(1884) Cours de philosophie fait au Lycée de Sens en 1883-1884
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(1884) Cours de philosophie fait au Lycée de Sens en 1883-1884

A. Notions préliminaires

Leçon 1
Objet et méthode de la philosophie

Qu’est ce que la philosophie ? Le mot est fréquemment employé. Par cela même, il donne une idée grossière, mais simple de ce qu’il signifie. Philosopher, c’est réfléchir sur un ensemble de faits pour en tirer des généralités. Philosophie, en un mot, veut dire réflexion et généralisation. C’est ainsi que l’on dit : la philosophie de l’art, la philosophie de l’histoire.

En examinant la forme de la philosophie, le genre de réflexion qui lui convient, ce qu’on appelle : l’esprit philosophique, on voit qu’on peut le définir ainsi : il consiste dans le besoin de se rendre compte de toutes ses opinions, jointe à une force d’intelligence suffisante pour satisfaire plus ou moins ce besoin. La qualité caractéristique de l’esprit philosophique est la libre réflexion, le libre examen. Réfléchir librement, c’est se soustraire quand on réfléchit à toute influence étrangère à la logique. C’est raisonner en ne reconnaissant d’autres autorités que les règles de cette science et les lumières de la raison.

Les deux caractères principaux de l’esprit philosophique sont donc la tendance à réfléchir pour généraliser et la liberté dans la réflexion.

De cette dernière condition s’ensuit nécessairement qu’on ne saurait confondre la philosophie avec les religions. La religion admet, outre le témoignage de la raison, l’autorité de la tradition historique. La philosophie ne connaît que les questions et les solutions relevant de la seule raison. Leurs domaines sont donc nettement distincts.

En étudiant les divers systèmes des philosophes, on s’aperçoit que la réflexion philosophique a, suivant les temps et les circonstances, procédé de deux manières différentes. En d’autres termes, il y a deux formes d’esprit philosophique. Tantôt il procède par analyse ; il se rapproche alors de la méthode mathématique. Ce genre d’esprit consiste à prendre pour point de départ du système une idée évidente ou admise comme telle, et d’y rattacher toutes les idées secondaires de manière à former une série ininterrompue ; tirant de la première idée une seconde, de cette seconde une troisième, et ainsi de suite ; de telle sorte que la première étant admise, toutes les autres en sortent sans solution de continuité. C’est en cela, par exemple, que consiste l’esprit cartésien.

L’autre forme de l’esprit philosophique est synthétique, et laisse une place bien plus grande à l’inspiration et a l’imagination. Sans avoir besoin d’ordre mathématique, les esprits de ce genre voient les faits dans leur ensemble, et s’y attachent spécialement. Ils préfèrent les vastes hypothèses qui groupent les faits à l’analyse qui les dissèque. Au lieu de classer leurs idées en séries, ils en font un ensemble qu’on puisse embrasser d’un coup d’œil. Tel, est par exemple, l’esprit platonicien.

Nous connaissons maintenant la forme, l’extérieur de la philosophie. Reste à la définir par son objet. On a proposé diverses définitions.

Bossuet dit : « La philosophie est la science de l’homme et de Dieu. » — Cicéron la définit : « La science des choses divines et humaines. » — Aristote : « La science des premières causes et des premiers principes. » — On a dit enfin : La philosophie est la science de l’absolu.

On peut faire voir que toutes ces définitions reviennent au même. Il faut d’abord pour cela définir « absolu. » On appelle absolu ce qui est par soi-même, ce qui ne dépend de rien, ce qui est sans relation aucune. L’absolu serait indépendant de l’espace et du temps.

Sachant cela, montrons que toutes ces définitions donnent pour objet à la philosophie l’absolu. En effet, la première cause c’est l’être ou les êtres d’où vient toute la réalité. Le premier principe, c’est la loi la plus générale qui a présidé à ce développement. Rechercher la première cause et le premier principe, c’est rechercher le primitif, l’absolu, tant dans le monde de la connaissance que dans celui de l’existence. Or, dans le premier, quel est l’absolu ? C’est l’esprit de l’homme. Dans le second ? C’est Dieu. Toutes ces définitions viennent donc à celle-ci : La philosophie est la science de l’absolu.

Voici maintenant à quelles objections cette définition est exposée.

Elle assigne pour but à la philosophie ce qui n’en est que le dernier mot, la dernière hypothèse, nécessaire peut-être pour donner la raison de certains faits, mais qui ne saurait en tout cas être prise pour point de départ. L’absolu n’est évidemment pas ce que l’on recherche en commençant la philosophie, on n’a dès lors aucune raison de le faire figurer dans la définition de la philosophie.

Il y a d’ailleurs des systèmes philosophiques importants, le positivisme par exemple, qui n’admettent pas l’existence de l’absolu. On ne saurait exclure de la philosophie des systèmes qui agitent les mêmes questions que les autres et n’en différent que par la manière de les résoudre. On ne saurait donner pour objet à la philosophie une chose dont l’existence même est en question.

 

Comment donc définir la philosophie ?

Quand on considère les faits dont s’occupe cette science, on voit que ce sont tous des phénomènes ayant trait à l’homme, et, dans l’homme, à ce qui n’a rien de physique, à ce que n’étudient en aucune façon les sciences positives. Le domaine de la philosophie est l’homme intérieur.

De quoi se compose l’homme intérieur ? De faits qui ne tombent point sous les sens, mais nous sont connus par une sorte de sens intime qu’on nomme conscience.

La perception de ces faits modifie la conscience comme la perception matérielle modifie les sens qui lui sont soumis. Aussi désigne-t-on ces faits sous le nom d’états de conscience.

La philosophie est donc la science des états de conscience.

Mais cela ne suffit pas. Les faits psychologiques qu’on appelle états de conscience sont relatifs, au moins par rapport au temps. Dès lors, la philosophie, par sa définition serait enfermée dans le domaine du relatif. L’étude de l’absolu en serait exclue. La métaphysique, imposée à tort par les définitions ci-dessus étudiées, serait, à tort également, interdite par celle-ci.

Il faut donc la modifier ainsi : La philosophie est la science des états de conscience et de leurs conditions.

Cette définition convient à tous les systèmes. L’absolu est-il, n’est-il pas une des conditions des états de conscience ? La chose reste à étudier ultérieurement. Mais en tout cas, la définition que nous venons de donner autorise la philosophie à s’en occuper si elle juge cette hypothèse nécessaire.

Leçon 2
Objet et méthode de la philosophie (suite)

Le but de la philosophie est maintenant déterminé : c’est l’étude des états de conscience et de leurs conditions. Mais comment la philosophie procédera-t-elle à cette étude ? En un mot, quelle sera sa méthode ? Cela reste encore à déterminer.

Les différents systèmes ont fait à cette question différentes réponses. De nos jours s’est formée une école, l’école éclectique, qui soutient que la meilleure méthode serait de concilier les différents systèmes. Cette école, qui sans être encore organisée, avait été déjà représentée dans l’antiquité par la Nouvelle-Académie et par Cicéron, dans les temps modernes par Leibniz qui en recommande souvent le procédé principal, cette école n’est arrivée à une organisation définitive qu’avec Victor Cousin. Ce célèbre philosophe en a donné les principes et la méthode, qui d’ailleurs n’a jamais encore été employée d’une manière suivie.

Voici en quoi consiste la théorie éclectique.

Suivant Cousin, la vérité n’est plus à chercher. Elle est trouvée. Seulement, elle est disséminée dans les différents systèmes philosophiques parus jusqu’à présent. Il n’y a donc qu’à extraire de partout où ils se trouvent, ces fragments de vérité épars et mêlés à l’erreur, et à les réunir pour en former un système dont les doctrines seront la vérité même.

Mais où trouver le critérium permettant de distinguer la vérité de l’erreur ? Selon Cousin, les systèmes n’ont tous pêché que par étroitesse d’esprit, par trop grand exclusivisme. Quand ils affirment, ils disent vrai. Quand ils nient, ils se trompent. Les idéalistes disent que l’esprit est l’unique agent de la connaissance. Les sensualistes affirment qu’elle vient uniquement de la sensation. Ce sont seulement, pensent les éclectiques, les mots : unique, uniquement qui font l’erreur. La connaissance provient à la fois des sens et de l’esprit.

Ce système, qui semble se recommander au premier abord, par la largeur de ses vues, est soumis à bien des objections : sans compter que, par son principe même, il nie le progrès futur de la science philosophique, le critérium proposé est vague ; où placer la limite exacte qui séparé dans les systèmes l’affirmation de la négation ? Il y a bien des cas où cette division ne pourrait être faite qu’arbitrairement. Aussi les éclectiques proposent-ils un second critérium, le sens commun. Ce critérium, de leur propre aveu, dérive du premier : si les solutions du sens commun sont supérieures à celles de la philosophie, c’est, disent-ils, parce qu’elles sont plus larges : « Si le sens commun », dit Jouffroy, « n’adopte pas les systèmes des philosophes, ce n’est pas que les systèmes disent une chose et le sens commun une autre, c’est que les systèmes disent moins et le sens commun davantage. Pénétrez au fond de toutes les opinions philosophiques, vous y découvriez toujours un élément ‘positif’ que le sens commun adopte et par lequel elles se rallient à la conscience du genre humain. » On peut remarquer dans ce passage le mot positif, qui marque bien les rapports des deux critériums proposés.

Cette méthode soumet donc entièrement la philosophie au sens commun. Or, le sens commun n’a aucune rigueur philosophique. Il ne s’est pas formé d’après les règles de la logique ; il se compose des opinions qui se sont développés sous les mille influences du caractère du climat, de l’éducation, de l’hérédité, de l’habitude. Le sens commun est inconscient : le sens commun n’est donc qu’un ensemble de préjugés.

L’opinion de sens commun est nécessaire à l’homme pour se guider dans les circonstances ordinaires de la vie. C’est même là ce qui le distingue surtout de la philosophie : le sens commun est avant tout pratique, le propre de la philosophie au contraire est la spéculation. Par là même, le sens commun est sans cesse cause d’erreur : à Galilée affirmant le mouvement propre de la terre où objectait le sens commun qui en reconnaissait l’immobilité. Donc comme critérium philosophique, le sens commun doit être absolument rejeté.

Est-ce à dire qu’il n’en faille pas tenir compte ? Du tout. Le sens commun doit être respecté comme un fait, qui a ses raisons d’exister. On peut se mettre en contradiction avec lui, mais à la condition expresse de démontrer comment s’est formée et s’est répandue l’erreur commune. Si le sens commun contredit une hypothèse, c’est qu’il y a des raisons à cela ; et fut elle très solidement établie sur tous les autres faits cette hypothèse gardera un certain manque de fermeté, si elle ne peut expliquer ces raisons qui ont égaré l’opinion du vulgaire.

Il y a contre l’éclectisme une seconde objection. Le sens commun est large. Il pourra fort bien, dans différents systèmes admettre comme ne lui répugnant pas, des solutions contradictoires, et alors qui décidera en dernier ressort ? Et quand même cela ne se produisait pas, comment des pièces, des lambeaux de philosophie déchirés çà et là, pourrait-on faire un système un, solide, et bien ajusté ? Les différentes théories qui le composeront n’étaient pas faites les unes pour les autres : ce sera donc encore tout un travail que de les réunir, travail pour lequel la méthode n’est même pas encore fixée. L’éclectisme ne saurait donc être un système bien construit, sur un plan fixe : et la preuve en est dans ce fait même que ses critériums ont bien pu servir à trancher des questions particulières mais que Cousin lui-même n’a jamais tenté de bâtir avec eux une philosophie complète.

Puisque l’éclectisme ne donne pas la vraie méthode de la philosophie, où la trouverons-nous donc ?

Une autre école, l’école idéaliste, propose la méthode déductive ou a priori. Il faut chercher, dit-elle, l’idée la plus générale, l’idée première d’où dépendent toutes les autres, et de même que des définitions qu’il fait accepter en commençant, le mathématicien déduit tout le reste, en faisant voir que tout est contenu dans la définition primordiale, de même de cette idée première le philosophe doit tirer toutes les autres, qui y sont contenues. — Spinoza a donné l’exemple le plus frappant de cette méthode. Son ouvrage est écrit avec tout l’appareil mathématique : définitions, théorèmes, corollaires, etc. La méthode a été reprise depuis par Fichte, Schelling, Hegel. Mais ces divers philosophes n’ont plus employé la forme mathématique de Spinoza.

Cette méthode a un grave défaut. C’est de mettre l’expérience absolument en dehors de la méthode philosophique. Dans les sciences, il faut expliquer des faits donnés, non inventer une série d’idées se déroulant et se déduisant les unes des autres sans s’inquiéter si elles cadrent avec la réalité.

La méthode déductive peut convenir au mathématicien, qui travaille sur des figures idéales qui peuvent indifféremment avoir ou n’avoir point d’existence en dehors de l’esprit. Mais c’est de toute autre façon que travaille le philosophe. Il étudie des états de conscience qui sont des faits. Les faits ne s’inventent pas. Il faut les observer et les étudier. La méthode idéaliste qui prétend supprimer les faits et raisonner à leur propos, mais sans se soucier de les étudier, doit donc être écartée comme trop exclusive.

 

La critique de la méthode déductive nous montre que l’étude des faits eux-mêmes est nécessaire à la philosophie. Mais fait-elle toute la philosophie ? La méthode qui prétendrait que toute connaissance provient des sens serait-elle plus légitime que celle qui fait provenir toute connaissance de l’esprit ?

L’école empirique le croit. La philosophie, selon elle, doit se contenter d’observer les phénomènes, de les classer, et de les généraliser. Elle doit se confiner dans cette étude et dégager seulement les lois générales qui régissent les phénomènes.

On ne saurait admettre des conclusions aussi absolues. La philosophie est une science, et il n’est pas de vraie science, cherchant à expliquer son objet, qui puisse vivre uniquement d’observation. Ce procédé par lui-même est, sinon absolument stérile, du moins peu fécond. L’observation n’est que la constatation des faits : la généralisation qui en est le complément nécessaire ne fait que dégager des phénomènes leur caractère commun. Encore faut-il que ces caractères soient très apparents, et [illisible] des lois très simples. L’observation montre que les corps sont pesants, mais elle ne saurait donner la loi de la gravitation. Sitôt que les faits deviennent tant soit peu complexes, l’observation ne peut plus suffire à trouver la loi. Il faut donc que l’esprit intervienne et fasse pour la trouver ce qu’on appelle une hypothèse.

Ceci nous amène à la véritable méthode philosophique : cette loi que l’observation ne pouvait trouver, l’esprit l’invente, en fait une hypothèse. Cette hypothèse faite, pour lui donner force de loi, il faut la vérifier : c’est là que se produit l’opération caractéristique de cette méthode : l’expérimentation. Expérimenter, c’est observer pour contrôler une idée préconçue, s’assurer si les faits confirment ou non la supposition de l’esprit. Si oui, si les faits se produisent tous comme ils le doivent faire dans l’hypothèse étudiée, si surtout elle fait découvrir de nouveaux faits encore inconnus, elle voit sans cesse diminuer son caractère hypothétique [illisible]. Mais elle ne perd jamais entièrement ce caractère : il est clair en effet que tous les phénomènes qui s’y rapportent ne sont pas observés, et il suffirait qu’un seul contredit l’hypothèse pour nécessiter son changement. — Au reste, toutes les sciences qui expliquent leur objet précédent ainsi, et ce sont les hypothèses qui ont fait faire à la science les plus grands pas (hypothèse de la gravitation, des fluides électriques, etc.).

La véritable méthode philosophique est donc la méthode expérimentale qui comprend trois parties :

1. observation, classement et généralisation des faits

2. invention d’hypothèses

3. vérification par l’expérimentation des hypothèses inventées

 

Cette méthode tient le milieu entre les méthodes déductive et empirique. D’après les idéalistes, l’esprit est tout. D’après les empiriques, l’observation est tout. La méthode expérimentale, contrairement aux idéalistes, commence par observer. Contrairement aux empiriques, elle invente ensuite une loi que l’esprit tire de lui-même, et qu’elle vérifie ensuite encore une fois par les faits. A ceux-ci appartiennent donc le premier et le dernier mot, mais l’esprit est l’âme de la méthode. C’est l’esprit qui crée, qui invente, mais à condition de toujours respecter les faits.

Leçon 3
La science et la philosophie

On a souvent agité la question de savoir si la philosophie était une science, dans quelle mesure elle en était une, et quels étaient ses rapports avec les autres sciences. Pour en trouver la solution, il faut d’abord définir la science. Au premier coup d’œil la science nous apparaît comme un système de connaissances. Mais ce système a un ordre spécial qu’il faut déterminer. Pour y arriver, voyons quel est le but de la science. Elle a un double but : D’une part elle doit satisfaire un besoin de l’esprit ; de l’autre, elle est destinée à faciliter et à améliorer la pratique. Ce besoin de l’esprit c’est l’instinct de curiosité, la passion de savoir. Enfin la science a toujours sinon pour but, du moins pour résultat, d’améliorer les conditions matérielles de l’existence, par cela même qu’elle facilite et amélioré la pratique en expliquant la théorie.

Elle atteint ce double but par un seul moyen, l’explication. En expliquant les choses, la raison satisfait de la manière la plus complète et la plus parfaite possible l’instinct de curiosité. Savoir que les faits existent est un premier plaisir, mais savoir pourquoi ils existent, les comprendre, c’est là une satisfaction d’ordre supérieur. On peut se représenter la science comme une lutte entre l’intelligence et les choses. Suivant que l’intelligence est victorieuse ou vaincue, elle est satisfaite ou elle souffre. Elle est surtout heureuse quand elle peut saisir tout entière la chose qu’elle examine, la comprendre, la faire sienne pour ainsi dire. C’est là l’idéal de l’explication. Ainsi expliquer est le meilleur moyen de satisfaire l’instinct de curiosité. C’est aussi le meilleur moyen d’atteindre le second but de la science en rendant les choses plus facilement utilisables. Quand nous connaissons une chose à fond, nous pouvons beaucoup mieux et beaucoup plus utilement nous en servir que si nous connaissons uniquement son existence. Par cela même que la chose expliquée et comprise est devenue [illisible] nous nous en servons beaucoup mieux que d’une chose étrangère. Tandis que la chaleur, par exemple, dont on connaît bien les lois, a donné naissance aux applications les plus utiles, on ne retire que peu d’utilité de l’électricité dont on ne connaît ni la nature ni les véritables lois et dont l’emploi est presque entièrement empirique.

Ainsi donc, le meilleur moyen d’arriver à son but pour la science étant d’expliquer, on peut dire : l’objet de la science est d’expliquer.

Mais il y a deux formes de sciences et deux manières d’expliquer. Les mathématiques expliquent en démontrant, c’est-à-dire en faisant voir que le théorème à prouver est compris dans un autre déjà prouvé, qu’énoncer l’un, c’est énoncer l’autre, que l’un, en un mot, est identique à l’autre. De montrer mathématiquement, c’est donc établir une identité entre le connu et le cherché. Donc, les mathématiques expliquent au moyen de rapports d’identité. Comment démontre-t-on que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits ? En faisant voir que dire :

1. que les angles alternés, internes et correspondants sont égaux ;

2. que la somme des angles faits autour d’un point du même côté d’une droite, vaut deux droits ;

3. et que la somme des angles d’un triangle vaut deux droits,

c’est la même chose.

 

Or, les deux premières propositions étant vraies, il s’ensuit nécessairement que la troisième, qui leur est identique, est vraie aussi.

Les sciences physiques expliquent autrement : ce ne sont plus des rapports d’identité, mais des rapport de causalité qu’elles établissent. Tant qu’on ne voit pas la cause d’un fait, il est inexpliqué, et l’esprit n’est pas satisfait. On en fait voir la cause, et aussitôt l’esprit est satisfait le fait est expliqué.

On peut donc généraliser et dire : l’objet de la science est d’établir des rapports rationnels — rapports d’identité ou de causalité — puisque nous avons établi qu’elle avait pour but d’expliquer, et qu’expliquer, c’était établir entre les choses des rapports d’identité ou de causalité.

Connaissant tout cela, voyons quelles conditions doit remplir un système de connaissances pour mériter d’être appelé science.

Il faut avant tout qu’il ait un objet propre à expliquer, que cet objet ne se confonde avec celui d’aucune autre science, et qu’il soit bien déterminé. Comment expliquer, alors que la chose à expliquer n’est pas définie ?

En second lieu, il faut que cet objet soit soumis soit à la loi d’identité, soit à celle de causalité, sans quoi il n’y a pas d’explication possible et par conséquent, pas de science.

Mais ces deux premières conditions ne suffisent pas : en effet, pour pouvoir expliquer un objet, il faut qu’il nous soit accessible de quelque façon. S’il nous était inaccessible, nous ne pourrions en faire la science. Le ou les moyens dont doit disposer l’esprit pour pouvoir aborder l’étude de cet objet composent la méthode. La troisième condition à remplir pour une science c’est donc d’avoir une méthode pour étudier l’objet.

Au moyen de ces principes, examinons maintenant si la philosophie est une science.

Elle a un objet propre, bien défini et dont ne s’occupe aucune autre science : les états de conscience. La première condition est donc remplie. — Les faits qui constituent son objet sont soumis à des rapports rationnels : l’on ne saurait prétendre que les états de conscience échappent à la loi de la causalité. La seconde condition est donc également remplie. — Enfin, la philosophie a sa méthode, la méthode expérimentale : elle remplit donc les trois conditions nécessaires à obtenir le titre de science et peut-être à juste titre regardée comme une science.

La philosophie étant reconnue pour une science, quels sont les rapports avec les autres sciences ?

À l’origine de la spéculation, les philosophes, par excès de confiance, ont cru que cette science comprenait toutes les autres, que la philosophie, à elle seule, menait à la connaissance universelle. Les sciences ne seraient dès lors que des parties, des chapitres de la philosophie.

La définition de la philosophie et la preuve de ses droits au titre de science distincte suffisent à montrer que cette théorie ne saurait être admise.

De nos jours s’est produite une autre idée : on a soutenu que la philosophie n’avait pas d’existence propre et n’était que le dernier chapitre des sciences positives, la synthèse de leurs principes les plus généraux : telle était, par exemple, la pensée d’Auguste Comte.

Il n’y a qu’à invoquer encore la définition de la philosophie pour réfuter cette théorie. La philosophie a son objet propre, les états de conscience, objet indépendant de celui de toutes les autres sciences. Là, elle est chez elle, elle est indépendante, et si pour expliquer son objet elle peut emprunter aux autres sciences, elle ne se confond en tout cas avec aucune d’elles et n’en reste pas moins une science distincte au milieu des autres sciences.

Quels sont donc les rapports de la philosophie avec ces autres sciences ? — Il y en a de deux espèces : les rapports généraux, qui sont les mêmes avec toutes les sciences ; les rapports particuliers, qui sont différents pour chaque science particulière.

Examinons d’abord les rapports généraux. Les objets qu’étudient les différentes sciences positives n’existent pour nous qu’en tant qu’ils sont connus. Or, la science qui étudie les lois de la connaissance, c’est la philosophie. Elle se trouve donc ainsi placer au centre auquel viennent converger toutes les sciences, parce que l’esprit lui-même est placé au centre du monde de la connaissance. Supposons par exemple que la philosophie décide que l’esprit humain, comme le pensait Kant, n’a pas de valeur objective, c’est-à-dire ne peut pas atteindre les objets réels, voilà toutes les sciences condamnées par là même a être uniquement subjectives.

Passons aux rapports particuliers. Ils sont de deux sortes : la philosophie reçoit des autres sciences et leur donne.

La philosophie emprunte aux autres sciences un grand nombre de faits sur lesquels elle réfléchit et qui servent à faciliter l’explication de son objet. Par exemple, il est impossible de faire de la psychologie sans avoir recours aux enseignements de la physiologie. Quand on spécule sur les phénomènes extérieurs il faut bien prendre pour base des raisonnements que l’on fait les données de la physique et de la chimie.

D’autre part, pour se fonder et se construire les différentes sciences emploient différents moyens, suivant ce qu’elles ont à expliquer : les mathématiques ont la déduction ; la physique, l’induction ; l’histoire naturelle, la classification. Mais qui étudie ces procédés ? C’est la philosophie. Elle en fait la théorie, elle voit à quelles conditions ils doivent être soumis pour donner des résultats justes. Dès lors, elle se demande comment ces différents procédés doivent être différemment combinés pour étudier les différents objets des différentes sciences. Elle cherche en un mot quelle est la meilleure méthode pour chaque science particulière. C’est même là le sujet d’une importante partie de la logique qu’on appelle Méthodologie.

Tels sont les rapports de la philosophie et des différentes sciences qui l’avoisinent.

Leçon 4
Divisions de la philosophie

Connaissant l’objet de la philosophie, nous prévoyons facilement que cet objet sera complexe : les états de conscience représentent des phénomènes de genres bien différents les uns des autres : pour en étudier l’ensemble il faudra donc plusieurs divisions de la science philosophique, plusieurs sciences particulières qu’il faut distinguer et classer.

Ces divisions ont beaucoup varié avec les différents systèmes, et c’est bien naturel, car elles dépendent très étroitement de l’esprit général du système. À l’origine de la spéculation grecque, la philosophie n’est pas divisée. Elle est l’ensemble des connaissances humaines intérieures et extérieures. Elle se confond avec la physique et jusqu’à Socrate, tous les traités philosophiques portent le titre : [Greek phrase] On ne sait si Socrate divisait la philosophie, ni comment il la divisait. Platon, qui nous a surtout fait connaître la philosophie de son maître, ne divise pas. Il est donc peu probable que Socrate le fit. La philosophie est synthétique. Il n’expose pas une partie bien distincte de son système dans chaque dialogue : ces œuvres contiennent l’étude de questions diverses, qui semblent n’avoir d’autre liaison que les hasards de la conversation.

Aristote le premier a nettement divisé la philosophie : Il y voit trois sciences bien distinctes : « Toute l’activité humaine, dit-il, se manifeste sous trois formes différentes, savoir, agir, faire. De là trois sciences : la théorétique qui a pour objet la spéculation ; la pratique, qui se définit par son nom même ; elle équivaut à ce qu’on appelle aujourd’hui la morale ; enfin la poétique, qui a l’art pour objet. »

Après Aristote, cette division tombe en désuétude. À mesure qu’elle tend à disparaître, elle est remplacée par une autre qu’acceptent également les deux grandes écoles philosophiques d’alors, l’épicurisme et le stoïcisme. Voici cette division ; elle comprend comme l’autre, trois parties. La physique, science de la nature extérieure ; la logique, science des lois de l’esprit et de la connaissance ; l’éthique ou morale.

Descartes, dans ces ouvrages, n’a jamais suivi de division bien stricte de la philosophie. Il y a pourtant chez lui une tentative de division, division plutôt de l’ensemble des connaissances humaines que de la seule philosophie : « Toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique. Le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à trois principales : la médecine, la mécanique et la morale. »

Toutes ces divisions ne peuvent cadrer avec la définition de la philosophie que nous avons établie, car elles embrassent un champ plus vaste que celui de la philosophie.

Depuis V. Cousin, une nouvelle division s’est établie qui a prévalu et qui divise la philosophie en quatre parties : Psychologie. Logique. Morale. Métaphysique. Cette division est de toutes la plus simple ; c’est aussi la meilleure, et nous l’adopterons.

En effet, la définition de la philosophie comprend deux parties : les états de conscience et leurs conditions. Il faudra donc au moins déjà une division de la philosophie correspondant à chacune d’elles.

Mais les états de conscience ne peuvent être étudiés par une seule science. Il est nécessaire d’abord d’en déterminer les types importants, de connaître les espèces et les propriétés de chacun d’eux. Il y a donc d’abord place au commencement de la philosophie, pour une étude descriptive des états de conscience, science ayant pour but de les énumérer et de les réduire à leurs types principaux.

Cet inventaire fait, il faut étudier les états de conscience à un autre point de vue. Il en est une espèce, qui constitue la vie intellectuelle ou intelligence. Cette intelligence est faite pour aller à la vérité. Les règles auxquelles elle doit se soumettre pour ne pas se tromper forment la seconde partie de la philosophie, qu’on appelle la logique. La logique se distingue de la psychologie en ce qu’elle étudie non tous les états de conscience, mais quelques-uns et que, tandis que la psychologie ne fait que décrire, la logique explique les lois de la connaissance.

Il y a une autre catégorie de faits, qui ont entré eux des caractères communs de diverses sortes, et dont l’ensemble constitue l’activité. Il y aura lieu de se poser la question : Comment, à quelles conditions, l’activité fera ce qu’elle doit faire ? Quelles sont les lois auxquelles elle doit être soumise ?

C’est l’objet de la morale. Cette science, par son objet, est bien distincte de la logique et de la psychologie.

Restent enfin les conditions des états de conscience. Ces conditions font l’objet de la métaphysique.

Ces diverses parties de la philosophie devront être traitées dans l’ordre où nous venons de les exposer. Il est bien clair qu’avant d’étudier les états de conscience en détail, il faut en voir l’ensemble, et les décrire avant de les expliquer. La psychologie doit donc nécessairement être étudiée la première.

De même la métaphysique doit être étudiée la dernière : pour pouvoir examiner les conditions des états de conscience il faut les connaître entièrement, ce qui est l’objet des trois autres divisions de la philosophie.

Quant à la logique, qui reste encore, elle doit être placée avant la morale. En effet, elle traite les questions les plus importantes de toutes, et l’on ne peut bien raisonner qu’en connaissant les lois du raisonnement. Aussi faudrait-il, si possible, la placer la première de toutes. Mais comme on ne peut le faire, la psychologie ayant nécessairement la première place, il faut au moins lui donner la place la plus rapprochée possible de la première, et pour cela par conséquent la placer avant la morale.

 

Nous avons donc à étudier quatre sciences dans la philosophie :

1. la psychologie

2. la logique

3. la morale

4. la métaphysique

B. Psychologie

Leçon 5
Objet et méthode de la psychologie

Nous avons déjà défini l’objet de la psychologie : décrire les états de conscience et les réduire à un certain nombre de types généraux.

Mais les phénomènes qu’étudie la psychologie ont de fréquentes relations avec d’autres phénomènes dont il faut les distinguer. Sans se demander si le principe intellectuel est matériel ou non, on constate que le corps a d’étroits rapports avec l’âme. On peut presque dire que rien ne s’y passe qui n’ait son écho dans l’âme. Le fait d’ailleurs est réciproque. À cause de ces rapports, il faut déterminer avec exactitude les limites des domaines de la physiologie et de la psychologie.

Les faits physiologiques sont :

1. Des phénomènes qui ont lieu dans l’espace, qui occupent une certaine partie de l’étendue, qui peuvent tous se réduire à des mouvements. Aussi peut-on les exprimer par des figures : pour dessiner un mouvement nerveux, il suffira d’avoir bien saisi ses différentes phases.

2. Les faits physiologiques se passant dans l’espace, peuvent être mesurés. On peut estimer mathématiquement la quantité d’étendue qu’ils occupent.

3. Les faits physiologiques sont inconscients : Sans doute nous avons conscience de leur résultat quand il aboutit dans l’âme, mais non du fait physiologique lui-même. Nous n’avons pas conscience des mouvements qui se produisent entre une partie de notre corps blessée et l’âme, nous n’en connaissons que le résultat, la douleur.

4. Enfin, nous ne nous attribuons pas les phénomènes physiologiques, nous ne les rapportons pas au moi. Nous disons bien : je souffre, mais la souffrance n’est que le résultat psychologique d’une lésion physiologique. Les phénomènes de ce dernier ordre, appartiennent non point à nous, mais à notre corps. Le corps seul digère, et l’expression « je digère » n’est qu’un abus de langage.

Les phénomènes psychologiques présentent les caractères exactement opposés :

1. Ils ne sont pas dans l’espace et ne peuvent pas par conséquent être ramenés à des mouvements. On ne peut se représenter une sensation comme on se représente un mouvement nerveux. Les sensations n’ont rien à voir avec l’espace et n’ont lieu que dans le temps.

2. Puisqu’ils ne sont pas dans l’espace, on ne peut mesurer d’eux que leur durée.

3. Les phénomènes psychologiques sont tous conscients et ne nous sont même connus que par là. Sans nous servir de sens, par la seule conscience nous assistons à leur naissance et à leur développement.

4. Nous rapportons au moi tous les phénomènes psychologiques. Le moi n’en est pas toujours cause, mais en tout cas il se les attribue. Si l’on se blesse, la cause de l’état de conscience produit n’est pas le moi, mais la souffrance appartient évidemment au moi.

Ainsi, ces deux sciences, physiologie et psychologie sont bien distinctes. Chacune a son objet propre, très différent de celui de l’autre. Il n’y a donc pas lien de les confondre.

Comme de toutes les explications, la méthode mathématique est celle qui convient le mieux à l’esprit, on a essayé de l’appliquer à la psychologie. C’est dans ce but que Weber a fondé en Allemagne l’école psychophysique. L’objet des recherches de cette école est d’arriver à mesurer l’intensité de la sensation, la durée étant d’ailleurs facilement mesurable.

Voici les calculs de Fechner, le principal adepte de cette doctrine : Pour mesurer une chose, il faut :

1. avoir un étalon de mesure distinct de ce qui est à mesurer.

2. que la chose à mesurer soit mesurable.

Quel étalon de mesure trouvera-t-on pour la sensation ? Ce que Fechner appelle l’excitation, c’est-à-dire la cause extérieure produisant la sensation. En prenant des poids de différentes grosseurs, on sent bien qu’il y a un certain rapport de l’excitation à la sensation. Calculer ce rapport exactement, voilà ce que recherche la psychophysique.

Examinons maintenant si la sensation est mesurable. Dans les sensations, la psychologie distingue la qualité et l’intensité. Pour les sensations visuelles on aura par exemple une sensation rouge et une autre bleue. C’est là la différence de qualité. L’une est rouge vif, l’autre bleu pâle : elles diffèrent alors également d’intensité. Cette intensité semble être une quantité mesurable, et voici comment Fechner la mesure : ayant d’une part notre étalon et de l’autre notre sensation dont un élément au moins est mesurable, il reste une difficulté. Nous pouvons faire varier la quantité de l’excitation et savoir exactement de combien elle varie. Mais on ne peut apprécier directement de même les variations de la sensation. On les appréciera indirectement par « les plus petites différences perceptibles de sensation. »

Voici en quoi consiste la plus petite différence perceptible de sensation :

J’ai dans la main 100 gr. J’en ajoute un gramme ; je ne sens pas de différence ; j’en ajoute deux. Je n’en sens point encore de différence. J’augmente toujours ainsi jusqu’à ce que la différence de 100 gr. au poids ainsi formé soit appréciable. L’expérience établit qu’il faut pour cela ajouter au poids primitif un tiers (en moyenne) de ce poids. C’est là la plus petite différence perceptible.

Prenons cette plus petite différence pour unité. Nous appelons 1 la sensation, 1 l’excitation correspondante. Continuons l’expérience de façon à sentir encore une fois une sensation de différence. Cette sensation, étant la somme de la première et de la seconde sensation, chacune égale à l’unité vaudra elle-même 2, suivant Fechner. Continuons. Nous arrivons à dresser le tableau suivant :

Excitations 1 2 4 8 16 32 64 ..
Sensations 0 1 2 3 4 5 6 ..

De ces deux progressions on déduit la loi suivante :

La sensation varie comme le logarithme de l’excitation.

La valeur de cette loi a tout d’abord été contestée au point de vue mathématique. On est même arrivé à prouver que les calculs faits par Fechner pour la trôner renfermaient des inexactitudes. Mais ce qu’il y a de plus attaquable dans le système, c’est ce qui fait sa base même. De quel droit prétendre que si la sensation produite par la plus petite différence perceptible vaut 1, la sensation produite par deux fois la plus petite différence perceptible vaut 2 ? Qui prouve que les deux sensations s’additionnent, et ne se combinent pas ? Le principe de la méthode est la mesurabilité des sensations : on ne saurait dire qu’une sensation soit double d’une autre. Les mathématiques, toutes les sciences ne mesurent que des lignes et des mouvements. Quand on dit qu’une force est double d’une autre, cela veut dire uniquement que, appliquées au même mobile et dans les mêmes conditions, si la première le fait marcher avec une vitesse a, la seconde lui exprimera une vitesse 2a. Supprimez le mobile, supprimez l’espace, on ne saurait mesurer ces forces par rapport l’une à l’autre. On ne peut donc mesurer que des résultats, des mouvements.

Mais ce qu’on prétend mesurer dans les sensations c’est elles-mêmes, non leurs résultats. Or, c’est impossible : elles sont en dehors de l’espace. On ne saurait donc mesurer que leur durée. Une sensation est autre qu’une autre, mais ne peut être établie en fonction d’elle.

On a fait encore une autre objection à la méthode psycho-physique : elle méconnaît les conditions physiologiques du phénomène psychique. Fechner et Weber n’établissent de relations qu’entre le phénomène psychique et son antécédent physique. Mais on oublie le phénomène physiologique qui se place entre deux, et qui est l’antécédent immédiat du fait psychique. Si le corps était un milieu sans action qui transmit sans altération l’excitation produite à l’âme, on pourrait le négliger comme le fait la psychophysique. Mais il est loin d’en être ainsi, et le corps en transmettant les faits physiques à l’âme les modifie beaucoup, et différemment, suivant les circonstances et les individus. En bonne méthode, il aurait donc fallu en tenir compte, et établir des relations d’abord entre les phénomènes physique et physiologique, puis entre les phénomènes physiologique et psychique. La méthode psychophysique, pour toutes ces raisons ne peut être admise.

Pour vaincre cette dernière difficulté, une autre école, celle de Wundt, s’est fondée sous le titre d’école psycho-physiologique. Elle ne rattache plus immédiatement les états de conscience aux phénomènes physiques, mais aux phénomènes physiologiques. Ce sera donc, suivant ce système, la physiologie qui fournira les moyens de faire la psychologie.

D’après Wundt, l’âme dépend du corps. La vie consciente de l’âme a ses racines dans la vie inconsciente du corps. Les antécédents immédiats de tous les phénomènes psychiques sont des phénomènes physiologiques. En outre Wundt a montré que sans mesure, il n’y avait pas de science possible. Il faut donc mesurer. Les philosophes qui lui ont succédé ont appliqué ce principe. Mais reconnaissant l’inutilité des efforts faits pour mesurer l’intensité, ils se sont contentés de mesurer la durée. Cette école a donc deux principes caractéristiques :

1. Elle établit des relations non entre la psychologie et la physique, mais entre la psychologie et la physiologie.

2. Elle étudie la durée et non l’intensité.

Mais cette école croit que le seul moyen d’étudier l’âme, c’est d’étudier ses relations avec le corps. C’est là qu’est l’erreur. Il peut y avoir assurément grand intérêt à cela. Mais les recherches de ce genre quelque utiles qu’elles puissent être, ne dispensent pas d’une science qui étudie les faits psychologiques en eux-mêmes ; il faut d’abord les connaître, en faire un inventaire exact, les décrire, les réduire à un certain nombre de types généraux ; et c’est là l’objet propre de la psychologie pure. Cette étude s’impose et l’on ne saurait la remplacer par une science établissant uniquement les rapports de l’âme et du corps.

En second lieu, nous ne proscrirons pas la psycho-physiologie ou toute science analogue. Mais comme elle a pour objet de ramener en quelque sorte l’âme au corps, il faut au préalable :

1. qu’une science indépendante ait été instituée pour étudier uniquement l’âme ;

2. qu’une science indépendante ait été instituée pour étudier uniquement le corps ;

3. que chacune de ces sciences ait ramené les phénomènes qu’elle étudie à un ou plusieurs faits principaux, types et origines de tous les autres.

 

Ainsi, on parle beaucoup de ramener la physique à la mécanique : que faudrait-il pour cela ? Une science de la mécanique, ayant un seul objet : le mouvement ; une science de la physique, ramenant tous les phénomènes physiques à un seul, le mouvement. C’est ainsi seulement qu’on pourrait démontrer l’identité de ces deux sciences et des phénomènes qui les occupent. Il en est de même des phénomènes psychiques et physiologiques.

Ainsi donc, il faut, même si l’on veut assurer plus tard à une psychophysiologie quelconque, établir tout d’abord une science spéciale de l’âme, la physiologie pure.

De cette étude sur la psychophysique et la psychophysiologie sort donc une conclusion positive : il faut étudier les états de conscience en eux-mêmes et pour eux-mêmes. La seule méthode qui convienne à cette science est l’observation par le moyen de la conscience.

Cette méthode a pourtant été critiquée : On a dit que ce genre d’observation était trop difficile, les phénomènes psychiques sont très fuyants, ne restent qu’un instant dans le champ de la vision intérieure. Leur mobilité ne permet pas de les analyser en détail. Et puis, le regard de la conscience n’est-il pas bien grossier, ne manque-t-il pas de précision ? En l’employant on n’atteindra que les lignes générales des phénomènes, non leurs détails et leurs caractères essentiels.

Seconde objection : non seulement cette observation est difficile, mais même elle est impossible. En effet, l’esprit observe à la fois et est observé ; il est tout ensemble acteur et spectateur, ce qui est impossible.

Troisième objection : fut-elle facile, cette méthode ne peut donner de résultat scientifique. Par elle qu’observe-t-on ? Des individus, différant beaucoup les uns des autres. L’observation manque donc de généralité, n’a de vérité que dans le particulier. Cette méthode réduirait la psychologie à n’être qu’une collection de monographies individuelles.

On peut facilement réfuter ces objections :

À la première on répondra que l’observation de faits psychiques par la conscience n’est pas si difficile qu’elle l’affirme, puisqu’elle se fait tous les jours et donne des résultats incontestables. Elle a été cultivée par les plus grands esprits : moralistes, écrivains comiques ou satiriques, artistes, tous ont trouvé moyen de saisir les nuances les plus délicates du monde intérieur et de les fixer. Et d’ailleurs, s’il est vrai que bien des phénomènes psychologiques fuient, il est facile de les ressusciter artificiellement par la mémoire, se donnant ainsi toute facilité pour les étudier de sang-froid, à loisir, comme des objets extérieurs. L’observation par la conscience offre donc, nous l’avouons des difficultés, mais elles ne sont point insurmontables.

La seconde objection n’est, on peut le dire, qu’une discussion de mots. Le même sujet peut être à la fois observant et observé. On ne peut être acteur et spectateur mais on peut être acteur et se regarder jouer. On peut se regarder dans une glace. Enfin, s’écouter parler est une expression quotidienne. On ne peut donc admettre la seconde objection.

Enfin, à la troisième on répondra qu’on n’étudiera dans chaque homme particulier, que ce qui est commun à tous les hommes, de même que, dans un triangle donné, un mathématicien ne considère que les propriétés communes à tous les triangles. En outre, nous comparerons les résultats obtenus sur nous à ceux obtenus sur d’autres, de façon à ne laisser absolument dans nos observations que les caractères communs. Nous ne nous contenterons même pas d’étudier ceux qui vivent autour de nous, sous l’empire des mêmes circonstances : nous observons les documents que l’histoire nous a laissés sur les grands hommes des temps passés. Ce nous sera encore une aide utile. Mais il y a ici un autre écueil à éviter : un système a prétendu chercher dans les seuls documents historiques les renseignements nécessaires à l’organisation de la psychologie. C’est un excès. L’histoire ne nous parle que des grands hommes : et leur niveau psychologique ne saurait être pris pour celui de l’humanité entière. En outre on ne saurait comprendre leurs idées, leurs passions, sans avoir étudié d’abord celles qui nous touchent de plus près. L’histoire ne peut donc donner à notre méthode d’observation qu’un complément.

Leçon 6
Théorie des facultés de l’âme

Nous connaissons l’objet de la psychologie, nous en connaissons la méthode : il ne nous reste plus qu’à l’appliquer à l’objet.

Cet objet est d’énumérer, de décrire et de classer les états de conscience. Mais à cette étude il faut un certain ordre ; pour la rendre méthodique, il faut repartir les états de conscience en un certain nombre de classes que nous reprendrons de plus près. Sans nous laisser arrêter par une apparente diversité, cherchons les caractères communs qui puissent servir de base à une division en groupes. Autant nous admettrons de groupes, autant nous aurons formé de facultés de l’âme. Une faculté n’est autre chose qu’un mode particulier et naturel de l’activité consciente. Autant il y a de formes différentes sous lesquelles apparaît la vie intérieure, autant il y a de facultés. Ce qu’on appelle faculté dans l’âme est donc ce qu’on nomme propriété dans les corps inorganiques, fonctions dans les corps organisés. La seule différence est que la faculté représente une plus grande somme d’activité que la fonction, la fonction une plus grande somme d’activité que la propriété.

Voyons donc combien nous allons trouver dans l’âme de facultés ou de groupes d’états de conscience.

Il y en a trois :

1. Nous agissons : sur l’extérieur par l’intermédiaire de notre corps ; sur l’intérieur, par la simple volonté, dirigeant notre intelligence, exerçant notre pensée, etc. Le groupe qui a ce caractère porte ainsi que la faculté correspondante le titre d’activité.

2. Suivant que nos actions sont libres ou non, suivant que notre activité est libre ou rencontre des obstacles, nous ressentons ce qu’on appelle du plaisir ou de la douleur. Ce n’est point là une action : tout au contraire, ce nouveau groupe présente des caractères opposés à ceux de l’activité. En effet, le plaisir et la douleur peuvent bien résulter d’actions, mais ils se produisent en nous sans que nous le voulions. Dans les phénomènes de ce genre nous sommes donc en majeure partie passifs. À ce deuxième groupe, constitué ainsi bien indépendamment du premier, est attribué le nom de sensibilité.

3. Quand nous agissons, nous savons que nous agissons ; quand nous souffrons, nous savons que nous souffrons ; quand nous pensons, nous savons que nous pensons. Ce n’est pas agir ou sentir : c’est avoir la connaissance de notre action ou de notre sensation. D’une manière générale il y a toute une catégorie d’états de conscience qui sont ce qu’on appelle des idées. Ces idées se rapportent tantôt au monde extérieur, tantôt au monde intérieur. L’ensemble de ces états de conscience et la faculté correspondante forment l’intelligence.

 

Nous distinguons donc trois facultés principales : l’activité ou faculté d’agir ; la sensibilité ou faculté d’éprouver du plaisir et de la douleur ; l’intelligence ou faculté de connaître.

Pour déterminer ces trois facultés, nous nous sommes contentés de classer les états de conscience. C’est qu’en effet, en dehors des états de conscience où elles se réalisent, ces facultés ne possèdent qu’une existence virtuelle. Tout en corrélant cela, il ne faudrait pas croire pourtant qu’elles n’aient d’autre existence que celle de termes génériques, qu’elles ne soient que des étiquettes placées sur des faisceaux d’états de conscience. Sans ces derniers assurément elles n’auraient pas de réalité concrète, mais elles n’en seraient pas moins des pouvoirs réels de l’âme. Supprimez les états de conscience, les pouvoirs ne s’expriment pas mais n’en ont pas moins leur fondement dans la nature même de l’âme. Les états de conscience dérivent des facultés comme les facultés de la nature du moi. Quand bien même nous ne penserions pas, nous aurions le pouvoir de penser une intelligence virtuelle. Ce qui prouve que la faculté n’existe pas uniquement dans les états de conscience, c’est qu’elle les précède et leur survit.

Donc, les facultés sont des pouvoirs réels et non de simples collections d’états de conscience.

On s’est demandé quelquefois si l’on ne pourrait pas simplifier le nombre des facultés, et réduire à une seule les différentes facultés de l’âme. Condillac a tenté de les ramener toutes à la sensibilité : il entend par ce mot la faculté de connaître au moyen des sensations. De la sensation pour lui dépend toute l’âme. Maine de Biran ramène tout à l’effort musculaire ; c’est-à-dire à l’activité. Enfin toutes les facultés de l’âme, suivant Spinoza, se réduisent à l’intelligence.

Mais nous avons montré que ces différents groupes différaient trop pour être joints les uns aux autres. L’activité est caractérisée par l’action. La sensibilité par la passivité. l’intelligence, par la représentation.

Il y a un autre écueil à éviter : c’est de faire des facultés des êtres distincts comme Platon, qui non content de les matérialiser ainsi leur donne des demeures distinctes : il met le [en grec dans le texte], ou intelligence raisonnable, ce qu’il croit être la partie immortelle de l’âme de l’homme, dans la tête ; le [en grec dans le texte], qui représente en partie l’activité les appétits nobles de l’homme, dans la poitrine ; enfin l’[en grec dans le texte], qui représente les besoins, les désirs bas et vulgaires, sont placés dans le bas-ventre.

C’est une erreur d’en faire ainsi des êtres : ce sont les propriétés, les pouvoirs d’un seul et même être, le moi. Elles ne sont que les formes distinctes que revêt notre activité. Le moi est un : il est le point vers lequel convergent toutes les facultés. Celles-ci agissent toujours concurremment. On ne peut trouver de fait psychologique qui dépende d’une seule d’entre elles. Nous n’agissons que d’après les motifs dictés par la raison ou des mobiles fournis par la sensibilité. Cela prouve bien l’unité originelle de ces trois facultés. Nous ne vivons pas avec une faculté, mais avec l’âme tout entière. [en grec dans le texte], comme dit Aristote.

1) Pour savoir ce que c’est que le sentiment (la sensibilité), il faut s’en rapporter à l’expérience personnelle de chacun. La chaleur qu’on ressent au soleil, la douceur du miel, le parfum des fleurs, la beauté d’un paysage, voilà des sentiments.. — Les caractères de la pensée et de la volonté sont assez clairs : ils nous fournissent donc d’excellents moyens de circonscrire le domaine du sentiment. — A. Bain. Sens et Intelligence. Introduction.

Bain confond ici bien des choses : la chaleur du soleil est une perception, chose intellectuelle ce qui par conséquent retire de ce qu’il nomme d’un terme trop étroit d’ailleurs, la pensée. Il en est de même de la douceur et du parfum. Toutes ces choses peuvent être accompagnées de plaisir ou de douleur, et des mouvements qui en dérivent immédiatement — mais elles ne sont par elles-mêmes ni sentiment ni passion.

Quant à la beauté, c’est une question de savoir si on la doit ranger parmi les [mot grec] intellectuels ou sensibles. L’exemple [mot grec] donc mal choisi.

Leçon 7
Du plaisir et de la douleur

La sensibilité, nous l’avons vu, est la faculté d’éprouver du plaisir et de la douleur. Qu’est-ce donc que le plaisir et la douleur ? On ne saurait donner à cette question une réponse parfaite. On peut seulement déterminer les caractères du plaisir et de la douleur, et en chercher les causes.

Ces états de conscience présentent trois caractères essentiels :

1. Le plaisir et la douleur sont des phénomènes affectifs, c’est-à-dire se produisent en nous sans que nous intervenions. Quand nous les éprouvons nous sommes passifs. Il n’y a pas, à vrai dire, d’absolue passivité dans la vie psychologique. Nous réagissons bien soit pour affaiblir la douleur, soit pour augmenter le plaisir, mais la passivité n’en prédomine pas moins dans les faits de ce genre.

2. Le second caractère de ces faits est leur nécessité. Ils se produisent fatalement. Nous ne pouvons les empêcher de naître. Ils sont la conséquence nécessaire d’un événement antérieur : nous ne pouvons les modifier qu’en modifiant l’événement qui les a causés. Cependant par la volonté, nous pouvons détourner le regard de notre conscience du plaisir ou de la douleur, ou les rendre plus intenses en fixant sur eux notre attention ; nous pouvons trouver dans la douleur même des plaisirs très délicats : la mélancolie par exemple ; mais malgré ces différentes influences que nous avons sur ces sentiments, nous n’en sommes jamais maîtres absolus. C’est là l’illusion des stoïciens et des épicuriens, qui ont cru pouvoir par la seule volonté, supprimer la douleur.

3. Le troisième caractère de ces sentiments est la relativité. Tout ce qui est sensible est relatif, ce qui est plaisir pour l’un est douleur pour l’autre. L’homme qui s’est livré aux travaux manuels y trouve toutes ses joies. L’homme qui a vécu dans les exercices intellectuels ne voit dans les travaux du corps qu’une fatigue, une souffrance.

Passivité, Nécessité, Relativité sont donc les trois caractères des phénomènes affectifs.

Cherchons maintenant leur cause. Suivant certains philosophes le plaisir ne consiste que dans l’absence de la douleur. On ne peut avoir de plaisir sans connaître la douleur ; ce sont deux ennemis, et l’on ne peut pourtant avoir l’un sans l’autre. C’était déjà l’opinion de Platon1. Plus récemment, Schopenhauer a repris cette thèse dans l’ouvrage Le Monde comme volonté et représentation. La douleur est suivant lui le fait positif, primitif. Le plaisir est seulement sa cessation. En effet dit-il, pour éprouver du plaisir à posséder quelque chose — par exemple, il faut commencer par avoir désiré ce quelque chose, par avoir trouvé qu’il nous manquait. Or ce manque est douloureux : le plaisir sort donc de la douleur.

Cette doctrine a de tristes conséquences : si le plaisir n’est que l’absence de la douleur, s’il nous faut acheter la moindre jouissance par une souffrance préalable, la vie est bien sombre, et il ne vaut guère la peine de rechercher ce plaisir qu’il faut pour ainsi dire payer comptant. À tout le moins la vie serait-elle indifférente. Mais le plaisir compense-t-il même exactement la douleur ? Égale-t-il les souffrances supportées pour l’obtenir ? Schopenhauer croit que non. La vie vaut-elle dès lors la peine d’être vécue ? Le philosophe allemand, fidèle à la logique, n’hésite pas à répondre : Non.

Eduard von Hartmann, auteur de la Philosophie de l’inconscient et disciple de Schopenhauer, arrive aux mêmes conclusions que son maître tout en réfutant sa théorie. Vivre n’en vaut pas la peine, dit-il. Ce n’est pas que le plaisir n’ait pas d’existence positive, c’est que la somme des douleurs dépasse la somme des plaisirs. Mais on ne peut adopter la théorie de Schopenhauer : il y a bien des plaisirs que l’on obtient sans souffrance préalable. Sans doute, si le besoin qui l’a précédé a été violent, nous avons souffert. Mais si cet état de besoin est faible, si l’on est assuré de pouvoir le satisfaire, c’est un plaisir qui précède un autre plaisir. Ainsi, si le plaisir de manger a été précédé d’un long jeûne, il y a eu souffrance ; si l’on n’a eu que le temps d’avoir ce qu’on appelle de l’appétit, il n’y a eu là qu’un état agréable. Il y a même des plaisirs qui ne sont précédés par aucun besoin : tels sont par exemple l’annonce d’une heureuse nouvelle, les plaisirs des arts ou de la science. Au nom de ces diverses objections, il y a donc lieu de rejeter la doctrine qui ne donne au plaisir qu’une valeur négative.

D’après une autre doctrine, la cause du plaisir serait dans la libre activité. Cette théorie remonte à Aristote ; plus récemment elle a été reprise par Hamilton, philosophe écossais du commencement du siècle, puis par M. Francisque Bouillier dans son ouvrage : Du plaisir et de la douleur. Voici cette théorie : Nous jouissons quand notre activité se déploie librement. Nous souffrons quand elle est comprimée. Où trouver en effet une cause de plaisir, sinon dans la liberté ? Le plaisir de l’être c’est son action propre, [Phrase en grec]. Cette théorie d’ailleurs explique fort bien la plupart des faits. Les exercices musculaires, les couleurs brillantes, les études, les plaisirs intellectuels nous plaisent parce que nos divers modes d’activité y trouvent leur déploiement. Il est donc certain que l’activité libre est au moins la principale cause du plaisir.

Mais est-ce la seule ? La théorie précédente ne rend pas compte de la douleur qu’on éprouve après une grande dépense d’activité dirigée toujours dans le même sens. Pas plus qu’au commencement l’activité ne rencontre pourtant d’obstacle. C’est que pour produire le plaisir l’activité doit être encore non seulement libre, mais variée ; il faut pour être agréable qu’elle change de forme. Cela seul explique le vif plaisir reconnu de tout temps et causé par le pur changement. En outre, cela explique le plaisir qu’on éprouve au repos, dans l’inaction : l’activité alors n’a pas encore pris de forme. Aussi dans l’imagination, elle semble pouvoir en prendre une infinité, et c’est justement cette variété qui fait le plaisir de l’inaction. C’est encore là le plaisir de la jeunesse, qui semble pouvoir varier indéfiniment son activité qui n’a point encore pris de voie spéciale.

La libre activité et la variété sont donc les deux causes du plaisir.2

Leçon 8
Les inclinations

Si on s’en tient à la définition de la sensibilité, elle ne comprendrait que l’étude du plaisir et de la douleur. Mais on rattache en outre à la sensibilité certains mouvements inséparables du plaisir et de la douleur : suivant qu’un objet nous cause l’un ou l’autre de ces sentiments, qu’il nous est agréable ou désagréable, nous tendons vers lui ou nous nous en éloignons. Ces mouvements relèvent à vrai dire bien plus de l’activité que de la sensibilité ; mais ils ont avec cette faculté des rapports si étroits qu’il est impossible de les en séparer.

Cette tendance du moi vers un objet agréable distinct de lui constitue ce que l’on appelle une inclination. De cette définition résulte une méthode pour classer les inclinations : autant il y aura d’espèces différentes d’objets produisant chez nous ces mouvements, autant il y aura d’espèces différentes d’inclinations. Or, on peut distinguer trois grandes classes de ces objets : le moi ; les autres mois, c’est-à-dire nos semblables ; enfin certaines idées, certaines conceptions de l’esprit, comme le bien ou le beau. Nous aurons donc trois espèces d’inclinations ; on les nomme inclinations égoïstes, altruistes, supérieures.

Les inclinations égoïstes, nous l’avons dit, ont pour objet le moi. Elles peuvent se présenter sous deux formes : tantôt elles ont pour objet de maintenir l’être tel qu’il est, elles sont alors purement conservatrices ; ou bien elles veulent y ajouter, elles sont alors acquérantes. Conserver l’être et l’augmenter sont deux tendances de la nature. Le type des inclinations du premier genre est l’instinct de conservation, l’amour de la vie. Malgré tout, nous tenons à la vie pour elle-même quand bien même on admettrait qu’elle renferme plus de douleur que de plaisir, avant tout nous tenons à la garder. On voit des exceptions à cette règle, on ne le peut nier, mais c’est là seulement une infime minorité. Dans l’instinct de conservation figurent au premier rang les besoins physiques qu’il faut satisfaire : ces inclinations sont caractérisées par ceci :

1. Elles ont leur siège dans un point déterminé de l’organisme.

2. Elles sont périodiques, c’est-à-dire que ces besoins une fois satisfaits disparaissent pour reparaître au bout d’un temps déterminé.

 

Les inclinations qui ont pour objet l’accroissement de l’être sont très complexes et très nombreuses. Quand l’être nous est assuré, nous voulons avoir le bien-être, intellectuel aussi bien que physique. De là un certain nombre d’inclinations que l’on caractériserait bien par le mot grec [en grec dans le texte]. Toutes ont pour but d’ajouter à ce que nous avons déjà : ces inclinations sont l’ambition sous toutes ses formes, l’amour, des grandeurs, des richesses, etc.

Les inclinations altruistes, nous l’avons dit, ont pour objet nos semblables. On a souvent agité la question de savoir s’il y avait réellement des inclinations altruistes et si l’être ou le bien-être du moi n’étaient pas les seules fins de nos inclinations. La Rochefoucauld, Hobbes, Pascal, Rousseau sont de cet avis. Sans trancher la question immédiatement, nous nous contentons pour le moment de constater que certaines de nos inclinations s’appliquent à d’autres êtres que nous ; naturellement, nous sommes faits de façon à nous occuper, à avoir besoin d’autrui. Les inclinations altruistes, qu’on appelle encore inclinations sympathiques peuvent se subdiviser en autant de groupes différents qu’il y a d’espèces différentes dans nos « semblables ».

1. Inclinations domestiques. Elles ont pour objet la famille.

2. Inclinations sociales, ayant pour objet la patrie. Ce second groupe d’inclinations a bien varié avec le temps, en effet, d’abord communauté de famille, puis communauté de religion, enfin communauté de gouvernement, l’idée de la patrie a bien changé. Mais malgré toutes ces transformations les inclinations sociales sont toujours restées les mêmes en principe.

3. Enfin vient le groupe le plus général, l’ensemble des hommes, et l’inclination dont il est l’objet : l’amour de l’humanité.

Les trois sortes d’inclinations altruistes que nous venons de voir ne sont point nées en même temps. La plus ancienne est celle pour la famille. Au commencement, en dehors de la famille, l’homme ne voit que des ennemis. Plus tard, les familles se réunissent, et alors se forment la cité, la société. Avec cette seconde forme de groupement se développe l’inclination patriotique. Enfin, quand les hommes se connaissent assez réciproquement, ont des points de contact fréquents dans des idées et des volontés communes : le stoïcisme, le christianisme, ont été au nombre des doctrines qui ont surtout répandu l’amour de l’humanité.

On a cru quelquefois que les trois inclinations : pour la famille, pour la patrie, pour l’humanité ; se contredisaient et devaient s’exclure. Alors, suivant le temps on a demandé l’abolition de deux de ces inclinations au profit d’une seule. Platon rejette le sentiment domestique et ne connaissant pas l’amour de l’humanité fait tout du patriotisme. On est allé plus loin, on a voulu que l’amour de l’humanité absorbât les deux autres. Toutes ces unifications ne sauraient être admises : ces trois sentiments non seulement ont leur raison d’être propre mais s’appuient encore les uns les autres. La société est une réunion de familles ; l’humanité une réunion de sociétés. C’est de l’amour de la famille qu’on s’élève à celui de la société, de celui de la société à celui de l’humanité. Quand bien même on réaliserait la paix universelle, on n’abolirait pas pour cela le patriotisme pris dans son sens le plus large, pas plus que l’établissement de la société et de la patrie n’a aboli le sentiment de la famille.

 

Passons maintenant à la troisième catégorie d’inclinations, celles qu’on nomme les inclinations supérieures : elles ont pour objet trois idées : le vrai, le beau, le bien. Le vrai, le beau et le bien forment ce que nous nommons l’idéal, nous pouvons donc définir les inclinations supérieures : la tendance de l’homme vers l’idéal. Quand on personnifie l’idéal, qu’on en fait un être vivant et conscient, la tendance à l’idéal devient le sentiment religieux.

Voici les caractères des inclinations supérieures :

1. Elles sont infinies, insatiables. Il n’est point de moment où, comme les autres, elles se déclarent satisfaites ; plus on sait, plus l’on veut savoir.

2. Elles sont impersonnelles. Dans les inclinations de ce genre, il n’y a rien de jaloux. Nous ne cherchons pas à garder pour nous seuls la vérité que nous apprenons ; nous sentons au contraire le besoin de la répandre. De même du beau ; nous laissons volontiers les autres participer aux jouissances esthétiques que nous avons éprouvées.

 

Telles sont les différentes sortes d’inclination et leurs caractères essentiels ; généralisons : de quoi se compose une inclination ? De deux mouvements : dans le cas d’un objet agréable

1. le moi se dirige vers l’objet désiré. L’inclination n’est alors qu’un désir ; si le désir est violent, un besoin.

2. le moi atteint l’objet agréable. Il fait alors effort pour le rendre semblable à lui-même, en faire une partie de son être, se l’assimiler, se l’identifier, se l’approprier.

Le premier de ces deux mouvements est un mouvement d’expansion, le second un mouvement de concentration. C’est le second mouvement seul qui a pour caractères l’égoïsme, la jalousie. Il a pour but de garder pour soi seul l’objet recherché, d’en interdire la possession à autrui. Il justifierait donc parfaitement les théories de La Rochefoucauld et de Hobbes. Le moi serait à la fois le point de départ et le point d’arrivée du mouvement. Mais pour cela, il faudrait que toutes les inclinations présentassent les deux mouvements que nous venons d’indiquer. Or, il est évident que certaines d’entre elles ne présentent que le premier :

1. Les inclinations supérieures d’abord [illisible] jamais le second mouvement. Nous jouissons de l’idéal sans vouloir en aucune façon l’accaparer et en interdire la jouissance à autrui. Qui donc pratiquant le bien, n’est pas heureux de voir les autres le pratiquer comme lui ? Lorsqu’on sent le beau vivement, ne cherche-t-on pas quelqu’un à qui faire partager ce sentiment ? Enfin n’éprouve-t-on pas, dès qu’on sait la vérité, un désir puissant de la faire connaître ?

2. Certaines inclinations altruistes présentent le même caractère ; il arrive souvent que nous aimons autrui pour autrui et non pas pour nous. L’inclination s’arrête au premier mouvement : y a-t-il rien d’égoïste dans l’amour maternel par exemple ? Bien qu’il y ait à tout ceci des exceptions provenant du mélange inévitable des différentes inclinations, et que des préoccupations égoïstes viennent souvent ôter aux inclinations même supérieures leur caractère d’impersonnalité, on peut affirmer que certaines inclinations n’ont jamais ni consciemment ni inconsciemment pour but de s’approprier l’objet agréable uniquement pour le faire servir aux fins propres du moi : en un mot qu’il y a des inclinations désintéressées.

 

Est-il juste de réunir dans une même partie de la psychologie qu’on désigne sous le nom général de sensibilité, des choses aussi différentes que les peines et plaisirs d’une part, les inclinations et passions de l’autre ?

Les inclinations et passions rentrent évidemment dans l’étude de l’activité de l’esprit humain. On peut même dire qu’elles sont la source unique de cette activité, que nul acte n’est accompli par l’individu qui n’ait sa raison première dans un instinct, une inclination, une passion.

L’intelligence n’est pas une source d’activité. Toute activité suppose un but, l’intelligence ne nous fournit jamais que des constatations. Elle nous apprend ce qui est ; mais pour agir, il faut que nous sachions ce qui doit être — ceci du moins que nous nous représentions quelque chose comme étant bon, bien, avantageux, etc.

Nous parlons de l’instinct. Le plaisir s’y ajoute [mot grec] et l’instinct cette constatation faite devient inclination.

Leçon 9
Les émotions et les passions

Nous avons vu que les inclinations avaient un objet, agréable ou désagréable. Suivant que l’inclination est satisfaite ou non, il se produit du plaisir ou de la douleur. Mais plaisir et douleur sont des termes généraux ; les diverses variétés des phénomènes affectifs portent le nom d’émotions. Les émotions sont donc comme ces phénomènes, tantôt agréables et tantôt désagréables ; comme eux encore, elles ont pour caractère commun la passivité. De plus, tandis que le plaisir et la douleur sont localisés, les émotions ne le sont pas. En goûtant un mets délicat, le goût seul et non le moi tout entier éprouve un certain plaisir. Une grande partie de notre être est alors disponible, inoccupée. L’émotion au contraire tend à envahir le moi tout entier, à tout absorber. La volonté peut l’arrêter, au moins en partie ; mais de sa nature, L’émotion est envahissante.

Voici donc L’émotion définie à un double point de vue. Par rapport au plaisir et à la douleur : elle en est une forme, mais s’en distingue en ce qu’elle est expansive et n’est point localisée. Par rapport aux inclinations : elle en est une suite ; elle est en nous le contre-coup du succès ou de l’insuccès des efforts de l’inclination.

Reste à classer les émotions. On ne peut en donner une classification rigoureuse. Cependant, l’expression de l’émotion en fonction de l’inclination va nous donner un moyen de mettre quelque ordre dans l’ensemble confus des émotions. Pour cela nous n’avons qu’à faire varier les rapports de l’objet au moi : le moi passera par diverses émotions qu’il sera facile de noter.

Supposons le cas d’un objet agréable : suivant qu’il s’approchera ou s’éloignera du moi, on aura des émotions agréables ou désagréables. Ce seul objet nous permettra donc d’étudier tous les genres d’émotions.

L’objet est à l’infini, c’est-à-dire n’existe pour nous que virtuellement ; nous ne le connaissons pas, nous le rêvons. Alors, si nous croyons pouvoir un jour atteindre cet infini, il se produit en nous un certain sentiment d’inquiétude où domine le plaisir.

L’objet approche. Alors se produit une autre émotion, l’espérance, qui va en augmentant à mesure que l’objet approche davantage. Quand nous possédons l’objet, l’espérance disparaît à son tour pour faire place à la joie.

