler avec le public de principes de gouvernement et de législation, veut-il que je me charge de réformer cette injustice ? Ne voit-il pas à quel despotisme, puisque c’est le mot à la mode, une pareille administration donnerait lieu ? Comment d’ailleurs ne sent-il pas le ridicule énorme qu’il partagerait avec moi, s’il venait à transpirer qu’il a invoqué l’autorité au sujet d’un libelle qu’il affecte de mépriser, et que j’eusse la complaisance ou la faiblesse de me mêler de cette affaire ? Comment peut-il dire que cette brochure périodique paraît avec ma protection, puisque je ne l’arrête pas ? Ne voit-il pas que c’est la même chose que s’il rendait le lieutenant de police responsable, etc.139 ?

Nous sommes obligés d’interrompre ici la citation faute de pouvoir prendre avec le lecteur la liberté d’expression que Le Sage Malesherbes prend avec Turgot. Il suffît que l’on ait pu voir en quelques lignes de quel ton, quand il le voulait, il savait rappeler les gens de lettres au respect de la liberté d’autrui. Je regrette seulement qu’il ne l’ait pas fait plus souvent, et comme la chose a son importance, étant l’un des éléments de l’opinion qu’il convient de se former de la situation de nos philosophes au xviiie  siècle, il faut s’arrêter un instant sur les rapports de Malesherbes avec Fréron.

III

De même que nous jugeons encore aujourd’hui Voltaire sur le témoignage de sa Correspondance, et Rousseau sur ce qu’il a bien voulu lui-même nous dire de lui dans ses Confessions ; c’est aussi sur leur témoignage que nous jugeons (ou sur le témoignage également suspect de Grimm et de Diderot) leurs ennemis en général, et particulièrement ce malheureux Fréron. Cependant, quand on parcourt cette volumineuse collection de l’Année littéraire, — si l’on se souvient que la valeur des mots est toute relative, et que, selon l’aveu de Grimm, quand on dit d’un homme en ce temps-là qu’il est un fripon, cela veut dire tout simplement qu’il est d’un autre avis et d’un autre camp, — on est étonné d’y rencontrer un choix de tournures et de termes, une modération de ton, une courtoisie de polémique enfin que l’on chercherait inutilement parmi ses adversaires. Fréron n’a parlé de personne, jamais, comme Voltaire a parlé de Rousseau dans ses Lettres sur la Nouvelle Héloïse ; il n’a parlé de personne, jamais, non pas même de d’Alembert ou de Marmontel, comme Grimm, dans sa Correspondance littéraire, a parlé de Fréron. Mais si l’on se reporte aux pièces mêmes du procès, si l’on fait le compte exact des détentions ou des suspensions que le journaliste a subies, si l’on s’enquiert des motifs et surtout qu’on les pèse équitablement, on se demande alors comment la légende a pu se répandre et s’accréditer, comment la vérité n’a pas pu triompher du mensonge, et comment enfin c’est la victime dont les persécuteurs ont pu nous persuader qu’elle avait été leur bourreau ? Qui croira que Fréron fut mis un jour à Vincennes pour avoir, non pas même écrit, mais laissé dire d’un peintre, et par un autre peintre, que ses terrains « semblaient peints au caramel » ? et que Grimm ait applaudi de grand cœur à la vengeance que le peintre tirait de « l’insulte de ce folliculaire140 » ? Toute l’histoire du journaliste est comme en raccourci dans ce trait. Je ne laisserai pas passer Grimm sans l’honorer d’un souvenir. C’est encore lui, quand le marquis de Mirabeau publiera sa Théorie de l’impôt, qui s’indignera que le gouvernement ait attendu plus de vingt-quatre heures pour jeter ce marquis dans un cul de basse-fosse.

C’est qu’ils ne supportaient pas aisément la critique, ou l’opposition seulement, ces grands amis de la liberté de penser et d’écrire ! Mais ils avaient une façon bouffonne et terrible à la fois de frapper le journaliste, qu’il s’appelât Fréron ou l’abbé de La Porte : « Je méprise souverainement la critique de l’abbé de La Porte, écrivait le chirurgien Morand, l’ami de d’Alembert, mais… je réclame une punition141. » Et ce triste sire de Marmontel : « Je me présentai hier chez vous pour avoir l’honneur de vous rendre mes devoirs et de vous porter mes plaintes sur un article de la douzième feuille de Fréron, que vous ne lirez pas sans indignation. J’ai souffert assez longtemps les insultes de Fréron. La grossière méchanceté de Fréron ne peut nuire à personne, et si je lui réponds par quelques lignes du Mercure, ce sera sans le nommer et avec le mépris qui lui est dû. » Sans le nommer ! c’est-à-dire qu’il l’appellera « le rédacteur de l’Année littéraire » ; comme si vous appeliez Voltaire « l’auteur de Candide et de Zadig », pour ne pas le nommer. Mais que dites-vous de l’insolence de Marmontel ? Il répondra d’abord à Fréron, « avec le mépris qui lui est dû » ; mais il demande ensuite que l’on supprime la feuille et que l’on embastille le journaliste. Sans doute que Fréron a grièvement attaqué Marmontel ?

Il a raconté les amours de ce faiseur de Contes moraux avec Mlle Verrière ? avec Mlle Navarre ? avec Mlle Clairon ? ou son couvert jadis toujours mis chez M. de La Popelinière ? ou son lit toujours dressé dans la maison de Mme Geoffrin ? Point. Mais il a jugé qu’en rajeunissant le Wenceslas du vieux Rotrou, Marmontel l’avait gâté de la belle manière, et il a donné ses preuves, qui sont à l’honneur de son goût ! C’est comme quand Ximénès veut faire jeter l’abbé de La Porte au Fort-l’Évêque. Ximénès concourt pour les prix de poésie, on ne le couronne pas, il imprime pour en appeler au public. « Voici, dit l’abbé de La Porte, une, pièce de poésie qui paraît avoir concouru, et si elle n’a pas eu l’avantage d’être couronnée par l’Académie, elle a du moins celui de lui être dédiée. » C’est Ximénès qui souligne, comme il la qualifie, cette « personnalité offensante » ! Conçoit-on aussi que M. de Malesherbes tolère des journalistes qui fassent remarquer à un colonel qu’idolâtre ne rime pas avec combattre, et que pour un assez beau vers que Ximénès a rencontré :

Fortune, c’est à toi que César s’abandonne,

c’est dommage que, cent ans auparavant, Brébœuf eût déjà dit, sans y rien changer, le traître :

Fortune, c’est à toi que César s’abandonne ?

Ah ! qu’il y a de poètes encore, et d’auteurs dramatiques, et de romanciers, qui verraient volontiers revenir ces jours heureux où ce pouvait être assez d’un signe du directeur de la librairie pour fermer la bouche à la critique !

Il faut bien dire, en effet, que si quelquefois, comme on l’a vu, M. de Malesherbes résiste au furieux assaut de ces vanités d’auteur, trop souvent il y cède. Il refuse constamment un privilège à Fréron ; c’est qu’il veut le tenir plus immédiatement sous sa main. Il lui donne des censeurs de choix, le chirurgien Morand, par exemple, dont nous avons parlé tout à l’heure, ou bien encore ce ridicule abbé Trublet, et qui, tous, uniformément, se gouvernent d’après un principe bien simple : c’est que tout est permis contre Fréron, mais rien n’est permis à Fréron. « Les auteurs de l’Encyclopédie se plaignent avec raison, écrit Malesherbes à l’abbé Trublet, de ce que l’auteur de l’Année littéraire affecte de parler d’eux dans sa feuille dans les termes les plus injurieux142. Il me semble que le sieur Fréron devrait bien être content de ce qu’on tolère la liberté avec laquelle il s’explique chaque semaine sur le mérite des ouvrages littéraires… Je ne saurais croire que la feuille dont je vous parle ait passé sous vos yeux… et, dans cette occasion, je ne doute point que le sieur Fréron ne se soit passé de votre approbation… J’attends votre réponse pour me déterminer sur le parti qu’il faut prendre pour sa punition. » Au reçu de cette lettre, l’archidiacre de Saint-Malo sursaute, et, dictant à son secrétaire, de répondre aussitôt : « Il est vrai que Fréron a souvent voulu attaquer dans les feuilles l’Encyclopédie et ses éditeurs, parce qu’il dit qu’ils l’ont souvent attaqué dans leur ouvrage ; je n’ai jamais voulu passer ses attaques. J’en ai donné un jour la preuve à M. d’Alembert en lui faisant lire dans quelques épreuves des feuilles ce que j’y avais rayé. Il me parut sensible à cette attention. Depuis, Fréron est souvent revenu à la charge, et moi aux ratures. Jamais je n’ai voulu permettre aucun extrait d’aucun ouvrage fait expressément contre l’Encyclopédie 143. » Qui vous semble-t-il que l’on persécute ici ? Quant à moi, je ne doute pas qu’il ne se trouve quelqu’un pour prétendre que c’est d’Alembert.

Malesherbes, d’ailleurs, avait bien raison de s’indigner qu’on le soupçonnât de protéger Fréron. Et, vraiment, l’un de ses premiers actes, en 1752, n’avait-il pas été de supprimer la feuille du journaliste, en ce temps-là intitulée : Lettres sur quelques écrits de ce temps ? et, précisément, pour complaire à quelque protecteur ou ami de Voltaire. « Monsieur, lui écrivait le malheureux critique, si vous saviez tout le mal que Voltaire m’a fait, tout ce qu’il a voulu me faire ! » C’est ici, dans sa simplicité, l’accent profond, et qui ne trompe pas. Voltaire était alors à Berlin, et c’était juste parmi les enchantements de ce séjour que les traits de Fréron venaient atteindre au cœur le chambellan du roi de Prusse. Il a prétendu qu’il aurait sollicité de Malesherbes, et du chancelier même, le rétablissement des feuilles de Fréron. Je crois qu’il ment, et jusqu’à ce qu’on ait trouvé la lettre, je dirai qu’il ment. À moins peut-être qu’il n’eût besoin des suggestions que lui portaient là-bas les feuilles du journaliste. Car nous savons qu’il le lisait, et même avec une particulière attention. Je ferai notamment observer que, dans les Lettres sur la Nouvelle Héloïse, le peu de critique littéraire qu’il y ait se rencontre pour s’accorder avec ce qu’il y en a dans les feuilles de Fréron sur le roman de Rousseau. Tous les deux, par exemple, ont expressément relevé la phrase de Saint-Preux à Julie : « Garde tes baisers, ils sont trop âcres » ; et tous les deux aussi cette bizarre comparaison de la musique de Lulli et de celle de Rameau « avec une oie grasse qui marche ou une vache qui galope ». Seulement, il n’y a pas dans les Lettres de Voltaire un mot d’éloge qui tempère l’amertume de la critique, et, parmi des critiques sévères, il n’y a pas d’injures dans la feuille de Fréron144. En tout cas, ce que nous pouvons affirmer, c’est que la lettre de Voltaire ne se retrouve point parmi les papiers de Malesherbes et que, par conséquent, il y a lieu de douter qu’il l’ait jamais reçue ; c’est encore que Malesherbes repoussa les supplications de Fréron plus durement qu’il n’eût convenu ; c’est enfin qu’il ne céda que sur les instances ou plutôt sur un ordre du roi Stanislas, père de la reine, à lui transmis par le résident du prince, et réitéré par M. de Tressan. « Rendez-nous les feuilles de M. Fréron, écrit Tressan au mois de septembre 1752, et tout le public vous en remerciera. »

Deux ans s’écoulent assez paisiblement. Les Lettres sur quelques écrits de ce temps sont devenues l’Année littéraire. Fréron est le continuateur, et presque aussi goûté par le public, de ce fameux abbé Desfontaines, un très vilain personnage, il est vrai, mais le prince du journalisme littéraire au xviiie  siècle. Nouvelle suspension, à la fin de l’année 1754. Fréron a trop médiocrement admiré le discours de réception de M. d’Alembert à l’Académie française, et de nouveau le voilà, littéralement, sur la paille, avec une femme et six enfants ; car, pour toute ressource, il n’a que ses feuilles, qui lui rapportent en ce temps-là 400 francs par ordinaire, c’est-à-dire tous les quinze jours ; au total : 800 francs par mois. Elles lui rapportent aussi cinquante exemplaires gratuits, et cinquante autres encore que le généreux Lambert, son libraire, lui passe à raison de 8 sols l’un. Et point de feuilles, point d’argent. Cette fois, c’est la comtesse de La Marck, qui, sans que Fréron le sache, avec une délicatesse toute féminine, intervient auprès de M. de Malesherbes. Le journal reparaît. Cependant Fréron s’évertue, la rédaction du Journal étranger devient vacante, il la demande, et c’est à cette occasion qu’il écrit à Malesherbes une longue et très belle lettre d’où je détache le fragment suivant : « Quelques gens de lettres, surtout des poètes, s’imaginent avoir beaucoup travaillé lorsqu’ils ont fait un madrigal dans une semaine, ou une scène de comédie dans un mois, et jugeant des autres par eux-mêmes, ils ne peuvent concevoir qu’on vienne à bout de deux journaux à la fois ; mais s’ils vivaient comme je vis, s’ils ne soupaient pas en ville, s’ils se levaient tous les jours à cinq heures du matin, ils trouveraient du temps pour les travaux qu’ils jugent impossibles145. » Il a raison, et, quel que soit le nombre des collaborateurs ou des croupiers (c’est le mot du xviiie  siècle), dont il reprend le travail en sous-œuvre, on ne mène pas la vie crapuleuse que ses ennemis lui prêtent, quand on abat chaque ordinaire ce qu’effectivement il abat de besogne.

On n’en finirait pas si l’on voulait énumérer tous ceux qui trouvent accès auprès de Malesherbes pour se plaindre du journaliste ; quand ce n’est pas d’Alembert ou Marmontel, c’est Grimm, qui ne veut pas qu’on l’accuse de « détester la musique française » ; c’est Forbonnais, à qui le journaliste a manqué de respect ; c’est une femme de lettres, Mme Retau du Fresne, à qui Fréron a conseillé, vu son style, quand elle composera quelque autre ouvrage, de « se faire retoucher par quelque homme de lettres ».

Moi, retouchée ! ah ciel ! quel affront est cela ?
Et je pourrais souffrir que l’on me retouchât !

s’écrie la dame, dont la prompte imagination a découvert là-dessous je ne sais quelle allusion grossière ou quelle signification inconvenante. Et d’écrire à Malesherbes : « Je suis forcée de vous porter les plaintes les plus amères sur le trait le plus outrageant peut-être qui ait pu sortir de la plume de Fréron. Il attaque mon honneur et celui de mon sexe. Ayez la bonté de vous faire représenter la dernière feuille du courant de ce mois ; daignez y lire les deux dernières lignes de la critique de mon Histoire de Cherbourg ; la pudeur m’oblige d’en passer ici les termes sous silence ; son infâme avis sous le titre de conseil ne peut être réparé que par la justice ou ma mort146. » Et Fréron, pour éviter Vincennes ou la Bastille, est obligé de composer une lettre bien humble d’excuses, afin, dit M. de Sartine, « qu’il reste une trace de la réparation147 ». Et quand ce n’est pas contre Mme Retau du Fresne, c’est contre un Ximénès, dont on a vu les façons, c’est contre un La Morlière, dont on connaît les emplois, c’est contre un Chevrier, l’un de ces pamphlétaires à gages, homme d’ailleurs à qui l’on ne peut toucher qu’avec des pincettes, qu’il faut que Fréron se défende, combien d’autres encore ! ou devant qui Malesherbes, Sartine et Saint Florentin réunis exigent que le malheureux s’humilie.

S’il était libre, au moins, de sa défense ! et, quand on l’attaque, s’il pouvait riposter ! Mais on a vu comme ses censeurs, Trublet ou Morand, joignez-y l’illustre Coqueley de Chaussepierre, se faisaient un devoir de rayer impitoyablement tous les traits qu’il essayait de lancer contre M. d’Alembert. Trop heureux quanti ces honnêtes gens ne lui retiennent pas ses feuilles jusqu’à la veille du jour où l’Année littéraire doit paraître, de façon qu’il soit forcé, dans les vingt-quatre heures, sur un marbre d’imprimerie, de refaire son journal tout entier. Que les autres, s’ils le prennent à partie, le nomment tout au long, qu’ils l’attaquent outrageusement sur sa naissance, sur sa famille, sur sa femme, sur sa probité, sur son honneur, sur sa réputation, il n’importe. « Il y a dans ce livre, écrit le censeur Marin, à propos de je ne sais quel pamphlet, quelques traits un peu forts contre Fréron, mais cet auteur y est accoutumé. » Lui cependant, s’il veut répondre à son tour, c’est à la condition qu’il ne nommera seulement pas. Mais « ce sont les noms propres, écrit-il à Malesherbes, qui font la moitié des plaisanteries de Voltaire ; si l’on avait ôté les noms propres des satires de Boileau, elles auraient perdu la moitié de leur sel148 ». — C’est possible, répond Malesherbes, mais il n’en faut pas moins que M. Fréron trouve autre chose. — Lorsque Diderot publie le Fils naturel, qu’on l’accuse d’avoir imité de trop près de l’italien de Goldoni, Fréron imagine de composer une lettre, en italien, de Goldoni à Diderot, où Goldoni félicite le philosophe de l’avoir si bien traduit, et le prie de lui faire parvenir « l’encyclopédie de ses comédies », dont il est parlé dans la préface du drame. Excellente plaisanterie ! dit Malesherbes, que M. Fréron se dispensera toutefois de publier : on ne touche pas de la sorte à M. Diderot149. Et mieux encore, lorsque Voltaire, dans-son Écossaise, aura publiquement insulté Fréron sur la scène, et de quelle manière, on le sait, avec quel atticisme, on peut y aller voir, ce sera toute une affaire d’État que de permettre au journaliste, non pas même de répondre, mais, dans le compte rendu qu’il donnera de la pièce, de plaisanter M. de Voltaire.

On connaît cette Relation d’une grande bataille : c’est la page de Fréron que tout le monde a citée. Tout le monde a fait aussi ressortir à ce propos l’esprit de justice et d’équité de Malesherbes ; même on a parlé d’indulgence et de complaisance, parce qu’après bien des difficultés on permit enfin à Fréron d’imprimer. Sainte-Beuve a été plus loin, et, prétendant, sur la foi de je ne sais quelle autorité, que la première version était chargée de « personnalités et d’injures », il appelle hardiment Malesherbes au partage de la modération de bon goût dont Fréron fît preuve ce jour-là, et le met ainsi de moitié dans la juste réputation de cette jolie page. Quoi donc ! s’il était vrai que Fréron eût parlé de Voltaire seulement comme Voltaire avait parlé de Fréron, n’est-il pas assez monstrueux, — le mot n’est pas trop fort, — qu’il ait fallu tant de négociations pour que cet homme eût le droit de rendre la pareille ? Ou bien est-ce donc que la modération lui était si rare ? Mais un an avant l’Écossaise, et quand avait déjà circulé le Pauvre Diable, voici comment, dans son journal, il parlait de Candide : « Il est impossible, disait-il, que cet ouvrage soit de M. de Voltaire, car comment voulez-vous, monsieur, qu’un homme si jaloux de la considération, qu’il a toujours regardée comme le premier patrimoine des lettres, aille, à soixante-cinq ans, y renoncer, et imiter ces jeunes gens dont il parle et qui, ayant commencé par donner de grandes espérances et de bons ouvrages, finissent par n’écrire que des sottises 150 ? » Il vaut la peine de faire observer que c’est ici sur Candide le jugement que porte Grimm, et presque dans les mêmes termes. Si d’ailleurs on trouvait le trait final un peu vif, il conviendrait de se souvenir que Fréron ne fait que retourner contre Voltaire les mots mêmes dont Voltaire, dans l’Histoire du docteur Akakia, s’était servi contre Maupertuis, et je ne sache pas qu’entre toutes les ruses de guerre il y en ait de plus légitime.

Or, disons-le clairement, c’est là pourquoi les encyclopédistes s’acharnent ainsi tous ensemble contre lui. Fréron les connaît admirablement : il possède son Voltaire par cœur ; la facilité de son style n’a d’égale que sa prodigieuse capacité de lecture ; il excelle à se servir contre son adversaire des armes mêmes qu’il lui fournit, et c’est bien là ce qu’ils ne peuvent pas lui pardonner. Ce n’est pas précisément ce qu’on appelle un grand critique ; cet homme de beaucoup d’esprit manque d’intelligence ; il ne voit pas très loin, et, par conséquent, il ne voit pas toujours très juste ; ses principes sont de ceux que l’on emporte du collège plutôt que de ceux que l’on se fait soi-même par l’étude, par la comparaison, par l’expérience ; un don précieux, surtout, lui a été refusé, celui de reconnaître les divers aspects des choses et, si je puis parler ce langage mathématique, le nombre et la diversité des solutions qu’en littérature, comme partout, une même question peut recevoir. Cependant, si c’est du passé que l’on parle, il a su juger de Shakespeare beaucoup plus équitablement que Voltaire, et, si c’est du futur, il a su louer en Rousseau presque toutes les nouveautés où Voltaire n’a rien compris. Après cela, s’il ne voit pas juste, il voit clair, et, s’il ne sait pas reconnaître les aspects des choses, il sait bravement prendre parti, et ce sont encore en critique des qualités assez rares.

Il a le courage. « Les philosophes, dit-il quelque part, crient sans cesse à la persécution, et ce sont eux-mêmes qui m’ont persécuté de toute leur fureur et de toute leur adresse. Je ne vous parle pas des libelles abominables qu’ils ont publiés contre moi, de leur acharnement à saisir ces malheureuses feuilles, … de leurs efforts pour me rendre odieux au gouvernement, de leur satisfaction lorsqu’ils ont pu réussir à me faire interdire mon travail, et quelquefois même à me ravir la liberté de ma personne. Malheureusement, dans le temps même qu’ils se flattaient d’être délivrés d’un Aristarque incommode, je reparaissais sur l’arène avec l’ardeur d’un athlète dont quelques blessures que des lâches lui ont faites en trahison ranimaient le courage au lieu de l’abattre. Le but qu’ils se proposaient était l’extinction d’un journal où je respecte aussi peu leur doctrine détestable que leur style emphatique, et où, faible roseau, j’ai l’insolence de ne pas plier devant ces cèdres majestueux151. » Il est permis de regretter que Malesherbes n’ait pas mieux compris ce qu’il y avait en Fréron d’audace et de générosité même, et qu’au contraire, comme on l’a vu, ce soit toujours ou presque toujours, contre Fréron, et du parti de la philosophie, qu’il ait cru devoir se ranger.

Mais ce qui peut-être est plus regrettable encore, c’est que depuis plus d’un siècle il n’y ait guère eu que des protestations isolées en faveur de Fréron, et que, d’une manière générale, on ait continué d’en parler, à bien peu de chose près, comme en avaient parlé les encyclopédistes. Car il n’importe pas si sa vie privée, comme on le répète et comme il y aurait lieu d’y regarder, fut honorable ou non, puisqu’après tout la vie privée de ses adversaires ne le fut pas davantage. Il suffit que, dans les relations de la vie publique, on ne le puisse pas accuser d’improbité. C’est peut-être une idée singulière, mais je ne trouve pas qu’il soit moins honorable de vivre du produit d’un journal comme l’Année littéraire, que de vivre du produit, comme Grimm, d’une correspondance secrète, où l’on déchire, pour l’édification d’une demi-douzaine de grands-ducs d’outre-Rhin, les gens que l’on n’oserait seulement pas critiquer ou contredire en face. Je vais encore plus loin ; et quand Fréron aurait été le folliculaire qu’il n’est pas, mais enfin que l’on prétend qu’il fut, je ne trouverais pas même cela moins honorable que d’être, comme d’Alembert, logé par une Lespinasse, enamourée de son Guibert ou de son Mora, et, pour l’achever, entretenu (c’est bien d’Alembert que je veux dire), moitié par le roi de Prusse et moitié par Mme Geoffrin. Mais la question est ailleurs. Cet homme, quoi qu’il en soit de ses origines, fils d’un orfèvre de Quimper-Corentin, car on le lui a reproché, comme si Diderot n’était pas le fils d’un coutelier de Langres ; — quoi qu’il en soit de son éducation et de ses débuts dans la vie, ex-jésuite et petit abbé, puisque Voltaire lui en fait un crime, comme si Marmontel n’avait pas été plus ou moins jésuite et petit abbé ; — quoi qu’il en soit de sa personne, ami de la table, comme Diderot, dont les indigestions tiennent la place que l’on sait dans les Lettres à Mlle Volland ; hanteur de cafés, comme Duclos, dont la réputation s’était faite chez Procope ; coureur de filles, comme l’abbé Galiani, dont on connaît les Lettres à Mme d’Épinay ; — quoi qu’il en soit enfin de son talent, qu’il est à tout le moins injuste, comme on le fait, de vouloir juger d’un mot ; — cet homme, en son temps, à son heure, dans un siècle où l’intolérance philosophique était plus haineuse et plus tyrannique incontestablement que ne l’avait jamais été toute autre forme de l’intolérance, a seul et presque seul contre tous, en dépit des injures, en dépit de l’envie, en dépit de la ruine, en dépit de la Bastille, soutenu trente ans durant les droits de la critique et de la liberté de penser. C’est quelque chose ; et c’est assez pour lui faire dans l’histoire littéraire du xviiie  siècle une place plus qu’honorable.

IV

Il est aisé de conclure. Les quelques faits que nous avons essayé de remettre en lumière démontrent ce que, d’autre part et par d’autres chemins, on a déjà démontré tant de fois, à savoir : que sous l’ancien régime les usages de police et les mœurs administratives étaient insensiblement devenus presque aussi paternels que les lois étaient sévères et les institutions tyranniques. Empressons-nous d’ajouter que c’est la pire tyrannie, quand l’application de la loi dépend moins de la gravité des délits que de la qualité des personnes. On a vu que ce fut le cas sous cette administration de Malesherbes, et justement parce que de tous les hommes qui dirigèrent au xviiie  siècle ce même département de la librairie nul ne fut plus accessible à la distinction du talent, plus indulgent à cette irritable vanité dont il ne faut pas médire, puisqu’elle est le ressort même de l’artiste et de l’écrivain, plus désireux enfin d’accorder ce qu’il y a de plus difficile à concilier au monde : la liberté pour chacun de parler comme il pense, et le droit pour les autres de ne pas être inutilement blessés dans des opinions auxquelles ils sont nés en même temps qu’à la lumière, qui font en quelque sorte partie de leur chair et de leur sang, et dont ils aiment mieux mourir (on en devait avoir la preuve aux mauvais jours de la Révolution) que de se laisser dépouiller. Aujourd’hui, la liberté n’est plus en cause « Dieu vous préserve de la liberté de la presse, établie par édit ! écrivait un jour Galiani, qui savait choisir ses correspondants, à Mme d’Épinay. Rien ne contribue davantage à rendre une nation grossière, détruire le goût, abâtardir l’éloquence et toute sorte d’esprit. Savez-vous ma définition du sublime oratoire ? C’est l’art de tout dire sans être mis à la Bastille, dans un pays où il est défendu de rien dire… » L’abbé, secrétaire d’ambassade, conseiller de commerce, un peu ministre enfin, en parlait à son aise. Faut-il prendre la peine de montrer que son sublime oratoire ne répond à rien d’historique ? et qu’en aucun temps ni chez aucun peuple ces tours de force n’ont rien produit que de ces ingénieuses malices à la Fontenelle (pour fixer les idées sur un nom), si subtiles, si ténues, que déjà le moment d’en sourire est passé quand on parvient enfin à les comprendre ? Si l’on écrit, c’est pour être entendu ; si l’on parle, c’est pour être écouté. Qu’il y ait eu jadis un ton léger, spirituel, épigrammatique, et que ce ton soit celui des salons, je le veux bien. Qu’on le regrette, et qu’on ne se console pas plus de l’avoir vu disparaître que d’avoir vu passer les élégances et les raffinements d’ancienne cour, j’y consens. Il n’est pas moins vrai qu’il ne s’agit pas pour l’écrivain de jouer comme au plus fin avec son lecteur, et de lui donner à deviner ce qu’il pense. L’erreur de l’abbé napolitain, d’ailleurs, est assez familière aux hommes d’État, ou pour mieux dire aux hommes d’action. Ils ne savent pas quelle habitude impérieuse, ou plutôt invincible, les spéculatifs se font de leur liberté de penser et d’écrire ; que la liberté d’écrire est la continuation naturelle de la liberté de penser ; et qu’il n’y a de vraie liberté de penser qu’à condition de l’entière liberté d’écrire. On peut se proposer de limiter l’exercice de cette liberté ; c’est une autre question ; elle est de l’ordre politique. Mais ce qu’il ne faut pas prétendre, c’est que les lois restrictives de la liberté d’écrire seraient favorables à l’art même d’écrire. Il n’y a de lois favorables à l’art d’écrire que celles qui sont tirées du fond même de l’art d’écrire, j’entends celles qui se proposent d’aider l’écrivain à toucher plus facilement et plus à plein le but de L’art d’écrire, qui est la communication, non pas même de la vérité, car qui possède la vérité ? mais de la pensée.

