Chapitre III
Forme. — Formes plastiques. Formes et lumière ; coloris, valeurs ; leur degré d’objectivité. La couleur chez M. Griffin et chez M. de Régnier. Le geste et l’attitude dans les arts plastiques et dans le poème. Correspondances de temps et d’espace, de subjectivité et d’objectivité, de geste et d’attitude. Ballet. Geste et attitude dans les vers de MM. de Régnier et Griffin. Elégance, noblesse. Décors.
De la philosophie et de la méthode de MM. Griffin et Régnier on pourrait déduire, presque à coup sûr et sans avoir recours à l’exégèse, les formes musicales et plastiques en lesquelles se condense leur vision de la vie. On le remarquera aussi plus tard, leur technique apporte comme le reflet de la forme et de la philosophie qu’ils ont choisies, et tous les caractères de leurs œuvres sont l’expression naturelle de leur personnalité.
M. de Régnier, dont le fatalisme répugne à l’action, écarte de son art le mouvement ; il se manifeste en général par la plastique plutôt que par la musique, et spécialement par des attitudes ; il y a du sculpteur en lui. Chez M. Griffin, poète épris de vie, la morale de l’activité se traduit d’elle-même : c’est le geste et le rythme qui caractérisent la strophe en l’enveloppant d’un souple et mouvant tissu.
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L’énergie studieuse d’un artiste de la plastique porte sur deux objets principaux : la science des milieux lumineux (« couleur ») et celle des formes y contenues (« lignes »). Celles-ci, à ce qu’il me semble, sont à la lumière comme les rythmes aux sons.
Comparée à la musique, la plastique est un art objectif : Aristote déjà l’indiquait. (Qu’on se rassure, je ne vais pas parler grec). De plus, il y a dans la plastique même un élément plus objectif, un autre plus subjectif
Les formes comme les masses lumineuses n’existent jamais que selon l’espace, cela n’exige pas d’être démontré, mais la ligne éveille une idée de direction : arrêtée et comme pétrifiée dans l’Attitude — effective et d’un mouvement sensible dans le Geste qui participe donc aussi de la durée.
Si nous prenons au sens le plus large les mots « couleur » et « ligne », celui-ci me paraît désigner un phénomène plus subjectif que celui-là. En effet, la nature ne nous montre que des masses lumineuses ; le trait n’existe pas en soi et suppose l’effort de l’homme qui l’abstrait du milieu ambiant, — je ne prétends pas donner cela comme une découverte ; — le trait implique un geste caché. Si nous examinons les formes en elles-mêmes, en tant que « lignes », indépendamment de la « couleur », de la lumière, nous voyons que l’attitude en est l’élément le plus objectif. Par ce mot attitude, et faute d’un autre, je veux désigner la pose stable et harmonieuse ; composée, certes, de traits subjectifs, elle nie chacun d’eux en leur opposant leur propre unité par la proportion. Son immobilité la met plus loin de nous, elle ne signifie pas l’individu aussi naturellement que le geste ; elle ne dépend pas du moment.
Pour la « couleur » même, l’élément le plus objectif doit être évidemment cherché dans la proportion des valeurs lumineuses, dans l’harmonie aérienne des plans, car cette harmonie, cette proportion dérivent des rapports constants de la lumière et ne sont point régies par l’artiste. Au contraire, le coloris suit davantage notre instinct, il se modifie au gré d’un sentiment individuel. Si nous supposons deux peintres maîtres de leur art, usant de la même technique — car il ne s’agit pas ici de la « manière » — et placés devant le même site ou devant le même groupe de personnages, ils en restitueront également les proportions et dans leurs tableaux les rapports des tons lumineux, les « valeurs » seront identiques ; mais les deux œuvres différeront par les qualités du trait et par le coloris. Remarquons enfin ceci : les rapports de « valeurs », de tons lumineux, sont fixes, au lieu que le coloris nous apparaît variable et que ses différents états impliquent jusqu’à un certain point l’idée d’une succession dans la durée.