Si la possession est continue, nous éprouvons un autre sentiment agréable, la joie de posséder, plus tranquille que la joie d’acquérir qui l’a précédée. Laissant le mot joie pour cette dernière émotion, on peut nommer encore sécurité la joie de posséder.

Supposons maintenant que la possession de l’objet aimé ne soit pas sûre, que nous craignons de voir cet objet disparaître, il se produit alors le sentiment pénible connu couramment sous le nom d’inquiétude. Supposons encore que nous voyons tout à coup l’objet près de nous être enlevé : L’émotion qui survient est la peur. Si nous en sommes privés subitement sans l’avoir prévu, c’est l’épouvante.

L’objet s’éloigne. Alors le sentiment de la privation est la tristesse ; si on l’a possédé, le regret. S’il continue à s’éloigner, la tristesse devient désespoir. Le désespoir augmente avec la distance de l’objet. Enfin quand il est retourné à l’infini, le sentiment qui nous reste de notre impuissance à l’atteindre, c’est l’abattement.

Toutes les variétés des émotions ont été étudiées par Spinoza dans son ouvrage : l’Éthique.

On a trouvé commode, quelquefois, de ne faire que deux catégories d’émotions :

1. les émotions physiques qu’on appelle sensations.

2. les émotions morales qu’on appelle sentiments.

Nous n’avons pas cru, pour plusieurs raisons, devoir adopter cette division. D’abord, elle est trop grossière : elle n’a pas la finesse nécessaire à la classification de ces phénomènes au caractère ondoyant. Le mot de sensation d’autre part est bien détourné par là de son sens propre. Il doit exprimer nous semble-t-il, non le fait physiologique et l’impression que nous en ressentons, mais seulement les phénomènes de connaissance concernant le monde extérieur. De la sorte, on évite toute équivoque. Prenons un exemple :

Je me blesse ; il se produit une affection douloureuse. Ce n’est pas là la sensation ; mais en même temps j’apprends l’existence du corps qui m’a blessé. Cette connaissance est la sensation.

En outre, le mot sentiment a dans la langue courante un sens très vague ; et le sens précis que lui attribue ce système introduira toujours quelque obscurité dans son emploi. Aussi ne l’emploierons-nous que dans le sens général de phénomène sensible.

Il y a donc lieu de ne point adopter cette division des émotions.

Il nous reste à étudier la dernière espèce des phénomènes sensibles, les passions. On a entendu par ce mot des phénomènes sensibles bien différents les uns des autres. Bossuet dans le traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, mélange, sous le titre de passions, les inclinations et les émotions. Selon lui, il y a onze passions dont dix s’opposent deux à deux : l’amour, la haine — le désir, l’aversion — la joie, la tristesse — l’audace, la crainte — L’espérance, le désespoir — enfin, la colère. Toutes peuvent d’ailleurs, selon lui, se ramener à l’amour et à la haine, et la haine d’un objet n’étant que l’amour de son contraire, il n’y a pour lui qu’une seule passion : l’amour.

Descartes a fait de son côté un traité des passions. Il les ramène toutes lui aussi à une seule, l’admiration. Mais pour lui, les passions sont des phénomènes semi-sensibles et semi-intellectuels, se produisant au moyen des esprits animaux (théorie particulière de Descartes).

Spinoza, dans son Éthique, a consacré un livre à l’étude des passions ; mais de même que Bossuet il mélange aux passions proprement dites les inclinations et des émotions. Il y a pour lui deux passions primitives, la joie et l’amour.

Pour nous, employant le mot passion dans son sens courant, nous la définirons : un mouvement sensible d’une intensité particulière ; ce qui caractérise la passion, c’est sa violence. Cette force peut se manifester soit d’un seul coup, soit lentement. Ainsi certaines passions sont des habitudes : leur force se manifeste par leur ténacité. D’autres au contraire ne durent qu’un instant ; elles s’épuisent en s’exprimant. Cette distinction est importante pour réfuter la théorie qui ne voit que des habitudes dans toutes les passions.

En quoi consiste exactement la passion ? Elle présente les deux caractères suivants :

1. Comme l’inclination, elle est relative à un objet extérieur. On se passionne pour quelque chose. L’émotion au contraire a bien une cause, mais d’objet, point. Elle agite le moi, mais sans l’entraîner vers un but déterminé.

2. D’autre part, comme L’émotion la passion est envahissante, prend le moi tout entier. Tandis qu’au contraire les inclinations sont localisées. En outre, tandis que les inclinations n’absorbent qu’une faible partie du moi, la passion est exclusive et dirige vers son objet toutes les facultés du moi.

Ainsi, la passion emprunte un de ses caractères à l’inclination, l’autre à l’émotion. C’est qu’en effet la passion n’est que l’état le plus violent de l’inclination ou de l’émotion. Une émotion très vive devient une passion. Si la colère n’est pas très violente, elle n’est qu’une émotion. Devient-elle plus forte, plus vive, c’est une passion. La peur en elle-même n’est qu’une émotion : si par sa violence elle absorbe toutes les facultés de l’être elle devient une passion. Si l’amour maternel est au repos, ce n’est qu’une inclination ; un obstacle quelconque augmente-t-il sa vivacité, il envahit tout le moi, devient passion.

Les deux caractères de la passion peuvent être exprimés d’un seul coup : d’une part, elle concentre le moi ; de l’autre elle le dirige vers un objet. On peut donc dire qu’elle concentre tout le moi vers un seul et même objet. Toutes les forces sont dirigées vers un même but, sont assemblées. C’est dire que la passion introduit dans la vie psychologique une unité absolue.

Cette analyse de la passion nous permet de juger de sa valeur, du rôle utile ou nuisible qu’elle peut jouer. On lui a reproché d’être un développement maladif. On a dit que son caractère essentiellement exclusif3 en faisait un appauvrissement du moi où elle venait à naître. Ce danger ne peut être nié. Mais on peut se demander si c’est là l’état véritable de la passion. Assurément, abandonnée uniquement à elle-même, elle peut amener cet appauvrissement de l’être. Par elle l’équilibre des facultés est alors détruit. On poursuit son objet avec violence, on ne voit plus que lui, on cherche à l’atteindre par tous les moyens, quels qu’ils soient.

Dans ce cas le moi tout entier est dans une seule passion. L’activité n’a plus qu’une forme. Le désir d’atteindre l’objet de cette passion est si fort, que le moi ne peut pas avoir la patience de chercher les moyens d’arriver à ses fins. Certaines gens, par exemple, ont la passion de la volonté si violente qu’elle renonce à retarder l’accomplissement de son désir pour se procurer les moyens de le satisfaire. On est alors volontaire quand même, c’est-à-dire obstiné. C’est seulement mesquin et étroit.

Mais si la passion est quelque peu arrêtée par la réflexion, elle a conscience d’elle-même et de ce dont elle a besoin ; elle comprend qu’il lui faut des moyens d’atteindre ce but. Alors naissent des passions secondaires, utiles le plus souvent, qui, tandis que la passion principale s’attache à la fin, s’attachent de leur côté aux moyens de les réaliser.

Supposons par exemple la passion de l’or, qui est immorale en elle-même. Pour peu qu’elle soit un peu réfléchie, elle entraînera avec elle la passion du travail et celle de l’économie qui toutes deux sont des passions utiles. Supposons la passion de la gloire : elle entraînera de même la passion du travail, de l’étude, etc.

Évidemment, une passion qui a un but immoral est et reste toujours immorale. Mais la passion en elle-même, abstraction faite de son but, trouble-t-elle dangereusement l’économie de l’être intérieur ? Nous venons de voir qu’elle engendre des passions secondaires dont quelques unes au moins sont toujours utiles. À ce point de vue par conséquent, la passion peut et doit être utilisée.

Pour que l’activité soit vraiment productrice, il faut qu’elle soit concentrée, qu’il n’y ait pas de perte de force ; il faut par conséquent qu’elle soit émue par la passion. Pour faire une œuvre une vivante il faut se passionner pour elle : artistes, écrivains ne réussissent qu’en se passionnant pour leur objet. Il faut qu’un peintre ait, non seulement la passion de peindre, mais la passion des personnages qu’il peint. Il en sera de même d’un penseur. Ainsi donc, lorsque l’objet de la passion n’est pas mauvais en soi, lorsqu’un minimum de raison en surveille le développement, elle est la condition indispensable sans laquelle on ne fait rien de grand.

Classifications des mouvements sensibles
I. Ayant un objet A. Envahissants Passions
B. Non envahissants Inclinations
II. N’ayant pas d’objet A. Localisés Affections
B. Non localisés Émotions

Leçon 10
Théorie de la connaissance

L’intelligence est la faculté de connaître. L’acte propre de L’intelligence est l’idée. Ce qui la caractérise, c’est d’être représentative. Toute idée représente un objet. Voilà donc un moyen de classer les différentes formes de l’acte intellectuel. Autant il y aura d’espèces d’objets à connaître, autant nous compterons de facultés intellectuelles.

Or nous connaissons trois espèces de choses : ce qui nous est donné dans l’expérience, ce qui nous est donné sans nous être donné par l’expérience, enfin le monde intérieur. Il est vrai qu’on s’est demandé s’il y avait bien réellement des choses connues par nous en dehors de l’expérience. Mais, sans trancher la question, admettons la solution du sens commun qui voit là deux connaissances d’ordre différent, quitte à les réunir plus tard si nous croyons le devoir faire.

Nous avons donc trois facultés dites : de perception : La conscience, les sens, la raison.

Nous avons encore trois autres facultés intellectuelles qui se distinguent des premières en ce qu’elles ne se rapportent pas à des objets actuellement présents : ce sont : l’association des idées, la mémoire et l’imagination. On les appelle facultés de conception.

En dehors de ces facultés simples, il y a un certain nombre d’opérations complexes formées par la combinaison de différentes facultés, intellectuelles ou autres ; ce sont : l’abstraction, l’attention, le jugement, le raisonnement.

Telles sont les grandes divisions de la théorie de la connaissance.

Leçon 11
Perception extérieure et ses conditions ; les sens

La perception extérieure est la faculté qui nous fait connaître le monde extérieur. Où finit le monde de la conscience commence le monde extérieur.

Voyons quelles sont les conditions de la perception extérieure. Il y en a trois :

1. L’existence d’un objet dans notre voisinage. C’est évident. Cependant la perception se produit quelquefois en l’absence de l’objet : on dit alors qu’il y a hallucination.

2. Il faut que certaines conditions physiologiques soient remplies. Ces conditions physiologiques sont au nombre de trois : relation d’un organe sensible avec l’objet ; transmission par les nerfs de la modification apportée à cet organe ; centralisation au cerveau.

3. Le moi doit intervenir. Les modifications organiques sont multiples, diverses dépourvues d’unité. Ce n’est que grâce à l’intervention du moi que l’unité se produit dans la perception.

Telles sont les conditions de la perception extérieure.

De ces trois conditions, il n’y en a qu’une seule qu’il faille étudier : les rapports des sens et de l’objet. Il ne peut y avoir sujet de s’occuper de l’existence de l’objet et de l’intervention du moi. Il nous faut donc étudier les organes qui sont les intermédiaires entre les objets et le cerveau : ces organes sont ce qu’on nomme les sens.

On compte généralement cinq sens : le toucher, l’odorat, le goût, la vue et l’ouïe. Il ne faut pas entendre uniquement par sens les organes sensibles qui sont les intermédiaires entre le monde extérieur et le moi ; il faut les définir seulement : Certaines sources d’information relatives au monde extérieur. En effet, il y a des sens qui ne sont point situés. Il en est deux, connus depuis peu, qui n’ont point d’organe spécial : ce sont, d’abord le sens musculaire par lequel nous sentons, l’état, la position, la fatigue de nos muscles ; puis le sens vital, qui nous fait seulement connaître l’état général du corps, le bien-être ou le malaise sans siège déterminé. « C’est comme une sorte de toucher intérieur. » 4 C’est ce que l’on nommait au moyen-âge sensus vagus. « Quand c’est à l’œil que j’ai mal ou à l’oreille, ce n’est pas de la vue ou par la vue, ce n’est pas de l’ouïe ou par l’ouïe que je souffre. Les cinq sens n’ont rien à voir dans la production de sensations pareilles. Elles dépendent d’une autre puissance de la sensibilité. »

Il y a lieu maintenant de se demander quelle est la valeur relative de ces différents sens. Les uns nous donnent évidemment des sensations, des renseignements plus précis ou plus abondants que les autres.

Il faut évidemment mettre au degré le plus bas de l’échelle les sens de l’odorat et du goût. Ils sont si pauvres que, hormis les affections sensibles, il n’y a presque rien d’appréciable dans ces sensations. Elles sont purement affectives et ce n’est qu’après une longue éducation qu’ils nous donnent de véritables connaissances.

Après, nous placerons le sens vital. C’est là se mettre en désaccord avec l’inventeur, Albert Lemoine, qui affirme que « grâce à lui seul nous connaissons le monde extérieur. » C’est qu’on voit bien que toutes les indications du sens vital contiennent une grande part d’affection sensible, et peu de renseignements précis.

Plus haut, on mettra la vue et l’ouïe. Ces deux sens sont les sens esthétiques. C’est là ce qui fait leur supériorité.

Au quatrième degré viendra le toucher, à qui nous devons une foule de notions très précises. Il peut remplacer la vue, l’ouïe parfois. L’antiquité reconnaissait bien la supériorité de ce sens ; Anaxagore disait que c’est grâce à la main que l’homme a le privilège de penser.

Au sommet de l’échelle vient le sens musculaire, qui nous donne les notions les plus précises. Avec le toucher, il nous donne la connaissance de l’étendue. C’est en outre dans la sensation de l’effort musculaire que l’homme se distingue le mieux du monde extérieur.

Odorat — goût — sens vital — ouïe — toucher — et enfin sens musculaire, telle est donc la classification naturelle des sens.

Il nous reste à déterminer quelles sont les perceptions fournies naturellement par chaque sens. Chaque sens en effet nous donne certaines connaissances naturellement. Certains autres par éducation par suite de comparaison avec des connaissances données par un autre sens.

Nous avons donc à distinguer la perception naturelle, c’est-à-dire celle fournie naturellement par chaque sens, et la perception acquise, c’est-à-dire celle que nous avons actuellement.

Pour la plupart des sens, il n’y a pas de graves difficultés : le goût donne naturellement la saveur ; l’odorat, l’odeur ; l’ouïe, le son : le sens musculaire la résistance ; le toucher, l’étendue, le sens vital enfin, les connaissances relatives à l’état général du corps.

Reste la vue. Elle a bien en propre la perception de la couleur. Mais n’a-t-elle que celle-là ? Ne donne-t-elle pas aussi l’étendue ? Actuellement, nous ne pouvons séparer ces deux perceptions. Mais n’est-ce qu’un effet de l’éducation et, primitivement, la vue donne-t-elle la notion de l’étendue ?

Certains philosophes croient que oui. On les nomme nativistes, à cause de leur opinion qui fait de l’étendue une perception innée de l’œil. Les empiriques au contraire ne voient dans cette perception qu’un effet de l’expérience et de l’éducation.

Mais il y a deux choses à étudier dans l’étendue :

1. L’idée de la distance. Il est démontré que la vue ne donne pas cette idée. Les résultats obtenus sur des aveugles-nés opérés de la cataracte le prouvent. Un aveugle ainsi opéré par Cheselden dit, sitôt qu’il put voir, que les couleurs lui apparaissaient sur un plan tangent à l’orbite de l’œil.

2. L’idée de la surface. L’expérience de Cheselden semblerait prouver que la vue donne naturellement quelque idée de la surface. Mais cela n’est pas concluant. L’aveugle-né, par ses autres sens, s’est déjà formé une idée de la surface, qui influe sur sa manière de voir les couleurs.

Aucune expérience n’a pu être faite de manière à trancher la question de savoir si la vue nous donne naturellement l’idée de l’étendue.

Cependant, l’hypothèse empirique a des probabilités en sa faveur. Par quel mécanisme l’œil projetterait-il dans l’espace la sensation de couleur perçue ? Et quand même il la projetterait, cette notion de l’espace serait bien rudimentaire, et pour arriver à la notion de l’espace que nous avons aujourd’hui, il faudrait une longue éducation. En outre, l’impuissance reconnue de la vue à donner la troisième dimension rend par analogie la puissance à percevoir les deux autres peu probables. Nous pouvons donc dire que, dans l’état actuel de la question, l’hypothèse empirique a toutes les probabilités en sa faveur.

On a fait des hypothèses diverses pour expliquer comment nous associons peu à peu la couleur et l’étendue. Alexandre Bain a montré comment le temps et le sens musculaire combinés nous donnaient la connaissance de l’étendue. Pour expliquer l’association des idées d’étendue et de couleur il a inventé la théorie des signes locaux.

[paragraphe illisible]

Restent les critiques et les reproches politiques.

Leçon 12
Perception extérieure : Origine de l’idée d’extériorité

La perception extérieure nous fait connaître quelque chose que nous appelons monde extérieur. Le monde extérieur existe-t-il réellement ? Telle est l’importante question qui se présente d’elle-même à l’esprit. Cette question se subdivise en deux autres :

1. Existe-t-il quelque chose en dehors du moi ?

2. Si ce quelque chose existe, est-il tel que nous le percevons ?

Pour répondre à ces deux questions, il en est une autre qu’il faut résoudre au préalable : D’où nous vient l’idée d’extériorité ou autrement dit, de non-moi ?

Une idée ne peut avoir que deux sortes d’origine : ou bien elle est donnée toute faite de quelque façon à l’esprit, ou bien elle est son œuvre, elle résulte d’un certain travail intellectuel, elle est construite par lui.

Examinons donc si l’idée d’extériorité est construite ?

Un certain nombre de philosophes appartenant à des écoles très différentes, ont cru pouvoir répondre oui à cette question. C’était l’avis de Cousin. C’était aussi celui de Stuart Mill. Ce philosophe est même celui qui a donné à ce sujet la théorie la plus complète. Voici, selon lui comment se construit cette idée : Nous ne connaissons rien de relatif au monde extérieur que par la sensation. La sensation, de sa nature est subjective. Il est vrai qu’aujourd’hui, quand nous avons une sensation de couleur, nous concluons immédiatement à l’existence d’un objet coloré. Mais comment en sommes-nous venus là ? C’est ce qu’il faut justement expliquer. Une sensation, en elle-même, est purement affective, purement subjective. Il semble donc que la sensation ne puisse se donner l’idée d’extériorité.

Nous arrivons à cette idée par le moyen d’une division des sensations. J’entre dans une salle : j’ai la perception de la porte, puis celle d’une bibliothèque, puis celle d’une table. Chaque fois que j’entrerai, ces trois sensations se renouvelleront dans le même ordre. Dans les moments o je ne les éprouverai pas, je saurai pourtant que je puis les éprouver. Ainsi Stuart Mill appelle ces sensations sensations possibles. Il les oppose aux sensations présentes, dont la reproduction n’est pas déterminée et qu’il nomme pour cette raison sensations actuelles.

Ces deux sortes de sensation diffèrent beaucoup. Les dernières sont fugitives. Les premières au contraire sont permanentes ; ces sensations possibles, se reproduisant avec régularité, demandent à être expliquées. C’est pour cela, selon Mill, que le moi leur imagine une cause distincte du moi. Puisque, dit-il, elles sont possibles, c’est qu’elles continuent à exister sans que je les perçoive ; elles ne sont donc pas moi. Le non-moi ou monde extérieur se compose donc des causes des sensations possibles.

Mais ce n’est pas tout. Cet historique de l’idée d’extériorité n’explique pas entièrement la notion que nous avons du monde extérieur. Nous ne voyons pas dans le non-moi des sensations jetées au hasard, mais des corps, des substances ayant des qualités qui causent les sensations.

Il faut donc ainsi compléter cette explication : Les sensations possibles sont associées par groupes, nous apparaissent comme coexistantes : une sensation de couleur avec une sensation d’étendue, une autre de résistance, une autre de goût par exemple. Au lieu de se présenter isolées, les perceptions possibles se présentent par groupes, on a appelé objet une chose imaginée par l’esprit, et dont les diverses sensations possibles qui sont d’ordinaire groupées ensemble ne seraient que différentes qualités.

Telle est la théorie de Stuart Mill sur l’origine de l’idée de l’extériorité.

La doctrine de Mill est sujette à de graves objections : Toutes les sensations, sans exception, sont subjectives. On ne saurait donc avec elles, former une idée qui est éminemment objective. La différence qu’établit Stuart Mill entre les sensations possibles et les sensations actuelles, ne suffit nullement à montrer comment l’esprit a pu se former l’idée d’extériorité. Entre le moi et le non-moi il y a l’opposition la plus marquée. Cette opposition n’existe pas entre les sensations possibles et les sensations actuelles.

Trois [illisible] sensations se sont produites à la suite, l’une de l’autre, dans le même ordre, à différentes reprises ; l’esprit en conclura-t-il à la présence d’un objet ? Ce n’est pas nécessaire. La loi qui fait que ces sensations se renouvellent ainsi peut être aussi bien attribuée à l’esprit ; on en déduira aussi bien qu’un certain nombre d’états subjectifs sont soumis à un déterminisme absolu.

De cette réfutation de la théorie de Stuart Mill ressort une connaissance générale. C’est que, pour être construite, l’idée de l’extériorité devrait avoir pour base des sensations ; et, d’autre part, les sensations n’ayant aucune valeur objective, l’idée du monde extérieur ne peut être construite. Or comme nous l’avons, il s’ensuit naturellement qu’elle est donnée.

L’idée d’extériorité est donc donnée. Mais elle peut l’être de plusieurs façons. Est-elle donnée dans l’expérience, c’est-à-dire apportée toute faite à l’esprit par une ou plusieurs sensations, ou bien est-elle inhérente à la nature même de l’esprit ? Car il n’y a que ces deux manières dont l’idée puisse être donnée.

Examinons donc si l’idée d’extériorité nous est donnée dans l’expérience. Les perceptionnistes, c’est-à-dire les philosophes qui affirment que l’idée d’extériorité nous est donnée dans l’expérience, apportée pour ainsi dire toute élaborée par la sensation, se divisent en deux classes. Les uns, comme Hamilton, attribuent à toutes les sensations la propriété d’apporter cette idée. Les autres, comme Maine de Biran, la réservent au seul effort musculaire : c’est la sensation de résistance qui nous donne l’idée du monde extérieur. L’obstacle, selon ce philosophe, ne peut-être qu’un non-moi.

Nous réfuterons la première théorie en exposant les mêmes arguments que nous avons déjà dirigés contre Stuart Mill. Les sensations toutes subjectives, ne peuvent nous donner l’idée d’objectivité. Ce sont des états des modifications du moi dont la cause peut tout aussi bien être située dans le moi que dans le non-moi.

La sensation d’effort musculaire ne fait pas exception à cette règle. L’obstacle qui arrête notre mouvement peut aussi bien être dans le moi qu’en dehors et l’on peut sentir une résistance là où en réalité, il n’y a rien.5

Puisque d’une part, l’idée d’extériorité ne peut être construite que de l’autre, la nature essentiellement subjective des sensations ne permet pas de croire qu’elle puisse être donnée dans l’expérience, c’est qu’elle est donnée en dehors de l’expérience, qu’elle dérive de la nature même de l’esprit.

Une idée qui est en nous sans y avoir été déposée par l’expérience, s’appelle une idée a priori.

Essayons de remonter plus loin et voyons comment nous est donnée cette idée a priori ?

C’est que nous avons une idée plus générale, inséparable de la nature de notre intelligence, qui est celle d’espace. Cette espace nous entoure ; il est donc distinct du moi. Mais cet espace, tant que nous n’avons encore éprouvé aucune sensation, n’existe que virtuellement. Dès qu’une sensation est éprouvée, nous l’objectivons spontanément et nous situons sa cause dans l’espace. C’est ainsi que naît l’idée d’extériorité.

Mais si c’est spontanément que nous formons l’idée d’extériorité, c’est seulement par l’expérience que nous introduisons dans le désordre primitif l’ordre que nous concevons aujourd’hui ; et cela, en faisant un objet de la cause des sensations possibles qui se reproduisent toujours ensemble. Si la théorie de Stuart Mill est fausse en ce qui concerne l’origine première de l’idée d’extériorité, elle est vraie en la restreignant, à la mise en ordre des sensations éprouvées et objectivées spontanément par le moi.

Leçon 13
Perception extérieure : De l’objectivité de l’idée d’extériorité

1 — Le monde extérieur existe-t-il ?

Nous savons maintenant d’où nous vient l’idée d’extériorité. Il semble donc que nous soyons en mesure de décider maintenant si elle correspond ou non à des objets réels situés en dehors de nous. Elle nous est donnée dans l’idée d’espace ; la question pourrait donc se ramener à celle-ci : l’idée d’espace correspond-elle à une réalité objective ? Mais nous ne pouvons encore trancher cette question. Elle revient à se demander si les choses sont réellement dans l’espace. Mais pour cela, il faudrait avoir décidé auparavant s’il y a des choses, et c’est cela même que nous cherchons. La question de l’objectivité de l’idée d’espace n’est qu’une partie d’une autre question plus complexe que nous étudierons plus tard : cette question est de savoir si les lois de l’esprit sont les lois des choses.

Il faut donc procéder autrement pour savoir s’il existe réellement quelque chose en dehors du moi. Nous nous servirons pour cela d’une méthode inductive. Nous avons une sensation : il faut en déterminer la cause. Une fois cette cause déterminée si elle est en nous, nous conclurons à la non-existence du non-moi ; si elle est hors de nous, nous déciderons que le monde extérieur existe.

 

Comment détermine-t-on la cause d’un phénomène ? Voici une première manière de procéder, qui nous est offerte par la logique. Soient deux phénomènes, A et B. Si toutes les fois que A se produit, B se produit également, il y a une très forte présomption que A est la cause de B. Inversement, si A se produit régulièrement sans que B se produise, il y a très forte présomption que A n’est pas la cause de B. Cette présomption devient une certitude si l’on établit que rien n’empêcherait A de produire son effet.

Appliquons ce principe à l’étude qui nous occupe. Je suis dans une salle. Mon moi est formé de souvenirs, d’émotions, de passions, de sensations. Je désigne par A B C ces divers états de conscience. Tout à coup, un son D se produit. Voilà une nouvelle sensation : quelle en est la cause ?

Elle n’est pas en moi. Mais peut-être un obstacle les empêchait-il de faire leur effet ? Si cet obstacle existait, il était en moi ou en dehors de moi. Or, il n’était pas en moi, car il n’aurait pu être qu’un des états de conscience A B C et ces états de conscience ont persisté après que D s’est produit.

L’empêchement n’aurait donc pu venir que du dehors. Que le phénomène D ait été produit par une cause extérieure, ou empêché un certain temps par une cause extérieure, il n’en est pas moins démontré qu’il y a quelque chose d’extérieur à nous.

 

Voici une autre méthode que l’on peut également employer pour cette démonstration.

Si un phénomène B se produit sans être précédé par un autre phénomène A, A n’est pas la cause de B.

Appliquons ce principe : J’entre dans une salle ; mon moi étant alors composé d’états de conscience divers A, B, C j’éprouve la sensation de cette salle que je désigne par D.

Au bout d’un certain temps je reviens dans cette salle, je suppose que rien n’y ait été changé. Mon moi est alors composé des états de conscience A1, B1, C1. J’entre et j’ai la sensation D.

La cause de D est-elle en moi ou m’est-elle extérieure ?

Elle n’est pas en moi, car elle devrait être dans la première expérience A, ou B, ou C. Mais aucun de ces états de conscience n’existe plus dans la seconde expérience où D se produit pourtant. Aucun d’eux n’est donc la cause de D.

La cause de D est donc extérieure.

Les deux méthodes employées nous amènent à un même but résultant : l’objectivité du monde extérieur est démontrée.

2 — De la nature du monde extérieur

Nous savons maintenant que le monde extérieur est. Mais on peut se demander ce qu’il est. Est-il tel que nous le percevons ? Est-il différent ? Voilà ce qui nous reste à examiner. C’est par les sens que nous percevons ce monde extérieur. Voyons donc si nos sensations diverses correspondent à des qualités naturellement inhérentes à la matière.

Or les qualités de la matière qui nous font connaître nos sensations peuvent être distribuées en deux classes bien distinctes.

Les unes n’appartiennent pas à tous les corps. On peut concevoir les corps indépendants d’elles. Enfin, elles ne sont que des formes d’autres propriétés de la matière. On appelle ces qualités, qualités secondes. Ce sont la chaleur, la couleur, le goût, l’odeur, etc. En effet, il y a des corps qui ne sont pas sapides, pas odorants. On conçoit très bien un corps sans y faire entrer l’idée de couleur ou de chaleur. Enfin la science démontre que le son, la couleur ne sont que des variétés du mouvement. On en dirait autant des autres qualités secondes.

Les autres qualités, dites qualités premières, ont les caractères inverses. Elles appartiennent à tous les corps. On ne peut concevoir un corps sans elles. Enfin on peut leur ramener les qualités secondes, alors qu’elles-mêmes sont inéluctables.

On ne compte que deux qualités premières, l’étendue et le mouvement. Tout corps est étendu et mobile. On ne peut concevoir un corps qui ne soit pas étendu ou qui ne puisse pas se mouvoir.

Cette distinction nous permet, sans préjuger de la nature du monde extérieur, de dire au moins ce qu’il n’est pas. Les qualités secondes ne sont que des apparences des formes des qualités premières, différentes uniquement par l’intervention des sens. Il ne reste donc plus à la matière que les qualités premières, et l’on arrive à cette définition provisoire :

La matière est une étendue susceptible de se mouvoir.

Mais rien ne prouve jusqu’à présent que les qualités premières appartiennent réellement au corps, et ne soient pas de simples apparences. Il faut donc examiner ce qu’il y a d’objectif dans ces idées.

Nous allons voir, que l’idée d’étendue implique contradiction. Pour cela, nous nous baserons sur ce principe : Un tout composé de parties peut toujours être nombré, ou du moins est conçu comme pouvant être nombré à l’aide de moyens plus puissants que ceux dont nous disposons.

Or l’étendue est continue, et tout ce qui est continu peut être divisé en parties semblables entre elles. Il faudra donc pouvoir nombrer l’étendue ; sinon, il y aura contradiction.

Nous allons faire voir que l’étendue ne peut être divisée ni en un nombre de parties fini, ni en un nombre infini.

L’étendue ne peut être divisible en un nombre fini de parties. En effet, quelque nombre qu’on ait trouvé de ces parties, chacune d’elles sera étendue et pourra être ainsi indéfiniment divisée.

Elle ne peut être divisée en un nombre infini de parties. En effet la notion de nombre infini implique contradiction ; par définition même, un nombre est susceptible d’être augmenté ou diminué indéfiniment. L’infini a le caractère opposé ; il est fixe. On ne peut l’augmenter ni le diminuer. Nombre infini ne signifie donc rien.

On parle pourtant d’infini en mathématiques. Mais ce n’est là qu’un symbole. On dit qu’un polygone régulier inscrit d’un nombre de côtés infini est égal à la circonférence. Cela signifie seulement qu’en augmentant le nombre des côtés d’un polygone, la différence de son périmètre décroît constamment, et qu’on pourra par conséquent, rendre cette différence aussi petite qu’on voudra. C’est ce symbole qui permet d’appliquer à la circonférence les lois du polygone, au cône celles de la pyramide. Mais il n’y faut voir qu’un symbole.

Quand on écrit que la progression [équation] égale à l’infini l’unité, cela ne veut pas dire qu’il viendra un moment où en faisant la somme on trouvera 1 ; mais seulement que plus on prolonge la série donnée, plus sa différence avec l’unité est faible. Il faut donc admettre que le nombre infini n’existant pas réellement, l’étendue ne saurait être divisée en un nombre de parties infini.

Mais il est une division possible de l’étendue. C’est la division en un nombre indéfini de parties. Mais par suite de la définition de la division en parties indéfinies, on ne pourra à aucun moment compter le nombre de ces parties. Or, comme nous avons établi que tout ce qui est ensemble pourrait être nombré, et d’autre part que l’étendue était un ensemble de parties d’étendues, nous avons :

D’une part : Il est impossible de nombrer l’étendue.

De l’autre : L’étendue est nombrable.

Il y a contradiction, et l’idée d’étendue doit être rejetée comme n’étant qu’une apparence trompeuse.

Les corps ne seront donc pas étendus. D’autre part, ils sont divisibles. C’est qu’alors ils sont divisibles en parties inétendues.

De plus, le nombre de ces parties ne sera pas infini : nous avons fait voir que nombre infini impliquait contradiction. Le nombre ne sera pas indéfini : La loi du nombre ne le permet pas. Ce nombre ne pourra donc être que fini. Les corps sont donc divisibles en un nombre fini d’éléments inétendus et distincts.

On peut remarquer que la physique et la chimie sans spéculer sur la nature des corps, reconnaissent qu’ils sont formés d’un nombre fini de parties inétendues, que ces sciences nomment les atomes.

Examinons maintenant comment nous pourrons nous faire une idée de ces éléments inétendus des corps. Ils sont des êtres. On ne peut dès lors les concevoir que par analogie avec le seul être que nous connaissons, qui est le moi. Voyons donc ce que nous sommes. Nous sommes une force qui a conscience d’elle-même, qui se meut elle-même : vis sui consciea sui motria. La force que nous sommes est donnée en outre de sensibilité et d’intelligence. Il est évident qu’aucun des phénomènes que nous connaissons ne nous autorise à attribuer aux êtres que nous étudions ces deux qualités de notre moi. Reste donc seulement l’activité.

Nous pouvons donc nous représenter les éléments des corps comme semblables à ce que serait notre âme si elle avait en moins la sensibilité de l’intelligence, comme une force inconsciente. Ce sont ces forces qui limitent, qui repoussent la force qui est le moi. C’est par cela même que cette dernière force les reconnaît pour semblables à elle-même.

Nous connaissons donc maintenant la nature des corps. Ils sont formés d’un nombre fini de forces élémentaires.

L’étendue et le mouvement ne sont donc que des apparences. Pour l’étendue, c’est démontré. Pour le mouvement nous remarquons que, étant par définition un changement dans l’étendue, il n’existe plus que comme une simple apparence du moment que l’étendue n’a pas de réalité objective. La seule chose réelle est la force, des forces semblables à celle que nous sommes et qui n’ont pas besoin de l’étendue pour agir. Notre volonté peut agir sur notre intelligence. Cela se passe en dehors de l’étendue. Il en est de même du monde extérieur.

Voyons maintenant quelles sont les différentes théories faites sur le monde extérieur. On trouve d’abord deux grandes branches, l’idéalisme et le réalisme. L’idéalisme conclut à la non-objectivité du monde extérieur. Le réalisme l’accepte au contraire comme existant réellement. Notre doctrine est donc une doctrine réaliste.

Mais il y a différentes sortes de réalisme.

On peut se représenter le monde extérieur comme formé de parties d’étendue en mouvement : c’est là le mécanisme ou le dynamisme ; théorie de Descartes.

On peut se le représenter comme composé d’êtres semblables à nous, chez qui la conscience est presque entièrement éteinte. Le réalisme s’appelle alors spiritualisme.

D’après cette doctrine, que nous avons acceptée, il n’y a pas dans la nature de brusque solution de continuité ; depuis l’esprit parfait jusqu’à la matière inorganique, tout est esprit, tout est force. Il n’y a qu’une question de degré dans la conscience.

Quant à l’étendue, au mouvement, aux qualités premières et secondes, ce ne sont que des apparences dues uniquement à la déformation subie par les choses quand elles arrivent jusqu’à nous par l’intermédiaire des sens.

Toutes ces propriétés mortes, inertes, n’existent pas. Tout dans la nature est vivant, est animé.

Cette doctrine a ses fondements chez Aristote. Mais le plus grand génie qui y ait attaché son nom est Leibniz.

La matière est une abstraction :

On remarquera que les animaux n’ont aucun moyen de se représenter un être non vivant ; ils ne connaissent qu’eux-mêmes et par eux tout le reste. On sait que les enfants personnifient tout : le feu, la cheminée, la voiture..

La conception scientifique d’une matière inerte [illisible] du Lewes ne s’obtient que par une longue éducation qui unit l’esprit capable d’abstraire ; très certainement les animaux et les sauvages n’y atteignent jamais (The Physical Basis of Mind, 308).

Espinas, Sociétés animales, p. 413.

Leçon 15
La conscience : Des conditions de la conscience

La conscience est la faculté qui nous fait connaître les phénomènes intérieurs. Examinons comme pour les phénomènes de la perception extérieure quelles sont les conditions de la perception intérieure.

Il faut d’abord qu’il se produise une modification du moi. Tout phénomène est une connaissance. Pour qu’il y ait connaissance, il faut qu’il y ait quelque chose à connaître. Ce quelque chose est la modification psychique. C’est là l’objet de la connaissance par la conscience. C’est ce qui correspond à la première condition de la perception extérieure.

Il faut en outre un sujet de cette connaissance. Ce sujet est le moi. La seconde condition de la perception intérieure sera donc l’intervention du moi, car le moi seul connaît. Nous retrouvons donc dans la conscience toutes les conditions de la perception extérieure, sauf la nécessité d’un sens servant d’intermédiaire entre l’objet et le sujet. Telles sont les conditions de la perception intérieure.

On a dit que certains de nos phénomènes intérieurs ne présentaient pas toutes les conditions requises et ne pouvaient dès lors être observés par la conscience. Leibniz le premier a attiré sur ce point l’attention des philosophes. Le monde intérieur se composait selon lui de perceptions et d’aperceptions. Les derniers de ces phénomènes avaient seul le privilège d’être pleinement conscients. Cette idée de Leibniz a fait fortune. Une doctrine entière s’est formée de nos jours en l’ayant pour base. Les deux plus libres représentants en sont Schopenhauer : Le monde comme volonté et représentation, et Hartmann : Philosophie de l’inconscient.

Il y a en effet dans le monde intérieur des phénomènes cités de tout temps par les partisans de la théorie de l’inconscient qui sont l’objet d’une conscience très faible ou nulle. En voici quelques exemples.

En se promenant sur le bord de la mer, on n’entend pas les bruits élémentaires formés par les chocs de chaque molécule d’eau contre les autres ou contre la plage. Nous n’entendons que le bruit total. Mais pour que ce résultat se produise, il faut que le moi ait subi une modification. Cette modification est la somme des modifications élémentaires. Ces modifications élémentaires se produisent donc, et nous ne les percevons pas. Voilà un premier phénomène psychique inconscient.

Sous l’influence de l’habitude, certains phénomènes d’abord conscients, deviennent inconscients. Il en est ainsi, par exemple, des mouvements nerveux qu’on appelle des tics. Le meunier n’entend plus le bruit de son moulin. Si le bruit cesse, il s’en aperçoit, preuve qu’il percevait le bruit sans en avoir conscience.

Une grande passion peut produire le même résultat. Un soldat blessé, au milieu du combat, ne sent sa blessure que la bataille une fois terminée. La douleur s’est pourtant produite, a été perçue, mais inconsciemment. Si l’on est la proie d’une idée fixe on voit les objets placés devant les yeux, mais on n’a pas conscience de cette perception. Et la preuve qu’elle a cependant réellement lieu, c’est que si un mouvement vient à se produire, on s’en aperçoit immédiatement et l’on a alors conscience de cette perception.

En outre, il arrive qu’en ayant donné à notre réflexion une impulsion consciente, le mouvement de l’intelligence continue inconsciemment. On cherche une citation qu’on retrouve pas. On cesse d’y songer. Au bout de quelque temps elle se représente comme d’elle-même à l’esprit. Il y a donc eu travail inconscient. Il se produit la même chose pour la solution d’un problème que l’on ne peut trouver.

Eduard de Hartmann a systématisé tous les faits qui établissent l’existence de phénomènes inconscients. Il a montré que la mémoire supposait l’inconscience, car la modification psychique qui devient consciente au moment du souvenir existait inconsciemment auparavant. Il a fait voir que l’instinct témoigne aussi manifestement de l’existence de phénomènes inconscients. En effet, si l’instinct était conscient, il supposerait chez les animaux un sens de prévision infiniment plus développé que celui des hommes. Si c’était consciemment que l’abeille bâtit les cellules destinées à recevoir son miel, il faudrait croire qu’elle sait la géométrie. On pourrait en dire autant des inexplicables instincts de la plupart des animaux.

Hartmann conclut de là que le fond du moi est formé par les phénomènes inconscients, et que les phénomènes conscients n’en sont que les conséquences. Le monde du conscient a ses racines dans le monde de l’inconscient. C’est seulement par illusion que le vulgaire place tout le moi dans le conscient. On croit avoir une fin, un but, une volonté personnelle, et l’on n’est qu’un instrument dans la main de l’Inconscient. Nous retrouvons ici les tendances pessimistes du système de Hartmann. Il faudrait donc ou se laisser tromper pour être heureux, ou se résigner à être malheureux si l’on veut se rendre compte de la vraie nature des choses.

Laissant de côté les tristes conséquences métaphysiques et morales de la doctrine de Hartmann, on peut facilement faire voir que ce système ne repose pas sur une base bien solide. Il n’est pas démontré par les exemples donnés qu’il y ait des phénomènes absolument inconscients. Tous s’expliquent aussi bien dans le cas d’une conscience extrêmement faible que dans celui d’une conscience absolument nulle. D’ailleurs, comment rentreraient-ils dans le moi conscient s’ils en étaient absolument sortis ?

Cette réfutation s’appuie même sur des faits. Dans certains cas, on se souvient en réfléchissant ensuite de ce travail lent dont on n’avait pas conscience quand il se produisait. Prenons l’exemple d’une citation ou d’une solution que l’esprit cherche inconsciemment. Jusqu’au moment où elle est trouvée, l’esprit ressent une certaine tension, une certaine fatigue qu’il n’attribue à rien de précis, mais qui prouve bien que l’on a une certaine conscience de cette réflexion prétendue inconsciente.

En outre, comment se représenter un phénomène psychique inconscient ? il y a contradiction. Un adage latin nous dit : Intelligere nil abud est quam sentire se intelligere. Que deviendrait un phénomène psychique qui sortirait de la conscience, et comment y rentrerait-il une fois sorti ? Supposer qu’une partie de l’âme est soustraite au regard de la conscience est donc arbitraire et nous pouvons conclure contre de Hartmann qu’il n’y a pas dans la vie psychologique d’inconscience absolue.

Leçon 16
La conscience : De l’origine de l’idée du moi

Tous les philosophes s’accordent pour assigner comme objet à la conscience la connaissance des phénomènes psychologiques. Mais la conscience ne nous fait-elle connaître que ces seuls phénomènes ? C’est ce qui nous reste à examiner.

Dans l’état actuel, la conscience nous fait encore voir un être, le moi qui s’affirme sans cesse et auquel nous rapportons tous ces phénomènes. Le pronom Je ou Moi exprimé ou sous-entendu, est le sujet de toutes nos phrases. « Il fait chaud » veut dire j’éprouve une sensation de chaleur. « Le monde extérieur existe » veut dire : « Je tiens le monde extérieur pour existant. » Le moi nous apparaît donc comme le centre auquel viennent aboutir tous nos états de conscience. C’est lui qui fait l’unité de notre vie intérieure. Actuellement, cette idée est bien établie en nous. Il nous reste à voir si cette idée est une invention, une construction de notre esprit, ou si elle nous est donnée par la conscience. Nous abordons ici une question tout à fait analogue à celle que nous avons traitée sous le titre de : Origine de l’idée d’extériorité. Nous allons donc employer pour étudier l’origine de l’idée de moi la même méthode qui nous a déjà servi.

Toute idée est construite ou donnée. L’idée du moi est-elle construite ? Parmi les matériaux qui peuvent servir à cela, nous ne voyons que les états de conscience. La méthode consisterait donc à dégager des états de conscience un ou plusieurs caractères communs ayant quelque analogie avec ce qui constitue aujourd’hui l’idée du moi. Cette idée pourrait-on dire alors, s’est formée par généralisation comme l’idée de la pesanteur.

Entre tous les philosophes qui ont engagé cette genèse, M. Taine est celui qui a produit la plus parfaite et la plus systématique. Voici selon lui comment se construit l’idée de moi :

Nos états de conscience peuvent être repartis en deux catégories. Les uns se rapportent à quelque chose d’extérieur à eux. On les nomme perceptions ou sensations extérieures. D’autres, les émotions par exemple, ne supposent rien en dehors d’eux.

Par rapport à ces derniers, les perceptions nous apparaissent comme extérieures. Les seconds, par rapport aux perceptions, ont donc tous cette propriété commune d’être en dedans. L’idée de dedans implique nécessairement l’idée d’un contenant. C’est ce contenant fictif que nous nommons le moi.

Ce raisonnement repose tout entier sur l’identification des deux idées de moi et de dedans. Cette identification est-elle légitime ? Le moi ne nous apparaît-il pas plutôt comme un centre, un point de convergence où viennent se centraliser tous les états de conscience plutôt qu’une enceinte les comprenant ? Prenons des comparaisons dans la géométrie. L’idée de dedans représenterait assez bien une sphère, l’idée de moi le centre de cette sphère. Les rayons représentant alors les états de conscience, sont enfermés dans la sphère et convergent au moi. Entre la sphère et son centre, entre l’idée de dedans et celle de moi, il y a de grands rapports ; mais on ne peut faire de leur identification la base d’un raisonnement.

Examinons maintenant le raisonnement de M. Taine. La prémisse suppose des états de conscience donnés en dehors du moi. Est-ce possible ? Tout état de conscience est une connaissance, et toute connaissance veut un sujet et un objet. Supprimez le sujet, il ne reste rien. Or le sujet dans le cas présent est le moi. Supprimez-le, il n’y a plus d’états de conscience.

Condillac, pour montrer comment la perception extérieure forme toute la connaissance, imagine une statue dont il ouvre un à un tous les sens. Le premier ouvert est l’odorat. Une rose est approchée de la statue, et celle-ci, dit Condillac, perçoit l’odeur de rose. La statue ne pourra sentir que si elle s’est d’abord posée indépendante de cette odeur, et ne sentira la modification odorante apportée à son moi que si elle a conscience de son moi en dehors de ce phénomène. Sinon, il est impossible qu’il y ait sensation.

Le moi est donc l’antécédent indispensable de tout état de conscience. Les états de conscience inconscients qu’admet M. Taine au début de son raisonnement impliquent contradiction.

Mais, objectent les positivistes, nous n’admettons point l’inconscience des états de conscience. Chacun d’eux est conscient par lui-même et votre raisonnement ne saurait attaquer celui de M. Taine puisque vous démontrez seulement qu’un phénomène de ce genre ne peut être inconscient et n’existe que quand il a reçu la conscience, ce qui, selon vous, le moi seul peut lui donner.

Mais en donnant ainsi sa conscience particulière à chacun de ces états de conscience, les positivistes ne font que multiplier la difficulté. Chacun d’eux aurait alors son moi distinct et la même question se poserait encore : Comment ont-ils une idée de moi ?

L’idée de moi ne peut donc pas être construite. Elle est donc donnée. Comment nous est-elle donnée ?

Ici au contraire de la perception extérieure, l’idée cherchée est en nous, est nous. Il n’y a pas entre elle et nous l’abîme qui sépare de nous le monde extérieur. Il n’y a pas les différents milieux qui le déforment en nous le présentant. Nous l’apercevons directement par l’œil de la conscience. En même temps que le phénomène, la conscience nous fait connaître le moi. L’idée de moi est donnée distinctement dans la conscience.

Le moi existe-t-il ? Telle serait la question analogue à celle que nous nous sommes proposée après avoir montré comment nous était donnée l’idée d’extériorité. Mais ici, l’expérience même nous prouve que le moi existe. Nous le voyons, nous ne pouvons pas supposer sa non-existence. Il est donc prouvé que le moi existe par le fait même de l’idée que nous en avons.

Leçon 17
La conscience : De la nature du moi

Nous savons que le moi existe. Qu’est-il ? C’est ce qui nous reste à voir. Nous retrouvons ici, comme question préalable, une théorie que nous avons déjà examinée à un autre point de vue. Il s’agit de savoir si, comme le prétendent certains philosophes, il y a en nous, outre le moi, quelque chose de distinct du corps, si, de quelque façon, le monde intérieur déborde le monde que nous montre la conscience, si l’âme en un mot est plus grande que le moi.

Telle est, par exemple, l’opinion de Maine de Biran. Pour lui, il y a sous le moi une autre réalité qui sert de substratum à la réalité consciente. Par opposition au moi actif, il nomme cette autre partie de nous substance. Victor Cousin croyait également qu’il y avait en dehors du moi quelque chose qui échappait à la conscience et dont le raisonnement seul indiquait l’existence.

Cette théorie est déjà réfutée par ce que nous avons dit de M. de Hartmann et de la Philosophie de l’inconscient 6. Il ne peut y avoir de faits psychiques inconscients. Ce concept d’ailleurs est vague, vide, indéterminé. Quelle est la nature de cet être inconscient ? Par définition même, il n’est pas actif, car il donnerait alors naissance à des phénomènes qui tous tomberaient sous l’observation de la conscience, ce qui n’est pas. N’ayant pas d’action, il ne serait que le fondement des actions du moi. Le seul rôle que lui donne de Biran est de servir de support au moi. Mais on ne peut se représenter un pareil être. Le concept de la substance est donc absolument vide de sens précis.

Hors de que nous donne la conscience, il n’y a donc rien. Les limites de l’âme et du moi coïncident exactement.

Ceci établi, voyons quelle est la nature du moi. C’est à la fois la conscience et le raisonnement qui vont nous en montrer les qualités essentielles.

Le moi a trois attributs naturels :

1. L’unité. Le moi est un. Cela veut dire qu’il est indivisible, ne comporte pas de parties. C’est ce que nous atteste l’observation immédiate par la conscience. C’est aussi ce que confirme le raisonnement. Il est certain que nous avons l’idée d’unité. Cette idée nous vient ou de l’extérieur ou de l’intérieur. Elle ne peut venir de l’extérieur, où tout est multiple et est perçu par nous comme indéfiniment divisible. L’idée d’unité ne nous vient pas du monde extérieur : nous la tirons donc de nous-mêmes.

2. L’identité. Malgré tous les changements qui peuvent survenir, le moi est et se sent identique à lui-même. Le raisonnement est le même que pour l’unité. Dans le monde extérieur, tout change, rien ne reste longtemps identique à soi-même. Ce ne peut donc être que de nous-mêmes que nous tirons l’idée de l’identité. Cette idée d’identité est en outre une des conditions nécessaires de la mémoire7.

3. La causalité. Le moi est une cause. Nous sentons que c’est nous qui causons nos actions. Nous pouvons voir l’action sortir, pour ainsi dire, de notre volonté. Nous savons en outre ce que c’est qu’une cause. D’où nous viendrait cette idée, sinon de la connaissance que nous avons de la cause que nous sommes ? Le monde extérieur nous fait voir uniquement des phénomènes, se succédant les uns aux autres. De cause, on n’en perçoit pas. On dit bien que le mouvement cause de la chaleur. Cela signifie seulement que nous voyons toujours le mouvement précède la chaleur. Mais c’est en nous seulement que nous apercevons une cause produisant son effet. L’idée de cause est donc prise dans le moi.

 

Un être ayant l’unité, l’identité, la causalité, est ce qu’on nomme une personne. Pour qu’un être soit une personne il faut d’abord, c’est évident, qu’il soit un et identique. Il faut de plus que les actions qu’il produit émanent de lui et rien que de lui. En effet, c’est là ce qui distingue la personne de la chose. Cette dernière n’agit que si un choc vient la mettre en mouvement. La personne au contraire a pour qualité propre de tirer son action d’elle-même. Tous les hommes sont au même degré uns et identiques. Mais tous ne sont pas au même degré cause de leurs actions. Il est vrai de dire que chez aucun la causalité n’est nulle. Mais il en est qui ont plus ou moins de volonté. Les uns ne font rien qu’ils n’aient voulu. Les autres ne sont que des instruments entre les mains des personnes ou des choses avoisinantes. Ils ne font rien que par une impulsion étrangère. Leurs actions ne sont que l’écho du monde extérieur.

Tous les moi ne sont donc pas personnes au même degré. Tous le sont, mais il y a des différences telles qu’elles doivent être remarquées.

L’étude de la conscience est maintenant terminée. Nous avons vu ses conditions, son objet ; nous avons critiqué l’objectivité des idées qu’elles nous fournissaient. Nous sommes donc en même de résoudre la question suivante.

La conscience est-elle ou non une faculté distincte ?

Ceux qui résolvent négativement cette question appuient leur opinion de cet argument. L’objet de la conscience se confond avec celui de toutes les autres facultés, puisque cet objet se compose des états de conscience de l’intelligence, de la mémoire, de la volonté, de la sensibilité. Nous ne lui devons donc pas d’idée qui vienne d’elle et d’elle seule.

Il en serait ainsi si la conscience ne nous montrait que des phénomènes. Mais nous l’avons vu, elle nous fait connaître de plus le moi et ses attributs. Voilà donc des idées que seule la conscience nous donne. Elle a donc son domaine propre et distinct, et nous donne des idées que nous n’aurions pas sans elle. Elle est donc une faculté distincte.

La conscience jointe à la perception extérieure donne l’expérience. Ces deux facultés sont nommées facultés expérimentales. Nous allons examiner plus tard si l’expérience suffit à expliquer toutes nous connaissances.

Leçon 18
La raison : Définition de la raison

Les deux facultés que nous venons d’examiner, la perception extérieure et la conscience, forment l’expérience. l’expérience suffit-elle à tout expliquer, ou est-il nécessaire d’admettre chez nous d’autres facultés, c’est ce que nous allons examiner.

Pour cela déterminons les caractères des jugements donnés par l’expérience. Si nous trouvons en nous des jugements dont les caractères soient irréductibles aux premiers, nous en conclurons qu’il y a en nous une autre faculté.

Le caractère des jugements dus à l’expérience est d’être contingents, c’est-à-dire tels que l’esprit puisse concevoir le jugement contradictoire.

Prenons un exemple dans la perception extérieure. C’est une vérité presque universellement admise que les corps tombent suivant la verticale. Nous concevons très bien cependant qu’ils puissent suivre une autre direction. Épicure suppose même que primitivement, les atomes suivaient une direction régulièrement oblique. Le jugement énoncé est donc contingent.

Prenons un autre exemple. Je dis : « L’homme est un être sensible. » Nous admettons cela, mais nous concevons un être qui aurait toutes les autres facultés de l’homme, la seule sensibilité exceptée. Ce jugement est donc également contingent.

Prenons tous les jugements dus à l’expérience. Tous, nous les trouverons contingents. Et comment en serait-il autrement ? Qui pourrait donc nous empêcher de concevoir la proposition contradictoire ? Les jugements formés sous l’influence des faits ne lient aucunement l’esprit. Il reste indépendant, et conçoit facilement qu’ils se puissent produire autrement qu’ils ne le font.

Voici maintenant une autre vérité : « Tout phénomène a une cause. » La contradictoire, dans ce cas-ci, est inconcevable. La proposition, dans ce cas, est dite nécessaire. Voilà donc un jugement présentant le caractère opposé à celui des jugements donnés par l’expérience. Il faut donc qu’il y ait une faculté donnant les jugements de ce genre ; nous l’appelons raison.

Quelquefois, les jugements de cette forme ont été dits universels au lieu de nécessaires. Cela est moins bon. Il peut se trouver un jugement expérimental qui soit adopté universellement ; on doit toutefois reconnaître que si l’esprit humain ne peut se représenter la contradictoire, la proposition forcément sera universellement admise. Néanmoins, à cause de la difficulté signalée plus haut, nous admettrons purement et simplement la première expression et nous dirons :

La raison est la faculté qui nous donne les vérités nécessaires.

Mais comment y a-t-il des vérités nécessaires ? Nous venons de dire que les propositions nécessaires sont les vérités telles que la contradictoire soit inconcevable. On peut dire encore : C’est un jugement tel que l’on ne puisse en séparer les termes.

D’où vient cette impossibilité ? De ce que les deux termes ne nous sont jamais présentés l’un sans l’autre dans l’expérience ? Ce n’est pas assez — l’expérience ne nous ôte pas la liberté de concevoir la contradictoire. Si cette impossibilité ne nous vient pas des choses, c’est qu’elle est inhérente à la nature même de l’esprit.

S’il y a des vérités nécessaires, c’est donc qu’il y a des jugements que par sa nature, l’esprit ne peut pas concevoir, qu’il y a antagonisme entre eux et la forme de notre esprit, tandis que certains autres, contradictoires des premiers, dérivent de la nature même de l’esprit.

Or, ce qui dérive de la nature d’un être, c’est ce qu’on nomme les lois de cet être. Les jugements nécessaires ne sont donc que les lois de notre esprit, et l’on dit :

La raison est l’ensemble des lois de l’esprit.

Puisque l’esprit a une nature et des lois déterminées, et que le monde extérieur a également une nature et des lois, les choses ne seront connues du moi que si elles sont en harmonie avec les lois de notre esprit. Or la connaissance des choses par le moi c’est l’expérience.

On peut dire encore que ces jugements nécessaires et dérivant de la nature même de l’esprit nous sont donnés a priori. On a dit quelquefois qu’ils étaient innés. Il ne faut pas donner à ce mot le sens de : existant avant toute expérience. Il n’y a pas d’idées toutes faites, gravées dans notre esprit antérieurement à l’expérience. Avant elle, il n’y a rien. L’innéité comprise ainsi est un mot vide de sens.

Mais, dès que l’expérience commence, l’esprit agit forcément suivant ses lois. Dès qu’il pense, il rapporte nécessairement les phénomènes à des causes. Les vérités nécessaires sont à l’esprit ce que la pesanteur est aux corps. C’est une propriété découlant de sa nature même et l’exprimant.

Cette façon d’entendre la raison a parfois été combattue. Pour certains philosophes, les vérités nécessaires sont dues à l’action exercée sur notre esprit par un monde supra expérimental avec lequel nous aurions certaines relations plus ou moins mystérieuses. Platon est un des représentants de cette doctrine. Le [mot grec] ne fait, dit-il, que réfléchir le monde des idées. La raison, dans ce cas, est impersonnelle. Ce qui donne leur caractère d’universalité aux propositions nécessaires, c’est que toutes les intelligences humaines ne sont qu’un reflet de ce monde idéal qu’il nomme soleil intelligible et avec qui, s’il venait à disparaître, s’évanouirait la raison humaine.

C’est vers cette théorie que semblait pencher Victor Cousin. M. Bouillier, un de ses disciples, a fait un ouvrage dans ce sens : De la raison impersonnelle.

La raison que nous admettons est au contraire, absolument personnelle. Elle ne dépend pas d’une cause extérieure, n’est pas un reflet d’un monde supérieur. C’est seulement l’expression de la nature propre de chacun de nous. Le plus illustre partisan de la raison ainsi comprise est Kant.

Les vérités nécessaires dérivent d’une généralisation d’expérience. Voici comment il faut entendre cette idée :

On obtient les principes rationnels en voyant que l’un des termes disparaissant, l’autre disparaît aussi, preuve qu’il lui est invariablement lié. Cette expérience se fait très rapidement, mais n’en est pas moins nécessaire. L’opération est analogue à celle qui permet de constater que c’est la pesanteur de l’air qui fait monter le mercure dans le tube barométrique : mis sous la machine pneumatique, la pression de l’air cesse et le phénomène cesse. C’est ainsi que nous apprenons leur indissoluble liaison.

Leçon 19
La raison : Les données de la raison

Les principes rationnels

Nous avons vu que les principes rationnels dérivent de la nature même de l’esprit. Si nous parvenions à saisir dans son essence la nature de l’esprit, nous en déduirions toute la suite des principes de la raison. En quoi consiste donc l’essence de l’esprit ? Dans le besoin d’unité, de simplicité. L’esprit est simple, et ne comprend bien que ce qui est simple. Aussi ce que nous saisissons le mieux, ce sont les figures de géométrie car elles ne sont composées que d’espace, et l’espace est homogène. Ce besoin de simplicité est tel que, lorsque l’esprit examinera les choses concrètes, qui sont nécessairement multiples, il devra les voir par un biais qui lui permette de se les représenter comme simples. Sans doute, il ne les simplifiera jamais aussi absolument que des figures de géométrie mais il y introduira du moins une certaine unité, un certain ordre. Les lois de l’esprit, puisqu’elles en expriment la nature, ont donc pour but de nous représenter les choses dans un certain ordre avec une certaine unité. Nous ne voulons pas trancher la question de savoir si l’ordre exigé par l’esprit existe réellement dans les choses. Nous établissons seulement que cet ordre est exigé par la nature de l’esprit.

Les principes rationnels servent donc à mettre de l’ordre dans la connaissance. Sans avoir la prétention d’arriver à une déduction absolument mathématique des vérités nécessaires, nous allons essayer d’obtenir aussi régulièrement que possible les divers principes rationnels.

Ce qui est donné est multiple, et l’esprit veut y mettre de l’ordre. Pour cela, il faut d’abord que tous les termes de cette multiplicité donnée dans l’expérience reçoivent une sorte d’ordre extérieur, c’est-à-dire que suivant leur nature ils soient localisés dans des milieux différents. Or, il y a deux grandes espèces de connaissances expérimentales, les intérieures et les extérieures. Nous devons donc localiser chacune de ces deux espèces d’états de conscience dans des milieux différents. Le milieu dans lequel nous situons les connaissances données par les sens, c’est l’espace. Celui dans lequel nous situons les connaissances données par la conscience, c’est le temps.

Donc, dès que commence l’expérience, l’esprit répartit les phénomènes en deux groupes qu’il projette l’un dans l’espace et l’autre dans le temps ; dès qu’il pensera, il pensera les phénomènes psychologiques comme durant et les phénomènes extérieurs comme coexistant.

D’où se déduisent les deux principes rationnels suivants : Tous les états de conscience sont dans le temps, tous les phénomènes donnés par la sensation sont dans l’espace.

Mais ce premier ordre, tout extérieur ne peut suffire. Il faut qu’entre les choses, l’esprit conçoive un ordre supérieur. Entre les choses enfermées dans chacune de ces catégories, il y a certaines relations. L’esprit est en effet nécessairement amené à concevoir les phénomènes comme les modifications d’un être, d’une réalité indépendante de l’intelligence existant par elle-même et qu’on appelle la substance. D’où le principe rationnel suivant : Tous les phénomènes sont des modifications d’une substance.

Voilà donc un second classement déjà plus complet. L’esprit forme alors, parmi les divers phénomènes des groupes au centre desquels est un être. Mais quels sont les rapports des phénomènes entre eux ?

Il est nécessaire qu’ils soient dans un ordre déterminé. L’esprit en effet ne peut concevoir un phénomène sans supposer un autre phénomène comme condition du premier. On nomme le premier cause, le second effet. D’où le principe rationnel : Tout phénomène a une cause. Nous ne disons pas : tout effet a une cause. Ce serait trop évident. Mais l’idée de phénomène n’implique pas l’idée de cause comme ferait le mot effet. C’est sous l’influence du principe de causalité que nous nous représentons le monde comme composé d’immenses séries de phénomènes où chaque terme est effet d’un côté, cause de l’autre.

Mais cet ordre est encore insuffisant. Entre ces diverses séries, il y a des rapports à établir. L’esprit est ainsi amené à se représenter ces séries de phénomènes comme convergeant vers certains points qui en sont la fin, le but commun. D’où le principe rationnel : Tout phénomène ou toute série de phénomènes a une fin. Quand nous pensons le monde sous la forme de la finalité, nous nous le représentons comme formé de systèmes aboutissant à un même centre.

Nous avons donc cinq principes rationnels, grâce auxquels nous connaissons les choses, et que Kant nomme pour cette raison principes constitutifs de l’expérience. Ce sont les principes de temps, d’espace, de substance, de causalité et de finalité.

Ces divers principes constituent notre connaissance. Mais notre connaissance une fois constituée a elle-même ses lois, nos connaissances ayant entre elles certaines relations. D’où l’on tire un nouveau principe nommé par Kant, le principe régulateur de la connaissance. C’est le principe dit d’identité et de contradiction. Il s’énonce ainsi : Tout ce qui est, est ; une chose ne peut pas être au même moment et au même point de vue elle-même et son contraire. Telle est la loi qui détermine les relations de nos connaissances.

Leibniz avait déjà vu qu’il y avait deux sortes de principes dans les vérités nécessaires. Il réunissait ceux que Kant nomme principes constitutifs dans celui de raison suffisante, et mettait en regard le principe d’identité.

N’admettant pas le temps et l’espace comme donnés a priori, il énonçait ainsi le premier des deux principes qu’il admettait : Tout ce qui est a une raison d’être.

Quoi qu’il en soit, il y a deux espèces différentes de principes rationnels ; les uns règlent les acquisitions de connaissances ; les seconds, les connaissances acquises. Ces derniers sont les lois du raisonnement, les fondements de la logique.

Leçon 20
La raison : Les données de la raison (suite)

Les idées rationnelles ou premières

La raison nous est apparue jusqu’ici comme la faculté qui, dès l’origine de l’expérience et sans le secours de cette dernière, unit deux idées données. Il y a lieu de se demander d’où nous viennent les idées que nous unissons dans les jugements rationnels. Tous ont un sujet commun, qui est le phénomène. Il suffit pour cela de se reporter aux définitions déjà données. On pouvait d’ailleurs le prévoir a priori. Les propositions nécessaires ne font qu’exprimer les conditions auxquelles est soumise l’expérience. Chacun d’eux devra donc contenir deux termes : la partie d’expérience dont on parle, et d’autre part, ses conditions. Le type de tous les jugements rationnels est celui-ci : Les phénomènes de telle ou telle espèce sont soumis à telle ou telle condition.

Nous voyons donc que des deux idées qui composent un jugement rationnel, l’une, la première, a une origine qui nous est connue, l’expérience. Mais les autres, d’où nous viennent-elles ? Elles doivent nécessairement se produire en nous indépendamment de l’expérience car sans cela il serait impossible d’y rattacher sans le concours de l’expérience le phénomène donné. Ce sont donc des idées a priori, qu’on appelle encore idées rationnelles ou idées premières. Ce sont les idées de temps, d’espace, de substance, de cause et de fin.

Pour expliquer leur présence dans l’esprit, Kant les conçoit comme des « formes déterminées », des moules dont les phénomènes prennent les formes en étant perçus par nous. L’esprit constate donc simplement cette subsumption et quand il l’a constatée un certain nombre de fois, il en tire un jugement de cette forme : Tous les phénomènes extérieurs sont subsumés sous le concept de l’espace. C’est de là que l’on tire le principe rationnel : Tous les phénomènes extérieurs sont situés dans l’espace. Il faut remarquer que Kant réserve plus spécialement le nom de formes au temps et à l’espace, qu’il nomme formes a priori de la sensibilité. Il nomme les autres idées rationnelles concepts a priori ou catégories de l’entendement.

Examinons successivement les diverses idées rationnelles. Prenons d’abord le temps et l’espace, notions corrélatives. On a quelquefois contesté l’origine a priori de ces idées, et l’on a essayé d’en faire la genèse empirique. La plus remarquable est celle de M. Herbert Spencer. Selon lui, à l’origine de l’expérience, nous n’avons pas l’idée de temps, mais seulement des états de conscience ayant entre eux de certains rapports de position. Les uns sont avant, les autres après. Tous présentent ce caractère. Nous le généralisons. Nous nous représentons d’une manière abstraite les états de conscience comme successifs : c’est ainsi que nous nous formons l’idée de temps, cause de la position relative des états de conscience.

Pour M. Herbert Spencer, l’idée d’espace se construit au moyen de celle de temps. Ce qui définit l’espace est la coexistence. Il faut donc voir comment nous construisons l’idée de coexistence. Je touche un point A. Continuant le mouvement commencé, je touche un point B, puis un troisième point C. Arrivé là je fais le mouvement inverse et je retouche B, puis A. J’ai les mêmes sensations, l’ordre seul en est interverti. Il en résulte que, quand j’étais en B, C et A existaient encore puisque j’ai pu en avoir la sensation quand je suis revenu. J’apprends donc par là que A, B, C coexistent. L’idée de coexistence et celle d’espace qui en dérivent se réduiraient donc à la possibilité d’intervertir l’ordre d’une série d’états de conscience.