C’est pourquoi nous ne nous refuserons pas à plaindre la triste situation de l’écrivain sous l’ancien régime, mais aussi nous permettra-t-on de ne pas nous apitoyer plus qu’il ne faudrait, et de dégager, du milieu des exagérations où l’on se laisse aller si naturellement en pareil sujet, l’opinion moyenne.

Il n’y a, par exemple, ni rigueurs, ni contrainte, ni tyrannie qui puisse excuser, ou justifier, à plus forte raison, la bassesse du caractère. Tel est bien le cas de Voltaire. Si dangereux qu’il lui fût d’écrire, on ne peut pas lui passer d’avoir décliné la responsabilité de ses écrits. Il est permis de se plaindre de ne pas pouvoir agir, et permis encore d’essayer de surmonter, ou de tourner, ou de renverser les obstacles qui nous empêchent d’agir ; il n’est pas permis de soutenir que l’on n’agit pas quand on agit, et moins permis encore de se dérober par le mensonge à la responsabilité de ses actes ; mais ce qui ne peut être pardonné, c’est quand on se fait une politique de la détourner sur les autres. Le cas de Diderot ne diffère pas beaucoup de celui de Voltaire. Une grande partie de la vie de Diderot s’est écoulée à vouloir persuader au gouvernement et à la religion que ni la religion ni le gouvernement n’avaient à redouter quoi que ce soit de l’entreprise encyclopédique, et, à défaut du ministère et du clergé, peu s’en fallut, comme on l’a pu voir, qu’il ne persuadât le directeur de la librairie. Lorsque l’un ou l’autre l’accusait d’avoir formé, non pas précisément un complot, mais une espèce de coalition des philosophes contre « le trône et l’autel », puisque c’est de ce temps même, je crois, que date l’expression, non seulement il protestait avec une hypocrite indignation, mais, s’il le pouvait, nous avons montré que, sectaire de l’anarchie et fanatique de l’irréligion, il avait bien l’audace d’appeler sur le calomniateur les rigueurs du pouvoir. D’Alembert faisait mieux encore, qui trouvait le moyen de faire agir pour lui le pouvoir contre les défenseurs de ce même pouvoir. Ajouterai-je qu’à voir comment tous ces philosophes supportent la critique, même la moins personnelle, même la plus dogmatique, on rabat étrangement, je ne dirai pas de l’admiration, mais enfin d’une espèce de sympathie que l’on éprouvait pour ce que l’on a si longtemps appelé leur courage ? Où est-il cependant ce courage ? où le courage de d’Alembert ? où le courage de Diderot ? où le courage de Voltaire ? En vérité, parmi tout ce monde encyclopédique, je ne vois d’un peu courageux que le seul citoyen de Genève. Il est vrai qu’ils lui ont fait presque un crime de son courage même.

Enfin, ce qui m’achève d’ôter toute sympathie pour eux, c’est que, tandis qu’ils se plaignaient, et qu’ils composaient pour la postérité l’histoire de leur persécution, c’était bien eux, eux surtout, ou plutôt eux seuls, que le pouvoir couvrait de sa protection et favorisait de sa partialité. « Ils étaient quelques hommes estimables, et un plus grand nombre de charlatans ambitieux. Ils déclamaient contre le despotisme et ils étaient pensionnés par des despotes… Ils faisaient tantôt des livres contre la cour, et tantôt des dédicaces aux rois, des discours pour les courtisans et des madrigaux pour les courtisanes ; ils étaient fiers dans leurs écrits et rampants dans les antichambres… On leur doit en grande partie cette espèce de philosophie pratique qui, réduisant l’égoïsme en système, regarde la société humaine comme une guerre de ruse, le succès comme la règle du juste et de l’injuste, la probité comme une affaire de goût et de bienséance, et le monde comme le patrimoine des fripons adroits. » Ces paroles ne sont pas échappées de la bouche ou de la plume de quelque apologiste attardé de l’ancien régime, d’un Bonald ou d’un de Maistre, mais, — le 18 floréal an II de la république, à la tribune de la Convention, — des lèvres de Maximilien Robespierre. Je crois qu’il allait un peu loin ; et, si j’ai montré que peut-être il n’avait pas complètement tort, j’essaierai de montrer plus tard qu’il n’avait pas non plus complètement raison.

L’abbé Galiani152

Est-il bien vrai que le temps soit un si galant homme que nous puissions nous en remettre à lui, les yeux fermés, du soin de rendre à chacun justice ? et, pour le faire court, est-il bien vrai que la réputation du célèbre abbé Galiani ne soit pas une réputation surfaite ? J’ai toujours pensé, pour ma part, que la troupe encyclopédique, ou, comme Rousseau l’appelait, la tourbe philosophesque , nous en avait, sur plus d’un point et sur plus d’un homme, singulièrement imposé. Tel, encore aujourd’hui, croit juger par lui-même, qui ne fait, sans le savoir, que jurer sur la parole de Grimm ou de Diderot. Mais ne conviendrait-il pas, après cent ans, de se reprendre ? Sommes-nous si naïfs que de nous être émancipés de la tutelle de Boileau pour nous soumettre docilement à l’autorité de Marmontel ? Et quelqu’un enfin ne revisera-t-il pas une bonne fois toutes ces minces réputations de société nées à la table du baron d’Holbach ou grandies dans le salon de Mme Geoffrin ?

Voici deux publications, justement, qui viennent de rappeler l’attention sur l’abbé Galiani. La première est la Correspondance, non pas précisément officielle, mais officieuse, de Galiani, secrétaire d’ambassade ou chargé d’affaires, avec le marquis Tanucci, son ministre. Elle était jusqu’à ce jour entièrement inédite. La seconde est la correspondance, — dirai-je bien connue ? mais au moins bien souvent citée, — de Galiani, redevenu Napolitain, avec ses amis de Paris : Diderot, Grimm, d’Alembert, d’Holbach, et, au premier rang, Mme d’Épinay. Un grand nombre de lettres inédites, un texte revu pour la première fois sur les originaux, des notes instructives, bien choisies, amusantes, et qui font passer l’un après l’autre sous nos yeux tous les personnages de ce monde où vécut Galiani, c’est plus qu’il n’en fallait pour renouveler le sujet. Il n’y a désormais que cette édition de la correspondance de Galiani qui compte. On pourrait bien faire quelques chicanes ; on peut toujours, grâce à Dieu, faire quelques chicanes. Je signalerai, par exemple, aux savants éditeurs une notule qui s’est évidemment trompée de page. Ce n’est certainement pas à la page 173, où Galiani parle de Pangloss, qu’ils ont voulu nous apprendre que Pangloss est un personnage du roman de Candide ; c’est à la page 365, où l’abbé nous parle de Pococurante ; et, lorsqu’ils écrivent « pococurante » le nom de ce sénateur de la façon de Voltaire, c’est par mégarde, assurément. Ils citent quelque part, au tome I, page 503, une lettre à Diderot, où Voltaire aurait dit qu’il fallait que Platon et Molière se fussent joints ensemble pour écrire les Dialogues sur le commerce des blés. J’ai le regret de n’avoir pu retrouver cette lettre ni dans l’édition de Kehl, ni dans l’édition Beuchot. Ils disent encore, au tome II, page 229, qu’à l’occasion des mêmes Dialogues, Frédéric aurait écrit à l’auteur une lettre des plus élogieuses. J’ai vainement cherché cette lettre dans la grande édition de Berlin. Pourquoi ne pas nous avoir donné, comme il est d’usage, l’indication de l’édition, de la tomaison et de la page ? Mais nous employons à ces critiques plus de mots qu’elles n’ont d’importance. Satis de hoc. La locution est familière à notre abbé. La publication de MM. Lucien Perey et Gaston Maugras n’en demeure pas moins l’une des publications intéressantes qu’on nous eût données, depuis longtemps, sur le xviiie  siècle.

Essayons donc, d’après eux, et souvent contre eux, de replacer ce bout d’homme dans son vrai cadre, un cadre modeste, et dans les vastes dimensions duquel ne s’évanouisse pas l’exiguïté légendaire de sa taille.

I

Ferdinand Galiani naquit à Chieti, dans l’Abruzze citérieure, le 2 décembre 1728. Comme nous ne connaissons rien de sa première enfance, nous supposerons qu’elle dut ressembler à la première enfance de tout le monde. Il fit ses études à Naples, dans le couvent de Saint-Pierre des Célestins, et son entrée dans le monde sous les auspices de son oncle, archevêque de Tarente, premier aumônier du roi. Ce lui fut une occasion naturelle de voir et d’entendre tout ce que Naples, vers 1745, comptait d’hommes distingués. Ce serait un beau sujet, dit à ce propos M. Bazzoni, qu’une étude sur la société napolitaine d’alors et le mouvement des esprits dans le petit royaume que gouvernait déjà presque souverainement Tanucci. Nous sommes bien de son avis ; et que ne l’a-t-il donc traité, ce bell’argomento ? Les économistes, surtout, abondaient à Naples en ce temps-là, — Intieri, le marquis Rinuccini, Genovesi, — précurseurs incontestables des Quesnay et des Adam Smith. L’un des hommes qui paraîtraient avoir exercé sur Galiani le plus d’influence, directement ou indirectement, et quoique sa voix, mal écoutée de ses compatriotes, ne dût prendre quelque autorité que de nos jours seulement, c’est l’auteur de la Scienza nuova, l’illustre Jean-Baptiste Vico. Longtemps après, lorsque, chez le baron d’Holbach, on entendra Galiani soutenir que l’histoire n’est qu’un perpétuel recommencement d’elle-même, « une répétition périodique des mêmes faits, sous d’autres formules et d’autres manières de parler », visiblement il ne fera que se souvenir des leçons, des conversations peut-être, et en tout cas des théories de Vico.

Les Italiens sont précoces : Galiani débuta, vers l’âge de dix-sept ans, par deux mémoires académiques, l’un sur l’Amour platonique, et l’autre sur l’État de la monnaie à l’époque de la guerre de Troie. Trois ans plus tard, il donnait un Traité de la monnaie. Le succès de ce livre, — dont j’ai lu quelque part qu’encore aujourd’hui les Italiens faisaient presque autant de cas que du livre fameux de Beccaria, — lui valut une mitre, un bénéfice de 500 ducats, et le droit de porter des bas violets. Il ne fut jamais, toutefois, qu’un ecclésiastique médiocre. Un jour, on essaya, paraît-il, de retourner son titre d’abbé contre lui pour le perdre auprès de Tanucci. Son indignation s’éleva presque à l’éloquence. « Io ecclesiastico ? écrit-il à Tanucci, Proh deorum hominumque fidem ! » Il continua toutefois de cumuler des bénéfices. « Les feux de l’aurore, a dit Vauvenargues, ne sont pas plus doux que les premiers regards de la gloire. » L’auteur du Traité de la monnaie l’éprouva. C’est une promenade triomphale qu’au mois de décembre 1751 il commence à travers l’Italie. On le voit à Rome, où le pape Benoît XIV le reçoit admirablement ; on le voit à Florence, où les académies se l’associent ; on le voit à Venise, à Padoue, à Turin, loué partout et partout fêté. Evviva ! evviva ! evviva ! comme il s’écrie lui-même en ses heures de gaieté. Vaniteux quand il partit de Naples, il y revint suffisant. Heureusement que ce qu’il y a d’invinciblement déplaisant dans la suffisance était tempéré chez lui par un goût naturel pour la bouffonnerie.

On sait sa dissertation sur les pierres du Vésuve. Il s’avise un beau jour de les ramasser, il les étiquète, les décrit, les classe, les emballe et les adresse au pape avec ce mot de lettre : Beatissime Pater, fac ut isti lapides panes fiant. Benoît XIV entendait la plaisanterie, tout pape qu’il fût ; il s’empressa de conférer au donateur un second bénéfice de 400 ducats. Ce qu’on aime de Galiani, c’est qu’il est bien libre, bien net et bien dépouillé de toute espèce de scrupule. Ses bénéfices sont en Italie, mais du fond du salon de Mme Geoffrin, il ne s’en moquera pas moins agréablement des bénéficiers français, « qui ne résident pas ». D’autres honneurs, plus laïques et non moins lucratifs, n’allaient pas tarder à venir le trouver ; le 10 janvier 1759, il était nommé secrétaire de l’ambassade de Naples à Paris.

Je ne sais si, comme le disent MM. Lucien Perey et Gaston Maugras, « cette nomination comblait tous les vœux de l’abbé » ; M. Bazzoni, pour sa part, prétend que ce lui fut un crève-cœur ; mais, à coup sûr, la première arrivée lui fut un désenchantement. C’est à peine s’il a mis le pied sur la terre de France qu’il se trahit déjà comme un observateur malveillant. Sur la route d’Antibes à Aix, il a compté les passants et n’en a pas trouvé, sur une longueur de 130 milles, plus de soixante-dix ou quatre-vingts. La Provence est inculte. Serait-ce donc dans les Calabres, qu’une agriculture prospère et des populations nombreuses auraient émerveillé ses yeux d’économiste ? Une fois à Paris, c’est bien une autre affaire. « L’air malsain et pesant, l’eau mauvaise, d’incroyables variations de climat, pas de glaces, pas de fruits, pas de fromage, pas de coquillages », que de supplices pour un homme qui vient de Naples en droiture, et son tempérament napolitain avec lui ! Les habitants ne valent pas mieux que leur climat. « Autant vaudrait compter les vagues de la mer que de chercher à connaître toutes les niaiseries d’un peuple aussi plein de légèreté que de fougue. » Et pour les ministres : « Mardi passé, on me fit voir au duc de Choiseul, qui pendant une courte seconde voulut bien me regarder. Je ne veux pas croire, en vérité, qu’il examine les affaires comme il m’a examiné. Ce serait trop de légèreté. » Il veut rire, mais la plaisanterie manque de trait ; la pointe en sera restée dans sa blessure. Ce qui l’attristait, en effet, je veux bien que ce fussent les outrages auxquels était chaque jour exposé son « pauvre sens commun » ; mais c’était surtout le peu de cas que l’on semblait faire de sa personne, tant adulée, tant caressée, tant choyée là-bas, dans les environs du môle, au café Nicolino ! À Paris, disait-il piteusement, « ils ne regardent pas les secrétaires d’ambassade ». Il faut donc qu’on le rappelle, ou c’est un homme mort. Mais on ne le rappela point, et il vécut, et il s’acclimata.

Les circonstances lui vinrent en aide. Une absence de son ambassadeur, le comte de Cantillana, marquis de Castromonte, lui valut le titre de chargé d’affaires. Il entra par là, naturellement, en rapports plus directs avec le duc de Choiseul. Il faut voir la joie déborder de ses lettres : « Non, je ne crois pas, écrit-il à Tanucci, que Votre Excellence s’imagine tout le bien qu’elle m’a fait… Je marche maintenant de pair avec les ministres de Portugal, de Suède, de Russie…, J’ai ma place dans la chapelle du roi et, pour tout dire, je suis l’égal du prince Galitzin. » Le voilà désormais plus d’à moitié sauvé.

Nous commençons à connaître le personnage. Le prendrons-nous plus au sérieux dans ses fonctions de chargé d’affaires que dans son rôle d’abbé mitré ? Ce serait nous laisser entraîner un peu loin que d’essayer de répondre. Disons toutefois qu’alors les intérêts de la cour de Naples étaient comme enchevêtrés dans les intérêts de la cour d’Espagne, quoiqu’ils en fussent publiquement, officiellement, détachés. C’était en octobre 1759 seulement que Charles VII, devenu roi d’Espagne sous le nom de Charles III, avait abdiqué le trône de Naples en faveur de son troisième fils, Ferdinand, âgé de huit ans. Et ce qui nouait encore plus étroitement les liens entre Madrid et Naples, c’est que Choiseul, en ce temps-là même, négociait avec l’Espagne ce fameux Pacte de famille qui devait unir dans une action politique commune toutes les maisons de Bourbon. Les grandes affaires donc se traitaient entre la France et l’Espagne, et passaient en quelque sorte par-dessus la tête de notre abbé. Son vrai département, c’était la chronique diplomatique. Il était bien le secrétaire de l’ambassade de Naples, mais il était surtout la gazette officieuse de Tanucci. Ce dut être plus d’une fois, j’imagine, de quoi gêner son ambassadeur, ainsi placé sous l’œil malin d’un subalterne, mais peut-être n’est-ce pas de quoi prendre rang dans la grande histoire. Au surplus, nous laisserons à ses éditeurs, — qui nous promettent la traduction de toute cette correspondance officieuse, et qui sans doute y voudront insérer quelques parties au moins de correspondance officielle, — le soin d’examiner et de résoudre la question.

Toujours est-il que, fort de ces premiers succès, Galiani se reprit à la vie. Quelques malédictions contre la France et les Français lui échappaient bien encore de loin en loin, mais insensiblement, et quoi qu’il en eût, le charme opérait ; il opérait même si bien qu’un jour Tanucci lui-même s’étonna comment ce grand amour avait succédé si vite à tant de haine : l’abbé était devenu Parisien.

II

Ce fut ce brave homme d’abbé Morellet qui le présenta chez Mme Geoffrin. « Songez, lui écrivait Galiani en mai 1770, songez que vous êtes ma première connaissance de Paris ; vous êtes pour moi, je ne saurais me le rappeler sans verser des larmes, primogenitus mortuorum, l’aîné de ceux que j’y ai perdus. C’est à vous que je dois la connaissance de Mme Geoffrin, de d’Alembert et de tant d’autres153. » L’accès chez Mme Geoffrin, c’était comme qui dirait l’entrée, par la porte officielle, « au corps des philosophes » ; connaître d’Alembert, c’était connaître Mlle de Lespinasse ; ici, là et ailleurs, l’abbé n’eut qu’à paraître pour vaincre. Sa petite taille même le servit. « Je n’oublierai jamais, écrivait-il à Mme d’Épinay, l’attendrissement maternel, uni au rire le plus fou, qui vous prit à votre maison de campagne en voyant étendue sur mon lit une de mes chemises. Il vous paraissait impossible qu’il y eût quelqu’un assez présomptueux pour oser s’appeler un homme avec une chemise aussi courte et aussi ridicule. » L’histoire de ses succès, je n’ai point à l’écrire : vous la trouverez dans la plupart des Mémoires et Correspondances du temps154.

J’ai dit dans la plupart, et non pas sans intention. Voici quelque chose, en effet, qui m’inquiète sur la qualité de son esprit. Je ne vois pas que Galiani, tout diplomate qu’il soit, et des bons amis du baron de Gleichen, ministre de Danemark, l’un des habitués de Mme du Deffand, fréquente beaucoup chez la marquise. Aujourd’hui, nous confondons toutes ces coteries ensemble, et c’est à peine, en vérité, si nous distinguons le monde de la maréchale de Luxembourg de la société de Mme d’Épinay. Ce qui est vrai, c’est qu’alors, comme aujourd’hui, quelques hommes de lettres, — je nommerai Duclos, par exemple, ou d’Alembert, et quelques diplomates, j’ai nommé le baron de Gleichen, — formaient un trait d’union entre ces sociétés, et que par eux elles se touchaient. Mais elles ne se mêlaient pas. Rien de plus naturel. Prenez la Correspondance de Mme du Deffand d’une part, et de l’autre les Mémoires de Mme d’Épinay ; lisez les Lettres de la duchesse de Choiseul à Mme du Deffand (c’est l’une des plus jolies correspondances du xviiie  siècle) et lisez la Correspondance de Diderot avec Mlle Volland (c’en est l’une des plus vivantes), ou précisément la Correspondance de Galiani avec Mme d’Épinay : ce n’est pas seulement de volume ou de lecture que vous aurez changé, c’est de monde. Mme du Deffand n’est pas prude, que je sache, mais elle conserve exactement le ton de la bonne compagnie. Le libertinage de la pensée ne se traduit, ni dans les lettres qu’elle écrit ni dans les lettres qu’elle reçoit, par la grossièreté du langage. Il y a des mots qu’elle n’emploie pas, et qu’on n’emploierait pas impunément avec elle. Voltaire lui-même, ce Voltaire à qui sa vieille amitié, — si tant est qu’il n’y ait pas eu jadis entre eux plus que de l’amitié, — pardonne tant de choses, il a de la tenue, pour ainsi dire, dans les lettres qu’il lui adresse. On prête à la duchesse de Choiseul un mot sur notre abbé. « En France, disait-elle, nous avons de l’esprit en petite monnaie ; en Italie, ils l’ont en lingot. » C’est cela même, de l’esprit en lingot, et sans doute elle entend par là de l’esprit qui n’est pas affiné, de l’esprit qui n’est pas au titre, et qu’un utile alliage n’a pas lesté, si je puis dire, de ce qu’il faudrait de bon sens et de bon goût pour qu’il fût le véritable esprit français.

Relisons là-dessus le dialogue du cardinal et de son espion :

Il faut supposer, disait-il, un de ces cardinaux à son bureau, écrivant, et l’espion debout devant lui :

Le Cardinal. — Eh bien, qu’est-ce qu’on dit ?

L’Espion, hésitant. — Seigneur, on dit…, on dit…

Le Cardinal. — Vous plairait-il d’achever ?

L’Espion. — On dit que vous avez pour page une fille charmante, qui est malade pour neuf mois… et par votre faute.

Le Cardinal, continuant d’écrire, sans se déranger. — Cela n’est pas vrai, c’est de la sienne.

L’Espion. — On ajoute que le Cardinal un tel a voulu vous enlever ce page charmant… et que vous l’avez fait assassiner.

Le Cardinal, continuant d’écrire. — Ce n’est pas du tout pour cela.

L’Espion. — On parle de votre dernier ouvrage, et l’on dit que c’est un autre qui l’a fait.

Le Cardinal, se levant avec fureur. — Eh ! pourriez-vous, monsieur le maroufle, me nommer l’impudent qui a dit cela155 ?

Au fond, c’est l’histoire de Gil Blas et de l’archevêque de Grenade. Elle a l’air d’être ici plus courte et plus serrée ; mais, au vrai, comme elle est plus longue et plus diffuse ! Et tandis que, dans le récit du conteur français, tout marche d’un tel air de facilité, de naturel, d’aisance, que d’affaires ici pour mettre l’anecdote en scène ! que d’exagération ou de grossièreté, dans chaque trait du dialogue, et que d’indéfinies préparations pour amener le mot de la fin ! Une exclamation de Mme du Deffand me revient tout à point en mémoire : « Ah ! mon Dieu ! quel auteur ! qu’il a de peine ! et qu’il se donne de tourments pour avoir de l’esprit156 ! » Et, en effet, il faut qu’il se trémousse, et qu’il mime son conte, et qu’il lance au plafond sa perruque. Si bien que Diderot, Diderot lui-même, qui ne se pique pourtant pas de bon goût, encore moins de délicatesse, est obligé d’en convenir, et que, après avoir comme refroidi je ne sais plus quel conte en le fixant sur le papier, il ajoute : « Tout cela n’est pas trop bon, mais l’à-propos, la gaieté y donnent un sel volatil qui ne se retrouve plus quand le moment est passé. »

Mais, voyons, allons au fond des choses. Entre tous les bons contes que Diderot transcrit au long pour l’usage de sa Sophie, Sainte-Beuve nous a signalé le conte du Porco sacro. Lisons le conte du Porco sacro :

Il y a à Naples des moines à qui il est permis de nourrir aux dépens du public un troupeau de cochons, sans compter la communauté. Ces cochons privilégiés sont appelés, par les saints personnages auxquels ils appartiennent, des cochons sacrés… Celui qui frapperait un porco sacro ferait un sacrilège. Cependant des soldats peu scrupuleux en tuèrent un ; cet assassinat fit grand bruit ; la ville et le sénat ordonnèrent les perquisitions les plus sévères. Les malfaiteurs, craignant d’être découverts, achetèrent deux cierges, les placèrent allumés aux deux côtés du porco sacro, sur lequel ils étendirent une grande couverture, mirent un bénitier avec le goupillon à sa tête, et le crucifix à ses pieds, et ceux qui faisaient la visite les trouvèrent à genoux et priant autour du mort. Un d’eux présenta le goupillon au commissaire ; le commissaire aspergea, se mit à genoux, fit sa prière et demanda : « Qui est-ce qui est mort ? » On lui répondit : « Un de nos camarades, honnête homme. C’est une perte. Voilà le train des choses dans ce monde : les bons s’en vont, les méchants restent. »

Sans doute, je vois bien là-dedans deux ou trois grossièretés, que je m’excuse d’avoir ici reproduites ; mais, je le demande à tout lecteur de bonne foi, qu’y a-t-il d’amusant ? qu’y a-t-il surtout de spirituel dans cette historiette ? En copierai-je d’autres ? À quoi bon ? D’abord elles se ressemblent trop dans l’indécence ou dans la grossièreté. Et puis, en général, elles enfermeraient toutes aussi peu de sens et de « substantifique moelle » que celle que l’on vient de lire. On a voulu faire à l’abbé je ne sais quelle réputation de profondeur. Mais tout ce que nous pouvons accorder, et nous l’accordons volontiers, c’est qu’il se distingue du gros des encyclopédistes par une certaine connaissance de l’homme. Le propre en effet d’un véritable encyclopédiste, — le propre de Diderot, de d’Alembert, de Grimm, de Marmontel, de Morellet, — c’est d’ignorer l’homme, et de l’ignorer complètement. Je pose en fait qu’entre eux tous ils n’ont pas augmenté d’une seule connaissance la somme des vérités psychologiques et morales que leur avait léguées le siècle précédent. On peut apprendre toutes sortes de choses en feuilletant leur Encyclopédie, — jusqu’à l’art de confectionner les confitures d’abricots ; — mais on userait ses yeux sur leurs dix-sept in-folio de texte avant d’y rien découvrir sur soi-même. Galiani connaît les hommes, il en a l’expérience, et c’est sa supériorité sur nos encyclopédistes. Mais, pour sa métaphysique, elle est aussi superficielle que la leur, et je n’en veux d’autre témoignage que l’apologue, célèbre pourtant aussi, lui, des dés pipés.

Je suppose, messieurs, que celui d’entre vous qui est le plus convaincu que le monde est l’ouvrage du hasard, jouant aux trois dés, je ne dis pas dans un tripot, mais dans la meilleure maison de Paris, son antagoniste amène une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, enfin constamment, rafle de six. Pour peu que le jeu dure, mon ami Diderot, qui perdrait ainsi son argent, dira sans hésiter, sans douter un seul moment : « Les dés sont pipés, je suis dans un coupe-gorge ! » Ah ! philosophe ! parce que dix à douze coups de dés sont sortis du cornet de manière à vous faire perdre six francs, vous croyez fermement que c’est en conséquence d’une manœuvre adroite, artificieuse, et d’une friponnerie bien tissue, et en voyant dans cet univers un nombre si prodigieux de combinaisons mille et mille fois plus difficiles ; et plus compliquées, et plus soutenues, et plus utiles, vous ne soupçonnez pas que les dés de la nature sont pipés et qu’il y a là-haut un grand fripon qui se fait un jeu de vous attraper.

Avouons que, si Diderot demeura muet à cet apologue, il fallait en vérité peu de chose pour mettre sa dialectique en défaut. Mais je voudrais bien savoir pourquoi cet argument, et, comme on dit dans l’école, cette preuve de l’existence de Dieu par les causes finales, — que l’on trouve si faible, pour ne pas dire si puérile, sous la plume de Fénelon, par exemple, — est redevenue forte, neuve, et péremptoire, dans la bouche de Galiani. Ce que vaut la preuve en elle-même, c’est aux philosophes de le décider. Mais, prenant la question telle quelle, peut-on dire que Galiani en ait éclairé d’une lumière nouvelle un seul côté ? qu’il l’ait présentée sous un aspect nouveau ? qu’enfin il l’ait approfondie en quelque sens que ce soit ? Non, sans doute. Seulement, il l’a mise à la portée des hauteurs de brelans et des dissertateurs de tavernes. Le neveu de Rameau l’eût compris.

