(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Villars — III » pp. 81-102
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Villars — III » pp. 81-102

III

Expédition en Bavière. — Bataille d’Hochstett. — Villars dans les Cévennes. — Villars à Haute-Sierk : retraite de Marlborough. — Campagnes du Rhin ; refus de servir en Italie.

 

Il s’agissait pour Villars de joindre l’électeur de Bavière le plus promptement possible ; mais en attendant qu’il eût fait reconnaître les chemins et qu’ils fussent praticables, il résolut d’attaquer le prince de Bade dans ses lignes de Bühl et de Stollhofen, lignes en renom qui fermaient l’entrée de l’Allemagne, et qu’il emporta quelques années plus tard sans difficulté, mais après la mort du prince. Celui-ci vivant et les défendant, l’entreprise paraissait difficile, même téméraire. Villars, malgré son vif désir, n’osa prendre sur lui l’événement contre l’avis de ses officiers généraux, qui, la plupart, lui firent et pour la seconde fois, au moment même de commencer l’attaque, dans la nuit du 23 avril (1703), de très fortes et obstinées représentations. Il s’arrêta à contre-cœur, et en témoigna toujours des regrets depuis. Parlant au roi des conseils de guerre et de ces délibérations où le général en chef met aux voix une entreprise :

Depuis que Votre Majesté me l’a défendu, écrivait Villars quelques mois après, je consulte médiocrement, et seulement par honnêteté ; et plût à Dieu ne l’avoir pas fait à Bühl, ou que mes premiers ordres eussent été suivis le 23 avril, jour qui me donnera des regrets toute ma vie ! Votre Majesté était maîtresse de l’empire ; il est inutile d’en parler : la prudence, la circonspection à laquelle on a été accoutumé dans la dernière guerre d’Allemagne (celle d’avant la paix de Riswick), a fait oublier la véritable guerre à plusieurs.

Villars n’était pas fâché peut-être d’exagérer auprès du roi l’inconvénient de n’avoir pas osé attaquer ce jour-là. Grondé pour avoir pris sur lui de repasser sur la rive gauche du Rhin, il tenait à faire sentir qu’il en avait été un peu découragé, et que cela nuisait à la grandeur des vues, au bien du service : « J’avoue, Sire, écrivait-il à Louis XIV, que je me suis cru obligé à plus de circonspection, bien que pénétré de toutes les bontés dont il a plu à Votre Majesté de m’honorer pour me relever le courage un peu abattu par la crainte de lui avoir déplu en repassant le Rhin. » Et avec Chamillart il s’ouvrait complaisamment dans le même sens, et il continuait d’insinuer cette leçon indirecte où nous l’avons déjà vu si habile, et où la naïveté sert de couvert à la finesse :

La prudence, monsieur, est très à la mode dans les armées. Les bontés de Sa Majesté, l’honneur de sa confiance me donnent du courage ; mais permettez-moi de vous parler avec liberté : ce qui est arrivé après Kehl, lorsqu’on m’a blâmé d’avoir ramené l’armée en France, a fait une impression sur mon esprit, laquelle se détruira ; mais on est homme, et une certaine activité qui m’a fait agir jusqu’à présent sans trop consulter, une fois désapprouvée, ne se rétablit pas tout d’un coup. Elle reviendra, mais j’ai vu clairement que si je n’emportais pas le poste de M. le prince de Bade, on me regarderait comme un fou.

Si après Kehl on m’avait honoré de quelque élévation (il voulait dire la duché-pairie), on se dit à soi-même : Suivons notre génie et la véritable raison de guerre ; ne soyons pas retenu par des craintes basses ; au pis-aller que me feront ces misérables ? Je me trouve toujours une dignité qui établit ma famille. Mais une malheureuse petite fortune à peine commencée, chancelante, ébranlée dans les occasions qui devraient raffermir, l’on se dit : Ne faisons rien qu’à la pluralité des voix ; et l’on ne fait rien qui vaille.

Pour nous expliquer toute la vérité sur Villars, sans lui faire injure, et pour nous expliquer en même temps le jugement indigné de Saint-Simon sans faire à ce dernier trop de tort, nous n’avons qu’à nous figurer (ce qui arrivait en effet) Villars dans quelque retour à Versailles, Villars déjà comblé et se présentant comme à moitié délaissé et déçu, parlant avec ostentation de sa malheureuse petite fortune à peine commencée, et de son peu de faveur en Cour, disant tout haut qu’il voyait bien que c’était une des maximes favorites des rois qu’on retient plus les hommes par l’espérance que par la reconnaissance, qu’ils font espérer beaucoup et accordent peu, et donnant par là à entendre qu’à lui, on lui promettait plus qu’on ne tenait. Saint-Simon, présent à de telles paroles, et qui avec son œil de lynx lisait dans tous les plis de cet amour-propre avantageux et content de soi, content de se déployer au soleil, ne se sentait pas de colère : « Je laisse à penser, écrit-il, en une circonstance pareille, comment ce mot fut reçu venant d’un compagnon de sa sorte, élevé et comblé au point où il se trouvait. » Je doute cependant que l’éloquent duc et pair ait éclaté devant Villars, mais il rentrait chez lui outré, grinçant des dents, la tête fumante, et il couchait sur le papier toutes ses indignations contre cet homme « le plus complètement et le plus constamment heureux de tous les millions d’hommes nés sous le long règne de Louis XIV », et qui prétendait se donner comme heureux en effet sans doute, mais comme n’ayant pas atteint à toute sa fortune. Quant à Villars, il n’entrait pas dans toutes ces susceptibilités, et les heurtait sans trop les regarde ni les apercevoir ; il allait son train, poussant ses qualités, usant de ses défauts, remplissant sa carrière, et bonhomme au demeurant. Dans le journal de ses dernières années, écrit ou dicté par lui, il ne dit de mal de personne, et y nomme même Saint-Simon à la rencontre, indifféremment.