Pour réfuter cette théorie, nous ferons d’abord remarquer que l’esprit, s’il n’avait auparavant l’idée de temps ne se représenterait pas les états de conscience comme situés les uns avant ou après les autres. Vouloir se servir de cette idée pour construire l’idée de durée est un cercle vicieux. Ce raisonnement n’a pas de valeur.

Pour ce qui est de la construction de l’idée d’espace rien ne prouve que quand je suis en C, B et A n’ont pas disparu. Et en effet il y a certains états de conscience dont l’ordre peut être interverti sans qu’on en induise une coexistence. Quand j’entends monter et descendre une gamme, par exemple, je ne conclus point à la coexistence des notes émises.

Il faut donc admettre l’origine a priori de ces idées.

On voit là dans quel sens il est vrai de dire que les figures géométriques sont a priori. On a quelquefois soutenu qu’elles n’étaient que des généralisations et des abstractions, formées en prenant les figures données par l’expérience et abstrayant la seule étendue. Ainsi comment se forme l’idée de triangle ? Nous observons dans la nature une foule de triangles : nous en abstrayons un triangle idéal.

Mais cette théorie vient échouer contre le fait suivant. Il n’y a dans une généralisation rien de plus que les choses généralisées. Il n’y a rien de plus dans l’idée d’humanité que dans celle de chaque homme pris en particulier. Si donc les figures géométriques sont une simple généralisation, elles n’auront que les caractères communs des formes réelles des choses. Or elles ont un caractère de plus, la perfection. Il n’existe dans le monde ni un triangle, ni un cercle parfait. Ce caractère de perfection, qui caractérise précisément les figures géométriques, ne saurait donc être obtenu par généralisation.

Voici comment l’esprit construit a priori les figures géométriques. Il a l’espace, limite supérieure, et le point limite inférieure de l’étendue. Le mouvement du point dans l’espace donne les figures géométriques. Les figures géométriques ne sont donc pas données a priori, mais construits par l’activité propre de l’esprit. Les deux seuls facteurs en sont l’idée a priori d’espace et l’activité de l’esprit. C’est pour cela que les sciences mathématiques sont si claires (et que la définition par génération nous paraît la meilleure de toutes). Nous n’en comprenons si bien les objets que parce que c’est nous qui les avons faits tout entiers.

Pour les idées de substance, de finalité et de causalité, il y a des difficultés, communes d’ailleurs à ces trois idées. Maine de Biran et Cousin les font venir de la conscience ; nous-mêmes avons reconnu que c’était dans la conscience seule que nous était donnée l’idée de cause. Pour Maine de Biran, le principe de causalité n’est qu’une généralisation de cette observation intérieure. Il en serait de même de la substance et de la finalité. Pour Victor Cousin, le principe de causalité est bien a priori, mais l’idée de cause nous est donnée expérimentalement. Mais alors on ne se représente pas bien comment le principe peut être a priori alors qu’aucune des idées renfermées par ce principe ne serait a priori.

Comment accorderons-nous cette contradiction ? C’est que ces trois idées, en tant que données par l’expérience et ces mêmes idées, en tant que données par la raison, ne sont pas identiques. La raison par exemple nous oblige à rapporter les phénomènes à quelque chose d’autre qu’eux. Mais ce qu’est cet être la raison ne le dit pas. L’expérience intervient alors et nous donne la représentation concrète de l’idée de substance.

Pour le principe de causalité, la raison nous donne bien l’idée de cause. On la conçoit alors simplement comme l’antécédent nécessaire d’un phénomène. Mais ce qu’est au juste une cause, c’est seulement l’expérience intérieure qui nous le montre en nous faisant voir comment la cause que nous sommes produit ses effets.

D’après la raison, l’idée de fin n’est que celle du point où convergent plusieurs séries de phénomènes. Cette idée est tout abstraite. Pour nous en former une idée concrète, il faut que l’expérience nous montre l’intelligence délibérant en vue d’un but à atteindre. Alors, ou bien nous disons que les choses vont d’elles-mêmes à leur fin par une conscience confuse. C’est l’hypothèse de la finalité immanente. Ou bien, si on ne l’admet pas dans les choses, il faut supposer en dehors de l’univers une intelligence analogue à la nôtre, disposant les choses en vue de fins connues d’elle.

La raison nous donne les conditions de l’expérience d’une manière abstraite et générale. L’expérience nous permet seule de nous le représenter d’une manière plus concrète.

Suivant certains philosophes, outre les idées que nous venons d’énumérer, nous devons encore à la raison d’autres notions que l’on peut ramener à trois : l’absolu, l’infini, le parfait. Même, suivant Platon, ces idées seraient le pôle de la connaissance. Pour connaître le relatif, il faut le rapporter à l’absolu. Le fini, à l’infini. L’imparfait au parfait. C’est la doctrine acceptée de tout temps par les partisans de la raison impersonnelle.

Nous allons montrer que notre doctrine ne nous permet pas d’accepter ces idées comme étant a priori.

Ces 3 idées peuvent se ramener à celle de l’absolu. L’absolu, c’est ce qui est achevé, ce qui existe en soi et par soi, ce qui pour être compris n’a pas besoin d’être rapporté à autre chose qu’à soi-même.

L’infini, c’est l’absolu en quantité. Dire qu’une chose est infinie, c’est dire qu’elle n’est pas limitée. Il n’est pas besoin pour la comprendre, de la rapporter à quelque chose d’autre qui la limite. La perfection, c’est l’absolu en qualité. Quand nous parlons d’une chose plus ou moins parfaite, nous ne distinguons ces divers degrés que relativement à quelque chose d’absolument parfait. Mais la perfection en elle-même n’est rapportée à rien autre qu’elle-même. Absolu, infini, perfection, ces trois mots reviennent donc au même. Les deux derniers ne sont que des divisions du premier.

Il nous semble difficile d’admettre que l’idée d’absolu nous soit donnée a priori. Il y a au contraire antagonisme entre cette idée et l’esprit. Nous ne pouvons rien penser en dehors d’une relation, sans comparer la chose pensée à autre chose. Pour qu’il y ait connaissance, il faut au moins deux idées en présence.

Reportons-nous, d’ailleurs, à la formule générale du principe rationnel : Les phénomènes de telle sorte sont soumis à telle condition. Pour penser, il nous faut absolument rapporter les choses à une condition et l’absolu est libre de toute condition comme de toute relation.

Nous ne pouvons penser l’absolu sans le rendre relatif, au moins au relatif au temps et à l’espace. Si nous le pensons comme cause, il faut nécessairement en même temps le penser comme effet. Dira-t-on qu’il est en dehors du temps, de l’espace, de la causalité ? Mais alors il nous serait impossible de le penser. Penser, a dit un philosophe anglais, c’est conditionner. La connaissance est avant tout relative. L’absolu ne peut donc être pensé.

Nous ne voulons pas par là nier l’existence de l’absolu. C’est une question que nous ajournons simplement. Nous disons seulement qu’il y a présomption en faveur de son existence, car l’histoire de la philosophie nous montre que tous les philosophes ont cherché à l’atteindre. Tous ne l’entendent pas de la même manière. Elles renoncent souvent à le pouvoir définir. Mais toutes, arrivées à un certain moment de leurs recherches, sont obligé, quand bien même ils s’interdiraient systématiquement de le sonder, d’admettre l’existence de quelque chose en dehors du relatif. C’est ce que Spencer nomme l’inconnaissable. C’est ce que Littré appelle une mer sans bornes, sur le rivage de laquelle l’homme est forcé de s’arrêter, n’ayant ni barque ni voile pour tenter de la parcourir. Qu’est-ce donc que cet idéal si longtemps poursuivi par la pensée humaine ? Ce sera l’objet de notre métaphysique.

Leçon 21
La raison : L’empirisme

Il y a une doctrine qui nie l’existence de la raison, et n’admet que la perception extérieure et la conscience. Suivant les temps, suivant aussi les diverses formes qu’elle a revêtues, elle a porté divers noms. Tantôt, elle fait tout venir de la sensation. Elle est alors nommée sensualisme. C’est la théorie de Démocrite, et après lui celle de l’épicuréisme et du stoïcisme. Ils expliquent la connaissance par les idées-images. Selon eux, l’âme est matérielle comme les corps d’après la théorie qu’il n’y a d’action que du semblable sur le semblable ; en outre, il se dégage des corps qui sont comme des images raccourcies de ce corps, et que les sensualistes nomment [mot grec]. Elles viennent s’imprimer dans l’âme, et y laissent une empreinte représentant les corps dont elles émanent. Ces empreintes sont les idées.

Mais cette doctrine se perfectionnant, on a vu que cette théorie était bien grossière, et l’on a joint la conscience à la perception extérieure. On a dit alors que nos connaissances dérivaient de l’expérience et d’elle seule. Cette doctrine, construite pour la première fois par Locke, est ce qu’on nomme l’empirisme. Selon les empiriques, l’esprit avant l’expérience est comme une tablette de cire où rien ne serait gravé, tabula rasa. C’est l’origine de l’expression célèbre de table rase.

De nos jours, en Angleterre, s’est construite la forme la plus parfaite de l’empirisme. Comme elle donne une place importante à l’association des idées, cet empirisme porte le nom d’associationnisme. C’est Dugald Stewart qui fit le premier [à] remarquer l’importance du principe de l’association des idées. Depuis lui, cette doctrine a fait fortune. « La loi de l’association des idées », dit Stuart Mill, « est à l’esprit ce qu’est aux corps la loi de la gravitation. »

Il faut remarquer la profonde différence qu’il y a entre les associationnistes et les empiriques antérieurs. Les premiers reconnaissent que l’esprit a une activité propre, élabore les données expérimentales. Ils reconnaissent à l’esprit la faculté de construire autre chose que ce qui lui est donné, ce que n’admettent point les empiriques anciens. Ce genre d’empirisme est surtout étudié dans la Philosophie de Hamilton et la Logique de Stuart Mill. C’est sous cette forme que nous allons l’examiner.

 

Ainsi que nous l’avons vu, la nécessité des jugements rationnels consiste dans l’impossibilité de séparer les deux termes qu’ils unissent. Stuart Mill explique cette impossibilité par l’association des idées et l’habitude :

Tout d’abord, selon lui, cette impossibilité dont on parle n’est qu’actuelle. Rien n’établit que de tout temps elle ait été nécessaire. En effet, bien des jugements qui nous paraissent nécessaires aujourd’hui ne le semblaient point autrefois. Pascal ne croyait pas à la loi de la gravitation. Combien de choses paraissaient absurdes à nos pères dont l’évidence s’impose aujourd’hui à nous ! Rien ne prouve que c’est éternellement et nécessairement que sont unis ces deux termes d’un jugement rationnel. Ce peut n’être que localement et provisoirement.

Après avoir ainsi réduit la nécessité des jugements rationnels, Stuart Mill ramène ces jugements à l’association des idées et à l’habitude. En effet, d’après une loi de notre esprit nous tendons à reproduire dans le même ordre deux idées, une fois que nous les avons associées dans cet ordre. Quand deux états de conscience se sont accompagnés dans le même ordre un certain nombre de fois, l’esprit tend à les reproduire dans cet ordre, et avec d’autant plus de force que l’expérience a été plus fréquemment renouvelée. Lorsque cette fréquence est sans exceptions, l’association des idées devient tellement forte qu’elle finit par être indissoluble. Le jugement formé est dit alors nécessaire. Il provient d’une association d’idées inséparables.

Comme toutes les discussions relatives à la raison sont concentrées autour du principe de causalité, nous allons examiner la genèse de ce principe suivant Stuart Mill. L’esprit en construisant ce principe passe selon lui par deux moments :

1. Un phénomène A et un phénomène B se produisent plusieurs fois dans le même ordre. L’esprit de l’observateur a alors une tendance à reproduire B après A. Si A précède toujours B, sans qu’il se produise aucune exception, l’esprit ne pourra plus supposer A sans supposer B et arrivera à croire que A précédera toujours B.

2. L’esprit observe deux autres phénomènes C, D. Entre ces phénomènes il constate la même connexion qu’entre A et B. Il arrivera donc à croire que C précédera toujours D. Passant à un autre couple de phénomènes, il arrive à la même conclusion.

Ainsi, tous les phénomènes se présenteront à nous comme formant des couples inséparables, chacun d’eux ayant un antécédent dont il est inséparable, sans lequel il n’existe jamais. L’antécédent invariable est ce qu’on appelle la cause. Le conséquent est l’effet. Dire que tout phénomène a un antécédent invariable, c’est dire que tout phénomène a une cause.

Examinons les défauts de cette théorie de Stuart Mill. D’abord, son auteur commence par atténuer autant que possible le caractère de nécessité des jugements rationnels. Pour cela, il nous fait voir que nous admettons comme vrais des jugements qui jadis ont paru absurdes. Mais absurdes ne veut pas dire inconcevables, et la caractéristique des jugements rationnels est justement d’être tels que la contradictoire en soit inconcevable. Nous n’avons nul exemple de jugements inconcevables devenant concevables, ou vice versa. Il n’y a donc lieu d’affaiblir en aucune façon la nécessité des principes rationnels.

Voyons maintenant la seconde partie du raisonnement ; et d’abord nous reconnaîtrons que la tendance à associer les idées qui se sont plusieurs fois produites ensemble est incontestable. Mais va-t-elle jamais jusqu’à l’absolue impossibilité de séparer les termes qu’elle tend à unir ? Nous ne pouvons l’admettre. Il y a en effet des idées que nous unissons toujours et que nous pouvons bien si nous voulons, supposer désunies. Nous voyons sans cesse la nuit succéder au jour, et pourtant nous ne faisons pas du jour la cause de la nuit, nous concevons très bien un jour continuel ou une nuit perpétuelle. M. Mansel a fort bien réfuté Stuart Mill sur ce point, en donnant des exemples de ce genre. « On peut imaginer, dit-il, que la même pierre enfonce 99 fois dans l’eau et surnage la centième, bien que l’expérience ne nous montre que le premier phénomène. L’expérience nous montre toujours une tête d’homme sur des épaules d’homme, une tête de cheval sur un corps de cheval. Il n’y a pourtant nulle impossibilité pour nous à nous représenter un centaure. » L’expérience n’engage donc jamais la liberté de notre pensée.

Appliquons ces objections à la genèse du principe de causalité. Examinons d’abord le premier moment du raisonnement. De ce que A a toujours précédé B, on n’en peut conclure que A précédera toujours B. Lorsque l’idée de A se présente à l’esprit, celui-ci a une tendance à penser également B, mais point de nécessité.

Voyons maintenant le second moment. On observe qu’un certain nombre de phénomènes sont précédés d’antécédents invariables. De quel droit étendrait-on cela à tous les phénomènes observables, futurs comme présents ou passés ? Quelque usage que l’on en fasse, l’association des idées ne permet pas de franchir l’abîme qui sépare le passé de l’avenir.

Ces deux raisonnements peuvent se ramener au type suivant :

Une succession régulière a été constatée un certain nombre de fois.

Or, ce qui est constaté un certain nombre de fois est vrai de tous les cas analogues.

La succession constatée est donc la même dans tous les cas.

Le vice de ce raisonnement consiste en ce que la mineure est admise sans démonstration, et rien ne permet à Stuart Mill de supposer une conformité entre les cas observés et les cas analogues non soumis encore à l’observation. En réalité, cette mineure n’est rien autre chose que le principe de causalité. En effet, pour qu’on ait le droit d’admettre d’une manière générale cette universalité d’un rapport de succession plusieurs fois constaté, il faut qu’on sache déjà que tous les phénomènes sont disposés en couples inséparables. En d’autres termes, il faut qu’on sache déjà qu’ils sont tous soumis à un ordre inflexible de succession, c’est-à-dire à la loi de causalité. Le raisonnement de Stuart Mill n’arrive à son but qu’en posant d’abord dans toute sa généralité le principe de causalité. En un mot on construit ce dernier en le supposant.

L’expérience ne nous permet donc pas d’expliquer en nous la présence des jugements rationnels. Nous pouvions prévoir d’avance cette conclusion. Nous retrouvons ici en effet, appliquée à la théorie de la raison, une doctrine que nous avons déjà réfutée. C’est la doctrine qui cherche à ramener nos états de conscience les plus divers à un même type originel. Mais cette réduction ne peut se faire qu’en effaçant artificiellement les différences réelles qui séparent les choses comparées. L’empirisme est plus ou moins cohérent, plus ou moins fort, suivant qu’il met plus ou moins d’art à dissimuler cette diversité. Mais elle ne peut la détruire. Ce qui est différent reste tel malgré les doctrines. Avec des sensations subjectives, disions-nous, l’on ne peut rien construire d’objectif. Avec des phénomènes, on ne peut pas construire l’idée de substance. Avec du contingent, on ne peut rien construire de nécessaire. On a beau accumuler les vérités contingentes, elles ne changent pas de nature. On ne peut trouver dans l’expérience ce qui en est la condition même.

Leçon 22
La raison : L’évolutionnisme. Théorie de l’hérédité.

La leçon précédente a établi, en réfutant l’empirisme, que l’expérience individuelle ne suffit pas à expliquer en nous la présence des jugements rationnels. Mais l’empirisme de nos jours a pris une forme nouvelle, qui lui permet d’échapper aux objections que nous lui avons faites. Une école anglaise admet que les jugements rationnels sont innés chez l’individu, mais pense qu’ils dérivent de l’expérience de l’espèce. Sans doute, dit-il, chaque homme de notre époque ne construit pas dans son esprit ces idées premières, que les rationalistes attribuent à une faculté spéciale, la raison. Chacun apporte toutes faites dans son intelligence ces idées, et les jugements qui en découlent. Mais ils sont un dépôt formé par l’expérience accumulée de l’espèce. Tout le monde sait et reconnaît que bien des choses sont transmises par voie héréditaire des ascendants aux descendants. La doctrine dont nous parlons explique ainsi toute la connaissance. La raison peut être alors définie : l’ensemble des connaissances héréditaires.

Cette théorie de la formation de la raison par voie héréditaire n’est qu’une partie de la théorie de l’hérédité, théorie qui n’est elle-même qu’un chapitre de la doctrine célèbre qui découle de l’hypothèse de Darwin, et qu’on nomme l’évolutionnisme. Le plus grand philosophe partisan de cette doctrine et l’ayant étendue de l’histoire naturelle, son domaine primitif, à la philosophie, c’est Herbert Spencer. L’exposition générale de son système est contenue dans son ouvrage : Les Premiers Principes.

Pour juger plus à fond la valeur de la théorie de l’hérédité en matière de raison, nous allons critiquer les principes fondamentaux de l’évolutionnisme.

La théorie évolutionniste ou transformiste remplace la théorie des créations spéciales. C’était une doctrine antique et très répandue que chaque règne et dans chaque règne chaque espèce avait été créée séparément. La Force créatrice avait dû ainsi intervenir plusieurs fois pour former l’univers tel qu’il est. Il y avait donc des lignes de démarcation infranchissables entre les mondes ainsi créés. C’est cette doctrine que l’évolutionnisme déclare inconcevable. Selon lui, il est contraire à toutes les données scientifiques de faire intervenir ainsi la cause première à plusieurs reprises différentes, de lui prêter des actions diverses. À cette hypothèse inadmissible, le transformisme substitue celle de l’unité, qui au lieu de voir les abîmes entre les diverses espèces, rattache au contraire par un lien continu tous ces mondes disjoints, considère chacun d’eux comme le développement de l’inférieur, le point de départ d’où s’élèvera le supérieur.

D’après la doctrine des créations spéciales, le monde serait fait d’éléments harmonieusement combinés par la Force créatrice. Pour le transformisme, tous ces éléments doivent être considérés comme le résultat de l’évolution, de la transformation d’un premier être, s’opérant suivant un rythme fixe qu’Herbert Spencer s’attache à déterminer. C’est par suite, suivant lui, de la nécessité de l’adaptation de l’être au milieu où il vit que se fait cette évolution.

En effet, dit-il, tout être pour vivre, doit être en harmonie avec le milieu où il se trouve plongé. Lorsque cette harmonie n’existe pas, l’être n’est pas apte à vivre. Tout être tend donc à s’adapter au milieu où il doit vivre, et comme les variations de ce milieu sont perpétuelles, l’être changera sans cesse. C’est ainsi que se produisent les transformations.

Mais, peut-on objecter, puisque ces heureuses modifications ne peuvent se produire chez tous, comment se fait-il qu’elles se fixent dans l’espèce ? Voici comment cela a lieu : par cela même que cette modification est un avantage, elle donne à ceux qui en sont pourvus une supériorité sur les autres. Si la modification est absolument nécessaire à la vie, ceux chez qui elle ne se produit pas disparaîtront. Si elle n’est qu’avantageuse, ceux qui ne la subiront pas seront détruits ou relégués dans des situations inférieures par ceux qui auront été favorisés. Cette espèce de choix fatal entre certains individus appelés à vivre, à être supérieurs aux autres, élus pour ainsi dire par le hasard, c’est ce que la théorie évolutionniste nomme la sélection.

La sélection a donc pour résultat de ne laisser vivre que les individus qui se sont modifiés de façon à s’adapter au milieu où ils sont plongés. C’est alors qu’intervient l’hérédité pour fixer cette modification, et en faire une caractéristique de l’espèce tout entière.

Voici donc en résumé les principes de l’évolutionnisme :

Tous les individus sont le développement les uns des autres, et dérivent tous d’un type primordial unique. La nécessité de l’adaptation au milieu suscite dans l’organisme de l’être d’heureuses modifications qui le perfectionnent. La sélection supprime ou relègue les êtres qui n’ont pas subi ces modifications. L’hérédité les fixe enfin et en fait un attribut de l’espèce.

Connaissant les principes généraux de l’évolutionnisme, voyons son application à la théorie de la raison :

Le transformisme explique la raison comme tout le reste. Ce que nous nommons la raison n’est, d’après ce système, qu’une forme développée de l’instinct. L’instinct lui-même n’est qu’une action réflexe perfectionnée. Ainsi, comme Stuart Mill, les évolutionnistes effacent les différences qui distinguent les diverses formes de notre activité psychologique. Ils ne diffèrent des empiristes qu’en ce qu’ils trouvent la formation des idées rationnelles non plus dans l’expérience de l’individu, mais dans celle de l’espèce. Spencer avoue bien que dans l’état actuel des choses, la connaissance totale comprend autre chose que les seules données de l’expérience. Il voit, comme nous, que la connaissance se compose de deux termes ; la multiplicité donnée par l’expérience, l’activité donnée par l’esprit. Pour qu’il y ait pensée, il faut qu’il y ait une différenciation continue des états de conscience. D’autre part, il faut qu’il y ait de l’ordre dans cette multiplicité, qu’elle soit ramenée à l’unité. Pour cela, il faut que ces divers états de conscience soient intégrés (c’est l’expression d’Herbert Spencer) pour être ramenés à l’unité.

Cette faculté d’unifier, ou d’intégrer, qui est la raison, Spencer nous montre comment elle se forme par transformisme et par hérédité. Pour cela, il explique comment pour s’adapter à son milieu le système nerveux devient de plus en plus complexe et centralisé. À l’origine il n’y a qu’une succession confuse d’états de conscience, non centralisés et dont les effets sont assez bien représentés par l’action réflexe. À mesure que le système nerveux se perfectionne, l’intelligence augmente, s’élève, grandit. Les modifications se fixent par suite de l’hérédité ; avec elles passent les résultats de l’expérience précédente et voilà comment paraît innée chez l’individu la raison, ou faculté d’intégrer.

Pour réfuter cette doctrine, nous pouvons d’abord répéter à son propos ce que nous disions plus haut de l’associationnisme. Ce système a une tendance marquée à ne considérer les différences que comme apparentes et comme cachant une réelle et perpétuelle identité. Les êtres qui nous paraissent si divers, les phénomènes que nous percevons comme si différents, l’évolutionnisme veut tous les ramener à un type unique.

Or, s’il est une idée qui ressorte de tout ce cours, c’est précisément que la meilleure méthode à suivre est de rechercher les différences, et de les respecter. C’est assurément une bien grande satisfaction pour l’esprit que de mettre de l’unité dans les choses. La multiplicité est ce qu’il y a de plus contraire à sa nature, et rien ne lui est par conséquent plus déplaisant. Mais rien ne prouve que les objets présentent cette absolue unité. Tout semble faire présumer au contraire, que la multiplicité et la diversité sont la loi des choses. Pour le moment, sans le démontrer, nous nous contenterons d’établir cette idée en face de l’opinion contraire.

Telles sont les critiques à faire aux tendances générales de l’évolutionnisme. Nous retrouverons cette doctrine en métaphysique, et là, nous l’examinerons à fond. Pour le moment, nous n’avons à critiquer que la théorie de l’hérédité appliquée à la formation de la raison et des idées rationnelles.

Voyons donc les objections auxquelles est soumise cette théorie :

D’abord, elle est absolument à l’état d’hypothèse. Il est absolument impossible de la vérifier expérimentalement. En effet, pour que cette démonstration fut possible, il faudrait que l’on put trouver des hommes à qui manqueraient un ou plusieurs principes rationnels. Or, rien ne nous montre de semblables faits. M. Spencer, qui possède des connaissances étendues sur le développement intellectuel des peuplades non encore civilisées, ne peut en tirer de démonstration péremptoire de son hypothèse. Si anciennes, si peu civilisées que soient les tribus observées, aucune ne manque des principes rationnels. Aucune même ne les possède à un degré moins absolu que nous. Sans doute, les spéculations de ces peuplades sont enfantines ; sans doute, ils appliquent ces vérités nécessaires d’une manière naïve et peu en harmonie avec les connaissances que donne la science. On établira sans peine qu’ils comprennent la causalité tout autrement que nos savants. Mais cet enfantillage même démontre que l’esprit est tellement nécessité à chercher des causes, qu’il lui en faut absolument, bonnes ou mauvaises, sérieuses ou enfantines.

Mais l’impossibilité de la vérifier expérimentalement ne suffit pas à faire rejeter une doctrine. Il y a contre la théorie de l’hérédité une objection plus forte.

Tout empirisme considère l’esprit avant l’expérience comme tabula rasa, c’est-à-dire sans nature propre déterminée. Qu’il existe substantiellement comme le veulent certains empiristes, ou qu’il ne soit qu’une collection de phénomènes, comme le prétendent les autres, peu importe. Le point à noter, c’est que tous s’accordent pour voir dans l’expérience les origines de toute la connaissance. Puisque dès lors l’esprit, avant l’expérience, n’a pas de lois propres, il n’a pas de nature déterminée, car la loi n’est que l’expression de la nature même de l’être8 . Mais tout ce qui est, est défini, l’indéterminé n’existe pas. Donc tout empirisme arrive à cette conclusion, qu’on ne saurait admettre : L’esprit n’a d’existence réelle qu’en même temps que commence l’expérience.

L’évolutionnisme n’échappe pas plus à cette critique que l’empirisme ordinaire ou l’associationnisme. Ces derniers systèmes mettent à l’origine de l’esprit de chaque individu cet être indéterminé et inintelligible, le premier le reculant jusqu’au commencement de l’espèce. Mais reculer une difficulté n’est pas la résoudre. Que cette objection soit une ou multiple, se rapporte au présent ou au passé, elle n’en reste pas moins avec toute sa force.

Il y a plus. Non seulement on ne peut se représenter l’esprit avant l’expérience, si l’on n’admet pas l’innéité des principes rationnels ; mais en admettant que l’esprit peut exister ainsi, il serait absolument incapable de former les jugements rationnels. Supposons en effet qu’il en soit ainsi, la connaissance devient absolument impossible. Pour qu’il y ait connaissance, Spencer le reconnaît, il faut que la multiplicité donnée dans l’expérience soit intégrée dans l’esprit. Dans tout esprit où la faculté d’intégrer ne sera pas déjà développée, la pensée ne pourra naître. Or pour que les jugements rationnels se forment, il faut déjà qu’il y ait pensée. Il y a là un cercle vicieux.

L’évolutionnisme ne résout donc pas la difficulté. L’esprit ne peut pas avoir été « tabula rasa », pas plus il y a des siècles qu’actuellement. De tout temps, l’esprit a possédé une nature propre, par conséquent des lois, et la raison, qui est l’ensemble de ces lois. Il y a quelque chose d’inné dans l’esprit, c’est lui-même, c’est sa nature. La formule de la connaissance a été donnée par Leibniz : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu — nisi ipse intellectus. Il y a deux sources de connaissances : l’expérience (quod prius fuit in sensu) ; la raison (ipse intellectus). Puisque la raison ne peut être dérivée de l’expérience, nous admettons donc que les idées et principes rationnels sont innés en nous.

Leçon 23
La raison : De l’objectivité des principes rationnels.

Quand nous avons traité de la nature du monde extérieur, nous n’avons pu, faute de bases suffisantes, examiner la question de savoir si les principes rationnels étaient les lois des choses comme ils sont les lois de l’esprit. C’est ce problème que nous allons maintenant tenter de résoudre. Il est nécessaire que l’esprit voie les choses sous la forme des jugements rationnels, mais les choses sont-elles ainsi ? Les lois de l’esprit ont-elles une valeur objective ? Il faut l’examiner.

Pour Kant, les principes rationnels n’ont qu’une valeur subjective. Il y distingue les formes a priori de la sensibilité, et les catégories de l’entendement, dont la plus importante est le principe rationnel de causalité. Kant frappe ces deux genres de principe d’une égale subjectivité. Pour connaître les choses, nous devons nécessairement les concevoir sous ces diverses formes ; pour y arriver nous les dénaturons. La multiplicité sensible que nous fournit l’expérience est confuse, désordonnée. Nous y mettons un ordre factice qui nous permet de les comprendre. Mais à quel prix arrivons-nous à comprendre ? Il nous faut pour y parvenir transformer absolument les données expérimentales. Ainsi, nous construisons nous-mêmes le monde que nous connaissons. Ce monde, qui n’a par conséquent aucune réalité, Kant le nomme le monde des choses apparentes, des phénomènes : [Phrase en grec].

Kant ne nie pas pour cela l’existence des objets extérieurs. Il y a dit-il, des objets, mais que nous ne pouvons pas connaître en eux-mêmes, car pour les connaître, il faut leur appliquer les formes de l’esprit, ce qui les défigure. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de concevoir ces objets comme existant. L’ensemble de ces objets forme un monde qui sert de substratum à celui des phénomènes, c’est le tremplin d’où s’élance l’esprit pour former le monde des phénomènes. Kant le nomme monde des noumènes, c’est-à-dire de ce que nous concevons par la raison comme existant : [Phrase en grec].

La réalité tout entière, intérieure aussi bien qu’extérieure, subit cette division. Puisque pour nous connaître nous devons nous appliquer à nous-mêmes les lois de notre esprit, il y a en chacun de nous deux mois : le moi nouménal, qui existe et que nous ne percevons pas et ne pouvons pas percevoir ; le moi phénoménal, que nous percevons, mais qui n’existe pas.

La doctrine de Kant a reçu de son auteur le nom d’idéalisme transcendental, parce que, selon elle, les objets extérieurs existent, mais dans un monde qui dépasse les bornes de l’intelligence, c’est-à-dire un monde transcendental.

Si l’on admet avec Kant, comme d’ailleurs nous l’avons admis, que l’esprit possède une nature propre, il doit nécessairement dès lors laisser dans la connaissance une trace de son action. Mais pourquoi cette influence serait-elle assez forte pour faire disparaître toute trace des objets réels ? La connaissance est le produit de deux facteurs, l’objet et le sujet. Dans ce produit nous devons retrouver les deux facteurs. L’empirisme explique la connaissance en disant qu’elle est produite uniquement par l’action des choses sur l’esprit. Ici l’objet est l’unique agent de la connaissance. Pour Kant, la connaissance est produite uniquement par l’action de l’esprit sur les choses. Ces deux théories sont trop absolues. L’empirisme est du moins logique, car il ne donne pas à l’esprit de nature propre, déterminée. Mais si l’on admet avec Kant que l’esprit est quelque chose de défini, dont les formes sont arrêtées, et qu’il existe en même temps des objets, de nature non moins déterminée que la sienne, il faut naturellement conclure que la connaissance doit être une synthèse telle qu’on y retrouve les deux éléments composants. L’idéalisme transcendental nous semble donc contradictoire. Nous ne voyons pas pourquoi il y aurait entre l’esprit et les choses une antinomie complète plutôt qu’une harmonie absolue. Ces deux hypothèses sont gratuites.

Il est vrai que Kant, dans la partie de sa Critique de la raison pure qu’il intitule dialectique transcendantale, trouve un argument qu’il croit irrésistible. C’est celui des Antinomies :

Toutes les spéculations sur les choses, dit-il, aboutissent à des antinomies, à des contradictions. Ainsi, dit-il, l’on peut également démontrer que « le monde est limité dans le temps et dans l’espace » ou que « le monde est infini dans le temps et dans l’espace ». Kant expose ainsi quatre antinomies sur les principes rationnels, formés chacun ainsi d’une thèse, et d’une antithèse. Pour expliquer ces contradictions, il n’y a selon lui, qu’à admettre que la thèse se rapporte au monde des noumènes, l’antithèse à celui des phénomènes. Si l’on n’admet pas la distinction de ces deux mondes on n’explique pas ces antinomies où se perd la raison. Le seul moyen de sauver le principe de contradiction, dit Kant, est d’admettre cette doctrine.

Mais cet argument ne vaut que si l’on reconnaît que la thèse et l’antithèse de chaque antinomie ont une égale valeur logique, ce qui n’est pas. Il y a dans chaque prétendue antinomie une proposition fausse et une autre vraie. Il n’y a dès lors plus de contradiction. L’argument kantien tombe. Ainsi Kant pose en thèse une de ses antinomies que : Toute substance composée l’est aussi de parties simples, et en antithèse : Aucune chose composée n’est composée de parties simples. Or, nous avons admis, en étudiant la nature du monde extérieur, que l’antithèse était fausse, la thèse seule vraie9. — Et d’ailleurs, quand bien même les antinomies ne seraient pas solubles, cela ne prouverait pas qu’il y a antagonisme absolu entre ce qui est et ce que nous connaissons.

Rien n’établit donc que les principes rationnels soient absolument subjectifs, ni absolument objectifs. Il nous reste donc à examiner dans les idées rationnelles ce qui vient des choses et ce qui vient de l’esprit.

Pour faire ce choix, il nous faut un critérium. Il faut donc établir d’abord l’objectivité d’un principe qui nous permette de juger de l’objectivité des autres. Ce sera le principe de contradiction.

Le principe a une valeur objective. En effet, tout d’abord, il n’y a pas de raison de suspecter son objectivité puisqu’il ne fait pas partie des principes constitutifs de l’expérience, et n’est pas chargé par conséquent de construire la connaissance. Quant à la preuve directe de son objectivité, nous la trouvons dans les raisonnements scientifiques au moyen du calcul. Un astronome observe un phénomène, et par des calculs où préside le seul principe d’identité, conclut que ce phénomène se reproduira à telle époque — et le phénomène annoncé se produit. Les choses ont donc suivi la même marche que l’esprit guidé par le principe de contradiction. Ce principe est donc objectif.

Examinons nos connaissances avec ce critérium. Nous verrons que deux choses sont contradictoires, l’infini en grandeur, et l’infini en petitesse, qu’on appelle encore la continuité.

La continuité tout d’abord est purement subjective. La démonstration des contradictions qu’elle entraînait a déjà été faite. Les choses quelles qu’elles soient, le temps, l’espace sont donc discontinus. On le conçoit bien pour le temps, il est composé d’états de conscience juxtaposés et distincts. Enlevons par la pensée ces états de conscience. Nous nous représentons fort bien le temps comme composé d’instants successifs et discontinus.

De même si l’on admet que l’étendue est composée d’éléments discontinus, on peut se la représenter sous la forme d’un ensemble de points discontinus qui représenteraient l’emplacement des forces élémentaires dont nous avons plus haut admis l’existence.

De même, l’effet n’est pas le développement continu de la cause. Il y a là des individualités, et entre elles, des solutions de continuité. Sans doute, ces individualités forment un ordre, sont harmonieusement coordonnées, mais cet ordre même suppose qu’il y a distinction réelle des parties. C’est un ordre esthétique et non mathématique. — La continuité est contradictoire.

L’infini — en grandeur — ne l’est pas moins. Un tout composé d’un nombre de parties réelles et finies, n’est réel que si le nombre de ces parties est fini. Le temps et l’espace, la série des causes et des effets sont finis. Tout ce qui est, est défini ; et ce qui est défini est fini : C’est donc par une nécessité purement subjective de l’esprit que nous sommes forcés de régresser ainsi indéfiniment. Mais les choses ne sont pas indéfinies, elles sont finies.

D’autre part elles sont soumises aux principes de causalité, de finalité, de temps et d’espace. Ces relations existent donc sans être continues. En outre la somme de toutes ces individualités qui forment le monde extérieur est nécessairement finie.

Leçon 24
Facultés de conception : De l’association des idées

L’association des idées est la faculté qu’ont nos idées de s’enchaîner. Rien n’est isolé dans le monde, toutes ses parties s’attirent ; il en est de même de nos idées. L’affinité qui rattache certains d’entre elles est ce qu’on nomme l’association des idées.

Cette faculté n’agit jamais au hasard. Il y a toujours une raison pour que deux idées s’appellent. On cite souvent à ce propos l’anecdote citée par Hobbes, d’une personne demandant au milieu d’une conversation sur Charles Ier, la valeur du denier romain sous Tibère.

L’association des idées assure la continuité de notre vie intellectuelle. Par suite de cette espèce d’affinité qu’ont les idées, la vie de l’esprit ne s’arrête jamais. L’idée présente en appelle une seconde, et ainsi de suite indéfiniment. Il n’y a pas de solution de continuité. Même quand il y a une suspension apparente, l’esprit continue à enchaîner inconsciemment ses idées. Tel est par exemple le cas du sommeil, du rêve. La succession n’est plus alors aperçue ni réglée par le moi, mais elle n’en existe pas moins. D’ailleurs, pendant le sommeil, toute communication sensible n’est pas interrompue avec le dehors. Le système nerveux est au repos mais transmet cependant les communications du dehors. Ces communications apportent dans l’âme des idées plus ou moins conscientes qui se mélangent au cours des autres idées.

Il est certain que même dans le cas de la syncope les idées continuent à s’enchaîner. Même alors, il n’y a pas de vide dans la vie de l’esprit. Sans en avoir de preuves expérimentales, on voit bien qu’il est incompréhensible que l’activité puisse s’arrêter pour renaître un instant après.

Comme l’a dit Leibniz, l’âme exprime toujours le corps. La continuité des sensations et l’association des idées assurent la continuité des pensées.

Voyons maintenant les différentes espèces d’association d’idées. On les a souvent divisées en deux grandes classes, les associations d’idées rationnelles, et les associations d’idées accidentelles.

Les associations d’idées rationnelles sont celles qui sont dues à un rapport rationnel. Voici les types principaux :

1. L’idée de la cause appelle l’idée de l’effet, et vice versa ;

2. L’idée des prémisses appelle l’idée de la conséquence et vice versa ;

3. L’idée du moyen éveille l’idée de la fin, et réciproquement ;

4. L’idée du genre appelle l’idée de l’espèce, et réciproquement.

Ces associations d’idées sont plutôt des sortes de raisonnements rapides, presque instantanés, plutôt que de véritables associations d’idées. On n’a pas eu conscience d’une troisième idée qui a servi de trait d’union entre les deux autres. Quand, à l’idée de la mortalité humaine je pense que Paul est mortel, je fais un syllogisme instantané. Ainsi, nous ne voyons pas ici l’affinité propre aux idées agir toute seule. Les associations d’idées proprement dites sont les associations que l’on nomme accidentelles.

Voici les principaux types :

1. L’idée de deux choses semblables s’appellent.

2. Il en est de même de l’idée de deux choses différentes.

3. Deux états de conscience qui se sont produits en même temps tendent à se reproduire en même temps.

4. Les idées de deux objets qui sont contigus dans l’espace s’appellent.

5. Enfin le signe éveille dans notre esprit l’idée de la chose signifiée, et réciproquement.

 

On a essayé quelquefois de ramener toutes ces associations à un seul type : Deux états de conscience qui se sont produits en même temps tendent à se reproduire en même temps, s’attirent pour ainsi dire. Si l’idée du semblable attire l’idée du semblable, c’est que nous les avons comparées. Il en est de même des associations d’idées par contraste. C’est à la suite d’une comparaison que nous jugeons la différence. C’est encore la même chose pour le signe et la chose signifiée. S’il en était ainsi il n’y aurait qu’une seule loi de l’association des idées, celle que nous venons d’indiquer.

Mais, quoi qu’on fasse, l’association des idées par ressemblance est distincte de l’association par contiguïté. Quand nous associons deux objets à cause de leur ressemblance, nous sentons très bien que la ressemblance seule produit l’association. Il faut donc admettre au moins deux types : l’association par contiguïté et l’association par ressemblance. Telles sont les différentes espèces d’associations des idées.

Il nous reste à déterminer le rôle de cette faculté dans la vie de l’esprit.

Les idées s’associent soit par voie logique, soit par voie d’affinité. Cette affinité naturelle des idées pourra les enchaîner d’une manière très forte, sans l’intervention de la raison. La puissance de l’association des idées est telle qu’une théorie en fait la faculté maîtresse de l’esprit. Nous n’avons pas à revenir sur cette théorie que nous avons déjà réfutée. Mais il n’en est pas moins certain que l’association des idées arrive à produire parfois les mêmes effets que l’association logique et rationnelle.

C’est de là que viennent les superstitions et les préjugés de toute sorte. Ils consistent tous dans une association d’idées illogique. Il y a donc lieu de surveiller cette faculté avec soin, car elle contribue très fortement à former notre caractère ; c’est par suite de l’habitude que nous avons d’associer telles ou telles idées que nous avons telles mœurs ou telles inclinations.

En un mot, si l’association des idées n’est pas comme le veut Stuart Mill, la source de toute la connaissance, elle n’en est pas moins un agent important qu’il importe de bien connaître.

Leçon 25
Facultés de conception : La mémoire

La mémoire est la faculté par laquelle un état de conscience passé se reproduit en nous avec ce caractère que nous le reconnaissons pour passé. Ces deux conditions sont nécessaires à la mémoire.

Cette définition nous montre combien est inexacte l’expression : je me souviens de tel objet. On ne se souvient pas des choses, mais seulement des états de conscience où ils ont été primitivement représentés. Aussi Royer Collard a-t-il dit que nous ne souvenons que de nous-mêmes.

La mémoire peut présenter différentes qualités. Tantôt elle est caractérisée par sa rapidité à conserver les choses qui lui sont confiées ; dans ce cas il suffit de voir une chose pour en garder le souvenir ; tantôt elle est docile ; c’est quand elle reproduit aisément l’état de conscience passé. Elle est exacte quand elle le reproduit avec précision. Elle est tenace quand elle conserve cet état de conscience pendant longtemps.

Il est assez rare que ces qualités se trouvent réunies chez un même individu. Mais elle peut devenir plus spéciale encore : telles sont les mémoires des vers, des couleurs, des sons, des chiffres. On peut déduire souvent du genre de mémoire d’un homme le caractère général de son esprit.

On a souvent cherché les moyens d’augmenter la mémoire : l’ensemble de ces moyens forme la mnémotechnie. Il y a dans cette science, bien qu’elle soit peu constituée, des principes utiles à recueillir. Nous pouvons d’ailleurs déduire ces principes de la définition même de la mémoire. Plus nous mettrons de nous dans la mémoire, plus il nous sera facile de nous souvenir. Les états de conscience qui nécessitent un certain développement de notre activité seront par cela même, plus facilement gardés ou reproduits par la mémoire. Voilà donc le principe de toute mnémotechnie rationnelle.

On peut susciter par des procédés différents l’activité nécessaire. Il y a pour cela trois moyens principaux :

1. La répétition. En forçant plusieurs fois l’esprit à s’attacher à la même idée, cette idée se fixe naturellement mieux.

2. L’émotion. En suscitant une émotion, on développe une certaine somme d’énergie, ce qui par conséquent aide à retenir.

3. L’attention. C’est par l’attention qu’elle suscite que la mise en ordre de nos souvenirs, aide à se les rappeler.

Nous allons maintenant étudier la mémoire d’une manière plus générale.

 

Tout souvenir comporte trois moments :

1. L’état de conscience passé se reproduit. C’est le phénomène de reproduction ou de rappel. La mémoire peut s’arrêter là. L’état de conscience passé peut se reproduire sans que nous le reconnaissions comme passé. Ainsi réduit, le souvenir s’appelle réminiscence. La réminiscence joue dans la vie un rôle très important. Combien d’idées que nous croyons originales, et qui ne sont que des réminiscences de notre enfance !

2. L’état de conscience nous apparaît comme passé. Nous reconnaissons qu’il ne vient pas de se produire pour la première fois. C’est ce qu’on appelle le phénomène de reconnaissance. Il consiste seulement à rejeter dans le passé l’état de conscience reconnu. Le souvenir peut encore s’en tenir à ce second moment.

3. Ce dernier moment achève la mémoire. Nous fixons l’état de conscience à tel ou tel point précis du passé. Le souvenir complet comprend ces trois moments.

 

Voilà de quoi se compose le phénomène de la mémoire. Pour l’expliquer, nous allons expliquer ces trois parties.

Prenons d’abord le phénomène de la reproduction. Pour qu’un état de conscience passé se reproduise, il faut qu’il ait été conservé. Où et comment l’a-t-il été ? Telle est la question posée.

Plusieurs philosophes ont répondu que les états de conscience conservés l’étaient dans le corps. Telle était par exemple la théorie de Descartes. De nos jours M. Taine a donné à cette explication sa meilleure forme. Quoi qu’on pense de la question de l’immatérialité de l’âme, il faut reconnaître que des modifications physiologiques sont toujours nécessaires aux modifications de l’âme. Les modifications du corps subsistent quand la cause excitatrice disparaît. Si la modification physiologique se reproduit, la modification psychique se reproduit aussi. Voilà comment se fait la reproduction. Mais cette explication ne rendrait pas compte du second moment de la mémoire. À quoi reconnaissons-nous, dans cette théorie, que le phénomène s’est déjà produit ? M. Taine répond : L’état de conscience qui vient de se reproduire a une tendance à s’imposer au moi comme une perception. Mais les perceptions actuelles la contredisent. On ne peut donc localiser l’état de conscience reproduit dans le présent. On le rejette alors dans le passé.

Mais si cette réponse explique bien pourquoi je ne rapporte pas cet état de conscience au présent, il n’explique pas pourquoi nous rapportons cet état de conscience au passé plutôt qu’à l’avenir. L’explication physiologique de la mémoire ne résolvant pas les difficultés, nous disons donc que l’état de conscience conservé est resté dans le moi. La condition de la reproduction est la conservation dans le moi.

Quelles seront maintenant les conditions de la reconnaissance du phénomène comme passé ? Tout souvenir peut s’exprimer ainsi : Je me souviens que j’ai vu telle ou telle chose. Le je qui se souvient n’est donc pas le même que le je qui a vu. Il faut pourtant, pour qu’il y ait souvenir, que ces deux mois n’en fassent qu’un. Tout souvenir consiste ainsi dans une sorte de synthèse entre le présent et le passé ; il faut donc pour qu’il y ait souvenir que le moi soit identique.

C’est au moyen de l’association des idées que s’achève la mémoire. Lorsque nous avons rejeté du présent l’état de conscience, il s’achemine vers le passé, attiré par les états de conscience avec lesquels il s’est d’abord produit. Il s’y arrête, et c’est alors que le souvenir se trouve localisé. Voilà donc l’explication de la mémoire.

Jointe à l’association des idées, la mémoire joue dans l’intelligence le rôle de l’habitude dans l’activité. Nous verrons en effet que l’habitude consiste en deux choses : d’abord, c’est une faculté de conservation ; en outre, elle tend d’elle-même à se reproduire. De même, l’intelligence a, dans la mémoire, la faculté de conservation. Mais nous savons que les états de conscience qui se sont produits souvent tendent à se reproduire d’eux-mêmes. Ce second caractère qui ressemble assez à celui de l’habitude, est très probablement produit par l’association des idées.

L’oubli, au contraire, est produit par la disparition d’une des deux causes de la mémoire. Ou bien l’affinité des idées diminue faute d’exercice ; ou bien l’état de conscience n’a pas été conservé. La modification psychologique s’est peu à peu effacée, au point de devenir pratiquement nulle.

On a beaucoup calomnié la mémoire. On en a fait souvent le critérium des esprits de second ordre. La mémoire assurément ne donne à l’homme rien d’original, rien de personnel. Ce n’est pas une faculté créatrice. Mais les éléments nécessaires à créer, c’est la mémoire qui les fournit. Elle nous apporte ainsi les matériaux de notre vie intellectuelle. Un homme qui n’a que de la mémoire ne renouvellera jamais rien, c’est vrai ; mais d’autre part, un esprit qui n’a pas de mémoire est condamné à s’épuiser en efforts impuissants, car sans la mémoire il n’a aucun des matériaux nécessaires à bâtir ce qu’il a en lui-même la force d’édifier.

Leçon 26
Facultés de conception : L’imagination

S’il faut s’en tenir à l’usage courant, l’imagination est la faculté qui nous fait voir les objets avec leur forme concrète, si bien que l’esprit se demande quelquefois s’il est en présence d’un objet réel ou d’une simple conception. On voit par là ce qui distingue l’imagination de l’entendement. Ce dernier a pour objet le général, il élimine le particulier et l’individuel tandis que l’imagination laisse aux objets représentés leurs caractères personnels. Elle donne à l’individualité une vie, un relief nouveau.

Ce que nous venons de dire peut se rapporter aux trois formes de l’imagination. Tantôt l’imagination reproduit, tantôt elle combine, tantôt elle crée. Nous allons étudier tour à tour ces trois formes et noter leurs différences.

 

1. Mémoire imaginative. La mémoire proprement dite affaiblit les états de conscience passés en les reproduisant. La mémoire abstrait naturellement quelque chose. Elle se souvient surtout du général. Un homme qui n’a que de la mémoire sans imagination oubliera tout ce qui est individuel. La mémoire imaginative nous représente au contraire les objets déjà perçus, sous des formes aussi concrètes que celles d’une perception. Cette ressemblance peut être assez vive pour que l’esprit s’y trompe.

Mais la mémoire imaginative s’en tient là. Elle ne fait que reproduire fidèlement ce qu’elle a vu ; la mémoire imaginative n’est pas passive, car aucune faculté ne l’est. Mais elle ne produit rien, ne crée rien de nouveau. Elle ne fait que répéter notre vie passée. Ce qu’elle reproduit le plus fréquemment, ce sont les choses sensibles. On s’est demandé quelquefois si elle reproduisait toutes les sensations ou seulement quelques-unes. Certainement, elle est plus vive pour les sensations visuelles. Mais elle reproduit également les sensations de son. Cependant, la plupart des esprits ne peuvent reproduire avec leur intensité première les sensations inférieures. Mais on ne peut dire que cette impossibilité soit radicale. Les gourmets, par exemple, imaginent sans trop de peine les sensations du goût. En tout cas, elles sont toujours moins vives que les reproductions des autres sensations. Cette différence provient de ce qu’on se souvient surtout des états de conscience dans lesquels on a mis plus d’activité. De même nous imaginons plus facilement les sensations qui nous ont coûté plus d’efforts. Dans les sensations du goût et de l’odorat, nous sommes bien moins actifs que dans les autres. Voilà pourquoi nous les imaginons malaisément. Cela explique du même coup comment certaines personnes peuvent développer cette imagination ; c’est qu’elles mettent dans ce sens une plus grande somme d’activité.

 

2. Imagination comme faculté de combinaison. C’est un intermédiaire entre les deux formes extrêmes de l’imagination. Dans ce cas, l’imagination ne forme rien comme matière, mais agit sur la disposition de ces matériaux que lui fournit la mémoire. C’est grâce à elle que nous nous représentons ce que nous n’avons jamais vu. Cette combinaison n’est pas toujours volontaire. Les images quelquefois se combinent d’elles-mêmes dans un ordre différent de celui où elles s’étaient produites. C’est le cas de la rêverie, quand elle a un certain degré d’intensité. C’est aussi sans doute le cas de la folie, où les images sont très vives et se combinent malgré la volonté.

Cette espèce d’imagination joue un certain rôle dans les arts. Elle prend alors le nom de fantaisie. Une œuvre de fantaisie a pour fondement une succession de vives images se combinant sans lien rationnel. En analysant ainsi les choses, on voit que les œuvres de fantaisie manquent de la création proprement dite qui fait l’idéal de l’art.

 

3. Imagination créatrice. Son nom suffit à la définir. Elle ajoute au passé, et pour cela tire ses matériaux d’elle-même. Quand un grand auteur crée quelque chose il emprunte certainement quelques premiers éléments à ses souvenirs. Mais il y a une création qui développe ces éléments, et qui est faite par cette imagination créatrice que nous étudions.

Quand Newton invente l’hypothèse de la gravitation, il y est poussé par les lois de Kepler. Mais de là à son hypothèse il y a une solution de continuité comblée par une imagination créatrice. Il en est de même des savants qui pour la première fois construisent une hypothèse. L’imagination créatrice est ce qui fait l’inventeur.

En quoi consiste ce que l’imagination ajoute aux matériaux donnés ? Ce qu’elle ajoute, c’est l’unité. L’artiste trouve épars dans la réalité ce qu’il réunit dans son œuvre ; mais il crée l’unité sous laquelle sont organisés les éléments qu’il trouve par l’observation. Celle-ci lui fournit la matière de son œuvre. Mais la forme est tirée de lui-même, et cette forme est l’unité. Tous les éléments fournis par l’observation, dans l’art comme dans les grandes hypothèses scientifiques, viennent se grouper et ce groupement est l’œuvre de l’imagination. Galilée observe les balancements d’un lustre. Beaucoup auraient pu observer que les oscillations de ce lustre étaient isochrones, sans songer que ce pouvait être une loi générale. Galilée a inventé cette idée.

En un mot, ce qui est donné à l’imagination est multiple, et elle le ramène à l’unité. L’imagination créatrice est donc la faculté synthétique par excellence.

On s’est demandé si l’imagination créatrice n’était pas un mélange d’imagination reproductive et d’entendement, la première fournissant la multiplicité et la seconde l’unité. S’il en était ainsi, on ne pourrait ramener à l’imagination créatrice que les caractères où l’élément général domine à l’exclusion de l’élément individuel. Ainsi se trouverait pour ainsi dire exclue de l’art une bonne partie de notre littérature moderne, qui montre plutôt chez les hommes le particulier que le général. Qu’on trouve ce système bon ou mauvais, on ne peut néanmoins le rayer de l’art.

D’ailleurs l’unité de l’entendement n’est pas l’unité de l’imagination. Elle apporte une unité individuelle ordonnée, bien différente de l’unité générique que donne l’entendement. Toute autre est l’unité d’une classe de l’histoire naturelle que celle d’un personnage dramatique.

Si l’imagination est une faculté synthétique, elle doit nécessairement cette propriété à la passion qui est la source première de l’unité. C’est sous son influence que les images fournies par la mémoire imaginative sont ramenées à l’unité. Il faut donc que pour retenir cette passion et lui donner toute sa valeur, la raison coexiste avec elle. Si la passion est l’élément nécessaire de l’imagination, elle ne peut en tout cas être productive que par l’entendement.

 

Examinons maintenant quelle est l’utilité de l’imagination dans la vie.

Pascal, Malebranche, tout le xviie  siècle ont calomnié l’imagination. C’est pour eux la folle du logis, la source de toutes les erreurs. Le cartésianisme avait en effet une tendance naturelle à déprécier cette faculté : il n’y voyait qu’une qualité d’ordre inférieur qu’il réduisait à n’être à peu près qu’un mouvement des esprits animaux. C’est pour cela qu’il en tenait si peu de compte. Mais ce que nous avons dit montre bien la fausseté de toutes ces accusations. Sans doute, elle est sujette à l’erreur, comme toutes nos facultés. Mais elle n’a pas le triste privilège de nous tromper plus que les autres. Il est vrai, ses conceptions ne doivent pas être admises sans contrôle ; mais c’est à l’entendement à en vérifier l’exactitude. Nous verrons en logique les procédés employés pour rectifier les erreurs de l’imagination. Mais cette réserve faite, et il convient de la faire pour toutes nos facultés, il faut reconnaître que l’imagination est une des sources les plus importantes de la connaissance. Le raisonnement suffit aux mathématiques, sciences abstraites. Mais lorsqu’il s’agit de choses concrètes, il faut nécessairement faire intervenir l’imagination ; nous ne connaissons la réalité qu’en la devinant. Or, la seule faculté qui nous permette de deviner est l’imagination. Aussi cette faculté joue-t-elle un rôle de la plus grande importance dans les sciences. Peut-être même n’y a-t-il pas une seule loi dans les sciences concrètes une seule loi [sic] qui ne dérive d’une hypothèse, c’est-à-dire d’un acte d’imagination. Ce n’est donc pas seulement comme on l’a prétendu, une faculté d’agrément. Elle a son rôle marqué dans la science. Il n’y a donc pas à s’en méfier systématiquement.

D’une manière générale, on peut dire que l’imagination est la seule faculté qui augmente nos connaissances. Nous lui devons tout ce qui entre dans l’esprit de nouveau. Sans elle, l’esprit serait condamné à ne faire que développer à perpétuité les conséquences des idées qu’il a déjà. Mais la réalité, multiple et complexe, lui échapperait.

Leçon 27
Facultés de conception : Le sommeil. Le rêve. La folie.

Aux trois facultés de conception se rattachent certains états à la fois physiologiques et psychologiques qu’il convient d’étudier ici. Ces états sont caractérisés par ce trait commun que les images y sont assez vives pour être prises pour des perceptions.

Commençons par le rêve, qui est le plus commun. Il est produit par des conditions physiologiques assez mal déterminées. Donc, sans chercher comment il se fait que l’activité physique se relâche, nous chercherons seulement comment se relâche l’activité psychique. Certains philosophes prétendent que dans le sommeil l’âme ne continue plus à penser. Nous avons déjà touché à cette question en parlant de l’association des idées, et nous avons décidé que la chaîne de nos idées était continue. Nous avons vu que, même dans le sommeil, nous avions des sensations qui devaient nécessairement nous donner des idées. D’ailleurs nous avons admis que le moi était tout entier conscient. Si donc la pensée disparaît, la conscience disparaît, le moi cesse d’agir, cesse d’être. Comment alors se représenter que le moi renaisse après avoir été anéanti, et cela régulièrement. Cela est impossible à comprendre. Par conséquent même dans le sommeil, il n’y a pas anéantissement de l’âme. Il n’y a donc jamais de cas où l’âme dorme complètement. Suivant Jouffroy, elle ne dort jamais : il n’y a point de sommeil psychologique. Le sommeil suivant lui n’est qu’un phénomène qui n’a rien de physique. Jouffroy invoque à l’appui de ce qu’il dit l’indifférence que nous avons pendant le sommeil pour les bruits habituels, la faculté qu’ont certaines personnes de se réveiller à volonté. Tous ces faits s’expliquent s’il n’y a pas de sommeil absolu du moi. Il est certain qu’une des causes importantes du sommeil est l’engourdissement des sens, qui arrête les communications avec l’extérieur. Mais il est difficile que cette cause soit unique. L’expérience semble bien établir qu’il y a un certain engourdissement de l’âme. D’ailleurs, il n’y a jamais de cas où le corps soit absolument engourdi. Le sommeil n’est donc produit ni par un relâchement unique de la vie psychologique, ni seulement par un relâchement de la vie physiologique, mais par un relâchement des deux.

Le relâchement psychique du sommeil semble bien être dans un repos de la volonté. Cette faculté, dans la veille, est toute-puissante, toujours active. Pendant le sommeil elle se repose, se retire de la vie active et militante. Elle allège nos autres facultés du joug qui pesait sur elles. Elles se donnent alors libre carrière. Elles n’ont plus de contrepoids. Ainsi se produit le rêve. Le rêve est produit par l’attraction qui rattache les idées les unes aux autres. La force inhérente à chaque idée n’étant plus combattue par la force contraire de la volonté, nous devenons la proie de nos souvenirs. Si la volonté ne dort pas entièrement, ni le sommeil ni le rêve ne sont entiers. À cette demi-veille de la volonté est due la faculté de se réveiller à l’heure voulue.

Descartes quand il institue son doute méthodique fait remarquer qu’on n’a même pas de raison logique de distinguer la veille du sommeil. Leibniz a répondu que la distinction était dans ce fait que nos idées sont liées pendant la veille et ne le sont plus dans le sommeil. Pendant la veille, il y a contradiction des souvenirs et des sensations. Pendant le sommeil, il n’en est pas ainsi, il n’y a plus que des conceptions.

La folie est un rêve continu et en dehors de l’état de santé. Ce qui caractérise la folie est l’absence de la volonté, la toute-puissance des idées. Elles s’associent comme elles veulent.

La folie se manifeste sous deux formes différentes ; tantôt elle est locale ; une partie seulement de l’esprit est affectée, et c’est la monomanie. Tantôt elle est générale. C’est la folie ou manie absolue.

Un seul point est attaqué dans le premier cas ; tout le reste est sain. M. Lélut affirme que ce cas est extrêmement fréquent. C’est en application de cette théorie générale qu’il veut trouver la monomanie chez Socrate, à cause de son démon ; chez Pascal, à cause de son amulette.

Une des formes de la folie est l’hallucination. C’est un état maladif de l’esprit qui, même pendant la veille, prend ses conceptions pour des perceptions. Souvent l’esprit victime d’une hallucination la reconnaît pour telle sans pouvoir pourtant s’en défaire. Les sens, mus ordinairement par la perception extérieure, sont mus en effet à ce moment-là par l’intérieur, et la sensation est réelle si l’objet de cette sensation ne l’est pas.

La ressemblance entre la perception et l’hallucination est telle que M. Taine a fait de l’hallucination la forme normale de la connaissance. Parmi ces hallucinations, dit-il, il y en a que nous rejetons comme fausse parce qu’elles sont contradictoires ; les autres sont des hallucinations vraies et correspondent aux perceptions.

Voici l’objection qu’on peut faire à cette théorie :

On constate que toutes les hallucinations se réduisent à des souvenirs. L’intensité de ce souvenir est très grande, mais il n’en est pas moins vrai que l’hallucination répète toujours un état intérieur, que la matière en est toujours fournie par la mémoire. Toute hallucination n’est donc qu’une reproduction. Il est donc bien peu logique de faire le modèle de ce qui n’est que la copie. On ne doit pas appeler hallucination vraie la perception ordinaire.

Toute cette étude sur certains états pathologiques de l’esprit et du corps nous amène à une conséquence importante. Le rêve et la folie ont pour cause l’affinité naturelle de nos idées. Cette affinité nous rend de très grands services, puisque sans elle la mémoire, l’imagination seraient impossibles. Mais d’autre part, cette affinité, du moment où nous cessons de la surveiller, du jour où nous la laissons agir seule, produit des maladies de l’esprit. Volonté et personnalité sont anéanties. C’est aussi à cette affinité et à l’impuissance de la dominer qu’est dû le manque de suite dans les idées. Il faut donc toujours dominer cette propriété, si nous ne voulons pas en être les victimes.

Leçon 28
Opérations complexes de l’esprit

Attention. Comparaison. Abstraction

Nous avons étudié jusqu’ici les trois facultés de perception et les trois facultés de conception. Il nous reste à étudier l’attention, la comparaison, la généralisation, le jugement et le raisonnement.

Attention. C’est la faculté qu’a l’esprit de se concentrer sur un objet déterminé. Suivant Condillac, l’attention se réduit à une sensation forte. Cette genèse de Condillac confond les conditions du phénomène avec le phénomène. Sans doute nous ne faisons souvent attention à un objet que parce qu’il nous a frappé. Mais ces deux idées n’en restent pas moins distinctes, car la sensation n’est jamais qu’un phénomène affectif que l’esprit reçoit de la chose. L’attention est au contraire éminemment active. Ainsi donc, on ne peut confondre ces deux faits. De plus, très souvent, c’est la sensation forte qui résulte de l’attention. Un objet frappait peu ; nous y faisons attention ; la sensation devient de plus en plus forte. La genèse de Condillac ne peut être admise.

Ce qui distingue l’attention est qu’elle est l’œuvre de notre volonté. Voyons maintenant les différentes formes de ce phénomène. Il y en a deux essentielles : ou bien c’est l’objet qui attire à lui l’intelligence, produit l’attention, sans presque que notre volonté ait besoin d’intervenir. Dans l’autre cas au contraire, l’attention est absolument volontaire. C’est nous qui dirigeons notre esprit. Nous sommes tout entiers cause de notre attention. Comme l’attention est peu ou point volontaire sous sa première forme l’esprit peut sur elle peu de chose. Il est tel spectacle qui attire à lui nos regards sans qu’il soit possible de les en détourner. L’obsession est ce même phénomène, transporté dans la vie intérieure. Son caractère est que l’esprit ne peut que très difficilement s’en débarrasser.

Ces deux formes de l’attention sont si différentes qu’on peut se demander s’il n’y a pas lieu d’en faire deux phénomènes distincts. On pourrait réserver le nom d’attention à l’attention volontaire, et appeler le premier phénomène distraction. En effet, la distraction n’est qu’une attention inopportune.

Quel est le rôle de l’attention dans la vie ? L’attention est une des facultés les plus fécondes de l’esprit. C’est elle, qui s’appliquant aux faits ou aux idées, en fait jaillir toutes les conséquences. On peut dire que les deux facultés vraiment productrices sont l’imagination et l’attention. L’attention est la faculté du penseur, comme l’imagination celle de l’inventeur. Buffon l’a dit, le génie n’est qu’une longue patience. Il faut comprendre par là une longue imagination, et une longue attention.

La comparaison est une opération qui rapproche deux idées et établit entre elles un rapport de ressemblance ou de dissemblance. Les idées comparées ayant été l’objet d’une attention préalable, Condillac a dit que la comparaison se réduisait à une double attention. Mais la comparaison est un fait particulier, et irréductible à tout autre. Il résulte de la définition même de la comparaison que nous pouvons penser deux choses à la fois : on s’est demandé souvent si deux pensées pouvaient être simultanées. Tout en faisant attention à un objet, on peut en percevoir un autre. Le jugement suppose d’ailleurs dans l’esprit la présence simultanée du sujet et de l’attribut.

De même que la mémoire n’est possible que si le moi est identique, de même la comparaison n’est possible que si le moi est un. En effet, pour comparer deux termes, il faut les rapporter à un terme commun.

L’abstraction est la faculté de séparer d’un tout un élément qui n’existe pas en dehors de ce tout. Cela consiste par exemple à isoler de l’idée totale de cette table, l’idée de sa couleur ou celle de son étendue. Les idées abstraites sont de deux espèces. Les premières ou idées abstraites particulières ne se composent que de l’idée d’une chose particulière à un individu. Les secondes ou idées abstraites générales isolent un élément commun à plusieurs individus. L’étendue par exemple est abstraite de plusieurs individus.

Leçon 29
Opérations complexes de l’esprit (suite)

Généralisation. Jugement. Raisonnement.

Généralisation. Une idée générale est une notion qui convient à plusieurs individus. L’opération par laquelle on obtient ces idées c’est la généralisation.

Deux procédés concourent à la généralisation : la comparaison et l’abstraction. Nous comparons ce que plusieurs individus ont de semblable, et nous l’abstrayons. Ces qualités communes forment alors une idée générale. Ainsi, nous comparons les hommes : nous voyons ce qu’ils ont de commun, nous l’abstrayons et nous nous faisons l’idée générale d’homme. Les qualités aussi abstraites conviennent donc à tous les individus observés. Nous voyons que tous les hommes ont la sensibilité, l’intelligence, l’activité, et nous en faisons des idées générales.

Quelle est la valeur des idées générales ? Le moyen-âge surtout a agité cette question. Quelle est la réalité de l’idée générale ? Voici comment se pose la question : Certains philosophes ont estimé que les idées générales répondaient à une réalité existante. C’est là la théorie réaliste. D’autres au contraire ont admis que les idées générales étaient purement subjectives. D’après ce système, le terme général n’est rien qu’un flatus vocis. Quand nous énonçons ce mot, nous ne nous représentons même selon eux, rien de réel et de concret. Supprimez le langage, il n’y a plus d’idées générales. Tel est le nominalisme.