Que maintenant toutes ces plaisanteries aient fait rire en leur temps, je n’y contredis pas. Essaierai-je de prouver — par raison démonstrative — qu’elles n’auraient pas dû faire rire ? Je dis seulement que le vrai milieu de l’abbé, le salon dans lequel ses bons mots ont tout leur sel et sa petite personne d’Arlequin tout son prix, ce n’est même pas le salon de Mme Geoffrin, c’est le salon du Grandval, et c’est le salon de la Chevrette ou de la Briche, le salon de M. d’Holbach et le salon de Mme d’Épinay.

A-t-on bien assez remarqué que ce sont des Allemands qui règnent dans l’un et dans l’autre ? M. d’Holbach en personne au Grandval, et M. de Grimm, baron de Thunder-ten-tronckh, comme l’appelle familièrement l’impératrice Catherine, chez Mme d’Épinay ? Je veux dire que, dans les magnifiques appartements du Grandval ou de la Chevrette, sous la figure de l’abatino, c’est un rayon de soleil qui entre, un rayon de soleil d’Italie. Ce n’est pas le conte qui les amuse, mais bien la pétulance méridionale du conteur. Ils ne sourient pas à ses bons mots : c’est à l’imprévu de ses grimaces qu’ils éclatent de rire. Hauts qu’ils sont de cinq ou six pieds, dignes d’allure, graves, froids, compassés, maniérés à leur ordinaire, ce diable de Napolitain les émoustillé. Ils se découvrent avec surprise une réserve de gaieté qu’ils ne se connaissaient pas. Ce petit homme les secoue si bien, si ferme et si fort, qu’il les arrache à leur fonde de tristesse et d’ennui. Car ils s’ennuient, tous tant qu’ils sont, ne vous y trompez pas, ils s’ennuient même mortellement. Ce siècle a l’air de s’amuser, mais il s’ennuie. Galiani les distrait d’eux-mêmes. Et ils lui sont reconnaissants de ce qu’il les fait rire, et après tout ils n’ont pas si grand tort, car enfin c’est toujours quelque chose de faire rire les gens. Reste à savoir, il est vrai, de quels moyens on se sert ; et quoique de notre temps il importe peu comment on s’amuse, pourvu que l’on s’amuse, la qualité du divertissement cependant, c’est bien quelque chose aussi ! Je crains qu’au Grandval on ne fût pas très difficile. Si le lecteur était curieux des faits sur lesquels j’appuie ce jugement sommaire, il m’est impossible de citer, et je suis obligé de le renvoyer à la Correspondance de Diderot157.

III

Les mêmes causes qui avaient fait la réputation de l’abbé firent le succès de ses Dialogues sur le commerce des blés.

« L’immense succès » des Dialogues de l’abbé Galiani, « la vogue prodigieuse » des Dialogues de l’abbé Galiani, le « triomphe par-dessus les nues » des Dialogues de l’abbé Galiani : telles sont, ou à peu près, les expressions consacrées des historiens de la littérature, ou plutôt de la société française du xviiie  siècle, quand ils arrivent au moment de la publication des Dialogues de l’abbé Galiani. Mais où sont les preuves de cet « immense succès » ? et, de cette « vogue prodigieuse », où sont les témoignages ? On cite Voltaire, on cite d’Alembert, on cite Grimm, on cite Diderot. Comment donc le livre ne put-il pas atteindre sa deuxième édition ? Vous allez répondre par la difficulté de la matière et le peu d’intérêt que le grand public pouvait prendre à ces discussions entre économistes. Mais la difficulté de la matière n’avait pas empêché l’Ami des hommes de monter au chiffre de cinq éditions en cinq ans. Aussi bien la prétention de Galiani, comme la louange qu’on lui décerne, quelle est-elle, sinon justement d’avoir vaincu la difficulté de la matière ? Le succès ne fut donc pas si vif ! Je puis même ajouter que l’ouvrage fut en quelque sorte repoussé ou tenu du moins à distance par cette fraction de la société parisienne qui n’avait pas pu goûter l’esprit de l’abbé. Au commencement de 1770, Mme du Deffand écrivait à Voltaire : « Quel est donc l’ouvrage qui est actuellement sur le tapis ? Il doit m’amuser beaucoup. C’est donc quelque chose de gai et de frivole ? Et ce ne sera pas sur une certaine matière, sur laquelle il ne reste rien à dire ? et ce ne sera pas non plus un traité économique, ni des préceptes sur l’agriculture ? Vous sentez bien que, quand on habite un tonneau dans le coin de son feu, on s’intéresse fort peu à ces matières d’administration. » Et vous entendez bien, lecteur, que nos Dialogues sont venus à sa connaissance. Elle les a lus peut-être. En tout cas, peu lui importe qu’ils soient à la mode, et c’est en vain que Voltaire les lui recommande ; ni la mode ni Voltaire même, pour cette fois, n’y feront rien ; certainement elle ne les relira pas, et, si tant est qu’elle ne les ait pas lus, elle ne les lira point, certainement. Le succès des Dialogues, selon toute vraisemblance, ne dépassa pas le cercle accoutumé des anciens amis de Galiani, d’une part, et des économistes, de l’autre.

Mais alors, d’où vient la légende ? et quelle est l’histoire vraie de cet « immense succès » ? La légende, c’est Voltaire, c’est Diderot, c’est Grimm qui l’ont faite. L’histoire vraie, la voici.

Vers 1770, et depuis déjà plusieurs années, il y avait guerre entre les encyclopédistes et les économistes. Ce n’était pas, à la vérité, que Grimm ou Diderot, comme on pense, ni même Marmontel ou Thomas fussent hommes à s’échauffer sur la question du produit net, de la classe productive et du prix proportionnel. Mais les économistes avaient osé former secte et se poser en rivaux de popularité des encyclopédistes. Chacun, n’est-ce pas, comme disait cette bonne Allemande158, « se fait son petit religion à part soi » ? Les encyclopédistes avaient leur « petit religion », et les économistes avaient la leur. Il faut entendre Grimm s’indigner de l’audace de ces « cultivateurs », et railler à plaisir « leur culte, leurs cérémonies, leur jargon et leurs mystères ». On ne les aimait guère, à ce qu’il raconte ; cependant on les écoutait tout de même. J’ai dit que l’Ami des hommes avait eu cinq éditions en cinq ans ; la Théorie de l’impôt venait d’en avoir dix-huit en neuf ans159. Le nom de l’auteur avait franchi les Alpes et traversé la Manche. On le goûtait en Angleterre, on le traduisait en Italie. L’attention enfin menaçait de se détourner des encyclopédistes, et même, si l’on n’y prenait garde, de les abandonner tout à fait.

Grimm en était d’autant plus irrité qu’il faut bien dire que, comme toujours en pareil cas et pour l’honneur de l’humanité, il y avait autre chose entre les deux sectes ennemies qu’une mesquine rivalité d’amour-propre. Il y avait vraiment divergence, opposition, hostilité de principes. Les économistes avaient, en général, — ce sont les paroles de Grimm, — « une pente à la dévotion et à la platitude bien contraire à l’esprit philosophique ». Leur morale utilitaire constituait bien la société sur la base de l’intérêt personnel ; mais ils prétendaient que l’intérêt personnel, s’il n’était « éclairé », ne pouvait être entre les hommes qu’un principe de discorde, et ils ajoutaient qu’il ne pouvait être éclairé que d’en haut. De plus, en politique, il paraît qu’ils ne voulaient pas entendre à ce qu’ils appelaient le système des « contre-forces » ; et qu’ils n’affectaient pour la constitution d’Angleterre qu’une admiration modérée. Quelques-uns même « poussaient l’absurdité jusqu’au point d’avancer que toute constitution de gouvernement, hors la monarchique, est essentiellement vicieuse ». Les bras en tombaient aux vrais philosophes, de douleur et d’étonnement.

Les Dialogues de Galiani parurent, sur ces entrefaites, comme l’instrument d’une victoire décisive de l’encyclopédisme sur l’économie politique. C’étaient, en effet, les propres armes de la secte retournées contre elle-même ; c’était la bataille hardiment portée, par un habile manœuvrier, sur le terrain même qu’il avait plu aux économistes de choisir et de circonscrire. Les économistes avaient obtenu du gouvernement, en 1764, un édit permettant la libre exportation des grains. Je dois noter qu’à ce propos Galiani s’était empressé d’écrire à Tanucci : « La libre exportation des grains de France ne manquera pas de causer à notre commerce un grand dommage, si nous ne nous empressons d’imiter l’exemple qu’on nous donne. Les Français ont enfin compris cette grande vérité que l’unique préservatif des disettes, c’est l’entière liberté du commerce des grains. » Est-ce à dire pourtant que les Dialogues sur le commerce des blés fussent un plaidoyer, comme Galiani n’a pas cessé de le prétendre, en faveur de la liberté d’exportation ? Il faut alors qu’il ait joué de malheur. Car, ni du côté des économistes, ni du côté des encyclopédistes, les Dialogues ne furent pris pour ce qu’il voulait. Le seul Grimm, dont il est permis de récuser la compétence, aurait entendu notre abbé ; — mais Diderot, qui corrigea le manuscrit et qui revit les épreuves, écrit à Mlle Volland : « Enfin l’abbé Galiani s’est expliqué net. Ou il n’y a rien de démontré en politique, ou il l’est que l’exportation est une folie. Je vous jure, mon amie, que personne jusqu’à présent n’a dit le premier mot de cette question » ; — mais Turgot, partisan convaincu de la libre exportation, et que nous croyons très capable d’avoir bien entendu le machiavélique abbé, ne comprit pas, ou, si l’on veut, ne prit pas les Dialogues autrement que Diderot ; mais les économistes, Baudeau, Mercier de La Rivière, Dupont de Nemours, y virent une attaque directe et manifeste au principe doctrinal de la libre exportation, des grains ; — et si l’abbé Morellet, tout encyclopédiste qu’il fût, crut devoir entreprendre, malgré les adjurations de la secte et malgré les supplications de Galiani lui-même, une réfutation suivie des Dialogues, c’est qu’il y lut, très clairement écrite, en noir et en blanc, dans les lignes et entre les lignes, la dérision de toutes les idées à la défense desquelles il s’était voué.

Dérision spirituelle, d’ailleurs, et digne d’émouvoir la bile des économistes ! Le dialogue est faible en lui-même, et deux au moins des interlocuteurs, sur trois, quoique copiés d’après nature, manquent de caractère, à moins que c’en soit un que de n’en pas avoir. Il n’y a que le chevalier Zanobi qui garde quelque souvenir de la pétulance et de la vivacité de Galiani. Mais on y rencontre de fort jolies choses, de fines distinctions, des comparaisons ingénieuses. Ce que j’y trouve de plus remarquable, c’est la méthode, une méthode de circonduction, pour ainsi dire, qui, de détour en détour, et de traverse en traverse, amène insensiblement le lecteur à la conclusion160. Je dis une méthode et non pas un procédé. C’est qu’en effet Galiani ne se contente pas de l’application, mais il tient le principe. Le voici tel qu’il le donne lui-même : « Une vérité que le pur hasard fait naître comme un champignon dans un pré n’est bonne à rien. On ne la sait pas employer, si l’on ne sait d’où elle vient, comment et de quelle chaîne de raisonnements elle dérive. Une vérité hors de sa ligne est aussi nuisible que l’erreur. » On pourrait mieux dire, et ce style, encore que retouché par Grimm, par Diderot et jusque par Mme d’Épinay, ne laisse pas de sentir l’étranger ; mais l’observation n’en conserve pas moins tout son prix. Elle va plus profondément qu’on ne pense. C’est le parti que l’auteur en tire à l’application, avec une rare dextérité, qui permet de lire encore aujourd’hui les Dialogues sur le commerce des blés, de les lire avec plaisir, et non pas même sans profil.

On comprend maintenant pourquoi les encyclopédistes accueillirent d’un cri de triomphe l’apparition du livre, ou plutôt on peut croire qu’ils avaient eux-mêmes provoqué l’auteur à l’écrire.

Il ne serait pas difficile de reconstituer la scène. Un jour de 1768 ; chez le baron d’Holbach, en causant de choses et d’autres, la conversation sera tombée sur la disette. Habitués que nous sommes, de notre temps, par un long usage, à la sécurité du lendemain, nous ne nous rendons pas compte assez exactement des inquiétudes que, sous l’ancien régime, les menaces de disette ramenaient presque périodiquement. Rien de plus naturel donc chez le baron d’Holbach, ou ailleurs, qu’une telle conversation. Morellet, homme à principes, en dépit de la disette, continue de soutenir, au nom des droits de la propriété, que le commerce des grains doit être libre ; le baron là-dessus déraisonne, Diderot bat la campagne, et Galiani prend la parole. Il commence par déclarer que personne jusqu’ici n’a connu le premier mot de la question, il démonte ses adversaires par quelques-unes de ces « idées toutes neuves, étranges, inouïes » dont il excelle à trouver la formule, et le voilà parti. Cependant Diderot frémit d’enthousiasme, et l’abbé n’a pas plus tôt fini « qu’il se prosterne à ses pieds » en le suppliant de publier ses idées. Grimm, qui voit le parti qu’on peut tirer de l’abbé contre les économistes, vient au secours de Diderot, il pique habilement d’honneur le petit Italien ; c’est ainsi que jadis il a lui-même, en se jetant dans la controverse du jour, avec son Petit Prophète de Böhmischbroda, conquis son droit de cité française, et reçu de Voltaire ses lettres de naturalisation ; d’ailleurs on est là pour aider, s’il en est besoin, — lui, Diderot, toute la secte enfin, — pour soutenir, pour prôner l’abbé ; ce sera le désarroi dans le camp des Baudeau, des Mercier de La Rivière, des Dupont de Nemours, ou, s’ils persistent à faire cause commune tous ensemble, ce sera leur succès même de 1764 retourné contre eux, leur popularité perdue, sans compter leur infériorité d’écrivains clairement mise dans tout son jour ; — et l’abbé n’a qu’à laisser courir sa plume !

Ce qui prouve bien que les choses durent ainsi se passer et que nous ne mêlons pas, à notre tour, trop de légende à l’histoire, ce ne sont pas seulement les éloges dont les encyclopédistes accablèrent les Dialogues sur le commerce des blés, c’est la façon aussi dont ils prirent les critiques que l’on en fit. Mme d’Épinay, plus difficile que Galiani lui-même, se montra presque blessée d’une restriction légèrement railleuse que Voltaire mit à la louange, en parlant des Dialogues, à l’article Blé de ses Questions sur l’Encyclopédie. On croyait le patriarche enrôlé contre l’économistique depuis qu’il avait publié l’Homme aux quarante écus. Grimm aussi se sentit comme touché d’une attaque personnelle par les réfutations dirigées contre le chevalier Zanobi. Mais Diderot fit mieux. Le philosophe accepta de M. de Sartine, alors lieutenant de police, la mission confidentielle d’examiner la Réfutation du pauvre abbé Morellet. Il faut lire son rapport. La confiance que met en lui M. de Sartine suffirait à nous renseigner sur « les persécutions » dont on a prétendu que le grand ouvrier de l’Encyclopédie fut victime. Et sa lettre nous permet d’affirmer que, si la Réfutation de l’abbé Morellet s’imprima, ce n’est pas qu’il n’eût fait valoir contre elle tous les motifs qui pouvaient engager un lieutenant de police à en suspendre l’impression. « L’ouvrage lui a paru dur, sec, plein d’humeur et pauvre d’idées. L’auteur n’est ni assez pourvu d’expérience, ni assez fort de raisons pour briser son adversaire, comme il se l’est promis.Il le calomnie en plusieurs endroits, il affecte de ne pas l’entendre, ou il ne l’entend pas en quelques autres… Le seul parti que le critique pourrait tirer de son travail est d’en faire une bonne lettre qu’il enverrait à celui qu’il appelait à Paris son ami… Cette Réfutation nuira beaucoup à l’abbé Morellet, qui ne doit s’attendre ni à l’indulgence du public, ni à celle de ses amis… Toute réflexion faite, je me persuade que l’abbé Morellet ne publiera pas ses guenillons recousus… Quoi qu’il en soit, comme censeur, je n’y vois rien qui doive en empêcher l’impression. » Que dites-vous de ce « quoi qu’il en soit » ? Et ne vient-il pas bien ajouter le dernier trait à la tartuferie de Diderot ?

Mais de tout cela ne résulte-t-il pas clairement que le succès des Dialogues sur le commerce des blés fut ce qui s’appelle en bon français un succès de coterie ? Ni seconde édition, ni contrefaçon de Hollande ; ce n’est pas ce qu’on peut appeler au xviiie  siècle un immense succès.

On avait cru jusqu’à ce jour que, sinon les Dialogues eux-mêmes, du moins le bruit qu’ils firent, avant même de paraître ou seulement d’être écrits, avait été la cause du rappel de Galiani. L’édit de 1764 était l’œuvre en partie de M. de Choiseul, partisan déclaré, nous apprend Morellet, de la liberté du commerce des grains ; le dessein de Galiani, divulgué trop ouvertement et, de là, quelque plaisanterie qu’il se serait permise, dans la liberté de la conversation, contre le ministre encore tout-puissant, telle aurait été la raison de sa disgrâce. Les documents que les nouveaux biographes de Galiani ont tirés des archives de Naples permettront désormais de rétablir, encore sur ce point, la vérité tout entière, Ce serait pour avoir été le trop fidèle interprète des sentiments secrets de Tanucci sur le pacte de famille que le secrétaire de l’ambassade de Naples aurait été rappelé. Naples n’accéda jamais au pacte de famille. Mais comme, d’autre part, le témoignage de Morellet nous est un sûr garant de l’irritation qu’éveillèrent les Dialogues chez M. de Choiseul quand ils parurent, on peut joindre les deux causes ensemble. Quand on aime trop à parler, il est rare qu’on ne parle pas trop ; et, quand on a la démangeaison de faire de l’esprit, il est fréquent que l’on en fasse aux dépens même de ceux que la prudence interdisait de toucher, à plus forte raison d’égratigner.

IV

C’est au mois de mai 1769 que Galiani fut rappelé. Son désespoir fut aussi profond de quitter Paris que son désenchantement, jadis, avait été vif d’y débarquer. Sa lettre à Tanucci, du 29 mai 1769, est bien amusante. « Je dois, dire à Votre Excellence que, le jour où je reçus la lettre du roi, je ne pus ni dîner ni souper. La nuit, j’eus la fièvre avec de fortes convulsions… Depuis, l’appétit n’est pas revenu, ni les forces, ni le sommeil, et voici le quatrième jour qu’il m’est impossible de manger. Hier encore, j’ai eu la fièvre, avec de nouvelles convulsions… » On aimera mieux sa lettre à d’Alembert, où le désordre de son esprit et la sincérité de son chagrin sont visiblement tracés dans l’incorrection de son style. Il aimait beaucoup d’Alembert, « parce qu’il ne ressemblait à aucun Français, qu’il avait plutôt les défauts et les qualités d’un Italien, et qu’il ne faisait de ses compatriotes qu’une médiocre estime ». C’était encore un « bon bouffon », nous apprend-il quelque part ailleurs, « pantomime et polisson ». On aime assez à voir ce géomètre dans ce rôle ou sous cet aspect.

« Je vous fais, mon cher d’Alembert, mes adieux. Je n’ai pas eu le courage de prendre congé de vous ; ce sont des moments terribles pour un cœur sensible de se séparer pour toujours de ses amis et des personnes qu’on aime et qu’on estime et honore, et qui ont fait le bonheur de ma vie pendant mon séjour dans ce pays-ci. Adieu, mon ami, je vous écrirai, et j’espère que vous me donnerez quelquefois des nouvelles de votre santé et me direz quelque chose du courant des sciences. Au moyen de quoi je pourrai encore croire de n’être pas encore sorti de ce monde. Adieu, mon cher ami ; souvenez-vous de moi dans vos charmantes sociétés ; j’aurai toujours dans mon cœur le souvenir d’un ami si digne et si respectable. Vale. » Cette lettre fait honneur à l’abbé. Dirai-je que je donnerais bon nombre de ses lettres, « sublimes » ou « caustiques », — c’est ainsi qu’il les qualifie lui-même, — pour quelques billets de ce ton et de ce style, au prix de cette incorrection ; que dis-je ! pour ce qu’il y a de franc et de touchant dans, cette incorrection même ?

MM. Lucien Perey et Gaston Maugras nous ont ici tracé, dans leur introduction, un joli crayon de la société napolitaine à l’époque où y retomba Galiani. Ils l’ont fait avec quelques traits fort heureusement choisis, empruntés en partie d’un journal de voyage inédit de Mme de Saussure et en partie des dépêches de M. de Béranger, chargé d’affaires de France à Naples. Nous y renvoyons le lecteur. Je crois volontiers, d’après eux, que Galiani dut avoir quelque peine à se refaire aux habitudes, aux mœurs, aux usages de ses compatriotes. Il essaya, pour tromper ses regrets, d’entretenir une vaste correspondance avec ses amis de Paris. Mais quoi ! Mme Necker ne parut pas goûter beaucoup le badinage un peu grossier de l’abbé ; Mme Geoffrin était tout occupée de son roi de Pologne, Stanislas Poniatowski, dont la situation, comme on sait, aux environs de 1770, ne laissait pas d’être assez embarrassante ; les grands hommes — d’Alembert, Diderot, Grimm, d’Holbach même, et Suard — n’avaient pas sans doute le temps de lui répondre, et s’il est une chose au monde qui lasse promptement, c’est d’envoyer de Naples à Paris des lettres qui demeurent sans réponse : au bout d’un an, de moins d’un an, la seule Mme d’Épinay restait vraiment fidèle au souvenir de Galiani.

Une chose surtout m’étonne dans cette Correspondance, et que je signale d’abord pour n’avoir plus à y revenir : c’est le ton que Mme d’Épinay laisse prendre à Galiani. Ce n’est pas de la liberté seulement, c’est de la licence, « des indécences incroyables, a dit Sainte-Beuve, même dans le siècle de Voltaire et de Diderot, et qui n’ont de précédent que chez Rabelais ». Mais Rabelais n’écrivait pas pour les femmes, et surtout il n’écrivait pas aux femmes. L’abbé semble croire, en vérité, qu’une indécence est toujours spirituelle, et que, à défaut d’autre moyen d’égayer ses anciens amis, une grossièreté doit toujours être admirablement reçue. Serait-ce là, par hasard, ce que quelques-uns de ses admirateurs, MM. de Goncourt, par exemple, ont appelé dans le temps « simplicité de bien dire », naturel, « absence de prétention et d’effort » ? Je n’ai garde, assurément, de le croire. Mais il faut convenir alors que l’erreur est singulière. Si jamais Galiani passe pour « naturel », c’est que nous aurons perdu les vrais noms des choses, et les mots de prétention ou de préciosité auront cessé d’avoir un sens.

Ce que je constate, c’est que, s’il a de l’esprit, il le sait, et qu’il écrit pour le montrer : mauvais moyen d’être naturel, mais moyen sûr d’être guindé. « Voilà de l’esprit, et des saillies, et des bons mots, et du caustique pour l’assaisonner comme de coutume. » Eh non ! l’abbé, vraiment non ! ni tant d’esprit, ni tant de caustique. Moins de bons mots que d’envie d’en dire, et moins de saillies que de vilains calembours, ou médiocres à tout le moins : « Il y a bien plus de pierres et de pierrailles qu’on ne pense dans ce monde ; nous tenons cela de famille, car nous descendons, ne vous en déplaise, de ces pierres que Deucalion et Pyrrha se jetaient derrière les épaules. Et c’est peut-être depuis cette époque que se jeter la pierre est devenu un acte humain. » On ne fait pas plus pédantesquement l’agréable. Et encore : « Venons à présent à vos plaintes sur les amitiés liées avec les étrangers. Vous avez tort de vous en plaindre. Tout est étranger en ce monde, car tous s’en vont avec la mort. Les étrangers ont cela de commode qu’ils partagent en deux le regret. On en sent la moitié lorsqu’ils s’en vont, et, quoique absents, ils ne sont pas entièrement perdus ; … s’ils viennent à mourir, la douleur tombe sur ce reste d’existence perdue et qui est bien moindre que le total. Vous n’aimeriez sûrement pas plus de tomber à plomb que de glisser sur des malheurs. Les malheurs sont la sauce de cette vilaine viande qu’on appelle la vie : on en est environné. Ne vaut-il pas mieux détremper cette sauce par les absences, les éloignements, l’habitude aux détachements ? Voilà des raisons bien fortes pour que vous continuiez à aimer les étrangers. »

Ah ! si c’était chez ce malheureux Voiture, ou chez Balzac, encore, le grand épistolier, que l’on rencontrât cette simplicité de bien dire, entendez-vous d’ici les exclamations et voyez-vous les mines méprisantes ! Cela s’appelait du pathos au xviie  siècle ; veut-on nous faire croire qu’au xviiie  siècle on doive l’appeler de l’esprit ? C’est comme quand on rit de si bon cœur, et l’on a raison, des samedis de cette bonne Madeleine de Scudéry ; mais en quoi, je vous en prie, prêtent-ils plus à rire que les mercredis de Mme Geoffrin ? « Pour me consoler encore mieux de la perte de mes dents, j’ai trouvé le moyen d’appeler mon râtelier mon parlement. Lorsqu’on m’en demande des nouvelles, je dis que j’ai renvoyé tous ces messieurs, que j’ai supprimé les charges de mes présidents molaires et que je n’en mange pas moins. » Ce qu’il aime, décidément, c’est le calembour, et c’est là qu’il met sa gloire. Car il ne doute pas que ses lettres ne soient dignes d’être léguées à la postérité. Mme d’Épinay est chargée de les collectionner, de prendre copie de toutes celles qui ne lui sont pas personnellement adressées et d’intercaler quelques-unes des siennes dans la série de la Correspondance ; — crainte sans doute que le lecteur, ébloui de tant d’esprit, ne puisse pas autrement soutenir une lecture trop forte pour les intelligences vulgaires.

Car il a de grandes prétentions à la profondeur. Il croit sincèrement « qu’il connaît le monde et les hommes, le cœur humain, la nature de la société, la force de l’intérêt, la pente des esprits, la nature des passions », que sais-je encore ? Ce n’est pas lui qui parle, c’est son ami Diderot ; mais voilà les flatteries qu’on lui a jetées pendant près de dix ans au visage ; et quel homme peut être tenu de penser de soi moins de bien que les discours de ses contemporains n’en répandent ? Il n’est pas douteux, à vrai dire, que sa pénétration soit vive et son observation souvent profonde. Il a cette supériorité sur les économistes — sans en excepter Turgot — de savoir que des feuilles ou des brochures ne changent pas la face du monde, et que ce ne sont pas des principes, mais des intérêts qui gouvernent les hommes. Il a cette supériorité sur les encyclopédistes — sans en excepter Diderot — de savoir que la nature humaine livrée à elle-même n’est pas belle, et que l’histoire des civilisations ne raconte pas les efforts de l’homme pour se conformer à la nature, mais au contraire les épreuves que l’homme a volontairement traversées pour s’affranchir de la nature et dominer sur elle. C’est dommage seulement que toute sa sagesse ne procède que de son égoïsme.

Je suis bien obligé de le discuter comme on ferait un demi-grand homme et de le serrer de près, puisqu’il s’agit justement d’empêcher qu’on nous le transforme ainsi. On a vanté sa perspicacité. Le fait est qu’elle est singulièrement en défaut quelquefois. On a cité souvent, et souvent encore on citera ce passage : « Dans cent ans (la lettre est datée de 1771), le pape ne sera plus qu’un illustre évêque, et point prince ; on aura rogné son État petit à petit. » Mais il faut ajouter ce qui suit : « Il n’y aura pas beaucoup de troupes sur pied, et presque point de guerres. Les troupes manœuvreront à plaisir pour la parade, mais ni soldats ni officiers ne seront ni féroces ni braves. Les forteresses tomberont en ruines. Les remparts deviendront partout de belles promenades en quinconces… » Voici sans doute une autre prophétie qui me paraîtra pas moins heureuse : « Catherine fera fort bien d’écraser les évêques si cela lui réussit. Moi, je n’en crois rien ; je crois que les Russes écraseront les Turcs par contre-coup, et ne feront qu’agrandir et réveiller le Polonais, comme Philippe II et la maison d’Autriche écrasèrent l’Allemagne et l’Italie en voulant troubler la France, et ne firent qu’ennoblir votre nation. » C’est au mois de juin 1771, à la veille des fameux partages de la Pologne, que Galiani lit si clairement dans l’avenir. Son ministre a décidément bien fait, dans le temps que l’abbé exerçait, de ne pas lui confier de trop grandes affaires.

