(1881) La psychologie anglaise contemporaine « Introduction »
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(1881) La psychologie anglaise contemporaine « Introduction »

Introduction

I

Si l’on demande ce que la philosophie a été à l’origine, il est aisé de le dire : elle était la science universelle. Il est plus difficile de répondre, si l’on recherche ce qu’elle sera. Cependant l’étude du passé et quelques inductions fondées sur l’histoire permettent peut-être de le pressentir. A l’origine, elle a pour objet l’universalité des choses, le Tout ; et elle est une comme son objet. En dehors d’elle, nulle idée de sciences distinctes et indépendantes. Elle ressemble à ces organismes rudimentaires où la division physiologique du travail ne s’est pas encore opérée. Le travail lent et continu de la vie, une tendance naturelle vers le progrès, fera sortir de la philosophie les sciences, de l’embryon les organes. Suivons dans le passé la marche de ce développement : elle pourra éclairer pour nous l’avenir et le laisser entrevoir.

Le premier rameau qui se soit détaché du tronc commun, pour vivre de sa vie propre, est la science des nombres et des grandeurs : les mathématiques. Encore confondue avec la philosophie dans l’École pythagoricienne, deux siècles plus tard, elle en est nettement séparée. Platon n’admettait pas qu’on fût philosophe sans avoir été géomètre, mais la géométrie se passait dès lors de la philosophie. Cela s’explique par la nature des mathématiques. Entre toutes les sciences, il n’y en a pas qui ait moins à s’inquiéter des faits et de l’expérience. Si, à l’origine, elles furent empiriques, ce qui est très probable, du moins elles ne tardèrent pas à s’élever jusqu’aux notions abstraites qui leur servent de base et à trouver leur vraie méthode. Dès le iiie  siècle avant Jésus-Christ, il y avait donc en Grèce un ordre de sciences précises, rigoureuses, reconnues telles, et parfaitement distinctes des recherches philosophiques. C’est le premier exemple de cette émancipation des sciences particulières que nous allons voir continuer.

Il devait s’écouler bien des siècles avant qu’une science nouvelle revendiquât son autonomie. La philosophie ancienne, qui atteint son plus haut degré avec Platon et Aristote, reste encore, ou à peu près, la science universelle ; la métaphysique y fait suite à la physique, la politique à la morale, les essais de physiologie se mêlent aux essais de psychologie (Timée, De anima) ; elle est encore la science de tout ce qui est ; elle étudie l’homme, la nature et Dieu. Elle reste telle au moyen âge : en dehors d’elle, il n’y a que les mathématiques et ce qui s’y rattache ; et des arts, comme la médecine et l’alchimie. Mais voici une science nouvelle qui grandit, aidée du calcul et de l’expérience, qui accumule des faits et cherche des lois, qui observe au lieu de raisonner, et qui bientôt se sent assez forte pour affirmer son indépendance : c’est la physique. Cette émancipation fut lente et progressive. Ici les faits sont plus près de nous et mieux connus ; nous pouvons les suivre, Galilée en rompant avec Aristote est encore un « philosophe. » Il se vantait d’avoir consacré « plus d’années à la philosophie que de mois aux mathématiques » ; sa doctrine, au jugement de l’Inquisition, est déclarée « absurde en philosophie. » Pour Descartes, la philosophie est un « arbre dont la métaphysique est la racine et la physique le tronc. » Sa physique comme celle de Newton est exposée sous le titre de Principia philosophiae. L’enseignement philosophique qui, par nature, ne peut suivre que de loin les travailleurs et inventeurs, comprit la physique jusqu’à la fin du xviiie  siècle. La scission ne fut donc pas brusque ; elle s’est accomplie cependant parce qu’elle était inévitable. Quand le domaine d’une science est activement exploité, quand il n’y a pas en elle un coin qui n’ait été remué ou exploré, quand elle connaît son but et ses moyens, elle ne relève plus que d’elle-même ; elle a conquis ses droits à l’indépendance par le succès.

Mais dès lors la philosophie ne peut dire qu’elle a pour objet tout ce qui existe : l’homme, la nature et Dieu. La physique et les sciences qui s’y rattachent lui enlèvent la nature ; lui restera-t-il au moins l’homme et Dieu ?

Une science toute humaine, cultivée d’abord par les philosophes, un peu au hasard, mais dont importance ne leur a jamais échappé, c’est la science du langage. Platon en donne une esquisse dans son Cratyle. On sait que les Epicuriens et les Stoïciens, deux écoles de décadence pourtant, avaient beaucoup écrit sur ce sujet. Chez les modernes, il suffit de rappeler les noms de Leibniz, Locke, Condillac et leurs disciples. Il y a moins d’un siècle, la science en était là, quand la découverte du sanscrit permit à la linguistique de trouver sa voie, sa méthode, de s’affirmer comme science indépendante. Depuis elle a amassé des faits, constaté des lois, classé les langues, déterminé des racines : elle avance toujours dans son analyse quasi-chimique des mots ; elle a son vocabulaire, ses parties distinctes, sa phonétique, sa morphologie, etc. Quant à son indépendance, elle s’en montre singulièrement jalouse. Elle ne veut rien avoir de commun avec la métaphysique ; elle s’en défend comme d’un crime. Voilà donc cette fois une science purement humaine détachée du tronc commun.

Dans ces derniers temps la morale aussi a réclamé son indépendance. Constituer la théorie des droits et des devoirs de l’homme, sans rien demander non-seulement à la religion, mais à la philosophie ; poser la morale à titre de science première, et qui ne relève que d’elle-même ; l’affranchir de la nécessité préalable d’une doctrine métaphysique dont elle ne serait que la conséquence : telle est la tâche qu’ont poursuivie quelques contemporains. Elle n’a manqué ni de partisans ni d’ennemis. Sans rechercher ce que vaut cette tentative, constatons du moins à titre de fait que la morale, elle aussi, ne s’effrayerait pas d’être indépendante et de se constituer un domaine à part.

Ce serait, ici le lieu de montrer dans la psychologie les mêmes tendances, de faire voir que ses plus récentes transformations l’ont affranchie du joug métaphysique et qu’elle réclame, elle aussi, son autonomie. Mais la suite de ce travail exposera longuement ce débat.

Est-il nécessaire de faire remarquer que la physiologie est indépendante de la philosophie ? D’abord elle n’y a jamais beaucoup tenu1. Elle est née surtout de l’expérience. Elle a été moins une science particulière sortant de la science générale, qu’une science naissant d’un art. La médecine, qui a existé partout et toujours, n’a pu se passer de l’étude du corps vivant. Aussi la physiologie a été un moyen d’abord, en attendant qu’elle devînt une science ayant son but en elle-même. Elle ressemble par là à la chimie, née de certaines inventions pratiques et des recherches mystérieuses du moyen âge sur la transmutation des métaux, mais qui ne restera pas non plus tout à fait étrangère à la philosophie, comme le prouve le nom de philosophie hermétique si souvent employé pour désigner ces recherches. L’imagination populaire d’ailleurs confond volontiers le philosophe avec l’alchimiste ; elle le plaçait au milieu des livres, des fourneaux et des cornues dans un de ces réduits obscurs qu’a peints Rembrandt.

En résumé donc, toutes les sciences particulières qui existent aujourd’hui sont sorties d’une double source : de la philosophie et de l’art. Ces dernières dont l’origine est la plus humble ne sont ni les moins solides ni les moins fécondes. En comparant les faits accumulés par l’expérience, elles ont pu éliminer les accidents, dégager ce qui est fixe et permanent et en tirer des lois, c’est-à-dire arriver à la connaissance précise et « à ce caractère essentiel de la science qui est de prévoir. » Quant à l’indépendance des sciences qui sont sorties déjà ou tendent à sortir de la philosophie, nous l’avons vue se produire naturellement, par un travail continu et inconscient, et la scission résulter de la nature même des choses. Une science exacte et positive ne peut point se borner à des affirmations vagues ; elle doit prouver et vérifier ses assertions, c’est-à-dire peser les plus minutieux détails ; un chimiste ne craindra pas de consacrer plusieurs années à l’étude d’un seul corps simple et de ses composés, un zoologiste à celle de quelque humble infusoire que le microscope seul découvre. Pour le progrès de la science, il faut, comme on dit de nos jours, se spécialiser. Mais par suite de cette analyse infinie, toute science particulière devient un monde. En effet, la grandeur est chose relative. Si la chimie est peu dans la totalité des connaissances humaines, elle est immense comparée à une simple étude de l’azote et de ses composés. Comment s’étonner dès lors qu’elle suffise à ses nombreux travailleurs et qu’ils ne cherchent rien au-delà de son horizon ? Et il en est de même partout. Il y a plus ; ce travail intérieur qui scinde aussi la philosophie en sciences particulières, scinde aussi les sciences particulières en sous-sciences, la physique par exemple en thermologie, optique, acoustique ; la biologie en physiologie, histologie, etc... Dans ce travail de décomposition qui n’a point de limites assignables, chaque pas dans l’analyse éloigne de plus en plus de l’unité primitive.

