(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXI » pp. 237-241
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXI » pp. 237-241

LXI

les fêtes de juillet. — curiosité sans enthousiasme. — article de lerminier sur l’ultramontanisme de quinet. — rémusat sur jouffroy. — sainte-beuve sur daunou. — histoire des écoles d’alexandrie, par m. jules simon. — jasmin.

Nous avons eu les fêtes de juillet ; c’est la plus belle illumination qu’on ait eue depuis quatorze ans. Jamais dans une foule on n’a vu moins d’enthousiasme et plus de curiosité.

Je ne sais encore ce que je vous écrirai pour la chronique. Il n’y a rien, de moins en moins. Nous sommes dans un intervalle de générations : il n’en pousse aucune, et les nôtres sont à bout.

La littérature et toutes choses donnent aussi peu que possible ; il ne se publie rien de nouveau et les étalages des libraires de l’Odéon ne se sont pas rafraîchis depuis un mois. Les illustres feuilletons eux-mêmes languissent ; le Juif Errant aux abois s’est jeté sur les jésuites, matière un peu vieille et qui redevient un peu coriace. — L'Ultramontanisme de Quinet a été fort sévèrement et fort judicieusement jugé par Lerminier dans la Revue des Deux Mondes ; Lerminier qui a, lui aussi, en son temps, connu les ivresses de la popularité et qui en a eu ensuite les déboires, était en mesure de faire la leçon à Quinet là-dessus : tout le détail de cet article et les remarques sur cette érudition confuse et fougueuse ont beaucoup d’à-propos et un grand caractère de raison. C'est déchoir d’ailleurs pour un homme aussi élevé que Quinet que de se faire en 1843 un controversiste anti-catholique. L'auteur d’Ahasvérus avait mieux à faire que de se jeter sur les jésuites comme l’a fait l’auteur du Juif Errant.

— Ce même n° de la Revue des Deux Mondes peut montrer combien l’invention devient rare et combien la critique est obligée de se replier et de vivre sur soi : ce sont des amis qui se prennent à parti et s’analysent : Lerminier sur Quinet, Rémusat sur Jouffroy, Sainte-Beuve sur Daunou. — Nous faisons cette remarque, non point pour nous plaindre, car nous nous accommodons très-bien de ces judicieux et ingénieux retours, mais il est impossible de ne pas voir que la critique, qui a besoin de pâture et qui ne trouve guère où fourrager, se replie en pays ami. L'article de M. de Rémusat a de très-belles pages sur les jeunes chefs de file d’opinions sous la Restauration (ainsi à la fin de la page 435 : Élevés loin de Paris, etc. Esprits étendus, mais positifs, etc., c’est Thiers. De même qu’à la page suivante 436 : déjà les mécomptes, etc., c’est Jouffroy. De même qu’à la page 437, dans une région sociale différente, etc., c’est lui-même, Rémusat, un des plus charmants causeurs et des plus fertiles.)

— L'article de M. Sainte-Beuve sur Daunou nous a appris à bien fixer nos idées sur un savant et un écrivain dont on avait beaucoup parlé dans ces derniers temps, depuis sa mort ; il en avait été fait tant d’éloges qu’on se demandait naturellement ce qui avait manqué à un homme qui avait été aussi profond érudit et aussi habile écrivain pour arriver à plus de célébrité et à plus de résultats notoires. Nous voyons aujourd’hui, d’après le portrait, que ce qui a manqué à Daunou, c’est l’invention. De plus son talent littéraire si réel s’est tenu toujours dans une espèce de teinte obscure où l’on conçoit très-bien qu’il se soit dérobé. On dirait volontiers de ses travaux, de ses articles, et de l’effet qu’ils produisent : « si l’on s’attend à les trouver pesants, on les trouve fins ; et si l’on est très-averti que c’est fin, on les trouve un peu ternes ou même pesants. » En somme, malgré la distinction et le soin du détail, nous le concevons très-bien d’après l’article, rien de ce qu’a écrit ou pensé le docte écrivain ne passe une certaine médiocrité. Mais une quantité de traits secondaires assemblés et resserrés sur un fond très-fixe constituaient en sa personne une rare et même une tout-à-fait unique originalité.