En quelques endroits pourtant de la Correspondance je trouve l’abbé naturel ; c’est en matière d’affaires, comme il dit, merliniques et castromontiques. Il avait vendu le manuscrit de ses Dialogues au libraire Merlin, pour cent louis, et il devait à son ancien ambassadeur, le marquis de Castromonte, une part de cette somme. On n’a jamais poursuivi plus âprement une rentrée de fonds, ni jamais plus délibérément on n’a décidé d’acquitter une dette sur cette rentrée, non sur aucune autre. Les revenus de ses deux places et de ses trois ou quatre abbayes ne laissaient pourtant pas de faire une somme respectable. Les cent louis de Merlin, pendant un an, sont, avec les Dialogues, le fond de sa correspondance. « Ce Merlin serait-il un économiste caché, comme il y a des jésuites cachés ? »« Vous m’annoncez qu’on ne peut pas négocier mes billets sans perte… Vous m’aviez pourtant écrit le contraire… Vous m’aviez écrit que, Merlin étant condamné à payer les intérêts, frais, etc., on trouverait quelqu’un qui se contenterait de gagner les intérêts en m’indemnisant du capital. »« Ma belle dame, le nom fatal de Merlin vous corne les oreilles : Hyla, Hyla, nemus omne sonabat. À moi il me navre le cœur. »« Si vous voyiez M. de Sartine ? si vous lui parliez de ma cruelle aventure avec Merlin ? si vous… ? que sais-je, moi ? Enfin j’adore M. de Sartine, je lui ai mille obligations, et je voudrais lui en avoir encore davantage. » Ah ! que Merlin ne lui a-t-il payé ses cent louis ! Il est regrettable aussi que le timbre-poste n’ait pas été connu de son temps. Ses lamentations sur le prix que coûte un port de lettre reviendraient moins souvent dans sa correspondance.

Comme il s’était acclimaté naguère à Paris, il finit pourtant par s’accommoder de Naples. Vers 1777, la correspondance commença de se ralentir. Ses fonctions de conseiller de commerce et, plus tard, de ministre des domaines, — on voit qu’il devint un personnage assez considérable ; — un frère à pousser, trois nièces à pourvoir, et qu’il maria toutes trois, ce qui le rendit, à ce qu’il conte, étonnamment populaire, « formidable et illustre » dans Naples ; un long travail d’érudition qu’il avait entrepris sur Horace (il était bon latiniste) ; le soin de ses collections enfin, médailles, camées, bronzes antiques, vases, tableaux, pouvaient suffire à remplir sa vie. Un grand chagrin, dont ses habiles éditeurs n’ont pu jusqu’ici retrouver le motif, semblerait avoir assombri ses dernières années. La mort de Mme d’Épinay, qui survint en 1783, mit un terme, pour ainsi dire, aux relations de Galiani avec ses anciens amis et avec la France. Il mourut le 30 octobre 1787.

V

Tel fut ce singulier personnage, plus digne de curiosité que de sympathie, mais bien vivant, et le premier de cette lignée que nous aurons vue s’éteindre, ou plutôt — car sans doute elle renaîtra — s’interrompre en la personne de l’ami de Mérimée, Panizzi, conservateur du British Museum et sénateur du royaume d’Italie. Je les compare à ces virtuoses qui tantôt déjà célèbres, ou tantôt encore inconnus dans leur patrie, venaient chercher sur les théâtres de Londres ou de Paris une consécration de popularité européenne, avec le prestige de laquelle ils retournaient et reparaissaient pour finir, sous leur soleil natal. Ce fut le cas de Galiani. C’est à ses qualités italiennes et, selon nous, à ses qualités italiennes uniquement, qu’il dut la réputation équivoque, — d’Arlequin et de Machiavel, — qu’il se fit parmi nos Français du xviiie  siècle. Sa gentillesse et sa vivacité, sa franchise, ou plutôt son cynisme, tranchèrent sur ce que lui-même a quelque part appelé la morgue française, cette raideur d’échine et cette hauteur de ton, plus voisine du manque d’éducation que de la véritable fierté, qui caractérisa nos encyclopédistes. Celui d’entre tous que Galiani préférait, nous l’avons dit, ce fut d’Alembert, et pour cette raison qu’il était moins pédant que les autres, — je ne veux point aller jusqu’à dire parce qu’il mettait ses bas à l’envers et que le peigne visitait rarement ses cheveux.

C’est ce qu’il ne faut pas oublier, si l’on veut remettre le petit abbé dans sa vraie place et le voir sous son vrai jour. En 1773, une troupe de comédiens français qui courait l’étranger vint donner des représentations à Naples. Je note au passage, comme chose en effet curieuse, que l’Eugénie de Beaumarchais, le Père de famille de Diderot, et les Deux Amis, de Beaumarchais encore, eurent les honneurs de cette campagne. Galiani suivit les représentations, et nous avons le feuilleton qu’il en rédigea pour Mme d’Épinay. « Les Italiens, dit-il à ce propos, pourront composer des tragédies, mais ils ne pourront jamais les jouer… Ils manquent de beaux hommes et de femmes qui aient le maintien noble… Si l’Italien veut être sérieux et grand, il est gauche et maussade ; s’il bouffonne, alors il est pantomime et charmant. » Gauche et maussade, c’est trop dire ; mettons : un peu déclamatoire. La belle prose italienne est montée d’un ton plus haut que la belle prose française. Pareillement, la bouffonnerie italienne est d’un degré ou deux plus voisine du cynisme que la bouffonnerie française. Plus de force, et moins de délicatesse, moins de distinction, mais plus de nerf. Ce fut parmi nos Français du xviiie  siècle l’originalité de Galiani : sa personne, sa personne elle-même, sa personne tout entière était plus spirituelle que ses contes, que ses Dialogues, et que ses Lettres. C’est pourquoi, comme nous avons essayé de le montrer, il devait surtout réussir dans cette société parisienne de nos encyclopédistes, où déjà l’on commençait à perdre le goût de toutes les élégances et le sens de la mesure.

On dira sur ce dernier mot que je l’ai peut-être enveloppé dans un procès qui n’était pas le sien. C’est précisément la question. Il s’agit de savoir si nous accepterons le jugement des hommes du xviiie  siècle sur les hommes du xviiie  siècle. Et quoi de plus naturel que de se servir du nom, de l’exemple, et des œuvres de celui qu’ils ont unanimement célébré comme le plus homme d’esprit d’entre eux, pour faire voir ce qui leur a manqué du côté de l’esprit ?

Les « Salons » de Diderot161

Vous n’avez rien de mieux à faire, il pleut, et, par hasard, vous vous sentez en disposition de payer un peu de plaisir d’un peu d’ennui. Je sais la pièce que vous pourriez aller voir et je sais aussi le roman que vous pourriez lire, mais, pour aujourd’hui, vous, aimez mieux remonter dans l’histoire, et vous avisez sur les rayons de la bibliothèque une édition de Diderot. Justement, depuis quelques années, « le philosophe » est à la mode. On le croyait oublié, que dis-je ? on le croyait enterré, sous le lourd amas des in-folio de son Encyclopédie,

Mais voici qu’il renaît de sa chute profonde,

et qu’à la faveur d’une édition nouvelle, son nom, comme jadis, court dans les bouches et sous les plumes des hommes. C’est le temps de le lire : peut-être bien — tant la vogue est passagère — n’en retrouveriez pas de sitôt l’occasion.

Vous feuilletez donc ces vingt volumes. De loin en loin vous notez une réflexion qui révèle en effet le philosophe ; de deux prémisses fausses on voit encore assez souvent, comme par une dérision de la logique, sortir une conclusion vraie : c’est ainsi, qu’à force d’entre-choquer des sophismes, Diderot, quelquefois, en fait jaillir une vive lumière. Une étincelle brille, file, et soudainement s’évanouit. Vous ne laissez pas d’ailleurs de lire quelques pages, de-ci, de-là ; c’est la bonne manière de lire Diderot, c’est la seule. Il convient lui-même « qu’il faut lui pardonner une page commune en faveur d’une bonne ligne », et il a raison ; mais il se pourrait qu’il eût tort de croire qu’en cela « il ressemble aux anciens ». Vous vous arrêtez plus longtemps sur le Rêve de d’Alembert et sur le Neveu de Rameau ; voilà qui se lit en effet d’un bout à l’autre et d’une seule haleine, comme le roman d’un métaphysicien qui divague, ou comme le paradoxe d’un cynique qui se joue de la naïveté des bonnes âmes. Enfin vous arrivez à ces fameux Salons, — et j’y arrive avec vous, C’est ici que l’enthousiasme des éditeurs, commentateurs, biographes, et autres, se déchaîne irrésistiblement. Ils convenaient, — d’assez mauvaise grâce, à la vérité, pour la plupart, — mais cependant ils convenaient qu’on ne peut pas prudemment confier la réforme du théâtre à l’auteur des Entretiens sur le Fils naturel, — et bien moins encore la réforme des mœurs à l’auteur des Bijoux indiscrets, — ou la réforme des lois à l’auteur du Supplément au Voyage de Bougainville. Mais c’est ici qu’ils prennent leur revanche et que, lâchant enfin la bride à leur admiration contenue jusque-là péniblement, ils triomphent. Le voilà, le vrai Diderot, le créateur en France de la critique d’art ! le voilà, l’initiateur du public français à la connaissance du beau ! Ecco il vero Pulcinella !

Qu’y a-t-il de légitime dans ce grand enthousiasme ? et ces Salons sont-ils vraiment ce que l’on voudrait qu’ils fussent ?

À tout le moins reconnaîtra-t-on d’abord que les impressions de Diderot ne sont pas celles de tout le monde. Peut-être savez-vous sa façon d’admirer la nature : « Ma Sophie ! quel endroit que ce Vignory ! que la chère sœur ne me parle jamais de ses sophas, de ses oreillers mollets, de ses tapisseries, de ses glaces, de son froid attirail de volupté !… Imaginez-vous une centaine de cabanes entourées d’eau, de vieilles forêts immenses, des coteaux… Non ! pour l’honneur des garçons de ce village, je ne veux pas me persuader qu’une fille puisse mettre le pied hors de sa maison sans être détournée… ; Ma Sophie ! ne verrez-vous jamais Vignory162 ? » C’est aussi sa façon d’admirer les œuvres de l’art : « La différence qu’il y a entre la Madeleine du Corrège et celle de Vanloo, c’est qu’on s’approche tout doucement de la Madeleine du Corrège, qu’on se baisse sans faire le moindre bruit, et qu’on prend le bas de son habit de pénitente, seulement pour voir si les formes sont aussi belles là-dessous qu’elles se dessinent au dehors. » Je ne choisis pas le passage au hasard de la lecture ; il est encore du petit nombre de ceux que l’on puisse convenablement citer. C’est que, dans les entrailles de ce philosophe, il s’agite un éternel démon de luxure. Je le crois très volontiers quand il nous dit qu’il avait la tête « tout à fait du caractère d’un ancien orateur », mais j’ajoute qu’il avait aussi quelque chose en lui de Caliban. Joignez à ces jugements d’un goût si pur toutes ces anecdotes si crues, dont il n’est pas jusqu’à trois que l’on ose répéter en bon lieu, telle historiette du jeune président de Brosses, ou telle joyeuseté de la vieille Mme de Sabran. Diderot, comme il le déclare lui-même, « ne balance jamais à préférer l’expression la plus cynique, qui est toujours la plus simple ». De là ces comparaisons ordurières et ces façons ignobles d’écrire qui lui viennent si naturellement sous la plume163. Et vraiment il excipe ici d’un bien singulier bénéfice. Comme on ne peut pas le citer, il en résulte qu’on ne peut caractériser ce qu’il y a de grossier en lui que par des expressions générales, et comme d’ailleurs il les faut très fortes, on a presque toujours l’air, non pas tant de le juger sur pièces et sur preuves que de l’injurier sans cause. Rappellerai-je maintenant ces digressions infinies, tantôt une dissertation sur l’agriculture et tantôt une biographie de l’abbé de Gua de Malves ? et des bouquets à Sophie, cette Sophie qui ne connaissait pas son bonheur de « serrer entre ses bras un homme de bien » ? et des récriminations à l’adresse de Mme Diderot, cette pauvre Nanette qu’il n’avait épousée que « pour coucher avec » ; toutes choses, comme bien on imagine, des plus intéressantes pour les abonnés de la Correspondance de Grimm, pour la reine de Suède ou pour le roi de Prusse ? et des exclamations, et des invectives, et des apostrophes, et des prosopopées, toutes les figures de la pire des rhétoriques au service, le plus souvent, de la pire des doctrines ; enfin, par-dessous tout cela, par-dessous toutes ses grandes affectations de naturel et de bonhomie, le plus insolent étalage de sa propre personne, une expansion, une dilatation, un épanouissement de soi dont Jean-Jacques lui-même est bien loin : tels sont, à la première lecture, ces Salons tant vantés, et telle est, à la prendre en gros, l’œuvre immortelle du Platon des encyclopédistes.

Est-il vrai toutefois qu’il y ait, comme on l’enseigne, de l’or dans ce fumier ? dans ce fatras, des pages qui méritent de vivre ? des principes dignes d’être médités dans ce capharnaüm de toutes les thèses, de toutes les antithèses, et de toutes les synthèses ?

Pour des pages qui méritent de vivre, oui, certainement oui. J’en sais de bonnes, j’en sais de belles, et, quelque étrange que soit le mot quand on l’écrit d’un tel auteur, j’en sais quelques-unes d’exquises. Si loin qu’il soit de la perfection, sans doute, et presque toujours hors d’une juste mesure, Diderot n’en est pas moins, par instants, l’un de nos grands écrivains. Et dans ses Salons, comme ailleurs, — peut-être même plus nombreuses et plus voisines de la perfection que nulle part ailleurs, — il a laissé des pages qui dureront, je le crois parce que je le souhaite, autant que la langue française. Mais pour des principes dignes d’être médités, retenus et suivis, il faut distinguer, et c’est selon qu’on l’entend. — Qu’il y ait dans les Salons, même sur les choses de l’art, nombre d’idées justes et vraies, c’est ce qu’on ne saurait nier. Et puis comment voudriez-vous qu’il en fût autrement ? Jamais homme fut-il moins embarrassé de se contredire ? Le oui et le non, le pour et le contre, le blanc et le noir, n’a-t-il pas tout soutenu ? Connaissez-vous quelque théorie dont son éloquence déclamatoire ne se soit pas un jour ou l’autre emparée comme d’un thème pour ses variations ? Et serait-il possible qu’ayant brassé tant d’idées, discuté tant de questions, et risqué tant de solutions, il n’eût jamais rencontré juste, et que le vrai l’eût fui d’une fuite éternelle ? Non, sans doute ; et il l’a donc quelquefois attrapé. Aussi bien, comme tous les improvisateurs, il excelle, au terme d’un long développement, après avoir tâtonné, pour ainsi dire, et laborieusement fouillé dans la confusion de ses propres pensées, à trouver tout d’un coup l’expression qui résume et qui grave, le trait qui s’enfonce dans l’esprit et y demeure attaché. « Il y a, dit-il quelque part, un moyen sûr de faire prendre à celui qui nous écoute un puceron pour un éléphant : il ne s’agit que de pousser à l’excès l’anatomie circonstanciée de l’atome vivant. » Sous une forme un peu lourde, mais aisément intelligible à tout le monde, voilà l’axiome contre lequel ne prévaudront jamais les efforts ni les tours de force d’aucun réalisme. Romancier, peintre, ou poète, le réaliste est un homme qui croit qu’une addition de détails vrais suffit à former un ensemble, et partant de là » qui peint ou qui décrit « le puceron » comme il ferait « l’éléphant ». Diderot dit encore : « Il faut que l’artiste ait dans l’imagination quelque chose d’ultérieur à la nature. » Voilà, formulée d’un mot, la loi contre la fatalité de laquelle viendront éternellement se briser les tentatives et les assauts de toute espèce de naturalisme. Un naturaliste est un homme dont l’œil ou l’esprit ne se rendent pas compte que pas un être de la nature n’est un exemplaire tellement achevé de son type que l’imagination n’en conçoive au-delà quelque exemplaire plus achevé, c’est-à-dire plus vrai. Nihil est inventum simul et perfectum.

Vous pouvez déjà faire une observation : c’est que ces deux aphorismes ne sont pas moins certains de la littérature que de la peinture. C’est ce qu’on appelle ordinairement le mérite, et c’est pour nous au contraire le défaut des Salons. Ne doutez pas que ce soit par là qu’ils plaisent, mais réfléchissez aussi que c’est par là qu’ils ont jeté la critique d’art dans une voie dangereuse. En voici la raison :

Les principes de Diderot sont vrais, quand ils sont vrais, en tant que toutes les formes de l’art sont soumises aux mêmes lois de nature, ou, si vous l’aimez mieux, aux mêmes conventions nécessaires. Il existe une logique formelle, c’est-à-dire des lois générales du raisonnement, qui restent ce qu’elles sont, à quelque catégorie d’objets que le raisonnement s’applique, et dans quelque ordre de sciences que l’activité de la pensée s’exerce. Tout de même, il existe une esthétique formelle, c’est-à-dire des lois générales de beauté qui ne varient pas de l’art de peindre à l’art d’écrire, et qui gouvernent aussi souverainement la poésie d’Eschyle que la peinture de Michel-Ange. Il sera vrai, par exemple, en peinture comme en poésie, que tous les détails d’une œuvre devront être ordonnés par rapport à un centre de perspective unique. La faute est donc égale, et diminue pareillement d’un degré la valeur de l’œuvre, lorsque Corneille, écrivant Horace, implique trois actions l’une dans l’autre, ou quand Raphaël, peignant l’École d’Athènes, nous place à un point de vue pour l’architecture et à un autre point de vue pour les personnages. Leur en faire un mérite, — et on l’a fait, — c’est d’une superstition puérile, à peu près comme si on louait l’Apollon du Belvédère d’avoir, ce dit-on, je ne sais quelle épaule plus étroite que l’autre, et des jambes inégales. Ces lois générales et suprêmes, Diderot les connaît, ou, pour mieux dire, il les soupçonne, car, après tout, le plus grand effort de l’esprit humain ne va guère qu’à les entrevoir. Et nous accordons même qu’il a donné, de quelques-unes d’entre elles, quelques-unes des impressions les plus heureuses que l’on puisse donner.

Mais, en dehors de ces lois générales, — au-dessus, au-dessous, à côté d’elles, je n’en sais rien ni n’ai besoin d’en rien savoir, — il y a des lois particulières, qui ne dépendent plus, ou qui dépendent bien moins de la constitution de l’esprit humain que de la nature des moyens d’expression propres et exclusifs à chacune des grandes formes de l’art ; lois spéciales, lois techniques, lois enfin qui ne sont plus données à priori, mais qui se créent elles-mêmes et d’elles-mêmes à posteriori, c’est-à-dire à mesure du progrès de l’art. La beauté d’un poème ou d’un tableau dépend assurément de ce que ce poème ou ce tableau font d’impression sur l’esprit, et du choc, pour ainsi dire, qu’en reçoit la sensibilité, mais elle dépend aussi de la matière avec laquelle et sur laquelle travaillent le peintre et le poète, et de la manière dont ils l’ont traitée. La manière de Raphaël ou de Racine, c’est la touche de l’un, c’est le style de l’autre ; dans l’un et l’autre cas, c’est l’espèce de maîtrise que le génie de Racine exerce sur la matière de l’art d’écrire comme le génie de Raphaël sur la matière de l’art de peindre. C’est pourquoi vous noterez que toutes les grandes révolutions littéraires sont des révolutions de la langue. Chez nous, en France, à bien regarder l’histoire de notre littérature, c’est la langue, d’abord et en définitive, que tous les novateurs ont révolutionnée dans son fonds : Ronsard, Malherbe, Boileau, Jean-Jacques, Chateaubriand, Victor Hugo. Tout de même, les grandes révolutions de l’histoire de l’art sont des révolutions dans le matériel même de l’art. Considérez seulement la distance franchie dans le passage de la mosaïque à la fresque, et de la fresque à la peinture à l’huile. Voulez-vous des exemples plus particuliers ? Il en est de toute sorte. Si vous cherchez une différence fondamentale entre la peinture italienne et la peinture allemande, vous la trouverez dans ce fait que les grands Italiens sont sortis de l’école de la mosaïque et de la fresque, tandis qu’Albert Dürer sortait d’une école de gravure. Un peintre vous prouverait sans peine que de l’une à l’autre de ses trois manières, c’est sa technique, proprement et peut-être uniquement, que Raphaël a modifiée. Et remarquez bien que, s’il n’en était pas ainsi, — si la beauté d’une œuvre d’art ne dépendait pas essentiellement de la technique, — si la différence de la technique ne creusait pas un abîme entre les différentes formes de l’art, — si tout ce qui se peint pouvait s’écrire, si tout ce qui s’écrit pouvait se sculpter, si tout ce que l’on sculpte pouvait se mettre en musique, — il n’y aurait plus alors ni musique, ni sculpture, ni peinture, ni poésie, mais il ne subsisterait qu’une forme unique de l’art, indivise, confuse et, si l’on me permet cette apparente contradiction dans les termes, véritable ment amorphe.

Ces lois particulières, — dont la connaissance et les applications, en leur lieu, font le prix de toute critique digne de ce nom, parce que seules, en effet, elles ramènent la critique du ciel, pour ainsi dire, sur la terre, et des hauteurs où s’élaborent les généralités de l’esthétique abstraite sur ce terrain plus solide où les œuvres d’art sont examinées, étudiées en elles-mêmes ; jugées sur leurs qualités intrinsèques et non plus dans leurs rapports avec cette beauté prétendue faussement idéale, « qui serait comme l’eau pure et qui n’aurait point de saveur particulière » ; caractérisées par les mots qui leur conviennent et non plus par ces expressions indéterminées, vagues et flottantes qui servent à louer à peu près indifféremment, du même accent d’admiration banale, une toile de Raphaël, une tragédie de Racine, un opéra de Mozart ; — Diderot les connaît-il ? On peut répondre hardiment que non. Il sent bien que son éducation critique est incomplète et que, de n’avoir pas manié l’ébauchoir, comme de n’avoir pas eu, selon son expression, « le pouce passé quelque temps dans la palette », il lui manque quelque chose. Il en laisse échapper plus d’une fois l’aveu, chemin faisant. Il vient, sur je ne sais plus quel tableau, de prononcer un jugement sévère, et il ajoute : « Avec cela, je ne serais pas étonné qu’un peintre me dît : “Le bel éloge que je ferais de ce tableau, de toutes les beautés qui y sont et que vous n’y voyez pas ! ” » Il dit ailleurs, en parlant de Chardin, et c’est un pas encore vers la vérité vraie : « Si le sublime du technique n’y était pas, son idéal serait misérable ! » Le sublime du technique ! C’était placer Chardin bien haut peut-être ; Diderot ne connaissait assez ni l’art italien ni l’art hollandais. Par malheur, ce ne sont là que des éclairs. En aucun sujet que ce soit, Diderot n’est homme à faire feu qui dure. Et, s’il sent qu’il lui manque quelque chose, il ne le sent décidément que d’une manière théorique, en vertu de ce commun proverbe que pour être forgeron il ne saurait nuire d’avoir un peu forgé. Il n’a pas sur ce quelque chose de notion précise et certaine. Il s’aviserait de le vouloir acquérir, qu’il ne saurait même pas dans quelle direction il faudrait le chercher. Je n’en demanderai pas d’autre preuve que ce qu’il écrit un jour à propos d’une toile de La Grenée, qu’il malmène assez vivement : « Rien à dire ni pour le dessin, ni pour la couleur, ni pour le faire. » N’êtes-vous pas bien tenté d’apprendre ce qui manque donc à La Grenée ? Vous allez le savoir : « Mon ami, tu peins, tu dessines à merveille, tu sais étudier la nature, — vous voyez qu’il enchérit, et qu’en fait de technique il ne lui disputera rien, — mais…, mais tu ignores le cœur humain. » Nous y voici ! La netteté, la précision que Diderot ne peut pas mettre dans ses jugements comme critique d’art, et qu’il y veut mettre pourtant, pour ne pas destituer sa critique de toute autorité, c’est comme littérateur et comme dramaturge qu’il va se faire tout un système de les y mettre. Que La Grenée, qui fait métier de peindre, sache peindre ou ne sache pas peindre, c’est bien de cela qu’il s’agit ! « Rendre la vertu aimable, le vice odieux, le ridicule saillant », tel doit être le projet de tout honnête homme qui prend « la plume ou le pinceau ». Vous qui vous demandiez pourquoi ce philosophe avait écrit la Religieuse et Jacques le Fataliste, vous êtes fixé désormais : c’était pour rendre « la vertu aimable ».

Importer des intentions de prédicateur dans la littérature, — et de prédicateur de quel évangile ! — importer pareillement des intentions de littérature dans la peinture, nous connaissons l’objet et l’idéal de Diderot. Il parle donc de peinture en pur littérateur qu’il est. Il n’a pas seulement juxtaposé le domaine des deux arts, il les a superposés, et il a trouvé que la coïncidence était parfaite. Non seulement il n’y a rien, selon lui, dans le champ de la peinture, qui ne puisse être transposé dans le champ de la littérature ou réciproquement, mais, de la valeur littéraire d’une toile, il fait l’infaillible mesure de sa valeur pittoresque. « Ordonner une composition, une scène de mœurs, … une scène pathétique, … une scène de famille, … » tel est le fin et le tout de l’art. Il dira donc bravement : « Ôtez aux tableaux flamands et hollandais la magie de l’art, et ce seront des croûtes abominables ; le Poussin aura perdu toute son harmonie, et le Testament d’Eudamidas restera une chose sublime. » C’est exactement comme s’il disait : « Ôtez aux comédies de Molière la magie de l’art, et il vous restera… le drame bourgeois de Diderot. » Voilà bien sa vraie pensée, le dernier mot de son esthétique. Ôtez l’exécution et ne regardez qu’à l’intention, — ôtez la forme, et avec la forme le fond (car, dans toute œuvre d’art digne de ce nom, ils se pénètrent intimement l’un l’autre), et ne regardez qu’à la bonne volonté, — ôtez l’art enfin et ne regardez qu’au sujet.

Le sujet, c’est ce qui le préoccupe. Juger des sujets, c’est sa partie, fournir des sujets aux peintres dans l’embarras, c’est devenu sa spécialité. Résisterons-nous au plaisir d’en rappeler un ? Il s’agissait « d’éterniser les marques de bonté qu’il avait reçues de la grande souveraine ». La grande souveraine ! cette terrible impératrice Catherine dont il avait été la si bonne dupe ! « Élevez son buste ou sa statue sur un piédestal, entrelacez autour de ce piédestal la corne d’abondance, faites-en sortir tous les symboles de la richesse ; contre ce piédestal appuyez mon épouse ; qu’elle verse des larmes de joie ; qu’un de ses bras posé sur l’épaule de son enfant, elle lui montre de l’autre notre bienfaitrice commune ; que cependant la tête et la poitrine nues, comme c’est mon usage, l’on me voie portant mes mains vers une vieille lyre suspendue à la muraille. » Là-dessus il prétend qu’un artiste ami lui répondit : « Je vois le tableau », mais je crois qu’il se vante.

Après cela, qu’en général, et bien avant Diderot, la préoccupation du sujet ait été le défaut, et j’ose dire la grande raison d’infériorité de la peinture française, il n’y a pas à le contester164. Telle toile de Poussin lui-même est ordonnée, répartie, distribuée comme une pièce littéraire, comme un sermon de Bourdaloue, par exemple, ou de Massillon. Étudiez sommairement au Louvre le tableau de la Femme adultère. Comme il s’en faut que ce soit une des bonnes toiles de Poussin, on y saisit à nu le procédé de composition.

Au fond, des lignes d’une architecture massive précisent le lieu de la scène. Au premier plan et au centre de la toile, Jésus, dans une attitude dont j’avoue que je ne saurais clairement définir la signification, forme groupe avec une créature lourdement affaissée sous le poids de la honte. De quel crime est-elle coupable ? Regardez au second plan. Cette autre femme qui porte un enfant sur ses bras et qui contemple la scène avec une expression d’étonnement tempéré d’un peu de compassion, c’est la mère, c’est l’épouse fidèle et chaste, qui, par sa seule présence, vous donne ingénieusement l’explication du groupe principal. En effet, le crime de la femme adultère, c’est la violation de la foi conjugale, mais la foi conjugale ne s’échange entre l’homme et la femme que pour assurer la perpétuité de la famille. Cependant, de droite et de gauche, l’action se déroule par le développement de deux groupes symétriques ; ils contiennent chacun cinq personnages, dont les attitudes se balancent et s’équilibrent ; les couleurs aussi se répondent. De ces spectateurs assemblés, les uns ont compris la parole divine : ce sont des jeunes gens et des vieillards.