II

Et maintenant que reste-t-il à la philosophie après ces appauvrissements successifs ? Quelles sont ses prétentions, ses limites, son objet ?

Si l’on examine avec quelque attention le sens divers qu’on donne au mot philosophie dans le langage courant, les discussions ou les livres, on sera frappé de la diversité des acceptions auxquelles il se prête, et de la confusion qu’il peut produire. Un homme qui décrit, analyse et classe les phénomènes de la pensée comme MM. H. Spencer et A. Bain, est appelé philosophe. Celui qui règle les mœurs, pose des prescriptions, propose un idéal de conduite, l’est également. Met-on la logique au niveau des découvertes récentes des sciences, comme M. Stuart Mill ; disserte-t-on sur les attributs de Dieu, sur les causes premières, on vous décerne le même titre. À une théorie comme celle de l’unité des forces physiques qui établit leurs corrélations et transformations, on reconnaît à juste titre une haute portée philosophique. Voilà des significations bien diverses auxquelles on pourrait en ajouter d’autres. D’où cette confusion ? il nous semble qu’en voici la source. On peut entendre par philosophie deux choses fort différentes : celle qui est, celle qui tend à être : la première consistant en un assemblage assez incohérent de quatre ou cinq sciences, la seconde offrant une signification précise, rationnelle, ayant un objet bien déterminé, et des limites posées par l’expérience.

Dans le sens ordinaire du mot voici ce que c’est que la philosophie. C’est une étude qui part de l’âme humaine et de ses diverses manifestations ; qui par la faculté de raisonner est conduite à la logique ; par la faculté de vouloir et d’agir conformément à une loi est conduite à la morale et de là remonte à la cause première de toute chose, à Dieu : elle se complète par quelques recherches métaphysiques sur l’essence de l’âme, la nature de la certitude et les principes fondamentaux de la morale. En vérité, est-ce là une science ayant un objet ? Si vous demandez à la physique, à l’astronomie, à la chimie, à l’anthropologie quel est leur objet, elles ne seront pas embarrassées de répondre. Mais la philosophie a-t-elle un objet ou plusieurs objets ou des parties d’objets ? En voici un tout d’abord, c’est Dieu, dont nulle autre science ne s’occupe. Faut-il y ajouter l’homme ? Non pas tout l’homme assurément, dont la physiologie, l’anatomie, les sciences biologiques, en un mot, ont pris pour elles une partie. Est-ce une portion de l’homme : son âme ? Ceci est encore fort contestable. L’histoire dans son sens large, l’esthétique, la science du langage, la jurisprudenceμ l’économie politique même, pourraient en réclamer leur part. Il se trouve donc que l’objet de la philosophie, c’est Dieu, plus une certaine partie de l’homme ; un objet, plus une fraction d’objet. Comment dès lors prétendre au titre de science première et universelle ? Comment surtout arriver à l’unité ? Elle ne serait possible tout au plus qu’avec la solution idéaliste, pour qui Dieu, Nature, Histoire, tout n’a de réalité que dans la pensée humaine.

Voilà ce qu’est actuellement la philosophie. Mais que tend-elle à devenir ? Si l’on admet, et les faits nous y contraignent, que les sciences particulières se détachent d’elle une à une dans la suite des temps, à des intervalles trés-variables ; si l’on accorde que cette rupture se produit naturellement par l’accumulation des faits, le travail incessant de l’analyse et la nécessité de se spécialiser ; si l’on remarque enfin que la psychologie, chez quelques contemporains, est déjà presque indépendante, que la morale voudrait l’être, et que la logique n’est qu’une partie de la psychologie, on entrevoit pour un avenir plus ou moins lointain la possibilité de scissions nouvelles, et d’un nouvel appauvrissement de la philosophie, en apparence au moins. Son incohérence actuelle nous paraît tenir à ce qu’elle contient, outre la science générale, des sciences particulières qui sont regardées comme une partie intégrante d’elle-même. Elle ressemble à ces êtres qui se reproduisent par division ou fissiparité, et qui, à certains moments, présentent trois ou quatre individus encore soudés au tronc commun.

III

Pour bien comprendre, au reste, ce que la philosophie tend à devenir par le progrès des connaissances humaines, examinons ce qui se produit dans les sciences particulières lorsqu’elles s’en détachent.

Supposons les mathématiques cultivées par les philosophes, non à titre de science spéciale, mais comme faisant partie de la philosophie ; voici ce qui arriverait : comme le propre des esprits philosophiques, c’est de placer avant tout les questions de principes, ils commenceront par examiner les axiomes, discuter la légitimité de la méthode, rechercher ce que c’est que la quantité, la mesure, le temps, l’espace, au risque de ne se croire jamais assez sûrs pour commencer. Ils pourront même se perdre en systèmes bizarres sur les nombres, comme les pythagoriciens et Platon. Les mathématiciens agissent différemment. Ils ne s’inquiètent point de concilier Newton avec Leibniz, ni Locke avec Kant, sur la nature du temps et de l’espace, ils acceptent les axiomes sans les discuter, sur la seule garantie du sens commun ; mais ils marchent. Leur science n’a donc pu se constituer et se développer qu’à cette condition : laisser au début tout un ensemble de questions non résolues et abandonnées aux discussions des philosophes.

De même dans la physique. Avant Galilée, elle n’est qu’une métaphysique avec quelques faits grossièrement expliqués en plus. On distingue à peine l’une de l’autre dans Aristote ; elles se font suite ; elles se supposent mutuellement et se complètent. Qu’est-ce que la matière ? Qu’est-ce que la nature ? Comprend-elle la matière et la forme ? Qu’est-ce que le mouvement ? Est-il divisible à l’infini ? Qu’est-ce que la puissance, et qu’est-ce que l’acte ?

Le monde extérieur existe-t-il ? Que valent nos sens ? peut-on se fier à eux ? Ce sont là autant de questions que le physicien néglige. Il accepte la foi du sens commun au monde matériel et aux sens, qui nous le révèlent ; il s’inquiète des faits et de leurs lois, non de l’essence ; il contrôle le témoignage des sens sans le discuter. Toutes les recherches sur les raisons dernières des choses, il les renvoie à la philosophie, qui les résout, si elle peut. La chimie elle-même, qui descend par l’analyse jusqu’aux derniers éléments, ne sort point cependant de l’étude des causes secondes.

Dans la science du langage, la question chère aux philosophes est celle d’origine. Posée dès le temps de Démocrite, elle a encore été débattue de nos jours par l’école théologique de de Maistre et de Bonald. Mais en se constituant définitivement comme science particulière, la linguistique l’a écartée ; et quoiqu’elle paraisse plutôt obscure qu’insoluble, cette recherche est bannie de l’étude positive des langues. Le linguiste accepte à titre de faits l’existence de divers idiomes et dialectes, il les classe, en suit et en explique la filiation ; mais les questions d’origine lui semblent téméraires, au moins prématurées.

L’étude des faits économiques, malgré des préjugés puissants, en France surtout, gagne chaque jour en importance. Les dissentiments des économistes n’empêchent point la science de se faire peu à peu, et de détruire par des raisons solides de prétendus axiomes de sens commun. Mais l’économie politique s’en tient aux faits, et quoiqu’elle supposé des principes philosophiques, elle ne les discute pas. Locke, dans son Essai sur le gouvernement civil, ne séparait pas encore cette science des autres manières d’être de la vie sociale ; avec Boisguillebert elle prit une position plus distincte ; enfin Quesnay et Smith lui constituèrent un domaine indépendant, et depuis, cette indépendance à l’égard de la métaphysique s’est accrue de jour en jour.

i

Il serait aisé de continuer cette épreuve sur diverses autres sciences, de montrer que la biologie, par exemple, ne s’inquiète que des manifestations de la vie ; mais qu’elle écarte résolument toutes les théories sur sa nature ou son origine, qu’elle les place en dehors de la connaissance scientifique, que le vitalisme, l’animisme, l’organisme, etc., ne sont pour elle que des systèmes ingénieux qui s’entrevalent parce que rien ne les vérifie.

Ce qui peut sembler plus fâcheux pour la philosophie, c’est que du jour où une science se débarrasse des recherches métaphysiques, le progrès s’opère en elle presque aussitôt. Telles les mathématiques avec Archimède et Euclide, l’astronomie avec Keppler et Copernic, la physique avec Galilée, Huyghens, Newton, la chimie avec Lavoisier, la biologie avec Bichat et les contemporains, la science du langage avec Bopp et Max Muller. Et cependant il n’y a pas lieu de s’étonner ; il y en a des raisons très claires, d’abord parce que le génie qu’on dépensait à résoudre l’insoluble et à chercher l’introuvable s’économise au profit des recherches purement scientifiques ; ensuite parce que le but de la science est changé, et que l’on subordonne les théories aux faits et non plus les faits aux théories : les systèmes passent, les expériences demeurent.