N’ayant pas fait sa diversion contre le prince de Bade, Villars n’avait plus qu’à exécuter au plus tôt les ordres du roi en cherchant à joindre l’électeur à travers et par-delà les montagnes Noires. Au moment d’entreprendre ce passage, il en marquait les difficultés : « Ceci n’est pas une jonction, écrivait-il au roi ; pour cela il faut qu’une armée vienne au-devant de l’autre : c’est celle de Votre Majesté qui marche en Allemagne, pendant que celle de M. l’électeur est vers Passau, c’est-à-dire à près de cent cinquante lieues d’ici. » Enfin l’opération se fit et réussit parfaitement. Villars et ses lieutenants traversèrent les défilés, en étant inquiétés à peine. L’électeur le reçut à bras ouverts, avec des larmes de joie, en le proclamant son sauveur (9 mai 1703). Cette union des premiers jours devait peu durer.

Villars, qui connaissait l’électeur de longue main, croyait que le meilleur parti à prendre avec lui était celui de la hauteur pour lui imposer et fixer les incertitudes d’un esprit peu solide, assez beau en paroles, mais qui n’avait nulle résolution arrêtée, surtout en matière de guerre. Dès le premier jour, il fit remarquer, dans une lettre au roi, qu’au milieu de tous les compliments de l’électeur il n’y avait aucune différence à table pour le cérémonial entre lui maréchal de Villars, commandant les armées de Sa Majesté, et les autres convives : « ni chaise distinguée, ni pour laver, ni gens pour me servir ; c’étaient de simples valets de pied, comme pour tout le reste ». Louis XIV, qui connaît les défauts de Villars, et les penchants sur lesquels il faut l’arrêter, lui répond : « Mettez-vous au-dessus des petites choses pour parvenir aux plus grandes. » Il lui recommande aussi la déférence avant tout et l’insinuation :

Il ne convient pas d’avoir de la hauteur avec un homme de sa naissance et de sa dignité ; vous devez avoir de la fermeté pour les choses qui seront importantes, mais lui représenter avec honnêteté ; et vous prendrez plus d’autorité sur lui par cette conduite que vous ne feriez en usant autrement.

Avec un prince souverain qui était son allié et à qui il écrivait Mon frère, Louis XIV n’entendait pas que même son général le prît sur un autre ton que celui du respect.

Les contributions dont on avait coutume de frapper les pays ennemis, et moyennant lesquelles ils se rachetaient de l’incendie et du pillage, étaient une autre difficulté que Villars avait prévue dès l’abord et dont il avait parlé au roi. La répartition plus ou moins égale et disputée de ces contributions entre le roi et l’électeur, et aussi entre le général du roi et les officiers de l’électeur, devint une cause secrète et assez peu honorable de brouille et de récriminations.

Toutefois les talents militaires de Villars se dessinèrent avec éclat, et s’il eût rencontré un autre homme que cet électeur, on aurait vu des événements extraordinaires. Le premier plan de Villars dans cette campagne du Danube était de se porter entre Passau et Lintz, d’attaquer celle des deux villes qui aurait paru le plus dégarnie de troupes, et, si une partie de ces troupes s’y était laissé prendre, de marcher sur Vienne : « Je dois connaître cette place, ajoutait Villars, par le séjour que j’y ai fait. Sans nulle difficulté on se loge le premier jour sur la contrescarpe ; on occupe en arrivant Léopolstadt, et si nous n’y avions trouvé que ce régiment de la garde ordinaire que j’ai vu battre par les écoliers de Vienne, ce n’eût peut-être pas été un siège de huit jours. » Notez que Villars comptait bien alors se tenir, par le Tyrol, en communication avec l’Italie et avec l’armée de Vendôme, dont un détachement l’aurait appuyé : « Ces troupes, écrivait-il au roi, auraient traversé le Tyrol comme l’on va de Paris à Orléans, si elles s’étaient mises en marche dès les premiers jours de juillet. » Les grandes idées des campagnes de 1805 et de 1809, Villars les a donc entrevues ; il avait pour principe qu’il faut qu’un seul et même esprit gouverne toute la guerre : « Votre Majesté saura un jour que l’empereur était perdu si on avait marché à Passau, et il n’y a que des gens gagnés par l’empereur, ou des ignorants, qui aient pu s’opposer à ce dessein. » Le prince Eugène, revoyant Villars à Rastadt, le lui dit en présence de témoins : si on avait suivi ce parti alors, la paix qui se fit en 1714 eût pu être conquise par la France neuf ans plus tôt.