À l’âge où l’on croit à l’amour,

comme dit le poète, on pardonne aisément la faute de la femme ; on l’excuse quand on touche au déclin de la vie. Ceux-là font donc le geste de l’approbation à peine contenue ; ceux-ci, le geste de la prudence qui suspend son jugement, qui n’ose pas absoudre, et qui pourtant ne voudrait pas condamner. Les mœurs de chaque âge sont ainsi fidèlement observées. Les autres, cependant, s’ils ont des yeux, c’est pour ne point voir, et des oreilles, c’est pour ne pas entendre. Ce sont des hommes dans la force de l’âge, et par conséquent dans la maturité de l’orgueil : le peintre les a placés aux deux extrémités de la toile. Ils fuient cette scène de scandale ; à droite, le dernier fait le geste de l’indignation pharisaïque ; à gauche, le dernier fait le geste de la confusion exaspérée ; l’un et l’autre, par un même mouvement du bras, par une même indication de tout le corps, tourné de trois quarts, terminant l’action. Car l’action est complète, puisque le peintre vous a mis sous les yeux un vivant témoignage de la diversité des impressions que produisit la parole divine quand elle fut prononcée pour la première fois, et qu’aussi bien elle n’a pas cessé de produire parmi les hommes.

Certainement cette peinture psychologique, ou, comme on l’a nommée, philosophique, suppose les plus rares qualités d’esprit et de réflexion, de composition et de science. Et pourtant si Poussin n’était pas le peintre de ses Bacchanales, de ses grands paysages, de tant de toiles enfin sans sujet, serait-il notre Poussin ? Et ne voyez-vous pas la question finale qu’on ne saurait éviter : esprit, réflexion, composition même, au sens dont nous parlons, sont-ce bien là des qualités de peintre ? et ne sont-ce pas plutôt des qualités littéraires ?

J’interroge en effet un peintre, et voici ce qu’il me dit du sujet dans l’école vénitienne : « Quand le Titien peint l’Ensevelissement du Christ, qu’y voit-il ? Un contraste, idée plastique, un corps blanc, livide et mort, porté par des hommes sanguins, et pleuré, dans un deuil qui les rend plus belles, par de grandes Lombardes aux cheveux roux. Voilà comme on entendait alors le sujet. Vous voyez que la curiosité d’être vrai n’était pas grande, et que le désir d’être nouveau n’allait pas plus loin que le désir d’être exact165. » École italienne, dites-vous, école vénitienne ! Superstition quasi païenne de la beauté ! triomphe de la ligne à Florence, et triomphe de la couleur à Venise ! Il me semble que c’est bien quelque chose déjà, si ce n’est presque tout, dans un art qui comme la peinture ne saurait parler à l’esprit que par l’intermédiaire du plaisir et de la joie des yeux ! Mais écoutez le même peintre encore, et ce qu’il nous dit du sujet dans l’école hollandaise : « Dans leur peinture proprement pittoresque et anecdotique, on n’aperçoit pas la moindre anecdote. Aucun sujet bien déterminé, pas une action qui exige une composition réfléchie, expressive, particulièrement significative, nulle invention, aucune scène qui tranche sur l’uniformité de cette existence des champs et de la ville, plate, vulgaire, dénuée de passion, on pourrait dire de sentiments. » Ainsi, de l’une à l’autre extrémité de l’art, même absence de sujet, ou du moins même insignifîance, et ce sont des chefs-d’œuvre. Est-ce à dire que la pensée soit interdite aux peintres ? Assurément non, mais « il semble qu’elle n’ait vraiment soutenu que les grandes œuvres plastiques, et qu’en se diminuant pour entrer dans les œuvres d’ordre moyen elle ait perdu toute valeur166 ». Ajouterai-je que, dans les grandes œuvres plastiques elles-mêmes, telles que les chambres de Raphaël ou les fresques de la Sixtine, si grande et si claire, en un certain sens, que soit assurément la pensée, on ne voit pas qu’elle puisse être rendue par la littérature, traduite par des phrases, égalée par des mots ? Quand les peintres pensent, il faut qu’ils pensent d’une façon à eux particulière, je veux dire qui leur est imposée par les moyens d’expression dont ils disposent, et qui ne sont pas, qui ne sauraient être les moyens d’expression de la littérature. Ils ne seraient pas en effet des peintres si ce qu’ils peignent, ils pouvaient tout aussi bien le dire, ou le chanter, et cependant éveiller en nous les mêmes émotions.

C’est pourquoi, tout au rebours de Diderot, dont on ne saurait guère contester qu’encore aujourd’hui les idées règnent presque universellement dans la critique d’art, je ne sais s’il ne faudrait pas commencer par poser ce principe qu’en peinture le sujet a pour office unique de cacher, ou mieux encore d’escamoter le tableau. C’est ainsi que, dans certaine littérature, l’ordinaire office des images, comme on les appelle, et de la couleur, est précisément de faire illusion sur l’absence de la pensée. L’auteur des Salons, ici comme partout, est venu troubler et confondre les genres. Ce qu’il exige du peintre, ce sont, il nous l’a dit lui-même, des « scènes pathétiques » et « des scènes de mœurs » ; mais ce qu’il louera du style de Buffon ou de Rousseau, c’en sera « le beau coloris ». Il est presque incroyable combien ce mot, dont on a tant abusé, mais dont je défie bien qu’on me dise le sens exact, revient de fois sous sa plume et sous celle aussi de son ami M. Grimm. En présence d’une belle page, il s’écriera : « Quel tableau ! » mais en présence d’une belle toile il veut pouvoir s’écrier : « Quel drame ! » Vous lui demanderez donc en vain ce qu’il semble pourtant que la critique d’art devrait s’efforcer de nous apprendre. Qu’est-ce que le beau, par exemple, pour l’œil de l’artiste, peintre ou sculpteur ? Diderot ne vous le dira pas. « Après cela, dit quelque part Benvenuto Cellini, tu dessineras l’os appelé sacrum ; il est très beau. » Qu’est-ce que Benvenuto trouve de beau dans cet os ? Voilà ce que je ne comprends, pour ma part, que d’une manière vague et générale, à la condition que vous ne m’interrogiez pas, et voilà ce qu’il faudrait m’expliquer. « Rembrandt, dit quelque part un disciple du maître, a porté à son comble l’art d’unir les couleurs amies. » J’entends encore, si vous voulez, mais à la condition pourtant que vous n’insisterez pas. Qu’est-ce que des « couleurs amies » et qu’est-ce que l’art de les unir ? Voilà encore ce qu’il faudrait m’expliquer. Car ce Florentin et ce Hollandais, dans une combinaison de lignes ou dans une association de couleurs, voient et admirent quelque chose que nous pouvons bien admirer sur leur parole, et de confiance, mais que nous n’y voyons pas, nous, très clairement. Et la ligne et la couleur, évidemment, leur parlent un langage qu’elles ne nous parlent pas. Quels sont les éléments de ce langage, et quelle en est la grammaire ? quelles sensations, quels sentiments, quelles idées est-il capable d’éveiller en nous ? dans quelles limites sa valeur d’expression est-elle renfermée ? par où confine-t-il au langage de la sculpture, et par où touche-t-il au langage de la littérature ? quand est-ce enfin qu’il empiète sur le domaine réservé d’une autre langue, c’est-à-dire d’un autre art ? Voilà encore, voilà toujours ce qu’il faudrait m’expliquer. Diderot ne l’a guère essayé qu’une fois, à notre connaissance, dans un morceau, d’ailleurs très remarquable et souvent cité, sur les limites précisément de la sculpture et de la peinture.

Combien d’autres questions, qu’il n’a pas seulement effleurées ! Qu’est-ce que dessiner, par exemple, et qu’est-ce que peindre ? Qu’est-ce qu’un dessinateur et qu’est-ce qu’un coloriste ? Vous le savez, — comme vous saviez tout à l’heure ce que Hoogstraten et Benvenuto Cellini voulaient dire. En effet, vous entendez quelque chose là-dessous, et vous en parlez, vous en dissertez, vous vous permettez même d’en juger. Et tout ira bien, pour peu que vous ne serriez pas les mots de trop près, et que vous ne prétendiez jamais les vider de ce qu’ils contiennent d’idées. Car alors vous vous apercevriez que vous ne vous compreniez vous-même qu’à la faveur de beaucoup de vague et d’assez de confusion. Supposons maintenant que vous la teniez, cette définition du dessinateur et du coloriste, assez précise pour qu’il n’y ait pas deux manières de l’entendre, assez large en même temps pour ne laisser en dehors d’elle aucun grand maître ? Il vous reste alors une petite question à résoudre : comment chaque maître, en y restant fidèle, a-t-il su pourtant demeurer lui-même ? Je ne vois pas qu’il y ait dans les Salons ombre d’une réponse à tous ces problèmes. Si vous voulez comprendre comment on peut pourtant les traiter, et par là mesurer d’un coup d’œil ce qui manque aux Salons de Diderot, relisez les analyses qu’Eugène Fromentin, dans ses Maîtres d’autrefois, a jadis données du génie de Rubens et de Rembrandt.

À la vérité, si Pantophile, comme l’appelait Voltaire, ne vous apprend rien de tout cela, ni ne se soucie de vous l’apprendre, il vous enseignera d’autres choses, à son avis, sans doute, infiniment plus curieuses. Il a besoin, — c’est lui qui s’en accuse, — qu’on le tire par la manche pour qu’il ne passe pas devant un Raphaël sans s’en apercevoir, mais il sait en revanche qu’il y a une « beauté monarchique » et une « beauté républicaine ». Il sait aussi tous les traits dont l’ensemble constituera la physionomie du sauvage en soi. « Le sauvage a les traits fermes, vigoureux et prononcés, des cheveux hérissés, une barbe touffue, la proportion la plus rigoureuse dans les membres : quelle est la fonction qui aurait pu l’altérer ! Il a chassé, il a couru, il s’est battu contre l’animal féroce, il s’est exercé, il s’est conservé, il a produit son semblable, les deux seules occupations naturelles. » J’arrête ici le portrait métaphysique du sauvage, et je vous épargne celui de « sa compagne ». Il sait encore l’art d’établir des conformités morales et des analogies mystérieuses : « Si vous peignez une chaumière et que vous placiez un arbre à l’entrée, je veux que cet arbre soit vieux, rompu, gercé, caduc ; qu’il y ait une conformité d’accidents, de malheur et de misère entre lui et l’infortuné auquel il prête son ombre les jours de fête. » Il sait l’art enfin de faire parler éloquemment les ruines, au moyen d’inscriptions et devises, dans le goût de ces banderoles que les imagiers d’autrefois faisaient naïvement sortir de la bouche de leurs personnages. Il y a des marchands d’herbes et de fruits dans une toile d’Hubert Robert. « Pourquoi ne lit-on pas, en manière d’enseigne, au-dessus de ces marchands d’herbes : Divo Augusto, Divo Neroni ? »

Il y a un obélisque. « Pourquoi n’avoir pas gravé sur cet obélisque : Jovi servatori, Quod periculum feliciter evaserit, Sylla ou Trigesies centenis millibus hominum cæsis, Pompeius. »

Voilà du moins un tableau qui ferait réfléchir Diderot, qui renouvellerait en lui de saintes colères, ou qui le jetterait dans de salutaires méditations sur la vanité des choses de ce monde.

On le voit, c’est ce qui s’appelle finir par où l’on a commencé. Si l’on n’entre pas en effet dans le détail trop avant, si l’on ne se laisse pas distraire du courant de sa lecture par des remarques tantôt justes, tantôt fines, tantôt profondes, mais toujours incidentes, et que, sans se préoccuper davantage de concilier les infinies contradictions de Diderot, on reçoive de ses Salons l’impression d’ensemble qu’ils font sur un lecteur de bonne foi, — nul effort, nulle trace d’un effort du critique pour acquérir ce qui lui manque, non pas même pour s’en enquérir. Une grande ignorance de la technique de l’art, et cette ignorance non seulement avouée, déclarée, professée par endroits, ce qui ne pourrait, après tout, que faire honneur à la franchise de Diderot, — mais les lacunes, et pour ainsi dire les trous, que cette ignorance a creusés dans les Salons du philosophe, comblés tant bien que mal par des considérations littéraires, ou morales, ou philosophiques, à moins que ce ne soit par des contes graveleux et des histoires indécentes.

Il faut donc bien s’entendre et bien convenir de ce que les mots voudront dire avant que de saluer en Diderot le créateur de la critique.

Oui, si la critique d’art est proprement un genre littéraire, qui n’exige que des qualités littéraires, et qu’on puisse traiter convenablement sans connaître autre chose de la peinture ou de la sculpture que les impressions qu’elles donnent, Diderot peut passer pour le créateur et l’un des maîtres de ce genre. Mais si la critique d’art, comme aussi bien toute critique, comme la critique littéraire et comme la critique scientifique, est et doit être quelque chose de plus que le compte rendu des impressions du juge ; — si tout jugement doit être appuyé sur des motifs, et si ces motifs doivent être déduits des principes ; — si les principes à leur tour doivent être tirés de la connaissance entière des ressources, des moyens d’expression, de la matière et de la technique d’un art ; — on y regardera sans doute à deux fois, et la conclusion sera tout autre. Car enfin, si la manière de Diderot n’est pas la bonne, si même peut-être elle est la pire, étant la moins instructive qu’il y ait pour le public et la moins profitable aux artistes, qu’a-t-il créé qu’un exemple de confusion, et que nous a-t-il légué qu’un modèle d’erreur ? Il a pris dans ses Salons justement le contrepied de la vraie critique d’art, comme dans ses Entretiens sur le Fils naturel il avait pris le contrepied de la vraie critique dramatique. Il a mis devant ce qui était derrière, et du principal il a fait l’accessoire ; il a parlé de l’art de peindre absolument comme si l’art de peindre visait à provoquer l’émotion littéraire, et de l’art dramatique absolument comme si l’art dramatique était avant tout l’art d’« ordonner » des tableaux vivants. Et c’est pourquoi nous n’hésiterons pas à conclure que, en dépit de toutes les qualités que l’on voudra, — qualités d’écrivain et qualités de penseur, — les Salons ne font pas plus d’honneur que les Entretiens sur le Fils naturel à ce que nos pères eussent appelé sa judiciaire. Il n’y a rien pour nous, ou presque rien, à prendre dans les Salons de Diderot, et il est même à regretter que notre siècle y ait déjà tant pris.

Le théâtre de la Révolution167

1er couplet.

Prouver qu’autrefois, pendant quatre cents ans,
Fiers de leur pouvoir nos aïeux ignorants
Avaient opprimé des vassaux endurants !
      C’était là l’état monarchique…
Citer pour parents des gens laborieux,
De braves artisans, actifs, industrieux,
Qui tous ont vécu pauvres, mais vertueux,
      Voilà quelle est la République !

2e couplet.

Au théâtre offrir, sous des traits séduisants,
Des rois orgueilleux, de lâches courtisans,
Des pères trompés, des valets complaisants,
      C’était là l’état monarchique…
Peindre tels qu’ils sont les tyrans oppresseurs,
Chanter les exploits de nos fiers défenseurs,
Faire du théâtre une école de mœurs,
      Voilà quelle est la République !

3e couplet.

…………………………………………………

Je m’arrêterai là. Mais, comme des gens malintentionnés pourraient croire que ce pont-neuf est de M. Turquet, jadis sous-secrétaire d’État au département des beaux-arts, homme fameux dans l’histoire pour avoir voulu moraliser l’opérette et républicaniser le vaudeville, je m’empresse de leur apprendre qu’il est de J.-B. Radet, lecteur et bibliothécaire, avant la Révolution, de je ne sais plus quelle marquise ou duchesse ; — qu’il n’a donc pas moins de tantôt quatre-vingt-dix ans d’âge ; — et que je l’emprunte au très curieux ouvrage de M. Welschinger sur le Théâtre de la Révolution.

Il existe donc un théâtre de la Révolution ? Sans doute ; et dont l’histoire est singulièrement instructive, si la valeur littéraire en est nulle ; un théâtre qui ne compte pas moins de mille ou douze cents pièces, et de toute sorte, pour dix ans seulement de temps ; un théâtre à qui ni les auteurs ni le public n’ont manqué, — je dis pas un seul jour ; — un théâtre unique enfin dans l’histoire du théâtre pour la fidélité lamentable avec laquelle il a reflété, du 14 juillet 1789 au 18 brumaire an VIII, le langage, les mœurs, les passions du temps.

C’est qu’à vrai dire l’homme est un étrange animal, mais le Français surtout, pour la facilité qu’il a de s’accommoder aux circonstances, ou plutôt, d’adapter ces circonstances elles-mêmes, si tristes qu’elles puissent être, à son éternel besoin de jouir. Nous nous construisons, à distance de perspective, une histoire idéale de la période révolutionnaire, et, parce que de grands événements en occupent le premier plan, parce que le drame est dans les assemblées, et la tragédie sur la place publique, parce que l’émeute est dans les rues de la grande ville, la guerre intestine dans les provinces, la guerre étrangère presque sur toutes les frontières à la fois, nous sommes tentés involontairement de hausser le Ion, et nous voilà tous, comme l’historien latin, écrivant à la manière noire : Opus aggredior opimum casibus, atrox præliis, discors seditionibus ipsa etiam in pace sævum… Le moyen de croire en effet que, sous la menace perpétuelle, hier de la violence populaire, aujourd’hui de la guillotine officielle, demain de l’invasion ennemie, la vie normale de l’humanité ne fût pas comme interrompue ? Cependant il n’en est rien, et non seulement la vie suit son cours ordinaire, mais peut-être qu’on ne s’est jamais rué plus étourdiment au plaisir que dans quelques-unes des années qui se sont écoulées de 1789 à 1800. Si de certains historiens en étaient crus, jamais peut-être le commerce de la gueule, comme disaient énergiquement nos pères, n’aurait connu de plus heureux jours, ni réalisé de plus copieux bénéfices que dans les premiers jours de la Révolution168 ; la galanterie n’aurait jamais tendu ses filets plus nombreux ou plus dorés qu’au temps de la Constituante, si ce n’est au temps du Directoire ; et, pour la Convention, savez-vous en quelles années les théâtres auraient donné le plus de nouveautés ? Je viens de relever les chiffres dans le livre de M. Welschinger : c’est en pleine Terreur, c’est en 1793 et 1794. Je trouve pour l’année 1790 une vingtaine de pièces ; mais j’en compte pour 1793 une quarantaine, une cinquantaine en 1794 ; et quand j’arrive à 1799, le total tombe à la douzaine.

Là-dessus, n’allez pas croire que ce soient toutes pièces d’actualité, comme nous disons. Il n’y en a que quelques-unes. Car, après Buzot, roi du Calvados, ou la Mort de Robespierre, voulez-vous des tragédies, ornées de quelques allusions, sans doute, mais enfin selon la formule ? Voici le Mucius Scævola de Luce de Lancival, ou le Cincinnatus d’Arnault, ou l’Êpicharis et Néron de Gabriel Legouvé. Aimez-vous mieux la farce ? Voici les Arlequins, — Arlequin tailleur, Arlequin sculpteur, Arlequin perruquier, — et voici le joyeux Pigault-Lebrun avec les Dragons et les Bénédictines. Ajoutez, pour que rien n’y manque : le ballet  « anacréontique », l’opérette égrillarde, où l’on chante la chanson fameuse :

J’ons un curé patriote

l’idylle villageoise, et la niaiserie sentimentale : Saint-Far, ou la Délicatesse de l’amour.

À la vérité, quelques omissions que nous avons remarquées dans le livre de M. Welschinger ne nous permettent pas de garantir les chiffres pour exacts. C’est ainsi que, dans les derniers jours de 1791 et les premiers de 1792, on n’a pas représenté moins d’une demi-douzaine de pièces dont les héros étaient les Suisses du régiment de Châteauvieux ; M. Welschinger n’en elle, je crois, pas une. Cependant l’épisode a son importance, puisque toutes les fêtes révolutionnaires se sont plus ou moins inspirées depuis lors du programme que traça Tallien pour l’entrée triomphale à Paris de ces forçats libérés. C’est le programme qui finissait par ce paragraphe : « Alors les soldats de Châteauvieux se mêleront avec leurs frères dans des festins civiques, pour lesquels les citoyens s’empresseront de réunir leur repas de famille aux vivres que le commerce y apportera abondamment ; des danses signaleront l’allégresse publique, et la fête durera autant que le jour, trop prompt à fuir, le permettra169. » Je ne sais ce qu’en pensera le lecteur, mais moi, pour un million, comme dit Bélise, je ne donnerais pas ce : trop prompt à fuir. Quoi qu’il en soit, et même en supposant qu’il y ait d’autres omissions encore dans le livre de M. Welschinger, involontaires ou voulues, la vraie physionomie des choses n’en est pas beaucoup altérée. Ce qui demeure certain, c’est qu’au jour de l’exécution des girondins, comme de l’exécution des dantonistes, comme de l’exécution de Robespierre et de Saint-Just, les théâtres ont joué et même donné des premières. On peut donc se fier, sauf pour quelques détails, au livre de M. Welschinger. C’est seulement dommage qu’il ne soit pas un peu mieux composé.

Il eût d’abord convenu de remonter un peu plus haut dans l’histoire et de montrer, brièvement, dans le théâtre de Voltaire et dans les théories dramatiques de Diderot, les origines du théâtre de la Révolution. Car, cette idée de faire du théâtre « une école de mœurs », comme dit J.-B. Radet, elle vient de Diderot en droite ligne. « Quel moyen que le théâtre si le gouvernement sait en user et qu’il soit question de préparer le changement d’une loi ou l’abrogation d’un usage ! » Mais, en outre, cette affectation de sensibilité que M. Welschinger a notée dès les premières pages de son livre, et ailleurs, et justement, comme un trait caractéristique du théâtre révolutionnaire, n’est-ce pas encore Diderot qui l’a introduite au théâtre, avec son Fils naturel et son Père de famille ? Et le dialogue décousu, le monologue entrecoupé, les intervalles du geste remplis « par quelques monosyllabes », tantôt par une « exclamation », tantôt par un « commencement de phrase », mais rarement par « un discours suivi, quelque court qu’il soit », est-ce que tout cela n’est pas toujours de l’héritage de Diderot ? « Où courir ?… où le trouver ?… un nuage… obscurcit mes yeux, … mes pas sont enchaînés, … le désespoir, … la rage, … Guide-moi, Dieu de vengeance !… Dieu de fureur ! ne m’abandonne pas, … rends-moi la force, … livre âmes coups…, mes genoux fléchissent, … je chancelle, … je tombe, … je me meurs170… » Quant à l’influence de Voltaire, la voici, dès les premiers jours, aisément reconnaissable dans la déclamation rimée de Marie-Joseph Chénier : Charles IX, ou l’École des rois. Ici commence, à la date précise du 4 novembre 1789, l’histoire du théâtre de la Révolution.

Quelques traits méritent qu’on les signale dès à présent. C’est d’abord la réapparition au grand jour de la scène de toutes les tragédies arrêtées par la censure monarchique : le Charles IX lui-même de Chénier, le Comte de Comminges d’Arnault, l’Honnête criminel de Fenouillot de Falbaire, combien d’autres encore ! Je regrette à ce propos que, dans les premières pages du chapitre qu’il consacre à la censure, M. Welschinger se soit contenté, sans plus, de résumer sur ce point les indications données jadis par M. Hallays-Dabot171 tandis qu’au contraire nous croyons qu’il eût été bon de les développer. Ce sont en effet, de 1789 à 1792 au moins, les restes de l’ancien régime qui défraient le théâtre de la Révolution. Ce théâtre ne vit pas encore, pour ainsi dire, de sa propre substance, mais bien des reliefs du théâtre classique. La première tragédie d’Arnault : Marius à Minturnes, est de 1791, et de 1792 l’une des dernières comédies de Collin d’Harleville : le Vieux Célibataire. En 1793 même, un des grands succès sera celui du médiocre Guillaume Tell de Lemierre, donné jadis pour la première fois en 1766. Pour en tirer un chef-d’œuvre au goût nouveau du jour, on se contentera d’en allonger le titre : Guillaume Tell, ou les sans-culottes suisses. Ô Melchthal et Stouffacher ! si tant est que vous ayez autrefois existé, qu’en avez-vous bien pu penser ?

Un autre trait, c’est la division et bientôt la désorganisation de la Comédie-Française. Marie-Joseph, avec son Charles IX, a partagé les comédiens en deux camps. Depuis lors, dans les coulisses et jusque sur la scène, on s’injurie, on se provoque, on se soufflette, Naudet contre Talma, Dugazon contre Fleury. Grâce à ces dissensions, une brèche est ouverte, par où va passer la coalition des petits acteurs, des entrepreneurs de spectacles, et des petits auteurs. Car c’est bien contre la Comédie-Française que la Constituante, le 13 janvier 1791, a voté la liberté des théâtres, et pour frapper l’institution dans ce qu’elle conservait de trop aristocratique. Talma, suivi de quelques transfuges, quitte aussitôt ses anciens camarades et va jouer au théâtre de la rue de Richelieu. Le reste de la troupe continue de donner ses représentations dans la salle du faubourg Saint-Germain. Elle ne tarde pas à y devenir suspecte de modérantisme. Le 2 janvier 1793, elle a le courage de donner la pièce de Jean-Louis Laya, l’Ami des lois, où les jacobins croient reconnaître Robespierre dans Nomophage et Marat dans Duricrâne. C’en est assez pour que la Commune prétende interdire la pièce. Les acteurs et l’auteur en appellent à la Convention, qui déclare « qu’il n’y a point de loi qui autorise les corps municipaux à censurer les pièces de théâtre » ; mais la Commune, soutenue par les clubs, est la plus forte, et la Comédie renonce à jouer l’Ami des lois. La voilà notée désormais, et devenue, comme on dit dans la langue qui se parle aux jacobins, « le repaire dégoûtant de l’aristocratie de tout genre » : il suffira d’un incident, maintenant, pour qu’on ferme le théâtre. Ce sera la pièce la plus inoffensive, la Paméla du citoyen François de Neufchâteau. Barère le perspicace découvre que cette pièce « fait époque sur la tranquillité publique », qu’on y voit « non la vertu récompensée, mais la noblesse », que les « aristocrates, les modérés, les feuillants s’y réunissent pour applaudir des maximes proférées par des milords », qu’on y entend enfin « l’éloge du gouvernement anglais ». En conséquence de quoi, dans la nuit du 2 au 3 septembre 1793, le comité de salut public fait incarcérer la Comédie-Française en masse, hommes et femmes, au nombre de vingt-huit, « mâles et femelles », selon le style de l’époque. J’estime que, parmi les causes de la nullité littéraire du théâtre de la Révolution, cette désorganisation de la Comédie-Française ne doit certainement pas compter pour la moins efficace.

Un autre trait, plus profondément caractéristique encore de cette première période et qu’on vient déjà de voir apparaître, c’est l’envahissement du populaire sur les droits de l’ancienne censure. Et comment les auteurs ou les directeurs y résisteraient-ils, quand les assemblées elles-mêmes se soumettent à cette redoutable tyrannie des foules ? Tout de même au théâtre, c’est le parterre qui fait la loi, qui refuse d’entendre le spectacle du jour, et qui dicte aux acteurs l’affiche du lendemain. On entreprend sur la liberté des directeurs : le directeur du Vaudeville est obligé de venir en personne, sur la scène, demander pardon, et brûler devant le public une pièce dont l’auteur s’est permis de railler Chénier172. On entreprend sur la liberté des acteurs : au Théâtre-Français, c’est Naudet et Talma que l’on oblige de s’embrasser173 ; à l’Opéra-Comique, c’est Mme Saint-Aubin que l’on force de déchirer un journal « qui avait mal parlé d’un auteur connu pour ses sentiments patriotiques174 ». On entreprend sur la liberté des spectateurs : si quelques aristocrates ont applaudi trop bruyamment une pièce qui déplaît au peuple souverain, « citoyens et citoyennes ramassent de la boue et de la neige, font la haie à la sortie, et forcent chacun de crier : Vive la nation 175 ! » Le grotesque se mêle à l’odieux. Le conventionnel Genissieux va par hasard voir jouer Mérope ; il y trouve une reine en deuil qui pleure son mari, pas de doute, c’est Marie-Antoinette pleurant sur la mort de Louis XVI ; et Mérope est interdite. La Commune fait comparaître par-devant elle les comédiens français coupables d’avoir joué le Cid, étant inadmissible qu’un roi paraisse sur la scène, et don Fernand devient un général républicain. Le Théâtre de la République affiche un Jean sans Terre, les clubs s’imaginent que c’est leur brasseur que l’on met en scène ; il faut renoncer à jouer la pièce. On arrête jusqu’à un opéra d’Hoffmann et Méhul : Adrien, empereur de Rome, parce qu’Adrien y paraît sur un char de triomphe traîné par deux chevaux blancs qui viennent des écuries de la reine176 !