Ainsi donc partout et toujours les sciences particulières ayant un objet spécial, ne se constituent qu’en laissant à leur début un ensemble de questions non résolues. A rigoureusement parler, elles n’ont point de commencement, elles débutent au hasard, comme elles peuvent ; on ne sait ni d’où elles viennent, ni où elles vont ; en revanche on sait ce qu’elles sont. Pour qui les juge en philosophe, leur point de départ est ruineux, mal établi, non discuté ; mais si la philosophie les condamne, l’expérience les absout. Et la logique de même, en montrant qu’elles doivent procéder ainsi. Nous pouvons comprendre maintenant, par ce qui précède, à quelles conditions les sciences particulières encore adhérentes à la philosophie pourront s’en rendre indépendantes. Il leur faudra partir de quelque postulatum, de quelques vérités rationnelles ou expérimentales, ne point s’arrêter aux questions de principes et laisser à la philosophie ces discussions. La morale, par exemple, ne recherchera pas ce que c’est que le bien en soi. La psychologie ne se demandera point ce que c’est que l’âme : elles s’interdiront toute excursion dans la région des causes premières. C’est la condition absolue de leur existence comme sciences exactes et capables de progrès. Ceux qui ont reproché à ces tentatives d’émancipation, de manquer de fondement, qui ont dit à la morale et à la psychologie : « Il est antiphilosophique de chercher à vous passer d’une métaphysique préalable ; votre début est arbitraire, vos data sont affirmés, non discutés ; vous n’êtes point fixés sur les principes », comment n’ont-ils pas vu que c’était là une nécessité logique et que les sciences qui discutent tout ne résolvent rien, et que les débats sur les principes empêchent d’arriver jamais aux conséquences ? Comment n’ont-ils pas vu que leur reproche devait s’adresser tout aussi bien à la géométrie, à la physique, à la chimie, en un mot à toutes les sciences actuellement constituées ? Opposeront-ils cette difficulté toute gratuite que ce qui est possible pour l’étude de la nature ne l’est pas pour celle de l’homme ; qu’on peut se passer des premiers principes quand on étudie la matière et ses propriétés, mais qu’on ne le peut quand il s’agit de l’âme et de ses manifestations ? Cette assertion serait non-seulement dénuée de faits, mais en contradiction avec les faits. Car au nombre des sciences qu’on appelle morales, c’est-à-dire qui ont pour objet des manifestations de la pensée et de la volonté humaines, ne place-t-on pas la science du langage, le droit, l’économie politique, qui s’interdisent le plus possible, et chaque jour davantage, toutes les discussions métaphysiques ?

IV

Nous pouvons entrevoir, à présent, ce que la philosophie tend à devenir et quelle transformation l’évolution continue des sciences lui fera subir invinciblement. Universelle à l’origine, dans l’avenir elle sera universelle encore, mais d’une autre manière. Autrefois, elle contenait tout, principes et conséquences, causes et faits, vérités générales et résultats. Actuellement elle présente le singulier spectacle d’une science universelle par certains côtés, particulière par certains autres. Plus tard elle ne contiendra que les spéculations générales de l’esprit humain sur les principes premiers et les raisons dernières de toutes choses. Elle sera la métaphysique, rien de plus. Ce qui occupera alors les philosophes et ce qui constituera leur domaine propre, ce sera cet inconnu sur lequel chaque science s’établit et qu’elle abandonne à leurs disputes. Il y aura encore là une source éternelle de discussions et de recherches : et comme elles s’étendront à tout l’ensemble des connaissances humaines, à toutes les sciences nées ou à naître, la philosophie restera universelle. Ce n’est pas tout. Le progrès des sciences particulières les conduit nécessairement à des généralisations de plus en plus larges, appuyées sur les faits, mais qui souvent les dépassent : telles sont les hypothèses qui expliquent tant de phénomènes, résument tant de lois, ont résisté à tant de vérifications, que ce sont presque des vérités démontrées. Ce seront là d’autres matériaux pour la philosophie future. La loi de l’attraction universelle et celle de la corrélation des forces nous laissent entrevoir ce que les sciences peuvent découvrir par l’accumulation des faits, le calcul et la rigueur des méthodes. Supposez en chimie quelque découverte analogue. Admettez que l’on dérobe à la vie quelques-uns de ses mystères et que la biologie trouve aussi son Newton. Laissez-nous espérer dans les phénomènes de la pensée quelque généralisation qui les rattache, par exemple, à ceux de la vie, que l’histoire nous livre en partie au moins son secret. Ajoutez toutes les grandes vues d’ensemble que nous ne pouvons pressentir, tout ce que nous révéleront des sciences encore à naître : pense-t-on qu’alors la matière manquera aux esprits philosophiques, c’est-à-dire préoccupés du général. Et que l’on ne dise point qu’il y a contradiction à prétendre que le progrès des sciences les ramène à la philosophie, après avoir soutenu plus haut qu’il les en détache. C’est là une double nécessité qui résulte de la nature même des choses et qui se comprend facilement. Toute science se constitue par un double mouvement d’analyse et de synthèse. Elle n’arrive à la connaissance précise, exacte, vérifiée, qu’en descendant toujours vers l’infiniment petit ; elle distingue, sépare, divise, cherche les exceptions et les différences. Mais un amas de faits bien constatés n’est pas une science : il reste à saisir les rapports, à grouper les ressemblances, à induire les lois, à rechercher le général. Au total donc il y aura dans la philosophie deux ordres de problèmes, identiques au fond : ceux d’où naissent les sciences, et ceux qui en résultent. Elle sondera éternellement cette double ignorance. L’ensemble des connaissances humaines ressemble ainsi à un grand fleuve coulant à pleins bords, sous un ciel resplendissant de lumière, mais dont on ignore la source et l’embouchure, qui naît et meurt dans les nuages. Les esprits audacieux n’ont jamais pu ni éclaircir ce mystère ni l’oublier. Il y a toujours quelques intrépides pour se lancer résolument dans cette région inaccessible, d’où ils reviennent aveuglés, saisis de vertige, et racontant des choses si étranges que le monde les tient pour hallucinés.

La philosophie ainsi entendue restera-t-elle une science ? Mais comment le serait-elle, si tout ce qui est scientifiquement connaissable lui est enlevé ; si partout où il y a des faits à observer, des lois à rechercher, des rapports à calculer, quelque science particulière se constitue un domaine propre, n’abandonnant à la philosophie que ce qu’elle ne peut résoudre ? Comment y aurait-il science là où il n’y a ni mesure ni vérification possibles ? La métaphysique est un dépôt de vérités en dehors et au-dessus de toute démonstration, parce qu’elles sont le fondement de toute démonstration : il est déterminé négativement par l’action réunie de toutes les sciences qui éliminent ce qui les dépasse. La métaphysique d’ailleurs est subjective, et la science doit être objective. Ce qui est démontré, constaté, formulé en lois, est invariablement acquis, indépendant des lieux et des époques. Les vérités mathématiques sont les mêmes pour un Hindou et pour un Grec, pour un Italien et un Anglais. La science ne reflète pas le génie d’une race, elle est l’œuvre d’un esprit impersonnel. Il n’y a point une physique française opposée à une physique anglaise : ce qui était vrai pour Galilée l’était aussi pour Ampère et Faraday. Et cela doit être puisque les affirmations de la science sont vérifiables, puisqu’elle façonne l’esprit humain sur la nature au lieu de façonner la nature d’après les conceptions arbitraires de l’esprit humain. En métaphysique c’est le contraire : l’œuvre est personnelle ; elle porte le caractère d’un individu ou au moins d’une race. Elle est locale et éphémère, car l’individu communique à son œuvre sa fragilité.

On a dit ingénieusement « que les métaphysiciens sont des poètes qui ont manqué leur vocation » 2. Plus on y pense et plus le mot paraît juste. Quand la philosophie sera devenue ce qu’elle doit être, qu’il n’y aura plus en elle que du général, des abstractions, des idées, qu’elle sera complètement en dehors des faits, alors il apparaîtra clairement aux yeux de tous qu’elle est une œuvre d’art plutôt que de science : poésie ennuyeuse et mal écrite pour les uns, élevée, puissante, vraiment divine pour les autres.