Mais Villars n’était pas maître de ses mouvements. Il n’obtint rien de M. de Vendôme ; il ne put déterminer l’électeur à un grand parti, et ne put lui persuader que le meilleur moyen de défendre ses états était de faire trembler l’adversaire au cœur des siens. Louis XIV était trop loin, et d’ailleurs ce grand roi, qui envisageait les choses à un point de vue surtout politique et prudent, se fût bien gardé d’autoriser son général à une entreprise qui dépassait à ce point les horizons connus. Les généraux d’état-major savants et modestes qu’il consultait n’étaient pas hommes à prendre l’initiative de semblables conseils, et à inaugurer cette stratégie supérieure qui combine les mouvements des différentes armées et qui leur imprime de l’unité ; M. de Chamlay n’était pas un Carnot.

Mais en évitant de faire la seule grande chose, on arrivait à n’en pas faire même de médiocres ; « À la guerre, Sire, écrivait Villars, il n’y a que de certains moments à prendre et la diligence, sans quoi, au lieu d’avantages, il faut craindre des revers. » Les premiers et faciles succès que l’électeur était allé chercher dans le Tyrol se perdaient six semaines après dans une insurrection générale des paysans. Villars, espérant peu désormais de M. de Vendôme, réclamait instamment qu’on fit une diversion du côté du Rhin ; il se voyait en danger d’être isolé et cerné au sein de l’empire, coupé de toute communication avec la France, et même investi dans son camp. D’heureux combats partiels ne faisaient que retarder l’instant extrême, sans changer la situation. C’est alors que, voyant qu’il ne devait compter que sur lui-même et guettant l’occasion de sortir du pas difficile où il se trouvait, pressé qu’il était déjà entre deux armées, il livra aux troupes du comte de Stirum, près de Donawerth, la bataille d’Hochstett, qu’il gagna complètement (20 septembre 1703).

On voulut encore, et dans sa propre armée (où il avait des jaloux parmi les officiers généraux), et à Versailles, en user comme après Friedlingen et prétendre qu’un autre avait tout fait. M. d’Usson, qui écrivit directement au roi et dont le courrier même devança à Versailles celui de Villars, essaya de se donner l’honneur de la journée ; les envieux voulurent faire de lui le M. de Magnac de la nouvelle victoire. Mais cette fois il n’y eut pas moyen, et il fut prouvé que, loin d’avoir tout fait pour le succès, il l’avait plutôt compromis par une manœuvre peu réfléchie. Lorsque plus tard Villars revit le roi, il fut question de ce mauvais procédé de M. d’Usson ; mais il faut voir comme Villars parle de ses ennemis sans fiel et d’un air de magnanimité ; il n’est pas de la même humeur que Saint-Simon :

Sa Majesté me parla d’un officier qui, dans le dessein de se donner les honneurs de la victoire d’Hochstett, lui avait dépêché un courrier avant le mien pour lui en annoncer la nouvelle, je le jugeai indigne de ma colère, et répondis seulement à Sa Majesté que l’on pouvait lui pardonner d’avoir manqué à son général, puisque le bonheur d’être le premier à annoncer une bonne nouvelle tourne quelquefois la tête ; mais que cette action, qui pouvait être blâmée, était cependant une des plus raisonnables qu’il eût faites.

Villars en était venu à se défier de la fidélité de l’électeur dans l’alliance, tant il le voyait indécis, mal entouré, et sollicité en sens contraire par sa famille et par ses proches ; il craignait d’un moment à l’autre une défection : « Cette bataille empêche un grand changement », écrivait-il à Chamillart au lendemain d’Hochstett ; et il ajoutait :

Je crois devoir vous supplier, monsieur, de représenler à Sa Majesté qu’il est bon qu’elle paraisse entièrement satisfaite de la valeur de M. l’électeur, de celle du comte d’Arco, des troupes de M. l’électeur, bien que dans la chaleur du combat je n’aie pu m’empêcher de me plaindre un peu de leur flegme10.

Cependant l’éclat et le bruit de cette bataille d’Hochstett, livrée et gagnée en quelque sorte malgré l’électeur, ne faisaient, militairement, que procurer un répit ; il fallait en revenir toujours à l’idée d’un secours prochain et indispensable, ou tout au moins d’une diversion. Villars était à bout de patience, et son désaccord avec l’électeur et avec les favoris de ce prince ne pouvait aller plus loin sans que l’alliance s’en ressentît. Il avait, disait-il, plus d’esprits encore à combattre que d’ennemis. Il demandait à la Cour son rappel, et Louis XIV, voyant l’incompatibilité arrivée à ses dernières limites, et craignant quelque rupture, y consentit assez aisément. Ce rappel lui fut accordé d’ailleurs dans les termes d’une entière satisfaction.

Marcin plus souple vint le remplacer, et à moins d’un an de là on s’aperçut trop de l’absence de Villars, lorsqu’on perdit la seconde bataille d’Hochstett sur le même terrain où il avait gagné la première. Villars rentra en France par la Suisse. Saint-Simon lui reproche d’y être rentré avec ses coffres pleins, et il fait en même temps un grand éloge de Marcin, « lequel fut, dit-il, parfaitement d’accord en tout avec l’électeur, et au gré des troupes et des officiers généraux, et très éloigné de brigandage. » Si Marcin eut des qualités ou même des vertus, on ne prétend pas les lui ôter ; mais de cet esprit complaisant, de ce si parfait accord avec l’électeur, ainsi que de la condescendance de M. de Tallard, il résulta en définitive le désastre du second Hochstett et la perte totale de l’armée française. Il serait pénible de discuter le degré des torts de Villars sur une matière aussi délicate que celle des deniers provenant des contributions forcées, et il serait certainement difficile de le justifier. La morale moyenne de son temps et les usages de la guerre, invoqués à titre de circonstances atténuantes, ne fourniraient que de faibles réponses : il vaut mieux passer condamnation. Il était, à certains égards, peu scrupuleux. Ce sera surtout dans sa campagne d’Allemagne de 1707, où il put se répandre en toute liberté par-delà le Rhin, qu’il appliquera en grand sa méthode de contributions et son organisation de la maraude en pays ennemi :