MM. Vielé-Griffin et de Régnier sont tous deux poètes subjectifs, mais à des degrés très différents. Je l’indiquerai plus loin, le premier se fie avant tout à sa propre impulsion, le second se préoccupe infiniment plus de l’harmonie ; celui-ci s’arrête plus aux proportions lumineuses, à l’équilibre des tons, — non pas d’une façon purement objective, pourtant ; celui-là doue les choses d’un coloris personnel et vivant. Mais, j’y insiste, tous deux s’inquiètent de la ligne plutôt que de la couleur.
Cependant, peut-être parce qu’il est pessimiste et par une réaction inconsciente de ce qu’il sent vivre en lui, M. de Régnier prête parfois à ses poèmes l’héroïque splendeur qui faisait défaut aux choses aperçues. Au contraire, M. Vielé-Griffin nous présente plus souvent son idée sans la parer de ce manteau magique : c’est une conséquence de l’état d’esprit qui lui fait aimer l’expression directe. L’image le tente moins exclusivement ; chez lui elle est souvent inattendue et même nouvelle, mais elle a quelquefois le défaut de ne pas grandir le vers.
Ses premiers livres qui marquent la période la moins subjective de son talent, arrêtent de temps à autre par des essais de profondeurs nuancées :
La nuit est lourde et s’alanguit de désirs vagues,Il pâlit au zénith des éclairs violets…
ou, de-ci de-là, par une vision éclatante :
Les pourpres du brasier sanglant où s’effondraLe Dôme d’or rougi s’éteignent une à une.
Mais on n’y voit pas encore le coloris personnel dont j’ai parlé : plutôt la volonté de reproduire avec justesse les tons d’un paysage qui signifie. Dans les œuvres qui vinrent ensuite, ces gammes et ces oppositions de teintes ont une tendance à disparaître de tel passage isolé et à se fondre en la strophe et le poème entiers, comme pour ne point gêner l’allure des mille rythmes qui s’y meuvent et bondissent. Mais elles reparaissent avec un accent plus personnel en des vers comme ceux-ci :
Ils sont passés en riant près de moi,Au chemin creux du val,Des rubans flottants jaunes et rosesEt deux sur chaque cheval…
ou bien c’est une page tout entière d’un coloris vénitien très particulier ; bien différente des œuvres de MM. Moréas et Gustave Kahn, mais riche et sapide autant qu’elles, sa vivante variété eût, je crois, séduit le grand Théophile Gautier :
Le pays était plantureux et riche en vins,Gai du soleil qui dans la mer se mireEt le portÉtait vivant matin et soir,De la foule bigarrée ;Toute l’heure de maréeÉtait de bon espoir,D’accueils, d’adieux :Il entrait des navires de tous les horizons,De Carthage, de Rome et d’OrientEt du Nord et de l’Ouest mystérieux ;Il partait des vaisseaux vers tous les cieux— Avec leurs voiles claires, comme en riant.
Philarque et moi nous veillions au port ;Et pour du vin, du blé ou pour de l’or,Selon l’échange,Nous prenions l’ambre ou les épices,Vidant nos celliers et nos grangesAu gré des vents propices.
Mais M. Vielé-Griffin prête rarement au décor quel que faste. Sa couleur même n’est point la couleur solide de certains Flamands ; le plus souvent elle s’efface pour renaître en lumière. On a pu en juger par plusieurs des exemples cités jusqu’ici, lorsqu’il veut être imagé il tend à devenir poète plein-airiste. Non pas qu’il recherche savamment l’équilibre des plans lumineux pour créer ainsi de lointaines et aériennes perspectives ; mais par le sentiment né d’un coloris clair et sain, en ses récits comme à la surface des eaux, la brise passe d’un vol libre ; ils fleurent les parfums des prairies, respirent de l’aurore à l’égal du jour souple des bois et de strophe en strophe s’étendent et s’éjouissent de vivre ainsi qu’un paysage caressé par une bruine de soleil.