À tous ces symptômes d’intolérance brutale, la Convention commence à s’émouvoir, non pas, comme on pense, pour rien réprimer, mais pour s’aviser qu’au fait le théâtre peut devenir entre les mains de ses comités un moyen de gouvernement. Le 2 août 1793, Couthon monte à la tribune, et prend la parole en ces termes : « Citoyens, la journée du 10 août approche ; des républicains sont envoyés par le peuple pour déposer aux archives nationales les procès-verbaux de l’acceptation de la constitution. Vous blesseriez, vous outrageriez ces républicains si vous souffriez qu’on continuât de jouer en leur présence une infinité de pièces remplies d’allusions injurieuses à la liberté, si même vous n’ordonniez qu’il ne sera représenté que des pièces dignes d’être entendues et applaudies par des républicains. Le comité chargé spécialement d’éclairer et de former l’opinion a pensé que les théâtres n’étaient point à négliger dans les circonstances présentes. Ils ont trop souvent servi la tyrannie ; il faut enfin qu’ils servent la liberté. » Sur quoi l’on décrète que Brutus, Guillaume Tell, Caïus Gracchus et autres pièces patriotiques seront jouées au moins trois fois la semaine. Le 20 avril 1794, Billaud-Varenne trace aux auteurs dramatiques le programme qu’ils suivront désormais : « Saisissez l’homme dès sa naissance, pour le conduire à la vertu par l’admiration des grandes choses et l’enthousiasme qu’elles inspirent… Ce sont ces tableaux animés et touchants qui laissent des impressions profondes, qui élèvent l’âme, qui agrandissent le génie, qui électrisent le civisme et la sensibilité : le civisme, principe sublime de l’abnégation de soi-même ! l’abnégation, source inépuisable de tous les penchants affectueux et sociables ! » Le 4 août, un conventionnel en mission réorganise sur ces bases les théâtres de Marseille : « Il est temps de les rappeler enfin à un but utile, à une institution populaire, de les républicaniser et d’en faire une école nationale qui, par les mœurs privées, produise les vertus civiques. » Il signe et, après lui, deux « commissaires du comité de salut public pour la régénération des théâtres177 ».

C’est alors que la fièvre chaude s’empare du peuple français. Et je ne crois pas que l’on ait jamais vu dans l’histoire du théâtre pareil débordement d’inepties de toutes sortes. Les représentants du peuple eux-mêmes donnent l’exemple. Un membre de la Convention fait jouer la Réunion du 10 août, sans-culottide dramatique, dédiée au peuple souverain. Tout est à la république. On joue la Vraie républicaine, où l’on chante le couplet suivant :

Puisse bientôt la France entière
Se soumettre aux lois de l’hymen !
On est toujours mauvais républicain
Quand on reste célibataire (bis).

On joue l’Intérieur d’un ménage républicain, la Suite de l’intérieur d’un ménage républicain, l’Époux républicain, la Nourrice républicaine, l’Hospitalité républicaine, le Fermier républicain, les Salpêtriers républicains, par un chef du bureau des poudres. C’est dans l’Époux républicain que le serrurier Franklin définit le vrai républicain. « Qu’est-ce qu’un républicain ? C’est le défenseur des lois sans lesquelles nulle société ne peut subsister ; l’ami des mœurs sans lesquelles l’impudent cynique dépraverait toute société ; le protecteur de l’égalité, sans laquelle les titres usurpés, les grandeurs factices et quelques individus écraseraient le reste de la société. » C’est tout simplement le portrait de « l’homme révolutionnaire », tel que l’a tracé le vertueux Saint-Just dans un discours tristement célèbre (26 germinal an II) sur la police générale. Là-dessus, le serrurier Franklin fait appeler un commissaire et quatre gendarmes pour empoigner sa femme Mélisse, qui conspire avec les émigrés. Et voilà ce que c’est qu’un époux républicain ! Pompigny, « citoyen-soldat de la section de l’Indivisibilité », a trouvé cette belle invention. D’autres l’ont égalé. Dans une Reprise de Toulon, donnée en janvier 1794, un représentant du peuple s’adresse en ces termes aux soldats français : « Courage ! mes amis ! il pleut, il vente, nous sommes trempés ! quel temps superbe pour se battre ! Les éléments se déchaînent en vain pour troubler nos fêtes ou nous arracher au combat. Le ciel est toujours beau pour des républicains. » Dans une autre pièce : Au plus brave la plus belle, le volontaire Victor annonce à sa fille Victoire qu’il l’a promise par avance au plus brave ! — Ô mon père ! s’écrie Victoire, « pourquoi m’exposer à épouser un inconnu ? » mais Victor de lui répondre : « Un inconnu ! ma fille ! le bon républicain n’est un inconnu pour personne ! » Si maintenant vous voulez connaître la recette pour former cet être privilégié de la nature que l’on appelle un bon républicain, la voici :

À bien comprendre tout ce qu’elle dit,
    Il faut appliquer la jeunesse :
Les livres saints, remplis d’obscurités,
    Troublent la raison de l’enfance,
En lui disant qu’il est des vérités
    Au-dessus de l’intelligence (bis).

Par quel inconcevable oubli, dans une discussion récente sur l’enseignement primaire, n’a-t-on pas fait intervenir ce couplet ?

À côté de cet enseignement civique, le théâtre de la Révolution distribue l’enseignement moral. « Approchez-vous, ô vous, les plus honnêtes gens que nous ayons trouvés dans Toulon !… Tremblez, tyrans, avec de tels hommes on n’est jamais vaincu. » Ce petit discours d’un représentant du peuple, dans cette même pièce de la Reprise de Toulon, s’adresse aux intrépides galériens, « âmes pures et sensibles », et sans doute « plus malheureux que coupables ». En revanche, dans les Victimes cloîtrées, de Monvel, on apprend qu’un couvent est le séjour « de tout ce que l’hypocrisie, l’audace et la scélératesse peuvent combiner de crimes et d’atrocités », et dans l’Esprit des prêtres, du citoyen Prévost-Montfort, officier d’administration, l’acteur prononce le distique suivant :

Ici la liberté s’apprête à reparaître,
Oui, mais ce n’est qu’avec la mort du dernier prêtre.

Autres gentillesses dans la comédie de Monsieur le marquis :

Ah ! s’il ne consultait que son juste courroux,
Le peuple, ivre de joie, à sa prompte vengeance
Immolerait bientôt la noblesse de France.

Et la tirade est mise dans la bouche du député Dorante, « homme très réfléchi, ne s’échauffant que quand les circonstances le commandent ». On connaît enfin la pièce ignoble de Silvain Maréchal : le Jugement dernier des rois 178. La toile se lève sur un décor « représentant l’intérieur d’une île volcanisée ». Sur un rocher blanc, on lit cette inscription tracée avec du charbon :

Il vaut mieux avoir pour voisin
Un volcan qu’un roi,
Liberté, … égalité.

Un vieillard français, banni par un « despote », déclare « qu’il mourra sur cette île volcanisée » plutôt que de retourner sur le continent. Mais un sans-culotte, deux, trois, quatre, quinze sans-culottes paraissent. Ils sont en train de visiter des îles pour y déposer des rois. « Cette île, dit le sans-culotte français, paraît avoir été volcanisée et l’être encore. » On consulte le vieillard, « bon vieillard !… vénérable vieillard ! » on apprend de lui que « le cratère du volcan s’élargit beaucoup et semble menacer d’une éruption prochaine » ; pour le payer de ce renseignement, on lui donne une définition du sans-culotte, et, tous ensemble, on repart pour chercher les rois. Les voici qui débarquent. Chacun d’eux a la chaîne au cou. Les sans-culottes les insultent d’abord, et les abandonnent dans l’île volcanisée. Ils ne se retirent pas cependant ; « ils veulent jouir de loin de l’embarras des rois réduits à la famine », Mais ce serait trop peu. Quand les rois donc se sont suffisamment disputé un morceau de pain noir, on roule au milieu d’eux une barrique de biscuit. « Tenez, faquins ! voilà de la pâture. Bouffez ! » Et tandis qu’ils « bouffent », avec « l’avidité naturelle » des rois, « une lave brûlante descend du volcan et s’avance vers eux ». La pièce finit par un embrasement général, et les rois « tombent consumés dans les entrailles de la terre entr’ouverte ». En vérité, je vous le demande, croyez-vous qu’il eut tort, quelques années plus tard, l’ingénieux industriel qui s’avisa de joindre à ses bains ordinaires des bains médicinaux « pour remédier à l’état d’égarement d’esprit dans lequel étaient tombés une quantité d’individus des deux sexes depuis la Révolution179 » ?

Presque toutes les pièces que nous venons de citer sont datées de 1793 ou de 1794. En effet, dans l’histoire du théâtre de La Révolution comme dans l’histoire de la Révolution elle-même, la fin de la Terreur est une époque. Quelques pièces, dont la plus célèbre est intitulée l’Intérieur des comités révolutionnaires, signalèrent les quelques mois que dura la réaction thermidorienne. Mais comme la Convention n’en demeurait pas moins toute-puissante, la maladie reprit bientôt son cours. Je pourrais rappeler, à ce propos, que la cérémonie de la translation des cendres de Marat au Panthéon est postérieure à l’exécution de Robespierre. J’aime mieux citer un fait qui rentre plus naturellement dans le sujet. Le 21 janvier 1795, la Convention célébrant l’anniversaire de l’exécution de Louis XVI, des murmures vinrent troubler l’orchestre ; un député prit la parole, demanda aux musiciens s’ils se réjouissaient de la mort du tyran ou s’ils la déploraient ; et Gossec, auteur de la musique, dut descendre à la barre pour expliquer ainsi ses intentions : « Est-il possible qu’un doute aussi injurieux se soit élevé sur les intentions des artistes qui sont réunis dans cette enceinte ? On se livrait aux douces émotions qu’inspire aux âmes sensibles le bonheur d’être délivré d’un tyran, et de ces chants mélodieux on eût passé aux chants mâles de la musique guerrière… Citoyens représentants, nous marcherons constamment pour culbuter les tyrans et jamais pour les plaindre. » Les explications de Gossec donnent la note vraie. Et si pendant quelques mois la Convention, sur qui pèse le lourd souvenir de tout ce qu’elle a commis ou laissé commettre de crimes, est obligée de subir le mouvement de l’opinion, de laisser chanter le Réveil du peuple et siffler la Marseillaise, de laisser crier : À bas les terroristes ! à bas les jacobins ! et de souffrir qu’on traîne à l’égout les bustes de Marat, installés au foyer des théâtres, le Directoire va faire revivre les procédés tyranniques de la Terreur elle-même.

Le 4 janvier 1796, le Directoire rend l’arrêté suivant : « Tous les directeurs, entrepreneurs et propriétaires des spectacles de Paris, sont tenus, sous leur responsabilité individuelle, de faire jouer chaque jour par leur orchestre, avant la levée de la toile, les airs chéris des républicains, tels que la Marseillaise, Ça ira, Veillons au salut de l’empire, le Chant du départ. Dans l’intervalle des deux pièces, on chantera toujours l’Hymne des Marseillais ou quelque autre chant patriotique. » Merlin, ministre de la police, tient la main à l’exécution de l’arrêté. Un soir, au théâtre Feydeau, le chant patriotique est chanté par un acteur « dont l’air gauche et embarrassé ne pouvait manquer d’exciter le rire des spectateurs ». Le ministre aussitôt de prendre la plume et d’écrire au bureau central : « Je vous invite à veiller sévèrement à ce que de pareils abus ne se renouvellent pas. » Malheureusement le théâtre Feydeau, comme disent les rapports de police, ayant « l’esprit très chouanisé », il faut recourir aux mesures de force, et Merlin écrit à Bonaparte, le 21 février : « Je vous invite, citoyen général, à faire placer, vers les six ou sept heures du soir, un piquet de dragons dans les avenues de ce théâtre. Je ne doute pas que le seul aspect de ces défenseurs de la liberté ne réduise le royalisme au silence. » En même temps on refuse l’entrée des théâtres aux femmes qui ne portent pas la cocarde nationale ; on ferme le théâtre de la rue de Louvois, dont la directrice, Mlle Raucourt, est accusée de « royalisme » ; on décrète la suppression des mots de madame et de monsieur dans toutes les pièces dont le sujet n’est pas antérieur à 1792 ; on interdit la représentation de Zaïre, le 12 frimaire, parce que « cette date correspond à un jour férié dans le culte catholique » ; en revanche, on ne la permet pas davantage le 4 brumaire, « à raison des sentiments et des principes religieux que cette pièce renferme180 ».

Quant à la censure, elle a repris tout son empire. Tantôt elle empêche de jouer une pièce intitulée Minuit, « parce qu’il ne s’agit guère que de savoir dans cette pièce qui souhaitera le premier la bonne année », et qu’il serait « au moins inconvenant de reproduire sur la scène un usage aboli par le calendrier républicain ». Une autre fois, à propos d’une pièce d’Hoffmann : Léon, ou le château de Montenero, le censeur fait la réflexion suivante : « Pourquoi l’amant de Laure s’appelle-t-il Louis ? Ce nom ne peut être donné dans nos théâtres, surtout à un personnage vertueux. » Vous croyez peut-être qu’on ne saurait être plus niais ? Vous vous trompez. On présente au censeur un opéra qui porte le titre de Henri de Bavière. Le censeur ne voit pas d’inconvénient à permettre la représentation, car « Frédéric II (empereur) n’y paraissant avec aucune marque distinctive, ce n’est plus qu’un père civil qui veut d’abord punir son fils et finit par lui pardonner », mais ce n’est pas l’avis du ministre. Le ministre n’est pas pour la clémence. On ne jouera pas Henri de Bavière parce que son père lui pardonne, et que « trop de gens pourraient croire que l’auteur a voulu persuader d’en agir ainsi à l’égard des émigrés » ! On voit qu’au moins le Directoire ne renonçait pas à républicaniser bon gré mal gré le théâtre, et par le théâtre l’esprit public. Seulement les auteurs commençaient à ne plus s’y prêter avec autant de complaisance. Les « observateurs » de la police s’en plaignaient. « Les directions de théâtre sont assez favorablement disposées à entrer dans les vues du gouvernement et à donner un caractère républicain à leurs représentations, mais on a à reprocher aux auteurs de n’être pas dans les mêmes principes, et de ne rien faire pour l’amélioration de l’esprit public. Le département vient de prendre un arrêté qui les contraindra, par leur propre intérêt, à suivre une marche républicaine. » Un autre disait : « Le calme et la tranquillité règnent dans les différents théâtres, mais les spectacles qu’on y donne n’offrent à l’esprit républicain aucune occasion de se prononcer, de sorte qu’ils ne contribuent en rien à entretenir ce feu sacré et à lui donner de l’éclat. »

En effet, il avait raison de le dire, le feu sacré s’éteignait. On représentait bien encore de loin en loin quelques à-propos patriotiques, les Prisonniers français à Liège ou le Triomphe de la République française, mais la foule ne s’y pressait guère, non plus qu’aux opéras où l’on enveloppait d’une fable prétendue grecque ou latine les allusions civiques. C’étaient la farce et la tragédie qui semblaient redevenir à la mode. Nicodème à Paris, Madame Angot ou la Poissarde parvenue, les Modernes Enrichis, voilà les pièces qui faisaient courir. Et subrepticement celui-ci donnait un Théramène, celui-là un Coriolan, cet autre un Étéocle, et c’était l’éternel Gabriel Legouvé. Ducis reparaissait avec son Abufar ; un peu plus tard, Arnault avec ses Vénitiens. La tradition reprenait son empire. Et même il est curieux de voir comme la jeune génération, aussitôt passée la tempête, n’imagine pas qu’il y ait à faire autre chose que de continuer Voltaire tant bien que mal, et plutôt mal que bien. Le mélodrame enfin commençait d’apparaître, ce mélodrame dont Pixerécourt devait bientôt devenir le roi. La commune, ou plutôt, à cette date, le département, le déplorait dans ce même arrêté, précisément, dont l’observateur de tout à l’heure attendait de si beaux effets. « Le grand principe de ne pas ensanglanter la scène, disait-il en vrai classique, est absolument mis en oubli, et elle, — la scène probablement, — ne cesse pas d’offrir le tableau hideux du vol et de l’assassinat ; il est à craindre que la jeunesse, habituée à de telles représentations, ne s’enhardisse à les réaliser et ne se livre à des désordres qui causeraient et sa perte et le désespoir des familles. » Le style est encore quelque peu emphatique, si vous le voulez, mais voilà pourtant des gens qui redeviennent raisonnables : on sent que le 18 brumaire approche.

Nous pourrions maintenant reprocher à M. Welschinger de ne pas plus conclure qu’il n’avait, à vrai dire, commencé. Mais, si son livre n’est qu’un recueil de notes, nous y avons puisé trop abondamment pour qu’il n’y eût pas quelque ingratitude à lui chercher chicane. Son livre n’est pas une histoire du théâtre de la Révolution ; aussi bien ne lui en a-t-il pas donné le titre ; mais on ne pourra pas désormais écrire l’histoire du théâtre de la Révolution sans recourir à son livre. Contentons-nous donc de dégager la moralité du sujet, et pour cela de citer un dernier couplet où le 18 brumaire est célébré par les auteurs avec le même entrain que jadis le 14 juillet lui-même :

Allez-vous-en, vile cohorte,
Honni qui vous regrettera !
Que tous nos maux soient votre escorte,
Le bonheur seul nous restera !
     Allez-vous-en !
     Allez-vous-en !
     Allez-vous-en !
Et que le diable vous remporte,
Car c’est lui vous apporta !

Ils s’étaient mis cinq pour composer cet impromptu en un acte, cinq ! dont J.-B. Radet, le même qui tout à l’heure chantait si gaillardement, comme on l’a vu :

Voilà quelle est la République !

Appendice : Fénelon181

Fénelon (François de Salignac de La Mothe), fils de Pons de Salignac et de Louise de la Cropte de Saint-Abre, naquit au château de Fénelon, dans le Périgord, près de Sarlat, le 6 août 1651. Sa famille noble et ancienne, apparentée de longue date a tout ce qu’il y avait d’illustre dans la province, ne manquait que de l’éclat que donne, à défaut de la fortune, la grandeur des services rendus. Aussi, parmi ses ancêtres, ne trouvons-nous guère à citer qu’un arrière-grand-oncle, Bertrand de Salignac. On peut toutefois nommer encore un de ses oncles propres, à qui, si l’on en croit M. de Bausset, dans son style un peu emphatique, « la religion, l’église et l’humanité seraient redevables des vertus et des grandes qualités de l’archevêque de Cambrai » : c’est le marquis Antoine de Fénelon. Duelliste fameux au temps de sa première jeunesse, le marquis de Fénelon, converti brusquement, était devenu l’un des auxiliaires laïques de M. Olier, le fondateur du séminaire de Saint-Sulpice, et, comme tel, on peut admettre que, s’il ne détermina pas la vocation de son neveu, son exemple, ses conseils, sa direction ne furent pas pour y nuire.

I

Nous avons peu de renseignements sur la jeunesse de Fénelon. On sait, ou l’on croit savoir, qu’il commença ses études au château paternel, qu’il les continua à Cahors et qu’il vint les achever à Paris, au collège du Plessis. Mais on ignore la date précise de son entrée au séminaire de Saint-Sulpice, et M. de Bausset, en la mettant en 1665, a confondu le futur archevêque avec l’un de ses frères, qui portait comme lui le prénom de François. On ne sait pas non plus avec exactitude l’année de son ordination. Et on ne connaîtrait enfin presque rien de ses débuts dans le monde, si ce n’étaient quatre ou cinq lettres, dont encore les dates sont incertaines, et le destinataire même de la plus curieuse douteux ou inconnu. Nous voulons parler de la lettre, souvent citée, où l’on a cru longtemps qu’il faisait part, soit à Bossuet, soit à M. de Beauvilliers, de son dessein de se consacrer aux missions du Levant :

                               Arvea, beata
Petamus arva, divites et insulas…

Il suffit cependant de la lire avec un peu d’attention pour n’y voir qu’un pur jeu d’esprit, et comme qui dirait un agréable exercice de rhétorique épistolaire. On achèvera de s’en convaincre en la rapprochant d’une autre lettre, datée du 22 mai 1681, et adressée à la marquise de Laval, sa cousine. Plus naturellement, avec moins d’efforts, mais d’un style aussi galant que celui de Fléchier dans ses Mémoires sur les Grands Jours d’Auvergne, Fénelon y fait le récit de sa pompeuse entrée à Carenac en Quercy, où il était venu prendre possession d’un prieuré que lui avait résigné l’un de ses oncles, l’évêque de Sarlat. « Me voilà à la porte déjà arrivé, et les consuls commencent leur harangue par la bouche de l’orateur royal !… Qui pourrait dire quelles furent les grâces de son discours ? Il me compara au soleil ; bientôt après je fus la lune : tous les autres astres les plus radieux eurent ensuite l’honneur de me ressembler ; de là nous vînmes aux éléments et aux météores, et nous finîmes heureusement par le commencement du monde. Alors le soleil était déjà couché, et pour achever la comparaison de lui à moi, j’allai dans ma chambre pour me préparer à en faire de même. » Ni Bossuet, ni Pascal — moins grands seigneurs, à la vérité — n’ont, à ma connaissance, rien écrit de ce ton ; et c’est l’occasion de noter un premier trait du caractère de Fénelon. Il y a du bel esprit en lui, et il y en aura toujours. Un peu de préciosité ne l’effrayera jamais ni un peu même de singularité. Les opinions rares ou paradoxales, en théologie comme en littérature, l’attireront et le retiendront. Il regrettera sincèrement que les poètes soient astreints en français à l’obligation de la rime. Il plaindra l’orateur sacré d’être obligé de compasser son discours sur un texte, et de se soumettre à l’usage de le diviser en trois points. Il introduira jusque dans la pitié, sous les espèces du quiétisme, des raffinements de dilettante. Et tout cela, ce sera toujours en lui l’effet de la même cause : la défiance, le dédain, l’horreur des idées communes.

Il n’était pas toutefois tellement chimérique, il ne vivait pas tellement dans les nuages qu’il ne songeât aussi à sa fortune ; car il savait bien qu’un grand nom n’est après tout qu’un embarras pour celui qui le porte, si l’éclat de sa situation publique ne répond pas en quelque manière à l’illustration de sa race. On avait fait de lui, en 1678, un directeur ou supérieur des Nouvelles Catholiques. L’objet de cette institution, fondée en 1634 par Jean-François de Gondi, était de « procurer aux jeunes protestants des retraites salutaires contre les persécutions de leurs parents », et Turenne converti l’avait honorée, dit-on, de sa protection. Fénelon, convaincu avec toute la France, ou, pour mieux dire, avec l’Europe entière de son temps, que la réalisation de l’unité religieuse, étant de l’intérêt de l’État, était conséquemment du droit du prince et du devoir de l’Église, avait sans scrupule accepté des fonctions, où les qualités de disputeur subtil, de directeur d’âmes, de dominateur ou de charmeur des volontés, qui étaient déjà les siennes, trouvaient une occasion, toute naturelle, et utile, de s’exercer. Mais on conçoit aisément qu’il rêvât d’autre chose. Est-ce peut-être alors qu’il noua les intrigues dont parle Saint-Simon ; et qu’on le vit, changeant de brigue au gré de ses intérêts supposés, courtiser d’abord les jésuites, avec lesquels « il n’aurait pas pris » ; passer des jésuites aux jansénistes, qui l’auraient, eux, trouvé « trop fin » ; et revenir aux sulpiciens ? Il ne faut jamais croire légèrement Saint-Simon. En réalité, Fénelon, prêtre de Saint-Sulpice, logé chez le marquis Antoine, dont nous avons dit les liaisons avec M. Olier, et vivant en partie de la vie de son oncle, a bien pu, il a même dû côtoyer les jansénistes ; mais, adroit et politique, ambitieux comme il était, on ne voit pas quel espoir de fortune il eût pu fonder sur des gens « avec lesquels, depuis longtemps, il n’y avait à partager que des plaies ». Grâce à son nom, d’autre part, il avait dès lors contracté des amitiés plus illustres que celles des sulpiciens, et il s’était assuré jusqu’en cour des patrons plus puissants que ne l’étaient en ce temps-là les jésuites. Il connaissait le duc de Beauvilliers, et, par le duc, il était entré, sinon dans l’intimité, du moins dans ce que l’on pourrait appeler la clientèle des Colbert, Il connaissait également Bossuet, dont il s’était fait l’un des flatteurs presque outrés, et, par Bossuet, il avait pénétré dans le cercle assez étendu, dont le précepteur du dauphin était le centre à la cour. Connaissait-il peut-être aussi Mme de Maintenon — qui n’était rien encore ou peu de chose — mais dont quelques initiés aux secrets du harem voyaient grandir insensiblement la faveur, la fortune, et l’autorité ? Le supérieur des Nouvelles Catholiques était donc sur le chemin des grâces, s’il n’en était pas à la source ; et, en attendant que le maître répandît sur lui ses faveurs, il n’avait nulle part à chercher des recommandations plus efficaces, ni des amis plus dévoués.

Après cela, ce qui n’en demeure pas moins du récit de Saint-Simon, c’est l’idée du personnage ; et on peut discuter sur les détails du portrait, mais la ressemblance y est. Rarement homme fut plus souple, plus ondoyant, plus fuyant que Fénelon, et jamais esprit plus complexe, plus énigmatique à soi-même peut-être, plus naturellement insincère. Non qu’il n’y ait en Fénelon, comme on le verra tout à l’heure, un principe de rigidité, quelque chose même, tout au fond, d’impitoyable et de cassant. Ni les terribles colères du petit duc de Bourgogne, ni plus tard l’éloquente véhémence de Bossuet n’auront raison de ce qui se cache d’inflexibilité sous son apparente douceur. Mais il a, dès qu’il le veut, une aptitude incomparable à entrer ou à feindre d’entrer dans les opinions des autres, en réservant toujours la sienne. On reconnaît la même et rare souplesse dans la variété de son œuvre. Le même homme est capable de s’abaisser jusqu’aux petits enfants, dans ses Fables ou dans ses Dialogues des Morts ; et de s’élever, dans la seconde partie du Traité de l’Existence de Dieu, par exemple, ou dans la Réfutation du système du P. Malebranche, aux plus hautes spéculations de la métaphysique et de la théologie. Mais faut-il enfin se faire tout à tous, s’accommoder tour à tour aux « personnes les plus puissantes », ou au « laquais et à l’ouvrier », s’insinuer pour ainsi dire en eux, et comme y substituer sa conscience à la leur, Fénelon en est capable encore ; et là sans doute est l’explication de ce qu’il a inspiré de dévouements passionnés. C’est eux-mêmes en effet que ses amis ont aimé en lui, parce que c’est lui qu’il a mis en eux. S’étonnera-t-on après cela qu’il ait paru plus d’une fois manquer de loyauté ? qu’il en ait manqué même, au sens ordinaire du mot ? et qu’il en ait manqué presque sans le vouloir ou sans le savoir ? Comme il y a des hommes en effet dont le naturel est de n’en pas avoir ; qui sont, pour ainsi dire, naturellement composés, artificiels et guindés ; dont la simplicité, si par hasard ils y prétendaient, ferait l’effet d’une recherche ; il y en a qui naissent ennemis de la franchise, ou plutôt de l’affirmation ; qui ne croient jamais pouvoir mettre assez de nuances, de distinctions, de restrictions, de corrections, assez de « repentirs » dans l’expression de leur pensée ; et ainsi qui sont sincèrement insincères. Tel fut bien Fénelon. Mais de telles gens ne sauraient se reconnaître dans les traductions qu’on donne de leurs idées ; on les trahit toujours ; et parce qu’ils sont seuls à s’apercevoir de la trahison, ils paraissent manquer de franchise.