— Parmi les publications sérieuses, il faut noter l’Histoire de l’Ecole d’Alexandrie, par M. Jules Simon, le suppléant de M. Cousin à la Faculté des Lettres ; le tome Ier vient de paraître ; il contient Plotin et sa théorie. « C'est moins, dit l’auteur dans sa préface, la reproduction de mon cours qu’un ouvrage sur le sujet qui a fait la matière de mon enseignement. » L'auteur y travaille depuis plusieurs années.

— Jasmin, le poëte d’Agen, est allé faire visite aux Champenois, à Épernay où son fils est établi ; il y a été fêté et a répondu par une jolie chanson française (il faut savoir pour le piquant que son fils est à la tête d’une fabrique de bouchons pour les vins de Champagne). Jasmin n’a fait que passer à Paris une couple de jours, mais non pas sans y lire à quelques amis un nouveau poëme : Marthe l’innocente, en trois chants, qui n’excitera pas moins d’enthousiasme que ses aînés. Jasmin, au milieu de ses airs d’improvisation, travaille beaucoup ses poëmes : il est de l’école qui fait difficilement des vers faciles, et qui revient par le goût à la nature. Il y a à cet égard, et sous l’enveloppe gasconne, du Béranger en lui. Je ne sais qui a dit qu’il était plus véritablement de l’école d’Horace que M. de Lamartine : ce n’est que vrai. — D'ailleurs, il est le rhapsode triomphal du Midi et y remporte des succès qui semblent fabuleux de loin, mais qu’explique le caractère de ces populations en même temps que celui du poëte. Jasmin a tous les dehors de l’acteur méridional, bonne taille, œil noir, charbonné, le geste, une poitrine de fer, et une finesse d’homme d’esprit qui voit tout et se possède au milieu de ses apparentes turbulences. Il est homme à déclamer durant quinze jours de suite, en plein air, du matin au soir, et sans lasser les autres ni lui-même. Il y a quelques mois, une église manquait à Vergt en Dordogne, ou plutôt la cloche de cette église, car on avait pourvu au reste par souscription : il n’y avait plus que le clocher à bâtir. Jasmin s’est dévoué, il a donné une séance à Vergt, et la souscription a dû payer les frais du clocher. Dans cette séance tout-à-fait grandiose, il était entouré (entr'autres notabilités) de six évêques, venus là pour consacrer l’œuvre pie du poëte. Il a débité, indépendamment de ses autres poëmes, une pièce de vers sur la circonstance : Un prêtre sans église, qui a électrisé l’auditoire. La séance publique avait lieu le soir dans une salle improvisée sous la halle :

Six mille âmes et plus qui saluent la croix
Étayée de six évêques,
Deux cents chanoines alignés,
Musique de messieurs, musique de soldats,
Et le prêtre au milieu.

Jasmin avait, je crois bien, tout cela à sa séance, les chanoines, les évêques et la musique du 65e régiment. Tout cela se passait il y a juste un an (fin de juillet 1843).

Il avait récité la veille cette pièce au banquet des évêques, avant de la dire à la séance publique. Au sortir de ce dîner, le spirituel évêque de Tulle, M. Berthaud, qui devait prêcher le jour même sur l’infinité de Dieu, a trouvé qu’il était mieux de prêcher sur le thème de Jasmin, et le sermon a également roulé sur le prêtre sans église. Ce sont là de nobles et touchantes associations qui font remonter la poésie à son origine. Jasmin est, ne l’oublions pas, un homme des plus estimés ; c’est un honnête homme, dans la vraie acception du mot ; et dans cette bouche de l’homme du peuple et du barbier d’Agen, les belles paroles, même gasconnes, ont toute leur valeur.