Comment ne pas pressentir déjà cette vérité qui n’est un paradoxe que pour ceux qui s’arrêtent aux apparences ? Si vous n’êtes point l’un de ces esprits grossiers qui ne conçoivent rien au-delà de la plus vulgaire réalité, si vous cherchez quelque chose sous les faits ou au-delà des faits, vous entrez dans un monde idéal. Le poëte le conçoit à l’image du nôtre, mais plus beau, plus harmonieux ; la vie y est plus pleine et plus largement savourée : il y contemple des formes visibles et palpables, concrètes, vivantes, plus réelles pour lui que la réalité. Pour le métaphysicien, il est tout autre. C’est la région des vérités abstraites, des lois, des formules, accessible seulement à l’esprit pur, le domaine mystérieux de l’impalpable et de l’invisible où règnent les principes de toutes choses comme les Mères du second Faust « qui trônent dans l’infini, éternellement solitaires, la tête ceinte des images de la vie, actives, mais sans vie. » Tous deux créateurs à leur manière : l’un parce qu’il sait manier les couleurs, les mots, les formés pittoresques qui donnent aux idées le vêtement et la vie ; l’autre parce qu’il croit avoir saisi les ressorts cachés qui font mouvoir le monde, les formules fécondes qui traduisent les lois de l’univers et d’où le flot des phénomènes s’échappe comme d’une source indéfectible. De là ces constructions philosophiques qui ressemblent à de grands poëmes. De là vient qu’à l’ordinaire la métaphysique et la haute poésie se touchent, se confondent quelquefois comme dans le Paradis de Dante. Toutes deux reflètent également le génie d’un peuple. Dans l’Inde, la Bhagavad-gita est l’épisode d’une épopée. Le cartésianisme réservé et peu subversif au fond, chez qui, suivant la remarque de Ritter (Histoire de la phil. moderne, t. Ier), « domine évidemment la pensée de la limitation de notre savoir », ressemble à la poésie sobre et mesurée du xviie  siècle. La Logique de Hégel confine au Faust. Qui fut plus poëte que Platon et Plotin ? Il nous faudrait parcourir l’histoire entière de la métaphysique pour montrer combien elle ressemble à la poésie. Toutes deux se sont partagé ces âmes fougueuses de la Renaissance, dont Giordano Bruno reste le type accompli. Et soutenir, comme Hégel (Gesch. d. phil, p. 194, t. II), « que les mystiques ont seuls connu la vraie manière de philosopher », n’est-ce pas dire que la métaphysique est d’autant plus haute qu’elle ressemble plus à une effusion ou à une rêverie ? Ceux même qui semblent n’avoir rien du poëte, comme Aristote, arrivent d’emblée aux conceptions saisissantes : celle d’un monde qui dans ses dernières profondeurs aspire au bien, est attiré par l’amour, mû par un Newtonisme métaphysique. Un grand poëte, H. Heine (de l’Allemagne), a dit du plus sec des métaphysiciens : « La lecture de Spinoza nous saisit comme l’aspect de la grande nature dans son calme vivant : c’est une forêt de pensées hautes comme le ciel, dont les cimes fleuries s’agitent en mouvements onduleux, tandis que leurs troncs inébranlables plongent leurs racines dans la terre éternelle : On sent dans ses écrits flotter un souffle qui vous émeut d’une manière indéfinissable : on croit respirer l’air de l’avenir. » Les métaphysiciens sont donc des poëtes qui ont pour but de reconstituer la synthèse du monde

Ces grandes épopées cosmogoniques disparaîtront-elles ? L’expérience tant de fois faite de leur insuffisance les condamne-t-elle sans retour ? La philosophie continuera-t-elle à donner de la poésie pour de la science, à revêtir ses fictions de formules indéchiffrables, et à annoncer au monde pour la centième fois qu’elle a trouvé le mot de son énigme ? Pourquoi non ? Beaucoup pensent de nos jours que l’esprit humain doit renoncer à ses recherches comme à des jeux d’enfance. Cela ne semble ni désirable ni possible. Si le positivisme se bornait à dire que la métaphysique ne peut être prise au sérieux comme science, puisqu’elle affirme sans pouvoir vérifier ni démontrer, il faudrait fermer les yeux à l’évidence pour y contredire. Quand il s’attache à éliminer toute métaphysique des sciences expérimentales, il rend encore un service, puisqu’il ne fait que suivre les règles d’une bonne méthode » en séparant le connaissable de l’inconnaissable, en nous empêchant de tout sacrifier aux hypothèses, de plier les faits aux théories et de lâcher la proie pour l’ombre. Mais condamner toutes les recherches sur les raisons dernières comme une illusion dangereuse et vaine, considérer comme perdu le temps qu’on y consacre, vouloir en guérir l’esprit humain comme d’une infirmité chronique, c’est en réalité l’amoindrir. L’importance des recherches ne se mesure pas au succès. Chercher sans espoir n’est ni insensé, ni vulgaire ; on peut entrevoir, sinon trouver. La vraie noblesse de l’intelligence humaine est moins dans les résultats qu’elle obtient que dans le but qu’elle se propose, et dans les efforts qu’elle ose tenter pour l’atteindre. L’expérience est beaucoup, elle n’est point tout. Et qui prouvera d’ailleurs que les faits valent mieux que les idées, et les découvertes que les recherches ? La philosophie restera comme une tentative éternelle sur l’inconnu. Elle ne trouvera point le dernier mot des choses, et c’est heureux ; car on peut dire sans paradoxe, que si la métaphysique donnait tout ce qu’elle promet, mieux vaudrait la forcer au silence. Supposez résolues toutes nos questions sur Dieu, la nature, et nous-mêmes, que resterait-il à faire à l’intelligence humaine ? Cette solution serait sa mort. Tous les esprits curieux et actifs seront sur ce point de l’avis de Lessing : « Il y a plus de plaisir à courir le lièvre qu’à le prendre. » La philosophie entretiendra leur activité par son magique et décevant mirage. Ne dût-elle rendre à l’intelligence d’autre service que de la tenir toujours en éveil, que de l’élever au-dessus d’un dogmatisme étroit, en lui montrant ce mystérieux au-delà qui dans toute science l’entoure et la presse, elle l’aurait servie assez.

Abordons maintenant l’objet propre de cette étude : la Psychologie ; tout ce qui précède n’avait pour but que de nous y préparer. Notre dessein est de montrer que la psychologie peut se constituer en science indépendante, de rechercher à quelles conditions elle le peut, et de voir si chez plusieurs contemporains cette indépendance n’est pas déjà un fait accompli. Au premier abord, je le sais, cette proposition peut paraître inacceptable. La psychologie n’est-elle pas la base de la philosophie, et son objet d’étude le plus constant sinon le plus ancien ? Comment les séparer ? Il y a là une équivoque qu’il faut résoudre. La psychologie, comme toute science, comme la physique, comme la chimie ou la physiologie, renferme des questions dernières, transcendantes, celles de principes, de causes, de substances : qu’est-ce que l’âme, d’où vient-elle, où va-t-elle ? Ce sont là des discussions purement philosophiques. Mais dans la psychologie il y a autre chose. Il y a des faits d’une nature spéciale, difficiles à observer, plus difficiles encore à classer, mais qui n’en constituent pas moins la partie la plus solide et la plus indiscutable de la science.

C’est l’étude pure et simple de ces faits qui peut constituer une science indépendante. Je vois au reste que depuis Wolf l’on distingue communément une psychologie expérimentale qui ne s’occupe que des phénomènes et une psychologie rationnelle qui ne s’occupe que de la substance. Mais tandis que, suivant Wolf et ceux qui le suivent, ces deux études sont les parties complémentaires d’un même tout, selon nous cette psychologie expérimentale seule constitue toute la psychologie, le reste étant de la philosophie ou métaphysique, et par conséquent en dehors de la science.

Ceci posé, nous nous proposons dans ce qui va suivre d’examiner la conception courante de la psychologie particulièrement en France et de voir à quels résultats elle conduit. Nous rechercherons ensuite en quoi consiste et comment procède la psychologie purement expérimentale. Nous essayerons enfin d’en esquisser les divisions.

VI

Ouvrons les traités de psychologie les plus accrédités pour y chercher une définition de cette science. « La psychologie, dit Jouffroy3, est la science du principe intelligent, de l’homme, du moi. » « La psychologie est cette partie de la philosophie qui a pour objet la connaissance de l’âme et de ses facultés étudiées par le seul moyen de la conscience. » (Dict. des scienc. phil., art. Psychol.)