Louis XIV le sentait-il, et faut-il voir là l’une au moins des raisons du peu de goût qu’il montra toujours pour Fénelon ? Il ne lui demanda point de prêcher à la cour. Et cependant, si Fénelon, nous le savons, n’eût assurément pu rivaliser dans la chaire chrétienne ni d’éloquence et de force avec Bossuet, ni de solidité avec Bourdaloue, deux au moins de ses sermons, — le sermon Pour la fête de l’Épiphanie et le sermon Pour le sacre de l’Électeur de Cologne, — sont là qui nous attestent qu’il y eût porté d’autres qualités, d’abondance et d’onction, par exemple, d’élégance et de séduction. Le sermon Pour la fête de l’Épiphanie est de 1685. Par Seignelay, d’ailleurs, et par Bossuet, Louis XIV savait sans doute aussi le succès des missions de Saintonge et de Poitou, 1686-1687. Pourquoi donc n’a-t-il jamais fait monter Fénelon dans la chaire de Versailles ? L’influence de M. de Harlay, l’archevêque de Paris, qui n’aimait pas, lui non plus, l’abbé de Fénelon, était-elle assez grande pour balancer dans l’esprit du roi l’influence de Bossuet ? Toujours est-il qu’en 1686, Fénelon ayant été proposé pour l’évêché de Poitiers, le roi ne l’y nomma point ; et qu’en 1687, l’évêque de La Rochelle l’ayant demandé pour coadjuteur, on ne le lui donna pas davantage. Le Traité de l’Éducation des filles parut, sans avancer la fortune de Fénelon, puis, le Traité du ministère des Pasteurs ; et Fénelon demeurait toujours supérieur des Nouvelles Catholiques, Il approchait de la quarantaine. Évidemment le maître gardait ses préventions. Ce fut le duc de Beauvilliers qui réussit enfin à les dissiper, aidé de Mme de Maintenon, — dont la nature d’esprit n’était pas sans quelques affinités avec celle de Fénelon ; — nommé gouverneur du duc de Bourgogne le 16 août 1689, il faisait dès le lendemain même agréer au roi le choix de Fénelon comme précepteur des enfants de France.

Assez d’historiens, — depuis l’abbé Proyart jusqu’à Michelet, dans son Histoire de France, — ont loué l’habileté supérieure dont Fénelon fit preuve dans cette éducation, et tout le monde sait comment, d’un prince « né terrible, dur, colère, impétueux avec fureur, incapable de souffrir la moindre résistance », il en fit un « affable, doux, humain, modéré, patient, humble et austère, tout appliqué à ses obligations et les comprenant immenses ». Ce n’est pas d’ailleurs le lieu d’examiner s’il ne dépassa pas peut-être la mesure, et, à force de le ployer, s’il ne brisa pas chez son royal élève le ressort de la volonté. Les contemporains ne virent que le prodige du changement opéré sous leurs yeux par l’adresse d’un homme ; et nous, le duc de Bourgogne n’ayant pas subi cette épreuve du pouvoir qui seule juge les princes, nous pouvons accepter l’opinion des contemporains. Ce qu’il nous faut seulement constater, c’est que Fénelon ne se borna point, comme autrefois Bossuet, à instruire le prince de ses devoirs en général. Mais il lui en fit des leçons plus particulières, plus précises, plus pratiques, des leçons applicables aux réalités prochaines, des leçons de politique autant que de morale. Il se considéra comme investi de la mission, non seulement d’élever le prince, mais, par lui et avec lui, de réformer l’État. Son ambition, jusque-là confuse et comme indéterminée, je veux dire incertaine de son véritable objet, le reconnut enfin. Les courtisans semblèrent admettre que le succès de l’éducation du duc de Bourgogne pronostiquait celui des plans de gouvernement de l’heureux précepteur. Et soutenu qu’il était de la faveur de Mme de Maintenon, — elle voulut même un moment faire de lui son directeur, — nul ne peut dire ce que l’avenir réservait à Fénelon, quand l’affaire du quiétisme survint pour briser sa fortune, et comme anéantir en quelques mois les fruits de tant d’années de patience, de persévérance et de prudente ambition. À peine est-il ici besoin de rappeler comment une visionnaire ou une illuminée, — pour ne pas dire une névropathe, — Jeanne Bouvières de La Mothe, plus connue sous le nom de Mme Guyon, s’était emparée de l’esprit de Fénelon, non point du tout, comme on l’a prétendu quelquefois, par aucun des attraits naturels d’une amitié féminine, mais par le seul prestige de son éloquence et de sa « spiritualité ». Leur sublime à tous deux s’était amalgamé, selon le mot de Saint-Simon, et le précepteur des enfants de France, avec le goût naturel qu’il avait des opinions rares, s’était fait à Versailles le répondant de la doctrine de Mme Guyon. Sur sa parole, Mme de Maintenon avait ouvert l’accès de Saint-Cyr à celle qu’il appelait un « prodige de sainteté », et, comme on le peut croire, dans ce milieu très approprié, le nouveau mysticisme avait fait de rapides progrès. Un fort honnête homme, de sens droit et d’esprit sain, n’avait pas tardé cependant à s’en inquiéter. C’était l’évêque de Chartres, Godet des Marais, « profond théologien », directeur de Saint-Cyr et de Mme de Maintenon. Il s’était d’abord défié d’une doctrine qui, sous le prétexte séduisant d’épurer l’amour de Dieu de tout intérêt personnel et même de la considération du salut, « invitait ses adeptes à ne se gêner en rien, à s’oublier entièrement, à n’avoir jamais de retour sur eux-mêmes » ; et sans interdire encore la lecture des livres de Mme Guyon ni condamner formellement sa personne, il lui avait fermé l’accès habituel de Saint-Cyr. Il avait alors examiné de plus près les ouvrages de la prophétesse, — le Moyen court, le Cantique des Cantiques, les Torrents, — et les ayant trouvés remplis d’« erreurs dangereuses et de nouveautés suspectes », il avait exigé que Mme de Maintenon cessât désormais toute relation avec Mme Guyon. Fénelon n’avait point protesté. Même, sans rien retrancher de l’entière confiance qu’il lui témoignait, et sans rien abjurer des opinions qui lui demeuraient communes avec elle, il avait consenti que Mme Guyon demandât des commissaires pour juger de l’orthodoxie de ses écrits ; et sa conduite enfin, dans toute cette affaire, avait si bien paru d’une victime des erreurs ou des imprudences de son amie, que l’archevêché de Cambrai ayant vaqué sur ces entrefaites, il y était nommé le 4 février 1695. Tout semblait terminé par là. Comment donc et pourquoi, tout à coup, la querelle s’envenima-t-elle ? ou pourquoi tout à coup, comme s’il n’eût attendu que sa nomination pour se révéler tout entier, Fénelon changea-t-il d’attitude ? À peine, en effet, avait-il adhéré aux Articles d’Issy, entre sa nomination et son sacre, que sans retirer son adhésion, — ce n’était pas sa manière, — il commençait de biaiser, de distinguer, de disputer, jusqu’à ce qu’enfin il se révoltât, et qu’au mois de janvier 1697, pressé par Bossuet d’approuver son Instruction sur les États d’oraison, non seulement il s’y refusât, mais qu’encore il y opposât son Explication des Maximes des Saints.

La réponse est facile. Tandis qu’autour de lui, depuis l’évêque de Chartres jusqu’à l’évêque de Meaux, tout le monde, sans excepter le plus ancien de ses maîtres, M. Tronson, le supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, condamnait la doctrine de Mme Guyon, Fénelon, lui, continuait de l’approuver dans le secret de son cœur, et de prendre en pitié l’ignorance de ses adversaires, leur inexpérience des « voies intérieures », et leur acharnement. Or, voici maintenant qu’on lui demandait de condamner à son tour ce qu’il n’avait cessé ni ne voulait cesser de croire ; et, bien plus, on le sommait de déclarer qu’il avait été, cinq ou six ans durant, la dupe d’une illusion ou d’une fantasmagorie de piété. Le sacrifice était au-dessus de ses forces. Il voulait bien se taire, — ce qui lui coûtait d’autant moins qu’il n’avait pas encore parlé, — mais il voulait aussi que l’on se tût. Et il ne voulait pas surtout qu’après avoir séparé sa cause de celle de Mme Guyon, on prétendît l’obliger de porter les derniers coups lui-même à la femme qu’il avait inutilement défendue. D’un autre côté, si l’on avait obtenu de l’abbé de Fénelon des soumissions toutes naturelles, en tant que commandées par la discipline de l’Église, il lui paraissait excessif, ou contraire même aux droits de la hiérarchie, qu’on les exigeât de l’archevêque de Cambrai. Son sacre, tout récent qu’il fût, ne l’avait-il pas rendu l’égal de quelques-uns de ses adversaires et le supérieur même des autres, de Bourdaloue, par exemple, ou de M. Tronson ? Leur céder sans combat, c’était compromettre en soi la dignité du titre épiscopal, c’était reconnaître à leurs décisions en matière de doctrine une autorité qu’elles n’avaient point, c’était admettre qu’en matière de théologie, les raisons se comptent et ne se pèsent pas. À quoi si nous ajoutons que la querelle, sous son apparence purement religieuse, était politique en partie, ou du moins qu’elle l’était devenue promptement, et qu’en divisant toute la cour en deux camps, elle avait posé, pour ainsi dire, la question du gouvernement futur de la France entre la coterie du dauphin, fils de Louis XIV, et la cabale de son propre fils, l’élève de Fénelon, la violence de la lutte achèvera de s’expliquer. En s’abandonnant lui-même, Fénelon a pu craindre que tout un grand parti ne fût entraîné dans sa ruine, et que le désastre de ses doctrines ne fût aussitôt suivi de l’anéantissement de ses ambitions. On ne saurait sans doute le lui reprocher, — non plus qu’à Bossuet d’autre part d’avoir vu percer l’ambition du politique dans les défenses du théologien, et, pensant différemment, d’avoir essayé d’abattre dans son adversaire le théologien et le politique à la fois.

Nous n’insisterons pas sur ce qui suivit. Pendant deux ans, de 1697 à 1699, Bossuet et Fénelon firent assaut de science et d’éloquence, et leurs Écrits sur le Quiétisme ne remplissent pas moins de dix ou douze volumes de leurs Œuvres. C’est beaucoup, si l’Instruction sur les états d’oraison et la Relation sur le Quiétisme en sont les seuls, ou à peu près, qui survivent. La matière est pour nous trop subtile ; et nous avons certainement tort, pour plus d’une raison, mais nous ne nous inquiétons guère aujourd’hui des nuances qui séparent l’ amour purement servile de l’ amour de pure concupiscence , celui-ci de l’ amour d’espérance , l’ amour d’espérance de l’ amour de charité mélangée , et ce dernier à son tour de l’ amour pur ou de parfaite charité . Bornons-nous donc à dire, qu’après un long et scrupuleux examen du fond de la controverse, la cour de Rome, par un bref daté du 12 mars 1699, condamna solennellement le livre des Maximes des Saints, et mit ainsi fin à la dispute. Déjà Louis XIV, au commencement de la même année, avait retiré à Fénelon sa pension et son titre de précepteur des enfants de France. Au reçu du bref, il envoya l’ordre à tous les archevêques de réunir leurs assemblées métropolitaines pour homologuer en quelque sorte publiquement la condamnation de Fénelon. Enfin des lettres patentes, « données en forme de déclaration » et enregistrées le 14 août 1699, prononcèrent la suppression « de tous écrits composés pour la défense du livre des Maximes des Saints ». C’était la disgrâce, une disgrâce complète, une disgrâce retentissante, qui témoignait sans doute autant de l’irritation, ou de la colère même, que de la piété du prince. Fénelon l’accepta fièrement, sans ostentation, mais aussi sans fausse humilité. Si l’on ne peut pas dire, en effet, qu’un homme nouveau fût né en lui, son caractère du moins avait achevé de se tremper au cours de cette longue épreuve. Loin de plier, c’est alors qu’il se redressa. Et non sans quelque crainte ou quelque appréhension d’un côté, mais non sans quelque espérance de l’autre, c’est alors que, de l’ancien Fénelon, souple et aimable, adroit et flatteur, insinuant, souriant, caressant, on vit sortir et se dégager l’héritier de sa race, l’aristocrate, le grand seigneur.

Notons ce trait, qui complète l’homme, et qu’il est surprenant qu’on n’ait pas plus souvent signalé, Fénelon a tout d’un aristocrate, — et d’abord le sentiment d’être une autre espèce d’homme que ses rivaux de gloire ou de réputation, séparé d’eux par ses origines, d’une autre et plus rare, ou plus fine essence que Fléchier, le fils de l’épicier de Pernes, que Massillon, le fils du notaire d’Hyères, que Bossuet, le fils du conseiller de Metz. Reportez-vous au Télémaque ou aux Tables de Chaulnes. Lisez encore le récit que l’abbé Ledieu, dans ses Mémoires, nous a laissé de sa visite à l’archevêché de Cambrai. L’ancien secrétaire et confident de Bossuet, — qui peut-être eût pu se passer d’aller faire sa cour à Fénelon, — se sent comme qui dirait transporté dans un autre monde. Tentures de velours cramoisi, galons et franges d’or, cheminée de marbre jaspé, vaisselle d’argent « bien pesante et à la mode », service de table, tout ce que peut parcourir son regard circulaire de valet l’émerveille ; et il ne le dit pas, mais on sent la comparaison qu’il fait de l’intérieur négligé de Bossuet avec ce cadre, avec ces accessoires luxueux et coûteux, qui sont comme l’obligatoire accompagnement du nom restauré de Salignac et du titre de prince de l’Empire. Ajoutons que si Fénelon a les goûts naturels d’un grand seigneur, bien plus encore en a-t-il la hauteur d’esprit, l’avidité de domination, l’impertinence au besoin, l’obstination dans son sens propre. Il en a également les dédains, l’indifférence aux préjugés vulgaires, le mépris inné de l’opinion. Bien de plus curieux à cet égard, — s’il n’y a rien de plus libre, de plus éloigné de pédant, de plus agréablement mondain, — que la manière dont il a traité dans son Télémaque les passions de l’amour. François de Sales avait eu de ces audaces, dans son introduction à la vie dévote, mais François de Sales était aussi une façon de grand seigneur. Dirai-je enfin qu’on retrouverait ce signe de race et cette marque d’aristocratie jusque dans une Lettre, trop peu connue, sur la Lecture de l’Écriture sainte en langue vulgaire ? « J’ai vu des gens tentés de croire qu’on les amusait par des contes d’enfants quand on leur faisait lire les endroits de l’Écriture où il est dit que le serpent parla à Ève pour la séduire ; qu’une ânesse parla au prophète Balaam ; que Nabuchodonosor paissait l’herbe… » Et la lettre continue longtemps encore sur ce ton. Bossuet ne l’eût jamais écrite. Avec la meilleure intention du monde, il y a là une liberté réelle d’esprit, une conviction de la sottise des hommes, une confiance en soi-même qui sont sans doute ce qu’il y a de plus aristocratique au monde. Si l’abbé de Fénelon, au temps de sa jeunesse, avait, non pas certes oublié, mais négligé pour ainsi dire, ce qu’il devait à son nom, l’archevêque de Cambrai s’en est, lui, souvenu, et si l’on veut le bien comprendre, c’est un trait de sa physionomie morale sur lequel je ne crois pas qu’on puisse trop appuyer.

II

Son œuvre est considérable, et, comme elle est assez difficile à manier, nous en donnons d’abord ici le détail d’après les éditions Lebel et Adrien Leclère. La première forme 22 volumes contenant les Œuvres proprement dites, et ainsi divisés : Première classe. Ouvrages de théologie et de controverse. Première section (t. I, II, III) : Ouvrages sur divers sujets de métaphysique et de théologie, dont les principaux sont : le Traité de l’existence et des attributs de Dieu, publié pour la première fois en 1712-1718, et la Réfutation du système du P. Malebranche sur la Nature et la Grâce, qui n’a paru qu’en 1820. Deuxième section (t. IV, V, VI, VII, VIII, IX) : Écrits relatifs au Quiétisme. Le tome IV est précédé d’une excellente analyse de la controverse du quiétisme. Troisième section : Ouvrages sur le jansénisme (t. X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI). — Deuxième classe. Ouvrages de morale et de spiritualité (t. XVII et XVIII). Le premier de ces volumes contient le Traité de l’éducation des filles ; sept Sermons, qui sont tout ce qui nous est parvenu de l’œuvre oratoire de Fénelon ; et une vingtaine de Plans de sermons. — Troisième classe. Mandements (t. XVIII). — Quatrième classe. Ouvrages de littérature (t. XIX, XX, XXI, XXII, de 1 à 263). Les principaux de ces ouvrages sont, comme l’on sait : les Dialogues des Morts (XIX) ; le Télémaque (XX) ; les Dialogues sur l’éloquence, et la Lettre sur les occupations de l’Académie française (XXI). Les Dialogues des Morts et le Télémaque ont seuls paru du vivant de l’auteur. — Cinquième classe. Écrits politiques (t. XXII, de 264 à la fin). L’édition Leclère contient 12 volumes uniquement consacrés à la Correspondance, distribuée de la manière suivante : 1º Correspondance avec le duc de Bourgogne (t. I), dont le titre plus exact est Correspondance… avec le duc de Bourgogne, les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, et leurs familles ; 2º Correspondance de famille et Lettres diverses (t. II, III, IV) ; 3º Lettres spirituelles ou de direction (t. V et VI) ; 4º Correspondance relative au quiétisme (t. VI, VII, VIII, IX, X, XI). Le tome XII contient les Tables de la Correspondance et des Œuvres, précédées d’une fort bonne Revue de quelques ouvrages de Fénelon.

Le classement, on le voit, n’a rien de chronologique ou seulement de logique, et c’est ce qui rend la lecture de ces trente-trois volumes assez laborieuse. Sans examiner à ce propos s’il n’y aurait pas quelques moyens d’améliorer la disposition des matières dans les éditions des Œuvres complètes de nos polygraphes, comme on les appelle dans les catalogues, mais surtout sans demander, avec de certains érudits, qu’on s’astreigne à toute la rigueur de la chronologie, ce qui ne pourrait aboutir qu’au plus effroyable désordre, il y a donc lieu d’indiquer aux curieux une manière de s’y prendre, et, par exemple, de les avertir qu’en ce qui regarde Fénelon, c’est par la lecture de sa Correspondance que l’on apprend d’abord à le connaître. « Très différentes, en effet, — nous l’avons dit et nous le répétons, — des lettres de Bossuet, qui sont surtout des lettres d’affaires, fort utiles sans doute, mais non pas indispensables à la connaissance de son caractère, les lettres de Fénelon, sans en excepter ses lettres de direction ou de spiritualité, sont vraiment l’homme même, et l’homme tout entier. Qui ne les a pas lues peut avoir lu toute son œuvre, il ne connaît pas Fénelon, et, réciproquement, quiconque les a lues pourrait presque se passer d’en lire davantage. Il connaît Fénelon autant qu’on le puisse connaître. » Nous ajouterons que, sous ce rapport, Fénelon est déjà du xviiie  siècle. C’est sa personne qu’on cherche dans son œuvre, et déjà ses idées nous intéressent moins en tant que vraies qu’en tant que siennes. Il faut donc lui-même le connaître avant que de le lire, et, si les Mémoires ou les Correspondances du temps en sont un bon moyen, la sienne en est sans doute un meilleur. Sans compter que, s’il est tout entier dans sa Correspondance, il n’engage au contraire qu’une partie de lui-même dans ses Œuvres proprement dites, et l’on se méprendrait gravement si l’on voulait conclure du caractère de son style à celui de sa personne. Facile et riant, sinueux pour ainsi dire ; fluide, aimable et parfois légèrement épigrammatique, le style des Dialogues des Morts, ou celui du Télémaque, ou celui de la Lettre sur les occupations de l’Académie ne nous rend que quelques aspects de la physionomie de l’archevêque de Cambrai. Ses Écrits sur le Quiétisme ou sur le Jansénisme, il est vrai, nous en rendent un autre, et la vivacité d’ironie qui s’y joue ne fait nullement songer d’un « cygne ». J’en dis autant de l’auteur de la Lettre à Louis XIV. C’est un autre homme encore qu’il semble que l’on voie paraître dans ses Écrits politiques, et même, en dépit de sa réputation, tout à fait le contraire d’un rêveur, dans ses Mémoires sur la guerre de la succession d’Espagne. Mais quelque chose en échappe toujours, et quand on a noté soigneusement, quand on a rassemblé tous les traits, qu’on les a pour ainsi dire corrigés, compensés, modifiés les uns par les autres, c’est à la Correspondance qu’il faut que l’on revienne, pour y chercher le moyen d’en fondre les disparates et de les ramener à l’unité. Disons maintenant quelques mots de celles des œuvres de Fénelon qui sont demeurées classiques pour nous. Ce sont, entre toutes, le Traité de l’Éducation des filles, Télémaque et la Lettre sur les occupations de l’Académie française.

1º La grande nouveauté du Traité de l’Éducation des filles, qui parut pour la première fois en 1688, était alors dans son titre ou dans son dessein même. À la vérité, Fénelon n’avait point destiné ce petit ouvrage au public. Il ne l’avait écrit qu’à la prière de Mme de Beauvilliers et pour elle. Mais enfin il le laissa paraître, et c’était dans le temps ou l’opinion commune était celle que Molière avait exprimée dans ses Femmes savantes. Bossuet lui-même opinait à exclure les femmes des sciences, parce que, disait-il, « quand elles pourraient les acquérir, elles auraient trop de peine à les porter », et il leur recommandait de s’enfermer dans le cercle de leurs devoirs domestiques. Fénelon est plus hardi. Il pose en principe (chap. i) que l’éducation des filles est un objet d’intérêt général ou public, de la même importance au moins que l’instruction des garçons ; et, à cette importance, il oppose (chap. ii) le dédain fâcheux et inintelligent dont témoignent les éducations ordinaires. Aussi, comme les garçons, faut-il commencer à instruire les filles dès leur plus tendre enfance (chap. iii), par des leçons de choses, à l’occasion d’un moulin qu’on voit dans la campagne ou d’un objet qu’on achète au marché. Ne leur donnons que de bons modèles (chap. iv). Point de précipitation ni de hâte ; point trop d’exigences ni de sévérité. Mêlons, si nous le pouvons, l’instruction et le jeu, ou mieux encore, tâchons de rendre l’instruction agréable. Développons, mais avec prudence, l’émulation et la sensibilité (chap. v). Le temps est alors venu d’étudier en forme : nous commençons par l’histoire sainte (chap. vi) et nous continuons par la religion, dont nous assurons les bases naturelles ou rationnelles (chap. vii) avant de parler de mystères ni de miracles. Nous pouvons de là passer à Jésus-Christ, « le centre de toute la religion », et de Jésus-Christ à l’Église (chap. viii). Ces conseils conviennent à l’éducation des garçons comme à celle des filles, mais, avec les années, les défauts de chaque sexe apparaissent, et il y faut pourvoir (chap. ix). Les femmes sont bavardes, elles sont artificieuses, elles sont timides, et ce sont autant de dispositions qu’il faut s’efforcer de vaincre ou de régler en elles. Elles sont aussi coquettes, et volontiers elles jouent au bel esprit (chap. x). Si nous pouvons les en désabuser, comme aussi d’une fausse délicatesse qui contribue à les écarter de la connaissance des « choses qui sont les fondements de la vie humaine », alors, formons-les au gouvernement de la famille et de la maison. Apprenons-leur le prix de l’ordre et de l’économie, celui de la propreté (chap. xi), l’art de se faire servir et de tenir un ménage. Avec cela la lecture, l’écriture, les quatre règles ; un peu de droit, voire de droit féodal, si leur condition l’exige ; un peu d’histoire, — histoire grecque, histoire romaine, histoire de France ; — un peu de géographie ; un peu de latin, si on le veut, la connaissance des « ouvrages d’éloquence et de poésie », un peu de peinture et un peu de musique, tel est le « programme » de Fénelon (chap. xii). Il termine en ajoutant (chap. xiii) quelques considérations sur le choix d’une gouvernante, et par la reproduction, si je puis ainsi dire, du portrait que l’auteur du livre des Proverbes a tracé de la femme forte. Pas de prétention didactique, on le voit, dans ce petit ouvrage, ni de plan régulier, ni rien peut-être au fond qui ne soit devenu banal pour nous. Aussi le prix en est-il surtout dans le détail. Des observations piquantes, une élégante familiarité de style, une sagesse souvent hardie en rendent la lecture agréable, facile, presque amusante parfois. Le Traité de l’Éducation des filles est à bon droit devenu classique, et pour l’avoir écrit il y a déjà plus de deux cents ans, c’est à bon droit également que l’on a placé sous l’invocation de Fénelon l’un des premiers lycées de jeunes filles qu’on ait organisés en France. Je n’oserais répondre qu’il en eût approuvé les programmes.

2º Pour le Télémaque, une fortune tout à fait singulière a voulu qu’en même temps que l’un des livres les plus vantés, les plus lus, les plus connus de notre littérature, il en demeurât, sous plusieurs rapports, l’un des plus difficiles à juger, des plus énigmatiques, et des plus ambigus. C’est ainsi que d’abord on n’a jamais tout à fait éclairci le mystère de sa publication. Composé, selon toute apparence, en 1693 ou 1694, « par morceaux détachés et à diverses reprises », on sait que le Télémaque parut pour la première fois chez la veuve Barbin, en 1699, « avec privilège » ; mais ce que l’on ignore, c’est la part que Fénelon eut ou n’eut pas dans la publication. À la vérité, dans un Mémoire sur ce sujet, que nous ne connaissons que par quelques extraits, il dit bien « que l’ouvrage lui a échappé par l’infidélité d’un copiste », et, de ce genre d’accident ou d’aventure, puisqu’on en citerait vingt autres exemples alors, il ne semble pas qu’il y ait lieu de douter. On ne saurait seulement s’empêcher de faire observer que Fénelon a joué de malheur, en affaires de librairie. Déjà, en 1697, le zèle indiscret du duc de Chevreuse avait hâté la publication des Maximes des Saints. N’ai-je pas lu aussi que, quelques années auparavant, c’était d’après une copie dérobée dans les papiers du directeur des Nouvelles Catholiques, qu’on avait imprimé le sermon de Bossuet pour la profession de Mlle de La Vallière ? Et même encore après la mort de Fénelon, c’est sous son nom que paraîtra, en 1722, la première édition du Traité de la connaissance de Dieu. Mais voici qui est plus étrange. Dans le Mémoire que nous venons de citer, Fénelon constate lui-même que le texte imprimé du Télémaque n’est pas conforme à son original, et il ajoute « qu’il a mieux aimé le laisser paraître informe et défiguré que de le donner tel qu’il l’a fait ». C’est ce qu’on aurait déjà peine à comprendre si le Télémaque avait passé comme inaperçu. Mais il en avait paru jusqu’à vingt éditions, dit-on, dans la même année 1699, et, raconte un contemporain, qui s’en indignait d’ailleurs, « on jetait les louis d’or à la tête des libraires » pour enlever le roman de M. de Cambrai. D’autre part, les évêques en général ne cachaient pas leur désapprobation de la manière un peu vive dont Fénelon avait dépeint les amours de Télémaque et de la nymphe Eucharis. Les « politiques », de leur côté, dans de certains chapitres, n’avaient pas de peine à trouver des allusions, des traits de satire, une intention générale de critique dont le roi même avait quelque droit de se sentir atteint. On s’explique mal que, dans ces conditions, l’auteur ait mieux aimé « laisser son livre paraître informe » que « de le donner tel qu’il l’avait fait », et on s’explique encore moins que seize ans durant, il ait permis la circulation de ce livre ainsi défiguré. La première édition authentique du Télémaque n’a paru en effet qu’en 1717 seulement, par les soins du marquis de Fénelon. Elle ne diffère pas autant qu’on le pourrait croire des éditions furtives.

Il n’est pas plus facile de préciser les vraies intentions de Fénelon. Qu’a-t-il voulu faire ? Ne s’est-il vraiment proposé que d’amuser le duc de Bourgogne, et de « l’instruire en l’amusant », comme il l’a dit lui-même ? Il régnerait sans doute alors, dans tout son livre, un air de volupté dont je ne voudrais pas sans doute exagérer, mais dont il ne faut pas non plus que l’on nie les dangers. Fénelon semble en vérité prendre trop de plaisir à développer toutes ces fictions païennes, et l’amour a trop de part à l’éducation de son duc de Bourgogne, Bien en prend à Télémaque d’être accompagné constamment de Minerve, car s’il ne l’était que de Mentor, on craindrait trop pour sa vertu. Et le conseil de « dégoûter les enfants des romans », qu’était-il devenu ? Car Fénelon y avait appuyé dans son Éducation des filles. Mais, nous l’avons dit, Fénelon attachait peu d’importance à toutes ces bagatelles ; et son caractère, qui ne l’embarrassait pas quand il faisait traduire à son royal élève les Dédicaces de La Fontaine à Mme de Montespan : ad dominam Montespanam , ne le gênait pas davantage pour écrire Télémaque. Quelle est encore dans son roman la portée des allusions ou des intentions satiriques ? peut-on le traiter comme un livre à clef ? Son Philoclès et son Protésilas, son Adraste et son Idoménée, son Eucharis et sa Calypso, sont-ils ou non des portraits ? Est-ce à Sésostris, ou à Louis XIV, qu’il reproche, et son amour de la guerre, et l’étalage de son faste, et la tyrannie de son pouvoir ? Quand les contemporains se disputaient son livre, y lisaient-ils entre les lignes beaucoup de choses peut-être que nous n’y voyons pas ? que l’auteur n’y avait pas mises ? qu’il était le premier surpris qu’on y lût ? L’expression désintéressée d’une utopie de justice et d’équité se tourne toujours aisément en satire ; et comment célébrerait-on les arts de la paix, par exemple, sans avoir un peu l’air de maudire la guerre ? ou le bonheur de la médiocrité sans paraître insulter la fortune ? C’est ce que l’on pourrait dire, je crois, du Télémaque et de sa portée politique en son temps. Comme elle s’amusait à revivre les fictions païennes, certainement sans songer à mal, ou même en essayant d’en dégager une signification morale, ainsi, l’imagination de Fénelon se complaisait à rêver d’une organisation sociale dont la vertu serait le principe et la fin. Ce n’est pas sa faute, après cela, si l’on ne voit guère dans le monde que des ombres de vertu ; si les hommes en général sont moins bons qu’il ne se les représente ; et si le panégyrique de l’équité offense enfin toujours ceux qui ne la pratiquent pas. Mais ce qu’il faut dire aussi, c’est que cette supposition même, et la facilité que l’on a d’en faire une contraire, prouvent la duplicité d’intention du livre ; — et que Fénelon n’a pas vu parfaitement clair dans son propre dessein.