Je tirai de très grosses sommes, nous dit-il lui-même, dont je continuai à faire l’usage que j’avais fait de toutes les autres. Je les avais divisées en trois parts : la première servait à payer l’armée, qui ne coûta rien au roi cette année (1707) ; avec la seconde, je retirai les billets de subsistance qu’on avait donnés l’année dernière aux officiers, faute d’argent, et j’en envoyai une grosse liasse au ministre des finances ; je destinai la troisième à engraisser mon veau (son château de Vaux) : c’est ainsi que je l’écrivis au roi, qui eut la bonté de me répondre qu’il approuvait cette destination, et qu’il y aurait pourvu lui-même si je l’avais oublié.

Un courtisan ayant dit, de manière à être entendu du roi : « Le maréchal de Villars fait bien ses affaires. » —, « Oui, mais il fait bien aussi les miennes », repartit Louis XIV. Voilà tout ce qu’on peut dire à la décharge de Villars. Il ne se cachait nullement de ses profits ni de la source, et dans un compte de sa fortune qu’il adressa au roi en 1705 sans qu’on le lui demandât, il faisait monter le produit des sauvegardes dans l’empire à deux cent dix mille livres. — Il est plus agréable de se reporter sur ses grandes qualités de capitaine, et lui-même il est le premier à nous y convier et à nous avertir que c’est là le côté principal par lequel il convient de considérer surtout un homme de son métier, lorsqu’écrivant à l’un de ses amis pendant cette campagne du Danube, il dit avec une vive justesse :

Mais à propos (il venait de citer le nom de M. de Feuquières), pourquoi ne s’en sert-on pas, de ce Feuquières ? Je vous le donne pour officier général très entendu et des meilleurs. Je sais qu’il aurait ardemment désiré de servir, même depuis qu’on a fait des maréchaux de France. On dit qu’il est méchant : et qu’importe au roi que l’on soit méchant ? Vous trouverez les qualités du plus grand général du monde dans un homme cruel, avare, perfide, impie. Qu’est-ce que tout cela fait ? J’aimerais mieux, pour le roi, un bon général qui aurait toutes ces pernicieuses qualités, qu’un fat que l’on trouverait dévot, libéral, honnête, chaste, pieux. Il faut des hommes dans les guerres importantes ; et je vous assure que ce qui s’appelle des hommes sont très rares.

Il était très frappé de cette rareté des hommes, surtout à mesure qu’on s’élève dans le grade et dans l’échelle, et qu’on leur demande davantage. Il était très bon connaisseur en telle matière, et savait à quoi l’on pouvait appliquer chacun, et aussi que chacun n’est pas toujours le même ; il a de curieuses paroles à ce sujet, et qui montrent qu’il y a un moraliste caché intérieur dans tous les chefs qui ont le don du commandement :

Ce que je connais tous les jours dans la pratique des hommes, écrit-il à Chamillart, c’est que l’on ne les connaît point. Je suis quelquefois forcé de me rendre à cette opinion des Espagnols, laquelle j’ai toujours combattue, qui veulent que l’on dise : Cet homme était brave ce jour-là. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que la vertu ferme, solide, constante, est bien rare. Si par hasard vous la trouvez soutenue de quelque génie, ne la rebutez pas pour les défauts dont elle peut être accompagnée.

Ainsi nous voyons insensiblement se dessiner tout entier Villars et par ses actes et par ses paroles. Nous ne croyons pas à tout ce qu’il dit, et il va un peu loin à sa louange lorsqu’en un moment d’effusion il croit faire son portrait en deux mots : « Je n’ai pas l’honneur d’être encore bien connu de Sa Majesté. Qu’elle ne craigne jamais que mon intérêt particulier ait la moindre part à mes actions : j’ose dire que je suis né véritable et vertueux. » Villars ici se pavoise trop ; il donne évidemment à ce mot de vertu l’acception toute personnelle qui sied à Villars : mais il n’est que dans le vrai lorsqu’après la victoire d’Hochstett, réclamant son congé du roi et se plaignant de n’être plus écouté, souffrant de tant de fautes, et de celles qu’on fait sous ses yeux et de celles qu’on va faire, il lui échappe ce mot qui trouverait si souvent son emploi : « Heureux, Sire, heureux les indolents ! »

Villars rentré en France vit tous les grands commandements se distribuer pour l’année 1704 sans en obtenir : le roi le destinait à une mission assez singulière et de confiance. On l’envoya, tout maréchal de France qu’il était, dans les Cévennes pour avoir raison des fanatiques révoltés, et pour extirper du cœur du royaume cette guerre civile religieuse qui devenait une complication fort maligne à cette heure d’une guerre générale extérieure. « On envoie un empirique, disait-il gaiement, là où les médecins ordinaires ont échoué. » Il prit d’ailleurs sa mission très au sérieux, et eut dès l’abord des idées saines et justes sur l’esprit qu’il convenait d’y apporter :

Je me mis dans la tête de tout tenter, d’employer toutes sortes de voies, hors celle de ruiner une des meilleures provinces du royaume ; et même que si je pouvais ramener les coupables sans les punir, je conserverais les meilleurs hommes de guerre qu’il y ait dans le royaume. Ce sont, me disais je, des Français, et très braves et très forts, trois qualités à considérer.