Il faut aimer les midis sur la mer et l’été dans les champs, il faut aimer l’instant ébloui où, à travers notre humide septentrion, tous les rayons unissent leurs triomphales merveilles, pour goûter ensuite leurs dégradations perdues et faire vibrer les sensations du plein air. M. de Régnier affectionne plutôt l’ombre, ou la lumière qui s’étouffe aux crépuscules et celle des forêts à l’automne. Ses premiers vers sont pleins de reflets dorés, d’images qui brillent et chatoient ; mais cet éclat — qui fut d’ailleurs▶ en quelque sorte « traditionnel » et nullement doué d’un coloris spécial, — s’est apaisé à mesure que le poète devenait moins exclusivement objectif. Selon ses dernières œuvres on dirait même qu’il trouve en la vigueur des tons une certaine brutalité répugnante. La couleur, à moins qu’effacée, annonce une sorte de matérielle présence dont ne s’accommode point le mystère de la légende et de la mélancolie : les teintes plates et amorties comme en réalisèrent les Florentins lui conviennent davantage, et M. de Régnier sait en disposer les degrés par des relations lumineuses d’une parfaite justesse.
Il est aussi deux peintures ; l’une s’appuie immédiatement à la Vie en ses multiples apparences, — c’est le tableau de chevalet, par exemple ; — l’autre, architecturale et décorative, (et la plus hautement esthétique, il faut oser l’écrire), semble ne donner de la Vie qu’un reflet en une synthèse épurée. La première représente l’objet par la plénitude de ses couleurs et de ses lignes dans la lumière ; la seconde affaiblit les reliefs de la couleur comme pour un lointain au profit d’amples lignes expressives et choisies, — savamment ordonnées. M. Vielé-Griffin n’est pas selon celle-là, mais M. de Régnier est mieux que lui selon celle-ci ; ses personnages ont aussi des proportions comme en savent délinéer certains peintres décorateurs, M. Puvis de Chavannes, par exemple, dont les viriles et douces figures séduisent par une noblesse pareille. J’aimerais aussi le rapprocher, à ce point de vue, de tel peintre de la Renaissance, comme Ghirlandajo qui fit naître sous son pinceau des femmes grandes et pures. J’ai parlé de la splendeur héroïque de certains de ses vers ; pour les derniers d’entre eux c’est le plus souvent une splendeur interne qui peut être intense et vivace mais reste sans trop d’éclat. En résumé, moins coloriste que M. Vielé-Griffin, il donne plus de soin à l’équilibre lumineux des plans ; mais tous deux subordonnent la couleur à la ligne : chez l’un c’est la pure forme arrêtée à elle-même, chez l’autre c’est le mouvement qui règnent dans toute l’œuvre10.
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En peinture, en sculpture plus encore, il faut admettre que la tranquille stature est supérieure au geste impliquant une action momentanée puisque, par leur nature même, les œuvres nées de ces arts se développent exclusivement dans l’Espace. L’immobilité de l’attitude, en niant toute idée de temps, garde à l’œuvre une grandeur qu’on peut alors sentir pérennelle et que certifie l’équation parfaite de la chose à exprimer avec le mode qui l’exprime. Il suffit ◀d’ailleurs▶ de se rappeler combien rapidement nous fatiguent les statues qui lèvent le bras ou la jambe sans que l’on ait l’espoir de voir jamais retomber cette jambe ou ce bras.
Les deux modes d’Espace et de Temps se pénètrent réciproquement il est vrai, puisque chacun d’eux est la mesure naturelle de l’autre, et les lignes précédentes ne peuvent être interprétées absolument ; car, à moins d’en revenir aux doctrines d’Élée, l’harmonie en soi et, pratiquement, l’harmonie d’une attitude même, ne sont concevables que comme un équilibre de mouvements, comme un accord unanime de directions compensées. Toute forme contient un rythme et tout rythme une forme, je ne l’oublie pas. Mais le geste particulier, le mouvement qui indique l’état d’âme d’un instant laissent croire qu’une action nouvelle suivra l’instant d’après, avec son geste et son mouvement nouveaux ; il y a en eux de l’inachevé et lorsqu’ils se montrent dans la sculpture surtout, ils contredisent l’essence de cet art en un rythme qui suppose le temps11. Mouvement et moment sont le même mot.
L’École parnassienne, qui fut avant tout plastique et s’orienta spécialement vers la sculpture, l’avait compris ; elle fut logiquement d’accord avec ce qu’exigeait sa tendance lorsqu’elle usa de l’image immobile. Sa gloire est de l’avoir apportée, — ou presque — dans nos lettres ; son défaut fut qu’elle l’admit quasi exclusivement et faillit ainsi lier la Poésie à une seule forme de l’art.