Une première critique qu’on peut faire de ces définitions c’est qu’elles confondent deux choses fort différentes, les phénomènes psychologiques et leur substratum ; ou, comme dirait Kant, les phénomènes et les noumènes. Sans rechercher ici si nous avons une connaissance quelconque des choses en soi, au moins faut-il accorder qu’elle est très vague, puisque personne ne s’accorde sur ce point, et qu’elle n’est point scientifique, puisqu’elle échappe à toute vérification. Je n’ignore pas que dans ces dernières années on a répété après Maine de Biran et Jouffroy « que l’âme se connaît, se saisit immédiatement. » Mais outre que ces psychologues ont dépensé vingt ou trente ans d’étude avant de découvrir cette connaissance immédiate (ce qui peut paraître assez surprenant), leur découverte ne semble pas nous avancer beaucoup ; car quand on a longtemps et scrupuleusement cherché ce que c’est que cette essence intime ainsi révélée, on n’arrive à trouver que les expressions vagues « d’activité absolue », « d’esprit pur en dehors du temps et de l’espace » : d’où l’on peut conclure que le plus net de notre connaissance consiste encore dans les phénomènes. Le tort de la définition courante, c’est donc de confondre deux choses essentiellement distinctes : des faits psychologiques avec des spéculations ontologiques. Et de là vient qu’on a si souvent laissé l’étude des faits qui est féconde, pour la construction des théories qui est stérile et l’observation lente et sûre pour le procédé hardi et ruineux de l’hypothèse.

Ce n’est pas tout. On nous dit que la psychologie est la science de l’âme humaine. C’est là s’en faire une idée bien étroite et bien incomplète. La biologie s’est-elle jamais définie la science de la vie humaine ? La physiologie a-t-elle jamais cru, sinon dans son enfance, qu’elle n’avait que l’homme pour objet ? N’ont-elles pas considéré, au contraire, comme leur appartenant en propre tout ce qui est organisé et manifeste la vie, l’infusoire aussi bien que l’homme ? Or, à moins d’admettre l’opinion cartésienne des bêtes machines, qui n’a plus de partisan que je sache, il faut bien reconnaître que les animaux ont leurs sensations, leurs sentiments, leurs désirs, leurs plaisirs et leurs douleurs, leur caractère, tout comme nous ; qu’il y a là un ensemble de faits psychologiques qu’on n’a aucun droit de retrancher de la science. Ces faits, qui les a étudiés ? les naturalistes et non point les psychologistes. Si nous allions plus loin, nous pourrions montrer que la psychologie ordinaire, en se restreignant à l’homme, n’a pas même embrassé tout l’homme, qu’elle ne s’est point souciée des races inférieures (noires, jaunes), qu’elle s’est contentée d’affirmer que les facultés humaines sont identiques en nature et ne varient qu’en degré, comme si la différence de degré ne pouvait pas être telle souvent, qu’elle équivaut à une différence de nature ; que dans l’homme elle a pris les facultés toutes constituées et qu’elle ne s’est occupée que rarement de leur mode de développement ; de sorte qu’en dernière analyse, la psychologie, au lieu d’être la science des phénomènes psychiques, a pris simplement pour objet l’homme adulte, blanc et civilisé.

Après avoir vu comment la psychologie entend son objet, voyons comment elle comprend sa méthode. Elle consiste tout entière dans la réflexion ou observation intérieure. Assurément, personne ne croit plus que nous à la nécessité de ce mode d’observation : elle est le point de départ, la condition indispensable de toute psychologie, et ceux qui l’ont nié, comme Broussais et Aug. Comte, ont si bien pris le contre-pied de toute évidence et donné si beau jeu à leurs adversaires, que leurs plus fidèles disciples ne les ont pas suivis jusque-là. Il est certain que l’anatomiste et le physiologiste pourraient passer des siècles à étudier le cerveau et les nerfs sans se douter de ce que c’est qu’un plaisir ou une douleur, s’ils ne les avaient point ressentis. Rien ne remplace sur ce point le témoignage de la conscience, et il faut toujours en revenir à ce mot d’un anatomiste : « Nous ressemblons devant les fibres du cerveau à des cochers de fiacre qui connaissent les rues et les maisons, mais sans savoir ce qui se passe au dedans. » Il est certain aussi que les objections faites à cette méthode d’observation ont été fort bien discutées. Mais est-il vrai que l’observation intérieure est la méthode unique de la psychologie ? qu’elle révèle tout, suffit à tout ? Prise au sens rigoureux, cette doctrine conduirait à l’impossibilité de la science. Car si ma réflexion m’avertit de ce qui se passe en moi, elle est absolument incapable de me faire pénétrer dans l’esprit d’un autre. Il faut pour cela un procédé plus compliqué. Nous causons : un homme qui assiste à notre entretien n’y prend part que d’un air distrait, il place quelques mots avec effort, il sourit d’un air forcé : j’en conclus qu’il est en proie à quelque peine cachée. Je pourrai même en deviner la cause ; si j’ai l’esprit pénétrant, si cet homme et ses antécédents me sont connus. Mais cette découverte psychologique est une opération très complexe où l’on peut trouver ce qui suit : observation extérieure, perception de signes et gestes, interprétation de ces signes, induction des effets aux causes, inférence, raisonnement par analogie. Elle n’a de commun, avec l’observation intérieure, que cette aptitude à mieux connaître autrui, qui vient de ce qu’on se connaît mieux soi-même. Ainsi de deux choses l’une : ou bien la psychologie se borne à l’observation intérieure, et alors étant complètement individuelle, elle est comme enfermée dans une impasse et n’a plus aucun caractère scientifique ; ou bien elle s’étend aux autres hommes, cherche des lois, induit, raisonne, et alors elle est susceptible de progrès ; mais sa méthode est en grande partie objective. L’observation intérieure seule ne suffit donc pas à la plus timide psychologie.

Un autre défaut de la méthode ordinaire c’est qu’elle a conduit, comme elle le devait, à l’abstraction. Elle a été cause que les philosophes ont étudié les phénomènes de l’esprit plutôt en logiciens qu’en psychologues, plutôt en raisonneurs qu’en observateurs. L’une de ses principales conséquences a été la doctrine courante des facultés.

On peut dire, à beaucoup d’égards, qu’elle est utile, nécessaire. La psychologie a des faits à classer comme la physique ou la botanique : elle sépare ceux qui diffèrent, réunit ceux qui se ressemblent, et forme ainsi des groupes ; à chaque groupe elle attribue un nom, qui, comme les termes chaleur, magnétisme, lumière, désignent les causes inconnues de phénomènes connus. Mais le danger presque inévitable de cette méthode, c’est de personnifier les causes, de les ériger en entités distinctes et indépendantes : on oublie que ce ne sont que des abstraits, des formules commodes pour l’exposition de la science, qui n’ont de valeur que si on les ramène aux concrets d’où elles sont tirées ; que c’est là qu’est toute leur valeur, toute leur réalité. L’histoire de l’ancienne physique, embarrassée de formes substantielles et de causes occultes, montre assez combien les meilleurs esprits cèdent au penchant de réaliser des abstractions. De là, en psychologie, un premier résultat qui consiste à substituer une étude verbale (celle des facultés) à une étude réelle (celle des phénomènes). Un second résultat, c’est de faire naître des questions vaines, factices, comme celle-ci : La conscience est-elle une faculté distincte ? Les discussions sur le libre arbitre pourraient bien être de cette nature ; le problème n’étant peut-être inextricable que parce qu’il est mal posé4. Ainsi, on perd en disputes oiseuses le temps qu’on devrait mettre à observer, et au lieu d’observateurs impartiaux, il se forme des partis poussant à outrance leurs hypothèses, éternellement en lutte, parce qu’ils combattent pour des chimères, et qu’on ne peut ni tuer, ni emprisonner des fantômes. Un troisième résultat, c’est de dissimuler l’unité de composition des phénomènes psychologiques. La vie mentale a ses degrés et pour ainsi dire ses étages ; il n’y a pour les séparer que des limites vagues que la doctrine des facultés donne comme fixes et absolues. Ad. Garnier fait remarquer très justement que pour attribuer des faits à des causes diverses, il faut que les faits soient non-seulement différents mais indépendants des phénomènes très différents, opposés même, comme l’ascension des gaz à la chute des corps, pouvant avoir une cause identique. Mais ce caractère d’indépendance, on le cherche vainement dans les phénomènes psychologiques ; on les voit se confondre, se mêler et se supposer réciproquement.

L’un des philosophes, dont nous comptons parler ici, M. Samuel Bailey, a fait une critique vive et quelquefois piquante de la phraséologie inexacte qui est inhérente à la méthode des facultés, qui les érige en entités distinctes de l’homme lui-même.