Cette partie des Mémoires qui traite de la guerre des Cévennes est très intéressante : Villars divise les camisards en différentes catégories, ainsi que les catholiques eux-mêmes. Il analyse très bien le fanatisme à ses divers degrés, et distingue le véritable du faux. Il se rend un compte exact de la manière dont il faut agir avec chaque espèce et chaque nature d’individus parmi les révoltés. Enfin il proportionne la guerre à cet échiquier nouveau, et s’attache à en ôter le dégoût aux officiers, leur donnant lui-même l’exemple de commander en personne une poignée d’hommes. Villars, de plus, ne méprise point son ennemi, si bas qu’il le voie d’apparence, et il apprécie Cavalier, ce paysan de vingt-deux ans à qui la nature a donné le génie et les qualités du commandement ; il n’hésite pas à conférer avec lui : « C’est un bonheur, dit-il, si je leur ôte un pareil homme. » On voit qu’il n’aurait pas hésité à en faire un de ses lieutenants dans les guerres.

Par un mélange de fermeté, de vigueur et de tolérance, d’adresse à manier les esprits et de discours appropriés, « offrant la grâce à ceux qui se soumettaient, ne faisant point quartier à ceux qui résistaient, et surtout ne leur manquant jamais de parole », Villars réussit, de concert avec M. de Basville, à tout éteindre, du moins à éteindre le mal dans ses principaux foyers. Au milieu de la rigueur nécessaire, il s’y montre assez humain, bon politique, observateur éclairé et curieux des cerveaux en délire, nullement présomptueux : « Quand on a, dit-il, à ramener un peuple qui a la tête renversée, on ne peut répondre de rien que tout ne soit consommé. » Témoin des phénomènes physiologiques les plus bizarres, des tremblements convulsifs des prophètes et prophétesses, il est un de ceux dont la science invoquera un jour le témoignage :

J’ai vu dans ce genre des choses que je n’aurais jamais crues si elles ne s’étaient passées sous mes yeux : une ville entière, dont toutes les femmes et les filles, sans exception, paraissaient possédées du diable. Elles tremblaient et prophétisaient publiquement dans les rues. J’en fis arrêter vingt des plus méchantes…

Il voit des gens jusque-là réputés fort sages, un maire d’Alais, par exemple, à qui la tête tourne subitement et qui se croit prophète à côté d’une prophétesse, fou d’ailleurs sur ce seul point et sensé sur tous les autres, comme don Quichotte qui ne déraisonnait que quand il était question de chevalerie errante. Villars est d’avis d’étouffer le plus qu’on peut ces sortes d’aventures, qui, en éclatant, ne peuvent que mettre en branle les autres fous ou capables de le devenir.

Cinq des principaux officiers du chef camisard Roland ayant été pris, on les exécuta avec tout l’appareil effrayant de la justice d’alors. Les réflexions que Villars adressait au ministre à ce sujet sont d’un grand sens :

On les destina à servir d’exemple : mais la manière dont Maillé reçut la mort était bien plus propre à établir leur esprit de religion dans ces têtes déjà gâtées qu’à le détruire. C’était un beau jeune homme, d’un esprit au-dessus du commun. Il écouta son arrêt en souriant, traversa la ville de Nîmes avec le même air, priant le prêtre de ne pas le tourmenter ; et les coups qu’on lui donna ne changèrent point cet air, et ne lui arrachèrent pas un cri. Les os des bras rompus, il eut encore la force de faire signe au prêtre de s’éloigner ; et tant qu’il put parler, il encouragea les autres. Cela m’a fait penser, ajoutait Villars, que la mort la plus prompte à ces gens-là est toujours la plus convenable ; qu’il est surtout convenable de ne pas donner à un peuple gâté le spectacle d’un prêtre qui crie, et d’un patient qui le méprise ; et qu’il faut surtout faire porter leur sentence plutôt sur leur opiniâtreté dans la révolte que dans la religion.

D’après ce principe et sur son conseil, on supprima les supplices, dont il avait fait ralentir l’usage dès son arrivée en Languedoc.

Parlant des derniers rebelles qu’on réduisit, Villars laisse échapper un mot qui est bien d’un noble soldat : « Ravanel, dit-il, mourut de ses blessures dans une caverne ; La Rose, Salomon, La Valette, Masson, Brue, Joanni, Fidel, de La Salle, noms dont je ne devrais pas me souvenir, se soumirent, et je leur fis grâce, quoiqu’il y eût parmi eux des scélérats qui n’en méritaient aucune. » On sent, à ce simple mot de regret d’avoir pu loger de tels noms dans sa mémoire, le guerrier fait pour des luttes, plus généreuses et pour la gloire des héros, celui qui a hâte de jouer la partie en face des Marlborough et des Eugène.