Le Parnasse immobilisait la strophe ; il immobilisa le poème et la Poésie aussi bien que l’image elle-même. Mais ce fut nécessaire, on peut le croire, après l’admirable élan sans doute un peu désordonné des Romantiques, car ils avaient en général sacrifié aux cris éloquents de la couleur la sobre et sure argumentation que les lignes élèvent vers la Beauté. Il fallait reprendre l’image pour l’image ; — c’est ce qu’ont fait les Parnassiens, et n’est-ce point là toute leur École ? — Il fallait étudier avec plus de soin la Figure, et pour y parvenir ils l’arrêtèrent glacée en une pose sculpturale, complétant ainsi la Poésie selon le mode exclusif de l’espace.
Certes nous leur devons de nous avoir appris (après Vigny, Gautier et les Orientales) comment les formes évoquées par les vers peuvent se préciser de fermes et forts contours, comment le vers lui-même, en cette langue fluide qui est sa matière propre, peut se modeler à l’égal de la glaise et bomber des reliefs aussi durs que le marbre. Les Trophées de J. Maria de Hérédia sont un parfait modèle à ce point de vue et leur beauté inébranlable suffirait à faire grande l’école parnassienne, n’eût-elle produit que ce seul livre. Mais la Poésie n’est pas que l’espace, elle est aussi le temps ; elle n’est pas l’image seule mais encore la musique, et le mouvement lui appartient au moins autant que la stabilité.
En l’article bien digne d’attention que j’ai déjà cité12, M. Ferdinand Brunetière énonçait une idée dont je résume le développement : « la Poésie fut architecturale au xviie siècle, picturale chez les Romantiques et leurs précurseurs, tandis que les Parnassiens se sont occupés surtout de serrer le dessin du vers ; après les temps de la plastique, voici les temps de la musique apportée par l’école nouvelle ».
Oui, certes, le Poème veut la musique ; mais, avec la musique qui lui manquait — et que l’inaptitude foncière de la plupart lui ménage encore non sans parcimonie — il faut lui donner tout ce que nos ainés lui conquirent. La Poésie n’est ni la musique, ni la sculpture, ni la peinture, ni l’architecture, ni la morale ; mais qu’elle soit philosophique par son idéale portée, que l’ordonnance la montre architecturale, que ses images la colorent et la dessinent, que par ses rythmes et ses harmonies elle atteigne la musique — et que, musique, philosophie, peinture et dessin, elle soit en même temps tout cela, car elle se nourrit de tous les arts et de toute la pensée, comme elle les pénètre elle-même de son vivant effluve.
Les Parnassiens ont péché par exclusivisme ; chez eux le poème paraît avoir eu pour objectif la plastique en soi plutôt que la poésie — lorsqu’ils ne cherchaient pas « l’art » seul, au sens restreint, c’est-à-dire « le métier », de préférence à la Beauté qui le divinise. Mais la poésie contemporaine (et je suppose ici réalisées toutes les promesses, sans doute inconscientes, qu’elle contient), a pris conscience de sa véritable nature. Ne le dirait-on pas ! Désormais complétée elle s’est découverte elle-même en son double mode, comme chez les lyriques grecs, art musique et art plastique, selon le temps et selon l’espace.
Mais peut-être a-t-elle aussi un peu dépassé le but à présent.
S’il est un art voisin de la Poésie, selon le génie d’Aristote lui-même, c’est l’orchestique13. Elle est, comme la Poésie, dans le temps par la musique apparente qu’elle développe, dans l’espace par la couleur et l’attitude, dans le temps et l’espace à la fois par le geste — le geste, moment de la durée et moment de l’étendue qui y symbolise l’action. Car l’émotion se traduit par un geste : le geste est plastique, mais musique aussi, puisqu’il est rythme, — et le rythme, geste inscrit dans la durée, est un des deux modes fondamentaux de la musique, celui-là même qui lui est essentiel.
Supposons qu’une fantaisie du goût eût, pendant des années, contenu le ballet dans l’immobilité du « tableau vivant », par exemple. Son naturel génie lui rendrait enfin le souvenir de lui-même, et il reconquerrait ce qui lui appartient ; mais cette réaction dépasserait probablement à son tour les limites de l’harmonie propre à cet art et le ballet présenterait, pour longtemps, un excès de gestes à l’exclusion de toutes attitudes.