Cette doctrine est toujours restée dans la discussion. Condillac, M. Taine se rattachent à cette doctrine. Au contraire, nous trouvons le réalisme dès l’antiquité. Les idées platoniciennes ne sont pas, il est vrai, absolument des genres. Mais elles conviennent à tous les individus. Elles sont, en partie au moins, des genres substantialisés. Platon est donc un réaliste.

De ces deux doctrines, il y en a une dont l’expérience montre l’absurdité ; c’est le réalisme. Il n’y a pas de genre en soi. Les ressemblances que l’on rencontre entre les individus s’expliquent suffisamment par la communauté d’origine.

Nous ne pouvons pas admettre davantage le pur nominalisme. Quand nous pensons une idée générale, nous pensons autre chose qu’un mot. Sans doute il y a là une association très forte et qui fait illusion. Mais un mot n’est qu’un signe, et un signe n’est intelligible pour nous que si nous connaissons déjà la chose signifiée.

Le nominalisme, comme le réalisme absolu, sont [sic] donc en opposition avec les faits. Mais il y a entre deux la doctrine d’Abélard, qu’on appelle le conceptualisme. Suivant lui, les idées générales ne sont ni des mots, ni des substances ; elles existent, mais dans notre esprit. Elles ont une existence subjective. — En outre les idées générales existent substantiellement dans chaque individu. Par cela même que l’individu appartient au genre, le genre est réalisé en lui. L’idée générale est donc plus qu’un mot.

Il nous reste à traiter la question de savoir si la pensée commence par des idées particulières ou des idées générales. Le philologue Max Müller a cru remarquer que les racines des langues sont des noms communs, par conséquent, que la pensée commence par des idées générales. Il ne s’agit pas de savoir si, dès l’origine de l’expérience, l’esprit avait la notion générale complète, mais si les choses particulières sont pensées comme individuelles ou comme types et genres.

L’observation de Müller est très controversée. La majorité des grammairiens lui est opposée. Mais quand elle serait vraie, cela ne démontrerait pas que les idées générales sont les premières formées. Elle ne prouve qu’une chose, c’est que les premières idées exprimées sont des idées générales. Mais rien ne prouve que les premières idées exprimées soient les premières idées pensées. La faculté de penser est antérieure au langage. L’observation de Müller n’a donc pas de portée.

Or, d’une manière générale, comment se représenter que l’homme commence par penser les idées générales ? L’expérience ne donne que des individus. Comment l’homme verrait-il ainsi le genre dans l’individu ? On ne peut se l’expliquer.

Nous croyons donc que non seulement les premières idées sont particulières et que nous les pensons comme telles, mais encore que les idées part[iculières] sont aussi les premières exprimées.

Faire remarquer le rôle de la généralisation dans la connaissance serait montrer comment la science satisfait par des procédés au besoin de comprendre. La généralisation ramène la multiplicité des individus à l’unité du genre. Or, comme c’est là la meilleure satisfaction que puisse avoir l’esprit, c’est par la généralisation surtout que l’esprit s’explique la réalité, qui, composée de choses différentes, ne peut trouver d’autre unité.

Jugement. Le jugement est l’opération par laquelle l’esprit affirme qu’une idée (attribut ou prédicat) convient à une autre idée (sujet). Exemple : L’homme (sujet) est mortel (attribut).

Voyons quel est le mécanisme de cette opération. Si nous analysons ce jugement nous verrons qu’il consiste à dire que la classe des hommes est comprise dans la classe des êtres mortels. Le jugement montre donc le sujet comme compris dans l’attribut. D’où résulte que l’attribut doit toujours être plus vaste que le sujet. Kant exprimait ce mécanisme du jugement en disant qu’on subsume le sujet sous l’attribut.

Mais ce n’est là qu’une façon d’examiner le jugement. D’un autre point de vue, l’attribut est compris dans le sujet. La mortalité, par exemple, est une qualité comprise dans le concept plus large d’homme. — C’est que dans le premier cas, nous comparons au point de vue du nombre, les individus désignés par le sujet et par l’attribut, tandis que dans le second cas nous examinons non plus les individus, mais les caractères.

Considéré sous le premier aspect, le jugement est étudié au point de vue de l’extension ; sous le second, à celui de la compréhension.

Il résulte de tout ce qui précède que le jugement résulte de la comparaison de deux idées. Or, Cousin distinguait deux sortes de jugements, les uns formés ainsi, et d’autres, faits immédiatement, sans que l’esprit eût examiné les deux idées qu’il rapproche. De ce nombre était, selon lui, le jugement : Je suis. En effet, supposons que j’ai pu séparer les deux termes. L’idée du moi, séparée de l’idée d’existence, n’est plus que l’idée d’un moi possible. Si nous joignons ces deux termes, dit-il, nous aurons le jugement : Je puis être, et non je suis.

Mais de ce qu’on sépare l’idée du moi de l’idée d’existence, il ne s’ensuit pas qu’on pense le moi comme possible. On le conçoit comme en dehors de toute relation avec l’existence. On le pense seulement comme un ensemble de propriétés ; ensuite on établit une relation entre cette notion et celle d’existence. On voit qu’elles se conviennent. On forme alors le jugement : Je suis.

Voyons maintenant comment on peut diviser les jugements. On les divise souvent en jugements particuliers et universels. Le jugement universel affirme l’attribut de tout, le jugement particulier d’une partie du sujet.

On a aussi classé les jugements par positifs et négatifs. Mais la division de Kant en synthétiques et analytiques est la plus importante.

Ces derniers sont ceux où la notion de l’attribut nous apparaît comme comprise dans la notion du sujet de telle sorte que, quand nous pensons le sujet, nous pensons immédiatement l’attribut. Par conséquent, dans les jugements analytiques, l’attribut se déduit nécessairement du sujet. Ex. : 2 + 2 = 4.

Dans les jugements synthétiques au contraire, la notion de l’attribut est ajoutée à la notion du sujet. Exemple : Tous les corps tombent selon la verticale. — Cette propriété est quelque chose de plus que ce qui est compris dans le sujet.

Les principes rationnels sont tous des jugements synthétiques. La question que nous nous sommes posée dans la théorie de la raison peut se poser ainsi : Y a-t-il des jugements synthétiques a priori, et s’il y en a comment sont-ils possibles ? — Nous avons résolu la question en admettant que l’esprit y était nécessité par sa nature même.

Le raisonnement est une opération par laquelle l’esprit combine deux jugements anciens pour en tirer un jugement nouveau.

Il y a deux formes de raisonnement : l’induction et la déduction.

Nous reverrons d’ailleurs en logique la théorie du raisonnement.

Leçon 30
Objet et méthode de l’esthétique

Nous allons intercaler à cet endroit du cours l’étude de certains phénomènes auxquels concourent à la fois la sensibilité et l’intelligence. Ce sont les phénomènes psychiques relatifs au beau. La science qui les étudie se nomine l’Esthétique, de [grec], sensation. Aussi Kant détournant ce mot de son sens ordinaire lui fait désigner cette partie de la philosophie où se trouve étudiée l’expérience intérieure et extérieure.

L’esthétique n’a pas pour objet de donner à ceux qui ne l’ont pas le sentiment et le goût du beau ; elle ne cherche pas non plus à déterminer les règles auxquelles doivent se conformer les artistes. Son but est de définir le beau considéré d’abord d’une manière abstraite générale. L’esthétique passe ensuite à l’étude des différentes façons dont le beau se révèle à nous, des différentes formes par lesquelles il s’exprime, c’est-à-dire en un mot à l’étude des beaux-arts.

Voilà donc deux problèmes : celui du beau abstrait et celui du beau concret, que l’esthétique doit chercher à résoudre.

Qu’est ce que le beau ?

C’est là une question sur laquelle il est bien difficile de donner une réponse absolument satisfaisante. Une foule de solutions contradictoires ont été proposées. Aussi l’idée du beau étant voisine de plusieurs autres idées avec lesquelles elle a souvent été confondue, nous allons d’abord tâcher de distinguer le beau de ce qui n’est pas lui. Nous aurons ainsi une définition négative du beau, et parlant de là nous chercherons quels sont les caractères propres de cette idée.

Le beau, a-t-on dit autrefois, c’est ce qui sert. On le confondait ainsi avec l’utile. C’est d’après cette théorie que Socrate appelle beau tout objet utile. — Cette définition méconnaît un des caractères essentiels du beau. Le beau n’évoque en nous aucun sentiment intéressé : peu nous importe que le beau serve ou non ; il nous semble même que le domaine du beau est absolument en dehors de celui de l’utile. Ce qui caractérise le beau, c’est l’absence de toute tendance à l’utile. Kant a fait remarquer avec raison que, dès que nous concevons un objet comme utile, la valeur esthétique en est diminuée, tant ces deux idées sont profondément distinctes. — Quoi qu’il en soit de ces considérations théoriques, il est de fait que chaque instant nous présente des objets utiles et n’ayant rien de beau.

En second lieu, on a confondu le beau et l’agréable. Le beau assurément est toujours agréable ; mais l’agréable n’est pas toujours beau. Le plaisir que nous cause le beau est d’un genre particulier. Une bonne chère est agréable, et ne produit en nous aucune impression esthétique.

Le beau n’est pas le bien : combien de choses sont belles qui ne sont pas bonnes. Imaginons un homme des plus immoraux ; prêtons-lui les plus détestables passions, les plus grands vices. Pourvu que ces vices n’aient rien de commun, que ses entreprises criminelles dénotent une grande énergie, pourvu que ses passions soient puissantes, pourvu que cette activité, condamnée par la morale, n’en soit pas moins grande et violente, cet homme sera beau. — Inversement, bien des choses sont bonnes qui ne sont pas belles ; et si les grands actes de vertu ont une valeur esthétique, il n’en est pas de même de l’honnêteté ordinaire, de la vertu bourgeoise, qui ne laissent pas d’avoir un grand mérite au point de vue moral. — Enfin, il y a des choses indifférentes moralement, et qui sont belles ou laides. Un grand paysage, une nature morte, n’ont rien à démêler avec le vice ou la vertu, et donnent pourtant matière à une œuvre d’art.

Le beau n’est pas le vrai : de grandes théories scientifiques assurément ne manquent pas de beauté. Mais cette beauté ne peut venir de la justesse du raisonnement, car bien des raisonnements justes, vrais par conséquent, n’ont rien de beau. D’autre part on conçoit très bien une grande hypothèse, fausse, et pourtant belle. Telle est par exemple la fameuse théorie des tourbillons de Descartes.

On a dit encore que le beau, c’était la perfection. Mais ce mot peut être entendu dans des sens différents. D’abord on nomme parfaite une chose qui atteint exactement le but pour lequel elle est faite : le beau consisterait alors dans une adaptation des moyens de la fin. Or, on peut voir qu’une pareille idée du parfait diffère bien peu de l’idée d’utile. Une chose parfaite, dans ce sens, est une chose qui remplit bien l’office qu’on attend d’elle. Remarquons d’ailleurs que bien des formes de la beauté ne peuvent se ramener à la perfection ainsi entendue : tel est le sublime. On n’y trouve pas l’adaptation harmonieuse qui existe entre la fin et les moyens. Il y a là au contraire un désaccord de la forme et du fond. Le sublime est un beau qui ne trouve pas une expression qui lui soit adéquate. Il y a là chez lui une rupture de cet équilibre parfait qui définit la perfection, telle que nous l’avons définie. Quand on définit le beau par l’ordre, cela revient au même : l’ordre n’est qu’un rapport exact entre les parties du tout. Ce que nous venons de dire du beau défini par la perfection s’applique donc aussi au beau défini par l’ordre. Le sublime est incompatible avec cette théorie. De plus, les œuvres d’art où la passion domine — et avec elle incohérence, le désordre — ne seraient donc pas belles. Si le beau, c’est l’ordre, une pareille définition conviendrait à la littérature classique où règne une parfaite harmonie, mais ne conviendrait pas à la littérature de nos jours, où l’on représente volontiers des passions fougueuses, ne conviendrait même pas à la littérature ancienne.

On a aussi entendu le mot perfection dans un sens plus large ; on a indiqué par là la perfection absolue. Ce n’est plus la perfection d’une chose, mais la perfection en soi. Au-delà des perfections relatives qui ne peuvent être conçues en dehors de telle ou telle qualité, il y aurait une perfection suprême, et c’est celle-là qui est identique au beau.

Si l’on admettait cette dernière définition du beau, le beau serait l’absolue perfection s’incarnant dans une forme matérielle. Malheureusement, cette idée implique contradiction : nous ne pouvons pas avoir une notion simple comprenant ainsi toutes les perfections. C’est un concept vide. Cet idéal dont on nous parle doit avoir une nature déterminée. Autrement, il est irreprésentable. Si au contraire cette perfection peut être déterminée en quelque façon, si elle se rapporte à quelque qualité spéciale, si générale qu’on la suppose, c’est une perfection relative et non pas, comme on le disait, une perfection absolue.

Le beau, bien que très voisin de l’utile, de l’agréable, du bien, du vrai et du parfait, ne se confond donc avec aucune de ces idées. Cherchons donc maintenant quelle est sa nature propre.

Pour cela, nous allons étudier les diverses façons dont le beau se révèle à l’homme, et quand il se révèle, quels effets il produit sur nous. Puis les effets constatés, nous essaierons de remonter jusqu’à la cause par voie d’induction.

Et d’abord, comment le beau se révèle-t-il à nous ? C’est toujours sous une forme sensible. Est-il quelque chose de distinct de cette forme, ou n’est-il rien autre que cette forme même, peu importe. Le fait est que pour arriver à nous, le beau doit prendre une forme sensible. Que cette forme soit perçue par les sens ou conçue par l’imagination, peu importe encore. L’imagination, comme les sens, nous montre les choses sous des formes concrètes.

Nous savons donc déjà que le beau devra toujours être exprimé sous une forme sensible. Mais qu’est-il en lui-même ? Nous ne pourrons le dire qu’après avoir analysé les effets que le beau produit sur nous.

Le beau donne des sensations agréables. Le premier caractère de l’émotion esthétique est d’être un plaisir. — En voici un second, qui semble au premier abord être en contradiction avec le premier. Tandis que ce qui nous est agréable éveille généralement en nous des préoccupations égoïstes — tout ce qui nous est agréable nous étant utile dans une certaine mesure — le plaisir esthétique est toujours désintéressé. Quand nous éprouvons cette sorte de plaisir, nous nous abandonnons tout entier à la jouissance qu’il nous procure sans nous demander si l’objet peut ou ne peut pas nous servir. Nous ne calculons pas : aussi ne tenons-nous pas à nous réserver le privilège du plaisir que nous éprouvons. Le plaisir esthétique ne nous pousse pas à posséder pour nous et rien que pour nous l’objet qui l’a causé. Pourvu que nous voyons les choses belles, notre amour du beau est satisfait. Nous ne tenons pas à être les propriétaires de l’objet qui nous a charmés. Si l’amateur cherche à collectionner les tableaux, il obéit à un sentiment qui n’a rien d’esthétique. Ce n’est pas l’amour de l’art qui le pousse, c’est le besoin et la gloire de posséder.

Voici deux autres caractères essentiels du beau :

Le plaisir esthétique est universel, et en même temps individuel. Il est universel en ce que, quand j’éprouve une sensation esthétique, j’estime que tous les hommes placés dans les mêmes conditions que moi éprouveront le même plaisir. On peut discuter des goûts et des couleurs, mais cela n’empêche pas, comme dit La Bruyère, qu’il y ait un bon et un mauvais goût, car les gens éclairés s’entendent pour appeler beaux les objets renfermant les mêmes qualités. Mais pourtant le goût est à un autre point de vue individuel. Ce que je trouve beau n’est pas jugé beau nécessairement et au même titre par une autre personne. Nous ne nous entendons pas sur le mérite comparé de l’œuvre que nous jugeons avec un autre. Les exemples de ce genre abondent.

Aussi a-t-on souvent remarqué que le beau idéal d’une époque n’est pas celui d’une autre. La beauté, pour le xviie  siècle, n’existait qu’avec l’ordre, la régularité ; notre époque tend au contraire à rechercher ce qu’il y a de beau dans les grands mouvements de la passion. Ce qu’aimait le siècle de Louis XIV, c’était en tout une exacte proportion ; ce que nous aimons dans les choses de l’art, ce sont la richesse et la complexité.

Il y a donc à la fois dans les jugements sur le beau une grande variété et cependant une universalité évidente : nous expliquerons plus loin d’où vient cela.

Leçon 31
Qu’est-ce que le beau ?

Nous venons d’étudier les effets du beau, l’émotion esthétique. Partant de là nous allons chercher à remonter à la cause, à déduire des qualités diverses que présente le plaisir esthétique les qualités que doit avoir son objet, le beau.

Tout d’abord, nous savons que l’émotion esthétique est désintéressée. Or, cela seul est l’objet d’un véritable désintéressement, qui n’a pas de réalité concrète. Ce qui existe réellement a toujours pour nous une certaine utilité, ne fût-ce que l’utilité de nous être agréable. Quand nous le voyons, immédiatement il se produit en nous une arrière-pensée intéressée ; nous voulons garder pour nous cet objet. Or, le beau ne produit rien de pareil : c’est donc qu’il n’est pas réel. C’est un simple concept de l’esprit, un idéal qu’il se forme.

En second lieu, nous avons constaté que l’émotion esthétique était un plaisir. Or, le plaisir chez nous est produit par l’action sur notre esprit d’un objet conforme à sa nature ; la douleur, par le contraire. Nous ne connaissons que nous ; c’est par comparaison dans leurs rapports avec nous que nous jugeons les objets. Si donc l’émotion esthétique est un plaisir, c’est que le beau est conforme à notre nature.

Le beau doit avoir quelque chose de la nature humaine. C’est ce que Saint-Marc-Gérardin fait très justement observer dans son cours de littérature dramatique. Ce que nous cherchons partout dans l’art, c’est nous-mêmes. Un paysage n’est pas beau par lui-même : ce qui fait sa beauté, ce qui le rend capable de devenir l’objet d’une émotion esthétique, ce sont les sentiments que ce paysage éveille en nous. Supprimez l’homme, vous supprimez le beau.

Si le beau est conforme à notre nature, nous n’aurons qu’à nous examiner nous-mêmes pour savoir ce qu’il est, au moins en partie. Or, notre nature se compose essentiellement de trois facultés, et l’on peut considérer chacune d’elles à deux points de vue différents. Dans la Sensibilité, nous avons d’un côté la multiplicité : les inclinations, les émotions. De l’autre, l’unité, qui est donnée par la passion. — Dans l’Intelligence, la multiplicité est produite par les sensations, les états de conscience divers, tout ce qui est la matière de la connaissance, mais la Raison s’y ajoute, et leur donne l’unité. — L’Activité enfin se compose d’une masse d’actions, d’instincts ; c’est la multiplicité. Le moi intervient dans ce chaos par la volonté qui dirige l’activité et lui impose l’unité.

Multiplicité donnée par l’expérience et ramenée à l’unité par le moi, telle est donc la formule de toute notre connaissance. Plus nous nous rapprochons de l’unification absolue de cette multiplicité et plus le plaisir intellectuel est grand.

Le beau doit être conforme à cette formule, et d’autre part il est idéal. On pourra donc dire : Le beau, c’est l’unité et la multiplicité idéalisées.

La multiplicité pour être idéale, sera aussi complexe que possible ; l’unité, aussi forte, aussi cohérente qu’il se pourra. Elle devra comprendre le multiple sans en rien laisser échapper, et sans en atténuer la complexité. De la parfaite harmonie entre ces deux termes naîtra le beau.

Seulement, par malheur, cet accord est tout idéal et cette harmonie ne peut guère exister en pratique. De là vient que dans les œuvres d’art, l’un ou l’autre de ces caractères est sacrifié à l’avantage du second. C’est ce qui explique bien comment l’émotion esthétique est à la fois universelle et individuelle. Elle est universelle, car, pour tout le monde, elle correspond toujours aux deux conditions que nous avons établies. Elle est une unification de la multiplicité. — Mais d’autre part, elle est individuelle : d’abord, parce que les uns préfèrent que l’unité prédomine aux dépens de la multiplicité ; les autres aiment mieux le contraire. Ensuite, en raison de la différence des sensibilités et des dispositions personnelles de l’esprit qui examine une réalisation concrète du beau.

On peut exprimer ainsi le résultat auquel nous venons d’arriver : L’unité, c’est la concentration de tous les éléments vers un même but. Elle est parfaite, si aucun d’eux n’est distrait de la fin commune. Un tel système est caractérisé par sa force. — La multiplicité, d’autre part, c’est la richesse, la variété, la complexité. Le beau pourra dès lors être défini : un accord harmonieux de la force et de la richesse. — Mais cet accord ne peut être parfait : tantôt la richesse l’emporte au détriment de la force, tantôt la force au détriment de la richesse. Chacun alors, suivant les inclinations de son esprit, préférera l’une ou l’autre de ces deux combinaisons.

Ainsi, Corneille a la force (comme d’ailleurs tout le xviie  siècle et comme l’art grec que cette époque imitait) ; mais il y perd en richesse. Les personnages ont un, ou deux sentiments tout en énergie, mais sans variété. L’art romantique, au contraire préféré de nos jours, tire tout son mérite de sa diversité, de sa richesse. En revanche, l’unité est relâchée ; il y a plus de variété, moins de force.

L’essence du beau est la puissance : Elle s’exprime tantôt en surface, avec beaucoup de richesse et peu d’unité ; tantôt en profondeur, avec une forte unité et avec une pauvreté relative. Mais sous ces deux formes elle a pour un esprit impartial la même valeur esthétique.

Mais il ne faut pas seulement définir le beau au point de vue du beau idéal. Prendre une forme concrète n’est pas pour le beau une déchéance ; il n’existe qu’en se révélant à nous : c’est la condition même de son existence. Le beau réel c’est la force et la richesse revêtant une forme concrète, et se rapprochant autant que possible de l’harmonie parfaite qui serait le beau idéal.

Leçon 32
Le sublime et le joli. L’art.

Deux idées voisines de l’idée du beau doivent être définies : le sublime et le joli.

Pour Kant, le sublime est spécial, ne ressemble en rien au beau. Le beau se présente toujours à nous avec un aspect défini ; le sublime nous donne l’impression de l’illimité. En même temps que le sublime et le beau se distinguent par leur nature, les émotions qu’ils nous donnent diffèrent. Le beau donne un plaisir calme, tranquille ; le plaisir du sublime est mêlé de douleur. Quand nous avons contemplé le sublime, il se produit en nous, selon Kant, une légère douleur, une sorte d’aspiration vers cet infini du sublime que l’esprit ne peut embrasser tout entier. C’est là ce qui produit cette gêne, agréable cependant ; car cet effort pour saisir le sublime a beau être impuissant, il est élevé, et nous lui devons un contentement d’ordre supérieur. Voilà pourquoi Kant, dans sa critique du Jugement, a fait du sublime une idée à part, bien distincte de celle du beau.

Si cette définition était vraie, le sublime ne serait jamais dans ce qui est bien défini ; pas de sublime dans la littérature classique. Quoi de plus précis que le : « Qu’il mourût ! » d’Horace ? N’est-ce pourtant pas là un bel exemple du sublime ?

Nous ne mettrons donc pas un abîme entre le sublime et le beau ; le premier n’est que la plus haute expression, le maximum d’intensité du beau. Mais, puisqu’il y a deux espèces de beau, il doit y avoir deux espèces de sublime : le sublime dans la force, le sublime dans la richesse. Les vers cornéliens si simples et si forts, sont sublimes : une plaine immense qui nous offre le spectacle le plus varié, ne l’est pas moins. Il faut accorder ce nom à tout ce qui mérite de le porter : Rodrigue ne le mérite pas plus que Faust.

De même que le sublime est l’apogée du beau, le joli en est comme le diminutif. Le beau est l’état normal de l’art : le joli en est un caprice ; le sublime, un heureux accident.

Ce qui caractérise le joli, c’est une mesure parfaite entre les deux éléments du beau, l’unité, la variété. On pourrait dire encore que dans le joli la force le cède un peu à la variété. Le joli est facile, voilà ce qui le caractérise surtout.

Comme le sublime, comme le beau, le joli n’existe qu’en revêtant une forme sensible. Donner une forme à l’idéal esthétique, c’est l’œuvre de l’art.

 

Pris dans son sens le plus général, l’art s’oppose à la théorie. C’est l’ensemble des moyens destinés à appliquer les vérités établies par la spéculation. Quand l’art s’occupe uniquement de réaliser le beau, il prend un nom nouveau et forme les beaux-arts. C’est de ces derniers que nous allons parler.

L’art est comme un langage. Les choses sont les signes à l’aide desquels il pourra exprimer le beau. Il va chercher dans la réalité sensible les formes avec lesquelles il exprimera l’idée esthétique. La matière en elle-même n’a aucune valeur esthétique ; elle l’emprunte toute de ce qu’elle exprime. De même que les mots n’ont pas de sens par eux-mêmes, les formes que l’artiste emploie ne servent qu’à rendre sensible l’idéal conçu par l’artiste.

On a souvent distingué deux grandes doctrines dans l’art : l’idéalisme et le réalisme. L’idéalisme est l’art qui cherche à nous faire oublier la réalité, à atteindre autant que possible l’idéal. Peu lui importe ce que sont les hommes et les choses. L’artiste idéaliste nous montre les hommes et les choses avec des proportions plus grandes que nature. Le réalisme au contraire, réduit l’art à une reproduction photographique de la nature. Le réaliste se défend de rêver, s’interdit l’imagination, copie. Il veut nous montrer les choses comme elles sont, ni plus grandes, ni plus petites que nature. Il veut nous montrer la réalité telle qu’elle est.

Le réalisme mérite-t-il réellement le nom d’art ? Ne sont-ce pas là deux expressions contradictoires ? Il nous le semble. L’art a pour objet d’exprimer le beau : le beau est idéal ou n’est pas. La science, non l’art, a pour objet de nous apprendre ce qui existe. L’art doit nous ménager à côté des petitesses des mesquineries de la vie réelle, une vie idéale qui nous repose de la première, où tout serait élevé, agrandi. Tel est l’objet de l’art. Le réalisme se comprend comme une science d’observation : c’est l’histoire du présent. Mais il n’est pas un art s’il proscrit l’idéal.

L’idéalisme, assurément, doit prendre son point de départ dans le réel. Il commence par observer ce qui existe pour l’idéaliser ensuite. Mais c’est la seconde partie de cette tâche qui est son œuvre propre et original.

À cette théorie de l’art, il faut joindre une classification des beaux-arts. Ils expriment le beau sous différentes formes : ce sera la base de nos distinctions.

Il y a, pour exprimer le beau, deux grandes espèces de forme : les formes plastiques, pour la vue ; les sons, pour l’ouïe. Ce sont là les deux sens esthétiques.

Nous avons donc déjà ainsi trois catégories : les arts qui s’adressent à l’ouïe, ceux qui s’adressent à la vue, ceux qui s’adressent à la fois à ces deux sens.

On pourrait classer les arts compris dans chacune de ces catégories par la plus ou moins grande aptitude de leur forme à exprimer le beau. Ainsi, pour les sons, la poésie est évidemment plus propre à exprimer l’idéal esthétique que ne l’est la musique. De même, dans les arts visuels, la couleur est plus propre à exprimer le beau que la sculpture ou l’architecture.

Partant de là, nous pouvons répartir ainsi les divers arts entre ces groupes :

Arts qui s’adressent à l’ouïe : Musique. Poésie.

Arts communs à l’ouïe et à la vue : Art dramatique, art oratoire.

Arts qui s’adressent à la vue : Architecture. Sculpture. Peinture

Telle est la classification des beaux-arts.

Leçon 33
De l’activité en général. L’instinct

L’activité est la faculté par laquelle nous produisons nos actions. Elle se présente à nous sous trois formes différentes : Elle est volontaire, ne l’a jamais été, ou l’a été et ne l’est plus. Ce sont la volonté, l’instinct, l’habitude. Nous allons commencer par étudier l’instinct.

L’instinct est la faculté que nous avons de produire des actions non déterminées par une expérience antérieure. C’est surtout chez les animaux que l’instinct est visible. La vie animale n’est qu’une suite d’instincts. Chez l’enfant, l’instinct joue aussi un rôle qui diminue plus tard. C’est l’instinct qui pousse l’enfant à prendre le sein de sa mère, et à exécuter les mouvements nécessaires à sa vie. Chez l’homme fait, l’instinct est beaucoup plus rare ; à peine peut-on citer chez lui l’instinct de conservation, et encore bien moins développé.

Voyons maintenant quels sont les principaux caractères de l’activité instinctive.

1. Inconscience. Les animaux, en agissant instinctivement, ont bien conscience des mouvements qu’ils effectuent, non de la fin vers laquelle ils tendent. Il faudrait leur prêter des connaissances plus grandes que celles de l’homme même. L’animal ne mange que par instinct, non pour vivre.

2. Perfection. L’instinct est parfait. Il y a une admirable corrélation des mouvements de l’instinct, et de leur fin. Cette perfection est atteinte du premier coup, sans que l’individu ait besoin d’éducation.

3. Immutabilité. L’instinct est immuable, il est aujourd’hui ce qu’il était autrefois. Les abeilles font leur miel aujourd’hui comme autrefois. Cependant cette immutabilité de l’instinct n’est pas rigoureusement absolue. L’instinct peut changer sous l’influence du milieu ou sous celle de l’homme. La domestication change les instincts des animaux qui y sont soumis.

4. Spécialité. L’instinct n’est pas capable de produire un nombre indéterminé d’actions différentes. Chaque instinct est spécial. C’est une détermination précise de l’activité. L’instinct est spécial, a une forme déterminée ; il produit toujours la même action.

5. Généralité. L’instinct est commun à l’espèce. Toutes les araignées de la même espèce tissent leur toile de la même façon.

 

D’après certains philosophes, l’instinct est tout physiologique ; les mouvements instinctifs s’accomplissent d’après les lois toutes physiques, et n’auraient rien de psychologique. On a souvent dit qu’il n’était qu’un système d’actions réflexes. Descartes avait déjà admis une théorie analogue. L’instinct pour lui n’est pas un fait psychique, et comme pour lui, d’autre part, tous les mouvements physiologiques n’étaient que des mouvements mécaniques, il en déduisait que les bêtes n’étaient que des machines.

Cette doctrine se réfute par l’exagération de ses conséquences. Elles ne faisaient pas reculer l’école cartésienne, mais la science aujourd’hui ne permet plus d’admettre une pareille théorie : il est bien prouvé aujourd’hui que les animaux, au moins supérieurs, ont de l’intelligence, peuvent s’organiser en sociétés. Voici d’ailleurs un fait qui contredit la théorie de l’instinct physiologique : il est établi par les sciences naturelles que deux organismes identiques peuvent avoir des instincts différents.

Enfin, ce qui démontre que cette thèse est excessive, c’est que l’instinct peut devenir peu à peu conscient, être transformé en mouvement volontaire. Or, si l’instinct peut devenir volonté, c’est qu’il n’y a pas un abîme entre ces deux termes.

L’instinct n’est donc pas physiologique, ne se réduit pas à un mécanisme. C’est réellement un phénomène psychique.

Condillac a voulu rendre compte de l’instinct en le ramenant à l’habitude. L’instinct n’est pour lui qu’une expérience devenue peu à peu habitude et instinct.

L’expérience quotidienne montre la fausseté de cette théorie. Nous voyons sans cesse, sous l’influence de l’instinct, se produire des actions des animaux qui ne peuvent avoir pour base l’expérience. Il y a de plus des instincts que l’expérience ne peut point expliquer, la distinction des plantes saines et vénéneuses, par exemple, chez certains animaux : l’expérience à ce sujet leur aurait coûté la vie.

Une doctrine beaucoup plus importante, explique l’instinct par une habitude héréditaire. C’est la théorie exposée par Darwin, dans son ouvrage De l’origine des espèces, et qui est admise par Herbert Spencer.

En voici les principes :

Quand les éleveurs veulent créer des individus présentant certaines qualités, ils émulent la sélection artificielle des variétés ; cette qualité se retrouve ainsi dans la descendance avec une plus grande intensité. Les animaux qui ne présentent pas la variété demandée sont éliminés. Ceux-là seuls restent donc qui présentent la qualité recherchée.

La nature fait mécaniquement, fatalement ce que font les éleveurs. Les animaux qui présentent quelque qualité les rendant supérieurs, survivent seuls par suite de la « lutte pour la vie ». L’économiste Malthus avait fait depuis longtemps remarquer que les productions du sol ne croissent pas aussi vite que les individus. Par conséquent, à même que la population augmente, le sol fournit de moins en moins à la consommation. Le monde est une place assiégée. La quantité de provisions est finie ; le nombre des bouches croît. Les plus solides survivent seuls : la sélection naturelle est produite par cette lutte.

C’est ainsi que naît l’instinct. Ce n’était d’abord qu’une habitude heureuse, donnant à l’animal qui en était doué une supériorité sur ses semblables. Ceux qui possédaient cet avantage éliminèrent les autres ; et cette habitude, fixée par l’hérédité, est devenue instinct. Cela explique du même coup comment l’instinct est commun à tous les individus de la même espèce.

Cette doctrine soulève les objections suivantes :

D’abord, elle n’est pas vérifiable par l’expérience. Nous ne voyons pas actuellement les espèces se transformer. Actuellement, il y a un abîme entre les espèces. Le croisement des espèces différentes est stérile, ou tout au moins les individus produits retournent à l’un des types primitifs, ou sont eux-mêmes stériles.

En second lieu, il y a des instincts qui se perpétuent dans l’espèce bien que la descendance ne soit pas continue. Ainsi chez les abeilles, les neutres ne naissent pas de neutres, mais de la reine, et cependant présentent tous les instincts des neutres.

La théorie transformiste ne peut expliquer ce cas.

Enfin, la difficulté devant laquelle échouait la théorie de Condillac se présente de nouveau dans la théorie transformiste. Il y a des instincts que l’expérience ne peut donner : si l’instinct de conservation, dès l’origine, n’avait pas prémuni les animaux contre le danger, ils seraient morts ; l’instinct de la nourriture lui est aussi nécessaire, la douleur qui résulte de la privation de nourriture n’indique pas à l’animal qu’il est nécessaire de manger pour la faire cesser.

L’instinct est donc un fait simple, irréductible, résistant à l’analyse ; il faut lui conserver ce caractère et le définir une prédétermination naturelle de l’activité, phénomène propre et spécial.

Leçon 34
L’habitude

L’habitude a souvent été définie une tendance à répéter un acte que l’on a déjà accompli plusieurs fois. Mais cette définition, qui d’ailleurs remonte à Aristote, est sujette à plusieurs objections. Tout d’abord, un acte peut devenir habituel sans être répété simplement en se continuant ; mais même avec cette correction, la pensée d’Aristote peut encore être attaquée. En effet, il est bien vrai que l’habitude est d’autant plus forte que l’acte a été plus souvent répété ; mais un acte seul produit l’habitude ; après une seule production de cet acte, le moi a une tendance à le reproduire. La continuité ou la répétition de l’acte développeront ce germe ; elles ne le constitueront pas. Pour étudier l’habitude en elle-même, et la bien comprendre, il faut donc éliminer ces éléments, pour l’examiner à son état normal, telle qu’elle se produit après un seul phénomène.

Ainsi considérée, l’habitude présente un double caractère ; d’abord, elle est une faculté de conservation ; elle fait survivre l’acte qui vient de se terminer, conserve nos efforts antérieurs tout au moins en partie. C’est grâce à elle que le passé n’est pas perdu pour nous. En outre, le fait ainsi conservé tend à se reproduire : c’est le second caractère de l’habitude. Elle nous apparaît ainsi comme une sorte de spontanéité.

L’habitude est donc à la fois la faculté qui conserve en nous les actes passés, et la force qui tend à reproduire ces mêmes actes.

On peut remarquer que l’habitude présente, à un degré moindre, presque tous les caractères de l’instinct. Celui-ci est inconscient et elle le devient de plus en plus, suivant sa force ; quand elle est très puissante, elle nous fait agir presque aussi inconsciemment que l’instinct lui-même. L’instinct est parfait ; l’habitude est bien plus parfaite que l’acte volontaire, car elle nous fait agir avec précision, en nous dispensant de l’hésitation, de la délibération. Seulement, cette perfection immédiate dans l’instinct est dans l’habitude le résultat d’une éducation. L’instinct est immuable. L’habitude assurément peut être modifiée, mais elle y oppose toujours une certaine résistance et d’autant plus grande qu’elle est plus forte. Comme l’instinct encore, elle est spéciale, possède un but et un objet précis : ainsi on acquiert l’habitude de faire telle ou telle action, de retenir tel ou tel genre de style et rien que cela. Cette spécialité est moins tranchée que celle de l’instinct, mais tend, quand l’habitude augmente, à le devenir autant.

Mais l’instinct est commun à toute l’espèce, tandis que l’habitude est individuelle. Ce caractère distingue bien ces deux facultés. Sauf cela cependant, l’habitude semble tendre à se rapprocher de l’instinct, bien que la ressemblance ne soit jamais complète. On peut comparer ces deux facultés à certaines quantités mathématiques qui se rapprochent de plus en plus, et ne sont pourtant égales qu’à l’infini. Si inconsciente, si parfaite, si immuable, si spéciale que soit l’habitude, elle peut toujours être modifiée par l’action de la volonté ; celle-ci n’est esclave que si elle le veut, et peut toujours reprendre l’empire qu’elle avait momentanément perdu.

L’instinct, c’est la nature parlant et agissant en nous. Puis donc que l’habitude est un instinct acquis, on dira à juste titre que l’habitude est une nature acquise, sortie de la volonté, et placée cependant une fois constituée hors du monde des actes volontaires. Pour Spinoza, Dieu est l’unique substance : le monde est Dieu réalisé. Il exprime cette idée par une expression originale : « Dieu est la nature naturante ; le monde, la nature naturée ». Nous pouvons nous servir de ces mêmes expressions pour caractériser l’instinct et l’habitude : le premier est la nature « naturante », la nature naturelle ; le second, la nature acquise, la nature « naturée ».

Nous venons de définir l’habitude. Nous avons maintenant à examiner quelles sont les lois de cette faculté.

Un certain nombre d’études fort importantes ont été publiées sur cette question. Parmi elles, il faut citer comme les plus remarquables le Mémoire sur l’habitude, de Maine de Biran, son premier ouvrage ; la Thèse de M. Ravaisson sur le même sujet. De ces diverses études ressort ce fait : les lois que [sic] l’habitude sont au nombre de deux, et s’énoncent ainsi :

1. L’habitude tend à exalter les phénomènes actifs.

2. Elle tend à diminuer l’intensité des phénomènes passifs.

Lorsqu’un phénomène psychologique est actif, l’habitude l’excite, le rend plus actif encore ; il se reproduit plus aisément, et tend davantage à se reproduire. Au contraire, si le phénomène dont il s’agit est passif, l’habitude l’affaiblira ; elle va même quelquefois jusqu’à en abaisser l’intensité au point de le rendre imperceptible.

Nous allons étudier l’effet de l’habitude sur les différentes facultés de notre esprit.

Sensibilité. Examinons d’abord la partie passive de la sensibilité qui est la faculté d’éprouver du plaisir ou de la douleur. Supposons une impression agréable au premier abord, et qui se répète souvent ; elle finit par devenir indifférente ; l’habitude, dans ce cas, émousse la sensibilité. Ce qui est agréable à un homme de goûts simples, peu habitué aux jouissances, laissera indifférent l’homme blasé, qui connaît trop ce plaisir pour le goûter encore.

Mais ce n’est là qu’une partie de la Sensibilité. Elle a une autre partie, qui est active, et qui se compose des inclinations et des passions ; et de ce côté-là l’habitude l’exalte. Plus nos passions sont satisfaites, plus elles sont exigeantes. Elles veulent toujours aller plus loin, elles demandent d’autant plus qu’on leur accorde plus. Par conséquent, sous l’influence de l’habitude, notre activité sensible devient plus intense.

Intelligence. Notre intelligence est surtout active ; cependant, tout au bas de l’échelle de nos connaissances, il y a certaines d’entre elles qui sont presque entièrement passives. Parmi celles-là, on trouve facilement des exemples de perceptions dont, par l’habitude, nous ne nous rendons plus compte. Ainsi, l’atmosphère pèse sur nous, et nous n’en sentons pas le poids. Si l’on demeure quelque temps dans une salle à une température bien au-dessus de la moyenne, on finit par ne plus s’apercevoir que cette chaleur est anormale.

Mais plus souvent l’intelligence est active ; et dès lors, l’habitude exalte les phénomènes dans lesquels elle entre. Plus nous avons l’habitude de nous expliquer les choses, plus cette opération nous devient facile, et plus nous y éprouvons de plaisir ; c’en est d’ailleurs la conséquence. Un élève débute dans les mathématiques ; il éprouve mille difficultés. Mais peu à peu il s’y habitue. Il trouve cette science plus facile, et comprenant plus aisément, y trouve plus de plaisir. Quand pour la première fois, il faut étudier des idées abstraites, on est gêné, fatigué. Mais peu à peu l’on en prend l’habitude, on comprend aisément, et l’on trouve dès lors cette étude plus agréable.

Plus que toute autre faculté de l’intelligence, la mémoire dépend de l’habitude : l’habitude, faculté de conservation, forme une grande partie de la première ; aussi l’exercice habituel de la mémoire améliore-t-il facilement les mémoires récalcitrantes, s’il ne peut aller jusqu’à doter de mémoire ceux qui n’en ont pas.

Volonté. Ici, le mot l’indique, point de place pour la passivité. L’habitude agit sur des phénomènes essentiellement actifs : elle ne fera que rendre de plus en plus faciles les mouvements volontaires, et leur donner une tendance plus grande à se reproduire de nouveau.

Ayant ainsi défini l’habitude et déterminé ses lois, nous pouvons rechercher à présent comment nous expliquerons l’habitude.

Nous retrouvons tout d’abord ici une théorie que nous avons déjà vue à propos de l’instinct, et dont l’adepte le plus célèbre est Descartes. Cette explication ramène l’habitude à un phénomène purement physiologique. Selon ce philosophe10, les esprits animaux suivent dans le cerveau les voies déjà frayées par un passage précédent, et comme ce mouvement est la condition de la pensée et de la volonté, le phénomène se reproduit ainsi.

Mais cette théorie vient échouer devant ces objections : elle explique fort mal la tendance de l’acte à se reproduire. En second lieu, l’habitude, comme l’instinct et d’une manière bien plus visible encore, dépend de la volonté ; celle-ci reste toujours maîtresse de ses habitudes, et peut si elle veut, en secouer le joug. Entre l’habitude et la pure volonté, pas de distinction nettement tranchée. L’habitude est donc bien réellement un phénomène psychique.

On a essayé d’assimiler l’habitude à l’association des idées. C’est ce qu’a fait, par exemple, Dugald Stewart. Ce philosophe a représenté l’habitude comme n’étant autre chose qu’une association de mouvements. De même que les idées qui ont été ensemble présentes à l’esprit ou qui s’y sont succédé s’attirent, de même les mouvements ; l’habitude ne serait dans cette hypothèse qu’une forme de la faculté générale qui consiste en une tendance des différents phénomènes psychologiques placés dans certaines conditions à s’attirer les unes les autres.

Mais l’analyse que nous avons faite des phénomènes de l’habitude montre que cette explication ne rend pas compte de tous les phénomènes que l’on observe dans l’habitude. L’habitude est une faculté de conservation, et cette théorie ne rend compte que du phénomène de reproduction : où ont été conservés les actes reproduits ? En outre rien ne prouve que la tendance à la répétition provienne uniquement de l’affinité propre par laquelle les mouvements s’attirent les uns les autres. Une action, même simple, tend à se répéter. L’enchaînement des mouvements les uns aux autres facilite leur reproduction, les rend plus aisés, explique le besoin plus vif de faire l’action habituelle. Mais ce n’est pas là une condition nécessaire de cette tendance.

Puisque ces explications ne peuvent convenir, cherchons-en une qui s’accorde avec notre analyse. Elle se divisera en deux parties : 1) Conservation ; 2) Reproduction de l’acte accompli.

1. Le premier fait est expliqué par ce principe général que « tout être tend à persévérer dans son être ». Quand un phénomène a pénétré en nous, est devenu nôtre, nous tendons à conserver notre être ainsi modifié. C’est ainsi que s’explique l’habitude comme faculté de conservation.

2. Pour expliquer la tendance de l’acte à se produire il faut admettre qu’il se développe en dehors de la volonté à la suite de l’acte, une sorte de spontanéité irréfléchie. La volonté se fige pour ainsi dire, sur un point, elle détermine l’action une fois pour toutes, et par la suite nous dispense d’agir de nouveau.

Ceci explique bien l’exaltation de l’activité ; mais comment cela rend-il compte de l’affaiblissement de la passivité ? Voici comment : Toute affection sensible est un rapport entre un besoin et l’objet qui doit le satisfaire. L’objet reste constant ; le besoin, actif, est excité par l’habitude. Le plaisir devient donc de moins en moins vif, la sensibilité s’émousse.

Quel est le rôle de l’habitude dans la vie ?

Elle nous permet de conserver le passé, ce qui est une condition essentielle du progrès. C’est grâce à elle que nous pouvons aller en avant sans avoir besoin de revenir sans cesse en arrière. Mais ce n’est pas là la condition unique du progrès. Il ne suffit pas de garder ce qu’on possède, il faut encore acquérir. Or l’habitude tend à nous maintenir dans le passé ; elle est par essence ennemie du changement, et présente ainsi au progrès un obstacle, qui n’a rien d’insurmontable, mais qu’il faut constater. Il y a à craindre de vivre trop de la vie d’habitude, de se laisser enchaîner par elle et de rester dans l’immobilité. Elle est la condition nécessaire du progrès, mais n’y suffit pas.

Leçon 35
De la volonté. De la liberté

La volonté est la faculté par laquelle nous sommes la cause déterminante de certaines de nos actions ; c’est grâce à elle que certains de nos actes se produisent sous notre impulsion, émanent de nous et de nous seuls.

Pour bien comprendre ce qu’est la volonté, examinons un acte volontaire et ses différents moments.

1. Tout acte volontaire commence par la conception de un ou plusieurs buts à réaliser. Avant de faire quelque chose, nous songeons à une fin à atteindre. Ce premier moment est la conception du but.

2. Quand nous avons conçu le but à atteindre, nous cherchons les raisons qui peuvent nous déterminer à agir ou ne pas agir : ce phénomène est la conception des motifs.

3. Parmi ces motifs, tous n’ont pas la même valeur. Nous comparons alors les motifs entre eux pour juger quels sont les plus forts ; cette opération est ce qui constitue essentiellement la délibération.

4. Nous choisissons un de ces motifs, nous le préférons aux autres, nous nous décidons à agir dans un sens déterminé. C’est la décision.

5. La décision prise, il nous reste à l’exécuter au dehors ; la volonté produit son effet. Ce dernier moment est l’exécution ou l’action.

Tels sont les cinq moments de l’acte volontaire. Pour qu’un acte mérite ce nom, il faut qu’il passe par ces cinq moments. Sinon, on ne peut le considérer comme réellement causé par la seule volonté, et on doit le rattacher à une autre cause.

La volonté est-elle ou n’est-elle pas libre, telle est la question principale qui domine toute la théorie de la volonté.

Qu’est-ce donc que la liberté ?

Kant définit la liberté, cette faculté qu’a l’homme de commencer une série d’actions. C’est là ce qui distingue la volonté. Tandis que le premier terme des séries auxquelles appartiennent les phénomènes physiques nous échappe toujours, la volonté, au contraire, forme le premier terme d’une série. À ce qu’il semble, elle se produit sans être déterminée par aucun fait précédent.

Nous avons donc à voir si réellement la volonté n’est précédée de rien qui la détermine, si elle commence réellement une série.

On distingue généralement deux genres de preuves de la liberté : les preuves directes et les preuves indirectes.

La liberté se prouve directement par l’idée que nous avons de notre liberté. Nous n’avons pas pu l’acquérir par le spectacle du monde extérieur puisque tous les phénomènes qui s’y passent sont soumis à un déterminisme absolu. Si nous avons cette idée, c’est que nous nous voyons libres, que nous nous sentons libres, donc nous le sommes.

Mais on a souvent soutenu que cette idée ne nous venait pourtant pas du spectacle de notre moi, et était une construction de l’esprit, une illusion, par conséquent.

Mais alors il faut expliquer comment s’est formée cette illusion. Bayle a exposé ainsi la genèse de l’idée de liberté. Il comparait la volonté humaine à une girouette qui aurait conscience de ses mouvements. Supposons que toutes les fois qu’elle désire se tourner d’un côté, le vent l’y pousse. La girouette se croira cause de ses mouvements. Il en est de même de l’esprit humain ; sa prétendue causalité n’est qu’une illusion, et notre volonté ne fait qu’obéir à des circonstances dont nous ne nous doutons pas.

Cet argument suppose d’abord que la volonté ne diffère pas du désir ; ensuite que dans la majorité des cas tout au moins, nos désirs sont réalisés. Nous allons faire voir que ces deux affirmations ne reposent pas sur des fondements bien solides.

Nous voyons tout d’abord que la volonté est distincte du désir. C’est une confusion que l’on a souvent faite, mais qui n’a rien de légitime. Ce qui distingue bien la volonté du désir, c’est qu’il y a telle chose que nous désirons sans le vouloir : nous pouvons désirer le possible comme l’impossible, l’idéal comme le réel. L’objet du désir est même l’idéal seul dans la plupart des cas, a-t-on dit souvent. Le réel n’est désiré par nous que comme ressemblant à l’idéal que nous aimons. La volonté au contraire est enfermée dans le domaine du possible, du réel ; c’est la faculté pratique par excellence : nous ne pouvons vouloir que ce que nous pouvons faire.

En second lieu, nous voulons souvent une chose sans la désirer. Nous sommes décidés quelquefois à faire notre devoir tandis que notre sensibilité désire en secret nous voir échouer. Cette lutte du devoir et de la passion est même un des grands ressorts de l’intérêt dramatique, surtout chez Corneille. Curiace, Chimène en sont des exemples frappants. C’est qu’en effet le désir et la volonté sont des formes bien différentes de notre activité. La volonté est la force dont nous disposons pour maintenir notre individualité. Elle est concentrée en nous ; le désir au contraire s’attache à l’extérieur, fait sortir le moi de lui-même, où la volonté cherche à le retenir. Ces deux phénomènes sont donc bien distincts. En outre, quand bien même on pourrait confondre ces deux idées, la genèse de Bayle ne serait pas légitime, car elle suppose une concordance presque parfaite de nos désirs et des événements. Or, c’est presque continuellement le contraire qui arrive : combien est petit le nombre des choses désirées que nous voyons se réaliser, et qu’il est rare que les événements se conforment à nos souhaits !

Spinoza a proposé de cette idée de liberté une autre genèse plus rigoureuse.

Nous avons, dit-il, conscience de nos actions, mais non des causes de cette action. Je sens que je remue mon bras, mais je ne sens pas tous les phénomènes organiques dont ce dernier n’est que la conséquence. Cette idée de liberté se réduit donc à la conscience de nos actions, jointe à l’ignorance des causes de ces actions, ignorance qui fait que nous imaginons être cette cause que nous ne pouvons atteindre.

Si toutes les fois où nous ignorons les causes d’un phénomène, nous nous en attribuons la causalité, plus grande serait notre ignorance, plus grande serait notre liberté. Or, la liberté suppose au contraire la pleine conscience, la pleine intelligence des raisons pour lesquelles on agit.

En second lieu, nous ne nous attribuons pas la causalité des phénomènes dont nous ne connaissons pas la cause. Nous savons très bien supporter notre ignorance, et la nature de notre esprit ne nous force pas à combler au hasard les lacunes de notre science.

Puisque les diverses genèses que l’on a tenté de faire de l’idée de liberté ne sont pas valables, nous admettrons comme juste la preuve directe de notre liberté tirée de l’idée que nous en avons, telle que nous l’avons exposée.

Une preuve indirecte de la liberté consiste à montrer que sans elle, on ne pourrait pas rendre compte de certains faits de la vie journalière, des contrats, des promesses par exemple. Comment pourrions-nous répondre de nous si ce n’est pas nous qui agissons ?

Il en serait de même de la pénalité civile. Si l’homme n’est pas libre, elle est incompréhensible. Les récompenses ne le seraient pas moins.

Voici enfin la dernière preuve indirecte de la liberté.

Kant établit la liberté en posant d’abord la loi morale et en montrant qu’elle n’est possible que si l’homme est libre. Nous ne ferons que mentionner cette preuve, sans nous y arrêter, car nous comptons, dans ce cours, suivre la marche opposée et nous servir de la liberté déjà démontrée pour établir la loi morale.

Leçon 36
De la liberté : Le déterminisme psychologique.

La liberté de notre volonté est soumise à de graves objections :

Plusieurs systèmes ont dit que l’homme n’est pas libre, que tout se passe en lui suivant des lois bien déterminées. De là vient pour ces doctrines le nom de déterminisme. On confond souvent le fatalisme et le déterminisme. C’est une erreur. Le fatalisme suppose que tous les êtres dépendent d’une volonté supérieure, toute puissante, mais arbitraire et capricieuse. Tel était le fatum antique, le destin mahométan. Ce système aujourd’hui est à peu près tombé. Aussi ne le réfuterons-nous pas.

L’argument essentiel du déterminisme est l’inconciliabilité du libre arbitre et du principe de causalité. Tantôt les déterministes ont voulu faire voir cette prétendue contradiction sans sortir du monde intérieur : ils ont cherché alors à nos actions des lois fixes, mais toutes psychologiques. Tantôt ils ont fait voir qu’il y avait contradiction entre le principe de causalité tel qu’il est appliqué par les sciences, et de la liberté.

Nous étudierons aujourd’hui le déterminisme psychologique.

Voici une action : je sors. Pourquoi ai-je pris cette résolution ? Parce que ma santé réclamait cet exercice, qu’une occupation m’appelait au dehors. Il y a donc une cause à mon action : c’en est le motif ; le motif a donc entraîné l’action, elle n’est donc pas libre. La liberté n’est qu’une illusion.

Les déterministes résument leur raisonnement dans ce dilemme. Des deux choses l’une :

Ou bien l’acte que l’on prétend libre est déterminé par un motif, et il n’est pas libre par conséquent

Ou bien il est sans cause, et le principe de causalité est violé.

La seconde hypothèse étant contradictoire, nos actions sont guidées par nos motifs, qui dérivent de notre intelligence, des accidents de la vie, de notre caractère, de nos habitudes. Point de contingence ; les motifs entraînent nécessairement l’action.

Mais, dit-on, il y a des cas où les motifs sont différents, même opposés ; c’est le cas le plus fréquent. Comment plusieurs motifs peuvent-ils n’entraîner qu’une action ?

C’est qu’entre ces divers motifs s’établit une sorte de lutte, de balancement, où le plus fort l’emporte et détermine l’action. Les déterministes résument leur doctrine dans cette comparaison : Une balance inclinant du côté où les poids sont les plus lourds ; les poids représentent les motifs, et le fléau la volonté. (Flaubert)

Ainsi, qu’il y ait un motif ou plusieurs, tout se passe mécaniquement dans la volonté. Les motifs produits par notre constitution entraînent nécessairement les actions.

Telle est la doctrine déterministe de Stuart Mill et Leibniz par exemple.

Pour réfuter cette doctrine on a examiné la question de savoir s’il y avait des actions sans motif.

C’est l’opinion de Reid. « J’ai dans ma poche vingt guinées, dit-il. Si j’en prends une, pourquoi celle-ci plutôt que celle-là ? Qui fait que quand je me mets en marche, je pars du pied droit plutôt que du pied gauche ? Voilà des actions sans motif. »

Supposons que j’aie en main un stylet très aigu placé au milieu d’une ligne ; je dois le placer à l’un des deux points extrêmes de la ligne. Je le mets sur l’un d’eux. Pourquoi l’un plutôt que l’autre ?

Cette liberté est ce que Reid nomme la liberté d’indifférence.

Mais sans discuter ces exemples, il est impossible d’admettre des actions sans motifs. Une pareille hypothèse est inintelligible.

Et en effet, si je prends une guinée plutôt qu’une autre, cela tient à la conformation des muscles de ma main, à la disposition des guinées dans ma poche. Dans le cas idéal admis par Reid il y a une première raison qui détermine : la nécessité de couvrir l’un des points. Après hésitation, l’esprit, par désir d’en finir, se décide pour l’un d’eux, pour celui sur lequel il porte l’attention à ce moment.

Quand bien même on admettrait des actions sans motifs, ce serait une pauvre objection au déterminisme. Si cette théorie était juste, les menues actions de la vie pourraient bien être libres, mais les plus importantes seraient déterminées. On accorderait ainsi aux adversaires la majeure partie de leur thèse. Ce serait admettre que nos actions les plus importantes sont absolument guidées et déterminées.

Jouffroy a donné une nouvelle forme à cette doctrine. Il distingue deux sortes de causes à nos actions : les mobiles, qui viennent de la sensibilité ; les motifs, qui viennent de l’intelligence. Ainsi, l’amour de nos semblables est un mobile qui nous pousse à faire la charité. Je la fais par devoir, c’est un motif.

Les mobiles sont des forces. On s’explique donc bien qu’ils puissent déterminer la volonté. Mais les motifs ne sont que des idées, des états de l’esprit. L’idée est quelque chose de mort, elle n’a pas la puissance d’agir sur la volonté. Si donc il est bien vrai que les actions accomplies sous l’influence des mobiles sont déterminées, celles que produisent les motifs sont libres. Il y a donc des actions libres.

Mais cette doctrine affirme ce qui est contestable, que nous pouvons agir rien que sous l’empire d’une idée. L’idée ne sollicite pas l’action. Il y a entre elle et l’activité un abîme qu’elle ne peut franchir seule. Comme le désir, l’idée n’a pas seulement pour domaine le réel : l’intelligence ne peut agir sur la volonté qu’en suscitant des mouvements sensibles qui lui donnent la force dont elle est dépourvue elle-même.

Kant affirme bien que l’homme doit et peut agir uniquement pour accomplir son devoir. On fait son devoir parce qu’on l’aime. L’idée seule du bien n’a aucune action sur la volonté.

Un motif doit toujours être doublé d’un mobile. Si donc les actions ne sont pas libres, comme le croit Jouffroy, qui sont déterminées par des mobiles, aucune action ne le serait ; le déterminisme aurait encore gain de cause.

D’après les déterministes, quand un motif nous a paru supérieur aux autres, nous nous décidons nécessairement dans ce sens. On peut accorder ce point à la théorie déterministe : une fois le motif le plus fort trouvé, l’action est déterminée. Mais il n’en résulte pas que nous ne soyons pas libres. Sans doute, une fois la délibération finie, plus de liberté : mais c’est qu’elle ne réside pas entre la décision et l’exécution, mais entre la conception du but et l’élection du motif le plus fort. Une fois que nous nous sommes représenté le but nous avons la faculté de délibérer, et de faire durer cette délibération aussi longtemps que nous le voulons. Voilà où est la liberté.

Les déterministes se trompent seulement sur la place de la liberté dans l’acte volontaire. Cette faculté de suspendre l’action est ce qui nous distingue des êtres inférieurs. Les choses ne délibèrent pas ; elles n’ont pas le choix entre les contraires ; l’animal conçoit un but, y va dès lors. Il n’a pas la force d’arrêter son activité, de réfléchir ; l’homme seul peut se contenir, s’arrêter, réfléchir, et choisir.

Leçon 37
De la liberté : Le déterminisme scientifique. Le fatalisme théologique.

Le déterminisme psychologique a tenté de montrer une contradiction entre la liberté humaine et le principe de causalité, appliqué au monde intérieur. Le déterminisme scientifique veut prouver une contradiction du même genre entre la liberté et le principe de causalité, appliqué au monde extérieur. En effet, selon cette doctrine, si nous pensons les choses extérieures sous la forme de la causalité, elles se montrent à nous comme composant d’immenses séries de causes et d’effets où tout s’enchaîne, chaque terme étant effet par rapport au précédent, cause par rapport au suivant. Supposons que l’homme puisse agir librement. Son action, étant libre, devra changer quelque chose dans le monde extérieur : il faut donc que quelque chose y puisse être changé, qu’il y ait en dehors de nous place pour la liberté. Il faudra que nous puissions troubler, interrompre à volonté ces séries de phénomènes. Supposez en effet que cela soit impossible, qu’il n’y ait nulle contingence en dehors de nous, nos actions extérieures ne sont plus libres, la liberté n’existe pas.

Sans doute, il ne s’ensuit pas immédiatement de là que la liberté n’a aucune réalité, mais seulement qu’elle est refoulée par les choses au fond de la conscience ne peut se manifester par des faits. Elle n’aurait plus qu’une valeur virtuelle. Nous la posséderions mais nous n’en pourrions rien faire.

Mais il y a plus. Le déterminisme extérieur n’entraîne pas seulement cette conséquence que la liberté ne peut plus s’accuser au dehors, mais encore qu’elle ne peut pas exister du tout. En effet, les phénomènes physiologiques de notre organisme sont déterminés comme tous les autres. Or, sans discuter ici la question de savoir si oui ou non la vie de l’âme a une existence indépendante de celle du corps, c’est un fait constaté par la science que nul phénomène psychologique ne peut se produire sans être accompagné d’un phénomène physiologique, tant l’âme est étroitement unie au corps. Mais si la vie organique est soumise au déterminisme, ce qu’on ne peut nier, la vie psychologique qui lui est absolument parallèle, sera aussi soumise à ce même déterminisme.

Ainsi, par exemple, pour qu’une volition ou acte de la volonté se produise, certaines modifications cérébrales sont nécessaires. Mais ces modifications physiques font partie d’une série de phénomènes, sont donc déterminées. La volition qui leur est liée est donc aussi déterminée. Ainsi donc, non seulement il ne peut y avoir de décision librement exécutée, mais pas même de décision libre.

Telle est la théorie du déterminisme scientifique.

L’effort le plus vigoureux pour résoudre cette difficulté a été fait par Kant.

Ce philosophe admet qu’il y a dans l’homme deux hommes, dans le moi deux moi : l’un est phénoménal, n’a qu’une existence apparente, l’autre est nouménal, substantiel. Voici comment s’introduit en nous cette dualité :

Le moi un et réel ne peut se connaître qu’en se pensant sous la forme des principes rationnels, condition de toute connaissance. Il est obligé pour prendre conscience de lui-même, de s’appliquer les formes a priori de la sensibilité et les catégories de l’entendement. Mais ces lois de l’esprit ne sont pas plus celles de l’intérieur que celles de l’extérieur ; les phénomènes intérieurs ne sont pas plus dans le temps que les phénomènes extérieurs dans l’espace ; de même pour la causalité. Par conséquent le moi, en prenant conscience de lui-même, se dénature et se transforme. Le moi réel, nouménal, primitif, n’était pas soumis aux principes rationnels. Mais le moi conscient se pense sous la forme du temps, sous le concept de cause. Voilà donc les deux moi formés : il y a un moi qui est, mais n’est pas connu ; un autre qui est connu, mais qui n’est pas.

Cette distinction de deux moi permet à Kant de résoudre la difficulté qu’oppose à la liberté le déterminisme scientifique. La science suppose le déterminisme ; la morale, la liberté. Telles sont les deux thèses que Kant oppose l’une à l’autre : c’est sous cette forme même qu’il conçoit le problème de la philosophie. Tout son système tend à prouver qu’on peut accorder ces deux contradictions, concilier le déterminisme et la liberté. Pour cela, il assigne à la science et à la morale deux mondes différents : le principe de causalité règne incontestablement dans le monde phénoménal, la liberté dans le monde nouménal ; pour les phénomènes, la science est vraie ; la morale ne l’est pas moins pour les noumènes. Le moi apparent est donc bien soumis au déterminisme, mais le moi nouménal est le siège de la liberté.

On peut faire à la doctrine de Kant une objection extrêmement grave. Cette doctrine conserve une liberté non point réelle, mais possible. Les actions de notre vie, étant purement phénoménales, seraient déterminées. La volonté, enfermée dans le noumène, ne pourrait en sortir pour influer sur le phénomène. La liberté que Kant accorderait à l’homme serait toute métaphysique, virtuelle, stérile. La théorie d’ailleurs est soumise à un certain nombre d’autres critiques fort importantes. Mais celle-là suffit à la réfuter.

 

Puisque la théorie de Kant ne suffit pas à réfuter le déterminisme scientifique, cherchons comment on peut accorder avec le principe de causalité l’existence de la liberté humaine.

Que la science suppose le déterminisme, c’est chose incontestable. Il est certain que les éléments qui composent les séries de phénomènes sont rigoureusement liés en chaînes. Si donc nous pensons les choses uniquement sous la forme de la causalité, nulle contingence, point de liberté.

Mais si la relation de phénomène à phénomène est bien déterminée, il n’en est pas de même du sens où se dirigent les séries ainsi formées. Le principe de causalité ne veut qu’une chose : que les phénomènes s’enchaînent rigoureusement. Mais la fin de chaque série est uniquement déterminée par le principe de finalité. Or la nécessité réclamée par ce principe est loin d’être aussi rigoureuse que celle exigée par le principe de causalité. Un même but peut être atteint par bien des moyens différents. Pour aller au même lieu, il est plus d’un chemin. Supposons que la fin des choses soit l’avènement de la liberté : que de moyens il existe de réaliser cette fin ! Il y a plus : la réalisation même de ce but suppose dans les choses une grande part de contingence.

Ainsi donc, l’ordre que réclame le principe de finalité ne suppose pas un déterminisme absolu comme le demande le principe de causalité. Puisqu’il en est ainsi, les buts assignés aux milliards de séries de phénomènes qui traversent le temps et l’espace pourront être remplis de bien des façons différentes. Voilà par où la liberté peut s’introduire dans le monde extérieur, par où peut se produire le changement.

Voilà comment se peuvent concilier le déterminisme scientifique et la liberté.

Bien que le fatalisme n’ait plus guère qu’une importance historique, il est nécessaire d’en dire un mot pour compléter la théorie de la liberté. Depuis l’avènement du théisme, le fatalisme se montre généralement sous la forme théologique. Il cherche à montrer une contradiction entre la nature de Dieu et la liberté humaine.

Deux attributs de Dieu ont été représentés comme inconciliables avec notre liberté : ce sont la prescience et la providence.

1. Si Dieu prévoit tout ce qui se fera, il a prévu de tout temps ce que je vais faire : donc je suis tenu de le faire : je ne suis pas libre par conséquent. Il faut sacrifier la perfection de Dieu ou la liberté humaine ; les fatalistes sacrifient cette dernière.

Cette contradiction vient de ce qu’on a représenté Dieu dans le temps : pour lui il n’y a ni passé, ni présent, ni avenir ; il est dans un perpétuel présent. Il ne voit donc pas « actuellement » ce qui se fera « tout à l’heure » ; il voit éternellement ce que font les hommes. Pas de contradiction par conséquent.

2. Si Dieu peut intervenir dans le cours des choses humaines pour les modifier, il peut à volonté changer notre conduite ; si cela ne supprime pas absolument toute liberté, cela l’atténue du moins beaucoup.

Nous retrouverons cette question en métaphysique, et lui donnerons alors sa solution.

L’objection faite au déterminisme scientifique est sans valeur, elle équivaut à ceci :

Je fixe une planche sur un mur avec deux clous, j’avoue que sa position est invariablement déterminée : mais si j’en mettais un troisième en l’enfonçant après peu pour qu’il ne maintient pas la planche à lui seul, elle deviendrait dès lors librement mobile.

C. Logique

Leçon 38
Introduction : De la logique.

La logique est la science qui détermine les règles que doit suivre l’esprit pour arriver à la vérité. La logique se distingue donc de la psychologie, d’abord par l’étendue de son domaine, car elle ne s’occupe que d’une catégorie déterminée d’états de conscience, l’intelligence, ne connaît qu’une faculté de ce moi que la psychologie décrit sous tous ses aspects. De plus le point de vue de ces deux sciences diffère : la psychologie n’a d’autre but que de faire connaître spéculativement l’esprit ; la logique étudie non plus pour savoir, mais pouvoir ; elle se demande comment pratiquement l’on doit s’y prendre pour parvenir à la vérité. La psychologie montre comment les choses se passent, la logique comment elles doivent se passer pour atteindre le but que se propose cette science.