Villars allait se retrouver à sa vraie place : toutefois, cette mission des Cévennes et le caractère qu’il y déploya ne le diminuent point à nos yeux. Lui aussi, tout le prouve, il eût pu être à son heure un utile pacificateur dans nos Vendées :

Il insistait auprès de Chamillart et du roi pour être employé d’une manière conforme à ses talents et à son ardeur : « Je vous avoue, écrivait-il au ministre, que l’amour-propre voudrait quelquefois qu’on ne trouvât pas tous les hommes égaux. » Faute de mieux, dans cet intervalle de campagne, il imagina un moyen de signaler son dévouement et sa reconnaissance, sous prétexte qu’il venait d’être nommé chevalier de l’Ordre : « En réfléchissant, dit-il, à ces bontés du roi et à l’état du royaume, calculant aussi mes revenus et comptant avec moi-même, je crus pouvoir faire une proposition dont l’acceptation m’aurait comblé de joie. » En conséquence, il envoie l’état de sa fortune à Chamillart, et le supplie d’obtenir du roi qu’il veuille accepter en don la somme totale de ses revenus personnels et pensions, le tout montant à soixante-et-onze mille livres par an, et cela jusqu’à la paix générale, se devant contenter, pour ses dépenses, de son traitement annuel comme commandant d’armée. Le roi remercia Villars et n’accepta point. Chamillart, à titre de contrôleur général, lui répondit avec esprit :

Cependant, comme il ne serait pas juste que vous eussiez fait voir de l’argent au contrôleur général des finances sans qu’il vous en coûtât quelque chose, c’est un peu de temps que je vous demande, et de ne me pas tenir rigueur sur la régularité des payements.

On trouvera, si l’on veut, que c’est de la vanité à Villars d’avoir fait cette proposition extraordinaire. Vanité tant que l’on voudra ! mais d’autres n’eussent point mis la leur en tel lieu, et si on l’eût pris au mot, la sienne était utile à l’État. Laissons aux actions humaines, pourvu qu’elles soient bonnes, leurs motifs divers : socialement parlant, n’ôtons point au navire ses plus hautes voiles.

Villars fut chargé, en 1705, du commandement de l’armée de la Moselle et de pourvoir à la sûreté de cette frontière, la plus menacée. Il fit là, de l’aveu de ses ennemis et de Saint-Simon lui-même, une campagne digne des plus grands généraux. L’hiver durait encore, qu’il visita avec grand soin le pays, « sans négliger un ravin, un bouquet de bois, un ruisseau, un monticule, une fondrière. » Les gros approvisionnements que l’ennemi faisait à Trêves l’avertirent que c’était sur lui que porterait l’effort de la campagne. Villars s’occupe aussi, comme il faisait toujours, du moral de son armée et y réforme les abus, y raffermit la discipline. Bien préparé, bien fixé sur le poste à prendre, et s’attendant d’un jour à l’autre à avoir affaire à Marlborough, il tient à savoir les intentions du roi touchant une bataille ; ce n’est pas un batailleur à tout prix que l’audacieux Villars : « Il y a des occasions, écrit-il à Chamillart, où c’est prudence de la chercher, quand même on la donnerait avec désavantage : il y en a d’autres où, paraissant toujours chercher le combat, il faut cependant manquer plutôt une occasion que de ne se la pas donner la plus favorable qu’il est possible. » Dans le cas présent, si l’ennemi prête flanc par quelque fausse démarche, il en profitera, c’est tout simple ; mais à chances égales, là où il n’y aurait ni avantage ni désavantage évident à l’attaque, il tient à savoir l’intention du roi. Or cette intention, c’est avant tout que la frontière soit couverte, que, placé entre Villeroy qui commande en Flandre et Martin qui est en Alsace, Villars, qui tient le centre à Metz et à Thionville, veille de tous côtés, fortifie au besoin les autres généraux s’ils sont menacés, soit secouru d’eux s’il leur fait appel, et que ce parfait concert défensif déjoue les manœuvres combinées des adversaires. Villars va s’appliquer à remplir de tout point le programme : confiant avec raison dans la position qu’il s’est choisie à Haute-Sierck, il a l’œil à tout ; observe les moindres mouvements des ennemis, et cherche à deviner ce qu’il ne voit pas : « Enfin, Sire, je tâche d’imaginer tout ce que peuvent faire les ennemis, et Votre Majesté doit être persuadée que l’on fera humainement tout ce qui sera possible. » Marlborough s’ébranle avec une armée composée d’Anglais, de Hollandais et d’Allemands, qu’il disait être de cent dix mille hommes, et que Villars estimait de quatre-vingt mille, et publiant bien haut qu’il allait attaquer les Français. Le 3 juin, il était en vue de l’armée du roi. Il fit dire galamment à Villars qu’il espérait voir une belle campagne, puisqu’il avait affaire à lui. « Ils croyaient m’avaler comme un grain de sel », nous dit Villars. Pour lui, bien inférieur en nombre, il ne se laissa point imposer et ne se piqua point non plus d’honneur hors de propos ; il attendit sous les armes, ne devançant rien, acceptant ce qu’il plairait à l’ennemi d’offrir, n’essayant pas de le décourager d’une bataille, et ne faisant élever des retranchements qu’à l’endroit le plus faible de sa ligne. Qu’attendait Marlborough pour agir ? Il attendait l’arrivée du prince de Bade et du corps de troupes que ce général avait détaché de l’armée du Rhin. Plusieurs jours se passèrent en reconnaissances et en escarmouches. Marlborough était étonné de la contenance des troupes françaises qu’il ne s’était pas figurées si vite rétablies des dernières campagnes, et qui, par la fierté de leur abord, lui imposaient ce retard :

Elles n’ont jamais été si belles, écrivait Villars au roi durant ces journées de noble attente (13 juin), ni plus remplies d’ardeur. J’ose dire, Sire, que je sais et pratique ce qui peut inspirer et conserver cette ardeur. On a voulu me presser de faire retrancher ce camp dans de certains endroits dès les premiers jours. Je savais qu’à tout événement j’en aurais le temps, que cela même ne m’était pas absolument nécessaire quand les ennemis n’auraient que douze à quinze mille hommes plus que moi.