La Poésie nouvelle semble avoir suivi la même loi. Des contemporains lui ont apporté avec la musique toute la fonction de temps qui la caractérise ; les poses trop raides se sont peu à peu animées, il y a eu des gestes et, à ce changement, la Poésie n’a point déchu, car elle s’est emparé de son propre bien. Il fallait même qu’il en fut ainsi ; devenue plus subjective après la bataille contre le Parnasse, elle devait retrouver le geste avec le rythme. Elle réaliserait à ce point de vue son idéal, si, sans délaisser non plus la noble station, elle créait l’harmonie des mouvements.
Il le faut avouer, elle paraît avoir acquis les mouvements sans en ordonner jusqu’ici l’harmonie avec assez de continuité ou de précision, et trop souvent encore les poètes nouveaux ont oublié la puissance inattendue que peut donner à telle page une grande pose immobile. Il suffit de citer les dernières œuvres de M. Émile Verhaeren et celles de M. Gustave Kahn, — et je choisis ces noms entre les meilleurs14.
M. Vielé-Griffin sait, comme M. Verhaeren, illuminer le mouvement nécessaire et décisif :
Il marcha vers elle et lui prit la main,Viril et franc,Elle fléchit le front comme une enfant,Et soudain beau de toute sa jeunesseEt de sa volonté et de son bel amour,Sans un détour,Il la prit sans un cri et sans un gesteEt sans un mot,Bondit debout dans ses étriersEt cabra son cheval vers un galop.
Si ses vers n’ont point l’énergie abrupte et la belle violence colorée qui particularisent les Débâcles, leur grâce plus humaine, leur élégance de courbes infléchies s’effacent parfois pour un élan direct, qui a peut-être une force égale. Souvent le geste est merveilleux de décision ; ailleurs il s’éclaire et disparaît comme en une vision enchantée :
Seul, j’étais seul, malgré qu’à mes deux brasPesait — à peine — un rire de tendresseEt frissonnait, à mes genoux, leur robe.
Il y a, chez l’auteur des Cygnes, des lignes un instant arrêtées en silhouette radieuse, bientôt fondues. Mais, quoique ses vers ne développent pas toujours une action et qu’ils se complaisent parfois en des états d’âme prolongés, on y découvrirait malaisément, du moins dans les livres les plus récents qui sont aussi les plus personnels, quelques définitives et marmoréennes statures. Souvent même il sacrifie l’harmonie des mouvements à leur diversité ; mais, c’est ici une observation qu’on saisira mieux en étudiant sa rythmique, car le mouvement existe chez lui autant dans la forme devinée du récitant que dans les images présentées par les vers. Encore M. Vielé-Griffin garde-t-il à ses plastiques une ordonnance relativement continue. D’autres, et des mieux doués, — M. Retté par exemple, malgré la réelle cohésion de ses derniers poèmes, — ne seraient pas loin d’ériger en axiome qu’il faut se confier à un certain hasard heureux.
Il importe donc de louer les Poètes qui, comme M. Merrill, M. Van Lerberghe, M. de Régnier, conservent fervement dans le vers moderne l’attitude. Mais remarquons-le, beaucoup d’entre eux l’exaltent au détriment du geste, qu’ils paraissent nier, ou plutôt ignorer trop fréquemment. Ceux-ci viennent du Parnasse plus directement que ceux-là ; ils restent liés à lui par des habitudes difficiles à rompre et, sans qu’ils s’en doute je crois, négligent à ce point de vue les conquêtes nouvelles pour continuer la réaction d’hier contre les derniers Romantiques. Les autres, épris du geste, vont plus « de l’avant », même un peu trop, et, si l’on devait à l’instar des anciens considérer la génération contemporaine comme une École, ce schisme très réel en serait le défaut.