« On a représenté, dit-il, les facultés agissant comme des agents indépendants, donnant naissance à des idées et se les passant mutuellement, et faisant entre elles leurs affaires. Dans cette espèce de phraséologie, l’esprit apparaît souvent comme une sorte de champ dans lequel la perception, la mémoire, l’imagination, la raison, la volonté, la conscience, les passions produisent leurs opérations, comme autant de puissances alliées entre elles ou en hostilité. Parfois l’une de ces facultés a la suprématie et les autres sont subordonnées ; l’une usurpe l’autorité et une autre cède, l’une expose et les autres écoutent ; l’une trompe et l’autre est trompée. Cependant l’esprit ou plutôt l’être intelligent lui-même est complètement perdu de vue au milieu de ces transactions où il ne paraît avoir aucune part. D’autres fois on nous montre ces facultés traitant avec leur propriétaire ou maître, lui prêtant leur ministère, agissant sous son contrôle ou sa direction, lui fournissant de l’évidence, l’instruisant, l’éclairant par leurs révélations, comme si lui-même était détaché et à part des facultés qu’on dit qu’il possède, commande et écoute5. »

On peut faire les mêmes remarques sur les sens : les organes des sens sont sans doute distincts de l’esprit ; mais les sens eux-mêmes ne le sont point. Quand un homme voit ou entend, c’est lui, c’est l’être conscient qui voit ou entend. Dire que les sens voient et entendent c’est en faire des entités, tandis que dans la réalité il y a simplement des affections mentales produites.

Hobbes, Locke, Leibnitz, Hume ont plus d’une fois critiqué ce langage inexact sans parvenir eux-mêmes à l’éviter. M. Bailey cite de nombreux exemples à l’appui. Entre tous, Kant serait le plus coupable, si M. Cousin n’avait écrit. Suivant le philosophe allemand, la majeure d’un syllogisme se rapporte à l’entendement, la mineure au jugement, la conclusion à la raison.

« Ainsi, dit M. Bailey, l’être intelligent, comme un monarque constitutionnel, gouverne régulièrement par le moyen de ses ministres : l’Entendement étant le Secrétaire d’État au Département de l’intérieur, la Faculté de Juger étant le Chief Justice of the Commonpleas, et la Raison le First Lord of the Treasury (ou premier ministre). »

Est-il possible d’éviter toujours ces expressions ? Non, certes, et je n’ai pas, continue M. Bailey, plus d’objections à faire aux termes de « faculté » dans les occasions ordinaires qu’à l’habitude qu’a l’un de mes amis de mesurer les distances avec une exactitude suffisante par le nombre de ses enjambées. Mais l’investigation méthodique des faits de conscience demandant autant d’exactitude et de précision que n’importe quelle recherche de physique ou de mathémathiques, la méthode des facultés lui ressemble à peu près, comme le calcul de mon ami ressemble à un plan trigonométrique dressé avec soin.

Il ne serait pas plus raisonnable d’abandonner les termes raison, mémoire, volonté, etc., que les mots peu, beaucoup, quelques. Mais que penserait-on d’un statisticien qui, au lieu de nous dire que, dans un certain pays, chaque mariage donne en moyenne quatre enfants, et que les trois cinquièmes de la population savent lire et écrire se bornerait à nous révéler que les mariages produisent quelques enfants et que les gens qui lisent sont nombreux. Ce qui importe, c’est la détermination quantitative.

Une critique des « opérations imaginaires », dont M. Cousin fait à peu près tous les frais, conduit l’auteur à conclure : « que la prédominance de ces faits imaginaires dans les écrits métaphysiques (psychologiques), montre que l’humanité en est dans la philosophie mentale à cette période où, en physique, on parlait de transmutation des métaux, d’élixir de vie, d’influence des étoiles, d’existence d’une légèreté substantielle, d’une horreur de la nature pour le vide et autres choses semblables6. »

VII

La psychologie, entendue dans son sens ordinaire, est donc une étude plus occupée d’abstractions que de faits, fondée sur une méthode subjective et remplie de discussions métaphysiques. Voyons maintenant ce que peut être la psychologie conçue comme science indépendante.

Nous avons vu que dans tout ordre de connaissance, lorsque le nombre des faits et des observations accumulés est assez grand, il se produit, par la nature même des choses, une tendance à l’autonomie, et que la nouvelle science laissant à la métaphysique le soin de discuter ses premiers principes, se constitue sur des bases qui lui sont propres, d’une solidité suffisante pour son but, quoique souvent ruineuse pour qui les examine en philosophe.

En un mot, étude constante des faits et séparation d’avec la métaphysique : telles sont les conditions de l’indépendance.

Y a-t-il assez de matériaux accumulés pour constituer une psychologie expérimentale ? Ils sont si nombreux, qu’il ne s’est encore trouvé personne pour les classer, les réduire et les ordonner en système. Les progrès des sciences physiques et naturelles, de la linguistique et de l’histoire ont révélé des faits inattendus, suggéré des aperçus tout nouveaux, à ceux du moins qui n’ont point de goût pour une psychologie immobile et scolastique : études sur le mécanisme des sensations, sur les conditions de la mémoire, sur les effets de l’imagination et de l’association des idées, sur les rêves, le somnambulisme, l’extase, l’hallucination, la folie et l’idiotie, recherches jusqu’ici inconnues sur les rapports du physique et du moral, conception nouvelle de la nature morale (psychologique), de l’humanité résultant de l’étude approfondie de l’histoire et des races, les langues nous offrant comme une psychologie pétrifiée.

Enfin, dans ces dernières années7, on s’est efforcé de soumettre les actes psychologiques au contrôle précis de la mesure. Voilà en deux mots ce qui se trouve dans des milliers de livres, mémoires, observations ou expériences ; une masse immense de faits qui attend encore son Keppler ou son Newton. Rapprochez maintenant par la pensée toutes ces données expérimentales du peu que l’antiquité nous a laissé sur ce sujet. (Aristote : Traité de l’âme, de la sensation, de la mémoire, du sommeil, etc.) Puis rapprochez la psychologie ontologique de nos jours, de la métaphysique de Platon et d’Aristote. Où est le progrès ?

La psychologie tend-elle à se séparer de la métaphysique ? Au lieu de décider la question, j’aime mieux mettre quelques faits sous les yeux du lecteur. Au xviie  siècle la science de l’âme s’appelle métaphysique. Il n’y a point d’autre mot dans Descartes, Malebranche et Leibniz. Locke et Condillac parlent le même langage. Cependant le mot psychologie, inventé par l’obscur Goclenius, devient le titre d’un ouvrage de Wolf. Les Encyclopédistes, tout en continuant à se servir du mot métaphysique, en limitent le sens. « Locke, dit d’Alembert, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, réduisit la métaphysique à ce qu’elle doit être en effet, la physique expérimentale de l’âme. » Les Écossais l’emploient avec réserve et préfèrent l’expression de « philosophie de l’esprit humain. » Enfin, le mot psychologie devient d’un usage courant, presque vulgaire en France, en Allemagne et en Angleterre. Si Von remarque de plus que, dans ces deux derniers pays, la psychologie est cultivée comme science indépendante et expurgée de toute métaphysique, par des écrivains qui non-seulement n’ont fait aucune profession explicite de positivisme, mais sont même en désaccord complet avec cette doctrine sur plusieurs points, on accordera, je pense, que cette autonomie est plus qu’une simple tendance, qu’elle est à beaucoup d’égards un fait accompli8.

La psychologie dont il s’agit, ici sera donc purement expérimentale : elle n’aura pour objet que les phénomènes, leurs lois et leurs causes immédiates ; elle ne s’occupera ni de l’âme ni de son essence, car cette question étant au-dessus de l’expérience et en dehors de la vérification, appartient à la métaphysique. S’il peut sembler paradoxal que la psychologie qui est la science de l’âme ne s’en occupe point, on doit remarquer que la biologie et la physique ne s’occupent pas davantage de la vie et de la matière, que tant qu’elles en ont fait l’objet propre de leur étude, leurs progrès ont été nuls ; et que la psychologie ne s’est enrichie que de faits d’expérience, sa métaphysique n’ayant peut-être pas fait un pas depuis Aristote. Cette psychologie sera-t-elle spiritualiste ou matérialiste ? Nous répondons que cette question n’a point de sens et qu’autant vaudrait la poser à propos de la physique expérimentale. Le spiritualisme et le matérialisme impliquent une solution de la question de substance, laquelle est réservée à la métaphysique.

Il est possible que le psychologue tout en se livrant à ses recherches incline à l’une des deux solutions ou à toute autre, comme le physiologiste peut incliner au mécanisme ou à l’animisme, mais ce sont là des spéculations personnelles qu’il ne confond pas avec la science. La psychologie aura aussi sa métaphysique comme les autres sciences, tout en restant parfaitement distincte. C’est la rendre incomplète sans doute, mais le progrès est à ce prix. Si la psychologie veut être à la fois une psychologie et une métaphysique, elle ne sera ni l’une ni l’autre. Elle ressemblera en cela aux autres sciences qui toutes éliminent les questions d’origine et de fin, les renvoyant à la métaphysique. C’est pour les discuter que la philosophie existe.