Si le prince de Bade joint Marlborough, comme tous les divers avis le portent, alors je ferai des ouvrages qui me donneront toujours le temps de prendre mon parti, si je ne m’en tiens pas à celui de les attendre où je suis… Mais quand nos troupes apprendront qu’il est arrivé quinze mille hommes de renfort aux ennemis, alors je leur dirai : « Faisons, puisqu’ainsi est, quelques redans de plus. » Si je les avais faits d’avance, et que les quinze mille hommes arrivassent ensuite, des bastions ne les rassureraient pas.

Villars estimait son armée de cinquante-deux mille hommes bien effectifs et excellents :

Votre Majesté peut compter sur cela, vos troupes tenant de bons discours, s’estimant fort au-dessus de celles des ennemis. Cet esprit, Sire, est dans l’armée ; peu ou point de désertion, une assez grande dans les ennemis, nos troupes bien payées, le pain, la viande bien fournis, le soldat gai.

Ces lettres de Villars au roi sont fort belles et à lire d’un bout à l’autre ; elles lui font plus d’honneur encore par leur simplicité, par l’application de détail et la vigilance dont elles témoignent, que les passages plus piquants et plus vifs insérés dans ses Mémoires. Villars gagne à être contenu, à ne pas se montrer trop fastueux.

Marlborough, avec ses trente mille hommes de plus que l’armée du roi, restait toujours dans l’inaction. Entre les deux généraux en chef rivaux, les procédés d’ailleurs étaient sur un pied de chevalerie courtoise : « M. de Marlborough, écrivait Villars, m’a envoyé quantité de liqueurs d’Angleterre, de vin de palme et de cidre ; on ne peut recevoir plus d’honnêtetés. J’ai renchéri autant qu’il m’a été possible. Nous verrons comme les affaires sérieuses se passeront. »

Ces choses sérieuses ne vinrent pas. Toute l’Europe avait les yeux tournés sur les affaires de la Moselle, et l’on s’attendait chaque jour à un choc terrible. Villars y était tout disposé, lorsque, dans la nuit du 16 au 17 juin, treize jours après son arrivée, Marlborough leva le camp sans bruit, et, par une retraite précipitée, fit repasser à son armée la Sarre et la Moselle. Ainsi, pour lors, avorta ce grand effort de la ligue européenne. Tout l’honneur de l’avoir conjuré revient à Villars, à sa fermeté, à son choix d’un bon poste, à sa sagesse à s’y maintenir, à l’esprit excellent dont il avait animé ses troupes, et qui fit perdre à l’adversaire l’idée qu’on les pût entamer. « Mes affaires, par le parti que vous avez obligé le duc de Marlborough de prendre, lui écrivait Louis XIV satisfait, sont au meilleur état que je les pouvais désirer ; il ne faut songer qu’à les maintenir jusqu’à la fin de la campagne ; si elle était heureuse, je pourrais disposer les choses de manière à la finir par quelque entreprise considérable. » Marlborough, en s’éloignant, crut devoir s’excuser auprès de Villars même (une bien haute marque d’estime) de n’avoir pas plus fait ; il lui fit dire, par un trompette français qui s’en revenait au camp, qu’il le priait de croire que ce n’était pas sa faute s’il ne l’avait pas attaqué ; qu’il se retirait plein de douleur de n’avoir pu se mesurer avec lui, et que c’était le prince de Bade qui lui avait manqué de parole.

Villars avait pour maxime que « sitôt qu’on cesse d’être sur la défensive, il faut se mettre sur l’offensive. » Il se remit donc en campagne activement, et, réuni au maréchal de Marcin, il eut à opérer dans les mois suivants sur le Rhin et sur la Lauter, en face du prince Louis de Bade ; mais il eut la prudence de ne compromettre en rien le succès glorieux qu’il avait obtenu :

Leurs généraux, écrivait-il au roi parlant des ennemis, sont persuadés que je ne perdrai pas la première occasion de les combattre : je n’oublierai aucune démonstration pour les confirmer dans cette opinion. Cependant, Sire, en prenant tous les partis apparents de hauteur, je ne m’écarterai pas de ceux de sagesse ; il me paraît que c’est l’intention de Votre Majesté… Cependant les troupes de Votre Majesté conserveront tout l’air de supériorité qu’elle peut désirer, et qu’elle est accoutumée de voir dans ses armées.