M. Henri de Régnier établit souvent la pose statique en dominatrice jalouse. Par les contours du vers aussi bien que par les images y incluses, (malgré quelques passages un peu faibles de rythme ou de syntaxe), certaines pièces s’érigent comme d’un seul bloc indestructible ; je veux nommer les Sites surtout, et les Sonnets ; mais il en est ailleurs, dans les Épisodes par exemple :
À la source des seins impérieux et beauxJ’ai bu le lait divin dont m’a nourri ma MèrePour que, plus tard, le glaive étrange et solitaireNe connût point la honte aux rouilles des fourreaux ;
Dans l’éblouissement de métal des barreauxD’un casque grillé d’or, orné d’une chimère,J’eus une vision vermeille de la terreOù les cailloux roulaient sous les pas des Héros ;
Et fidèle à la gloire antique et présagée,J’ai marché vers le but ardu d’un apogéePour que, divinisé par le culte futur
Des temps, Signe céleste, au firmament, j’élève,Parmi les astres clairs qui constellent l’azur,Une Étoile à la pointe altière de mon glaive.
Il est curieux de le constater, cette belle page de Régnier invoquant pour leur beauté toute l’action et toute la lutte, serait la meilleure épigraphe aux œuvres de Griffin. Mais elle n’a de signification ici que selon l’art et si l’on a songé à l’héroïsme, c’est uniquement pour les grandes et nobles lignes qui en accompagnent l’idée. Celles-ci sont déduites brillamment plutôt qu’en un large élan de l’âme, et, très légitimement ◀d’ailleurs▶, c’est en évoquant une silhouette immobile que le poète nous parle de l’action ; le geste apparent du dernier vers n’est lui-même qu’une attitude. Au point de vue de la plastique, je citerais vingt pièces de ce genre, et davantage, dans les Sites, les Sonnets et dans les parties de Tel qu’en Songe où M. de Régnier s’est rappelé sa première manière.
Mais il a respiré aussi l’air des temps nouveaux. Quelques-uns de ses poèmes sont remarquables par des mouvements divers qui restent cependant toujours inséparables de l’harmonie. Lisez celui-ci :
Avec la double odeur de la chair et du soirEt les souffles épars comme des cheveluresVoici luire des torches hautes au bois noir.
La poursuite dénoue aux nuques les brûluresDes cheveux roux où vit le feu des astres clairsEt les talons légers foulent les herbes mûres ;
Une torche s’embrase en un bouquet d’éclairsOu secoue aux étangs mornes des pierreriesOu s’enfouit vivante en des antres ouverts.
La forêt vaste éclate en voix vers les prairiesD’où les papillons lourds proviennent brûler l’orDe leur vol nocturne autour des torches fleurie ;
Et des rires, abeilles dont l’essaim vif mordEt harcèle ceux qui les voulurent captives,M’assaillent dans la nuit si l’une échappe encor ;
Toutes ont défié les folles tentativesDe mains à saisir l’ombre inerte où fuit l’odeurDe leurs cheveux épars et des chairs évasives.………………………………………………
Presque toujours aussi, lorsque les formes s’arrêtent comme fixées, elles n’ont point chez M. de Régnier le relief apparent de celles que créait le Parnasse. Ce poète eût beaucoup perdu sans doute à ce changement de vision si, — comme le font les sculpteurs, — en rendant plus flottantes les lignes de ses figures, il n’avait préservé sous la vague étoffe la fermeté pure des contours, et s’il n’avait acquis pour elles un lointain favorable au songe qui les fait aimer par-dessus tout. Il en est dont les traits matériels s’adoucissent jusqu’à disparaître, mais pour suggérer au fond des pâles brumes du souvenir une incertaine silhouette lentement dressée ou qui s’incline, on le dirait, sans se mouvoir.
Ce lointain même est propice à l’immobilité et s’harmonise heureusement à la noblesse de l’image.
M. Vielé-Griffin, qui atteint plutôt l’élégance dans la plastique, nous montre aussi des images plus proches, où le geste se perçoit aisément. Et la noblesse de M. de Régnier comme l’élégance de M. Vielé-Griffin s’apparentent de près aux autres caractères de leur art : l’élégance, sœur jumelle de la grâce, est plus voisine du mouvement ; la noblesse, de la pose stable. L’élégance a quelque chose de plus individuel, de moins objectif que la noblesse. Celle-ci, dans l’action même, évoque le repos, en ce sens que chacun de ses mouvements paraît pouvoir se fixer en attitude ; au contraire une attitude élégante paraît vouloir se résoudre en un geste. Mais ce n’est pas à dire que les gestes ne puissent développer naturellement de la noblesse : dans un ensemble ordonné de mouvements la noblesse naît de cette harmonie même et s’applique à l’ensemble comme l’élégance à ses détails.