Mais si la logique est distincte de la psychologie, elle n’en a pas moins avec cette science d’étroites relations : d’abord, dans l’une comme dans l’autre, c’est de l’homme qu’il s’agit. La logique applique à une fin particulière les conclusions de la psychologie. La science théorique précède nécessairement la science pratique. Il faut savoir ce qu’est l’intelligence avant de chercher à s’en servir.

De plus, l’intelligence n’est pas une faculté isolée dans le moi, agissant seule ; elle agit toujours de concours avec les autres facultés. Nous verrons que la volonté et la sensibilité jouent un rôle dans les phénomènes spirituels. La logique doit donc être précédée de la psychologie.

Et pourtant la psychologie suppose en quelque sorte la logique, car celle-ci traite de la théorie de la certitude, qui est le fondement de toute science. Cette importance est si grande que sans la nécessité de faire tout d’abord un inventaire complet des états de conscience, il eût fallu mettre la logique en tête de la philosophie.

On a quelquefois contesté l’utilité de la logique. Elle détermine, dit-on, comment il faut faire pour bien raisonner. Mais ne le sait-on pas naturellement ? A-t-on besoin de connaître le mécanisme du syllogisme pour faire une déduction juste ? La logique naturelle, innée à tous les esprits, rend inutile cette logique artificielle, compliquée, obscure, et qui n’a jamais ni amélioré les esprits faux ni fait faire de progrès à la science.

À cette objection on pourra répondre d’abord qu’une science n’a pas besoin d’avoir une utilité pratique. Quand même la géométrie n’aurait pas lieu d’appliquer ses principes, elle aurait encore droit à l’existence comme science pure. Il y a dans l’esprit un besoin de comprendre inné, et toute science qui le satisfait, pratique ou non, fait une œuvre bonne et utile. Il en est de même de la logique. Quand bien même elle serait sans application, elle aurait encore le droit d’exister comme science pure, pourvu qu’elle parvînt à nous faire connaître son objet, les lois que suit l’esprit quand il raisonne juste, ce que c’est que raisonner juste. Il y a un intérêt tout spéculatif il est vrai, à connaître la solution de ses problèmes, et cet intérêt suffit à la légitimer.

Mais la logique a de plus un intérêt pratique. Si naturellement les hommes raisonnent bien, il ne leur est pas impossible de se tromper, de mal raisonner. L’instinct nous inspire des jugements faux aussi bien que justes. Le meilleur moyen de nous garantir de l’erreur est donc de déterminer la nature de la vérité, de l’erreur, de leurs conditions. Alors, munis de ces renseignements nous pourrons distinguer avec plus de sûreté le vrai du faux.

Mais dira-t-on, dans bien des cas on se serait moins trompé en faisant moins de logique et en raisonnant moins subtilement. De ce qu’il y a eu des abus de la logique, est-ce une raison pour la proscrire ? Pour un cas où l’on s’est trompé par excès de logique, combien de cas où l’on a erré faute d’elle ! Ne nous laissons donc pas intimider par quelques exemples troublants qui prouvent seulement que de la meilleure des choses on peut faire mauvais usage.

La logique est donc à la fois une science, puisqu’elle se propose d’expliquer un objet déterminé : le raisonnement ; un art, car les sciences étudient leurs objets sans avoir un but pratique, n’y font que constater ce qui est sans chercher ce qui doit être si on veut réaliser tel ou tel but. Or, la logique se pose cette dernière question.

Ce caractère de la logique se manifeste surtout dans la partie de cette science qui traite de la méthode : la logique est là plus que jamais une science appliquée, un art.

Ce double caractère de la logique marque encore une différence avec la psychologie ; cette dernière est une science et rien qu’une science, celle des états de conscience : la morale, la logique ont au contraire le double aspect d’art et de science. Car d’une part elles expliquent leur objet et de l’autre elles appliquent à la pratique les lois ainsi déterminées.

La logique se divise en deux grandes parties :

Dans la première elle étudie les règles que suit l’esprit dans le raisonnement sans s’appliquer à chercher les différentes manières dont doivent être appliquées ces règles ; elle examine comment se comporte l’esprit pour arriver à la vérité.

C’est la logique générale ou formelle.

La seconde partie cherche comment doivent être combinés les différents procédés indiqués par la logique générale pour être employés aux différents objets proposés au raisonnement. Cette seconde partie est la logique appliquée, particulière, ou Méthodologie.

Leçon 39
De la vérité. De la certitude.

La vérité c’est la conformité de l’esprit et des choses ; quand l’esprit est adéquat aux choses, suivant l’expression reçue, il possède la vérité. La certitude est l’état de l’esprit qui sait posséder la vérité : c’est donc l’effet de la vérité sur le moi. La certitude ne s’oppose pas à l’ignorance, dont le contraire est la science, mais au doute. Le doute, c’est l’état de l’esprit qui ne se sent pas en possession de la vérité.

La question capitale qui se pose à propos de la certitude est de savoir ce qui la produit. On y répond immédiatement que c’est la vérité : il semble donc y avoir un signe qui distingue la vérité, puisqu’elle produit la certitude. Ce signe qui en serait la vraie cause est ce qu’on nomme le critérium de la vérité.

Quel est donc ce critérium ?

On a dit souvent que c’était l’évidence. Elle est quelque chose d’objectif, qui distingue nettement le vrai du faux. C’est selon l’expression de Descartes une sorte de lumière inhérente à la vérité et qui éclaire l’esprit. On a très souvent attribué à Descartes cette théorie de l’évidence objective ; mais l’évidence telle qu’il l’entend, n’est pas telle que nous venons de l’entendre. l’évidence de Descartes ne se produit que si la volonté dirige d’une manière convenable l’entendement. Ce n’est donc pas exactement un signe extérieur à l’esprit : la théorie de l’évidence objective doit donc être rapportée à Spinoza. (Verum index sui)

Cette théorie ne peut pas expliquer la différence des opinions. Si l’évidence est inhérente aux jugements, elle devra produire la certitude chez tous les esprits ; et pourtant, il y a un grand nombre de propositions qui sont controversées. Les questions les plus élevées, qui intéressent notre vie de la manière la plus grave, n’ont pas encore reçu de solution unanime, et la plupart ont pourtant sur ces sujets des solutions auxquelles ils donnent la plus parfaite certitude. C’est donc que les jugements ne portent pas en eux de signe objectif auquel on ne puisse se méprendre : les jugements seuls présentent ce caractère qui sont universellement acceptés.

On dira peut-être que cette différence d’opinion vient de la différence des esprits ; qu’il y a bien un critérium objectif, mais que les divers esprits ne le reconnaissent pas également. Mais la diversité des intelligences ne va pas jusqu’à la contradiction : or les jugements y arrivent. La différence des esprits ne peut donc expliquer la diversité des jugements.

Ainsi nous ne pouvons pas dire que le critérium de la vérité soit l’évidence ; nous venons de distinguer deux sortes de jugement : les uns universellement acceptés ; les autres, controversés, apparaissant comme vrais ou comme faux suivant les esprits.

Nous avons donc au moins deux formes de certitude à examiner, et à chercher ensuite comment se produit l’évidence qui en est la cause pour chacune d’elles.

Il y a trois sortes de certitude.

1. Mathématique, résultant de la démonstration mathématique. Quand nous sommes mathématiquement certains, nous en pouvons donner les raisons. En second lieu tous les hommes reconnaissent pour vrais les vérités établies mathématiquement.

2. Physique. Quand nous voyons une chose, nous sommes sûrs que nous la voyons ; nous avons une certitude purement intuitive, mais aussi forte que la certitude mathématique ; comme la précédente elle est commune à tout le monde. Tous les philosophes ne sont pas d’accord sur le point de savoir si nous sommes libres ; mais tous conviennent que nous avons l’idée de la liberté.

3. Morale. Nous sommes souvent certains de choses qui ne sont ni mathématiquement prouvées, ni fait d’observations. Un architecte vient de construire un pont et le croit solide sans pouvoir en donner de preuve mathématique ou d’expérience. Considérez un croyant appartenant à une religion quelconque. Le propre de la foi est d’être au-dessus de la démonstration mathématique : elle se donne au moins pour telle. Et pourtant la foi est le type de la certitude : nous ne sommes jamais si convaincus que quand nous croyons en vertu de la foi. Et pourtant les vérités de cet ordre ne se prouvent ni par les faits, ni par démonstration.

Voilà donc une troisième espèce de certitude et de beaucoup la plus fréquente dans la vie ordinaire. À l’appui de nos idées courantes, nous ne pouvons guère donner de preuves rigoureuses, et pourtant nous sommes convaincus. C’est là la certitude morale.

Nous allons rechercher maintenant les diverses causes de certitude.

1. La certitude mathématique se produit toujours à la suite d’un raisonnement déductif. Tout raisonnement déductif peut se ramener à la forme A->B ; B->C ; A->C. Le raisonnement consiste donc dans une série d’identité. Comment sommes-nous certains que les trois angles d’un triangle valent deux droits ? Parce que nous établissons une identité entre les propriétés des angles alternes, internes et correspondant d’une part, la somme des angles formés autour d’une droite et la proposition à démontrer. Ce qui cause la certitude mathématique est donc l’identité du terme considéré et une autre proposition reconnue pour vraie. Le critérium de la certitude mathématique est donc l’identité.

2. Quand nous constatons un fait, nous sommes certains que nous le voyons. Il est pour ainsi dire doué d’une autorité qui s’impose à l’esprit. C’est cette certitude particulière qui forme l’évidence physique ou du fait.

 

On pourrait objecter que nous pouvons voir des faits qui n’existent pas. Si nous croyons cela, ce n’est pas qu’à certains moments l’évidence du fait diminue, c’est que nous dépassons le fait et affirmons plus que lui. Si un halluciné voit un fantôme, il ne se trompe pas en affirmant qu’il « voit » un fantôme, mais en affirmant qu’il y a là un fantôme.

L’évidence physique est donc produite par le simple fait.

Leçon 40
De la certitude (suite)

Ce qui caractérise les jugements qui provoquent en nous la certitude morale, c’est qu’ils ne sont pas unanimement tenus pour vrais. Pour expliquer cette diversité, il faut bien admettre que ces espèces de jugement sont dépourvues de critérium permettant à l’esprit de distinguer à coup sûr s’ils sont vrais ou faux. Pour les deux autres genres de certitude, ce critérium existait : mais ici, plus de signe objectif qui impose la certitude à l’entendement. De là, la diversité des opinions.

Mais alors, comment se produit cette certitude ? Évidemment, la cause n’en peut pas être purement logique. En effet, quand on est moralement certain, on n’a pas besoin de se prouver ou de prouver aux autres logiquement les jugements que l’on affirme. Si l’on dressait une liste aussi complète que possible des considérations purement logiques qui ont pu agir sur l’esprit de l’architecte dans ses prévisions, on verrait qu’elles ne sont pas en rapport avec la force de l’affirmation. Il en serait de même si nous pesions les motifs purement logiques qui nous ont rangé à telle ou telle opinion politique ou religieuse : nous verrions un grand écart entre leur valeur et notre certitude. Il faut donc admettre dans cette sorte de certitude l’intervention d’éléments psychologiques non logiques, en effet, notre entendement est en perpétuelle relation avec notre volonté, notre sensibilité. Il n’est donc pas étonnant a priori que ces facultés aient de l’influence sur notre certitude. La sensibilité a une affinité plus ou moins vague avec tel ou tel parti ; cette tendance est expliquée par notre tempérament, notre éducation, nos habitudes, l’hérédité. Elle provoque la volonté qui agit alors sur l’entendement, dirige dans un sens seulement les regards de notre esprit, le détourne des motifs qui pourraient nous incliner dans un autre sens : l’entendement ne voyant que les raisons d’un seul côté, affirme ou nie avec certitude.

Cette dernière n’est donc plus produite par l’action du jugement sur l’esprit, mais au contraire de l’esprit sur le jugement. Voilà pourquoi elle est essentiellement personnelle : c’est que la sensibilité, la volonté sont les facultés personnelles par excellence. Si l’entendement seul y agissait, étant commun à tout le monde, il donnerait à tous les mêmes opinions ; mais la sensibilité varie d’un individu à l’autre, et d’un moment à l’autre. Nous n’avons pas tous mêmes passions, mêmes habitudes, même tempérament, ni même degré d’énergie volontaire. Voilà pourquoi les opinions varient.

Mais d’autre part notre sensibilité, notre volonté sont ce qu’il y a de plus personnel en nous : et voilà pourquoi nous tenons tant à nos jugements de certitude morale. On meurt pour sa foi, non pour un théorème ; nos différences de sensibilité, de volonté, produisent l’infinie diversité de ces sortes d’opinions.

Nous avons déjà dit que la certitude morale était bien plus fréquente qu’elle ne semble. Nous pouvons à présent nous expliquer pourquoi : nous croyons par certitude morale à tout jugement qui ne présente pas l’évidence mathématique ou physique. Or la première ne peut se produire que dans la mathématique, car là seulement on peut établir une identité absolue, les termes présents étant aussi simples et dépourvus de qualités qu’il est possible. Cette homogénéité ne se trouve que dans les choses mathématiques. Là seulement peut donc s’appliquer le critérium de l’identité.

Reste l’évidence du fait. Mais ce critérium n’est légitime que si nous nous bornons à constater le fait sans l’interpréter. Or, les jugements sans interprétation sont presque impossibles. On ne voit les choses que sous un certain jour qui tient à l’esprit. Enfin, ces jugements, quelque fréquents qu’ils puissent être, sont par leur nature même peu instructifs et peu féconds. Par conséquent il n’y a qu’un très petit nombre de jugements qui puissent être l’objet d’une certitude universelle : on a ceux seulement des mathématiques, et parmi les jugements physiques, ceux qui se bornent à constater un fait. La majorité des jugements ne peut donc être jugée ni avec le critérium mathématique, ni avec le critérium physique : ce sont des jugements de certitude morale.

Il ne suit pas de là que le scepticisme ait gain de cause dans la majeure partie des cas ; nous avons établi que le plus souvent, la vérité est très difficile à trouver, parce qu’on n’a pas de critérium objectif, mais non introuvable. En la poursuivant avec notre tempérament, nos instincts, nos passions, nous la voilons bien par là ; mais ce côté personnel disparaît peu à peu sous l’influence de la discussion, qui en comparant les diverses opinions humaines, montre ce qu’elles ont de commun, ce qu’elles ont d’objectif. Le contingent de la vérité personnelle grandit ainsi à mesure que la discussion devient plus libre et plus complète.

L’intervention de la sensibilité, de la volonté ne sont [sic] donc pas un obstacle infranchissable à la vérité. Ce sont elles, d’autre part, qui nous permettent d’acquérir des idées nouvelles ; il n’y a donc pas lieu de regretter un état où l’esprit pourrait sans recherche distinguer la vérité de l’erreur à une étiquette évidente mise sur les jugements.

Tout ce qui ressort de cette théorie, c’est qu’il faut être, sinon sceptique, du moins tolérant, à l’endroit des opinions de certitude morale. Puisque la vérité n’est pas évidente par elle-même, il ne faut pas en vouloir à ceux qui ne pensent pas comme nous.

Leçon 41
De la certitude fausse ou erreur

Quand nous possédons la vérité, nous sommes certains ; mais nous le sommes également quand nous nous trompons : l’erreur est donc seulement une certitude fausse, une certitude qui ne s’accorde pas avec la réalité. La théorie de l’erreur n’est donc qu’un chapitre de la théorie de la certitude.

Qu’est-ce qui produit l’erreur ?

D’après une théorie dont Spinoza est le principal représentant, l’erreur n’est qu’une vérité tronquée ; nous nous tromperions quand, ne voyant qu’une partie de la vérité, nous prendrions cette partie pour le tout. Voici l’exemple qu’affectionne Spinoza : Si nous considérons l’homme isolément, en le détachant du reste des choses, il nous apparaît comme un tout indépendant, un absolu qui ne relève que de lui-même, qui est libre. Or, c’est faux. C’est que nous n’avons vu qu’une partie de la vérité. Nous avons oublié que l’homme faisait partie d’un monde dont on ne peut l’extraire. Si nous voyons l’ensemble, nous comprendrons qu’il est sous la dépendance des choses : au lieu de nous sembler un empire dans un empire, l’homme nous semblera une partie du tout.

Est-il vrai que l’erreur ne soit qu’une privation de vérité ? Rien ne paraît moins démontré. Si « moins que la vérité » nous trompe, pourquoi « plus que la vérité » ne nous tromperait-il pas ? Dans l’un et l’autre cas, l’esprit n’est pas adéquat aux choses. L’eau monte dans le vide à 10 m 33. Pour expliquer ce fait, on disait que la nature avait horreur du vide jusqu’à 10 m 33. La réalité est que l’ascension de l’eau dans le vide ne dépasse pas 10 m 33 : on la dépassait en prêtant à la nature un sentiment qu’elle ne peut avoir : là était l’erreur, toute erreur n’est donc pas une privation de vérité.

D’ailleurs, si on l’admet, il reste à expliquer comment il se fait que nous altérions ainsi la vérité, que nous pensions voir le tout quand nous ne voyons que la partie. Spinoza ne l’explique pas ; et pourtant c’est là le problème important ! C’est la cause qu’il faut connaître pour pouvoir agir sur l’effet.

En quoi consiste donc précisément la certitude fausse ?

Nous avons deux sortes de facultés : les unes intuitives, les autres discursives. Les premières nous mènent directement à la vérité. Les autres, par l’intermédiaire du raisonnement : voyons donc où peut avoir place l’erreur.

D’abord l’intuition est infaillible. Nous ne pouvons pas voir autre chose que ce que nous voyons ! L’hallucination n’est pas une intuition fausse, mais nous l’avons déjà dit, un jugement faux surajouté à cette intuition. Je peux conclure à tort de l’intuition d’une représentation l’existence de l’objet représenté.

Restent les deux facultés discursives, analyse et synthèse. Voyons donc ce qu’elles peuvent présenter de suspect.

L’analyse consiste à déduire d’une idée une autre qui y est comprise ; la synthèse ajoute à une idée une autre idée qui n’y est pas comprise. Je fais une analyse quand je dis 2 + 2 = 4. Je fais une synthèse en disant : les métaux conduisent bien la chaleur ; car j’ajoute à l’idée de métal celle de conductibilité qui n’y est pas contenue.

Il ne saurait y avoir d’erreur d’analyse proprement dite. Supposons le jugement analytique faux 2 + 2 = [ ?] ou A > B. Si cela est faux, cela veut dire seulement que c’est à tort que nous croyons que A contient B. Si nous l’y trouvons, c’est que nous l’y avons mise à tort. Nous nous trompons parce qu’au nombre des propriétés qui constituent A, nous nous représentons B, c’est-à-dire qu’aux propriétés nous en ajoutons illogiquement d’autres qui ne lui appartiennent pas ; l’erreur est donc dans une synthèse fausse, non dans l’analyse.

Nous pouvons donc dire que toute erreur est une synthèse fausse. Elle peut l’être soit en n’atteignant pas, soit en dépassant, la réalité : elle peut être soit augmentative, soit diminutive. Cette explication réfute encore la théorie Spinosiste : l’erreur n’est pas une privation de vérité.

Quelle est la cause de l’erreur ? c’est-à-dire, comment arrivons-nous à faire des synthèses fausses ?

Nous l’avons expliqué en traitant de la certitude morale ; l’erreur est une certitude, et ne peut être ni certitude mathématique, ni certitude physique qui sont infaillibles. Seule la certitude morale se trompe. Si donc nous faisons des synthèses fausses, c’est sous l’impulsion de la sensibilité et de la volonté, qui forcent l’entendement à augmenter ou diminuer la vérité. Si notre raison était notre seule faculté, il n’y aurait pas d’erreur possible. Mais l’intelligence est déviée de sa direction normale par la volonté, instrument de la sensibilité. La certitude morale n’est pas toujours fausse, il s’en faut ; mais elle seule peut être fausse. On peut même dire, que si l’on considère les choses du côté interne et subjectif, l’erreur est identique à la certitude morale. La seule chose qui distingue ces deux états de l’esprit est que l’un est en harmonie, l’autre en désaccord avec les choses.

Leçon 42
Le scepticisme

Le doute est, nous l’avons vu, le contraire de la certitude. On appelle dogmatisme toute doctrine d’après laquelle la certitude est l’état normal de l’esprit humain. Le scepticisme fait du doute l’état régulier, logiquement nécessaire de l’esprit humain. Le scepticisme tient nos facultés en suspicion ; le dogmatisme les croit véraces. Le premier veut que nous nous tenions dans un état d’équilibre, sans adhérer à aucune opinion ; le second croit que nous pouvons en choisir une et nous y tenir.

Le probabilisme se place entre deux et s’en tient à égale distance en disant : il y a des vérités probables. D’après lui, nous n’avons pas le droit d’affirmer, pas le droit de nier, mais nous ne pouvons pas douter : pratiquement, il faut que nous ayons des opinions. Celles que nous suivons ne sont ni absolument vraies, ni absolument fausses ; elles présentent seulement une probabilité plus grande que les autres. Telle était la doctrine d’Arcésilas et de Carnéade, philosophes de la nouvelle Académie.

Nous éliminerons d’abord la doctrine probabiliste. Cet état d’esprit qui n’est ni l’affirmation, ni le doute, est inintelligible, partout ailleurs que dans la certitude. Dire qu’une chose est plus probable qu’une autre, c’est dire qu’on en est plus certain que d’une autre. Supprimer la certitude, les probabilités disparaissent. Pour dire qu’une chose est plus vraie qu’une autre, il faudrait avoir déjà un critérium de vérité. Si donc on ne peut connaître la vérité, s’il n’y a pas de certitude, le probabilisme n’a pas de raison d’être ; et si la certitude peut exister, il n’a pas encore droit d’exister lui-même.

Le probabilisme écarté, examinons le scepticisme.

Trois faits servent de fondement à l’argumentation sceptique : l’ignorance des hommes ; leurs erreurs et leurs contradictions ; l’impuissance de la raison à se prouver elle-même.

1. Ignorance des hommes. On peut dire avec Pascal que nous ne savons le tout de rien ; qu’il n’est pas un objet, pas même une propriété, dont nous ayons une science complète. Cela ne prouve-t-il pas que nous ne pouvons atteindre la vérité ?

2. Erreurs et contradictions. Comment espérer arriver à la vérité quand on voit sur toutes questions les hommes divisés ? Comment croire que la vérité soit accessible à l’esprit quand on voit les erreurs et contradictions continuelles des hommes ? Tous les efforts tentés pour découvrir l’universelle vérité sont restés sans résultat. Là où toutes les générations passées ont échoué, pourquoi réussirions-nous ? Un insuccès si prolongé est une preuve manifeste d’impuissance radicale. Et en vérité, l’étonnante diversité des jugements peut fournir un frappant argument aux sceptiques en faveur de leur thèse. Il semble qu’à mesure se fait le progrès, le désaccord est de plus en plus grand entre les esprits. Le présent confirme le passé, et nous montre la raison incapable d’arriver à conquérir la vérité.

3. Impuissance de la raison à se prouver elle-même. Après des faits, le scepticisme montre un vice radical de notre entendement. Au moyen de la raison, disent ses philosophes, on prouve toute la science, mais on ne peut la prouver elle-même, établir sa légitimité. Qui nous dit qu’elle ne nous trompe pas ? Pour être sûr que la raison n’est pas destinée à nous induire en erreur, il faudrait le prouver ; mais on ne le ferait qu’au moyen de la raison : cercle vicieux. On ne peut croire à la raison si on ne la prouve pas, et on ne peut la prouver.

 

Tels sont les trois arguments essentiels du scepticisme.

1. Le premier n’a pas grande importance. Nous ignorons bien des choses, mais il suffit que nous en connaissions quelques-unes pour avoir le droit de ne pas nous décourager, et de renoncer à la perfectibilité de notre raison.

2. Le second argument est plus fort. Que les opinions humaines soient diverses, contradictoires, nous le reconnaissons. Mais ce fait implique-t-il une condamnation radicale de la raison humaine ? Oui, si la certitude ne venait que de l’entendement, car ce dernier ne donnerait pas chez tous les mêmes réponses aux mêmes problèmes. Il semblerait qu’il fut un instrument faux naturellement auquel on ne pourrait accorder de crédit. Mais si l’on accepte notre explication de la certitude, l’entendement n’a plus la responsabilité de ces contradictions, il est juste naturellement, n’est faussé que par la sensibilité et la volonté. Si les jugements des hommes ne sont pas les mêmes, cela tient à la sensibilité, à la volonté, non à l’entendement. Nous connaissons maintenant la cause de ces contradictions, et nous savons que nous pouvons y porter remède, en limitant la place que doivent occuper dans la certitude les facultés autres que l’entendement. La sensibilité est nécessaire à l’acquisition d’idées nouvelles ; mais une fois produites, l’entendement est seul maître pour les juger, les apprécier, les contrôler. Son seul défaut est de rester trop souvent sous le joug des autres facultés. Or, il y a un moyen de l’en affranchir : la discussion. Par elle, les jugements deviennent de plus en plus universels et objectifs ; on se soustrait ainsi, au moins dans ce qu’il a de nuisible, à l’empire de la sensibilité et de la volonté.

3. Mais ce vice radical de l’entendement, le diallèle des sceptiques prétend nous le montrer. Il consiste, nous l’avons vu, à montrer que la raison, qui prouve tout, ne peut prouver son point de départ, elle-même, que toute démonstration en ce sens sera une pétition de principe, employant la faculté suspecte à se démontrer.

On a souvent répondu que si la raison ne peut pas se prouver vraie, elle ne peut pas se prouver fausse, et que le sceptique doit ainsi douter son doute même ; sinon, il tient une vérité pour certaine, qui est la nécessité de douter, et la raison est par là même réintégrée dans sa légitimité.

Cet argument n’est pas péremptoire. Les sceptiques convaincus n’hésiteront pas à douter de leur doute, à admettre que l’existence même de l’incertitude n’est pas certaine. Mais une pareille doctrine n’est plus philosophique ; c’est une défaillance, un anéantissement complet de l’esprit qu’on ne saurait admettre.

Mais examinons en lui-même l’argument sceptique : de ce que la raison ne peut se prouver on n’a pas le droit de la croire. Mais qui établit que cela seul doit être cru qui est prouvé ? Il faudrait que le scepticisme commençât par prouver cette vérité.

En second lieu, pour refuser tout crédit à la raison, il ne suffit pas de montrer qu’elle ne peut se prouver : il faudrait encore avoir des motifs suffisants de la tenir en suspicion, et ceux que donnent les sceptiques, et que nous avons examinés plus haut, ne le sont pas.

Sinon cette défiance ne pourra avoir lieu qu’à l’égard de certains usages de nos facultés. Le scepticisme absolu est aussi illogique que le dogmatisme absolu. Celui-ci part de cet acte de foi, que nos facultés sont véraces. Il pose en principe que notre raison ne peut nous tromper, que ses lois régissent les choses aussi bien que l’esprit, sans démontrer cette assertion. Inversement, le scepticisme nous ordonne de douter de toute la raison, sans se demander s’il en a le droit, sans regarder si ses arguments portent contre tout l’entendement, ou seulement contre un mode spécial de raisonnement.

Entre deux il y a place pour une doctrine qui sans s’astreindre à aucune affirmation a priori soumette à la critique les raisons que nous avons de croire à notre esprit et d’en douter, et se décide suivant les résultats de cet examen. Elle étudie l’une après l’autre nos diverses facultés, cherche le domaine propre où chacune d’elles est chez soi et a droit à la créance ; elle déterminera ainsi les conditions auxquelles nos facultés peuvent être crues. En un mot, elle critiquera l’esprit et se décidera d’après cette critique.

C’est le Criticisme.

Leçon 43
L’idée. Le terme. Le jugement. La proposition.

Toute vérité s’exprime au moyen d’un jugement, et tout jugement est formulé par une proposition. Le jugement est formé d’idées, la proposition de termes.

L’idée est un acte de l’esprit représentant un objet déterminé ; toute idée est une représentation. Le terme c’est ce qui signifie l’idée, par conséquent, on pourra affirmer de l’idée tout ce qu’on dira du terme ; mais comme le terme peut n’exprimer qu’une partie de l’idée, on ne pourra pas toujours affirmer du terme ce qu’on affirme de l’idée.

Les termes sont généraux quand ils expriment une idée générale, particuliers dans le cas contraire.

Dans les termes généraux, deux caractères : la compréhension, ensemble des caractères qui distinguent l’idée représentée de toute autre. L’extension au contraire est l’ensemble des individus qui présentent ce ou ces caractères.

L’extension et la compréhension sont soumises à une loi qu’on énonce ainsi : « L’extension est en raison inverse de la compréhension. »

En effet, si les caractères sont nombreux, petit sera le nombre des sujets qui les présentent. Réciproquement, s’il y a plus de sujets, c’est que l’idée présente moins de caractères distinctifs, et vice versa.

La limite supérieure de la compréhension est l’infini, la limite inférieure de l’extension est l’unité. En effet quand une idée a une compréhension infinie, c’est-à-dire exprime un nombre infini de caractères, elle ne peut s’appliquer qu’à un seul individu : il ne peut y en avoir deux qui aient, sans se confondre, un nombre infini de caractères communs.

Un jugement est un rapport entre deux idées. La proposition examine ce rapport à l’aide de mots. Tout jugement se compose de trois idées, toute proposition par conséquent de trois termes :

1. Sujet

2. Attribut, ou prédicat, affirmé du sujet

3. Copule, servant de lien entre ces deux premiers termes, exprimant que le premier convient au second. La copule employée est toujours le verbe être.

 

Quel est le sens exact de la copule ? On s’est demandé souvent si le verbe être employé ainsi affirmait une existence objective, ou seulement une opinion subjective. Mais tout jugement est subjectif. Quand je dis Dieu est bon, je ne fais rien de plus qu’affirmer que le prédicat « bon » convient au sujet « Dieu » toute idée d’existence mise à part. La copule ne marque jamais en réalité qu’un rapport de convenance ou de disconvenance entre deux idées, sans rien affirmer de l’existence objective de ce rapport11.

Les jugements peuvent être considérés, soit au point de vue qualitatif, soit au point de vue quantitatif. La quantité d’un jugement est ce qui fait qu’il est universel ou qu’il est particulier. La proposition universelle est celle dont le sujet est pris dans toute son extension : « Les hommes sont mortels » — « Nul homme n’est immortel ». Dans les deux cas, le mot homme est pris dans sa plus vaste extension. La proposition particulière est celle où le sujet est pris d’une partie seulement de son extension : « Quelques hommes sont intelligents ». On distingue quelquefois sous le nom de proposition singulière une variété des propositions universelles, celle où le sujet est un nom propre.

Au point de vue qualitatif on distingue les propositions affirmatives ou négatives. « Tout homme est mortel. » « Nul homme n’est immortel. »

Toute proposition possède à la fois la qualité et la quantité. En combinant ces données on obtient les quatre sortes de propositions suivantes, que la scolastique désignait par les lettres A, E, I, O.

1. Proposition universelle affirmative A

2. Proposition universelle négative E

3. Proposition particulière affirmative I

4. Proposition particulière négative O

Cette figuration est commode pour la théorie du syllogisme. Elle est exprimée dans les deux vers :

Asserit A, negat E, verum generaliter ambo ;
Asserit I, negat O, sed particulariter ambo.

On appelle conversion d’une proposition la transposition du sujet et de l’attribut, la proposition demeurant vraie, par exemple : « Tout homme est un animal = certains animaux sont des hommes. »

Voici les règles qui déterminent la nouvelle quantité de la proposition :

La proposition universelle affirmative devient particulière affirmative. En effet l’attribut étant dans la première forme plus vaste que le sujet, il faut qu’il le soit moins dans la seconde.

La proposition particulière ne change pas de quantité. « Quelques hommes sont mortels = quelques mortels sont hommes ». Attribut et sujet ayant tous deux une extension restreinte se remplacent sans changements.

La proposition universelle négative ne change pas non plus : « Nul animal n’est pierre. Nulle pierre n’est animal ».

Enfin la proposition particulière négative est inconvertible : « Certains vicieux ne sont pas riches » ne peut devenir « certains riches ne sont pas vicieux ».

Leçon 44
De la définition

La définition est une proposition qui a pour objet de nous faire connaître la nature de la chose définie. Cette proposition doit pouvoir être convertible sans que la qualité ni la quantité en soit changée : extension et compréhension doivent être égales dans le sujet et dans l’attribut : « Tout homme est un mammifère bimane = tout mammifère bimane est homme ».

On a distingué deux sortes de définitions : la définition de choses, et la définition de mots.

La définition de choses fait connaître la nature de la chose définie ; la définition de mots fait connaître le sens des mots qu’on emploie. Suivant les logiciens de Port-Royal, qui ont fort insisté sur ce sujet, ces deux définitions sont si différentes qu’elles n’obéissent même pas aux mêmes lois : tandis que la définition de mots est indifférente, arbitraire, et qu’on peut en l’expliquant employer, dans un sens quelconque, tel mot que l’on veut, la définition de choses est tenue d’expliquer la chose donnée et ne peut être arbitraire. La première est donc incontestable, la seconde peut être fausse, et mise en discussion.

Cette distinction est-elle fondamentale ? Il ne nous semble pas qu’il y ait deux sortes de définitions : quand on définit quelque chose, comme quand on définit un mot, c’est seulement l’idée d’une chose qu’on exprime par un terme. Comment admettre que « La géométrie est la science des grandeurs » est une définition de choses, bien différente de ce qu’elle deviendrait si à géométrie je substituais un autre mot ? Port-Royal distingue le sens ordinaire du mot, et voit une définition de choses là où le mot défini a ce sens ordinaire. Mais c’est là une distinction bien vague. De plus, ajoute-t-il, les définitions de mots peuvent être pris pour points de départ d’une déduction, ce que ne peut faire la définition de choses. Mais s’il y a des définitions qui se prouvent et d’autres qui peuvent servir de fondement, c’est seulement que ces derniers sont évidents, et que les autres ne le sont pas.

Il n’y a donc qu’une seule espèce de définition, qui est les définitions de choses. Voyons maintenant les divers modes de définition.

Une manière souvent employée pour définir les choses est d’expliquer comment elles se sont formées. C’est la définition par génération. Exemple : le cylindre est le volume obtenu par un rectangle qui tourne autour d’un de ses côtés.

Ce mode de définition est le plus parfait. En effet, quand nous savons comment la chose est faite, nous la connaissons parfaitement, nous pouvons la reproduire à volonté.

Mais cette espèce de définition ne convient qu’aux choses assez simples pour que l’esprit puisse les posséder toutes entières, aux choses des mathématiques, simplifiées, pourvues de qualité, construites par l’esprit lui-même. Pour les définir par génération l’esprit n’a qu’à regarder la manière dont il procède quand il les construit.

Mais les choses concrètes, ce n’est pas nous qui les faisons ; il nous est donc bien plus difficile, impossible même, de les définir par génération. On les définit alors par compréhension, en énumérant tous les caractères. Si je veux définir l’homme, je dirai que c’est un être, un vertébré, un mammifère, un bimane. Parmi ces caractères il en est de plus ou moins généraux. Les seconds supposent les premiers. Point ne sera donc besoin de les énumérer tous. Il suffira d’indiquer le caractère le moins général appartenant à l’individu à définir. Puis, outre ce caractère, nous en indiquerons un autre distinguant son espèce de toutes les autres. Nous dirons ainsi que l’homme est un mammifère bimane. C’est la définition par genus proximum et differentiam specificam.

Enfin l’idée peut être considérée au point de vue de l’extension, en énumérant toutes ses formes. Ainsi pour définir les sciences mathématiques, on les énumérera tous. Ce mode est le plus défectueux de tous, car outre qu’on ne peut être sûr d’être complet en l’employant, une définition ainsi faite a toujours une longueur qui nuit à sa netteté.

Toute définition doit être courte, claire. Ces deux conditions sont exigées par la nature même de la définition, qui est de rendre les choses parfaitement intelligibles à l’esprit. La troisième règle est que la définition soit adéquate à l’objet, c’est-à-dire comprenne tout le défini et rien que le défini.

Leçon 45
Du syllogisme

Nous avons vu en psychologie qu’il y avait deux formes de raisonnement : la déduction et l’induction. Nous allons étudier la première.

La forme la plus parfaite du raisonnement déductif est le syllogisme. C’est par lui que l’on conclut, d’une proposition reconnue pour vraie, à la vérité d’une proposition nouvelle. Ainsi, soit la proposition à prouver Paul est mortel, nous l’établissons en la déduisant d’une autre proposition reconnue pour vraie, Tous les hommes sont mortels, au moyen d’une proposition intermédiaire Paul est un homme. Le syllogisme complet a la forme suivante :

Tous les hommes (M) sont mortels (T) ;

Or, Paul (t) est un homme (M) ;

Donc, Paul (t) est mortel (T).

La dernière proposition renferme deux termes et l’attribut y a une extension plus grande que le sujet. Il s’appelle à cause de cela grand terme (T). Le sujet porte au contraire le nom de petit terme (t). Enfin dans les deux premières propositions se trouve un terme commun, auquel sont comparés tour à tour les deux termes déjà examinés ; ce terme est nommé moyen terme (M).

La troisième proposition d’un syllogisme porte le nom de question ou de conclusion, suivant qu’on l’envisage avant ou après la démonstration. Les deux premières propositions sont les prémisses. Celle où le grand terme est comparé au moyen se nomme majeure, celle où se trouve le petit, mineure.

Étudions maintenant le mécanisme du syllogisme. Il a pour objet de démontrer la question ou conclusion. Or, toute proposition comprend deux termes : un sujet, un attribut affirmé de ce sujet ; si, pour être établie, la proposition demande démonstration, c’est qu’on ignore si ces deux termes se conviennent. Pour le savoir, on cherche un troisième terme qui permette de décider. Il faut démontrer que T contient t — au point de vue de l’extension, bien entendu — ce que nous pouvons écrire T > t. Pour cela, comparons T à M. Nous trouvons que M est contenu dans T. On a T > M (Les hommes sont compris dans la classe des êtres mortels). Comparons maintenant M à t. On trouve M > t (Paul est compris dans la classe des hommes). Nous avons, d’une part T > M, de l’autre M > t ; d’où l’on tire T > M > t ; T > t (Paul est compris dans la classe des êtres mortels).

Telle est la théorie du syllogisme au point de vue de l’extension. Si l’on voulait en faire la théorie au point de vue de la compréhension, il n’y aurait qu’à renverser l’ordre des inégalités précédentes. Il suffit pour le voir de se rapporter à la loi : L’extension est en raison inverse de la compréhension. Ainsi, si au point de vue de l’extension T > t, au point de vue de la compréhension on a t > T. Il est évident que le nombre des caractères qui définissent Paul est plus grand que le nombre de caractères qui définissent mortel.

Dans ses Lettres à une princesse d’Allemagne, Euler a exposé une théorie fort ingénieuse du syllogisme : il représente par un cercle l’extension de chacun des trois termes du syllogisme ; leur rapport de convenance ou de disconvenance est indiqué par le rapport de contenance ou d’extériorité de ces cercles.

Représentons par le cercle H l’idée d’homme, par le cercle M l’idée de mortel, enfin par le cercle P l’idée de Paul. H est contenu dans M (tous les hommes sont mortels) ; de plus P est contenu dans H (Paul est un homme). Il suffit de regarder la figure pour voir que P est contenu dans M (Paul est mortel).

Si le syllogisme au contraire était présenté sous la forme :

Nul homme n’est immortel ;

Or, Paul est un homme ;

Donc, Paul n’est pas immortel,

on aurait en désignant homme, immortel, Paul, par les cercles H, I, P, la figure suivante, d’après la méthode d’Euler :

Ce qui montre immédiatement que P est extérieur à I : l’idée d’immortel ne convient donc pas à l’idée de Paul.

Soit le syllogisme général :

Quelque A est B ;

Tout B est C ;

Donc, quelque A est C

on le figurerait ainsi : [?]

Soit encore le syllogisme contraire :

Quelque A n’est pas B

Tout A est C

Donc, quelque C n’est pas B

On aurait : [?]

Cette figuration a l’avantage de bien faire comprendre quelle est l’essence du syllogisme. Ce n’est pas de comparer des quantités inégales comme semble le faire voir la figuration algébrique que nous avons indiquée plus haut, mais de marquer un rapport de contenant à contenu. De plus, cette méthode montre nettement que le syllogisme est purement formel. Mettez telles propositions qu’il vous plaira à la place des lettres des exemples précédents, le syllogisme en lui-même n’en sera pas moins rigoureux, quand bien même les prémisses seraient fausses, quand bien même elles n’auraient aucun sens. Voici pour le prouver, divers exemples de syllogismes qui, en eux-mêmes, sont parfaitement exacts, et qui, figurés par la méthode d’Euler, donneraient trois cercles concentriques représentant le plus grand, le grand terme ; le second, le moyen terme ; le troisième, le petit terme. Comme syllogismes, ils sont donc irréprochables et n’en sont pas moins faux, soit dans leurs prémisses, soit dans leurs conséquences.

Le premier énonce trois propositions fausses :

Tout sentiment courageux est louable ;

Or, l’imprudence est un sentiment courageux ;

Donc, l’imprudence est louable.

Cet autre de deux prémisses fausses tire une conclusion vraie :

Ma tabatière est dans la lune ;

La lune est dans ma poche ;

Donc ma tabatière est dans ma poche.

Le troisième se compose de deux prémisses vrais, d’une conclusion fausse :

Tout rat mange du lard ;
Or, rat est une syllabe ;
Donc, une syllabe mange du lard.

Nous verrons plus loin la cause qui peut faire tirer de deux prémisses vraies une conclusion fausse. Ces exemples n’en démontrent pas moins combien le syllogisme est formel.

Quel est le principe qui préside au mécanisme du syllogisme ? C’est le principe d’identité. En effet, la conclusion y est conçue comme comprise dans les prémisses ; elle est vraie, parce qu’elle est identique à une partie des prémisses admises comme vraies.

Les modes du syllogisme dépendent de la quantité et de la qualité des propositions composantes. Or nous avons vu qu’il y avait quatre sortes de propositions à ce double point de vue, et avons vu qu’elles étaient désignées par les lettres A E I O. On a calculé qu’elles pouvaient se combiner de 64 façons différentes. Il y aurait alors 64 modes de syllogisme. Mais en appliquant un certain nombre de règles générales auxquelles doit se conformer un syllogisme pour être juste, on trouve que 54 de ces modes sont faux. Il n’en reste dès lors que dix possibles.

Ces règles du syllogisme, dont nous venons de parler, étaient selon l’Ecole qui les énonçait en vers au nombre de 7. Hamilton en a réduit le nombre à 3 :

1. Tout syllogisme doit avoir trois termes, et rien que trois termes. Le corollaire de cette loi est qu’un mot n’y saurait être pris dans deux sens différents : car cela équivaudrait à l’introduction d’un quatrième terme.

2. La majeure doit être universelle et la mineure affirmative. Tout d’abord, la majeure doit être universelle. En effet, s’il n’en était pas ainsi, le moyen terme pourrait ne pas avoir dans la mineure la même extension que dans la majeure, ce qui vicierait le raisonnement. Ainsi, le syllogisme suivant serait inexact :

Certains ouvrages d’art ont la forme cubique ;
Or, un tableau est un ouvrage d’art ;
Donc, un tableau a la forme cubique.

En outre, la mineure doit être affirmative ; en effet elle énonce l’application à la question présente de la règle générale fournie par la majeure. Elle doit donc affirmer qu’elle convient à cette question. C’est par cela qu’on ne saurait employer sans erreur un syllogisme de la forme de celui-ci :

Tout homme est un animal ;
Or, nul cheval n’est homme ;
Donc, nul cheval n’est animal.

3. La conclusion doit s’accorder en quantité avec la mineure, en qualité avec la majeure. En effet, d’abord, la conclusion a pour sujet le petit terme, et le grand pour attribut. Mais comme leur relation entre eux est déterminée par leurs relations avec le moyen terme, et que celui-ci est comparé avec le grand terme dans la majeure, la mineure devant d’autre part être toujours positive, il s’ensuit nécessairement que la conclusion devra toujours être positive si la majeure est positive, négative si elle est négative.

En outre, le petit terme, dans la mineure, est affirmé comme contenu dans le moyen terme. Or, dans la conclusion, le grand terme ne peut être attribué à un plus grand nombre d’individus que n’en contient le moyen terme. Donc, si l’une de ces propositions est particulière, l’autre devra l’être aussi ; universelle au contraire, si elle est universelle.

Le syllogisme peut prendre différentes figures. Elles dépendent de la place qu’occupe le moyen terme dans les prémisses. Il peut être attribut dans la majeure et dans la mineure, sujet dans toutes les deux, attribut dans la première et sujet dans la seconde, et vice versa. On peut donc distinguer ainsi quatre figures de syllogismes.

Le syllogisme type que nous avons indiqué est susceptible de changements qui l’abrègent ou le complètent. Les différentes formes qu’il peut revêtir ainsi sont ce qu’on nomme les différentes espèces de syllogisme.

Les syllogismes « hypothétiques » sont ceux où la majeure conditionnelle contient la conclusion :

S’il y a un Dieu, il faut l’aimer ;
Or, il y a un Dieu ;
Donc, il faut l’aimer.

Dans ce syllogisme, la majeure se divise en deux parties : la première est l’antécédent, la deuxième le conséquent.

Les syllogismes « disjonctifs » sont ceux où la prémisse proposition pose une alternative.

Ceux qui ont tué César sont ou parricides ou défenseurs de la liberté ;
Or, ils ne sont pas parricides ;
Donc, ils sont défenseurs de la liberté.

Il faut dans ce cas que la division soit exacte et complète et que la première proposition énumère tous les cas possibles. Une disjonction est fausse quand on a omis un terme.

 

Le raisonnement peut encore revêtir d’autres formes, mais qui toutes peuvent se ramener au syllogisme.

1. L’Enthymème, syllogisme dont une proposition est sous-entendue : Plus d’amour, partout plus de joie.

2. L’Épichérème, syllogisme où une ou deux prémisses sont accompagnées de leurs preuves. Tel est par exemple, le Pro Milone : Il est permis de tuer celui qui nous dresse des embûches : preuves, Clodius a voulu faire périr Milon dans un guet-apens : preuves, Milon a eu le droit de tuer Clodius.

3. Le Prosyllogisme, argument composé de deux syllogismes, tels que la conclusion du premier devient la majeure du second. On peut faire aussi un prosyllogisme composé de plusieurs syllogismes, tels que la conclusion de chacun d’eux devienne la majeure du suivant.

4. Le Sorite est un polysyllogisme, argument composé d’un nombre indéterminé de propositions liées entre elles, de telle sorte que l’attribut de la première soit le sujet de la seconde, le sujet de la seconde l’attribut de la troisième, et ainsi de suite, la conclusion unissant le sujet de la première à l’attribut de la dernière.

Tel est le raisonnement suivant, prêté par Montaigne à un renard qui avant de passer la glace, écoute et entend le bruit de l’eau :

Ce qui fait du bruit remue ;
Ce qui remue n’est pas gelé ;
Ce qui n’est pas gelé est liquide ;
Ce qui est liquide plie sous le faix ;
Donc cette rivière qui fait du bruit pliera sous le faix.

5. Le Dilemme a pour majeure une disjonctive de deux membres et dans laquelle on conclut par rapport au tout ce qu’on avait déjà conclu par rapport à chaque partie de la disjonctive. Tel est le raisonnement que faisait un ministre anglais, pour exiger de l’argent des évêques :

Si tu dépenses beaucoup, tu es riche ; tu dois payer ;
Si tu ne dépenses rien, c’est que tu fais des économies ; paye encore.

Quelle est la valeur du syllogisme ? À l’époque de la scolastique, le syllogisme est l’instrument presque unique des philosophes. La Renaissance commence une réaction contre lui : Bacon et Descartes l’attaquent vivement. De nos jours, Stuart Mill a cherché lui aussi à diminuer la valeur du syllogisme. Il n’apprend rien, dit-il, puisqu’il n’y a rien de plus dans la conclusion que dans les prémisses ; tout syllogisme se réduit, en fin de compte, à une tautologie. L’induction a seule une valeur logique, car seule elle peut nous fournir les principes de la déduction : quand on affirme que tous les hommes sont mortels, on affirme virtuellement que Paul est mortel. Le syllogisme, qui ne sert qu’à dégager cette seconde proposition de la première, ne donne donc rien de nouveau.

Toutefois, bien qu’il soit par lui-même tout formel et insuffisant, il est autre chose qu’une pétition de principe ou une tautologie. Sans doute la conclusion est dans les prémisses. Mais elle n’y est qu’en puissance ; il faut l’en dégager : c’est l’œuvre du syllogisme : il lie en moi deux idées qui auparavant n’étaient pas attachées ; en ce sens au moins, il fait donc connaître quelque chose de nouveau. D’ailleurs, son importance est suffisamment établie pour les sciences mathématiques : chacune d’elle est un immense prosyllogisme, et, à moins de nier leur utilité, et de prétendre qu’il n’y a rien de plus dans les formules les plus élevées auxquelles elles arrivent que dans les quelques définitions qui leur servent de base, il faut bien reconnaître l’utilité du raisonnement syllogistique.

Leçon 46
De l’induction

L’induction est le raisonnement qui permet de passer du particulier au général, ou du fait à la loi. Toute loi se compose d’un rapport de causalité entre deux ou plusieurs faits d’observation. Toute induction se composera donc de deux moments :

1. Il faudra rechercher un rapport de causalité entre deux faits déterminés.

2. Ce rapport trouvé, il faudra l’étendre de tous les cas particuliers où il aura été constaté à l’universalité des expériences possibles.

Voici un exemple d’induction où l’on distingue nettement ces deux moments : Pascal veut déterminer la cause des oscillations de la colonne mercurielle dans le tube barométrique.

1er Moment. On constate que la cause dans un certain nombre de cas est la pesanteur de l’air. Il trouve ainsi une loi qui régit le phénomène dans les cas donnés. Le rapport de causalité cherché est déterminé pour un certain nombre d’expériences particulières.

2e Moment. Ce rapport observé seulement dans un certain nombre d’expériences, on l’étend à toutes les expériences possibles, et l’on dit que la cause universelle des variations de la hauteur de la colonne barométrique est la variation de la pesanteur de l’atmosphère. Dans le premier moment, on cherche un rapport de causalité. Comment le déterminer ?

Pour cela, Mill dans sa Logique indique 4 méthodes : de concordance, de différence, des variations concomitantes, des résidus.

1. Méthode de concordance. Si dans tous les cas observés, le phénomène dont on cherche la cause est régulièrement précédé d’un même antécédent, on dit que ce dernier est la cause cherchée. Soit à déterminer la cause de A. On le voit précédé une première fois de BCD, une seconde de B, C1, D1, une troisième de B, C11, D11. Il est donc toujours précédé d’un même phénomène B. C’est une forte présomption pour que B soit la cause de A.

Ainsi, quand il y a cristallisation, ce phénomène est toujours précédé du dépôt à l’état solide de particules fondues ou dissoutes. La solidification d’une substance à l’état liquide est donc cause de la cristallisation.

2. Méthode de différence. Elle consiste à supprimer la cause présumée, et à constater si le phénomène observé disparaît aussi. Soit BCD, les phénomènes qui précèdent toujours A. Si B disparu, C et D ne suffisent pas à produire A, on pourra en conclure que B est cause de A. Ainsi, le son se produit dans l’air, et ne se transmet plus si on fait le vide. Donc l’air est la condition du son. C’est là la meilleure manière de déterminer la cause d’un phénomène. La première ne peut donner qu’une forte présomption. On voit souvent, si l’on n’emploie que cette seule méthode, un rapport de causalité là où il n’y a qu’un rapport de séquence. C’est le sophisme connu sous le nom : post hoc, ergo propter hoc.

3. Méthode des variations concomitantes. Elle consiste à faire varier la cause présumée et à voir si le phénomène varie dans la même proportion. Ainsi, si les dilatations d’un corps augmente avec la chaleur, on pourra affirmer d’une manière certaine que la chaleur dilate les corps.

4. Méthode des résidus. À ces trois méthodes, déjà indiquées par Bacon, Stuart Mill a cru devoir en ajouter une quatrième, celle des résidus. Si l’on retranche d’un phénomène donné tout ce qui, en vertu d’inductions antérieures, peut être produit par des causes déjà connues, ce qui restera sera l’effet des antécédents qu’on aura négligés.

Par exemple, la recherche de la cause du son et de son mode de propagation avait conduit à des conclusions qui permettaient de calculer exactement sa vitesse dans l’air. Quand on arriva aux expériences, le résultat trouvé ne concorda pas avec celui que prédisaient les calculs : la vitesse était plus faible qu’elle n’aurait dû l’être ; une fois les causes connues retirées, restait à expliquer un résidu, cette différence. Laplace eut l’idée que ce ralentissement pourrait bien être dû à une dépense de mouvement qui se transformait en chaleur, et expliqua le fait par là.

 

Dans le second moment de l’induction, on étend à l’universalité des cas possibles le rapport observé dans quelques cas donnés. Qu’est-ce qui autorise cette extension du particulier à l’universel ? Autrement dit, quel est le principe de l’induction ?

Si l’on s’en tenait à un texte d’Aristote, il semblerait que ce philosophe ait fait du principe d’identité le fondement de l’induction ; il semble en effet ramener cette dernière à un syllogisme. Voici l’exemple donné :

L’âne, le mulet, le cheval vivent longtemps ;
Or, ce sont là tous les animaux sans fiel ;
Donc, tous les animaux sans fiel vivent longtemps.

On passe là d’un fait à une loi ; il semblerait donc que le raisonnement inductif put se ramener au syllogisme, qu’il n’y eut par le fait qu’un seul raisonnement ; le raisonnement déductif.

Mais en étudiant le syllogisme d’Aristote, on remarque qu’il a un caractère bien particulier : le moyen terme et le petit terme y ont une égale extension. La mineure affirme que tous les individus chez qui se trouvent les caractères généralisés dans la conclusion ont été observés. Mais presque toujours, l’induction généralise sans avoir observé tous les individus. On a déterminé les lois de la pesanteur sans avoir pu les vérifier par l’observation de tous les corps pesants. Or, le syllogisme inductif d’Aristote n’est vrai que si tous les cas possibles ont été observés et sont énumérés dans la mineure, ce qui est pour ainsi dire impossible.

L’induction ne peut donc pas se ramener à la déduction ; elle consiste à passer du particulier au général, ce qu’on ne saurait expliquer par le seul principe d’identité. Entre le particulier et le général, il y a un abîme ; l’induction le franchit ; mais au moyen de quel principe ?

Suivant Reid et les Écossais, ce principe n’est autre chose qu’une croyance instinctive de l’esprit humain à la stabilité des lois de la nature. Voilà ce qui nous permet de généraliser le particulier. Si nous croyons que, en tout lieu et en tout temps, les corps pesants obéissent aux mêmes lois, c’est que nous croyons la nature immuable.

Cette croyance est indéniable. Mais pour qu’elle puisse servir de fondement à l’induction, il faut qu’elle repose sur un principe rationnel : c’est celui de causalité. Tout phénomène a une cause. Il en résulte immédiatement qu’une même cause, toutes les circonstances étant les mêmes, doit produire les mêmes effets. En effet dans ce cas, rien n’empêche A de produire B ; la non apparition de l’effet n’aurait donc pas de cause. Or, comme toute loi est un rapport de causalité, la loi vraie dans un cas le sera dans tous les cas identiques.

Nous trouvons ici un fait nouveau qui contredit la théorie empirique de la connaissance. La raison pour cette théorie, se forme à la suite d’une induction : mais nous venons de faire voir que l’induction suppose le principe de causalité : le cercle vicieux est flagrant. Pour que les lois aient cette valeur universelle sans laquelle il n’est pas de science, il faut qu’elles reposent, non sur un principe contingent dérivé de l’expérience, mais sur une vérité nécessaire venant de la nature même de l’esprit ; sinon, le principe de causalité n’est qu’une perpétuelle hypothèse que de nouveaux faits peuvent démentir du jour au lendemain.

Leçon 47
Des sophismes

Nous venons de voir dans quelles conditions l’induction et la déduction donnent des résultats vrais. Nous allons maintenant examiner les erreurs découlant de raisonnements illégitimes, ou sophismes.

Une classification célèbre des sophismes est celle de Bacon. Il les nomme idola [en grec dans le texte], les comparant à des fantômes qui viennent obscurcir et troubler l’entendement : il en distingue quatre formes :

1. Idola tribus, erreurs communes à l’espèce entière, venant de la nature même de l’homme en général ; par exemple, les erreurs provenant des limites et de l’étroitesse de l’esprit ; les erreurs causées par le besoin d’harmonie inhérent à la nature humaine ; les erreurs naturelles des sens.

2. Idola specus, idoles de la caverne, provenant des défauts propres à l’individu. Ainsi ayant une prédilection pour une science, on dénature les natures pour les y ramener.

3. Idola fori, erreurs naissant du langage. Le forum est ici considéré comme le lieu des conversations.

4. Idola theatri, erreurs naissant des sectes philosophiques, venant de l’esprit de système. Bacon se représente les philosophes de tout temps comme jouant sur un théâtre.

Mais les termes employés par Bacon sont vagues, aussi bien que les idées qu’ils recouvrent. Cette classification est seulement importante au point de vue historique : elle montre que Bacon voyait bien que la cause de l’erreur est souvent subjective. Mais cette liste des sophismes n’est ni assez exacte, ni assez complète.

Nous avons admis deux sortes de raisonnements, nous avons donc deux sortes d’erreurs : les sophismes de déduction et les sophismes d’induction.

Sophismes de déduction :

1. Ignorance du sujet — Ignoratio elenchi. Elle consiste à prouver trop, à prouver pas assez, à prouver à côté. Cette erreur est très fréquente. Ainsi, si dans une assemblée on discute s’il faut faire la guerre, un orateur pourra commettre une ignoratio elenchi s’il prouve que la guerre est injuste, en général, car il prouve trop ; on ne parle pas de guerre en général ; s’il prouve qu’elle est avantageuse, car il ne prouve pas assez ; cela ne suffit pas ; s’il parle de la grandeur et de la gloire du pays, car il prouverait à côté ; il n’est pas sûr que la guerre ait ce résultat.

2. Pétition de principe. Elle consiste à supposer ce qui est en question. Ainsi il y a pétition de principe dans le raisonnement des positivistes, qui construisent le moi avec des états de conscience, ce qui suppose déjà l’existence du moi.

3. Cercle vicieux. Il consiste à prouver deux propositions en question l’une par l’autre. Il y a un cercle vicieux dans le raisonnement souvent attribué à Descartes, bien qu’à tort, et qui prouve la véracité divine par l’autorité de l’évidence ; l’autorité de l’évidence par la véracité divine.

4. Ambiguïté des termes. Un syllogisme devant contenir trois termes et rien que trois devient faux si un terme est pris dans deux sens différents, car cela revient à avoir quatre termes. C’est en cela que consiste la fausseté du syllogisme :

Les faiseurs de projet ne méritent pas de confiance ;
Or, cet homme a fait un projet ;
Donc, il ne mérite pas confiance.
Sophismes d’induction :

1. Post hoc, ergo propter hoc. Prendre pour cause ce qui n’est qu’un antécédent. Ainsi prendre pour cause de la mort d’un grand personnage, un phénomène astronomique qui coïncidait avec elle.

2. Une seconde forme de sophisme d’induction consiste à passer de l’accident à la substance, du relatif à l’absolu, et vice versa. Ainsi l’on dira : un tel a guéri un malade, donc, il est bon médecin ; un tel est bon médecin ; donc, il guérira ce malade.

3. Dénombrement imparfait, qui consiste à conclure en général sans avoir examiné les divers cas particuliers. Par exemple, en voyant l’eau monter toujours dans le vide, on avait cru que la nature avait horreur du vide ; on avait négligé le cas où la hauteur du vide est supérieure à 32 pieds, et où l’eau ne monte plus.

Leçon 48
De la méthode en général

La méthode est l’ensemble de procédés que suit l’esprit humain pour arriver à la vérité. Ces procédés se combinent différemment suivant les différents objets à étudier ; en d’autres termes, la méthode varie avec chaque espèce de science.

Avant d’aborder le détail, nous allons examiner les différents procédés que suit l’esprit pour arriver à la vérité.

Il y a deux méthodes générales, l’analyse et la synthèse. Il faut définir ces mots, car on s’entend difficilement.

Condillac entendait par analyse la méthode que suit l’esprit quand il décompose un tout donné en ses parties. La synthèse est au contraire pour lui la méthode de recomposition. Si je démonte une montre, j’en fais l’analyse ; si je la remonte telle qu’elle était, je fais une synthèse.

Port-Royal entendait ces mots dans un sens tout différent. Pour cette école, l’analyse est une méthode régressive, remontant d’une proposition à démontrer à ses conditions jusqu’à ce que l’on arrive à quelque chose de reconnu vrai. La synthèse est la méthode inverse ; elle part de la proposition à laquelle arrive l’analyse, et arrive à celle d’où part l’analyse.

Cette définition a été suggérée aux logiciens de Port-Royal par la géométrie, qui définit ainsi ces deux mots. L’analyse selon eux, sert à trouver des vérités nouvelles ; la synthèse, à prouver aux autres ce que l’on sait être vrai.

La méthode analytique est celle que suit l’esprit inventeur dans la recherche de la vérité ; la méthode de synthèse est une méthode « de doctrine » suivant une expression de Port-Royal.

Depuis Kant, ces deux mots ont pris une signification qu’on ne peut plus leur enlever.

L’analyse est la méthode que suit l’esprit qui, partant de un ou plusieurs principes posés, développe tout ce qui y est contenu sans rien y ajouter. La méthode analytique ne fait donc que nous révéler ce que nous savions virtuellement par des connaissances antérieures. Ainsi de la définition du triangle, on déduit que les angles en valent deux droits. La conclusion ne contient pas plus que les prémisses ; la méthode est donc analytique. La méthode au contraire est synthétique quand elle ajoute aux connaissances anciennes quelque chose de nouveau. Elle sert ainsi à poser les principes que développe l’analyse.

C’est déjà dans ce sens que nous avons employé ces expressions en distinguant les jugements synthétiques et analytiques. D’après l’acception que Port-Royal donnait à analyse et synthèse, ces deux procédés ne se distinguaient que par l’ordre dans lequel ils nous fournissaient les vérités. La synthèse établissait les mêmes choses que l’analyse, seulement d’une autre manière ; il n’y avait entre l’analyse et la synthèse d’autre différence que celle du « chemin que l’on fait en montant d’une vallée en une montagne à celui que l’on fait en descendant d’une montagne en la vallée. »

Au contraire, si l’on prend ces deux mots dans le sens kantien, la synthèse ne recommence pas ce qu’a fait l’analyse, mais ces deux procédés se suivent et se complètent mutuellement. Ces deux méthodes ne peuvent être séparées : elles se supposent réciproquement : nous ne pouvons rien déduire que d’un principe posé, et d’autre part ce principe serait inutile si l’analyse ne le développait pas.

Voyons maintenant à quoi sert la méthode.

Sur ce sujet ont été émises les opinions les plus contradictoires : les uns la trouvent inutile, d’autres la jugent toute la science.

Il y a exagération à croire que les découvertes sont dues à la méthode. Les inventions sont dues à ce qui ne se donne pas par une méthode, la force du génie. Celle-ci peut régler cette force, l’empêcher d’aller au hasard, mais ne la crée pas. Quand bien même la méthode serait nécessaire à l’invention, ce qui est vrai, elle ne peut être la source de toute invention, car il faut avant tout qu’elle soit découverte elle-même et cela sans méthode.

Mais si la méthode n’est pas suffisante, elle est indispensable à la science : elle est à l’esprit ce qu’est l’instrument à la main. Agir méthodiquement, c’est agir rationnellement, ce qui est pour l’homme le meilleur moyen d’agir.

Leçon 49
De la méthode dans les sciences mathématiques

Dans la mathématique comme dans toutes les sciences, il faut distinguer deux parties. Les vérités qui constituent les sciences mathématiques doivent d’abord être inventées, puis démontrées. Toute méthode scientifique devra donc se composer de deux parties : l’une relative à l’invention, l’autre à la démonstration.

Invention. Il semble au premier abord qu’elle n’ait pas de place dans les mathématiques, où les vérités se déduisent toutes les unes des autres. Mais la géométrie telle qu’on l’enseigne n’est pas la géométrie telle que la fait le savant. Le théorème une fois trouvé, on le démontre en le rattachant à un autre déjà démontré ; mais il faut d’abord le trouver, et la démonstration suppose ainsi l’invention. Mais d’où nous vient la faculté d’inventer ? De l’imagination. Ce sont les hommes qui en sont doués qui inventent : les autres ont pour tout rôle de comprendre et de développer leurs inventions. Il n’y a pas de règle fixe pour l’emploi de l’imagination ; une seule s’impose à l’inventeur : soumettre sa proposition découverte à une vérification rigoureuse.

Démonstration. L’invention forme la partie synthétique des sciences mathématiques. Mais les vérités à démontrer une fois trouvées, il faut les rattacher suivant les lois du raisonnement déductif aux autres vérités déjà acceptées. La démonstration mathématique se fait à l’aide des définitions, des axiomes, de la déduction.

La définition est comme la matière de la démonstration : celle-ci ne fait que développer ce qui y est contenu.

Les axiomes sont les principes régulateurs du raisonnement mathématique.

La déduction développe conformément aux axiomes ce qui est compris dans la définition. Les axiomes dans la démonstration n’apprennent donc rien de nouveau : ils ne font que guider la marche de l’esprit qui raisonne ; aussi, à regarder les choses de près, peut-on dire qu’il n’y a qu’un seul axiome en mathématique, qui est le principe d’identité et de contradiction ; tous les autres s’y ramènent, et c’est là ce qui en garantit la valeur. De la déduction proprement dite, nous n’avons rien à dire, nous l’avons déjà étudiée en détail, ainsi que le syllogisme, qui en est la forme la plus importante.

Leçon 50
De la méthode dans les sciences physiques

La méthode des sciences physiques comprend deux parties :

1. Invention de la loi ;

2. Démonstration de la loi.

Invention de la loi

Pour trouver les lois des phénomènes, il faut commencer par les observer : l’observation consiste dans la simple constatation des faits tels qu’ils se produisent. Avant d’expliquer les phénomènes, il faut les connaître exactement : c’est là le rôle de l’observation.

Dans les sciences physiques l’observation se fait par les sens dont nous augmentons la portée à l’aide d’instruments. Quant à l’observateur, il doit présenter quatre qualités : attention, intelligence, exactitude, impartialité.

Dire qu’un observateur doit faire attention, c’est dire un peu plus qu’affirmer qu’il doit observer : c’est indiquer qu’il ne doit négliger aucun détail, son esprit doit être appliqué à ce qui se passe devant lui sans s’en laisser distraire. Mais pour que l’observation soit fructueuse, il faut encore que l’observateur soit doué d’assez d’intelligence pour démêler les faits importants de ceux qui le sont moins. Enfin, il faut que l’observateur n’ajoute ni ne retranche rien aux phénomènes dont il est spectateur. Il faut qu’il se réduise autant que possible au rôle de témoin fidèle. Pour qu’il ne sorte pas de ce rôle, il doit se montrer impartial ; il risquerait sans cela de voir dans les phénomènes qu’il considère non ce qui y est réellement mais ce qu’il désire y voir.

L’observation nous fait connaître les faits tels qu’ils se passent ; mais nous sommes loin encore de la loi. Elle n’est pas écrite dans les choses : il leur faut arracher leur secret. De la matière que nous donne l’observation, il faut dégager la loi : c’est ici qu’intervient l’invention. En présence des faits, l’homme de génie a l’idée d’une loi, et fait ce qu’on appelle une hypothèse. On ne peut dire d’une manière rigoureuse comment l’inventeur fait une hypothèse, mais on peut remarquer que le procédé qui a été le plus souvent employé, et celui qui a donné d’ailleurs les meilleurs résultats, est l’analogie.

L’analogie est une sorte de raisonnement par lequel nous concluons d’un fait à un autre qui, sans être identique au premier, présente avec lui quelque ressemblance. Si les deux faits étaient identiques, il n’y aurait plus raisonnement par analogie, mais induction : l’analogie suppose que les faits ont des ressemblances et des différences.