Il n’y a pas, aussi bien, jusqu’à la valeur littéraire du livre qui ne forme une espèce de problème à son tour, et dont on ne puisse décider qu’à force de distinctions. « Il y a de l’agrément dans ce livre, écrivait Boileau, le 10 nov. 1699, à son scoliaste Brossette, et une imitation de l’Odyssée que j’approuve fort. » C’est cette « imitation » même que nous approuvons moins aujourd’hui. Nous pourrions encore nous en accommoder si le Télémaque était purement satirique, je veux dire, si la peinture des mœurs du xviie  siècle y perçait constamment sous la transparence du déguisement grec, comme dans les Lettres persanes, ou comme dans un conte de Voltaire. Mais l’imitation est trop Fidèle, et le pastiche trop consciencieux. Voltaire en dit trop quand il dit que « Télémaque a l’air d’un poème grec traduit en prose française », et il prouve par là que, depuis l’Odyssée jusqu’aux Argonautiques, il a lui-même lu peu de poèmes grecs. Mais, dans cette prose française, il a raison s’il veut dire que les noms, que les personnages, que les lieux, que les faits n’ont rien de national ni d’assez contemporain. Idoménée gêne le lecteur, et nous nous sentons dépaysés dans Salente. En d’autres termes, le genre est faux ; et l’art de Fénelon, tout habile qu’il soit, n’a qu’à moitié triomphé de cette erreur première. Et cependant, et malgré cela, — pour ne pas dire peut-être à cause de cela, — si l’on réussit soi-même à triompher de la première impression, le charme opère, on s’y abandonne, on s’y laisse aller tout entier. Mentor prêche beaucoup sans doute, et sa morale est parfois ennuyeuse : Et quandoque bonus dormitat Homerus. C’est qu’en ces moments-là Fénelon songe à son petit prince. Mais bientôt reparaissent l’humaniste et l’artiste, après le moraliste ; la grâce et l’ingéniosité des fictions de la mythologie renaissent sous sa plume ; il en subit lui-même la séduction à sa manière, Des ressouvenirs de Virgile et d’Homère chantent à son oreille : la descente d’Ulysse aux enfers, les imprécations de Didon. Il traduit un vers, il en transpose un autre, et, à la vérité, rien de tout cela n’est très latin ni très grec, n’est tout à fait ancien ni tout à fait moderne, n’est vraiment de la poésie ni vraiment de la prose, mais n’en est pas moins d’une élégance et d’une distinction rares, unique peut-être en son espèce, et un peu au-dessous, mais pas trop éloigné de la tragédie de Racine. C’est qu’évidemment pour n’avoir pas compris ni senti l’antiquité comme nous, Fénelon ne l’a pas moins sentie. S’il ne croit pas aux récits de la Fable, il croit au plaisir qu’ils lui font, et quelque chose de ce plaisir, en passant dans le roman, l’a comme animé de l’étincelle de vie. C’est ce qui l’assure de durer autant que la langue française. Quand on en aura fait toutes les critiques qu’on en peut faire, — et on en peut faire beaucoup, qui s’étendraient, si on le voulait, jusqu’au détail du style, — il restera toujours aussi que dans le Télémaque, poème ou roman, satire ou traité de politique, on retrouve beaucoup de Fénelon lui-même, et longtemps encore c’est ce qui suffira.

3º La Lettre à M. Dacier, sur les occupations de l’Académie française, est presque le dernier des écrits de Fénelon. Il l’écrivait, en effet, en 1714. Il y propose à l’Académie des moyens d’occuper des séances qu’elle ne savait comment remplir, depuis qu’en 1694 elle avait donné la première édition de son Dictionnaire. Elle en préparait une seconde, qui devait paraître en 1718, mais elle avait du temps de reste encore. Pourquoi ne remploierait-elle pas à rédiger une Grammaire française ? Et en effet on peut dire qu’alors il n’y en avait pas. Elle pourrait aussi chercher à enrichir la langue, mais ici, en en formant le vœu, Fénelon a oublié d’indiquer les moyens de le réaliser. L’Académie pourrait ensuite essayer de composer une Rhétorique où l’on rassemblerait « tous les plus beaux préceptes d’Aristote, de Cicéron, de Quintilien, de Lucien, de Longin », et, à ce propos, Fénelon esquisse rapidement sa théorie de l’éloquence. De la Rhétorique il passe à la Poétique, et c’est là qu’imbu des idées de quelques fâcheux novateurs de son temps, il fait le procès de la rime ou plus généralement des lois de la versification française. Au projet d’une Poétique succède celui d’un Traité sur la Tragédie, puis celui d’un Traité sur la Comédie. Le jugement qu’à cette occasion il porte sur Molière est demeuré célèbre : « En pensant bien, il parle souvent mal… D’ailleurs, il a outré souvent les caractères… Enfin, il a donné un tour gracieux au vice, avec une austérité odieuse et ridicule à la vertu. » C’est la question à la fois du Misanthrope et du Tartuffe. Mais le Projet d’un Traité sur l’Histoire est peut-être la partie plus neuve de l’opuscule de Fénelon. Il y exprime cette idée, si j’ose me servir de ce mot, que toute histoire est une évolution, et que l’objet de l’historien doit être d’en ressaisir et d’en retracer les phases. Mais les auteurs de ces Traités voudront-ils bien se soumettre à la censure de l’Académie ? Fénelon répond à cette Objection, et il termine enfin par une digression Sur les Anciens et les Modernes. La position qu’il prend dans la querelle est moyenne ou intermédiaire ; mais, s’il inclinait finalement d’un côté, ce serait plutôt du côté des anciens. On joindra d’ailleurs, pour avoir toute sa pensée sur ce point, à la Lettre sur les occupations de l’Académie sa courte Correspondance avec La Mothe.

Mais encore une fois, dans cette Correspondance comme partout, et quelles que soient les idées de Fénelon, ce qu’on trouvera de plus intéressant, c’est lui-même ; nous dirions aujourd’hui, c’est ce qu’il laisse paraître de son moi dans ses œuvres. Sans avoir l’air presque de s’en douter, il a une manière, qui n’appartient qu’à lui, d’intervenir de sa personne dans les sujets qu’il traite, et de solliciter pour l’amour de lui notre acquiescement aux idées qu’avance. Il nous donne le sentiment que, d’oser disputer contre lui nous lui ferions de la peine, nous l’affligerions, nous répondrions mal au désir qu’il a de nous plaire. « Ce n’est pas, a-t-on dit, la vérité qui persuade, ce sont ceux qui la disent. » Si jamais écrivain a mérité que ce mot fût inventé pour lui, c’est assurément Fénelon. Et, avant de nous arrêter de parler de ses œuvres, il importait d’en faire la remarque, pour deux raisons : la première pour achever de montrer que ce n’est pas la Correspondance de Fénelon qui doit servir à commenter ses Œuvres, mais au contraire ses Œuvres qui seraient bien plutôt le commentaire de sa Correspondance ; et la seconde, pour bien marquer sa place dans notre histoire littéraire, entre Bossuet et Voltaire.

III

C’est ce que l’on verra mieux si, du rapide examen de son œuvre, nous passons maintenant à tâcher de préciser son rôle et la nature de son influence. Car les circonstances ont pu, comme nous l’avons dit, l’empêcher de jouer en politique le grand rôle qu’il avait rêvé, mais, nous l’avons dit aussi, du fond de son exil, son action n’a pourtant pas laissé de se faire sentir, et il est demeuré l’âme de la cabale du duc de Bourgogne. La preuve en est dans les dates mêmes de ses Mémoires relatifs à la guerre de la succession d’Espagne, et encore plus dans leur contenu. Le premier est daté du 28 août 1701 : Sur les Moyens de prévenir la guerre ; les derniers sont de 1712 et de 1713, postérieurs par conséquent à la mort même du prince. Il y traite un peu de tout, avec des vues d’homme d’État, guerre et finances, politique et administration : il y parle aussi beaucoup des hommes, sur quelques-uns desquels il porte de curieux jugements, Vendôme et Villars entre autres. Mais ses lettres particulières sont encore plus caractéristiques. Elles nous assurent en effet que, si ses Mémoires n’ont point passé sous les yeux du roi même, le duc de Beauvilliers s’en est du moins comme approprié la substance. Nous y voyons également le témoignage du pouvoir qu’il a conservé sur son ancien élève, jusqu’à prétendre intervenir dans ses rapports avec la duchesse de Bourgogne. À peine le Dauphin, fils de Louis XIV, est-il mort, le 14 avril 1711, que l’ancien précepteur trace tout un programme au duc de Bourgogne. « Le temps est venu, lui écrit-il, de se faire aimer, craindre, estimer. Il faut de plus en plus lâcher de plaire au roi, de s’insinuer, de lui faire sentir un attachement sans bornes, de le ménager, de le soulager par des assiduités et des complaisances convenables. Il faut devenir le conseil de Sa Majesté, le père des peuples, la consolation, des affligés, la ressource des pauvres, l’appui de la nation, le défenseur de l’Église, l’ennemi de toute nouveauté. » Puis, sans tarder, et de concert avec le duc de Chevreuse, il s’occupe de rédiger les Plans de Gouvernement qu’on désigne quelquefois sous le nom de Tables de Chaulnes. Citons-en quelques articles :

Lois somptuaires comme les Romains…, Retranchement de tout ouvrage par le roi ; laisser fleurir les arts par les riches particuliers et par les étrangers…

Composition des États généraux : de l’évêque de chaque diocèse ; d’un seigneur d’ancienne et haute noblesse, élu par les nobles ; d’un homme considérable du tiers état, élu par le tiers état…

Éducation des nobles. Cent enfants de haute noblesse pages du roi… Mésalliances défendues aux deux sexes… Anoblissement défendu, excepté les cas de services signalés rendus à l’État. Ordre du Saint-Esprit, … Ordre de Saint-Michel, … ni l’un ni l’autre pour les militaires sans naissance proportionnée.

Grand choix des premiers présidents et des procureurs généraux. Préférence des nobles aux roturiers, à mérite égal, pour les places de présidents et de conseillers.

Le grand seigneur, on le voit, reparaissait dans ces plans, où, sans doute, quelques idées plus libérales se mêlaient à cette intention de commencer la réforme de l’État par la réintégration de l’aristocratie dans quelques-uns des privilèges qu’elle n’avait d’ailleurs perdus que pour avoir manqué aux devoirs dont ils étaient le payement par avance. Et ni le duc de Bourgogne, ni Fénelon n’eurent le temps de les mettre à exécution. Mais on les avait certainement divulgués ; ils étaient connus de tout ce qu’il y avait de « haute noblesse » en France ; on essayera, au cours du xviiie  siècle, d’en réaliser quelque chose ; et Fénelon a ainsi sa part de responsabilité dans cette division de la France contre elle-même qui devait aboutir, soixante ans plus tard, à la Révolution.

Elle est plus grande encore dans les mesures de persécution que Louis XIV, dans ses dernières années, a prises contre le jansénisme, et personne, plus ou autant que Fénelon n’a travaillé, dix ans durant, pour anéantir un parti qui n’était rien moins que la substance morale de la France. De même que Louis XIV avait cru compenser la Déclaration des libertés de l’Église gallicane par la révocation de l’édit de Nantes, Fénelon a-t-il cru rétablir à la cour la pureté de son orthodoxie, compromise par la condamnation du livre des Maximes des Saints ? On peut poser la question, sans avoir à soupçonner pour cela l’entière et absolue sincérité de Fénelon. Je crois qu’il a cru que le jansénisme était une doctrine également dangereuse pour l’Église et pour l’État. Mais ce qui est certain, c’est qu’emporté par son zèle, il a mis à poursuivre les débris du jansénisme bien plus d’acharnement qu’autrefois Bossuet n’en avait témoigné contre les fauteurs du quiétisme. Il a recouru aussi à des moyens qui font plus d’honneur à la sincérité de ses convictions qu’à la sévérité de sa conscience. Mémoires secrets au confesseur du roi, clam legenda, dénonciations nominatives, insinuations perfides et mensongères, propositions de renouveler contre une hérésie « plus redoutable » que celle même de Calvin, tout ce que l’on avait pris contre les protestants de mesures vexatoires, iniques et violentes, Fénelon n’a rien négligé ni reculé devant rien. Cela est plus grave, peut-être, que d’avoir, comme Pascal, attribué par inadvertance à Escobar ou à Sanchez des décisions de Diana, qui n’était qu’un simple théatin, ou, comme Bossuet, que d’avoir un jour failli envelopper dans la condamnation des erreurs de Mme Guyon les rêveries sacrées de Tauler ou de Ruysbrock.

Mais cela surtout peut servir à donner une idée de la tolérance de Fénelon, et à rectifier l’idée que les philosophes du xviiie  siècle en ont transmise à la plupart des biographes de l’archevêque de Cambrai. Rien ne lui ressemble moins que le portrait qu’en a trace La Harpe dans son Éloge, si ce n’est l’espèce de caricature que nous en a donnée Marie-Joseph Chénier dans une tragédie niaisement sentimentale ; et l’original eût lui-même refusé de s’y connaître. Humain sans doute, comme on l’était ou comme on pouvait l’être en son temps, Fénelon a d’ailleurs été le moins tolérant des hommes, si le commencement de la tolérance est de savoir supporter la contradiction, et son humanité n’a été le plus souvent que de la politique. « Un coup d’autorité comme celui qu’on vient de faire à Port-Royal, écrivait-il en 1710, à son ami le duc de Chevreuse, ne peut qu’exciter la compassion publique pour ces filles et l’indignation contre les persécuteurs. » Et c’est dans le même sens qu’il écrivait trente ans auparavant au marquis de Seignelay : « Pendant que nous employons ici la charité et la douceur des instructions, il est important, si je ne me trompe, que les gens qui ont l’autorité la soutiennent, pour faire mieux sentir aux peuples le bonheur d’être instruits doucement. » Telle est exactement la mesure de sa tolérance. Protestants ou jansénistes, quand il a cru pouvoir utilement user envers eux de douceur, et les convertir ou se les concilier par le moyen de la persuasion, il l’a fait, mais quand il a cru qu’il convenait de recourir à d’autres procédés, il n’a pas hésité davantage, au nom de l’État et de la religion. Ni l’obliquité des voies, ni la rigueur des mesures les plus tyranniques ne lui ont répugné quand il les a crues efficaces. Et, à cet égard, non seulement il n’a point devancé ses contemporains, comme on le dit quelquefois encore, mais il est plutôt en arrière de quelques-uns d’entre eux, Bayle, par exemple, ou Fontenelle. Comment d’ailleurs ne l’eût-il pas été, si, comme Louis XIV, il était surtout un politique, et si toutes les formes d’opposition offensaient bien moins la pureté de sa foi qu’elles n’irritaient son orgueil, et qu’elles ne contrariaient ses desseins ?

Le politique domine tellement en lui le chrétien, et le moraliste même, qu’il n’a pas soupçonné les conséquences prochaines de son acharnement contre les jansénistes. Il ne s’est pas rendu compte, ou, s’il s’en est rendu compte, alors il ne s’est pas soucié que la bulle Unigenitus fût en quelque manière la consécration du pouvoir de la Société de Jésus, l’apologie de la casuistique, la revanche et la condamnation des Lettres provinciales. Il n’a pas voulu voir que, s’ils étaient hérétiques pour s’écarter des opinions de Lessius et de Molina sur la grâce, les jansénistes avaient du moins cet avantage sur leurs adversaires d’enseigner une morale infiniment plus pure, et plus étroite peut-être, mais d’autant plus haute et surtout plus chrétienne. En essayant d’anéantir en eux le principe de résistance et d’opposition qu’ils représentaient, il a oublié, s’il l’a jamais su, que, selon le mot célèbre, on ne s’appuie que sur ce qui résiste, et qu’il risquait d’énerver, ou plutôt de détruire le ressort même de la moralité. Dans la mesure où il a réussi, ce philosophe n’a rien épargné pour bien faire sentir l’incompatibilité de la raison et de la foi. À la religion raisonnable de Nicole et d’Arnauld, ce grand chrétien a fait ce qu’il a pu pour substituer la dévotion sentimentale et mystique de Mme Guyon. Marie Alacoque peut maintenant venir ; Fénelon lui a frayé les voies. Mais, en même temps, ce politique a soulevé contre la religion tous ceux qui voudront se réserver contre ses empiétements une part de liberté. Pour avoir prétendu la faire essentiellement consister en ce qu’elle a de plus incompréhensible et de plus rare, de plus éloigné de l’usage commun, de plus subtil et de plus mystérieux, il l’a exposée, non seulement aux attaques de la philosophie, mais aux railleries même des mondains, et tôt ou tard aux lourdes dérisions du vulgaire. Il lui a donné la forme qu’il fallait pour qu’elle irritât le bon sens. Il n’a pas vu, du fond de son exil, que le jansénisme était la seule barrière qui s’opposât encore dans les dernières années du grand règne aux débordements du « libertinage ». Et ce qu’il a moins vu peut-être, c’est ce qu’il fournissait lui-même de secours aux « libertins » par la nature de son argumentation contre le jansénisme.

D’où vient en effet que les philosophes du xviiie  siècle aient généralement fait étalage pour Fénelon d’une indulgence ou d’une partialité qu’au contraire nous voyons qu’ils refusent constamment à Pascal ou à Bossuet ? Sont-ils peut-être reconnaissants à ce très grand seigneur de s’être fait l’un d’eux, homme de lettres comme eux, d’avoir écrit comme eux des « romans » et des fables ? Soyons bien convaincus au moins que, pour Voltaire, Fénelon ne serait pas Fénelon, s’il n’était pas avant tout de La Mothe-Salignac. On lui a su gré aussi de sa prétendue tolérance, et à ce propos il faut dire que, pour décider ce qu’il en devait penser, le xviiie  siècle n’a pas eu sous les yeux ce que nous avons aujourd’hui de documents qui la démentent. On n’a pas été non plus insensible à cette espèce de libéralisme ou d’indépendance d’esprit dont nous avons nous-mêmes, chemin faisant, donné plus d’un curieux témoignage. L’auteur des Dialogues des Morts est fort au-dessus de bien des préjugés ; et il y a plaisir, dans la Lettre sur les occupations de l’Académie, à entendre ce prêtre parler de théâtre. Sa manière est effectivement très éloignée de celle de Bossuet. Enfin, dans son Télémaque et ailleurs, il s’est expliqué sur le despotisme en général avec une certaine véhémence, et sans examiner là-dessus si son gouvernement, ou celui du duc de Bourgogne, son élève, n’eût pas eu quelque chose peut-être de plus tyrannique encore que celui de Louis XIV, on ne s’est souvenu que de ses critiques. Mais, après cela, ce que le xviiie  siècle a le plus goûté en Fénelon, c’est le principal adversaire de Bossuet et de Pascal. Là, pour Voltaire, par exemple, est son titre de gloire. Les deux grands écrivains dont Voltaire a soixante ans combattu l’influence, et tâché par tous les moyens de renverser l’autorité, il s’est toujours souvenu que Fénelon les avait attaqués l’un et l’autre, et il lui en est toujours demeuré reconnaissant. Rousseau, de son côté, s’il fond en larmes, comme on l’a dit, au seul nom de Fénelon, c’est qu’il a retrouvé dans la philosophie de l’archevêque de Cambrai son idée de la bonté de la nature. Et, en effet, en haine du jansénisme, dont la conviction de la perversité de l’homme fait en quelque sorte le premier fondement, Fénelon, lui, semble incliner à croire que nos instincts nous ont été donnés pour en jouir. L’auteur de l’Émile ne s’y est pas trompé. Nous pourrions d’ailleurs, si c’en était le lieu, montrer entre eux plus d’un trait de ressemblance encore. C’est ainsi qu’ils ont l’un et l’autre abondé, comme l’on dit, dans leur sens propre, tout au rebours de Pascal ou de Bossuet ; et l’un et l’autre, ils ont sans doute magnifiquement célébré la raison, mais ils ont surtout écouté les suggestions de sentiment. Sans en dire ici davantage, bornons-nous à constater qu’étant déjà du xviiie  siècle par tant de côtés de son talent ou de son caractère, Fénelon l’est enfin par cet esprit d’utopie qui le distingue si profondément de ses contemporains. Précisément parce qu’il ne croit pas la nature aussi corrompue qu’on l’enseignait à Port-Royal, ou même généralement dans la chaire chrétienne, ayant ainsi quelque chose de plus laïque, il a semblé à nos encyclopédistes qu’il y avait en lui quelque chose de plus philosophique. Si c’était une erreur, elle était excusable alors. Elle le serait moins aujourd’hui, que nous pouvons réviser le jugement des hommes du xviiie  siècle, et après avoir vu ce qu’il y avait de commun entre eux et Fénelon, préciser avec exactitude ce qui le distingue profondément d’eux.

C’est qu’il y avait en lui, sinon l’étoffe, — nous n’en savons rien, — mais quelque chose des aptitudes, et certainement des aspirations d’un Mazarin ou d’un Richelieu. Était-il vraiment né pour le gouvernement et pour la politique ? C’est ce que nous ne saurons jamais. Mais il croyait l’être, et si nous l’admettons un moment avec lui, toutes ses actions, toute sa vie, tout son caractère en sont comme éclairés d’une lumière nouvelle. Alors, ce qu’il y a de douteux ou d’équivoque dans quelques-unes de ses démarches s’explique par le besoin de se ménager l’avenir, comme aussi ce que l’on trouverait autrement d’excessif et de trop passionné dans quelques-unes de ses manœuvres. On comprend l’obstination de sa résistance dans l’affaire du quiétisme ; on comprend son attitude dans l’affaire du Télémaque ; on comprend la violence de son acharnement dans l’affaire du jansénisme. Pour la gouverner un jour, demain peut-être, sous le nom de son élève, on se rend compte qu’il lui fallait, comme politique, une certaine France, organisée d’une certaine manière, déjà prête à recevoir l’impulsion qu’il se proposait de lui donner. Et sans doute cela ne le justifie ni ne l’excuse même de l’emploi de certains moyens, mais c’est une raison d’y regarder de plus près et de peser plus soigneusement les termes du jugement qu’on en porte. On ne le traite communément que comme un homme d’Église : il serait juste aussi d’en parler quelquefois comme d’un homme d’État. L’a-t-on assez fait ? Nous posons la question sans vouloir aujourd’hui la résoudre. Mais ce que nous pouvons au moins dire, c’est que si l’on se plaçait à ce point de vue pour étudier le drame intérieur de ses dernières années, il en prendrait un air nouveau de grandeur et de beauté tragique.

Pendant plus de quinze ans en effet qu’a duré son exil, jusqu’à sa mort, et que, bien loin d’abdiquer aucune de ses espérances, il s’est cru tous les jours au moment de les voir se réaliser, son ambition même est devenue la source de ses plus rares vertus, et son orgueil a fait en lui de plus heureux effets que son humilité. Quelque autre eût gémi, récriminé, crié, supplié, prié peut-être, laissé voir sa blessure, demandé à ses anciens amis l’aumône de leur compassion ; lui, non seulement il n’a point ployé, mais, sans trahir le secret de son cœur, il a continué du fond de son exil à diriger, à guider, à conseiller, à reprendre, à gourmander les siens. Supérieur aux besoins naturels, entièrement, absolument dépouillé de ses sens, maître en tout de lui-même, comme rarement homme l’a été, de sa parole et de sa plume, de ses actions et de ses pensées, attentif à ses moindres devoirs, il a quinze ans nourri sa chimère, sans en rien laisser voir au dehors et y rapportant tout, comme nous le savons aujourd’hui, mais n’y sacrifiant aucune de ses obligations, pas même celle d’amuser les neveux qu’il aimait à réunir dans son palais de Cambrai. Comment cependant conciliait-il avec cette âpreté d’ambition des vertus moins laïques, ou comment sa charité chrétienne avec des espérances qu’il fallait bien qu’il fondât sur deux morts au moins : celle de Louis XIV et du Dauphin ? C’est le secret qu’il n’a dit à personne, et que peut-être il n’a pas su lui-même ! Mais sous ce calme apparent, entre deux lettres où reparaît l’enjouement de sa première jeunesse, entre deux Mandements où il attaque le jansénisme, entre deux courriers de Versailles qui lui apportent des nouvelles du roi, quels orages, sans doute, quelles alternatives d’espérance et de dégoût de tout, quels combats de l’ambitieux et du chrétien, quelles défaites et quelles victoires ? On essayerait en vain de se l’imaginer. Ce que nous pouvons supposer seulement, c’est que la violence même de ces luttes intérieures n’allait pas sans quelque compensation, si, de chacune de ces crises,

Fénelon sortait plus maître encore de lui, plus digne ou plus capable du rôle qu’il rêvait toujours. Aussi devine-t-on quel coup fut pour lui la mort du duc de Bourgogne, au mois de février 1712, quelle ruine de ses dernières espérances, et quel deuil, quelle leçon aussi pour le chrétien : « Hélas ! mon bon duc, écrivait-il à M. de Chevreuse, le 27 février, Dieu nous a ôté toute notre espérance pour l’Église et pour l’État. Il a formé ce jeune prince ; il la orné ; il l’a préparé pour les plus grands biens ; il l’a montré au monde et aussitôt il la détruit. Je suis saisi d’horreur et malade de saisissement sans maladie… » C’était le dernier cri de cette longue et patiente ambition que l’espérance avait jusqu’alors entretenue dans le cœur de Fénelon, et, cinq jours plus tard, il écrivait au duc de Chaulnes : « Je ne puis, mon bon duc, résister à la volonté de Dieu qui nous écrase. Il sait ce que je souffre, mais enfin c’est sa main qui frappe et nous le méritons. Il n’y a qu’à se détacher du monde et de soi-même ; il n’y a qu’à s’abandonner sans réserve aux desseins de Dieu. Nous en nourrissons notre amour-propre quand ils flattent nos désirs ; mais quand ils n’ont rien que de dur et de détruisant, notre amour-propre hypocrite et déguisé en dévotion se révolte contre la croix… Ô mon cher duc, mourons de bonne foi. » Et, à partir de ce moment, il continua, puisqu’il avait commencé, d’écrire contre les jansénistes et de hâter de ses vœux l’expédition de la Bulle si longtemps attendue ; il essaya, pour se distraire lui-même de son inconsolable chagrin, de se reprendre à ses occupations longtemps abandonnées, et c’est alors qu’il écrivit la Lettre sur les occupations de l’Académie française ; mais les trois années qui lui restaient à vivre ne furent plus, si l’on peut ainsi dire, qu’une préparation passionnée à la mort. Nous en trouvons la preuve dans ses Lettres spirituelles, animées et comme soulevées, pour ces années 1712, 1713, 1714, selon l’expression de l’un de ses biographes, « d’un souffle de foi plus ardent et plus simple qu’autrefois ». S’il avait attendu que le monde le quittât pour le quitter lui-même, le détachement était complet désormais et l’heure suprême pouvait venir. Elle vint, comme on sait, au commencement de 1715, après six jours seulement de maladie, pendant lesquels, dit Saint-Simon, « il parut insensible à tout ce qu’il quittait et uniquement occupé de tout ce qu’il allait trouver avec une tranquillité et une paix qui n’excluait que le trouble et qui embrassait la pénitence, le détachement, le soin unique des choses spirituelles de son diocèse, enfin une confiance qui ne faisait que surnager à la crainte et à l’humilité » Il expira le 7 janvier à cinq heures et un quart du matin.