M. de Régnier cherche ses formes dans un monde légendaire très propre à évoquer des poses longtemps arrêtées et à leur donner cette clarté d’apparition qui en enveloppe les contours. Elles se meuvent à peine et comme allégées en des paysages pacifiques ; c’est la chimérique Thulé, on ne sait, ou le pays d’Ophir — et l’esprit, mené doucement par une pensée mélancolique, y passe émerveillé parmi des images agrandies de lui-même.
M. Vielé-Griffin regarde plus immédiatement autour de lui ; sans la copier, en la résumant par des traits significatifs, c’est dans la vivante nature qu’il trouve les formes de ses symboles et les paysages dont elles s’environnent. Mais, ni lui ni M. de Régnier — au moins en leurs derniers livres — ne montrent le site pour lui-même. Souvent, chez celui-ci, quelques mots au détour d’une strophe, quelques comparaisons ou même une simple allusion suffisent à en fixer les lignes générales et en apportent le sentiment comme un parfum : la mer, la forêt, la plaine, passent à l’horizon de la pensée. — M. Vielé-Griffin les déploie plus distinctement au milieu du poème qu’elles vivifient de leurs brises ; mais dans les nouveaux Cygnes comme dans les Épisodes, elles restent des décors pour une action ou une idée, ou bien elles sont l’impalpable manteau chatoyant dont peut s’envelopper une âme.
La Forêt en sa masse mystérieuse, ou vaste et triste et sœur du Songe par la solitude, est particulièrement aimée de M. de Régnier. Encore qu’il ne s’arrête pas à la décrire, je connais peu de poètes qui l’aient mieux que lui devinée, et qui aient mieux laissé entendre sa voix grave d’aïeule. Il faut apprécier M. Theuriet, (malgré bien des choses), parce qu’il a compris la « princesse verte », qu’il nous a fait voir des sous-bois où la lumière est fraiche et comme élastique, qu’il nous a récité la cantilène des ramilles et qu’il a bien aussi, je crois, pressenti l’immémoriale épopée des hauts arbres. Sans qu’on puisse autrement comparer, M. de Régnier, comme lui amant de la Forêt, en a pénétré moins complètement les fondantes apparences ; mais il nous a mieux fait connaître son âme silencieuse et sa grandeur.
M. Vielé-Griffin se plaît parmi des sites joyeux, la tranquille Touraine se devine aux vers du Porcher ; ailleurs sont des visions de bois dans le soleil, de jardins fleuris, de ports bigarrés, d’hommes qui vont et viennent ; puis un village, des routes animées de chevaux qui galopent sous des grelots, et là-bas dans la campagne des groupes de maisons paisibles où la vie doit être bonne. Optimiste et viril, il a choisi les aspects d’une terre toute chaude de clarté, et l’a peuplée de silhouettes mobiles qui s’activent à quelque travail.
M. de Régnier recherche souvent les paysages aux lignes amples, et souvent les présences qu’il y évoque les laissent on dirait solitaires. M. Vielé-Griffin rétrécit les proportions des siens pour y faire glisser et chanter la vie aux cent voix.
Ces décors si différents concordent, on le voit, avec les formes qu’ils contiennent. Le geste se multiplie à l’aise dans la plaine ensoleillée : son accent mâle s’y révèle avec maitrise tandis qu’est plus difficilement perçue son instabilité ; on y sent moins impérieusement le désir du définitif repos qui manque à M. Vielé-Griffin — mais n’y a-t-il pas lieu de s’étonner que la pensée de ce poète, tendue vers l’énergie, se complaise en un pays de vie facile où l’action ne suppose pas l’effort ?
Quant aux vers de M. de Régnier, leurs attitudes mélancoliques conviennent au fond sévère et mystérieux des forêts. La monotonie de maintes strophes immobiles est moins frappante dans ce milieu grandiose, tandis que la haute futaie, encadrant avec harmonie la noblesse des images humaines, fait naître en déesse propice une atmosphère de rêverie qui les caresse de son souffle.