L’analogie suggère souvent des idées nouvelles, et nous lui devons bien des découvertes : un fait est constaté, on lui applique la loi d’un autre qui lui ressemble, on constate qu’elle est encore vraie dans ce cas, et voilà une découverte faite. Mais ce que nous ne pouvons expliquer, c’est pourquoi telle hypothèse est faite par tel savant plutôt que par tel autre ; aussi dans le cas même de l’hypothèse tirée d’une analogie y a-t-il place pour la création, qui est tout entière une œuvre d’imagination ; tout dans l’analogie n’est pas œuvre de logique, il y a dans l’invention de toute hypothèse une grande part de contingence.

Que l’esprit procède par analogie ou de toute autre manière pour la trouver, on appelle hypothèse cette idée anticipée de la loi. On peut fort bien définir l’hypothèse, une loi qui n’est pas encore vérifiée. Ainsi Pascal observe la variation de la hauteur du mercure dans la colonne barométrique, et a l’idée que la pesanteur variable de l’air en est la cause. La loi alors est à l’état d’hypothèse. Plus tard seulement elle deviendra réellement loi, quand elle aura été vérifiée par le moyen des variations concomitantes.

Comme on le voit, l’hypothèse est nécessaire dans toutes les sciences physiques : sans elle nulle découverte n’est possible. Elle n’est, ni ne doit être, le dernier mot de la science, mais elle en est une partie indispensable. C’est là un fait qu’on n’a pas toujours reconnu : on s’est souvent défié de l’hypothèse ou l’a traitée avec mépris. Quelques logiciens ont cru que la vraie méthode scientifique consistait seulement à observer les faits sans rien ajouter à ce que nous donnait l’observation. Pour eux, cette méthode est la seule sûre : tout autre risque de nous induire en erreur, de nous faire prendre pour vérités de simples conceptions de l’esprit ; on peut compter Bain au nombre de ces détracteurs de l’hypothèse.

Il est possible que cette méthode soit dangereuse, mais elle est nécessaire. Sans doute nous pouvons être trompés par une hypothèse, mais on ne peut arriver à la vérité qu’en s’en servant. La loi des choses ne saute pas aux yeux, nous l’avons déjà fait voir. Puis quand bien même nos hypothèses seraient fausses, ne pouvons-nous pas les vérifier rigoureusement ?

L’hypothèse a donc une grande valeur scientifique, d’ailleurs, pour éviter l’erreur, il y a des règles qui la dirigent. Pour qu’elle soit bonne, il faut qu’elle présente les caractères suivants :

1. Simplicité. Ceci repose à la fois sur une espèce de conception a priori, et sur des faits. On croit généralement que la nature ne procède pas par des voies compliquées, et les lois découvertes jusqu’à présent sont là pour le faire croire.

2. Explication de tous les faits connus. On voit bien qu’un seul fait qui contredirait une hypothèse devrait suffire à la faire rejeter.

3. Précision par elle de faits nouveaux. C’est la meilleure garantie de sa vérité. À propos de faits connus, on édifie une hypothèse, puis on déduit de cette hypothèse des conséquences que vérifie l’observation, des faits nouveaux en sont le résultat : l’hypothèse prend dès lors un caractère de certitude qu’elle n’aurait pas autrement, puisqu’elle vérifie des faits encore inconnus à son auteur.

Une comparaison pour résumer le rôle de l’hypothèse : pour construire une courbe, on détermine empiriquement un certain nombre de points, le plus possible, et on les joint par une courbe. Les points figurent les faits ; la ligne qui les relie, l’hypothèse.

Démonstration de la loi

La loi trouvée, comment la démontre-t-on ?

Par l’expérimentation. On a une hypothèse ; on fait alors une expérience, et l’on met cette hypothèse à l’épreuve. On a souvent discuté sur la distinction de l’observation et de l’expérimentation. La première, a-t-on dit, est passive ; la seconde, active. Ce n’est pas suffisant, c’est même faux dans quelques cas. Un astronome, promenant au hasard son télescope sur le ciel et tombant sur un astre inconnu jusqu’à présent, est actif ; et pourtant il a seulement observé, il n’a pas expérimenté.

L’expérimentation, a-t-on dit, est caractérisée par l’action de l’expérimentateur sur les phénomènes observés. Mais alors l’astronomie se trouverait exclue des sciences expérimentales.

Qu’est-ce donc qui constitue l’expérimentation ? C’est l’existence d’une hypothèse. L’expérimentation est une observation destinée à prouver une hypothèse préalable. L’hypothèse, a dit Claude Bernard, est l’idée directrice de l’expérimentation. Peu importe que nous suscitions ou non les phénomènes artificiellement. Du moment où l’observateur a pour fin de vérifier une idée préconçue, elle devient une expérimentation. L’hypothèse peut n’être pas précise, on peut expérimenter pour voir, pour chercher une forme nette à cette hypothèse ; peu importe. Du moment qu’il y a une idée directrice, il y a toujours expérimentation.

La loi trouvée, il faut l’étendre à toutes les expériences possibles : ici intervient l’induction, que nous avons déjà étudiée. Expérimentation et induction, voilà de quoi se compose la méthode de démonstration dans toutes les sciences physiques.

On s’est demandé quelquefois s’il pouvait y avoir des sciences physiques qui soient sciences de pure observation. La météorologie, dit-on, n’est-elle pas une science ? Et pourtant il n’y a pas chez elle d’expérimentation, elle ne peut que constater les faits. Il en est de même de l’histoire naturelle.

Que faut-il penser de cette théorie ? Toute science qui n’a pas d’expérimentation n’a pas de loi, car l’existence de celle-ci implique hypothèse, expérimentation, induction. Elle n’explique donc pas les faits, car toute explication est l’énoncé d’une loi. Ce ne sont donc pas des sciences proprement dites. Ce sont des histoires qui racontent et classent certains faits, mais non de véritables sciences. Le mot de science complète ne peut se séparer de celui d’explication.

Leçon 51
De la méthode dans les sciences naturelles

Le nom de sciences naturelles est bien vague : on entend par là aussi bien l’histoire naturelle que la physiologie. Il convient donc d’abord de déterminer exactement le sens de ce mot. Nous entendons par là les seules sciences qui ne se servent pas de l’expérimentation, c’est-à-dire surtout l’histoire naturelle.

Ces sortes de sciences ne déterminent guère de lois : elles constatent les faits, et comme il est impossible d’en étudier la suite sans ordre et sans bornes — l’esprit ne le pourrait, et, le pût-il, n’y trouverait aucune satisfaction — elles y mettent de l’ordre par la classification, leur procédé essentiel.

La classification sert à 2 fins :

1. Elle soulage la mémoire. Le nombre des phénomènes naturels est infini, et la mémoire la mieux douée ne pourrait les retenir. La classification, en y mettant de l’ordre, en facilite l’étude. Par elle, on se souvient plus facilement des faits, on les reconnaît plus aisément quand ils se présentent dans la nature.

2. Elle nous permet de reconstituer l’œuvre de la nature. Celle-ci a un certain plan. C’est en tentant de le retrouver que les sciences naturelles apportent une satisfaction à l’esprit.

Qu’est-ce donc que la classification ?

C’est l’opération par laquelle nous rangeons les êtres ou les faits observés en groupes distincts et subordonnés les uns aux autres. Il y a deux sortes de classifications : les classifications artificielles ; les classifications naturelles.

Les classifications artificielles rangent les faits ou les êtres d’après certains caractères extérieurs.

Elles réalisent la première fin de la classification en aidant la mémoire, mais ne servent qu’à cela. Il ne faut pourtant pas croire que la classification artificielle soit purement arbitraire. Elle a un fondement naturel, et repose toujours sur un caractère réel, mais qu’elle choisit, pour bien atteindre sa fin, plutôt bien visible que réellement important.

Les classifications naturelles au contraire répartissent les êtres d’après leurs véritables rapports. Elles ne sont plus fondées sur un caractère extérieur, mais sur la nature intime des objets. Elles réalisent surtout le second but de la classification, satisfaire l’esprit en lui reconstituant en tout ou en partie le plan de la nature.

Comment se font les classifications ?

1. Au moyen de la comparaison des êtres ou des faits

2. Au moyen de la subordination des faits ou des caractères.

1. Comparaison. La comparaison est une opération qui rapproche tous les caractères des êtres pour déterminer ceux qui sont semblables et ceux qui sont différents. Mais ce premier travail ne suffit pas : après avoir établi un rapprochement entre les caractères semblables, il faut pour terminer la classification avoir recours à la subordination des caractères.

2. Subordination des caractères. Certains caractères semblent dominer les autres, en ce que les seconds ne peuvent exister sans les premiers. On ne peut être mammifère si l’on n’est vertébré. C’est par cette subordination que s’établit la classification.

Quel est donc le principe de la classification ? Elle se propose de retrouver le plan de la nature ; elle suppose donc qu’il y a un certain ordre dans les choses. D’où vient l’ordre du monde ? Du principe de finalité. La classification cherche donc à retrouver l’ordre des êtres par les fins qui leur sont assignées. Son principe est donc le principe de finalité.

Leçon 52
De la méthode dans les sciences morales

Les sciences morales sont celles qui s’occupent spécialement de l’esprit humain. Examinons quelle est la méthode de ces sciences. On distingue quatre espèces de sciences morales : les sciences philosophiques, sociales, philologiques, et historiques. Nous avons déjà traité au début de ce cours la question de la méthode en philosophie. Nous allons voir maintenant la méthode des sciences sociales.

On compte trois sorts de sciences sociales : la politique, le droit, l’économie politique.

La politique est la science de la société. Elle a pour objet de rechercher quelle est la meilleure forme que puissent prendre les sociétés humaines. Quelle sera la méthode en politique ? On l’a souvent traitée more geometrico ; ainsi, par exemple, a fait Platon dans sa République. Aujourd’hui cette méthode est abandonnée ; l’observation et l’expérimentation l’ont remplacée : c’est l’histoire qui nous en fournit les moyens.

Le droit, au contraire, ayant pour fondement les lois humaines dont il se propose de déduire les applications aux cas particuliers de la vie humaine est une science toute de déduction.

On traitait autrefois de la même façon l’économie politique, en déterminant d’une manière abstraite les rapports entre les intérêts humains : cette méthode est maintenant abandonnée. On cherche ces rapports dans l’expérience du passé et du présent. Le raisonnement joue encore, il est vrai, un grand rôle en économie politique, mais l’observation et l’expérience l’enrichissent de faits nouveaux.

Les sciences philologiques étudient les lois du langage, soit dans une langue, soit dans un groupe de langues, soit dans toutes les langues connues. Comme toutes les sciences qui recherchent des lois, elle doit partir des faits. Ce sont donc des sciences inductives. Mais elles pratiquent particulièrement, comme les sciences naturelles, la méthode qui recherche les analogies sous les différences. C’est cette méthode qui a produit la science qu’on appelle Philologie comparée.

Les sciences historiques ont pour objet le passé ; nous ne pouvons le connaître que par le témoignage de ceux qui vivaient à cette époque. La critique du témoignage constituera donc une grande part des sciences historiques.

Si le témoignage des hommes est sans autorité pour ce qui concerne la philosophie dogmatique et toutes les questions de doctrine, et s’il est vrai de dire que l’indépendance absolue de l’esprit est un devoir de l’homme envers lui-même, le témoignage n’en est pas moins indispensable quand il s’agit de faits. En histoire, devant les tribunaux, on ne peut s’en passer. Sur quoi repose donc l’autorité du témoignage ? Suivant Reid et suivant les Écossais, elle vient du double instinct de crédulité et de véracité. D’une part, disent-ils, ce que l’homme dit le plus naturellement, c’est la vérité. De l’autre, il est porté à croire ce que l’on lui dit, s’il n’a pas de raison de se défier. Ainsi, instinct de véracité chez le témoin et de crédulité chez celui qui l’écoute, voilà ce qui serait le fondement de l’autorité du témoignage.

Que nous ayons ces instincts, on ne peut le nier. Mais chez l’homme, les instincts sont bien faibles si on les compare à l’activité volontaire ; véracité et crédulité dépendent beaucoup de l’éducation et de l’hérédité ; et si l’enfant est naturellement crédule, comme on ne peut le nier, l’homme fait est plutôt défiant.

Quand croyons-nous autrui sur parole ? Quand il nous est prouvé qu’il ne s’est pas trompé et qu’il ne nous trompe pas. L’autorité du témoignage d’autrui ne dépend donc pas d’un principe général, mais de causes particulières et personnelles. Quelles sont donc les garanties à prendre contre l’erreur dans le cas d’un fait rapporté par témoignage ? Pour cela il faut critiquer et la personne du témoin, et les faits rapportés.

D’abord, pour ce qui concerne le témoin, il y a deux cas à distinguer :

1. Le témoin est unique.

2. Il y a plusieurs témoins.

1. Dans le premier cas il faut nous assurer : (a) qu’autrui ne se trompe pas ; (b) qu’il ne nous trompe pas.

Pour qu’autrui ne se trompe pas, il faut d’abord qu’il ait une intelligence générale suffisante : nous ne saurions nous fier à la déposition d’un sot, facile à égarer ; en second lieu il faut au témoin une compétence spéciale pour l’ordre de faits dont il s’agit : un médecin n’a point d’autorité en histoire, pas plus qu’un philosophe en hygiène.

Pour qu’autrui ne nous trompe pas, il faut qu’il n’ait pas de raison de nous tromper ; s’il a à cela un intérêt plus ou moins immédiat, nous devons nous défier ; si au contraire il n’y a pas d’intérêt, ou que sa déposition soit contraire à ses intérêts, nous aurons toute raison de le croire.

Cependant quand le témoin est unique, il y a toujours une certaine défiance à garder : ce qu’il dit est trop personnel. Les probabilités peuvent être très fortes, mais il y a toujours une part de subjectivité d’où peut venir facilement l’erreur.

2. Si au contraire il y a plusieurs témoins, la valeur du témoignage croîtra avec leur nombre. S’il est suffisant, nous pourrons être sûrs que leur opinion ne tient pas à des causes personnelles.

Cependant, il peut se faire que ces personnes se soient entendues : il faudra donc savoir si elles y ont eu de l’intérêt, si elles en ont eu les moyens. Si oui, on revient au cas d’un témoin unique ; sinon, nous pouvons croire le témoignage que nous recevons.

Les faits rapportés aussi doivent entrer en ligne de compte ; quelle que soit notre confiance pour les témoins, nous ne pouvons croire un fait absurde. Il faut donc que les faits rapportés présentent un caractère de possibilité et ne choquent ni les lois de la raison, ni celles de la science12. Ensuite il faut que le fait rapporté n’en contredise pas un autre précédemment établi. Ainsi, vraisemblance générale, vraisemblance particulière, telles sont les conditions des faits.

Voilà les règles du témoignage des hommes. Lorsque ces règles sont observées, on peut croire aux faits sur témoignage : mais il ne suffit jamais en tout cas pour établir une idée, qui s’établit sur la démonstration, non sur l’autorité.

Leçon 53
De la méthode dans les sciences historiques

L’histoire a pour objet de raconter le passé, et de le faire revivre pour nous. La philosophie, les sciences positives, étudient les lois en les abstrayant du temps et de l’espace, des faits particuliers où elles sont réalisées. L’histoire au contraire a pour objet de les localiser dans un point de l’espace et du temps. Tandis que les autres sciences nous font voir les ressemblances entre les choses, l’histoire semble plutôt montrer leurs différences : c’est par elle que nous voyons qu’un temps ne ressemble pas à un autre. D’où vient cela ? L’objet de l’histoire est de faire vivre le passé, et le général est une abstraction morte ; la vie, c’est le particulier. Mais après avoir marqué les dissemblances de deux époques, l’histoire doit nous expliquer comment l’une sort de l’autre.

La matière de l’histoire est fournie à l’histoire par trois sources, qui sont toutes trois des formes du témoignage : ce sont les traditions, les monuments, et les relations écrites.

1. Traditions. Ce sont les récits transmis de bouche en bouche, généralement dans une même famille. Si ces récits viennent à être écrits, ils ne perdent pas pour cela leur caractère de tradition, si au moment où ils ont été fixés par l’écriture ils n’étaient pas racontés par des témoins oculaires, car ils n’ont alors d’autre preuve que la tradition orale qui les a précédés.

L’historien ne peut accepter toutes les traditions ; il doit d’abord rejeter toutes celles qui sont absurdes. Parmi celles qui peuvent être conciliées avec la raison, il devra déclarer fausses celles qui heurtent les lois établies par la science ou les faits acquis par l’expérience. Mais quand même une tradition remplirait toutes ces conditions, on ne saurait par cela seul la juger digne de foi, et c’est à l’historien de décider du plus ou moins de créance qu’elle mérite.

Mais la tradition, même fausse, doit toujours être respectée comme un fait. Les événements qu’elle rapporte peuvent ne pas avoir eu lieu, mais la tradition n’en existe pas moins et il faut l’expliquer. Une tradition n’est donc jamais complètement à négliger : ou on accepte les faits qu’elle cite, ou, si on les rejette, on n’en trouve pas moins en elle des renseignements sur les vues des siècles qui nous ont précédés et sur leur esprit.

Si la tradition est fausse, il faut l’interpréter et surtout en expliquer l’origine. On peut même dire qu’une tradition ne saurait être réputée fausse que si l’on a pu expliquer sa formation, et comment cette tradition en dehors de la réalité est née dans l’esprit des hommes.

2. Monuments. Les monuments sont des restes du passé qui nous arrivent plus ou moins intacts. Ce sont d’abord les monuments proprement dits, temples, tombeaux, médailles… surtout les inscriptions. De nos jours s’est fondée l’épigraphie, qui a fourni, surtout à l’histoire antique, ses plus importants matériaux. Les anciens fixaient sur des monuments le souvenir de leurs principales actions publiques et privées. Ces inscriptions nous sont parvenues en partie et nous font réellement vivre dans le temps dont nous racontons l’histoire.

Pour être cru, un monument doit présenter deux caractères :

Authenticité. Il doit avoir été construit à l’époque à laquelle il se rapporte.

Sincérité. Plus d’une inscription funéraire exige qu’on se défie, et le regret ou la vanité ont souvent couvert les tombeaux d’éloges peu mérités.

3. Relations écrites. Ces relations sont de différentes espèces : ce sont les mémoires, les annales, les histoires, faites par les contemporains, les journaux. Les œuvres littéraires sont une source des plus fécondes : elles permettent à l’historien de retracer l’esprit du temps qu’il étudie ; il y a des siècles qui ne peuvent être connus que si l’on en sait à fond la littérature.

 

Tels sont les faits qui forment la matière de l’histoire. Voyons maintenant quelle forme cette science leur donnera.

L’historien ne doit pas se contenter de raconter les faits qu’il a puisés aux différentes sources ; il doit encore reconstruire le passé avec ces documents, et pour cela faire œuvre d’imagination. Il faut qu’il puisse, avec quelques faits, reconstruire une constitution ; avec un mot d’un auteur retrouver une croyance, une pratique. Il y a donc place en histoire à une sorte d’interprétation inductive qui en est caractéristique. Elle correspond à l’invention en histoire, comme les faits donnés par les documents à l’observation.

Mais la loi inventée, il faut la démontrer. L’historien démontre en faisant voir que son hypothèse est conforme aux lois déjà découvertes et qu’elle explique bien les faits. Cette preuve sera surtout valable si l’hypothèse fait découvrir des faits nouveaux. C’est en cela que consiste ce qu’on peut appeler l’expérimentation historique.

Ce que nous venons de dire montre que l’histoire a droit, sinon à une certitude identique à celle des autres sciences, du moins à la créance. Cette affirmation a été contestée : on a dit qu’on pouvait révoquer en doute les affirmations de l’histoire, car les faits ne sont guère rapportés exactement ; les individus qui les transmettent les dénaturent consciemment ou involontairement. Quelle valeur accorder en ce cas à ces faits et aux constructions faites sur eux ? Les faits perdent de leur autorité à mesure qu’ils s’éloignent. Un jour viendra où l’on ne pourra savoir exactement ce qui s’est passé aujourd’hui. Les limites de l’histoire sont donc très mobiles : elles s’étendent un peu en arrière du point qu’occupe l’humanité et avancent avec elle. L’histoire n’a rien de scientifique, et sa certitude n’existe pas.

Un pareil scepticisme n’est pas légitime. Les faits nous sont fournis par des sources que nous pouvons contrôler. Nous pouvons les rejeter quand ils ne présentent pas un degré de certitude suffisant ; mais quand nous avons pu prouver qu’il n’y avait pas de raison d’en douter, il nous est permis d’y croire. Avec ce mélange de critique et de sage confiance dont elle ne doit jamais se départir, l’histoire a le droit d’enregistrer les faits avec sécurité, et d’être comptée au nombre des sciences.

Leçon 54
Du langage

Chaque homme est enfermé dans son moi. Comme Leibniz l’a dit de ce qu’il appelle la monade, chacun de nous n’a pas de fenêtres sur le reste du monde. Comment alors les individus peuvent-ils communiquer ? Au moyen des phénomènes extérieurs qu’on appelle des signes.

Un système de signes se nomme un langage. Il peut être composé non seulement de mots, mais de signes quelconques. Ainsi les signes des sourds-muets forment une langue. Mais de tous, le plus habituel est celui de la parole articulée.

On a distingué deux espèces de signes, les signes naturels et les signes artificiels. Les premiers se seraient produits spontanément, sans réflexion. Les seconds se seraient lentement élaborés ; ils seraient le fruit de la réflexion, de la méditation, du progrès. Cette distinction est fondée au moins en partie. Il est certain qu’il y a des signes institués de propos délibéré par la volonté humaine, tandis que d’autres viennent de l’instinct. Mais il faut bien s’entendre sur le sens du mot naturel. Il y a des signes naturels en ce sens, que certains phénomènes matériels qui, plus tard, servent à communiquer nos pensées, soient produits spontanément par nous. Par exemple, l’enfant rit, mais sans volonté, s’il est joyeux ; mais s’il voit les autres rire ou pleurer, il ne considère pas tout d’abord cela comme un signe de joie ou de tristesse. Plus tard seulement l’expérience le lui apprendra.

On a soutenu quelquefois cependant qu’il y avait des signes naturels au sens propre du mot ; on a dit que le rire et les pleurs par exemple étaient bien considérés par les enfants comme des signes, et qu’ils les tiendraient pour tels quand bien même l’expérience n’interviendrait pas. Ainsi, l’enfant qui voit s’approcher de lui une figure souriante sourit lui-même ; il éprouve un sentiment de crainte bien marqué s’il voit un visage en colère. L’enfant saisirait donc instinctivement le rapport qui unit certains signes et les états d’esprit qu’ils représentent.

Cette théorie supposerait chez l’enfant des instincts bien complexes ; elle est l’œuvre des Écossais qui abusaient d’ailleurs un peu de l’instinct, et en France elle a été soutenue par Garnier. Rien ne prouve que l’enfant ait ces instincts qu’on lui attribue. D’abord, cette faculté d’interpréter les signes peut venir de l’hérédité, théorie que l’école écossaise ne connaissait pas. Mais même sans faire intervenir l’hérédité, l’instinct d’imitation ne suffit-il pas à expliquer pourquoi un enfant rit en voyant rire, pleure en voyant pleurer ? Approchez d’un enfant un objet de grandes dimensions, dont certaines parties soient mobiles, il pleurera. On voit le fils d’Hector pleurer en voyant le casque de son père. Pourtant on ne peut considérer dans ce cas les larmes comme un signe réfléchi ou simplement instinctif de douleur. Les faits ne suffisent donc pas à démontrer qu’il y ait des signes naturels.

D’ailleurs, il est impossible d’admettre que l’enfant avant l’expérience possède tant d’idées ; qu’il soit capable avant toute éducation de comprendre le rapport entre un phénomène matériel et un phénomène psychologique qu’il n’a encore lui-même qu’imparfaitement éprouvé. Donc, il y a des signes naturels, si l’on entend par là qu’il y a certains signes qui dérivent de phénomènes matériels spontanés. Mais ces mêmes phénomènes ne peuvent être considérés à leur origine comme signes. Cette interprétation va nous permettre d’étudier la question de l’origine du langage.

Comment s’est construit ce système de signes qu’on appelle la parole ? Un philosophe de ce siècle, M. de Bonald a soutenu qu’il était dû à une révélation divine. En effet, dit-il, pour que l’homme ait pu créer un système de signes, il aurait fallu qu’il eût à sa disposition un autre système de signes. Comment faire comprendre que tel mot exprime telle idée, si nous ne possédons pas un système de signes antérieur qui nous permette de communiquer ? On tourne ainsi dans un cercle vicieux. Si le langage n’a pu être construit par l’homme, il est donc d’origine divine révélée. Et pour appuyer son opinion, M. de Bonald s’autorise de citations des Écritures. Nous ne le suivons pas dans cette partie de son argumentation, mais voyons quelle valeur rationnelle a son système.

Il y a une légende Talmudique qui dit : « Il faut des tenailles pour faire des tenailles ; donc, les tenailles sont d’invention divine. » Le raisonnement de M. de Bonald est identique à celui-là ; avec son système, la plupart des inventions humaines auraient dû être révélées. Mais le prétendu cercle vicieux sur lequel il se fonde est loin d’être aussi insoluble qu’il le croit. Sans doute, si la nature ne nous aidait pas, nous ne pourrions créer le langage, mais elle nous en fournit la matière dans les phénomènes physiologiques extérieurs qui accompagnent nos phénomènes psychologiques. De plus, nous avons une intelligence. En nous en servant, nous remarquons que certains phénomènes naturels peuvent servir de signes. Nous faisons comprendre à un autre ce que nous éprouvons au moyen de ces signes, et cette communication est d’autant plus facile qu’autrui exprime naturellement les mêmes phénomènes par les mêmes signes. Ces premiers signes se compliqueront, deviendront moins grossiers ; ce progrès est affaire de temps. L’important était de découvrir la genèse du premier signe que M. de Bonald nous défiait de trouver. Supposons d’ailleurs que nous acceptions sa théorie. Pour instituer le langage, il aurait fallu que Dieu fît comprendre à l’homme des relations entre certains phénomènes et certains sentiments. Mais s’il était capable de comprendre ces rapports, il l’était aussi de constituer un système de signes. Et si on nous l’accorde, on nous accorde la faculté de constituer le langage. Nous rejetons donc l’hypothèse de M. de Bonald.

Ce n’est pas Dieu qui a enseigné la parole à l’homme, nous sommes arrivés à posséder la parole par suite même de notre nature. Ici, deux hypothèses se présentent :

1. Le langage nous a été donné spontanément à l’origine. Aussitôt que notre intelligence s’est éveillée nous avons parlé — aussi simplement, bien entendu, que nous pensions — et notre langage a été compris d’autrui.

2. La parole a été construite. Quand l’homme a commencé à penser, il n’avait pas de système à sa disposition. Ce système, il a été obligé de le faire lui-même. Dans cette hypothèse, l’activité humaine a eu non seulement pour effet de développer le langage, mais même d’en développer le germe.

Laquelle de ces théories adopterons-nous ?

En vertu de nos conclusions sur les signes naturels, nous pouvons rejeter la première, car elle suppose qu’à l’origine existait un système de signes naturels. Quels que soient ces signes, quel qu’en soit le nombre, nous ne pouvons admettre cette hypothèse. Que l’on nous donne comme naturel le langage articulé, ou seulement les premiers mouvements par lesquels nous exprimons nos pensées, nous admettons bien qu’on s’en servira plus tard comme signes, mais non qu’à l’origine ce soient des signes naturels.

M. Renan cite pourtant un fait en faveur de la thèse que nous combattons. Il existe, dit-il, des langues qui sont restées identiques depuis leur formation, malgré leur incommodité. Si elles avaient été inventées par des hommes, ceux-ci les auraient perfectionnées ; s’ils les ont laissées telles, c’est qu’ils les ont reçues toutes faites, car il faudrait moins d’intelligence pour perfectionner une langue que pour la créer (Thèse sur l’origine du langage).

Nous répondrons à M. Renan comme à M. Garnier, que sans doute il n’est pas venu un homme qui a cherché telle syllabe pour représenter telle idée, mais ce n’est pas non plus instinctivement que telle syllabe a été associée à telle idée. C’est à force d’expérience et de réflexion que les hommes ont remarqué cette relation entre l’idée et un phénomène organique. Le langage n’a pu être créé par un homme et enseigné par lui à ses semblables, mais cela ne veut pas dire qu’il n’ait pas été créé par la réflexion humaine s’appliquant à la matière que lui fournissait la nature.

Le langage n’a donc été donné à l’homme, ni par un être supra-expérimental, ni à l’origine de l’expérience. Il n’a pas été fait par un homme de génie et généralisé ensuite par l’autorité ou la violence. Voici comment les choses se sont passées : certains hommes ont remarqué chez eux que certains phénomènes extérieurs accompagnaient toujours certains sentiments ou certaines idées, en un mot, tel état de conscience. Ils ont cherché alors à communiquer aux autres hommes leurs pensées ou leurs sentiments au moyen de ces phénomènes. Il leur a fallu, il est vrai, de longs efforts pour s’entendre, mais le temps n’est rien pour nous. Ainsi peu à peu s’est formé un système de signes. Les signes étaient d’abord peu complexes, exprimaient les idées en gros, puis sont devenus plus analytiques, c’est-à-dire qu’on employait un signe pour exprimer non plus une collection d’idées, mais une nuance d’idée. Les signes sont allés ainsi se particulariser, s’adapter de plus en plus à la pensée. Voilà dans quel sens ils sont les produits de la réflexion, voilà dans quel sens le langage est artificiel.

Nous allons déterminer dans quelle mesure exacte le langage est utile à la pensée. La première question est de savoir si le langage est réellement nécessaire à la pensée, c’est-à-dire si l’on peut penser sans signes.

Pour répondre à cette question, distinguons les différentes espèces d’idées.

1. les idées concrètes ou particulières, l’idée de ce papier par exemple ;

2. les idées abstraites ;

3. les idées générales.

 

Les idées concrètes ou particulières

Voyons si sans signes on peut penser les choses particulières. Il n’y a pas de raison de croire que non. Je vois un objet : pour que je le pense, il suffit qu’il ne soit pas en contradiction avec les lois de mon intelligence. Il n’est pas nécessaire pour cela que je le nomme, que je le désigne au moyen d’un signe. Mais nous avons supposé que l’objet était présent. En serait-il de même s’il était absent ? Évidemment oui. En effet, pour me rappeler, il suffit que je me souvienne des formes de l’objet ; pour cela je n’ai pas besoin de le nommer. Nous pouvons donc sans signes penser et nous souvenir d’une chose particulière.

Mais dans ce cas, la pensée deviendrait déjà difficile ; le souvenir exige déjà un effort et le jugement serait presque impossible. Si toutes les fois que nous nous souvenons d’un objet, nous étions obligés de le penser tout entier avec ses formes et ses qualités, nous ne viendrions jamais à bout de notre phrase et nous ne comprendrions pas celui qui nous l’adressait. Si lorsque je dis : « J’ai vu au Louvre les Noces de Cana », j’étais obligé de me représenter en entier et le Louvre et le tableau, il me faudrait bien du temps pour exprimer ma pensée, et autrui aurait peine à la comprendre.

Quel service nous rend donc le signe dans le cas du souvenir ? Il ne nous dispense pas de penser la chose qu’il exprime, mais il nous exempte d’une partie des opérations qui seraient nécessaires pour la pensée. Au lieu de reproduire en nous toutes les formes de l’objet, nous nous contentons de quelques lambeaux de souvenir qui nous rattachent à ce quelque chose de très précis qu’on appelle le signe. Toutes ces idées plus ou moins confuses viennent se grouper autour du mot. Il rappelle immédiatement la chose sans que nous ayons à travailler pour nous en souvenir.

Les idées abstraites

Passons maintenant aux idées abstraites. Pouvons-nous les penser sans signes ? Condillac a affirmé très catégoriquement que non. En effet, dit-il, comment nous représenter l’abstrait, puisqu’il n’existe pas ? Il faut que le signe intervienne pour lui donner une existence.

Nous irons moins loin, et nous dirons qu’il nous semble possible de penser sans signes une chose abstraite. Voici par exemple une table : je puis me former une idée abstraite de l’étendue de cette table, c’est-à-dire séparer l’étendue de cette table de ses autres qualités. Ce travail, je puis le répéter tant que je le veux, et avoir l’idée abstraite de cette étendue sans me servir de signes.

Nous pouvons donc, du moins théoriquement, penser des choses abstraites sans nous servir de signes. Mais si toutes les fois où nous voulons avoir l’idée d’une chose abstraite, il fallait recommencer toutes les opérations à ce nécessaires, la pensée serait trop laborieuse. Si l’on songe au rôle que jouent les idées abstraites dans les sciences, on comprendra aisément que ces dernières seraient presque impossibles sans le langage. La première abstraction faite, il faudrait faire la seconde, mais la première pendant ce temps pourrait échapper à notre esprit. Le mot fixe l’idée abstraite, l’empêche d’être aussi fugitive. En se présentant il en éveille en nous le souvenir : il nous dispense des opérations nécessaires à reformer l’idée abstraite chaque fois que nous en avons besoin.

Les idées générales

Les idées générales sont des idées qui conviennent à un certain nombre d’individus, comme les idées du genre et de l’espèce.

Pouvons-nous penser une idée générale sans signes ? Pouvons-nous penser sans signes par exemple l’idée d’humanité ? Qu’est-ce que cette idée ? C’est l’idée d’un certain nombre de caractères qui sont chez tous les hommes. Pouvons-nous penser ces caractères sans signes ? Définissons l’humanité par exemple l’ensemble des êtres intelligents et libres. Comment se représenter cela sans signes ? Nous ne pouvons pas penser seulement ces deux qualités, il faut nous représenter un être intelligent et libre. Mais alors ce ne sera plus l’humanité, mais un individu présentant les caractères de l’humanité. On pourrait il est vrai ne considérer dans cet individu fictif que l’intelligence par exemple, sans s’occuper des diverses manifestations de cette faculté. Mais ce serait bien difficile : le mot vient nous dispenser de cet effort, fait une fois pour toutes, et le résumé pour ainsi dire.

Nous arrivons ainsi à cette conclusion, que théoriquement la pensée pourrait exister quand bien même elle ne serait pas aidée par un système de signes. Mais elle ne survivrait que mutilée, appauvrie, très laborieuse. Le progrès deviendrait impossible, car il faudrait toujours recommencer les mêmes opérations. Nous dispenser de cela, tel est le plus grand service que rende le langage à la pensée.

On peut dire encore que la pensée est quelque chose de mobile, de fugitif qui échappe à l’esprit, qui se fixe malaisément dans la mémoire. À ce quelque chose de mobile, de nuageux, le mot vient donner un corps, une véritable solidité. L’idée est fixée au mot, ce qui l’empêche de se confondre avec d’autres idées, étant lui-même net et bien déterminé. Tel est le second service que rend le langage à la pensée.

Est-ce à dire que grâce à l’habitude, il arrive un moment où nous parvenons à penser en nous servant du seul signe, abstraction faite de l’idée. C’est la théorie que développe M. Taine dans le premier chapitre de L’Intelligence.

Nous ne croyons pas que cela soit possible, parce qu’il faut toujours penser quelque chose et nous ne pouvons pense qu’une idée. Il faut donc que nous voyions quelque chose sous le mot. Cette idée sera très vague si l’on veut, mais elle n’en existera pas moins. Nous ne pouvons penser le mot qu’à condition de voir au moins sous le mot l’ombre d’une idée.

Mais cette ombre d’idée ne serait pas suffisante à la pensée. Grâce au mot, elle prend une espèce de corps : il aide donc à la pensée, mais sans se substituer entièrement à l’idée.

Leçon 55
Définition et divisions de la morale

La morale est la science qui se propose de déterminer la loi de l’activité humaine.

Lorsque la morale se pose cette question d’une manière générale, sans s’occuper des cas particuliers où se trouvent les hommes, elle est dite générale ou théorique. Lorsqu’elle cherche comment cette loi générale, une fois établie, doit s’appliquer dans les conditions particulières de la vie, elle est dite particulière, appliquée ou pratique.

La première partie est une pure science, la deuxième à la fois une science et un art ; il en est donc de la morale comme de la logique. En tant que l’une et l’autre déterminent des lois abstraites et générales, elles sont des sciences ; elles deviennent des arts en indiquant comment on les applique pratiquement.

D. Morale

Leçon 56
De la responsabilité morale

Toute la suite des déductions que nous allons faire sur la morale repose sur un fait : la Responsabilité morale. En l’expliquant et en développant les conditions, nous verrons peu à peu se dérouler toute la morale. Elle repose donc tout entière sur un postulat ; la loi morale et ses conséquences seront établies par nous comme conditions de la responsabilité morale.

Que l’homme soit responsable, on ne le peut nier : il juge ses actions, les déclare bonnes ou mauvaises, reconnaît même à autrui le droit de les juger : c’est en cela que consiste la Responsabilité, qu’on appelle encore Imputabilité.

Analysons cette idée. Se reconnaître responsable, c’est se reconnaître justiciable d’une loi : le compte que l’on sent avoir à rendre de ses actions, c’est à la loi qu’on le doit rendre. La dépendance dans laquelle on se sent est la dépendance de l’autorité de cette loi.

La responsabilité a pourtant encore un autre caractère ; dans vingt ans, dans trente ans, je me sens encore responsable d’une action commise aujourd’hui. Il est vrai, la loi civile admet qu’on n’est plus responsable au bout d’un certain temps : mais pour la loi morale il n’y a pas de prescription. La responsabilité morale survit perpétuellement à l’action ; un instant suffit à accomplir un acte, mais on a à en rendre compte toute sa vie. Deux éléments constituent donc en définitive la responsabilité morale :

1. On est responsable, c’est-à-dire justiciable de ses actions devant une loi.

2. On est justiciable à perpétuité.

Quelles sont les conditions de la Responsabilité morale ? Pour que je puisse être tenu de rendre compte d’une action, il faut que j’en sois la cause et la seule cause, car autrement ce serait à cette autre cause, et non plus à moi, qu’incomberait la responsabilité. Cela est si vrai qu’on ne rend jamais responsable celui qui a agi sous l’empire de la passion ou de la maladie, qui n’était pas maître de lui-même. La première condition de la responsabilité est donc la liberté.

Les déterministes ont pourtant essayé de concilier la responsabilité avec leur système. L’homme, dit Platon, n’agit pas librement, mais il ne s’ensuit pas de là qu’il soit irresponsable (Pour Platon, la responsabilité consiste à être récompensé ou puni suivant ses actions). Si l’homme a mal agi, dit Platon, il a beau ne pas l’avoir fait librement, il est bon qu’il en soit puni pour qu’il se corrige, et qu’il soit récompensé dans le cas contraire pour qu’il se maintienne en bon état moral. Un méchant est un malade dangereux : si on ne peut arriver à le guérir, il faut le retrancher de la société. Ainsi l’existence de peines et de récompenses peut bien se concilier avec la doctrine déterministe.

Nous ne le contesterons pas, mais la responsabilité ainsi entendue n’est que la responsabilité civile, non la responsabilité morale. Celle-ci n’est pas seulement une distribution de peines et de récompenses, c’est une dépendance envers une autorité supérieure, une loi dont on se déclare le sujet. Cette sorte de responsabilité est inconciliable avec le déterminisme. Si nous ne sommes pas libres, nous ne saurions nous reprocher une action ou en être satisfaits. Or, c’est ce remords et ce contentement qui constituent à proprement parler la responsabilité morale.

Nous avons vu d’autre part que nous étions toujours responsables de nos actions. Que faut-il pour que le moi d’aujourd’hui puisse avoir à rendre compte de ce qu’a fait le moi il y a dix ans ? Il faut que les deux moi n’en fassent qu’un, donc que le moi soit identique à lui-même. Liberté et identité du moi, telles sont donc les deux conditions psychiques nécessaires de la Responsabilité morale.

Leçon 57
De la loi morale. Historique de l’utilitarisme.

Nous avons expliqué quelles conditions sont nécessaires pour que nous soyons responsables, et responsables à perpétuité, de nos actions. Mais pour que la Responsabilité soit tout entière expliquée, il faut encore savoir quelle est cette autorité dont nous nous reconnaissons justiciables. Pour que nous soyons responsables, il faut qu’il y ait une règle à laquelle nous soyons tenus de nous conformer, et qui mesure le degré de notre responsabilité. Pour que nous soyons justiciables, il faut que nous le soyons envers une loi. Cette dernière condition de la responsabilité est une condition morale et non plus psychologique.

Voyons, pour pouvoir déterminer quelle est cette loi, quels caractères elle doit présenter. Les philosophes sont généralement d’accord pour lui en reconnaître trois : elle doit être absolue, universelle, obligatoire.

1. Absolue, c’est-à-dire qu’elle doit commander sans restriction. Les ordres ne sont pas relatifs à tel ou tel individu, mais à toute l’humanité. De plus, elle ne doit pas être relative à telle ou telle fin, mais être posée comme un absolu.

2. Universelle. Ici se présente une difficulté. La loi morale, dit-on, n’est pas la même dans tous les temps et tous les pays. Il y a une grande différence entre la loi du sauvage et celle de l’homme civilisé. Elle n’est donc pas universelle. Cette objection montre seulement que la matière de la loi morale varie avec les époques et les pays, mais non cette loi elle-même. Il est vrai quand les hommes cherchent à définir la loi morale, ils ne s’entendent plus ; mais tous n’en cherchent pas moins une loi universelle. Le sauvage considère sa morale comme devant être celle de tous et par conséquent les faits que l’on cite n’infirment pas l’universalité de la loi. Il en est en morale comme en logique : les hommes voient le devoir comme la vérité sous plusieurs aspects, mais il n’y en a pas moins une seule vérité comme une seule loi morale.

3. Obligatoire. C’est-à-dire que la loi morale commande, et que celui à qui elle commande quelque chose est tenu d’obéir. Mais tandis que les choses soumises aux lois physiques ne peuvent se soustraire à ces lois, l’homme peut désobéir à la loi morale. C’est cette nécessité morale qui constitue l’obligation. Kant exprimait ce caractère en disant que la loi morale est impérative.

 

Quelle est la loi qui satisfait à ces trois conditions ?

Beaucoup de philosophes ont répondu que cette loi n’était autre que l’intérêt et qu’elle nous commandait uniquement de faire ce qui nous est le plus avantageux. Tel est le principe de la morale utilitaire. Elle a été souvent remaniée et s’est élevée peu à peu de l’apologie des plaisirs les moins délicats jusqu’à l’appréciation des sentiments les plus élevés et les plus désintéressés.

C’est l’École cyrénaïque qui offre, nous semble-t-il, la première forme de la morale utilitaire. Aristippe recommande de ne tenir pour bien que le plaisir, et le plaisir immédiat, dût-il entraîner pour plus tard des douleurs. Le laisser-aller au plaisir est la seule condition pour le goûter.

Épicure fit un pas de plus. Remarquant qu’après le plaisir venaient toujours des douleurs qui le dépassaient en intensité, il pensa que l’intérêt bien entendu était de renoncer à ces plaisirs. D’ailleurs, il y avait pour lui deux sortes de plaisirs : les premiers courts et intenses, qu’il nommait plaisirs en mouvement ; les autres longs et plus faibles qu’il appelait plaisirs en repos. L’expérience établit que les premiers entraînent toujours après eux de grandes douleurs : ils bouleversent l’âme, en troublent l’équilibre. De là des maladies morales. Les seconds au contraire sont moins intenses, mais plus continus ; ils n’exposent pas l’homme aux risques des plaisirs violents. L’instinct raisonné conseillera donc de les choisir de préférence aux autres. Or, où les trouve-t-on ? Dans le travail, la méditation, la sobriété, l’étude de la philosophie. Voilà comment au nom de l’intérêt l’utilitarisme arrive déjà à recommander une vie vertueuse.

Épicure, se fondant sur l’intérêt, parvenait donc à recommander une vie assez élevée. Mais sa méthode conservait bien de l’arbitraire. Il n’est pas facile de déterminer le degré d’intensité des plaisirs. Il n’aboutit en somme qu’à des maximes excellentes, mais qui ne forment pas un système. C’est ce que lui reproche Bentham. Celui-ci se propose de chercher un critérium plus sûr, plus scientifique. C’est là le but de son arithmétique des plaisirs.

De plus, Épicure recommandait à ses sectateurs de ne pas sortir d’eux-mêmes. La vie qu’il recommandait était sévère et assez élevée, mais égoïste dans ses principes comme dans ses conséquences : l’épicurien devait se désintéresser de la société des autres hommes, fuir les affaires publiques ainsi que les charges de la famille ou de l’amitié. Il devait vivre pour lui seul. En même temps qu’il veut fonder un utilitarisme plus scientifique, Bentham se préoccupe de réintégrer les sentiments altruistes dans la morale utilitaire. Voyons comment s’y est pris Bentham pour réaliser ces deux progrès.

Quelque variables que soient les plaisirs et les peines, ils ne peuvent agir sur nous que par un certain nombre de caractères déterminés. Considérons un plaisir ou une peine. La valeur dépendra de quatre conditions : Intensité, durée, certitude, proximité. Mais ce n’est là que sa valeur intrinsèque. Si nous considérons un acte au point de vue de ses conséquences pour nous et pour ceux qui nous entourent, nous déterminerons de nouveaux caractères des plaisirs et des peines. Alors, pour apprécier la bonté d’un acte, voici ce qu’il faut faire. Il faut examiner les plaisirs ou les peines qui en peuvent résulter, puis distinguer dans quelle mesure ces plaisirs ou ces peines présentent les caractères dont nous venons de parler. Cet examen fait, on dressera une liste des pertes et des gains probables et l’on se décidera en faveur du total le plus fort. La marche est lente, mais elle est sûre.

Voici comment Bentham réalise le second progrès. Il montre, par la simple application de sa méthode, que les plaisirs les plus avantageux sont ceux qui ne concernent pas l’individu tout seul, ceux qui ne sont pas purement égoïstes. Il croit pouvoir démontrer que le plaisir est en raison directe du nombre de gens qu’il oblige de sorte qu’il arrive à recommander le dévouement au nom même de l’intérêt. Comme on le voit, toute cette partie de sa morale est animée d’un grand optimisme. Il croit que la meilleure manière de trouver notre plus grand plaisir, c’est de trouver le plus grand plaisir des autres parce qu’il y a une harmonie naturelle entre tous les intérêts humains.

Bentham réintègre ainsi les devoirs sociaux dans la morale utilitaire. Stuart Mill a essayé de faire la même chose pour l’amour du bien et celui du vrai. « Jusqu’ici, dit-il, les utilitaires ont eu le tort de ne considérer dans les plaisirs que la quantité, non la qualité. Or celle-ci est bien distincte de la quantité. C’est elle qui fait que les uns sont supérieurs aux autres. Les plaisirs du goût sont bien plus vifs que ceux de la vue, et nous trouvons pourtant le plaisir de contempler une œuvre d’art supérieur à celui de manger des mets délicats. Attachons-nous donc aux plaisirs qualitativement, et non quantitativement supérieurs. Il y a une espèce de dignité de certains plaisirs qui les rend préférables aux autres. »

Mais comment appliquer ce critérium ; comment comparer la qualité des plaisirs ? Pour savoir lequel est préférable de deux plaisirs, dit Mill, il faut s’adresser à ceux qui les ont éprouvés tous deux. Leur décision sera la bonne. Mais s’ils ne sont pas d’accord ? Si les divers juges compétents diffèrent d’opinion ? On va aux voix et l’on tiendra pour supérieur celui des deux plaisirs qui aura été déclaré tel par la majorité.

M. Herbert Spencer a repris et rajeuni la doctrine de Mill. Ce qui le distingue de celui-ci, c’est comme il le dit lui-même, moins une différence de doctrine que de méthode. Il reproche à son prédécesseur de procéder d’une manière trop empirique. Il voudrait que la comparaison qualitative des plaisirs se fît d’une manière plus scientifique, que l’on montrât pourquoi tel plaisir était supérieur à tel autre. Voici comment il concevrait alors la morale utilitaire : la nature de l’homme étant connue, on en déduirait le genre de vie qui doit mener au bonheur : « il appartient à la loi morale de déduire des lois de la vie et des conditions de l’existence quels sont les actes qui tendent à produire le bonheur, et quels sont ceux qui produisent le malheur. Cela fait, ces déductions doivent être reconnues comme lois de la conduite, et l’on doit s’y conformer » (Lettre à Stuart Mill). Au lieu de procéder empiriquement, Spencer cherche à procéder avec méthode, comme dans les sciences physiques : il cherche quelles sont les causes propres à produire le bonheur.

Tel est le développement qu’a reçu à travers l’histoire l’idée utilitaire.

Leçon 58
Critique de l’utilitarisme. Morale du sentiment

Toutes les morales utilitaires ont pour caractère commun de faire reposer la loi morale sur l’intérêt. Pour critiquer la valeur de ces systèmes nous n’avons qu’à nous rappeler les conditions auxquelles doit satisfaire cette loi, et voir si l’intérêt y satisfait effectivement.

La loi morale, nous l’avons dit, doit être universelle. La loi morale telle que la formulent les utilitaires peut-elle posséder ce caractère ? Non. L’intérêt est essentiellement personnel : en effet il n’est rien autre chose que le plaisir plus ou moins immédiat et le plaisir varie d’un individu à un autre. Ce qui fait mon plaisir peut être pour vous une source de douleur ; ce qui m’afflige peut au contraire vous rendre heureux. Le travail de la pensée est intolérable à certaines gens, tandis que d’autres en vivent. Le plaisir varie avec les âges, les pays et les temps. Comment donc établir une loi universelle sur quelque chose de si individuel ? Telle est la première objection à l’utilitarisme, qu’il soit quantitatif ou qualitatif. Épicure par exemple trouve plus de charmes dans une tranquille retraite que dans la vie agitée du forum. Mais une nature plus active trouvera ce repos insupportable : il lui faudra les agitations de la foule, les émotions de la lutte. De quel droit Épicure affirme-t-il que ses goûts sont ceux de tout le monde ? S’il pense ainsi, c’est qu’il a l’humeur grave, le tempérament calme, ami de la paix. Moi qui suis fait et qui pense autrement, j’agirai autrement si je recherche, comme il me le conseille, mon plus grand intérêt.

La doctrine de Mill est exposée à la même objection : il trouve tel plaisir qualitativement supérieur à tel autre, c’est son goût : mais pourquoi serait-ce le mien ? Les plaisirs sont subjectifs, et l’on ne peut faire que leur rapport ne le soit pas. Mais, dira Stuart Mill, je ne me décide pas seul : j’ai pour moi le témoignage des gens compétents. Je me suis adressé à quelqu’un qui avait éprouvé les deux plaisirs, et il m’a indiqué celui-ci comme supérieur. Et de quel droit ce juge compétent lui-même légifère-t-il en dehors de son moi ; qui prouve qu’après expérience je serais arrivé aux mêmes conclusions que lui ? Quand un esprit d’élite vient dire à un homme du vulgaire qu’il y a plus de plaisir dans les travaux intellectuels que dans les plaisirs des sens, il ne sera pas cru, et non sans raison. Rien ne l’autorise à étendre à un autre ce qu’il a observé chez lui.

Qui me dit d’ailleurs que ce juge compétent soit infaillible ? Que non seulement ce qu’il a observé est vrai pour moi, mais même pour lui ? Stuart Mill lui-même le reconnaît, puisqu’il considère le cas où plusieurs juges ne seraient pas d’accord, et nous ordonne en ce cas de nous en rapporter à la majorité. Mais les majorités d’aujourd’hui peuvent devenir demain minorités, voilà la loi morale exposée aux mêmes changements que la loi civile. Cette sorte de tribunal utilitaire auquel nous renvoie Stuart Mill n’offre donc pas non plus une suffisante infaillibilité et ne peut rendre de sentences universelles.

Enfin comme Spencer ne fait que reprendre la théorie de Stuart Mill en lui donnant une forme plus scientifique, la même objection portera contre lui. On ne peut déterminer un moyen général d’arriver au bonheur, car il y a en nous deux êtres : l’homme général et l’individu. Le plaisir ne dérive pas de ce qu’a de général notre nature mais bien de ce qu’elle a d’individuel, et pour cela varie avec chaque homme. On ne peut donc en faire le fondement d’une loi universelle.

En outre le plaisir ne peut être le fondement d’une loi obligatoire. En effet pour que la loi soit obligatoire, il faut qu’elle puisse être observée par tous et pour cela que tous puissent la connaître, quelles que soient leur expérience et leur instruction. La loi morale ne peut être un privilège réservé à quelques hommes ; elle n’est pas une faveur destinée à une petite aristocratie comme l’ont crue quelquefois les anciens ; ce n’est pas un luxe, un superflu dont on puisse se passer : elle est le nécessaire. Il faut donc que tous les hommes puissent apercevoir la loi morale par un seul regard jeté en eux-mêmes.

Mais si la loi morale est fondée sur l’intérêt, satisfera-t-elle à cette condition ? Évidemment non. Rien n’est si difficile que de connaître notre véritable intérêt ; il faut pour cela une longue expérience, et encore les résultats obtenus ne s’accordent-ils pas. La loi morale fondée sur l’intérêt ne peut donc être obligatoire, elle ne satisfait donc pas aux deux conditions essentielles de la loi morale.

D’autres philosophes ont cherché un autre principe à la loi morale, sans cependant considérer l’idée du bien comme simple ou indécomposable. Ce sont Hutcheson, Rousseau, Jacobi, et surtout Adam Smith qui a donné sa forme la plus parfaite à la morale du sentiment.

Sans doute, disent-ils, l’intérêt n’explique pas suffisamment nos jugements moraux, mais il n’est pas nécessaire de leur donner comme origine un principe spécial. Il y a en nous un instinct qui nous fait juger mauvaises certaines actions, bonnes certaines autres. Suivons ce sentiment naturel et nous ne nous tromperons jamais.

Tel est le principe de la morale du sentiment ; voici maintenant la forme spéciale que lui a donnée Adam Smith. Le sentiment qui pour lui doit servir de fondement à la loi morale, c’est la bienveillance, la sympathie. Un sentiment naturel nous pousse vers certains hommes, nous éloigne de certains autres ; le bien sera pour nous ce que font les hommes que nous aimons, le mal ce que font ceux dont nous fuyons instinctivement le commerce. Et comme la sympathie a besoin d’être réciproque, nous suivrons l’exemple des gens à qui nous accordons notre amitié uniquement pour nous concilier la leur. Voilà comment le bien nous semblera devoir être pratiqué.

Voyons si cette doctrine répond à toutes les conditions de la loi morale. Sans doute le sentiment est le seul guide de beaucoup d’hommes ; la loi morale d’Adam Smith est donc fondée en partie sur des observations exactes. Est-ce à dire que le sentiment soit le seul et le vrai fondement de la morale ? C’est là qu’est la question.

D’abord n’est-il pas vrai que le sentiment est loin d’être infaillible ? L’instinct nous mène à l’erreur presque aussi souvent qu’à la vérité. Ce guide est donc peu sûr, d’autant plus qu’il ne nous trompe pas toujours comme disait Pascal de l’imagination, et que nous ne pouvons savoir quand il est faux et quand il est vérace.

De plus le sentiment ne se commande pas. Nous ne sommes pas libres d’aimer ou de ne pas aimer ; il y a dans les sympathies quelque chose de fatal ; contre quoi nous ne pouvons réagir. Comment pourrait-on alors recommander aux hommes d’aimer telle espèce de gens et non telle autre ? La loi morale fondée sur le sentiment ne peut donc être obligatoire.

Enfin que suppose la sympathie ? Qu’il y a au moins deux personnes en présence. Si une morale repose sur un pareil sentiment, il est évident qu’elle disparaîtra là où il n’y aura pas de société. Elle est comme incarnée dans autrui et cesserait d’exister avec autrui. C’est faire dépendre la vertu de conditions bien contingentes. La loi que nous cherchons doit exister pour elle-même, indépendamment de toutes les conditions particulières.

Telle est la première critique qu’on peut faire à la morale de sentiment. Une seconde aussi valable est de lui objecter qu’elle prend l’effet pour la cause. D’où vient notre sentiment de sympathie ou d’aversion ? Ce n’est pas un fait ultime qu’on puisse laisser inexpliqué. Si j’aime instinctivement tel homme et non tel autre, c’est que le premier a respecté la loi morale, tandis que le second l’a violée. Si nous avons de la sympathie pour le premier, c’est parce qu’il est bon ; ce n’est pas parce que nous avons de la sympathie pour lui qu’il est bon. La critique de la morale du sentiment nous amène donc à supposer qu’il y a une règle morale que suivent nos jugements sur autrui. Adam Smith s’est seulement arrêté trop tôt. En remontant plus haut, il aurait trouvé la cause dont il n’a vu que les applications inconscientes.

Leçon 59
Morale de Kant

Il résulte des discussions précédentes qu’il existe une loi morale, mais que cette loi ne repose pas sur l’expérience. Or l’expérience est la matière de notre connaissance, avant elle il n’y a en nous que des formes, qui sont loin de l’esprit. La loi morale, dit Kant, devrait donc être toute formelle. Tout ce qui est matériel dans la connaissance est sans valeur morale, car cela vient de la seule expérience, et l’expérience est non pas immorale, il est vrai, mais amorale, c’est-à-dire étrangère à la morale.

Que savons-nous de cette loi ? Qu’elle est une forme de l’esprit et qu’à ce titre elle doit être dans tous les esprits, être universelle. Comment donc reconnaîtra-t-on si une action doit être faite ou non ? Toutes les fois que la maxime qui a guidé notre action peut être érigée en règle universelle de conduite, notre action est bonne ; nous avons mal agi dans le cas contraire. Aussi Kant formule-t-il ainsi la loi morale : « Agis d’après une maxime telle que tu puisses toujours vouloir qu’elle soit une loi universelle » (Fondement de la métaphysique des mœurs). Kant applique cette formule à divers cas particuliers ; faut-il voler, par exemple ? Non ; car nous ne pouvons vouloir que le vol soit une loi universelle, ce serait la destruction de la propriété. Il y a contradiction entre la proposition morale examinée et l’idée d’universalité : elle est donc mauvaise.

Mais comment cette loi agira-t-elle sur la volonté ? Pourquoi faire des actions dont la règle puisse être érigée en loi universelle ? Il y a à cela une seule raison, dit Kant, c’est que c’est une propriété de la loi morale de commander : nous devons sans discuter obéir à son autorité. Aussi Kant appelle-t-il la loi morale un impératif catégorique.

Un impératif est une formule qui commande, une maxime d’action. Kant distingue l’impératif hypothétique, qui s’affirme comme moyen d’une fin donnée « exemple : il faut être sobre, si l’on veut conserver la santé » et l’impératif catégorique, qui s’affirme inconditionnellement, qui a sa fin en lui-même. « Il y a, dit-il, un impératif qui ordonne une certaine conduite, sans avoir lui-même pour condition une autre fin, relativement à laquelle il ne soit qu’un moyen. »

Aussi Kant estime-t-il que pour qu’une action soit morale, il ne suffit pas qu’elle soit conforme à la loi, il faut encore qu’elle soit faite uniquement par respect pour la loi. Ainsi, si vous rendez service à quelqu’un parce que vous l’aimez, l’action est conforme à la loi, mais n’a rien de moral, car elle n’est pas faite uniquement en vue de la loi. Supposez au contraire un homme n’ayant plus de bonheur à attendre ici-bas, et qui n’attente pas à ses jours par la seule raison que la loi le défend, voilà le type de l’action morale. La loi demande donc à être obéie pour elle-même. L’action cesse d’être morale dès que s’y mêle le plus petit calcul d’intérêt.

Devons-nous nous en tenir à cette doctrine ? Mais d’abord il est manifestement impossible que l’homme agisse sans être intéressé à ses actions (mais prenons le mot intérêt dans son sens le plus large) ; une maxime d’action qui n’agirait pas sur l’homme par un mobile quelconque serait nécessairement inefficace. Kant a beau nous dire qu’il faut respecter la loi parce qu’elle est la loi, c’est une raison qui ne suffira jamais ; il nous faut un intérêt à ne pas la violer. Agir comme le veut Kant, c’est agir sans raison. Il faut que nous sachions pourquoi il faut agir ainsi, et non autrement : un impératif vraiment et absolument catégorique est donc impossible.

D’ailleurs en fait nous avons une raison de respecter la loi, raison qui est sous-entendue dans l’impératif catégorique de Kant et le fait passer à l’état d’impératif hypothétique. Nous devons agir de telle sorte que la maxime de nos actions puisse être érigée en loi universelle, si nous voulons être vraiment des hommes. Voilà la raison qui nous commande l’action et en voilà le but.

D’ailleurs Kant, après avoir posé ces principes de la loi morale, ne leur est pas absolument resté fidèle. Après avoir déclaré que la loi morale devait être purement formelle, il en a déterminé la matière ; c’est ainsi qu’à sa première formule de la loi morale il a substitué la suivante : « Agir de telle sorte que tu traites toujours l’humanité soit dans ta personne, soit dans celle des autres, comme une fin et non comme un moyen. » Le respect de la personnalité humaine, voilà donc une fin à la morale. La nécessité de respecter cette personnalité se comprend logiquement et devient la raison de l’action morale. Kant ne se contente donc plus dans cette formule de déterminer les caractères extérieurs, la forme de l’action morale, mais il nous dit ce que doit être cette action en elle-même. Il a été ainsi amené presque fatalement à sentir qu’une loi morale purement formelle ne pouvait exercer sur l’homme une action suffisante : il a été forcé de reconnaître que pour fonder l’autorité de cette loi, il fallait donner des raisons.

Il a été même jusqu’à réintégrer dans sa morale les mobiles sensibles, après avoir déclaré que la sensibilité ne devait pas intervenir dans la loi morale. Il se demande par quel intermédiaire la loi agira sur l’activité, et dit que ce sera par le mobile demi-sensible et demi-rationnel qu’il appelle le respect de la loi. Mais il a beau faire effort pour rendre ce sentiment aussi intellectuel que possible, il n’en reste pas moins un phénomène de sensibilité, ce qui achève de prouver que l’homme ne peut agir sans avoir pour mobile un intérêt plus ou moins élevé.

La morale kantienne est un des plus grands efforts qu’ait jamais fait l’humanité vers l’idéal. Ce qui préoccupe surtout Kant c’est le dedans de l’homme sensible. Il voudrait arracher l’homme à la vie des sens pour le faire vivre d’une vie purement rationnelle, et pour créer à l’homme une place à part dans l’univers, n’hésite pas quelquefois à mutiler notre nature. Mais si belle que soit une pareille tentative, elle ne pouvait avoir de résultat ; une morale formelle n’est pas loin d’être une morale vide et Kant n’a échappé à cette conséquence de son système qu’en se contredisant.

De toutes les discussions précédentes résulte donc qu’il y a une loi de notre activité, que cette loi est antérieure à l’expérience et que c’est elle qui explique nos jugements moraux ; la morale kantienne nous a appris de plus qu’elle devrait être en rapport avec notre nature et nous intéresser pour se faire obéir de nous.

Leçon 60
De la loi morale

Que devons-nous faire ? Évidemment, ce pour quoi nous sommes faits. Je n’entends pas par là un but déterminé par une volonté supérieure ; mais par cela seul que l’homme existe d’une certaine façon, il est apte à certaines actions, impropre à certaines autres. Il en est de l’homme comme des autres choses : il doit servir à ce à quoi il est bon. Il faut donc se demander à quel emploi l’homme est propre : la réponse à cette question sera la loi morale.

Or, ce pour quoi nous sommes faits, c’est notre fin ; la loi morale nous commande donc d’aller à notre fin. La fin est le terme idéal du développement de l’être. C’est vers ce terme que nous devons marcher. Nous changeons sans cesse : il faut donc que nous travaillions à devenir de plus en plus ce que nous pouvons être, à réaliser toutes les puissances de notre nature ; or, pour cela il n’y a qu’à respecter la direction dans laquelle ces puissances se déploient naturellement. Voici donc la première formule de la loi morale : Aller à sa fin.

Mais en quoi consiste cette fin ? Si nous y étions arrivé notre être serait activé, c’est-à-dire serait absolument et parfaitement ce qu’il est aujourd’hui d’une manière restreinte et imparfaite. Or aujourd’hui il est essentiellement, bien qu’incomplètement, une personne. Aller à notre fin, c’est donc développer notre personnalité ; d’où seconde formule de la loi morale : Agis toujours dans le but de développer ta personnalité.

Mais qu’est-ce que la personne ? Un être identique et libre. De ces deux conditions, celle qui est pour ainsi dire dominante est la liberté : le contraire de la personne est la chose, qui est dépourvue d’initiative ; elle reçoit le mouvement du dehors, mais ne se met pas en mouvement d’elle-même ; elle n’agit pas, comme dit Malebranche, elle est agie. La personne au contraire, étant libre, se peut soustraire aux actions extérieures et tirer d’elle-même toute son action. Si puissantes que soient les influences du dehors, la personne a le pouvoir de les arrêter, de les vaincre, au moins dans la sphère intérieure de la conscience. La caractéristique essentielle de la personne est donc la liberté. Mais qu’est-ce qu’être libre ? C’est ne pas être condamné à se voir employé comme moyen, soit vis-à-vis des choses extérieures, soit entre les mains des autres hommes. L’esclave est un instrument entre les mains de son maître ; l’homme libre n’est un instrument entre les mains de personne. La personnalité consistant essentiellement à être libre, et la liberté à ne jamais servir de moyen, nous pouvons substituer à la formule précédente de la loi morale la suivante : Agis toujours de manière à traiter ta personne jamais comme un moyen, toujours comme une fin en soi.

Mais cette formule ne nous fait pas sortir du moi, de l’égoïsme. La loi ainsi formulée nous ordonne bien de respecter notre personnalité, mais ne règle pas nos rapports avec autrui. Devons-nous donc nous abstraire des autres hommes ? C’est impossible. La loi morale doit donc déterminer nos rapports avec nos semblables. En nous rappelant que la loi morale est universelle, nous voyons que non seulement nous, mais tous les autres hommes devront développer leur personnalité, c’est-à-dire traiter leur personne comme une fin et non comme un moyen. Mais porter atteinte à la personnalité d’autrui, c’est supposer que respectable chez nous, elle ne l’est plus chez lui, ce qui en vertu de l’universalité de la loi est faux, comme nous venons de le faire voir. Nous arrivons ainsi à la formule définitive de la loi morale :

Agis toujours de manière à traiter la personnalité humaine, partout où tu la rencontres, comme une fin et jamais comme un moyen.

Nous voyons par là comment la loi morale, bien qu’universelle, peut varier d’un individu à l’autre. Tous les hommes vont à leur fin, mais ils ne voient pas tous sous ce mot les mêmes idées ; de là vient que l’universalité de la loi reçoit tant de formes diverses, et quelquefois contradictoires.

Leçon 61
Du devoir et du bien. De la vertu. Du droit

Tout ce qui précède repose sur un fait, la responsabilité morale. Nous l’avons posé sans le discuter, parce qu’il nous vient de la conscience morale. La conscience morale est simplement la conscience psychologique appliquée aux états de conscience moraux. La conscience morale est pour ainsi dire un juge qui rend des sentences sur nos actions et sur celles d’autrui. C’est parce que nous nous jugeons nous-mêmes et que nous jugeons autrui que nous avons eu le droit de poser comme fondement de la morale théorique la Responsabilité morale. Cette conscience morale peut être claire ou obscure, consciente ou non, erronée ou juste, éclairée ou ignorante, mais personne n’en est totalement privé et c’est parce que cette conscience morale est universelle que la Responsabilité morale l’est elle-même.

De ce fait, nous avons déduit l’existence d’une loi qui doit régler l’activité humaine. Nous nous sommes demandé quelle était cette loi, nous avons successivement étudié la morale et l’intérêt, celle du sentiment, et celle de Kant, et nous sommes enfin arrivés à trouver dans l’idée de la finalité le fondement de la loi morale. Cette idée présente ce double avantage :

1. qu’elle implique immédiatement l’action sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir le calcul intéressé, sans qu’on soit obligé de faire jouer la passion ;

2. qu’elle ne commande pas à l’homme une conduite absurde et impossible.

