De la peinture
A propos d’une lettre de M. J.-F. Raffaëlli
I
Le Salon de cette année, les réflexions qu’il a suggérées dans ce journal s’étaient bien éloignés déjà de la mémoire de leur auteur, quand tableaux et commentaires lui furent rappelés par une conversation fortuite dont l’écho lui parvint. Un de ses amis eut l’occasion de visiter le peintre J.-F. Raffaëlli à Jersey ; l’entretien vint à porter sur les articles que l’on a pu lire dans la Vie Moderne ; ils se résumaient en somme en une prédilection marquée pour les peintres émotifs, si l’on peut dire ainsi, les peintres donnant une émotion de couleur, et pour leur représentant, M. Wihstler. Les remarques de M. Raffaëlli, qui, comme on le sait par sa préface du catalogue de son exposition en 1884, est un théoricien de son art, parurent extrêmement intéressantes, et grâce à la personne qui servait de truchement, il fut possible d’en obtenir un exposé par écrit. Ces notes soulèvent la question du but, c’est-à-dire de l’essence même de la peinture. Elles seront envisagées et discutées à ce point de vue.
« La critique du Salon dans la Vie Moderne, dit M. Raffaëlli, se borne à l’éloge de M. Whistler. C’est dans son œuvre, en général, un excellent peintre et un des dix plus beaux d’aujourd’hui. Mais est-il juste de donner la place suprême à un art semblable, surtout lorsqu’il est représenté dans une exposition par le portrait de Sarasate, et de faire fi d’autres recherches ? Que dirait-on d’un critique littéraire qui placerait Dostoieski en première ligne du mouvement des lettres contemporaines ? Crime et Châtiment est admirable parce que ce roman est appelé à peindre l’hallucination criminelle, mais le peintre qui entoure d’une pareille hallucination indifféremment un violoniste mondain, une jeune femme charmante, Carlyle, ou de délicieux enfants roses est absurde, parce que ces œuvres sont absurdes et morbides, parce que l’absurde et le malade ne peuvent pas rationnellement prétendre prendre jamais place dans notre admiration..
« Certes, je reconnais l’importance qu’il convient de donner à l’hallucination comme facteur de la civilisation à une époque où l’illusion religieuse vient à nous faire défaut ; je reconnais aussi que toute œuvre d’art résulté d’une hallucination. Mais l’hallucination n’a justement ce pouvoir civilisateur admirable que lorsqu’elle renferme, détient et porte l’enthousiasme sur un caractère important, enthousiasme admiratif par amour, ou caricatural par haine. Tous les maîtres peintres sont là pour affirmer ce que j’avance ; voyez l’enthousiasme de l’apparat grandiose chez le Vénitien Véronèse, de la foi chez les croyants, Fra Angelico ou Pinturicchio, ou de la haine vivifiante de la vilaine petite bourgeoisie de 1830, chez Daumier. Je pourrais les citer tous et nous trouverions toujours la même chose : enthousiasme pour un caractère dominant à une époque et dans une société donnée, interprété en admiration par amour, ou en haine par amour de la vertu contraire au vice découvert. »
M. Raffaëlli poursuit, en discutant, les appréciations qui ont paru ici même sur ses tableaux de l’Exposition de la rue de Sèze. Nous avions dit : « M. Raffaëlli devient de mieux en mieux un peintre exact de types et d’expressions, un portraitiste de physionomies humaines. »
- — Or donc, n’est-ce rien que cela, s’écrie M. Ratfaëlli ; grand merci si on fait fi de pareilles recherches. On ajoute : « qui malheureusement verse dans la caricature. » Mais que l’on me dise un peu quel tableau doit naître sous mon pinceau quand le sentiment que j’ai de la scène que je veux rendre est un sentiment d’ironie ou de colère. D’ailleurs▶ ce mépris de la caricature me froisse partout où je le rencontre, car la caricature a autant de droit à l’admiration que tout autre forme d’art. »
Telles sont ces notes et cette conversation. Si l’on se reporte pour la comprendre pleinement à l’étude sur le beau caractéristique qui se trouve à la tête du catalogue déjà cité, on verra qu’en somme M.Raffaëlli, à travers ◀d’ailleurs bien des obscurités et des longueurs, écartant les désignations de classicisme, de réalisme, de romantisme et de naturalisme, posant en principe »
qu’esthétiquement toute époque a une notion particulière du beau, que socialement notre époque est caractérisée par un épanouissement, complet de l’individualisme et de l’égalité, qu’ainsi l’unité humaine autonome et libre est le facteur principal de notre vie sociale, on arrive à cette page d’un grand souffle sur la nécessité où est la peinture de travailler à représenter l’homme et toutes sortes d’hommes.
« Le beau de la société, écrit M. Raffaëlli, est dans le caractère individuel de ses hommes, de ses hommes qui ont su conquérir lentement leur raison, au milieu des affolements de la peur ; de ses hommes qui ont su conquérir leur liberté, après des centaines de siècles de misère, de vexations et d’abus misérables où le plus fort a toujours asservi le plus faible. Voilà le beau chez nous. Il nous faut graver les traits de ces individus ; à tous, depuis les plus grands jusqu’aux derniers, parce que tous ont bien mérité de l’humanité.
« Que ceux qui ont une idée médiocre ou pauvre et qui ont besoin d’être en face de grands hommes pour s’apercevoir de la grandeur de l’homme, s’adressent à nos de Lesseps, à nos Edison, à nos Pasteur ou bien à nos politiques, aux généraux, aux écrivains, aux artistes, aux grands commerçants, aux industriels fameux, aux philosophes ; mais que ceux qui se sentent l’âme élevée et le cœur vibrant pour la suprême beauté de leur race prennent les plus humbles, les va-nu-pieds et les derniers pauvres gens. Tous ont combattu, tous ont fait l’effort, tous sont vainqueurs ; qu’ils aient combattus par les idées ou par la force sans comprendre bien, suivant leurs moyens, admirons-les ! Je ne vois qu’une chose debout : l’Homme grand, droit et dégagé. » et M. Raffaëlli poursuit en exhortant à l’étude passionnée et universelle de l’homme dans toute l’étendue de la société et dans toute la série de ses conditions, de ses manières d’être, de ses mœurs et de ses types.
L’on concevra maintenant toute l’importance de la doctrine artistique de M. Raffaëlli et comment elle détermine une conception toute particulière de la peinture. M. Raffaëlli, dominé d’une sympathie humaine qui est belle en soi et qui vivifie son grand talent, voudrait borner cet art à nous donner de notre race et de nos contemporains, une série d’effigies caractéristiques, propre à nous les faire connaître intimement et par conséquent aimer, admirer, ou haïr et ridiculiser. Étant donné que toute œuvre d’art ne vaut que par l’émotion qu’elle produit, ce peintre désire exciter la sympathie de ses spectateurs par l’exactitude minutieuse et il faut le dire, magistrale, avec laquelle il reproduit ses types ; par leur choix généralement excellent et notable ; par leurs occupations et manières d’être parfaitement appropriées à leur extérieur ; en d’autres termes, par sa pénétration dans une série de caractères, d’âmes, de natures humaines ; et par sa faculté de nous les faire pénétrer, de nous les révéler. Son art aboutit à la connaissance passionnée, sympathique ou antipathique, d’une portion représentative de l’humanité de ce temps. C’est là, croyons-nous, un exposé impartial et exact de ses tendances et de ce qu’il accomplit. Mais ces tendances et ces résultats sont-ils par excellence ceux que doit poursuivre l’art pictural ? Nous ne le pensons pas.