La méthode à employer est à la fois subjective et objective. Les discussions entre ceux qui ne veulent admettre que l’observation intérieure, comme Jouffroy, et ceux qui ne reconnaissent que l’observation extérieure, comme Broussais, ressemblent à ces combats indécis après lesquels chacun s’attribue la victoire. Les premiers montrent triomphalement leurs analyses et mettent au défi leurs adversaires de deviner sans l’aide de la réflexion ce que c’est que sentir, désirer, vouloir, abstraire. Les seconds répliquent que le dialogue du moi avec le moi ne peut durer longtemps et qu’ils aiment mieux cultiver le terrain fertile de l’expérience. Des deux parts, c’est ne comprendre la question qu’à demi : chacune de ces deux méthodes a besoin de l’autre

Dans l’étude qui va suivre sur M. Herbert Spencer (chap. II) nous verrons comment elles se complètent réciproquement, la méthode subjective procédant par analyse et la méthode objective par synthèse ; la méthode intérieure étant la plus nécessaire, puisque sans elle on ne sait pas même de quoi on parle, la méthode extérieure étant la plus féconde, puisque le champ de son investigation est presque illimité.

Mais en quoi consiste cette méthode objective ? A étudier les états psychologiques au dehors, non au dedans, dans les faits matériels qui les traduisent, non dans la conscience qui leur donne naissance. L’expression naturelle des passions, la variété des langues et des événements de l’histoire sont autant de faits qui permettent de remonter jusqu’aux causes mentales qui les ont produits : les dérangements morbides de l’organisme qui entraînent des désordres intellectuels ; les anomalies, les monstres dans l’ordre psychologique, sont pour nous comme des expériences préparées par la nature et d’autant plus précieuses qu’ici l’expérimentation est plus rare. L’étude des instincts, passions et habitudes des divers animaux nous fournit des faits dont l’interprétation (souvent difficile) permet, par induction, déduction ou analogie, de reconstruire un mode d’existence psychologique. Enfin la méthode objective, au lieu d’être personnelle comme la simple méthode de réflexion, emprunte aux faits un caractère impersonnel, elle se plie devant eux, elle moule ses théories sur la réalité. Entre autres avantages, je n’en veux signaler que deux : elle introduit dans la psychologie l’idée de progrès, elle rend possible une psychologie comparée.

L’idée de progrès, d’évolution ou de développement, qui est devenue prépondérante de nos jours dans toutes les sciences qui ont un objet vivant, a été suggérée par la double étude des sciences naturelles et de l’histoire. Les idées scolastiques sur l’immutabilité des formes de la vie et l’uniformité des époques de l’histoire ont fait place à une conception contraire. La doctrine du vieil Héraclite est revenue, mais confirmée par l’expérience de vingt siècles : tout coule, tout change, tout se meut, tout devient. Physiologie, linguistique, histoire religieuse, littéraire, artistique, politique : tout dépose en faveur du développement. Cette idée sans laquelle on n’a plus de la vie et de l’histoire qu’une conception erronée, par une bizarrerie inexplicable, est restée absente de la psychologie ordinaire. Et pourtant il n’est point possible que les effets varient sans cesse, et que la cause reste immobile. L’histoire étant le résultat de deux facteurs : l’activité humaine et la nature où elle se déploie, il faut bien que la source du changement soit dans l’une ou l’autre, et comme elle n’est point dans la nature9 il faut la chercher dans l’âme humaine et dans ses tendances dynamiques. Si l’on prétend que le psychologue doit écarter toutes ces variations accidentelles pour arriver à la condition dernière et absolue de l’activité mentale, alors on transforme une étude concrète en une étude abstraite, on substitue une entité à une réalité ; on ressemble au zoologiste qui prendrait pour base de ses recherches le type idéal de l’animalité. On traite les phénomènes psychologiques comme la mécanique pure traite les corps, les mouvements et les forces. On imite Spinoza sans le dire. « J’analyserai les actions et appétits des hommes comme s’il était question de lignes, de plans et de solides », Ethiq. III. prolég.10.

D’où ce résultat, sinon de l’emploi exclusif de la méthode subjective qui dans les faits psychologiques ne peut saisir le développement ? La même méthode rendait impossible toute tentative de psychologie comparée : car s’il n’y a point d’autres procédés à suivre que la réflexion, on ne peut étudier les phénomènes psychiques des diverses races animales. Il est vrai que la méthode d’observation intérieure étant strictement personnelle, dès qu’on en applique les résultats aux autres hommes, on la viole ; on procède objectivement et le pas le plus décisif est fait. Mais d’autres préjugés, qu’il est inutile d’examiner ici, s’opposaient à ce qu’on étendit cette étude aux animaux. Il en est résulté une lacune énorme dans la science. Le physiologiste qui n’aurait soumis à ses expériences que des vertébrés, refuserait de reconnaître chez les autres animaux les fonctions propres à l’animal parce qu’elles y sont plus simples et plus obscures. Mais les naturalistes modernes ont su retrouver les fonctions fondamentales jusque chez les derniers mollusques et protozoaires. Les actes sont moins nombreux, moins compliqués, mais la fonction ne disparaît pas pour cela. Ainsi, tandis que chez la presque totalité des animaux, la digestion se fait à l’intérieur du corps dans un organe spécial, parfois, comme chez l’hydre, l’être semble transformé tout entier en estomac ; chez d’autres, l’acte se produit au dehors, entre de nombreux appendices qui servent à la fois de bouche et de bras. Tous les naturalistes sont d’accord pour reconnaître qu’aucune étude n’a été plus féconde pour eux que celle de l’anatomie et de la physiologie comparées, que la connaissance des organismes rudimentaires fait, mieux qu’aucune autre, comprendre les organes et les fonctions. Rien de semblable n’a été tenté, accepté du moins, dans la psychologie ordinaire : l’idée d’une méthode comparative commence à peine à poindre. Si elle gagne quelques partisans, la suite pourra montrer ce qu’elle vaut et ce qu’elle donne. Mais quand même cette psychologie inférieure ne devrait éclairer en rien notre connaissance de l’homme, elle n’en resterait pas moins indispensable, puisqu’il est clair que la psychologie doit embrasser tous les phénomènes psychologiques.

Ainsi entendue, elle perdra ce caractère abstrait qui la fait ressembler si souvent à la logique. C’est à celle-ci en effet qu’il appartient de procéder in asbtracto ; de prendre l’esprit tout constitué, adulte, et d’en étudier le mécanisme : elle ne peut et ne doit s’attacher qu’au fond invariable11, tandis que la psychologie étudie les phénomènes et les facultés dans leur origine, leur développement, leurs transformations. La psychologie doit se garder aussi de la morale, car il est tout différent de constater ce qui est et de prescrire ce qui doit être, de s’en tenir aux faits ou de chercher un idéal. Le psychologue diffère du moraliste, comme le botaniste diffère du jardinier. Pour l’un il n’y a point de végétaux bons ou mauvais ; ils sont tous également un objet d’étude ; pour l’autre il y a des plantes nuisibles ou parasites qu’il faut extirper et brûler ; sa justice expéditive s’inquiète plutôt de condamner que de connaître. Les préoccupations morales ont nui plus fréquement qu’on ne pense à la psychologie, en empêchant de voir ce qui est.

VIII

La psychologie, comprise dans son sens large, embrassant tous les phénomènes de l’esprit chez tous les animaux et les considérant non pas seulement sous leur forme adulte, mais dans les phases successives de leur développement, offre un champ immense, presque sans bornes, aux recherches. Dès lors n’est-il pas frappant de voir combien sont sommaires les traités de psychologie les plus accrédités jusqu’ici ? Retranchez les digressions historiques, et qu’en restera-t-il le plus souvent ? On sera encore plus frappé de cette brièveté si l’on compare les œuvres psychologiques aux travaux si amples, si chargés de détails des naturalistes. D’où cette différence, sinon de la méthode employée ? l’une colligeant les faits avec une patience infatigable, notant les exceptions et les différences ; l’autre se bornant à une esquisse vague et à quelques formules abstraites. Cependant le principe qui dans les êtres animés sent, agit, veut et pense, n’a-t-il pas des variétés presque infinies qui ne se révèlent qu’à une minutieuse investigation ? Peut-on croire qu’une âme humaine est plus courte à décrire qu’une plante ?

Comme le résultat inévitable du progrès dans toute science c’est d’y produire la division et la subdivision du travail, on peut bien prévoir qu’une psychologie étendue, vraiment complète se scindera en plusieurs branches, qu’il se formera en elle des sous-sciences qui pourront devenir un objet spécial d’études. Il y aurait témérité à indiquer d’avance ces divisions ; mais peut-être en peut-on prévoir quelques-unes.

M. John Stuart Mill, dans les pages substantielles qu’il a consacrées à la méthode en psychologie12, après avoir montré que cette science a pour objet « les uniformités de successions », fait remarquer que l’on peut concevoir un cas intermédiaire entre la science parfaite et son extrême imperfection. Telle est la théorie des marées : quand on ne considère que les causes générales de ce phénomène, on peut le prédire avec certitude ; mais les circonstances locales ou accidentelles (comme la configuration des côtes ou la direction du vent) le modifient de façon à rendre inexacts les résultats du calcul général. « La science des marées n’est pas encore une science exacte, non par une impossibilité radicale tenant à la nature, mais parce qu’il est très difficile de constater avec précision les uniformités dérivées. — La science de la nature humaine est du même genre. »

M. Stuart Mill divise les études psychologiques en deux grandes classes : d’une part celles qui sont expérimentales, d’autre part celles qui sont déductives.