La conception de notre fin entraîne nécessairement la volonté de la réaliser. Loin d’être aussi barbare que la morale de Kant, la loi telle que nous l’avons formulée ne nous interdit pas d’aspirer au bonheur. Il est évident que nous ne pouvons le trouver que dans la réalisation de notre fin, de sorte que sans que nous fassions du bonheur le but de la vie, il résulte de ce qui précède que nous trouverons le souverain bien dans la pratique de la loi. Le bonheur sera comme la suite nécessaire, le compliment naturel de la vie morale. Là où Kant voyait une antinomie radicale, nous ne voyons, nous, qu’une harmonie qui ne compromet en rien la dignité de la loi morale.

Nous sommes maintenant en mesure de définir un certain nombre d’idées qui ont un étroit rapport avec les théories précédents. Qu’est-ce que le devoir et le bien ?

Le devoir, c’est l’obligation où nous sommes de respecter la loi, c’est-à-dire, d’aller à notre fin.

Le bien n’est autre que la fin. Notre bien c’est ce pour quoi nous sommes faits, c’est notre fin. L’idée de bien est donc antérieure à l’idée de devoir, car si nous devons respecter la loi — ce qui constitue le devoir — c’est parce que la loi est bonne. Pour Kant il n’en était pas ainsi ; l’idée de bien est chez lui une conséquence de l’idée de devoir ; il pose tout d’abord celui-ci comme un absolu sans en donner les raisons : la loi communale en vertu d’une autorité supérieure à toute critique et le bien consiste à obéir à la loi.

Qu’est-ce que la vertu ? C’est la pratique constante du devoir ; je dis que la vertu est une pratique parce qu’elle suppose un déploiement d’activité. De plus cette pratique devrait être constante, elle doit être une habitude (Aristote). Pour être vertueux, il ne suffit pas de faire le bien une fois, il faut le faire continuellement, respecter la loi d’une manière permanente. La vertu ne consiste pas dans une ou même plusieurs actions isolées, mais dans une disposition, une sorte de tempérament spécial de la volonté.

Mais pour qu’il y ait vertu, faut-il que la loi morale soit respectée à la lettre ? Évidemment une pareille doctrine entraîne des conséquences devant lesquelles le sens commun recule avec raison. Pour qu’il y ait vertu, il faudrait que la matière de la loi morale fût respectée. Il en résulterait que ceux qui se trompent sur la nature de notre fin sont incapables de vertu, et qu’on peut pécher par ignorance. Or, c’est là une conséquence que nous avons déjà reprochée à la morale de l’intérêt, et à laquelle nous ne pouvons nous exposer. Il n’est donc pas nécessaire pour qu’il y ait vertu, que la matière de la loi morale soit intégralement respectée, que les hommes aillent effectivement à leur fin réelle ; il suffit qu’ils aillent à ce qu’ils croient sincèrement leur fin ; il faut donc d’abord qu’ils déterminent cette fin avec une absolue sincérité, c’est-à-dire, en se soustrayant à toute préoccupation étrangère à la raison. Il faut qu’ils étudient la question avec une véritable impartialité et appliquent ensuite leur solution. Il suffit qu’ils se demandent avec leur seule raison ce qu’il faut faire, c’est-à-dire quelle est leur fin, et qu’ils le fassent. Voilà dans quel sens on a pu dire avec raison que la vertu consistait dans la bonne volonté. Cette bonne volonté doit s’exercer de deux manières : écarter d’abord les mobiles sensibles, laisser la question se poser devant la raison seule ; ensuite elle doit appliquer la sentence qui aura été rendue. Ces deux conditions sont suffisantes et nécessaires pour qu’il y ait bonne volonté et vertu.

Mais faut-il écarter absolument tout mobile sensible ? Faut-il pour être vertueux, comme le veut Kant, ne pas aimer la vertu ? Le sentiment moral vicierait-il la moralité en rendant la bonne volonté trop facile ? Il nous semble peu rationnel de condamner les gens pour leurs bons sentiments. Le sentiment moral sous ses diverses formes — contentement, remords, sympathie ou antipathie — aide la vertu et il n’y a pas lieu de s’en plaindre. Sans doute on ne peut ni commander le sentiment, ni en faire le tout de la morale, mais là où il existe il n’y a pas lieu de l’arracher au nom de la morale ; son absence peut rendre la vertu plus belle, mais sa présence n’y est pas un obstacle.

Le droit est une autorité morale dont se trouve investie, dans certaines occasions, la personne humaine. Je dis qu’elle est morale, car elle n’a pas besoin pour exister de se faire respecter par des moyens matériels. Un enfant perdu au milieu des bois, et par conséquent abandonné à lui-même et sans puissance physique, a le droit qu’on respecte sa vie.

Quel est le fondement du droit ? Suivant Hobbes, c’est la force. Considéré à l’état naturel, le droit de chaque homme n’a d’autres limites que sa puissance ; l’homme a alors le droit de faire tout ce qu’il peut. Mais cette situation hypothétique ne peut durer ; l’homme pourrait tuer quiconque est plus faible que lui ; la vie humaine serait sans cesse menacée ; or l’instinct le plus vif est celui de la conservation : pour rendre à notre existence la sécurité qui lui a manqué dans cet état de nature, les hommes s’entendent pour s’abandonner réciproquement une partie de leurs droits primitifs, pour respecter la vie les uns des autres dans leur propre intérêt.

Voilà comment se fonde le droit selon Hobbes. Toutefois, s’il ne reposait que sur cette simple convention, il risquerait à chaque instant de disparaître. Il faut qu’il soit soustrait à la volonté capricieuse des individus. Comment ? De la foule sortira un homme qui sera investi d’un pouvoir absolu et qui garantira la permanence du contrat.

Ce monarque absolu sera le gardien du droit, le soustraira aux fantaisies, aux défaillances qui se produiront dans la masse des individus. Ainsi donc, d’après Hobbes, le droit repose sur une convention, a pour fondement notre intérêt, et cette convention est garantie par un homme armé d’un pouvoir absolu.

Examinons cette théorie. Évidemment un homme, quelle que soit sa puissance, est un fondement bien fragile, un gardien bien insuffisant du devoir. À quoi bon soustraire le droit aux dangers qui peuvent résulter des erreurs ou des fautes de la foule, pour le mettre aux mains des fautes et des erreurs nécessaires à un seul homme ? Ainsi, sans discuter dans son principe la théorie de Hobbes, on peut dire qu’il n’arrive pas à son but : il ne parvient pas à établir solidement le droit. La volonté d’un homme, les traditions d’une famille ne sont pas de garanties suffisantes : il y aurait en vérité plus de sécurité à laisser encore la convention aux mains de ceux qui se sont réunis pour la faire.

De plus, au nom de l’existence de la loi morale, que nous avons démontrée, nous ne pouvons admettre qu’à l’état de nature le droit de chaque homme soit égal à son pouvoir. Cette loi morale limite donc ses droits, en ordonnant certaines actions, et en proscrivant d’autres. Les droits à l’état de nature seront donc moins étendus que sa puissance.

Mais si la force n’est pas le fondement du droit, quel est-il ? On comprend facilement qu’il y a une étroite corrélation entre l’idée de devoir et celle de droit. Cousin a dit que le droit n’était autre chose que l’exigibilité du devoir. Autrui a le devoir de respecter ma vie, j’ai donc le droit d’exiger d’autrui qu’il respecte son devoir, et par conséquent le droit d’exiger qu’on ne porte pas atteinte à ma vie.

D’après cette théorie, mon droit serait fondé sur le devoir que vous auriez vis-à-vis de moi. Mais pourquoi aurions-nous le droit d’exiger d’autrui qu’il accomplisse ses devoirs ? Avons-nous pour fonction de faire régner la vertu dans le monde ? Nullement. Si autrui manque à son devoir, il en supportera les conséquences. Mais pourquoi aurions-nous à intervenir ? De plus, si le droit consistait dans l’exigibilité du devoir, on arriverait à des conséquences qui feraient hésiter Cousin lui-même : l’exigibilité du devoir de charité nous conduit en effet au socialisme. Une pareille théorie porte atteinte à la liberté individuelle.

Qu’est-ce donc qui fonde le droit ? Nous avons des devoirs à remplir : nous avons donc évidemment le droit de faire tout ce qui est nécessaire à l’accomplissement de nos devoirs. J’ai le devoir de conserver ma vie ; si vous la menacez, j’ai le droit de la défendre par tous les moyens possibles. Ce qui fonde mon droit, ce sont mes devoirs, et non ceux d’autrui. On doit même dire : « L’homme n’a qu’un droit, celui de faire tout ce qui est nécessaire à accomplir son devoir, c’est-à-dire à réaliser sa fin. »

Leçon 62
Morale individuelle

C’est là la sphère élémentaire de la moralité ; on se représente l’homme vivant d’une vie isolée, sans rapport avec les autres hommes. Cet état est si naturel, nous ne nous en préoccupons pas. Nous le posons par abstraction. Quels sont alors les devoirs de l’homme ? ou selon une autre formule, puisque l’homme est isolé alors de ses semblables et ne peut par conséquent avoir de rapports avec eux : Quels sont les devoirs de l’homme envers lui-même ?

Pour le savoir, nous n’avons qu’à appliquer au cas particulier dont nous nous occupons la formule générale de la loi morale : l’homme devra traiter sa personnalité comme une fin, et jamais comme un moyen. Il devra donc toujours développer sa personnalité, ne pas la laisser tomber dans la dépendance des choses. Il devra la respecter, se dire que tout ce qui est en lui est capable de perfection, et s’attacher à se perfectionner. Or l’homme est composé de deux parties, une âme et un corps : la vie de l’âme est si étroitement liée à celle du corps qu’il n’est pas possible de faire abstraction de cette dernière en morale : et nous aurons par conséquent des devoirs envers notre corps. Quels seront-ils ?

Le premier sera de le conserver : nous n’avons pas le droit d’attenter à notre vie. Le suicide est immoral pour trois raisons :

1. Nous avons des devoirs à remplir, auxquels nous n’avons pas le droit de manquer. Nous devons, même dans cet état d’isolement hypothétique que nous imaginons, développer notre intelligence, notre sensibilité, notre activité. En nous tuant nous nous mettrions dans l’impossibilité de remplir ces devoirs, ce qui est immoral.

2. De plus on porte généralement atteinte à ses jours pour échapper à la douleur, à la fatigue de la vie, on considère donc son corps comme un instrument de plaisir qu’on détruit quand on voit qu’il ne peut plus jouer son rôle. Mais la personne humaine n’est pas un moyen pour le plaisir. La considérer ainsi est contraire à la loi que nous avons posée.

3. Enfin le suicide contraire à la morale individuelle, l’est plus encore à la morale sociale. En nous tuant, nous refusons d’accomplir nos devoirs envers nos semblables.

Pour ces trois raisons, le suicide est donc un crime. On a été plus loin, on a dit qu’il était une lâcheté, et qu’on se tuait parce qu’on n’avait pas le courage de supporter l’adversité. Sans entrer dans cette discussion qui ne nous paraît pas comporter de solution, nous pouvons remarquer qu’il y a des cas où il demande un vrai courage. Un homme qui se suicide pour échapper au déshonneur, Caton préférant la mort au joug de César, ne sauraient assurément être traités de lâches.

De même qu’il est immoral de nous tuer d’un seul coup, il l’est de nous tuer petit à petit par des privations, des souffrances volontaires ; il l’est également de nous imposer des mutilations. Le corps n’est pas plus un instrument pour la douleur que pour le plaisir. Le corps ne nous a pas été donné comme un moyen de nous faire souffrir. Notre fin est la morale, c’est-à-dire le développement de notre personne. La douleur n’a pas plus de valeur morale en elle-même que le plaisir. Elle peut être quelquefois un remède moral, un moyen de nous perfectionner, mais non une fin. Ainsi se trouve réfuté ce préjugé anonyme et si répandu que nous sommes ici-bas pour souffrir. Nous sommes ici-bas pour jouer notre rôle de personne morale, et pour cela seul.

Pour les mêmes raisons, non seulement nous ne devons pas nuire à notre corps, mais encore nous devons travailler à entretenir et améliorer notre bien-être physique. L’hygiène est donc quelque chose de moral. C’est au nom de l’hygiène que se trouve défendu par la loi morale l’abus des plaisirs qui pourraient nuire au bon état de notre corps. Ainsi se trouve établi le devoir de tempérance.

 

Voyons maintenant les devoirs de l’homme envers son âme, c’est-à-dire envers son intelligence, sa sensibilité, son activité.

1. Intelligence. La fin de l’intelligence étant la vérité, le premier de nos devoirs envers notre intelligence sera le devoir de véracité. Le mensonge est ainsi proscrit sous quelque forme qu’il se présente, qu’on trompe les autres ou soi-même.

Mais ce n’est pas assez que de ne pas détourner l’intelligence de son but naturel : il faut encore l’y conduire. Pour cela il faut développer son intelligence, sans scrupule et sans limites. Plus un homme est intelligent, plus il est moral. Il ne faut donc pas croire qu’il y ait antagonisme entre la morale d’une part, le développement des sciences ou des arts de l’autre, comme le pensait J.-J. Rousseau, qui affirmait que le progrès de la civilisation nuisait à la morale. Il ne saurait y avoir antinomie entre la loi morale et la nature : nous pouvons perfectionner tout ce qui est en nous sans crainte d’être immoraux. Si nous avons une intelligence, ce n’est pas pour que nous restions stationnaires, mais pour que nous l’employons en nous rapprochant de plus en plus de sa fin qui est la vérité. L’homme peut donc s’adonner entièrement aux arts et aux sciences sans crainte de manquer à la loi morale. Le but, l’idéal, n’est pas derrière, mais devant nous.

2. Sensibilité. Les devoirs de l’homme envers sa sensibilité sont analogues à ses devoirs envers son intelligence. Là aussi nous devons développer notre être, notre sensibilité. Mais notre sensibilité est composée de passions, d’émotions, d’inclinations fort diverses et quelquefois contradictoires. Comment dès lors les développer toutes à la fois ? Évidemment, c’est impossible et, le pût-on, on ne ferait qu’introduire par là l’anarchie dans la vie de l’âme. Il ne faut donc pas mettre toutes nos inclinations sur le même plan car alors elles se nuiraient l’une l’autre, et nous n’obtiendrions aucun résultat. Il faut donc, en même temps que développer nos inclinations, les développer harmonieusement. Quel est donc le sentiment auquel devront être subordonnés les autres dans notre être sensible ? C’est celui de la dignité humaine. Nous devons être fiers d’être des hommes, c’est-à-dire des personnes morales, et nous ne devons jamais permettre que cette véritable majesté dont nous sommes investis soit lésée ou offensée. Tout ce qui avilit, tout ce qui diminue notre personne doit nous répugner. Voilà la fierté dans ce qu’elle a de légitime.

Ainsi entendue, elle n’exclut pas la modestie, car en même temps que nous avons le sentiment de la grandeur de notre nature, nous avons le sentiment de nos faiblesses et c’est de là que naît la modestie. Le sentiment de la dignité n’est ni l’orgueil, ni la vanité. L’orgueil, c’est le sentiment de la dignité exalté outre-mesure, devenu insultant pour autrui. La vanité c’est la fierté appliquée aux petites supériorités, et s’amoindrissant par ces préoccupations mesquines. La juste dignité est aussi éloignée de l’une que de l’autre.

3. Activité. Le devoir général de l’homme envers son activité, c’est de l’exercer. Or exercer son activité, c’est travailler. Le travail sous toutes ses formes est donc un devoir. Autrefois on distinguait les travaux nobles, lettres, arts, et les travaux manuels qu’on taxait d’avilissants. Il n’y a pas de distinction à faire : tous les travaux sont nobles, tous sont moraux. L’important est qu’on exerce son activité, qu’on ne la laisse pas se flétrir, qu’on travaille. Sans doute, suivant la nature de ses aptitudes, il vaut mieux s’exercer à tel ou tel travail, mais ce n’est là qu’une question secondaire. Ce qu’il faut, c’est ne pas laisser la personne humaine se rouiller dans l’inaction. La paresse est le dissolvant par excellence de notre individualité, et voilà pourquoi elle répugne à toute sensibilité un peu raffinée. La paresse est un affaiblissement de la personnalité. Un paresseux tombe sous l’empire des hommes et des choses, sa volonté s’engourdit : c’est ce qui fait de la paresse le pire des dangers.

Tout en développant notre activité, nous devons avoir soin de maintenir notre volonté à égale distance de ces deux extrêmes, la mollesse et l’obstination. Il faut savoir bien vouloir ce que nous voulons, nous habituer à ne pas laisser détourner notre volonté de la fin que nous nous sommes tout d’abord assignée. Il faut que les variations de nos sentiments et l’influence des autres hommes ne nous fassent pas dévier trop aisément de notre direction première. De la mollesse résulte la paresse. Quand on ne sait plus vouloir, on ne tarde pas à ne plus rien faire. Mais il ne faut pas non plus s’imposer comme un système de ne jamais changer une ligne de conduite précédemment arrêtée, prendre l’habitude de ne jamais se détourner de son premier but quand bien même se produiraient des circonstances nouvelles. Il faut savoir changer quand cela est nécessaire. Autant la volonté est féconde, autant l’obstination est stérile. C’est de la volonté quand même, sans raison, et par conséquent inutile. Il faut être ferme sans faiblesse et sans entêtement.

Leçon 63
Morale domestique

La morale domestique a pour objet de déterminer les rapports des membres de la famille entre eux. La famille, c’est la réunion d’un certain nombre de personnes ayant une commune origine. Certaines écoles de moralistes n’ont pas cru que la famille fût une institution utile et morale ; ils n’y ont vu qu’un procédé contre nature, et il leur a semblé mauvais qu’il se formât dans la foule des hommes de petites sociétés où l’on s’aime d’une façon particulière, avec plus de force et d’intensité qu’ailleurs. Il ne leur a pas paru naturel qu’il y ait entre les hommes d’autre sentiment que l’amour général de l’humanité. Ce sont ces mêmes philosophes qui n’ont pas compris le fondement de la patrie : ce sont eux qu’on appelle les Communistes. Nous trouvons déjà chez Platon des doctrines analogues. Lui aussi veut supprimer la famille, non au profit de l’humanité, mais au profit de la cité.

Avant de déterminer quels sont les devoirs des parents entre eux, il faut donc voir si la famille a sa raison d’être. En premier lieu, nous pouvons dire que la famille est la seule institution qui permette de bien élever les enfants ; c’est le seul milieu où l’enfant puisse recevoir la première éducation et la première instruction, car il est dans la nature que les parents aiment leurs enfants à l’âge même où ils ne présentent encore pour ainsi dire rien d’humain, et où ils n’inspireraient aucun sentiment d’affection à un étranger. Les parents ont alors pour lui un amour instinctif dont il faut profiter et que rien ne saurait remplacer. Ce sentiment instinctif se transforme plus tard ; il deviendra une affection plus raisonnée. Mais sous quelque forme qu’il se présente, il sera toujours le lien le plus fort entre les hommes. Si on brise ce lien naturel qui réunit l’enfant et les parents, celui-ci sera isolé, privé de la protection que la nature lui avait donnée. Cette seule considération nous montre déjà que la famille est une bonne et saine institution.

En outre la famille est la première école de désintéressement. Abandonné à lui-même, l’homme deviendrait probablement la proie de l’égoïsme. Dans le petit cercle de la famille, il faut qu’il prenne en considération d’autres intérêts que les siens, qu’il se sacrifie, se dévoue quelquefois. C’est là un excellent enseignement, et comme la société exige beaucoup de désintéressement et de sacrifices réciproques, la famille qui y habitue l’homme rend de grands services.

Au reste, l’histoire vient ici confirmer la théorie. Comment se sont formées les cités ? Est-ce par la juxtaposition d’individus ? Non, l’unité sociale est la famille, la cité s’est composée de plusieurs familles, comme la nation de plusieurs cités. La société est comme un grand organisme. Or, dans un organisme, il y a un cerveau qui commande, en centre principal, puis d’autres petits centres subordonnés à l’action du premier. Les familles sont des centres secondaires. Dissolvez-les et l’action du cerveau ne se transmettra plus à l’ensemble du corps : la société sera détruite dans sa base. En un mot, la famille est le premier et le plus naturel groupement des individus.

Voilà la double raison d’être de la famille. Elle est donc fondée sur l’utilité sociale et sur l’intérêt des enfants. Ce qui fait la famille, c’est le mariage. Le mariage est l’association de l’homme et de la femme qui s’engagent à partager toutes les peines et toutes les joies de la vie. Ce qui définit le mariage, c’est la mutualité de l’engagement, et c’est elle qui en fait la moralité : en effet dans le mariage un époux fait pour ainsi dire don de sa personne à l’autre : sa personnalité est donc diminuée, ce qui est contraire à la loi morale. La réciprocité de ce don lui permet seule d’échapper à cette conséquence (Kant : Doctrine du droit). Toute association entre l’homme et la femme qui ne sera pas marquée de ce caractère de mutualité deviendra nécessairement un esclavage de l’un ou de l’autre époux, ce qui est antimoral.

Examinons maintenant les devoirs des divers membres de la famille entre eux. Nous aurons à considérer nécessairement :

1. Les devoirs des parents entre eux.

2. Les devoirs des parents envers leurs enfants.

3. Les devoirs des enfants envers leurs parents.

4. Les devoirs des enfants entre eux.

 

1. Devoirs des parents entre eux

Le mariage est un engagement. Le premier des devoirs sera donc de respecter l’engagement pris en toute sincérité, en toute liberté. Ce devoir est ce qu’on nomme le devoir de fidélité. En outre, chacun des époux a des devoirs différents résultant des différences de positions. En vertu de sa force matérielle et en général de ses aptitudes intellectuelles, l’homme se trouve mieux en état de protéger la famille. À lui incombe donc ce devoir ; à la femme des devoirs plus humbles. Mais quelque différentes que soient leurs fonctions, les deux époux sont égaux.

 

2. Devoir des parents envers leurs enfants

Ils leur doivent d’abord l’entretien physique : c’est une obligation que contient implicitement le mariage. En outre, ils leur doivent l’éducation et l’instruction. Sur ce point deux théories sont en présence : l’une veut que les parents aient le droit et le devoir d’exercer sur les enfants une autorité aussi absolue que possible, de faire effort pour leur inculquer toutes leurs idées et toutes leurs habitudes. L’enfant, pour cette école, appartient à ses parents, nul ne peut intervenir pour limiter le pouvoir paternel.

À cette théorie s’oppose la doctrine libérale de Rousseau (Émile). Pour ce philosophe, « la meilleure manière d’éduquer, c’est d’éduquer le moins possible » : l’enfant est naturellement bon ; il n’y a qu’à l’abandonner à ses instincts naturels. Pour cela il faut le laisser libre. Le père, déjà corrompu par la civilisation, doit exercer son influence aussi peu que possible. Ainsi Rousseau fait-il élever Émile loin des villes pour que sa nature se développe en toute liberté.

La première nous semble immorale, la seconde chimérique. La première en effet viole dans l’enfant la personne humaine, qui n’en existe pas moins chez lui bien qu’incomplètement développée. Mais faut-il pour cela passer de l’esclavage complet à la liberté absolue ? Non. Rousseau suppose que l’enfant est naturellement bon ; pourquoi ? L’enfant n’est ni absolument bon, ni absolument mauvais. Cela dépend de l’hérédité, des circonstances. De plus, la méthode d’abstention ne donnant à l’enfant ni éducation, ni instruction, l’amène sans armes à l’âge de la lutte où il sera brisé par la concurrence vitale. Il faut donc préparer l’enfant, l’éduquer, c’est-à-dire lui donner des habitudes. Pour cela une certaine dose d’autorité est nécessaire. Le tout sera de l’employer sans excès, non pour façonner de force l’enfant à l’image de ses parents, mais pour préparer chez lui l’avènement de la personnalité humaine ; les habitudes qu’on lui donnera devront toutes tendre à faire de lui une personne. Pour cela l’autorité, nous l’avons déjà dit, est utile, mais il faut qu’elle prenne pour fin la liberté. Il faut préparer l’enfant à être un jour un être libre, une personne. Voilà donc ce que les parents doivent à leurs enfants : entretien matériel et moral. Ces soins les parents les doivent à tous leurs enfants également : ils n’ont pas le droit d’en favoriser un spécialement : c’est là une idée entrée dans notre code depuis la suppression du droit d’aînesse.

 

3. Devoirs des enfants envers leurs parents

Le plus important de tous est le devoir d’obéissance. Il doit d’abord obéir à ses parents parce qu’il n’a pas assez d’intelligence pour bien comprendre comment il doit agir pour suivre la loi morale, c’est-à-dire pour développer sa personnalité chez lui et la respecter chez autrui. Les parents suppléent par leurs indications à cette insuffisance. En outre, ses intérêts matériels réclament cette obéissance, car il ignore ce qui est bon ou mauvais pour lui et il a besoin de profiter de l’expérience des autres.

Cette obéissance, l’enfant ne la doit aux parents que jusqu’au jour où il est devenu une personne. À partir de ce moment les parents ne sont plus en droit de réclamer de lui la soumission qu’il leur devait dans son enfance. Libre alors, il peut diriger sa conduite seul et avoir avec la pleine responsabilité, la pleine initiative de ses actions. Mais à l’obéissance doivent survivre l’amour et le respect. L’enfant doit aimer et respecter les parents en souvenir des services reçus, même alors qu’il ne leur doit plus obéissance.

 

4. Devoirs des enfants entre eux

Les enfants doivent être unis entre eux par l’amour fraternel qui est la forme la plus parfaite de l’amitié. Ce qui définit l’amitié, c’est une absolue confiance d’une part, une entière égalité de l’autre. L’amitié doit être sans réserve : c’est un sentiment essentiellement niveleur. Deux hommes d’inégale intelligence peuvent être amis : leur amitié en fait des égaux. Ces caractères se retrouvent dans l’amour fraternel mieux que partout ailleurs. La confiance est complète à cause de la vie commune comme l’égalité par suite de la communauté d’origine.

Tels sont les devoirs qui relient les membres de cette petite société, la famille, qui est le germe et le point de départ de la grande société.

Leçon 64
Morale civique

La morale civique est celle qui détermine les devoirs qu’ont entre eux les individus dont la réunion forme une nation. La morale civique suppose donc l’existence d’une société d’hommes réunis par des liens particuliers.

De même que nous avons cherché la raison d’être de la famille, examinons quel est le fondement de la société. Suivant certains philosophes, elle serait un état contre nature. L’isolement et la solitude seraient l’état normal de l’homme. Il n’en sortirait que par des moyens artificiels que les théoriciens en question décrivent de diverses manières. Suivant Hobbes ce serait la force matérielle qui contraindrait les hommes à la société. Pour Bossuet, c’est grâce à une autorité divine communiquée à certains hommes par une sorte de révélation que les hommes quitteront l’état sauvage et formeront une nation. Enfin, selon Rousseau les hommes se sont entendus pour remettre au plus intelligent d’entre eux le soin de leur destinée commune. Mais pour tous ces philosophes, la société est un état plus ou moins artificiel. Pour eux, si nous n’écoutions que la voix de la nature, nous resterions dans l’isolement.

En premier lieu, il est contraire aux faits que la société soit artificielle. Cette voix de la nature qu’invoque si souvent Rousseau nous pousse à nous associer. Les sentiments altruistes sont aussi naturels que les sentiments égoïstes. Nous avons le besoin impérieux de ne pas rester seuls, de rechercher nos semblables. La solitude, loin de nous charmer, nous est le plus souvent odieuse.

D’ailleurs n’est-il pas dans la nature que les parents et les enfants s’attachent les uns aux autres ? Loin d’être porté à vivre isolé, l’homme est un animal sociable, comme le disait Platon, [phrase en grec]. Il y a plus : la société est si loin d’être un état artificiel, qu’on peut considérer l’isolement comme une simple abstraction. Rousseau, Hobbes, Bossuet ne songent ou ne savent pas que la société survit même dans l’individu, que l’homme lui-même est une société : il est composé, comme le disait Claude Bernard, de milliards d’éléments anatomiques ayant leur individualité et leur vitalité propre : Qu’est-ce que cela prouve ? Que l’isolement est anti-naturel, que tout a besoin d’association et s’associe naturellement. La grande société qui réunit les individus n’est pas moins naturelle que la petite qui constitue chacun de ces individus ; elle est comme elle un organisme naturel ayant son cerveau, ses nerfs, ses vaisseaux, etc., et jouissant seulement d’une complexité plus grande.

La société est donc naturelle. Naturellement les hommes s’unissent parce qu’ils ne peuvent se suffire. Aucun homme seul ne pourrait remplir les fonctions nécessaires à la vie d’un Européen. À quel procédé a-t-on donc recours ? À la division du travail. Chaque individu, se chargeant d’une fonction spéciale, la remplit mieux et plus vite, et acquiert les produits nécessaires à sa vie en échangeant les produits de son travail. Par suite de cela, comme le fait observer Bastiat dans l’Harmonie économique, le bien-être de chacun se trouve augmenté au profit de tout le monde. Sans que personne soit lésé, chacun reçoit beaucoup plus qu’il ne pourrait avoir s’il était seul. Tel est l’avantage de la division du travail, et cette division est le fondement de la société.

Voyons maintenant comment la société doit s’organiser. Il faut évidemment que le soin des intérêts communs soit remis à un certain nombre de personnes chargées spécialement de cette fonction. Ces personnes constituent le gouvernement. Ce gouvernement est armé de différents pouvoirs. Pour que ces pouvoirs ne soient pas dangereux, il faut qu’ils soient partagés entre diverses classes de gens : c’est là le principe de la division des pouvoirs.

Ces pouvoirs sont au nombre de trois : législatif, exécutif, judiciaire. Le pouvoir législatif a pour but d’établir les lois qui régiront la société, le pouvoir exécutif de les appliquer, le pouvoir judiciaire d’en réprimer les violations au moyen de peines.

Quel est donc le fondement de la pénalité ? La peine a-t-on dit quelquefois est une expiation ; celui qui a violé la loi doit être châtié en expiation de sa faute. Mais en quoi un châtiment efface-t-il une faute ? Et de quel droit le gouvernement se chargerait-il de faire régner la moralité et d’imposer la vertu ? D’ailleurs, si jamais la société était tentée de prendre ce rôle, elle serait arrêtée par la considération qu’elle n’a pas les moyens de le faire. Pour pouvoir faire expier une faute, il faudrait pouvoir juger exactement ce qu’elle a de bon et de mauvais, « sonder les reins et les cœurs » ce qui dépasse la portée de nos regards. Nous ne pouvons connaître que l’action extérieure, et l’intention qui l’a dirigée et qui seule en fait la moralité ou l’immoralité nous échappe. La pénalité ne saurait donc être une expiation.

La peine a-t-on encore dit a pour but d’améliorer le coupable. Mais c’est là une chose dont nous ne sommes pas chargés. En outre la peine est loin de produire toujours l’amélioration. Faire souffrir l’homme dans son corps ou dans son âme risque plus de le gâter que de le rendre meilleur. On dira que s’il est puni pour une action mauvaise, il n’osera plus la commettre par crainte du châtiment. Mais terroriser l’homme n’est pas améliorer son cœur.

Quel est donc le fondement de la pénalité ? C’est le droit de défense pour la société. De même que l’individu, la société a le droit de vivre et de défendre son existence. Ce droit peut s’exercer de deux manières : ou immédiatement par le châtiment imposé, ou d’une manière préventive, par la peine dont est menacé quiconque commettra une action contraire aux lois.

Il nous reste à voir quelles sont les fonctions du gouvernement. Nous retrouvons ici les mêmes théories que pour l’éducation. La théorie socialiste nie les droits des individus : pour elle tous les citoyens appartiennent à l’État, ils ont abdiqué leur individualité en entrant dans la société, ils n’ont plus rien, et celle-ci est tout. Les fins individuelles n’ont rien de respectable, le gouvernement doit mener la société à sa fin que les membres qui la composent le veuillent ou non : pourvu qu’il remplisse cette fonction, tout lui est permis : on a dans ce cas un gouvernement absolu, que ce soit un roi ou une assemblée qui gouverne. Nous trouvons dans le Contrat Social une expression assez complète de cette théorie. Lorsque les hommes se réunissent pour former la société, ils abdiquent pour ainsi dire leur personnalité : ils renoncent à la liberté pour profiter de l’association. Alors c’est vrai, ils sont esclaves, mais comme le gouvernement auquel ils s’engagent à obéir, c’est eux-mêmes ; ils retrouvent ainsi leur indépendance. Je fais, il est vrai, abandon de ma liberté, mais mon voisin fait le même abandon, et il y a là une sorte de compensation qui sauvegarde la liberté humaine.

En présence de cette théorie, nous trouvons une doctrine toute contraire, la théorie libérale ou individualiste, pour qui la société est une abstraction, l’individu seul une réalité. Les fins individuelles ont seules une valeur : la fonction du gouvernement sera alors de protéger les citoyens les uns contre les autres, de sauvegarder l’individualité de chacun d’eux. Il n’exerce pas d’autorité et n’intervient dans la vie sociale que pour obliger chaque individu à ne pas empiéter sur la liberté d’autrui.

La première de ces doctrines est évidemment immorale, car elle porte atteinte à la personnalité de l’individu. Ce dernier n’est plus qu’un moyen, un instrument qu’emploie la société pour arriver à ses fins. La compensation offerte par Rousseau est insuffisante. Peu m’importe qu’un autre abandonne sa personnalité, du moment où je dois aliéner la mienne : je n’en aurai pas moins commis une action immorale. Admettons-nous donc l’autre doctrine ? Si elle n’est pas contraire à la loi morale, elle l’est aux intérêts de la société. Chaque société a comme chaque individu une fin qui lui est propre. Par cela seul que nous sommes à l’ouest de l’Allemagne, au nord de l’Espagne et de l’Italie, nous avons des intérêts propres, qui ne sont pas ceux des autres pays. Nous avons une fin qui est la nôtre, autre que celle de l’Angleterre, de la Suisse ou de l’Italie. Il faut bien que la société délègue à certains individus le pouvoir de la diriger vers cette fin. Savoir quelle est cette fin, quels sont suivant les circonstances les moyens les plus propres à la réaliser, préparer ces moyens, tout cela forme une science, un ensemble d’occupations qui doivent revenir à un certain nombre de gens qui en soient spécialement chargés.

Le gouvernement a donc le droit d’agir sur la société pour la conduire à sa fin, et remarquons bien que comme pour nous le gouvernement est issu du peuple, il a le droit de réagir sur la société dont il émane sans que la personnalité du citoyen s’en trouve diminuée. Ce gouvernement a été voulu par la nation, il est soumis à un perpétuel contrôle : un mot de la nation peut le changer ; on peut donc sans danger lui confier le rôle que nous venons de déterminer. La fonction d’un gouvernement sera donc double : Il devra :

1. protéger les citoyens les uns contre les autres ;

2. conduire la société à sa fin propre.

Telles sont les fonctions du gouvernement : il devra donc disposer de pouvoirs suffisants pour les remplir. Mais dans l’exercice de ces pouvoirs, il devra se renfermer dans une certaine limite ; son action sur le pays devra toujours s’arrêter à un certain moment : il ne devra jamais aller jusqu’à porter atteinte à la personnalité des citoyens. Il peut exiger d’eux les actions indispensables à la vie sociale, mais ne doit pas aller plus loin, descendre dans les consciences pour imposer telle ou telle opinion. La pensée devra toujours rester libre, soustrait à l’action du gouvernement et disposer librement de tous les moyens nécessaires à son expression. Tout gouvernement devra respecter la liberté de penser : peu importe le nom des doctrines et leurs conséquences théoriques ; toutes ont le droit de voir le jour, et ce qui doit amener le triomphe des uns et l’écrasement des autres, c’est la discussion, dans laquelle ne devra pas intervenir de force étrangère. Ce serait là d’ailleurs un moyen inefficace ; on pourrait retarder d’un jour l’avènement d’une idée, mais elle ne tarderait pas à reparaître ; les idées ne meurent que quand elles sont fausses, la persécution au contraire leur donne de la vigueur. Bien entendu, il ne s’agît ici que de la liberté de penser et de s’exprimer ; la liberté d’agir par des moyens plus ou moins moraux pour répandre sa pensée est du domaine de la législation.

Maintenant quels sont les devoirs du citoyen envers l’État ? Ils sont au nombre de quatre :

1. Obéissance à la loi

2. Impôt

3. Service militaire

4. Vote

 

1. Obéissance à la loi. Elle est toute naturelle dans une société démocratique puisque la loi a été faite par les citoyens qui doivent l’observer. Mais ici se présente une difficulté ; la loi n’a jamais été votée à l’unanimité : la minorité a-t-elle le droit d’y désobéir ? Si elle en avait le droit, la société serait à tout instant menacée de dissolution : une sécession pourrait se produire à chaque instant. Mais ceci n’est qu’une considération utilitaire : au point de vue moral, la minorité a-t-elle le droit de ne pas obéir à la loi qu’elle réprouve ? Dans tout pays autre qu’une démocratie, évidemment oui, la minorité a le droit de combattre la loi. Mais dans un pays libre ayant à sa disposition tous les moyens d’exprimer ses idées et de devenir demain la majorité, la minorité ne doit pas recourir à la force brutale et à la désobéissance pour faire triompher ses idées.

2. Impôts. L’organisation des services publics ne peut se faire qu’avec de l’argent. À qui le demander sinon à ceux qui en profitent, aux citoyens ? Ils doivent donc s’imposer, mais ils ne doivent que l’impôt consenti par eux.

3. Service militaire. De tous les impôts le plus noble et le plus obligatoire est celui du sang. Un jour viendra-t-il où les nationalités se fondront dans une République Universelle ? C’est possible. Mais pour le moment les hommes sont divisés en sociétés rivales, qui ont souvent à lutter. D’ailleurs il y a guerre toutes les fois qu’un ou plusieurs individus menacent l’existence de la société. Tout crime est une guerre, il faut donc avoir de tout temps une force armée pour réprimer ces petites guerres. L’impôt du sang ne nous semble donc pas être purement temporaire et accidentel. Il est dû par tous sans exception. Toutefois, si la société se trouve suffisamment gardée, si elle juge qu’elle dispose d’assez de soldats, elle peut dispenser du service militaire certaines classes de gens qui paraissent devoir la servir mieux autrement, par exemple les fils de veuves, les aînés d’orphelins. En outre, elle pourra accorder de ces exemptions à ceux qui consacrent leur vie à maintenir dans le pays la haute culture de l’esprit. Il faudra toujours qu’une société cherche à exempter de ce lourd impôt les hommes qui grâce à certaines capacités dûment constatées peuvent servir aux progrès des sciences, des lettres ou des arts.

4. Vote. Le vote est non seulement un droit pour tout citoyen, mais un devoir. On doit remplir toutes les fonctions qui incombent aux membres de la société ; on doit s’occuper des intérêts communs : or c’est par le vote que s’expriment ces intérêts. Le plus souvent on s’abstient de voter pour échapper à des rancunes particulières, ou parce qu’on trouve cela plus commode : l’intérêt général ne doit pas être sacrifié à l’intérêt particulier.

Leçon 65
Devoirs généraux de la vie sociale

Nos devoirs ont été souvent divisés en deux espèces : les devoirs positifs qui nous commandent une action ; les devoirs négatifs qui se contentent de l’interdire. Ainsi : Ne tue pas est un devoir négatif. Fais du bien à autrui est un devoir positif. On a souvent appelé les devoirs négatifs devoirs stricts et les devoirs positifs devoirs larges, les premiers devant être observés absolument ; il n’y a pas de degré dans la défense de tuer ; les autres pouvant être suivis plus ou moins strictement — Il y a bien des manières de faire la charité et bien des degrés dans le dévouement.

Cette distinction a quelque chose de juste, mais il n’en faut pas exagérer l’importance. Il est certain qu’il y a des devoirs positifs et d’autres négatifs, mais les uns ne sont pas moins obligatoires que les autres. C’est là pourtant une affirmation avancée quelquefois. On a dit : « La justice, c’est le nécessaire, et moins de sortir de l’humanité, tout le monde doit l’observer. Au contraire, la charité est un luxe auquel on n’est pas absolument tenu. » On a dit encore : « En rendant à chacun ce qui lui est dû, on ne fait que ce qu’on doit ; en allant au-delà, on a du mérite, justement parce que la charité s’impose à nous avec une moindre nécessité morale. » Les devoirs négatifs seraient donc plus obligatoires, les devoirs positifs plus méritoires.

Tout d’abord, quoi qu’en pense la conscience populaire, les devoirs positifs sont aussi obligatoires que les autres. Tous les devoirs dérivent de la loi morale, qui leur confère à tous le même caractère d’obligation. Elle est absolue en elle-même, il n’y a pas par conséquent de distinction à faire dans son application. Si elle nous ordonne la charité, il n’est pas moins de notre devoir d’être charitables que justes. Ce qui amenait à faire cette distinction, c’est que les devoirs positifs, important moins à la société, n’ont pas de sanction civile. Mais ce n’est pas là une raison suffisante, et la loi morale est supérieure à la loi sociale.

Il suit de là que le mérite ne consiste pas à faire le bien quand il n’est pas obligatoire ; il ne dépend que de la difficulté de l’action morale à accomplir. Dans un don de générosité, un homme partage sa fortune avec un autre dans le besoin ; le même homme, à froid et par raison, rend un dépôt que la loi lui permettait de garder. La seconde action, action plus obligatoire, est aussi plus méritante car elle est plus difficile.

D’une manière générale, le sentiment vient très souvent aider la charité et en atténuer les difficultés. La justice au contraire se fait souvent par pure raison ; aussi malgré les apparences, c’est la justice qui la plupart du temps est la plus méritoire. Il est beaucoup plus difficile à ne pas médire d’autrui que de donner quelque argent au pauvre qu’on voit souffrir. Le mérite vient de la difficulté vaincue : ce fait explique comment les temps anciens nous semblent quelquefois avoir sur nous une sorte de supériorité et pourquoi Rousseau a pu trouver immorale la société, qui facilite l’action morale. En effet, elle élève peu à peu le niveau moyen de la moralité, et la crainte de n’être pas payés de retour est une des plus grandes difficultés qui s’opposent à l’action morale. Le progrès a pour effet de vulgariser la moralité, et de diminuer ainsi cette difficulté. Autrefois au contraire la moralité étant moins répandue, la moindre action nous semble alors méritoire. Il est injuste de dire qu’il y eût alors plus de moralité ; mais il est exact qu’il y a eu souvent plus de mérite.

Sans donner à cette division des devoirs plus d’importance qu’elle n’en mérite, nous distinguons aussi les devoirs en deux classes que nous étudierons tour à tour :

1. Devoirs négatifs ou de Justice.

2. Devoirs positifs ou de Charité.

Leçon 66
Devoirs généraux de la vie sociale : Le Devoir de Justice.

La justice consiste simplement à respecter la personnalité d’autrui. C’est donc une application immédiate de la loi morale, car la seule manière de respecter la personnalité d’autrui, c’est de ne jamais traiter sa personne comme un moyen, mais toujours comme une fin. Mais les autres hommes sont faits comme nous d’un corps et d’une âme ; et de même que nous devons respecter en nous et notre corps et notre âme, nous les devons respecter en autrui. Respecter autrui dans son corps, c’est ne pas porter atteinte à sa vie. Tu ne tueras point, voilà la première formule du devoir de justice. Cette formule, qui semble pourtant une des plus impérieuses de la morale, n’est pas sans souffrir quelques restrictions. Si tous les hommes suivaient exactement la loi morale, il n’y aurait pas besoin de restrictions. Mais il n’en est pas ainsi, il y a des hommes qui menacent perpétuellement les autres en se tenant en dehors de la moralité. Un état de guerre se constitue. En effet, il n’est pas nécessaire pour qu’il y ait guerre qu’une nation marche contre une autre, il suffit que dans une société un nombre d’hommes plus ou moins grand se mette en dehors de la loi. La formule de la loi morale ne s’applique plus à eux et doit dès lors être changée. Toutes les exceptions qu’on y peut apporter peuvent prendre le type de la suivante : « Tout homme menacé dans son existence a le droit de se défendre et d’aller, s’il est nécessaire, jusqu’à tuer son agresseur. » C’est là le droit de défense. En effet ayant le devoir de conserver ma vie, j’ai comme nous l’avons vu le droit de faire tout ce qui est nécessaire pour cela, de tuer par conséquent, s’il le faut, celui qui la menace. Ce droit ne s’étend pas plus loin que le devoir qui le fonde : aussitôt le danger de mort disparu, mon droit disparaît. Si je tiens mon adversaire en respect, si je suis parvenu à le rendre inoffensif, je n’ai plus le droit de le tuer.

La société peut aussi être assimilée à un individu. Si un homme la menace, n’a-t-elle pas le droit de se défendre en le supprimant ? Tel est, a-t-on dit, le fondement du droit qu’a la société de punir de mort un de ses membres. Mais quand le criminel est devant le tribunal, il est désarmé ; il n’y a plus péril pour la société ; pourtant, elle n’a plus le droit de le tuer, mais seulement de prendre ses précautions pour s’en défendre à l’avenir.

Mais, dira-t-on, en attachant à certains crimes ce châtiment, la crainte arrêtera le criminel. Mais est-ce l’énormité de la peine, ou la certitude de la punition qui effraie le plus ? Un criminaliste pourrait seul le dire, mais il est un fait certain, c’est que le nombre des crimes n’a pas augmenté par l’abolition des tortures du moyen-âge.

De plus, la peine de mort a le grand inconvénient de nous habituer à voir couler le sang humain. Nous avons une horreur instinctive du meurtre qui fait hésiter le plus grand criminel au moment de commettre un assassinat. Les exécutions capitales diminuent la force de cet instinct et compromettent par là la sécurité publique. Cependant, malgré les avantages que présenterait la suppression de la peine de mort, nous ne pouvons nous décider absolument dans ce sens.

Outre ses propres membres, la société peut avoir à se défendre contre les nations voisines qui menacent son existence. Ainsi se justifie le droit d’homicide pendant la guerre défensive. Mais en cas de guerre offensive ? Le soldat peut encore frapper son adversaire sans scrupule, car cet adversaire peut le tuer. L’immoralité de la guerre retombe tout entière sur les chefs qui l’ont voulue : le soldat et les autorités même qui ne l’ont pas décidée en sont innocents.

Les moralistes s’accordent généralement pour condamner le duel. Il a pourtant sa raison d’être dans certains cas, quand le citoyen n’est pas suffisamment défendu par la loi ; il est donc légitime par le droit de défense, mais il n’en reste pas moins absurde en lui-même

1. parce que l’offensé se met sur un pied d’égalité avec l’offenseur ;

2. parce que ce n’est pas au hasard ou à l’adresse à juger une question de droit.

Par conséquent, il y a seulement à désirer que la loi rende le duel inutile en atteignant les délits que le duel est aujourd’hui obligé de réprimer. Ajoutons enfin que la plupart du temps le duel a des causes futiles qui le rendent inexcusable. En somme, c’est là un vieux reste du jugement de Dieu et de l’esprit chevaleresque du moyen-âge qui se sont infiltrés jusqu’à nous. Du jour où la masse du public s’en rendra bien compte les duels seront plus rares, et n’ayant plus lieu que dans les cas nécessaires, ne soulèveront plus de réprobation.

Nous avons en second lieu des devoirs de justice envers l’âme d’autrui, c’est-à-dire envers son Intelligence, sa Sensibilité, son activité. La parole, qui a été souvent considérée comme une faculté spéciale, entraîne des devoirs spéciaux, le respect de la parole donnée.

1. Sensibilité. Respecter la sensibilité d’autrui, c’est être poli. La politesse est généralement regardée comme une simple convention du monde, point nécessaire à la morale. Elle a cependant sa raison d’être. Être poli, c’est ne pas affliger autrui sans raison. La franchise d’Alceste a certainement un grand intérêt esthétique, mais cette impolitesse systématique est certainement contraire à la morale.

Ce qui donne bien des ennemis à la politesse, c’est son opposition avec le devoir de véracité. Nous devons toujours dire toute la vérité et rien que la vérité, et d’autre part ne pas blesser autrui. Pour être poli, il faut souvent mentir. Mais s’il faut absolument opter entre ces deux devoirs, pourquoi sacrifier la politesse ? Il n’est pas moins obligatoire de ne pas affliger autrui que d’être vérace. Tout dépend des cas. La vertu idéale n’est pas la franchise, comme le voulait Rousseau. Si la vérité toute nue devait causer à autrui une grande douleur, et que cette douleur lui fût d’ailleurs inutile, nous devons la lui épargner. Il y a un véritable égoïsme à faire souffrir autrui pour le plaisir de dire la vérité. Il y a quelque chose d’orgueilleux dans la brutale véracité du misanthrope. Il ne faut pas assurément mentir systématiquement pour faire plaisir à autrui, mais il faut savoir à l’occasion lui épargner une souffrance inutile. Entre l’adulation et la brutalité, il y a place pour le juste milieu de la politesse.

 

2. Intelligence. Respecter l’homme dans son intelligence c’est le laisser penser et produire librement ses pensées : c’est la tolérance. Respectons toutes les idées quelles qu’elles soient ; traitons-les avec la plus grande déférence : ne taxons pas les autres de fausseté quand ils ne pensent pas comme nous, ni de légèreté quand ils nous semblent avoir mal raisonné. Ne jugeons jamais du cœur et des sentiments de notre voisin par la nature de ses opinions. Toutes les opinions ont le droit de vivre : il n’y en a pas qui méritent d’être comprimées par la violence ou repoussées par l’injure. Spiritualistes, matérialistes, athées ou déistes, toutes les opinions doivent être traitées avec les plus grands égards, pourvu qu’elles soient sincères. Ce devoir de tolérance n’est qu’une application immédiate de la loi morale : elle nous commande de respecter la personnalité d’autrui, et par conséquent de ne pas entraver la marche de son intelligence.

Non seulement la tolérance nous est recommandée par la morale, mais aussi par les intérêts mêmes de la science. Comme nous l’avons vu et remarqué souvent, la vérité n’est pas facile à découvrir ; les hommes n’en voient qu’un côté ; leurs passions, leurs inclinations, leurs tempéraments divers offusquent pour ainsi dire leurs regards et les empêchent de voir tout ce qui est. Comment donc arriver à grossir le contingent de vérité que nous possédons aujourd’hui ? En laissant à chacun la liberté de voir ce qu’il peut de la vérité et de dire ce qu’il croit en voir. La discussion établit alors entre toutes les opinions une lutte naturelle où les plus vraies finissent par triompher. Mais ce progrès n’est possible que si la tolérance laisse chacun chercher la vérité comme il l’entend. Refouler un certain nombre d’idées, c’est empêcher que la lumière se fasse, que la vérité n’apparaisse.

La tolérance n’est donc pas fondée, comme l’ont prétendu les esprits étroits, sur le scepticisme ; elle suppose non un doute systématique, mais un sentiment profond de la grande difficulté des questions, et une grande modestie scientifique.

 

3. Activité. Nous allons y distinguer l’activité en elle-même et ses conditions extérieures. Respecter l’activité en elle-même, c’est respecter la liberté : ainsi se trouve démontrée l’immoralité de l’esclavage. À aucun titre nous n’avons le droit d’enchaîner et de nous subordonner autrui dans son activité. Bien plus, la loi morale étant formelle et universelle, nous n’avons pas le droit de prendre autrui pour esclave, quand bien même il y consentirait. Enfin, un homme ne doit même pas supporter de vivre esclave, ce qui serait l’anéantissement de la personnalité, une action immorale au premier chef par conséquent.

Mais, au moins dans l’état de choses actuel, l’activité humaine paraît supposer certaines conditions extérieures que l’on peut définir d’un mot : la propriété. Si la propriété est légitime, nous la devons respecter chez autrui. Mais l’est-elle ? Quel peut être le fondement de la propriété ? Évidemment, on ne peut la faire reposer moralement sur le droit du premier occupant ou celui du plus fort. Mais dit-on, la propriété est une conséquence de ma liberté : m’étant librement servi de mes facultés j’ai acquis en échange de la peine que je me suis donnée des biens mobiliers ou immobiliers. En travaillant j’ai fait rendre au sol des produits qui sont bien à moi, puisqu’ils me doivent l’existence. La propriété, à proprement parler, n’est que l’agrandissement de ma personnalité, et doit être respectée comme cette dernière.

Cette théorie explique bien comment les produits du sol sont à nous, mais non le sol lui-même. La matière première, dit-on, est sans valeur : c’est le travail de l’homme qui lui en donne une ; en s’en emparant, on ne s’empare de rien. Sans doute, dans la plupart des cas, la matière première est sans valeur propre ; mais si elle n’est pas la richesse, elle en est la condition. Sans doute le sol est improductif tant qu’il n’est pas cultivé, il n’est pas alors une valeur ; mais pour le cultiver, pour en tirer des produits pour en faire une valeur, encore faut-il le posséder.

Kant a essayé une autre démonstration de la légitimité de la propriété, démonstration fort originale, mais si intimement liée à son système qu’elle n’a guère qu’un intérêt historique. Il distingue deux espèces de propriété. Voici en quoi consiste la première : je tiens un objet dans ma main ; on ne peut me l’arracher qu’en violant ma liberté, ce qui est immoral. J’ai donc la propriété de cet objet. Comment passer de là à la propriété telle qu’elle existe aujourd’hui ? Le temps et l’espace sont des formes purement subjectives de la sensibilité, ils n’existent pas objectivement. La liberté au contraire a une existence objective, un attribut de noumène. Elle doit donc s’exercer abstraction faite du temps et de l’espace. Faisons cette abstraction dans l’expérience précédente : l’objet que je détiens en dehors de toute idée de temps et d’espace est réellement à moi.

Cette démonstration suppose que le temps et l’espace sont purement subjectifs. Or nous avons vu en psychologie que, pas plus que les autres principes rationnels, ils ne pourraient être dépourvus de toute valeur objective.

Sur quoi donc est fondé le droit de propriété ?

Rappelons-nous notre théorie du droit : tout droit doit être le droit d’exercer un devoir. Quel est ce devoir dans le cas actuel ? Celui de développer notre activité et notre personnalité. Comment développer notre activité si nous ne pouvons l’exercer sur des objets extérieurs, si nous la devons renfermer dans l’étroite enceinte de notre personne ? Nous devons augmenter notre être et pour cela il faut que nous le prolongions sous la forme de choses extérieures. Les biens extérieurs emmagasinent pour ainsi dire nos actions, les empêchent de disparaître une fois produites. Ils sont donc une condition indispensable du développement de l’individu, et à ce titre, la propriété est un droit ; d’autre part, puisqu’elle est nécessaire au développement de la personnalité d’autrui, la justice nous ordonne de la respecter.

 

4. Respect de la parole donnée. Nous pouvons nous engager vis-à-vis d’autrui, soit par la parole proprement dite, soit par la parole écrite, soit implicitement. Nous sommes tenus de remplir ces engagements pour deux raisons :

1. Pour manquer à cet engagement, il faudrait mentir, ce que proscrit le devoir de véracité ;

2. En y manquant, nous nuisons à autrui.

Notre parole lui avait concédé certains droits devenus pour ainsi dire sa propriété et que nous devons respecter.

Bien entendu d’ailleurs que l’engagement n’est respectable que s’il a été librement consenti, c’est-à-dire ne nous a pas été arraché par la violence ou la fraude.

Leçon 67
Devoirs généraux de la vie sociale : Devoirs de charité.

La personne d’autrui doit non seulement ne pas être traitée comme un moyen, mais encore être traitée comme une fin. De là, à côté des devoirs négatifs de justice, les devoirs positifs de charité. Nous ne devons pas nous contenter de ne pas attenter à la fin, c’est-à-dire à la personne d’autrui, mais encore faire notre possible pour la réaliser, travailler à la développer. À la formule morale qui résume la justice : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît » il faut ajouter la formule de charité : « Fais aux autres ce que tu voudrais qu’on te fît ». Tu ne te contentes pas d’empêcher qu’on ne porte atteinte à ta personne, tu cherches encore à l’agrandir, fais de même pour les autres personnes humaines.

Nous pourrions déduire les devoirs de charité comme les devoirs de justice : la personne d’autrui étant faite d’un corps et d’une âme, nous devons chercher non seulement à ne lui pas nuire, mais encore à les entretenir, à leur donner nos soins si besoin est. Le devoir de charité envers le corps d’autrui est de veiller à sa santé.

Pour l’âme, nous distinguerons encore les trois facultés : sensibilité, intelligence, activité. Pour la première, la politesse que nous ordonnait la justice devient, pour rester conforme aux devoirs de charité, la bienveillance.

Pour l’intelligence, non seulement nous ne devons pas étouffer par l’intolérance matérielle ou morale les idées d’autrui, mais encore travailler à développer cette intelligence. Nous devons répandre et communiquer aux autres hommes notre science. Il ne faut pas que le savant se renferme dédaigneusement dans ce qu’il sait : quand on a le privilège de savoir, il faut en profiter pour enseigner aux autres ce que l’on sait.

Enfin, pour l’activité, nous avons vu que nous devions respecter la propriété qui en est la condition extérieure. Mais cette propriété, qui pourtant est un droit puisqu’elle est la condition d’un devoir, manque souvent à autrui. La charité veut donc que nous nous efforcions de faire participer autant que possible nos semblables à la propriété : la charité nous ordonne donc l’aumône.

Tels sont nos devoirs positifs envers nos semblables. Mais quelque obligatoire qu’elle soit, la charité ne doit jamais être en contradiction avec la justice. S’il y avait conflit entre ces deux sortes de devoir, ce serait la justice qui devrait l’emporter. Nous sommes tenus d’abord à ne pas nuire à autrui, ensuite à l’aider. Quant aux secours que nous pouvons lui apporter, nous ne devons jamais les imposer : ce serait contradictoire. En effet, pourquoi voulons-nous l’aider ? Pour qu’il réalise sa fin, sa personnalité. Mais en l’aidant malgré lui, nous violons cette personnalité, cette libre activité. Il ne faut pas sauver les gens malgré eux : Invitum qui servat idem facit occidents.

Il est entre ces devoirs des conflits plus délicats. Un père de famille qui se doit à sa femme et à ses enfants peut-il risquer sa vie pour sauver un de ses semblables ? Un grand homme peut-il priver son pays de ses services pour exercer un devoir de charité ? Théoriquement non ; la justice doit l’emporter. Mais pratiquement, l’individu n’ose pas se déclarer indispensable à sa famille ou à sa patrie. Il y aurait là un orgueil apparent qui blesserait les autres hommes. Voilà pourquoi on hésite à approuver un homme qui n’ose pas exposer sa vie sous prétexte qu’elle est utile aux siens ou à ses concitoyens. Se sacrifie-t-il au contraire, il y a dans ce dévouement un si grand déploiement d’énergie morale que nous ne pouvons que l’admirer.

Leçon 68
Résumé de la morale

Deux méthodes exclusives ont été successivement employées en morale par de grands philosophes : l’une tout empirique, l’autre toute a priori. La première est celle d’Épicure, de Mill, de Spencer ; la seconde est celle de Kant. La première part de l’observation et ne marche que par la généralisation et l’induction ; elle arrive à son plus parfait développement chez Mill. Elle consiste à observer, soit par soi-même, soit par autrui, quand l’homme est heureux, et à tirer de là par généralisation la loi morale. Kant part au contraire du concept abstrait d’une morale pure : il suppose que la volonté peut agir sans la sensibilité et cherche quelle doit être alors la loi de cette volonté.

La première école, à quelque degré de généralisation qu’elle arrivât, n’atteignait pas l’universalité qui est le caractère de la loi morale : elle n’obtenait que des règles locales, provisoires, bonnes pour un certain temps et un certain nombre d’individus seulement. Inversement, Kant avait beau faire des concessions et corriger la rigueur de ses premières formules, sa morale restait imaginaire. C’était la règle d’une activité idéale hypothétique, non de l’homme tel qu’il est.

La méthode que nous avons suivie est à la fois déductive et expérimentale. Nous sommes partis d’un fait d’expérience que nous avons donné comme un postulat : la Responsabilité morale. Puis en déduisant les conditions de ce fait, nous avons été amenés à établir l’existence d’une loi universelle absolue et obligatoire. Puis, quand il s’est agi de donner la formule de cette loi, nous n’avons pas oublié qu’il s’agissait de l’homme, c’est-à-dire, d’un être doué de sensibilité, ayant des fins propres. C’est par là que la nature de l’homme importe à la règle de son activité : c’est là le rapport de la psychologie et de la morale. Mill réduisait la morale à la psychologie ; Kant l’en excluait. Nous, nous faisons reposer la morale sur la psychologie. Pour savoir ce que devrait faire l’homme, nous nous sommes demandés ce qu’il est : il est une personne, dit la psychologie ; il doit donc être une personne, conclut la morale. Une idée a priori régit donc notre morale, c’est l’idée de la finalité ; un fait d’expérience, la Responsabilité morale, en est le point de départ. L’expérience y est à tout instant consultée, ce qui l’empêche de rester chimérique et stérile.

E. Métaphysique

Leçon 69
Métaphysique : Notions préliminaires.

La métaphysique est la science qui recherche les conditions des états de conscience. Trois questions se posent à cette occasion :

1. Les états de conscience pris dans leur ensemble, ont-ils une condition distincte d’eux, qu’on appelle l’âme ?

2. Les états de conscience relatifs au monde matériel ont-ils une ou des conditions distinctes d’eux, qu’on nomme les corps ?

3. Les états de conscience relatifs aux principes rationnels ont-ils une condition distincte d’eux qu’on appelle dieu ?

Mais la métaphysique ne cherche pas seulement si ces conditions existent : elle veut encore en déterminer la nature. Après avoir cherché s’il y a une âme, des corps, un dieu, elle en cherche l’essence, la nature, les attributs.

La métaphysique comprend donc trois couples de questions :

1. L’âme existe-t-elle ? Quelle en est la nature ?

2. Les corps existent-ils ? Quelle en est la nature ?

3. Dieu existe-t-il ? Quelle en est la nature ?

Nous avons déjà étudié en psychologie la question de savoir si le monde extérieur existait, et quel il était. Il nous reste donc seulement à traiter les questions touchant à l’âme et à Dieu. Pour cela voici la méthode que nous suivrons, méthode que nous est indiquée par la façon même dont nous avons posé les problèmes de la métaphysique. Il s’agit de voir si les états de conscience se suffisent à eux-mêmes ou s’ils n’ont pas besoin, pour être expliqués, de conditions extérieures. Nous devons donc partir des états de conscience et ne rien admettre qui ne soit nécessaire à leur explication. Notre méthode ne sera donc pas purement a priori, puisqu’elle partira des faits ; elle ne sera pas purement inductive, car elle ne cherchera pas seulement à généraliser les faits. Elle sera déductive, puisqu’elle déduira les conditions des faits préalablement posés.

Leçon 70
De l’âme et de son existence

Quand on dit qu’il y a une âme, on entend seulement qu’il y a en nous un principe distinct de la matière que nous percevons par les sens. C’est à ce principe qu’on rapporte nos états de conscience. Y a-t-il réellement en nous un principe autre que la matière ? Nous avons démontré en psychologie que l’étendue matérielle n’était qu’une apparence dont nous ne pouvions concevoir le substratum que comme des forces analogues à celle que nous sommes. Il n’y a donc pas lieu de se demander si le principe des états de conscience est matériel, puisque rien ne peut être étendu, l’idée d’étendue impliquant contradiction. Il est fort possible que le principe qui, perçu par les sens, est pour nous la matière, soit identique au principe qui perçu par notre conscience est notre esprit ; mais quand on dit que l’âme est spirituelle, on entend par là qu’elle est d’une matière distincte de la matière sensible et étendue.

Notre théorie de la spiritualité universelle du monde suffit donc à démontrer cette proposition, mais on peut encore l’appuyer sur quatre démonstrations spéciales. Les trois premières montrent une contradiction entre la nature de l’esprit et celle de la matière.

1. L’esprit est un ; nous l’avons établi de plusieurs façons en psychologie. La matière au contraire est multiple, indéfiniment divisible. On ne peut y trouver une unité fondamentale à laquelle on puisse s’arrêter. La matière ne peut donc être identique à l’esprit.

2. L’esprit est identique, la démonstration en a été faite. Or, la matière ne nous présente aucune trace d’identité. Elle change perpétuellement. En quelques années, toute la matière de notre corps a été renouvelée. On objectera que le corps n’en a pas moins gardé sa forme, et que cela fait son identité. Mais nous pourrons répondre que cette sorte d’identité physiologique de la forme ne peut justement s’expliquer que par l’existence d’une âme, d’une idée directrice, comme disait Claude Bernard.

3. La matière est inerte, elle ne peut ni se donner ni donner à d’autres corps du mouvement. L’esprit au contraire est doué d’activité et de spontanéité. J’agis si je veux et parce que je veux. Je me donne à moi-même mon mouvement ; ce n’est pas un objet extérieur qui me le communique. Inertie d’un côté, spontanéité de l’autre, on ne peut identifier des principes qui présentent ces caractères contradictoires.

 

Ces trois arguments procèdent d’une même méthode, comme on voit ; elle est ainsi analogue à celle qu’emploie Descartes pour le même objet. Voici comment il procède : il commence par déterminer le concept de l’âme, puis remarque que ce concept peut être représenté à l’esprit sans le concept du corps ; il en conclut que les deux substances sont différentes : je puis, dit-il, supposer que mon corps n’existe pas, que le monde extérieur n’est qu’une illusion, mais je ne puis imaginer que je ne sois pas, et par conséquent que je ne pense pas. Je puis donc me représenter l’âme définie par la pensée, abstraction faite de tout ce qui est matériel. La pensée et l’étendue sont donc des attributs de substances différentes. Cette démonstration repose donc sur ce postulat qui est le fondement de la méthode cartésienne : Deux concepts qui peuvent être conçus séparément appartiennent à des substances différentes. Notre démonstration ne repose pas sur cette hypothèse, mais sur un principe qu’on pourrait formuler ainsi : Deux ordres de phénomènes présentant des caractères contradictoires ne se rapportent pas à la même substance.

Un quatrième argument qu’on joint souvent aux trois précédents consiste à prouver la distinction de l’âme et du corps par les conflits qui éclatent souvent entre eux et qui montrent bien l’existence de deux principes distincts.

Notre théorie échappe à l’objection faite au spiritualisme courant qu’il admet dans le monde deux sortes de réalité, ce qui est difficile à admettre, et introduit ainsi une solution de continuité dans la nature. Notre spiritualisme admet au contraire que l’âme n’est pas une réalité d’une nature à part surgissant tout à coup dans l’échelle des êtres. L’esprit se retrouve à tous les degrés, seulement plus ou moins rudimentaire : tout vit, tout est animé, tout pense.

Leçon 71
De la spiritualité de l’âme. Du matérialisme.

La doctrine opposée au spiritualisme est le matérialisme ; après avoir exposé les preuves données par la première, nous allons critiquer les arguments que lui oppose la seconde. Ces arguments peuvent être ramenés à trois principaux :

1. Il est d’une bonne méthode scientifique de ne pas multiplier inutilement les causes et les principes. Or, le spiritualisme admet deux réalités, deux principes irréductibles. Cela est déjà une présomption forte contre lui. Mais pourquoi le fait-il ? Parce qu’il pense que la matière sensible ne peut avoir la propriété de penser. Mais qu’en sait-il ? L’essence des choses nous échappe, et l’on y découvre tous les jours de nouvelles merveilles. Peut-être pourra-t-on prouver un jour expérimentalement que la matière est douée de spontanéité et de pensée.

Nous répondrons tout d’abord à cet argument que nous échappons au dualisme par notre théorie, comme nous l’avons fait voir : vu par le dehors, la réalité est matière ; par le dedans, elle est esprit ; mais c’est toujours la même réalité. Quant à l’espérance de voir prouver un jour que la matière sensible pense, elle est illusoire. Nous avons déjà fait voir que les qualités constitutives de l’esprit n’appartenaient pas à la matière, et l’absence de ces conditions entraîne l’absence de pensée. Un être qui n’est pas un ne peut pas penser, pas plus qu’un être qui n’est pas identique. L’expérience ne pourra jamais nous montrer un fait là où manquent les conditions nécessaires à sa réalisation.