Le roi aurait bien voulu terminer cette campagne, il vient de le dire, par quelque entreprise considérable, telle que le siège de Landau par exemple ; n’étant pas militaire, Louis XIV demandait quelquefois à ses généraux des choses impossibles. Villars, très prudent quand il le faut, répond au roi par toutes sortes de raisons bien déduites. C’est tout ce qu’il peut faire de tenir le prince de Bade en échec ; car dès qu’il est en force et à la veille de pouvoir tenter quelque chose de hardi, on l’affaiblit en lui retirant de ses troupes pour les envoyer à l’armée de Flandre ; on lui en rend dès qu’on le voit trop faible et en danger d’être accablé, mais pour les lui reprendre bientôt encore. Ainsi s’achève cette campagne, en marches et contremarches, et dans une continuelle observation. Il en est un peu triste sur la fin ; il avait du moins pour se consoler l’honneur des journées de Haute-Sierck et du décampement de Marlborough, cet honneur sans hasard et pour le moins égal en mérite à une victoire.

L’année suivante (1706) fut désastreuse pour la France sur toutes les frontières : Villars seul se maintint sur la sienne sans échec, et même avec avantage. Le roi, surtout occupé de l’armée de Flandre, dont il avait confié le commandement à l’électeur de Bavière et à Villeroy, deux maladroits et malhabiles, ne demandait à Villars affaibli qu’une défensive heureuse. Villars en souffrait ; il n’était pas de ces généraux pour qui c’est assez d’être et de subsister. Il rêvait mieux, même dans son état de faiblesse ; il avait conçu cette fois l’idée du siège de Landau, qu’il savait, à un moment, dégarni d’artillerie et qu’il comptait prendre en dix jours, lorsque la nouvelle du désastre de Ramillies vint tout arrêter. Villars, à ce triste événement, eut des accents patriotiques : il hasarda des conseils ; il représenta l’impéritie militaire à lui bien connue, de l’électeur. Il en écrivit à Chamillart, à Mme de Maintenon ; à celle-ci il disait :

Je m’offrirais, madame, et mon zèle me ferait servir sous tout le monde : mais j’aurai l’honneur de vous dire, avec la même liberté, que je ne suis pas un trop bon subalterne. Vous croirez que c’est par indocilité : non, madame ; mais je ne suis ni mes vues ni mon génie sous d’autres. Ainsi je ne puis me flatter que je fusse d’une grande utilité sous le duc de Bavière et le maréchal de Villeroy.

C’est alors que, Villeroy lui-même se rendant justice et se retirant, il y eut un mouvement dans le choix des généraux, et Villars fut désigné par Louis XIV pour servir sous le duc d’Orléans en Lombardie : il refusa. Dans sa lettre au roi, il s’excuse en peu de mots et avec respect. Dans sa lettre au ministre, il énumère ses raisons : il rappelle qu’il n’est guère propre à servir sous un autre et sous un prince. En Italie, il lui faudrait tout d’abord entrer dans un système de guerre qu’il n’a pas conçu et qui n’est pas le sien :

Présentement M. le duc de Vendôme a fait toutes ses dispositions, lesquelles je crois être très sages ; mais, quelque respect que j’aie pour ses projets, chacun a sa manière de faire la guerre, et j’avoue que la mienne n’a jamais été de vouloir tenir par des lignes vingt lieues de pays…

Encore une fois, monsieur, si quelque chose allait mal en Italie, j’y volerais… Il n’y a qu’à conserver ; et si Sa Majesté, qui m’a dit autrefois elle-même et avec bonté les défauts qu’elle me connaissait, a bien voulu les oublier dans cette occasion, il est de ma fidélité de les représenter. Permettez-moi d’achever ma campagne ici. M. le maréchal de Marcin, outre ses grands talents pour la guerre, a tous ceux qui sont nécessaires pour bien ménager l’esprit d’un prince et celui de sa Cour. De ces derniers talents-là, monsieur, je n’en ai aucun.

J’espère donc, monsieur, que, persuadé par mes raisons (j’en ai d’autres encore), vous voudrez bien porter Sa Majesté à honorer un autre plus digne d’un pareil emploi, et m’excuser dans le public sur quelques attaques de la goutte, qui me prit très violemment il y a un an dans cette même saison, et se fait un peu sentir présentement.

D’après ce qu’on voit de ces lettres, il n’est donc pas exact de dire avec Saint-Simon « que Villars mit aux gens le marché à la main, et répondit tout net que le roi était le maître de lui ôter le commandement de l’armée du Rhin, le maître de l’employer ou de ne l’employer pas, etc. » Villars répondit avec respect, en homme sensé et ferme, et comme un général qui ne veut pas se placer dans une position fausse dont il prévoit à l’avance les inconvénients.

Le roi mécontent fut près d’insister et d’ordonner ; puis tout à coup il se ravisa. Villars reçut en même temps un ordre réitéré de partir, et une lettre de Chamillart datée de quelques heures après, qui révoquait cet ordre et lui permettait de rester à la tête de l’armée du Rhin.

J’ai hâte d’arriver aux grands faits des dernières guerres de Villars. Je n’ai certes pas la prétention de le suivre dans toutes ses campagnes ; mais il importait de relever dans le cours d’une carrière si pleine les traits de caractère qui définissent cette humeur et ce génie. Un principe m’a guidé en l’étudiant : sous peine de rapetisser son objet et de voir d’une vue basse, il faut avant tout chercher dans chaque homme distingué, et à plus forte raison dans un personnage historique, la qualité principale, surtout quand elle a rencontré les circonstances et l’heure propice où elle a eu toute son application et tout son jeu. C’est ce que je tâcherai de faire jusqu’à la fin à l’égard de ce grand militaire, qui était à la fois un homme de beaucoup d’esprit.