 

2. Le second argument des matérialistes repose sur l’influence du physique sur le moral. Cette influence est certaine, elle est considérable ; il est certain que la maladie n’affaiblit pas moins les facultés psychologiques que physiologiques, et que la pensée est plus active chez un jeune homme que chez un vieillard. La femme a plus de sensibilité et moins de raison ; le méridional des passions plus vives et une volonté moins active. La vie psychologique est donc une dépendance de la vie physiologique ; toutes deux ont un principe commun, le corps.

Mais outre que ces exemples n’ont pas une généralité aussi grande que celle qu’on leur attribue, on peut citer beaucoup d’exemples où le moral influe sur le physique. La joie, la douleur peuvent causer la mort d’un homme, le plaisir est souvent le meilleur des remèdes ; et l’imagination influe sur le corps d’une manière remarquable. Si donc l’influence de ces deux vies l’une sur l’autre est incontestable, et montre qu’elles ont un même principe, du moins n’a-t-on pas de raison d’affirmer que ce principe soit matériel plutôt que spirituel. Enfin, les faits cités s’expliquent fort bien dans l’hypothèse que le corps n’est que l’instrument de l’âme ; le meilleur artiste ne peut tirer de son harmonieux d’un instrument en mauvais état.

 

3. Au lieu d’envisager ces exemples en général, on a cherché à déterminer quels étaient les phénomènes physiologiques qui produisaient la pensée, et l’on a fait voir, en étudiant le cerveau et la pensée par la méthode des variations concomitantes, que l’un était cause de l’autre : la pensée est, a-t-on dit, une sécrétion du cerveau. On a montré que la pensée variait avec le volume du cerveau, avec son poids, avec sa forme et aussi avec sa qualité, c’est-à-dire surtout avec la quantité de phosphore qui y entre. Enfin, on a établi expérimentalement que la circulation du sang dans le cerveau était la condition nécessaire de la pensée. M. Flourens a constaté que certains lobes du cerveau correspondaient à certaines facultés : il a pu ôter à volonté à des animaux la faculté de sentir en ôtant le lobe correspondant à la sensation, et a vu revenir celle-ci quand la nutrition a fait repousser le lobe enlevé. De là on a voulu tirer tout un système de localisations cérébrales ; mais si les conclusions en sont exagérées, toujours est-il resté bien établi que certaines facultés — la parole, la mémoire, l’écriture — sont bien attachées à des parties spéciales du cerveau.

Mais tous ces faits s’expliquent aussi bien si l’on considère le cerveau et en général le corps, comme la condition, et non comme la cause, de la pensée. Sans cerveau, sans phosphore par conséquent, pas de pensée. Mais est-ce à dire que le cerveau soit la pensée ? Nullement. On ne doit pas confondre les deux idées de cause et de condition. La condition est ce sans quoi la cause ne peut produire son effet mais ce n’est pas la cause. Nous envoyons une dépêche, d’autant mieux que les piles, les instruments, les fils fonctionnent mieux. L’acide sulfurique n’est pas la cause de la pensée que nous transmettons, mais il en est la condition, comme le phosphore qui se trouve dans notre cerveau.

Les arguments du matérialisme sont donc insuffisants, il ne s’établit pas scientifiquement. D’ailleurs, vouloir tout ramener à la matière étendue et sensible est une utopie : nous avons montré que celle-ci est contradictoire. Un monde dont elle serait le seul principe serait pour nous inintelligible. Ce que nous connaissons sous le nom de matière n’est qu’un ensemble d’apparences : la substance existante qui les supporte ne peut être atteinte par les sens.

Leçon 72
Des rapports de l’âme et du corps

Si l’âme est distincte du corps, comment expliquer les rapports continuels entre la vie physiologique et la vie psychologique ? Comment le physique peut-il agir sur le moral et réciproquement ? Bien des hypothèses ont été proposées pour l’expliquer. Les unes sont proprement métaphysiques, les autres plutôt physiologiques. Nous allons les étudier tour à tour.

Cudworth imagine entre l’âme et le corps une substance particulière, le médiateur plastique, mi-corps et mi-esprit. Mais on voit bien qu’une pareille théorie ne fait que déplacer la difficulté.

Descartes ne propose pas à proprement parler de théorie pour l’explication des rapports de l’âme et du corps, ou plutôt de l’âme et des esprits animaux qui font mouvoir le corps ; il admettait comme un fait irréductible les rapports de la substance pensante et de la substance étendue, bien que selon lui il y eût entre ces deux mondes un abîme que nous ne pouvons combler.

Malebranche, avec la théorie des causes occasionnelles, essaye d’expliquer ces rapports de deux substances absolument hétérogènes. Selon lui, les êtres, les individus sont incapables d’agir par eux-mêmes ; tout mouvement doit leur venir d’ailleurs ; et d’où ? De Dieu. Lui seul a vraiment une puissance causale. Ce serait impiété que d’attribuer ce pouvoir divin aux individus. L’homme et les choses n’agissent pas ; ils pâtissent toujours ; ils ne font rien que mus par Dieu. C’est en Dieu pour ainsi dire que l’étendue et la pensée viennent trouver l’unité. Quand Dieu suscite en nous tel sentiment, telle volition, il produit dans notre corps les mouvements correspondants. Il n’y a pas d’action immédiate d’une substance sur l’autre : c’est Dieu qui règle leurs deux vies de manière qu’elles coïncident. Le nom de théorie des causes occasionnelles donné à cette doctrine vient de ce que les individus n’y sont pas les causes de leurs actions, mais seulement les occasions à propos desquelles Dieu exerce sa causalité ; ce ne sont que des causes occasionnelles.

Leibniz cherche à résoudre la même question par son harmonie préétablie. Comme Malebranche et tous les cartésiens, bien que s’écartant sur plus d’un point de la doctrine du maître, il ne pense pas que l’âme et le corps puissent agir directement l’un sur l’autre. D’une manière générale, il croit que les forces élémentaires, les Monades qui composent les corps, ne peuvent agir les unes sur les autres, n’ont pas, comme il dit, « de fenêtre sur le reste de l’univers ». Ce qui fait que ces monades, l’âme et le corps par exemple, semblent agir l’une sur l’autre, c’est l’harmonie préétablie entre elles par Dieu. Il a réglé de toute éternité le développement de chacune de ces monades. L’âme et le corps sont réglés de telle façon qu’il y ait toujours une harmonie parfaite entre ces deux vies parallèles. Suppose, dit Leibniz, que vous vouliez que deux horloges marchent toujours d’accord. On pourra soit les joindre par un mécanisme qui leur donne l’une sur l’autre une action continuelle — c’est la théorie courante ; soit placer à côté d’elles quelqu’un chargé de les remettre à chaque instant d’accord — c’est l’hypothèse de Malebranche ; soit enfin les construire si parfaitement qu’une fois mises d’accord et livrées à elles-mêmes, elles continuent à y rester — c’est l’hypothèse de l’harmonie préétablie.

Telles sont les hypothèses métaphysiques sur les rapports de l’âme et du corps.

Voici maintenant d’autres hypothèses qui ont un caractère plutôt physiologique.

La vie, selon Descartes, n’est que le résultat de phénomènes mécaniques. Pour lui, les animaux, le corps humain ne sont que des machines, la physiologie n’est qu’une branche de la mécanique, la vie n’a point de propriétés spéciales qui la distinguent. Certainement si l’on s’en tient à cette doctrine, il est difficile d’expliquer les rapports de choses aussi différentes que l’étendue régie par le mécanisme et l’âme guidée par le dynamisme. Mais il y a des doctrines qui admettent pour la vie des propriétés un principe spécial. L’Organicisme, par exemple, représente ces propriétés comme disséminées dans les organes. La vie du corps est pour lui la résultante de toutes les vies locales des éléments anatomiques. Mais si l’organisme est la cause de la vie, quelle est la cause de l’organisme lui-même ? L’harmonie, l’unité des fonctions vitales, voilà ce que n’explique pas l’organicisme. Les éléments du corps changent sans cesse. « Ils sont continuellement en mouvement, dit Claude Bernard, dans un tourbillon rénovateur, dont l’intensité mesure celle de la vie. » Mais au milieu de ce changement continuel il y a quelque chose en nous qui ne change pas, c’est la forme du corps. Il y a donc un principe, une loi, une idée, quelque chose qui dirige, organise tous les mouvements élémentaires, qui soumet à des combinaisons invariables toute cette matière qui flue et reflue.

Ce quelque chose, c’est ce que l’école de Montpellier a nommé le principe vital. Aussi leur doctrine a-t-elle reçu le nom de vitalisme. On explique alors les rapports de l’âme et du corps en disant : toute la vie du corps se ramène à un seul principe, le principe vital ; toute la vie de l’âme se ramène à un seul principe, le principe spirituel. Ces deux principes sont des forces de même nature qui peuvent par conséquent agir l’une sur l’autre. On ne pourrait comprendre les rapports de la pensée et de l’étendue, mais on s’explique bien l’action de deux forces l’une sur l’autre.

Toutefois, il faut bien avouer que cette explication est loin de satisfaire entièrement l’esprit, et qu’il est encore malaisé de comprendre comment deux substances analogues, mais aussi différentes que le principe vital et l’âme pensante, peuvent agir l’une sur l’autre. C’est pourquoi une dernière doctrine a simplifié la précédente et expliqué les rapports de l’âme et du corps en identifiant les deux principes. Le principe vital, a-t-on dit, n’est qu’une des facultés de l’âme. C’est l’âme qui dirige le corps : cette doctrine a reçu le nom d’animisme. Son fondateur, Stahl, l’a poussée jusqu’aux conséquences les plus étranges. C’est consciemment, suivant lui, que l’âme fait vivre le corps. C’était là un paradoxe qui a beaucoup nui à la doctrine de l’animisme.

De nos jours, elle a été reprise avec plus de modération et de bon sens par M. Francisque Bouillier dans le livre intitulé : Le principe vital et l’âme pensante. Les faits sur lesquels s’appuient les animistes sont les suivants : l’homme est un, c’est par abstraction que nous distinguons deux êtres en nous. Mais le sentiment populaire, le sens commun, nous affirment sans hésiter l’unité absolue de l’être humain. Or, cette unité ne saurait s’expliquer par l’association de deux êtres entièrement différents ; il faut que ces deux vies émanent d’une même source. D’ailleurs n’avons-nous pas une certaine conscience de l’action que l’âme exerce sur le corps ? Le sens vital ne nous indique-t-il pas ce qui se passe à l’intérieur de notre corps ? « Le sujet, dit M. Veis, se sert de l’effort vital qui met les organes en jeu. » Si nous localisons les sensations dans les différentes parties de notre corps, c’est que l’âme n’est pas si insensible qu’on le pense aux manifestations de la vie du corps. Presque tous nos organes, dans les cas pathologiques, deviennent le siège d’une perception plus ou moins distincte : « C’est un spectacle à la fois curieux et pénible, dit un docteur, d’entendre un hypocondriaque faire le récit de ses souffrances : on dirait qu’armé d’un verre grossissant il suit toutes les opérations de la vie et dissèque chaque fibre de son organisme. » Le magnétisme, l’hypnotisme fournissent des exemples analogues de lucidité.

En outre, l’âme agit directement sur le corps ; les effets des émotions et des passions sur la circulation sont bien connus. Il est certain qu’on se soutient mieux dans la vie, ou résiste plus énergiquement aux causes de distraction, quand on a un puissant motif de tenir à la vie. De là vient l’efficacité pour le corps de l’hygiène morale.

Est-ce à dire que cette action de l’âme sur le corps soit complètement consciente, comme le veut Stahl ? Non, assurément, dit M. Bouillier. Mais l’âme et le moi ne sont pas choses identiques. Il y a une partie inconsciente du moi, et c’est elle qui préside à la vie physiologique.

Entre toutes ces hypothèses, nous ne ferons pas de choix. La question ne nous semble pas actuellement comporter de solutions. Avant de savoir si la vie du corps peut se ramener à celle de l’âme, et comment, il faudrait avoir ramené à un seul tous les phénomènes physiologiques d’une part et tous les phénomènes psychologiques de l’autre. Alors seulement on pourrait voir si ces deux faits sont susceptibles d’être ramenés l’un à l’autre.

Leçon 73
De l’immortalité de l’âme

Nous avons établi l’existence en nous d’un principe spirituel que nous avons nommé l’âme. Pendant la vie telle que nous la montre l’expérience, l’existence de l’âme nous semble entièrement liée à celle du corps. Cette union est-elle nécessaire, et le corps disparu, l’âme périt-elle ? De toutes les croyances, la plus populaire est la foi en l’immortalité de l’âme. Quelle est la valeur de cette opinion ? Trois sortes d’arguments tendent à l’établir : ce sont les arguments psychologiques, métaphysiques et moraux.

1. Arguments psychologiques

Ils consistent à montrer une contradiction entre la nature de nos facultés et l’hypothèse par laquelle notre destinée serait finie.

Sensibilité. Il y a chez nous des passions que ne parviennent pas à satisfaire les objets qui nous sont offerts par l’expérience. Notre passion est sans cesse à chercher un objet idéal et ne s’arrête qu’un instant à chacune des choses sensibles qui lui ressemblent plus ou moins. Les poètes de notre temps ont décrit en trop beaux vers ce sentiment de l’infini pour qu’il nous soit nécessaire d’y insister longuement. Or pourquoi y aurait-il en nous un besoin si impérieux de dépasser le fini si nous étions condamnés à y rester enfermés ? La mort ne doit donc pas venir mettre de terme au développement de notre nature sensible.

Intelligence. Nous avons besoin de la vérité, nous la cherchons, nous la construisons lentement, et nous sommes pourtant encore loin de la posséder. À mesure que nous avançons, le terme de notre marche semble reculer : non seulement dans l’état actuel de nos connaissances il n’est pas d’homme qui puisse dans sa vie arriver à connaître toute la vérité, mais il semble bien que cet homme idéal n’existera jamais. Il y a donc contradiction entre notre instinct de curiosité, qui est infini, et la limite que la mort assignerait au développement de notre intelligence.

Activité. La vie d’un homme ne suffit pas non plus sur cette terre pour réaliser le bien, et nous tendons pourtant vers le bien parfait, complet. En un mot, notre nature dans toutes ses facultés semble faite pour un développement infini. N’en résulte-t-il pas que nous devons atteindre ce développement et, pour cela, que nous devons être immortels ?

Cette triple preuve est loin d’être démonstrative. Pourquoi n’y aurait-il pas contradiction entre notre destinée et nos aspirations ? Ce serait triste, mais la vérité n’est pas tenue d’être gaie. Cette argumentation ne prendrait une certaine force que si l’on supposait préalablement démontrée l’existence d’un Dieu souverainement bon. On comprendrait alors qu’un être infini en bonté, en intelligence, et en pouvoir n’ait pas fait de créations contradictoires, et ne nous ait pas donné des tendances qui devraient rester sans être satisfaites. Mais il ne faut pas dissimuler que toutes ces hypothèses relatives aux fins que Dieu a pu nous assigner sont bien incertaines. Car enfin, ce qui nous apparaît comme une contradiction peut fort bien ne nous sembler tel qu’à cause de la faiblesse de notre intelligence qui ne voit qu’une partie des choses. Peut-être si nous pouvions contempler l’univers tout entier, voir la solidarité de tous les êtres, si nous connaissions le système de fins vers lesquelles marche le monde, ce qui nous apparaît comme contradictoire par rapport à nous, ne nous semblerait plus tel par rapport à l’ensemble des choses.

2. Arguments métaphysiques

1. La mort consiste dans une dispersion, une division des parties ; c’est une dissolution de l’être. Cela seul peut donc mourir qui a des parties. Mais l’âme est une et simple. Elle ne peut donc mourir.

2. La mort est impossible pour l’âme, parce qu’elle l’est également pour tous les autres objets. Le corps meurt en ce sens que ses éléments se dissocient, mais ces éléments eux-mêmes ne meurent pas ; ils ne font que se transformer. De même, en vertu du principe de conservation de la force et de la matière, qui s’applique aussi bien au monde psychologique qu’au monde physique, la force que nous sommes, notre âme, peut se transformer, mais non se perdre.

Ces deux arguments établissent bien que quelque chose de nous survit à la mort : ils sont donc plus probants que les précédents. Mais ils ne légitiment pas encore la croyance en l’immortalité de l’âme telle qu’elle est acceptée par la plupart des consciences. L’immortalité que nous espérons est une immortalité personnelle, une immortalité où le moi reste identique, garde sa mémoire, et affirme son existence après comme avant la décomposition du corps. Or l’immortalité qu’établissent les arguments précédents est toute métaphysique et impersonnelle. Ils prouvent bien que l’âme doit subsister, mais ils sous-entendent qu’elle peut se transformer, devenir autre chose qu’elle-même, par exemple, animer un autre corps, jouer un autre rôle dans la création. Mais que nous importe de subsister si nous cessons d’être nous-mêmes, et peut-on même dans une pareille hypothèse dire que nous subsistons ?

3. Preuves morales

Elles reposent sur cette idée que la loi morale doit avoir une sanction : on appelle ainsi le système de peines et de récompenses attachées à l’observation ou à la violation de la loi. Toute loi doit avoir une sanction si elle peut ne pas être observée. Les lois physiques n’ont pas besoin de sanction puisque les êtres qu’elles régissent ne peuvent s’y soustraire. Mais du moment où l’être soumis à la loi a le pouvoir de la négliger, il faut à la loi une sanction ; sans cela elle serait comme si elle n’était pas, et ne pourrait exercer aucune action sur la volonté ; dépourvue de toute autorité, comment s’imposerait-elle aux consciences ?

La loi morale doit donc avoir une sanction. Cette sanction existe-t-elle dans le cours de la vie ? Oui, certainement ; dès ici-bas, les violations de la loi morale sont réprimées et son observation récompensée. Mais ces sanctions sont-elles suffisantes ? C’est ce que nous avons à examiner.

Nous pouvons distinguer quatre espèces de sanctions qui nous sont appliquées pendant notre vie :

1. les sanctions matérielles qu’applique la société ;

2. les sanctions morales qu’appliquent nos semblables ;

3. les sanctions matérielles résultant de nos actions mêmes ;

4. les sanctions morales que nous nous appliquons nous-mêmes.

Les premiers consistent dans les peines et récompenses civiles. Peut-on dire qu’elles sont suffisantes à garantir l’observation de la loi ? Non : elles sont trop exposées à l’erreur. Que de criminels échappent au châtiment ! Que de vertus ignorées restent sans récompense ! Le bien surtout n’est presque jamais l’objet de récompenses matérielles de la société. Mais en dehors de celles-là, il en est d’autres morales : bien des honnêtes gens ne sont point récompensées par la société, mais recueillent le fruit de leur moralité dans la sympathie et le respect de leurs semblables. Tout au contraire le criminel qui échappe à la vindicte publique est frappé par le mépris et la défiance. Malheureusement ces sanctions morales, bien que plus élevées que les précédentes, sont encore appliquées par des raisons faillibles : il n’est pas rare qu’un indigne obtienne l’estime et le respect, et souvent la vertu reste inconnue, privée par conséquent de cette récompense morale qui devrait suppléer la récompense matérielle plus rare encore. La sanction morale par autrui n’est donc pas non plus suffisante.

Mais, dit-on, ce n’est pas seulement à la société qu’il faut demander peines et récompenses. Chaque individu trouve en lui-même la récompense ou le châtiment, conséquences de sa conduite. Le débauché le plus souvent est frappé dans sa santé, tandis qu’une conduite morale et sans excès est récompensée par un corps sain et robuste. De plus une bonne conduite est récompensée au point de vue moral par l’estime de soi, la satisfaction du devoir accompli. Inversement, le méchant traîne partout avec lui le remords de ses actions immorales. Assurément ces sanctions sont beaucoup plus sûres que les précédentes puisque l’individu se les applique lui-même, mais encore ne sont-elles pas suffisantes. Il y a des viveurs habiles qui savent conserver leur santé au milieu de leurs excès, et quelquefois au contraire l’homme le plus sobre est frappé par la maladie. Pour ce qui est de la sanction morale, le méchant arrive fort bien à faire taire sa conscience et à se débarrasser du remords : celui-ci ne se fait sentir que si l’on n’est qu’à moitié perverti. Si encore la satisfaction morale pouvait échoir en partage à quiconque se conduit bien ! Mais les plus honnêtes esprits sont souvent affligés d’une délicatesse raffinée qui les trouble sans cesse, qui leur fait dire quand ils ont bien agi, qu’ils auraient dû faire mieux encore, et qui les prive ainsi de la récompense morale de leur vertu.

Aucune des sanctions de la loi morale en cette vie n’est donc suffisante. La raison réclame une harmonie absolue entre le bonheur et la vertu, et cette harmonie ne se rencontre pas ici-bas. N’est-ce pas dire qu’elle doit se rencontrer plus tard et qu’après cette vie il y en aura une autre où cesseront les antinomies qui affligent notre existence actuelle ? Comment se distribuera cette sanction, c’est une question que nous n’avons aucun moyen de résoudre. Il doit nous suffire d’être certains que l’harmonie du bon et du bonheur n’ayant pas lieu ici-bas se réalisera nécessairement ailleurs.

Il résulte de cette étude qu’aucun des quatre genres de sanctions temporelles de la loi morale n’est suffisant pris isolément. Pour que la démonstration fût complète, il faudrait démontrer que l’une ne supplée pas à l’absence de l’autre, et qu’ils ne suffisent pas pris dans leur ensemble. Ce qui est impossible à démontrer.

J’ai même entendu plusieurs fois des gens d’expérience être d’avis qu’il y avait sanction toujours, d’une façon ou de l’autre, dès ici-bas.

Leçon 74
De Dieu. Exposé des preuves métaphysiques de son existence.

Qu’entend-on par le mot de Dieu ? Il a été pris dans bien des acceptions différentes, qui ont ceci de commun, de désigner un être supérieur aux êtres ordinaires. Mais une définition aussi vague ne saurait nous suffire : pour nous, Dieu, c’est l’absolu. L’absolu c’est ce qui existe en soi et par soi, en dehors de toute relation. S’il existe, c’est un être qui n’est limité par aucun autre être, qui n’est déterminé par rien d’extérieur à lui, qui se suffit pleinement et parfaitement. Se demander si Dieu existe, c’est se demander quelle raison nous avons d’admettre l’existence de l’absolu.

Bien des démonstrations ont été tentées dans ce sens. On les a quelquefois divisées en preuves a priori et a posteriori. Mais cette division est trop inégale ; la presque totalité des preuves de l’existence de Dieu est a posteriori. On les a encore divisées en preuves métaphysiques ou a priori, et l’on a fait deux classes des preuves a posteriori : les preuves physiques qui empruntent leurs éléments à l’observation extérieure ; et les preuves morales, qui empruntent les leurs à l’observation interne. Mais ce que cette classification nomme les preuves physiques n’ont de valeur que si elles ont une portée métaphysique ; comme les preuves a priori, elles ont pour principal ressort les principes rationnels. Nous diviserons donc les preuves de l’existence de Dieu en deux classes seulement : les preuves métaphysiques et les preuves morales. La suite de cette étude nous montrera bien la nécessité de cette distinction.

Examinons donc les preuves métaphysiques de l’existence de Dieu. La définition que nous en avons donné va nous permettre d’introduire de l’ordre dans l’exposition de ces preuves. Dieu, c’est l’absolu. Les preuves de son existence devront donc montrer que le relatif ne se suffit pas à lui-même, que les phénomènes réclament pour s’expliquer autre chose qu’eux-mêmes. Mais on peut considérer le monde sous autant de points de vue distincts qu’il y a de principes rationnels. Toute preuve métaphysique aura donc pour objet de montrer que les phénomènes ne se suffisent pas à l’un de ces points de vue. Les principes rationnels les plus généralement employés à cette démonstration sont les principes de perfection que nous n’avons pas admis comme réellement a priori, les principes de causalité et de finalité.

1. Preuves par le principe de perfection

Ces preuves sont au nombre de deux. La première, proposée pour la première fois par St. Thomas d’Aquin, se retrouve dans Descartes. Nous remarquons qu’il y a des êtres plus ou moins bons, plus ou moins parfaits. Or cela suppose qu’il y a une perfection idéale à laquelle nous mesurons tout le reste. Comment apprécier ces perfections relatives sinon en les comparant à une perfection absolue ? Il y a donc en nous l’idée d’une perfection absolue. Or cette idée ne peut nous venir que d’un être parfait, de Dieu. Pour établir que la cause que cette idée est réellement un être parfait, Descartes part de ce principe que nous nous réservons d’examiner, qu’il doit toujours y avoir au moins autant de réalité dans la cause que dans l’effet.

La seconde preuve est la preuve ontologique ? St. Anselme, Descartes, Leibniz ? Voici cette preuve sous sa première forme : Dieu est tel qu’on ne peut concevoir d’être plus grand que lui ; or, s’il n’existait pas, on pourrait concevoir un être qui lui serait supérieur en ce qu’il aurait de plus que lui l’existence ; donc, Dieu doit exister.

À cette comparaison quantitative, Descartes substitue des comparaisons qualitatives : j’ai, dit-il, l’idée d’un être souverainement parfait : or, la première et la plus nécessaire des perfections est l’existence ; donc Dieu existe.

2. Preuves par le principe de causalité

Le type de toutes les preuves de l’existence de Dieu qui auraient pour base le principe de causalité est le raisonnement aristotélicien. Tout ce qui est en mouvement est mû par quelque chose : mais ce quelque chose dans tous les moteurs que nous connaissons est lui-même mû par autre chose. Il faut donc qu’il y ait en dehors de ce que nous connaissons un premier moteur d’où vienne le mouvement, il faut trouver un terme d’où dérivent les autres, il faut s’arrêter [en grec dans le texte]. Or, à quelle condition pourra-t-on s’arrêter ? À cette condition que le premier moteur tire son mouvement de lui-même, en donne sans en recevoir.

C’est un argument du même genre que Clarke a proposé sous le nom de preuve a contingentia mundi. Cette preuve peut se diviser en deux moments :

1. Il existe quelque chose ; donc quelque chose a toujours existé. En effet, si quelque chose n’avait pas toujours existé, les choses qui existent actuellement seraient sorties ex nihilo, leur existence serait sans cause.

2. Ce quelque chose est Dieu. En effet, que peut-il être ? Sera-ce la totalité infinie des êtres relatifs et changeants ? Mais c’est impossible. Puisque chacun des termes de cet ensemble a une cause extérieure à lui, il en est de même de la série entière. Cet ensemble n’a donc pas de cause interne, ne s’explique pas par lui-même. Il suppose donc une cause externe. Cette cause sera éternelle comme nous l’avons établie ; elle sera de plus immuable et indépendante comme n’étant pas comprise dans la série des êtres relatifs et changeants : ce sera Dieu.

Tous ces arguments peuvent se ramener à la forme suivante : Les causes que nous montre l’expérience expliquent bien leurs effets, mais ne s’expliquent pas elles-mêmes ; chacune d’elles en a besoin d’une autre pour s’expliquer. Mais cette régression de cause en cause n’aura-t-elle pas de terme ? Le monde serait alors inexplicable. Mais s’il est intelligible, il faut qu’on puisse s’arrêter à une première cause sans cause elle-même, c’est-à-dire, à Dieu.

3. Preuves par le principe de finalité

Il y a deux manières d’exposer cette preuve : ou bien on se place dans l’abstrait, et sans s’occuper de ce qui nous est donné dans l’expérience, on établit au nom du principe de finalité l’existence d’une fin suprême, de Dieu ; ou bien on part de certains faits donnés dans l’expérience et qui semblent ne pouvoir s’expliquer que si l’on admet l’existence d’une intelligence qui ait disposé le monde en vue d’une fin.

1. La raison nous oblige à concevoir les séries de causes et d’effets comme convergeant vers une fin chacune. Mais pour que l’unité réclamée par l’esprit soit réalisée dans le monde, il faut que ces fins se subordonnent les unes aux autres. Nous concevons ainsi chaque fin comme un moyen par rapport à une autre fin. De régression en régression nous arrivons à une fin unique, Dieu. Il nous apparaît comme le but où va le monde, comme la fin absolue des choses.

2. La nature se présente à nous comme un ordre, un système de choses ; l’observation prouve dans le monde l’existence d’un plan. Comment expliquer cet ordre ? Évidemment il implique qu’il y a eu un dessein, et par conséquent aussi une intelligence concertant les chœurs harmonieusement en vue d’un but ; cette intelligence c’est Dieu.

On peut rattacher à cette preuve celle que Leibniz fait reposer sur le principe de raison suffisante. À l’origine des choses, dit Leibniz, il y avait une infinité de mondes logiquement possibles. Qui donc a choisi entre tous ces possibles ? Pourquoi un monde a-t-il été choisi dans cette foule, et l’existence a-t-elle été refusée aux autres ? Ce choix implique l’existence d’une intelligence accompagnée d’une volonté, d’une personne suprême, de Dieu. Sans lui, ce choix n’a plus de raison suffisante : Dieu a choisi le monde actuel parce qu’il était le meilleur.

Leçon 75
Critique des preuves métaphysiques de l’existence de Dieu

Kant a présenté contre les preuves métaphysiques de l’existence de Dieu tout un système de critique. C’est dans la seconde partie de la Logique transcendentale (Dialectique transcendentale, ch. III, « Idéal de la Raison »). Toutes ces critiques sont inspirées par une idée qui découle immédiatement du kantisme. Pour lui, le rôle des principes rationnels est seulement de régler l’expérience. Nous ne pouvons donc sans paralogisme les employer à démontrer l’existence d’un être qui est par définition même en dehors de l’expérience. La raison lie, organise les phénomènes que nous percevons, mais Dieu est un absolu, hors de leur portée par conséquent.

Reprenons maintenant les preuves que nous avons déjà exposées. La première suppose en nous l’idée innée de perfection. Or, nous ne l’avons point admise au nombre des idées rationnelles, car elle ne rentre point parmi les conditions de l’expérience. De plus tout le reste de l’argument repose sur ce principe contestable qu’il y a toujours au moins autant de réalité dans la cause que dans l’effet. Ce principe suppose que l’effet n’est qu’une partie adéquate de la cause qui s’en est pour ainsi dire détachée. C’est là une conception mathématique des choses qui est loin de la réalité. L’effet est hétérogène à la cause ; il présente une réalité et des qualités nouvelles. On ne peut pas dire que l’eau ne présente pas une réalité toute [illisible] de sa cause, l’oxygène et l’hydrogène combinés par l’influence électrique. Enfin, cet argument suppose une théorie de la connaissance que nous avons déjà réfutée. Il semblerait en effet d’après lui que nos idées fussent produites en nous par l’action d’un objet extérieur. Que cet objet soit matériel ou transcendant, ce n’est pas moins retirer à l’esprit son activité, ce qui n’est pas admissible.

L’argument ontologique n’est pas plus valable. Leibniz remarqua avant Kant qu’il avait besoin de correction ; il démontre, dit-il, l’existence de Dieu à la façon d’une vérité mathématique. On pose d’abord une définition et on en tire une conséquence : Dieu est parfait ; l’existence est une perfection, donc Dieu existe. Mais quand on donne la définition d’une figure géométrique pour en tirer les conséquences, on sait que cette figure est logiquement possible : or, dans ce cas, on ne le sait pas : la perfection peut être contradictoire. Il faudra donc démontrer d’abord que l’être parfait est possible, le syllogisme de St. Anselme ne sera valable qu’ensuite. Mais, même avec cette correction de Leibniz, cet argument n’est pas suffisant. D’abord, comme l’a fait remarquer Kant, l’existence est-elle une perfection ? Quand je dis qu’une chose existe, je n’ajoute rien à son concept : je déclare seulement réels les attributs qui le composent. En second lieu, le syllogisme n’est pas admis à déduire de la définition d’une chose son existence. Si les prémisses ne posent l’objet comme possible, il est absurde a priori, en vertu de la définition même du syllogisme, que la conclusion en déduise qu’il est réel. C’est là un jugement synthétique que le syllogisme, instrument de l’analyse, ne peut donner. De ce que j’affirme que toutes les perfections peuvent convenir au sujet Dieu, il peut s’ensuivre qu’il peut exister, mais non qu’il existe réellement.

Nous arrivons aux preuves reposant sur le principe de causalité. Leur forme générale est l’[en grec dans le texte] d’Aristote. Mais le principe de causalité exige-t-il réellement qu’on s’arrête dans la régression des causes et des effets ? Point du tout. Au contraire, la première cause serait contradictoire à ce principe, puisqu’elle-même n’aurait pas de cause. Mais a-t-on dit, cette première cause s’est produite elle-même. Le principe de causalité n’en est pas moins violé : il ne donne le nom de cause qu’à un terme distinct d’un autre terme, qu’il appelle l’effet. Et en effet, un objet qui se crée lui-même est au-delà des limites de la raison, est en contradiction avec les principes rationnels.

Le principe de causalité force donc au contraire l’esprit à une régression indéfinie. Cette preuve, bien qu’imparfaite, a pourtant une supériorité sur les autres. En complétant le principe de causalité par le principe du nombre, on peut pressentir que quelque chose doit exister en dehors de phénomènes. Tout ce qui est formé de parties est formé d’un nombre fini de parties. Il doit donc y avoir un nombre fini d’effets et de causes, la série doit avoir un terme. Mais lorsque nous cherchons à concevoir le premier terme de cette série, et que nous nous servons pour cela du principe de causalité qui n’est fait que pour les phénomènes relatifs, nous tombons dans les absurdités signalées plus haut. Pour le moment nous devons seulement nous en tenir à cette conséquence que la série des causes et des effets est limitée.

De même que la preuve par la causalité était supérieure aux autres, de même la preuve par la finalité a une plus grande valeur logique que la précédente. En effet, le principe de finalité n’exige pas que la régression des moyens et des fins soit indéfinie, comme l’était celle des causes et des effets. Mais cet argument, malgré cet avantage, n’est pas encore péremptoire. En effet, qui nous répond que toutes les séries de causes et d’effets qui forment l’univers ne forment qu’un seul système et n’ont qu’une seule fin ? Pourquoi ne formeraient-elles pas plusieurs systèmes distincts, ayant chacun leur fin spéciale ? S’il en était ainsi, nous serions loin de l’absolu et par conséquent de Dieu. En second lieu, quand bien même la fin du monde ne serait pas multiple, rien ne prouve qu’elle serait en dehors des choses, qu’elle serait transcendante.

Supposons, par exemple, que l’homme soit la fin du monde, que tous les phénomènes, que toutes les parties de l’univers, aient uniquement pour raison d’être de réaliser l’homme, de permettre l’avènement d’un être raisonnable et libre. Nous n’aurions pas dans ce cas l’absolu que nous cherchons ; l’existence de Dieu ne serait pas démontrée.

L’argument tendant à prouver l’existence de Dieu comme fin du monde n’est donc pas valable. Il y a une autre manière de démontrer l’existence de Dieu en vertu des principes de finalité et de causalité, en le considérant comme l’organisateur du monde. Nous allons exposer et critiquer cet argument, appelé par Kant preuve physico-théologique.

Leçon 76
Exposé et critique de la preuve physico-théologique

Kant a résumé ainsi l’argument physico-théologique.

1. Il y a partout dans le monde des signes manifestes d’une ordonnance.

2. Cette ordonnance n’est pas inhérente aux choses ; elle ne leur appartient que d’une manière contingente.

3. Il existe donc une ou plusieurs causes sages qui ont produit le monde non comme une force qui engendre fatalement son effet, mais comme une intelligence qui agit librement.

4. L’unité de cette cause se conclut de l’unité des rapports mutuels des parties du monde, envisagées comme les différentes pièces d’une œuvre d’art.

Cette preuve, pour laquelle Kant professait un respect tout particulier, a été soumise à toutes sortes d’objections. Que l’univers présente une certaine harmonie, c’est ce qui n’est contesté par personne. Le premier point de la preuve est donc accordé par tous les philosophes.

Mais il n’en est pas de même du second : toute une école qu’on peut faire remonter jusqu’à Démocrite prétend expliquer l’ordre sans supposer la finalité. Mais c’est chez Épicure que nous trouvons pour la première fois le problème nettement posé et radicalement résolu. Suivant lui, ce n’est pas à une fin conçue par une intelligence ordonnatrice qu’est due l’harmonie que nous représente le monde. La cause de cette harmonie n’est pas non plus la nécessité que supposent les sciences, c’est le hasard. Les atomes sont doués de liberté : la forme des corps qu’ils composent est donc nécessairement contingente ; s’ils se sont combinés de façon à former le monde tel qu’il existe, c’est le hasard seul qui en est la cause.

Mais, a objecté Cicéron, une pareille explication équivaut à un refus d’expliquer. Comment admettre que le hasard seul ait présidé à l’harmonie si complète des diverses parties du corps, et quelle probabilité y a-t-il pour qu’en tirant 29 lettres au hasard, on amène le premier vers de l’Iliade ? La probabilité est encore moins forte pour que le monde actuel si bien ordonné se soit formé et subsiste par le seul hasard.

On peut répondre qu’il y a une raison pour que parmi toutes les combinaisons possibles, celle que nous connaissons se soit produite. Logiquement les atomes peuvent se grouper d’une infinité de façons, et en effet une infinité de mondes différents se sont succédés dans l’infinité du temps. La combinaison actuelle a fini et devait nécessairement finir par arriver. Or, cette combinaison était la seule stable, la seule qui permit au monde un état d’équilibre. Il ne faut donc s’étonner ni qu’elle se soit formée, ni qu’elle dure une fois formée.

Mais qu’est-ce que cette stabilité, cet équilibre qui fait la durée du monde actuel ? Épicure ne l’explique pas. Si les atomes ne sont pas faits pour former un système déterminé, pourquoi de toutes les combinaisons possibles n’y en aurait-il qu’une permettant au monde de se tenir. Si les atomes sont indifférents à telle ou telle forme, pourquoi en changeraient-ils ? Pourquoi ne subsisteraient-ils pas à l’état de chaos ? Cet équilibre dont parle Épicure est donc singulièrement vague et si on cherche à préciser cette idée on s’aperçoit qu’elle n’exprime rien étant donné le système d’Épicure.

Mais aujourd’hui cette philosophie qui en supprimant la finalité ne met à sa place que le hasard, n’est plus admise de personne. Elle a été remplacée par une philosophie plus subtile, plus savante, qui porte le nom général de mécanisme et qui, sous sa forme la plus récente et la plus parfaite, s’est appelée l’évolutionnisme.

Voici quel est le principe du mécanisme.

Les partisans de la finalité partent de ce fait d’observation qu’il y a un rapport exact entre les moyens et leurs résultats, par exemple, dans les corps animés, entre les organes et leurs fonctions. Les finalistes partent de là pour établir que ce rapport n’a pu être établi que par une intelligence. Les mécanistes affirment que ce rapport a pu se produire autrement : il dérive pour eux de la nature même des choses. Le moyen produit fatalement ses résultats : il ne pourrait en être autrement. On admire avec quelle habileté l’œil est fait pour la lumière : mais c’est la lumière qui fait l’œil. Cette parfaite corrélation n’a donc rien qui doive étonner.

Voyons comment M. Herbert Spencer (dans Les Premiers principes) expose les fondements de l’évolutionnisme :

Les faits d’harmonie et d’ordre sur lesquels les finalistes s’appuient de préférence sont de deux sortes : il y a d’abord une merveilleuse proportion entre les êtres et leurs milieux. Par exemple, chez les vivipares, le fœtus est constitué de telle sorte qu’il peut se nourrir de la nourriture même de sa mère ; au contraire, dès qu’il a paru au jour il se constitue de telle façon qu’il est en parfaite harmonie avec ce milieu nouveau.

En second lieu, il y a la coordination que présente chaque être, et surtout l’être organisé qui forme un tout à la fin duquel concourt chacune des parties.

Ces deux faits que les finalistes croient ne pouvoir expliquer que par l’intervention d’une intelligence supérieure, les mécanistes croient l’expliquer sans la finalité par le seul effet du déterminisme des causes efficientes. L’harmonie de l’être et de son milieu, Spencer l’explique par ce qu’il appelle l’adaptation au milieu. L’être est forcé de s’adapter à son milieu, il ne peut pas faire autrement. Cette adaptation est due à ce que Spencer appelle l’instabilité de l’homogène. Un être qui n’est pas adapté à son milieu est dans une perpétuelle instabilité. Pour trouver son équilibre, il faut nécessairement qu’il s’adapte. Une masse homogène est nécessairement dans un équilibre instable « car les différentes parties supportent des forces différentes ; de ce qu’il y a un côté externe et un côté interne, de ce que ces côtés ne sont pas également près des sources d’actions voisines, il résulte qu’ils subissent des influences inégales. »

Cela admis, reste à expliquer la coordination. Comment les éléments hétérogènes nés ainsi forment-ils des systèmes présentant de l’unité ?

C’est au moyen de ce que Spencer appelle la ségrégation. L’adaptation a produit des agrégats d’éléments hétérogènes : or, « si un agrégat quelconque, composé d’unités dissemblables, est soumis à l’action d’une force, ses unités se séparent les unes des autres pour former des agrégats moindres, composés chacun d’unités semblables entre elles pour chaque agrégat, et dissemblable de celle des autres ». Par exemple un coup de vent jette à terre les feuilles mortes d’un arbre et respecte les feuilles vertes. La ségrégation, pour Spencer, consiste donc en une sorte de triage qui réunit les semblables en systèmes distincts : c’est ainsi que se produisent l’ordre et l’unité.

Tels sont les principes de l’évolutionnisme ; voyons ce que ses théories ont de fondé. L’harmonie entre l’être et son milieu est produite, dit Spencer, par une adaptation nécessaire et mécanique. Mais il est bien des cas où l’on ne se représente pas comment a pu avoir lieu cette adaptation. Une masse plongée dans un milieu respirable et nutritif va vivre ; soit. Mais supposons que le milieu cesse d’être nutritif et que la nourriture nécessaire à l’être vivant soit à quelque distance de lui. Pour pouvoir continuer à vivre, il lui faut des organes moteurs. Mais comment admettre que le seul besoin qu’il a de ces organes les produise ? Et en fût-il ainsi, ne serait-ce pas plutôt une preuve de finalité ? En effet, ou les germes des organes préexistaient, les causes mécaniques que nous venons d’examiner n’ont fait que les développer et la difficulté n’est que déplacée ; ou les modifications nécessaires à l’adaptation ont été produites par le hasard ; les choses se sont produites de telle façon et non de telle autre parce que cela s’est rencontré ainsi, et rien n’est expliqué. Si [illisible].

En outre, la ségrégation peut-elle expliquer la coordination que présente chaque être ? La coordination physique, oui ; la coordination organique, non. Un tout organisé n’est pas seulement la réunion d’éléments semblables, mais leur systématisation, leur subordination à une unité dominante. Toutes les parties coopèrent à l’ensemble, et cette subordination se retrouve, non seulement dans le corps entier, mais dans chaque organe. Or, la théorie de Spencer ne l’explique pas suffisamment. L’évolutionnisme peut bien être juste, mais il ne dispense pas de la finalité ; il nous montre merveilleusement la proportion entre les causes, les moyens et leurs résultats. Mais ce n’est pas assez pour rendre les causes finales inutiles. Loin de là ; elles n’en deviennent que plus nécessaires quand il faut expliquer les phénomènes de l’évolution et de la ségrégation.

Leçon 77
Critique de la preuve physico-théologique. Preuves morales de l’existence de Dieu.

Jusqu’ici nous avons établi l’existence d’une fin. Mais comment faut-il se représenter cette finalité ? L’argument physico-théologique assimile le monde à une œuvre d’art, et sa finalité à l’intelligence de l’artiste, qui a conçu et réalisé l’ordre actuellement en vigueur. Mais n’est-ce pas là, a-t-on objecté, un anthropomorphisme que rien ne justifie ? Pourquoi faire intervenir un être réalisant ses desseins extérieurement à lui-même ? Pourquoi la finalité ne serait-elle pas immanente, les choses n’iraient-elles pas spontanément à leur fin ? Nous avons un exemple de pareille finalité dans les faits psychologiques de l’instinct qui va à sa fin sûrement et inconsciemment. Il peut fort bien en être ainsi de l’univers. Nous trouvons une doctrine de ce genre dans la théorie du désir d’Aristote. Elle a été reprise avec une vigueur particulière par Hegel. Les causes efficientes, pour lui, ne sont qu’une apparence : en réalité, il n’y a que des causes finales. La fin purement idéale des choses existe seule à l’origine, puis elle se réalise elle-même : les choses vont à leur fin par un attrait et non par une impulsion mécanique. Cette théorie, qui se retrouve chez Hartmann et Schopenhauer, est la théorie de la finalité immanente. Elle est destinée à remplacer la finalité transcendante, et elle échappe au reproche d’anthropomorphisme. Mais tout d’abord, quel grand avantage y a-t-il à ne pas supposer l’intelligence de Dieu analogue à celle des hommes ? Si on la compare à l’instinct, on ne fait plus il est vrai de l’anthropomorphisme, mais du zoomorphisme, comme on a dit. Mais là n’est pas la critique importante de cette doctrine ; son grand défaut est d’être irreprésentable. Toute finalité suppose la conception de la fin. Or, cette conception, phénomène psychologique, comment serait-elle possible sans conscience ? Hartmann, qui admet des phénomènes psychologiques inconscients, n’est pas arrêté par cette difficulté ; mais ayant réfuté cette théorie nous sommes forcés d’admettre une finalité transcendante.

Il y a donc de l’ordre dans le monde, et ce monde vient d’un esprit transcendant. S’ensuit-il de là que l’argument physico-théologique prouve péremptoirement l’existence de Dieu ? Kant, qui ne l’a pas cru, adresse à cet argument un double reproche.

1. Il démontre bien qu’il y a un architecte de l’univers mais non un créateur ; que la forme du monde est contingente, mais il ne prouve pas qu’il en soit de même de sa matière. Or, Kant repousse comme nous l’avons fait nous-mêmes, l’argument cosmologique, qui tend à prouver la contingence de la matière du monde.

2. Cet argument s’appuie sur l’expérience, mais non que sur elle. Il part des faits d’ordre et d’harmonie donnés à l’observation, et Dieu est conclu comme cause de cet ordre et de cette harmonie. Mais la cause est évidemment proportionnelle à l’effet. Si l’ordre et l’harmonie sont imparfaits, on ne pourra conclure à l’existence d’une cause parfaite. Or, dit Kant, tout ce qui nous est donné dans l’expérience est plus ou moins limité, imparfait. Nous ne pourrions donc conclure à l’existence d’une cause toute-sage et toute-puissante, comme le veut la définition de Dieu, mais seulement d’une cause très sage et très puissante par rapport à nous.

 

Cette critique nous paraît sans réplique. Il n’en résulte pas qu’il ne prouve rien, mais qu’il établit seulement l’existence d’un architecte du monde, mais sans bien déterminer sa grandeur, car jamais l’expérience ne pourra nous donner l’idée de la sagesse et de la puissance parfaites.

Sous le nom de preuves morales on réunit généralement deux argumentations. La première repose sur le consentement universel des hommes : nous la trouvons déjà dans Cicéron. Tous les hommes croient à l’existence de Dieu ; donc, c’est que Dieu existe. Mais d’abord, il est discutable que tous les hommes aient l’idée de Dieu ; en outre, quand bien même cela serait admis, cela ne donnerait qu’une présomption en faveur de son existence : car le sentiment universel s’est souvent rencontré sur des questions plus faciles à résoudre, et s’est trompé. Cet assentiment est donc un fait qui doit faire réfléchir : il ne faut pas dédaigner cet accord, au moins général, sinon universel ; mais il ne faut pas en faire non plus un critérium de vérité.

Abordons maintenant les preuves morales proprement dites, c’est-à-dire celles qui nous montrent Dieu comme condition de moralité. Il y a deux faits en morale qui ne suffisent pas à s’expliquer, qui supposent un fondement distinct de la morale.

Le premier est l’obligation morale. Nous avons constaté expérimentalement ce fait sans l’expliquer au début de la morale. Or, comment une loi peut-elle être obligatoire ? Nous ne sommes jamais obligés que par quelqu’un. Qui donc nous oblige à la loi morale ? Une loi abstraite ne suffit pas à s’imposer. Il faut que la loi morale que nous avons considérée jusqu’ici abstraitement soit quelque chose de vivant. La loi morale ainsi considérée, c’est Dieu.

Mais il faut s’expliquer : le stoïcisme faisait consister la vertu dans la conformité à la nature, c’est-à-dire à la volonté de Dieu. Ce n’est pas ainsi que nous l’entendons : en obéissant à la loi morale, nous n’obéissons pas à l’autorité d’un être étranger à nous. La loi n’est pas la volonté de Dieu, elle est Dieu même, s’identifie avec lui. La loi morale suppose donc l’existence de Dieu.

Le second fait est la sanction morale : la raison réclame l’harmonie entre la vertu et le bonheur. Cette harmonie ne se trouvant pas ici-bas doit exister ailleurs dans des conditions supra-expérimentales. L’immortalité de l’âme nous a semblé une condition nécessaire à cela, mais ce n’est pas la seule ; il faut qu’il y ait une cause capable d’assurer cette harmonie, de rendre la nature conforme à la morale : cette cause est Dieu. Ainsi Dieu, qui nous apparaissait tout à l’heure comme la loi morale vivante, nous apparaît maintenant comme la seule condition à laquelle puisse se réaliser l’harmonie du bonheur et de la vertu.

Nous avons examiné et critiqué les preuves historiques de l’existence de Dieu. Les preuves métaphysiques nous ont donné peu de chose, quelques-unes sont notoirement sans valeur ; avec les preuves par la causalité, jointe au principe du nombre et la finalité, nous avons vu que l’absolu devait exister ; nous sommes arrivés sur le rivage de la mer dont parle Littré. Enfin la preuve physico-théologique nous a montré Dieu comme architecte du monde, et les deux preuves morales nous l’ont montré comme la loi morale vivante et la condition de la sanction morale. Nous avons prouvé qu’il y avait un absolu et par conséquent que Dieu existait, puisque nous avons défini Dieu l’absolu.

Leçon 78
De la nature et des attributs de Dieu

Il nous faut déterminer maintenant quelle est la nature de ce Dieu dont nous venons de déterminer l’existence, c’est-à-dire ses qualités ou attributs. Pour cela, deux méthodes s’offrent : la première procède par analogie et attribue à Dieu, en les élevant à la perfection, tous les attributs des êtres imparfaits : Elle provient de ce principe qu’il doit y avoir au moins autant de réalité dans la cause que dans l’effet. Or, c’est là une idée que nous avons déjà réfutée. Nous ne pouvons donc admettre cette méthode.

La seconde consiste à partir de la définition de Dieu et à chercher quelles sont les conditions des attributs que lui prête cette définition, cette seconde méthode est une simple déduction, c’est elle que nous suivons.

On distingue deux sortes d’attributs ; les attributs métaphysiques et les attributs moraux. Les premiers nous représentent Dieu comme être en général, les seconds nous représentent Dieu comme une personne.

Attributs métaphysiques

1. Infinité. Dieu étant absolu ne peut être fini ; car s’il était limité, il serait relatif à ce qui le limiterait.

2. Unité. Un composé de parties est relatif à ses parties ; il ne peut se concevoir en lui-même et par lui-même, mais en fonction des éléments qui le composent. Mais Dieu est absolu ; il est donc nécessaire qu’il soit un.

3. Perfection. On a quelquefois entendu par perfection divine la somme de toutes les qualités des êtres élevés à l’absolu. C’est la faire déchoir la divinité. Toutes les qualités des êtres sont relatives. Attribuer à Dieu toutes les qualités des êtres, passés, présents, futurs, ne saurait s’accorder avec son unité. Nous n’entendons donc perfection que dans le sens de qualité d’un être qui se suffit à lui-même, n’a besoin de rien d’autre que lui. Perfection n’est donc pour nous que le synonyme d’absolu. [en grec dans le texte], absolutus ont d’ailleurs le double sens de parfait et d’absolu.

4. Immortalité. Dieu est immuable, car il n’y a de changement que dans le monde du relatif. Si Dieu changeait, il faudrait ou que quelque chose d’extérieur le fît changer, ce qui est contraire à l’hypothèse, ou qu’il se fît changer lui-même, ce qui n’est pas possible car il est ce qu’il est.

5. Immensité. Dieu est, non pas dans tout l’espace, ce qui est inintelligible, mais en dehors de l’espace, ce qui l’est plus encore. En effet, tout ce qui est dans l’espace est dans une partie de l’espace, et par là même est relatif.

6. Éternité. De même Dieu est éternel, c’est-à-dire en dehors du temps. Il n’y a pour lui ni passé, ni présent, ni avenir.

Attributs moraux

C’est ici qu’on emploie surtout la méthode d’analogie, par une sorte d’anthropomorphisme qui donne à Dieu comme à l’homme une sensibilité, une intelligence, une volonté. Tout en rejetant cette méthode, la déduction ne peut pas nous servir ; la notion toute métaphysique de l’absolu ne peut pas nous donner des attributs moraux. Mais nous connaissons encore Dieu comme cause de l’harmonie entre le bonheur et la vertu ; par là nous arrivons aux attributs moraux.

Dieu est omniscient, afin de pouvoir juger les hommes en parfaite connaissance de cause. En outre il est omnipotent, afin de pouvoir exécuter sans obstacle ses jugements. La nature est absolument amorale ; pour la forcer à se mettre d’accord avec la morale, il faut évidemment disposer d’une puissance sans bornes. En troisième lieu, il faut que ce juge suprême soit absolument impartial, c’est-à-dire qu’il soit parfaitement équitable. Enfin, la liberté de Dieu nous apparaît à la fois comme une condition de cette magistrature supérieure et comme une conséquence de sa nature métaphysique. Pour rendre ses jugements avec une justice parfaite, il faut qu’il soit soustrait à l’action de toute cause extérieure et d’autre part aucune cause extérieure ne peut agir sur lui puisqu’il est absolu.

Ces attributs moraux nous font voir Dieu comme une personne et constituent la personnalité divine. On a dit quelquefois qu’il y avait contradiction entre les attributs métaphysiques et moraux de Dieu. Les uns nous font concevoir Dieu comme personnel et les autres comme impersonnel. L’objection serait valable si nous avions entendu par infini l’infini en extension, mais c’est comme infini en compréhension que nous comprenons Dieu ; l’infinité divine n’est alors qu’une autre forme de son caractère d’absolu. De même pour ce qui est de la perfection : il y aurait contradiction si la perfection que nous avons admise n’était que la réunion de toutes les qualités réelles et possibles portées à leur maximum d’intensité. Mais pour nous parfait est presque synonyme d’absolu ; or, il n’y a nulle contradiction entre l’idée de personnalité et celle de l’absolu ; tout au contraire la personne parfaite a pour idéal l’absolu.

Leçon 79
Des rapports de Dieu et du monde. Du dualisme. Du panthéisme. De la création

Nous avons montré l’existence de Dieu et déterminé sa nature. Reste à savoir quels sont les rapports de Dieu et du monde. On s’entend généralement à considérer Dieu comme cause du monde mais de quelle façon cette cause produit-elle son effet, voilà ce qui est en question.

D’après le dualisme, Dieu n’a fait qu’ordonner le monde lorsqu’il a commencé son œuvre, il existait déjà une matière, la [en grec dans le texte] de Platon, l’[en grec dans le texte] d’Aristote. Cette matière existait de toute éternité. Mais alors cette matière est un autre absolu qui limite la puissance de Dieu, ce qui est contradictoire aux attributs que nous lui avons reconnus. En outre, quelque indéterminée qu’on suppose cette matière, elle n’en a pas moins certaines lois propres : Dieu ne pourrait donc pas l’organiser absolument comme il lui plaisait.

Mais, peut-on dire, pourquoi se représenter Dieu en dehors du monde ? Pourquoi l’univers ne serait-il pas Dieu se développant ? Cette doctrine, le panthéisme, enlève toute existence propre aux individus. Ils ne sont que les phénomènes divers d’une substance commune, Dieu. Le panthéisme explique les rapports de Dieu et du monde en les ramenant au rapport d’une substance et de ses phénomènes. Il a revêtu des formes très différentes. Tantôt le Dieu-monde nous est représenté comme un principe matériel. Le panthéisme est dit alors matérialiste ; c’est là le panthéisme stoïcien et ionique, du moins en grande partie. Tantôt le premier principe nous est représenté comme spirituel ; ainsi, Hegel met l’Idée au commencement de toutes choses. L’idée tend à se réaliser et y arrive en subissant la loi des contraires qui est celle de la réalité. Ce panthéisme est dit idéaliste. Le panthéisme de Spinoza n’appartient ni à l’un, ni à l’autre de ces genres. Pour lui, Dieu est à la fois principe de l’étendue et du mouvement : res extensa et cogitans.

Le panthéisme est exposé aux trois objections suivantes : La conception de Dieu est impossible. Un être qui résume en lui tous les êtres n’est pas seulement monstrueux et irreprésentable, il implique une véritable contradiction. Comment un même être peut-il à la fois avoir l’étendue et la pensée ? Spinoza spiritualise bien autant que possible l’étendue divine ; mais elle n’en reste pas moins quelque chose de matériel, sous peine de devenir inconcevable. Le Dieu des panthéistes n’a pas de nature déterminée : on ne peut dire que ce soit un être. En second lieu, le panthéisme n’explique pas l’existence de l’individuel. Nous sommes libres, uns, identiques. Comment pourrait-il en être ainsi si nous n’étions qu’un moment du développement divin ? La liberté est absolument inconciliable avec cette hypothèse, ainsi que l’individualité. Les panthéistes nous dénient ces deux attributs ; mais nous les avons admis comme réels, nous ne pouvons donc admettre leur système. Enfin, le panthéisme n’explique pas la multiplicité sensible : que peuvent être le changement et le mouvement dans un système qui place toute la réalité dans un Dieu éternellement immobile ? Il faut les nier, et avec eux toute la multiplicité du monde sensible. C’est ce que voulaient les Eléats avec Parménide et Zénon. L’un seul existe, tout le reste n’est qu’apparence ; le Monisme est la conséquence de tout panthéisme rigoureux.

Dieu n’est donc pas l’ordonnateur, ni l’âme du monde. Il ne reste plus à dire qu’une chose, c’est qu’il l’a créé. Il ne faut pas chercher à se représenter ce que veut dire ce mot ; l’imagination ni la raison n’y parviennent. Il ne doit signifier pour nous que ceci : Dieu est distinct du monde et d’autre part, il n’en est pas seulement l’architecte.

Énoncer une pareille proposition, « c’est parler d’une barre de fer en bois » ; ce n’est pas expliquer, c’est renoncer à expliquer. Qu’est-ce que des mots qui ne veulent rien dire ?

Leçon 80
Des rapports de Dieu et du monde. De la Providence, du Mal, de l’Optimisme et du Pessimisme

Les rapports de Dieu et du monde ne se bornent pas à l’acte créateur : on ne peut admettre qu’après avoir fait le monde, il l’abandonne et s’en désintéresse. Le monde doit être perpétuellement rattaché à la source dont il tient toute son existence. Voilà une première raison métaphysique, donnée par Descartes, de l’existence de la Providence.

On distingue deux sortes de Providence : générale et particulière. La seconde admet une intervention effective de Dieu dans les affaires du monde. Il aurait la direction des événements humains, il tiendrait les rênes de tous les empires, de toutes les âmes. C’est cette théorie que Bossuet développe et applique dans son discours sur l’histoire universelle.

Mais attribuer une pareille faculté à Dieu, c’est d’abord rendre impossible la liberté humaine ; c’est ensuite abaisser la majesté divine. Cette théorie ne fait de l’homme qu’un moyen entre les mains de Dieu ; nous ne faisons plus ce que nous voulons, mais ce que Dieu veut. C’est ainsi que dans son Discours, Bossuet nous montre tous les peuples concourant à une fin qu’ils ne soupçonnent même pas, la gloire du peuple de Dieu. Bossuet admet comme également vraies, quoique inconciliables, la liberté humaine et la Providence divine. Mais la philosophie ne peut se résigner à cette contradiction. En second lieu cette intervention quotidienne du Créateur dans les affaires de ses créatures amoindrit la majesté divine. C’est exalter la puissance de Dieu, mais aux dépens de sa dignité. Nous ne pouvons donc admettre la Providence particulière.

La Providence est donc générale, c’est-à-dire que Dieu ne s’est pas contenté de créer le monde, mais qu’il a disposé les choses pour qu’elles fussent le meilleur possible. La Providence s’est exercée à l’origine du temps, lorsqu’elle a institué les lois qui devraient présider à la vie du monde. C’est la sagesse et la bonté parfaites de Dieu, préparant l’avenir des êtres qu’il venait de créer. Ces lois générales, Dieu les maintient perpétuellement, il en est comme le gardien, et voilà encore les services continuels qu’il rend à la création. La Providence s’exerce donc :

1. En instituant des lois en vue du bien ;

2. En conservant au monde l’existence ;

3. En maintenant les lois qu’elle a instituées.

Une grave objection a été faite à l’existence de la Providence : c’est le mal. Si Deus est, unde malum, disaient les scolastiques du xviie  siècle. Bayle, reprenant les théories manichéistes, soutient que le mal doit provenir d’un principe autre que Dieu. Leibniz lui répondit dans ses essais de théodicée ; il y distingue comme Bayle trois sortes de maux : le mal métaphysique, le mal moral, le mal physique. Le mal métaphysique, c’est l’imperfection que présentent tous les êtres : nous sommes finis, limités, et tout ce qui est au monde présente le même caractère. Nous savons bien peu de chose, nous nous trompons souvent, notre force a des bornes comme notre intelligence ; mal que tout cela, mal des plus douloureux. Le mal moral c’est le péché : pourquoi Dieu ne nous a-t-il pas donné une intelligence assez droite, une volonté assez ferme pour voir le bien et pour le faire ? Enfin, le mal physique, c’est la souffrance. Pourquoi la maladie, la mort, les cataclysmes de la nature ?

L’existence de tous ces maux, répond Leibniz, ne prouve rien contre la Providence. Tous ces maux n’ont pas été voulus en eux-mêmes, et pour eux-mêmes, ils ne sont que la condition de biens inestimables, qui seraient impossibles sans eux. On comprend bien cette réponse surtout si l’on se rappelle la théodicée de Leibniz. Suivant lui, au moment de la création, Dieu se représente l’infinité des univers possibles. Il choisit non pas le meilleur absolument, mais le meilleur qui puisse exister. Pour juger de la perfection de l’œuvre, et par conséquent de la bonté de son auteur, il ne faut donc pas en juger en détail telle ou telle partie, mais l’ensemble des choses qui existent.

Leibniz applique cette idée générale aux trois espèces de maux qu’a distingués Bayle : pour le mal métaphysique il montre qu’étant des êtres créés, nous ne pouvons être parfaits ; l’absolu seul peut posséder la perfection. Le mal métaphysique n’est donc pas positif, il est une simple négation résultant d’un bien essentiellement positif. De même, le mal moral n’est pas une chose positive que Dieu ait voulue, c’est la conséquence du bien moral ; celui-ci ne peut exister que si nous sommes libres. Mais pour qu’il y ait liberté, il faut que nous puissions faire le bien ou le mal. Le mal est donc la condition du bien.

Le mal physique se résume dans la douleur physique à tous les degrés. D’où vient-il ? Sans doute on ne le voit pas en isolant un homme du reste du monde, mais c’est là une abstraction qui nous donne une idée fausse. Le mal de l’individu est la conséquence d’un bien pour le monde entier. Ainsi, les lois du monde produisent un cataclysme qui fait souffrir quelques hommes, mais ces lois n’ont pas été faites pour cela. Sans elles, le monde ne pourrait exister : la souffrance de quelques individus est la condition de ce grand bien. En outre, la douleur est une épreuve salutaire : c’est la meilleure des écoles morales. En souffrant, l’âme se trempe, l’esprit s’élève, acquiert une dignité que ne saurait jamais avoir l’homme perpétuellement heureux.

Le mal ne peut donc être trouvé mauvais que par des esprits qui bornent systématiquement leur analyse à un horizon limité. Le monde entier n’est donc pas parfait, mais il n’est pas non plus mauvais ; il est le meilleur possible, selon l’expression même de Leibniz.

Le pessimisme a de nos jours repris une certaine vigueur, mais en devenant plutôt psychologique et moral, de théologique que le faisait Bayle. Le pessimisme ainsi entendu est devenu presque populaire dans une grande partie de l’Europe. Les deux grands noms attachés à cette doctrine sont ceux de Schopenhauer et de Hartmann.

Le premier fondait son pessimisme sur cette théorie que le plaisir n’est qu’une négation de la douleur. Il n’apparaît donc, selon lui, que précédé de celle-ci : c’est elle qui est le fait positif et normal de la sensibilité.

Hartmann accorde que le plaisir est quelque chose de positif ; mais il estime que la quantité des plaisirs que l’on peut goûter dans la vie est infiniment inférieure à la quantité des douleurs qui nous sont assurées. Dans le bilan des plaisirs et des peines, il y a un déficit constant du côté des premiers.

Deux idées dominent la philosophie de Hartmann : Pour des causes à la fois psychiques et physiques, le plaisir ne peut durer que peu de temps : à peine né, il disparaît au-delà d’une certaine intensité et d’une certaine durée notre corps ne peut le supporter. La douleur au contraire dure bien plus longtemps : on ne l’oublie pas, elle revient obséder l’esprit, si bien que le fond de la vie est la douleur, et que le plaisir ne vient que par instants en interrompre la continuité. En outre, non seulement le plaisir ne compense pas par son intensité ce qu’il perd en quantité, mais un plaisir ne peut même être considéré comme l’équivalent d’une douleur de durée égale. Il y a, dit Hartmann, plus de douleur à entendre des sons désagréables que de plaisir à écouter une musique harmonieuse, et si nous devions acheter ce plaisir par cette douleur, nous n’y consentirions jamais. La douleur est donc en somme la loi de la vie, l’état à peu près constant de la sensibilité. S’il en est ainsi, l’être qui nous a faits ne mérite plus le nom de Providence ; et en effet, suivant Hartmann, le principe mystérieux de toute la nature, l’Inconscient, nous a faits uniquement pour réaliser ses fins personnelles. Seulement il a disposé le monde de telle sorte que nous jouions bien notre rôle de moyens dociles : pour que nous nous laissons faire, il nous trompe, il nous fait croire que nous allons à notre fin, alors que nous ne faisons que servir à la sienne. Croyant aller à notre fin, nous croyons éprouver du plaisir, mais cette apparence s’évanouit sous l’analyse du philosophe : l’humanité, en ouvrant les yeux, s’aperçoit que la souffrance est son lot et qu’on ne peut jouir qu’en se laissant tromper.

Le premier tort des pessimistes est de traiter le plaisir comme un phénomène objectif et impersonnel. Il est éminemment individuel ; aussi le bilan que donne Hartmann est-il bien valable pour lui, mais non pour les autres. Ainsi, il estime les plaisirs violents désagréables : mais tous les caractères ne sont pas aptes à goûter ce nirvana qui le charme. On ne peut dire que les douleurs soient en quantité supérieures aux plaisirs : des objets pareils ne se prêtent pas à l’évaluation mathématique.

Ensuite, s’il est vrai que le plaisir et fugitif, la douleur ne l’est-elle pas également ? La vie sensible est faite de changements continuels, et il n’y a pas place dans notre cœur pour beaucoup de sentiments à la fois. Mais, dit Hartmann, la douleur obsède l’esprit alors même qu’elle n’est pas actuelle. N’en est-il pas de même du plaisir ? « Au moment où le sage souffre, dit Aristote, il lui suffit de se rappeler un plaisir passé pour éprouver de la joie. » C’est exagéré ; mais il n’en est pas moins vrai que la mémoire et l’espérance — dont Hartmann fait [illisible] comme trop trompeuse — peuvent faire durer le plaisir, quelque fugitif qu’il soit en lui-même. Quant à la seconde raison de Hartmann, elle est toute subjective : bien des gens trouvent qu’un plaisir compense bien une douleur égale, et achèteraient volontiers une heure de bonne musique par une heure de bruits discordants. C’est donc une pure affaire d’opinion personnelle.

Le plaisir n’est donc pas in medio, prêt à se produire chez tous les hommes en quantité supérieure à la douleur ; mais la conquête n’en est pas impossible, et il ne faut pas se désespérer si le bonheur ne se présente pas de lui-même : le bonheur est un art, et l’on peut apprendre tout art.