La psychologie expérimentale, fondée sur l’observation, constate des faits d’où elle tire des lois et « constitue la partie universelle ou abstraite de la philosophie de la nature humaine. »

La psychologie déductive, qui constitue l’éthologie ou science du caractère, suppose la précédente. Elle recherche comment les lois générales des faits psychologiques, par leurs combinaisons, leurs croisements, produisent telle variété de caractère individuel ou national.

Si nous essayons maintenant, d’après ces indications, de tracer les divisions d’une psychologie vraiment scientifique, voici ce qu’elle semble devoir contenir.

On peut comprendre d’abord sous le nom de psychologie descriptive l’étude des phénomènes de conscience, sensations, pensées, émotions, volitions, etc., considérés sous leurs aspects les plus généraux. Cette étude, qui doit servir de point de départ et de base à toutes les autres, est la seule qui ait été cultivée jusqu’ici par les psychologistes. Il est clair, d’ailleurs, que la psychologie générale doit profiter de toutes les découvertes dues aux parties subordonnées. Elle se compléterait, d’abord par une psychologie comparée dont nous avons essayé plus haut d’indiquer l’objet et de montrer l’importance ; ensuite par une étude des anomalies ou monstruosités, qu’on pourrait appeler Psychologie morbide. Il est inutile de s’arrêter à démontrer combien l’étude des déviations est utile pour l’intelligence complète des phénomènes ; mais ce qui est remarquable, c’est l’insouciance de la psychologie sur ce point. A part la Lettre sur les aveugles, de Diderot, qui ne tient pas ce qu’elle promet, les pages de D. Stewart sur James Mitchell (Elém. de la phil. de l’esprit humain, t. III) et quelques observations éparses, la psychologie a complètement fermé les yeux sur les anomalies et exceptions. Ce sont les physiologistes qui ont tiré de la curieuse histoire de Laura Bridgmann les conclusions qu’elle comportait : conclusions totalement contraires à la doctrine de la sensation transformée et qui, fondées sur les faits, n’avaient point le caractère vague des arguments ordinaires. Un sourd, un aveugle, un homme originairement privé de quelque sens n’est-il pas un sujet tout préparé pour l’observation, et auquel peut s’appliquer l’un des procédés les plus rigoureux de la méthode : la Méthode de différence. Les études sur la folie, bien incomplètes encore, ont-elles été stériles jusqu’ici ?

Si nous allons maintenant de la psychologie abstraite à la psychologie concrète ; si, laissant l’analyse pour la synthèse, nous recherchons non plus les lois générales, mais les lois dérivées ; si nous essayons de déterminer comment ces lois, par leurs croisements, déterminent les variétés psychologiques, nous rencontrons une science nouvelle, celle du caractère, ou, comme l’appelle M. Mill, l’Éthologie. On comprend que la psychologie ordinaire, avec son peu dégoût pour les faits et sa tendance habituelle vers l’abstraction, ait complètement négligé cette étude. La Phrénologie et la Crânioscopie, qui ont avorté, en ont mieux compris l’importance. La science des caractères constituerait une psychologie pratique, ou appliquée, dont l’utilité pour l’éducation, la conduite de la vie, la politique même, est évidente. Sans doute cette science tiendra toujours beaucoup de la nature de l’art ; mais ne sera-t-elle point d’une exactitude suffisante pour en légitimer l’emploi ? Les naturalistes ont découvert certaines corrélations organiques sur lesquelles ils se fondent pour restituer un animal à l’aide de quelques fragments. Ils savent qu’il y a un rapport entre le pied et la mâchoire, qu’une dent de carnassier indique une charpente osseuse, par conséquent un squelette, un axe cérébro-spinal, etc., etc. Ne pourrait-on arriver de même à découvrir des corrélations psychologiques ? Supposons que par une accumulation d’expériences sûres et variées on en soit venu à constater, par exemple, que telle manière de sentir suppose elle-même telle variété d’imagination, qui suppose elle-même telle façon de juger et de raisonner, qui suppose telle manière de vouloir et d’agir, etc., etc, que cette détermination soit aussi précise que possible, on pourrait à l’aide d’un seul fait reconstituer un caractère, puisque le problème se réduirait à ceci : Etant donné un membre de la série, retrouver la série tout entière.

On accordera que cette hypothèse n’est nullement chimérique, si l’on veut bien remarquer que les esprits pénétrants opèrent cette reconstitution par instinct, par une intuition rapide et sûre, quoiqu’elle n’ait rien de scientifique ; qu’il existe un art particulier qu’on appelle la connaissance des hommes. La question est de savoir si cet art ne peut pas devenir une science ; c’est-à-dire si au lieu d’être livré à l’arbitraire, il ne peut pas être formulé en lois applicables à un très grand nombre de cas et vérifiées le plus souvent. Quand on y sera parvenu, l’Ethologie sera constituée.

Il semble qu’on pourrait distinguer une Éthologie des individus, une Ethologie des peuples et une Ethologie des races.

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L’Ethologie individuelle, la plus importante et la plus concrète des trois, rechercherait les différences psychologiques qui résultent de la différence de sexes et des tempéraments. Elle déterminerait les caractères psychologiques qui distinguent ces diverses tournures d’esprit que nous désignons sous les noms de poëte, géomètre, industriel, homme de guerre, etc., etc., ramenant ainsi son étude à celle d’un certain nombre de types. Parmi les psychologistes, je ne connais que Dugald-Stewart qui ait tenté ce travail (Appendice à sa Philos. de l’Esprit humain, t. III) dans des essais très incomplets et surtout très vagues, dont la diffusion n’est pas le moindre défaut.

L’Ethologie des peuples et des races puiserait ses matériaux dans la linguistique et l’histoire. Il est d’ailleurs aisé de voir que l’Éthologie ne se confond nullement avec l’histoire. Il est aussi différent de déterminer le caractère d’un peuple et de raconter son histoire, que de faire le portrait d’un homme et de tracer sa biographie. L’histoire d’un peuple et la biographie d’un homme ne se composent pas seulement de ce qui vient d’eux, mais aussi de l’action des circonstances extérieures sur eux. L’Ethologie élimine ce dernier élément et n’en tient compte qu’autant qu’il sert à mieux pénétrer le caractère. L’Ethologie ne se proposerait point d’ailleurs une étude simplement statique des caractères, elle essayerait de déterminer les phases qu’ils parcourent et de les suivre dans leur évolution.

Tel pourrait être, à s’en tenir aux phénomènes, et sans parler de la métaphysique de la psychologie, le cadre d’une division de cette science. Mais tant qu’elle ne se sera pas subdivisée, il lui sera impossible d’embrasser tout son domaine, et contente d’avoir constaté quelques lois générales, elle s’en tiendra à la brièveté et à la maigreur des traités ordinaires. Quand on considère cependant l’immense variété des faits et des questions qu’elle renferme, la tâche semble inépuisable, des perspectives infinies s’ouvrent devant le chercheur, et l’on trouve qu’il y a tant à faire, qu’on ose dire que rien n’est fait.

Il semble que le mieux à souhaiter pour la psychologie c’est qu’elle entre dans cette période de désordre apparent et de fécondité réelle, où chaque question est étudiée à part et creusée à fond. Une bonne collection de monographies et de mémoires sur des points spéciaux serait peut-être le meilleur service que l’on puisse maintenant rendre aux études psychologiques. Tout cela sans doute n’est pas une science, mais sans cela il n’y a pas de science. Cette méthode n’aurait pas seulement l’avantage de substituer aux tendances actuelles des tendances meilleures, aux généralisations hypothétiques l’étude des faits, elle offrirait aussi une tâche à la portée de tous. Dans ce travail de détail, chacun en prend à sa mesure et selon ses forces. Beaucoup ne sauraient être architectes, qui pourront bien tailler leur pierre. Cent travailleurs se consumeront peut-être sur quelque point obscur. Qu’importe si un résultat reste acquis ? La science acceptera leur œuvre et oubliera leur nom. Elle prendra son vrai caractère : l’impersonnalité. Multipertran sibunt, sed augebitur scientia.

IX

Il ne nous reste plus maintenant que quelques mots à dire sur le but de cet ouvrage. Depuis Hobbes et Locke, l’Angleterre est le pays qui a fait le plus peut-être pour la psychologie. De nos jours, il s’y est produit deux courants de doctrines : d’une part, l’Ecole a priori représentée par sir W. Hamilton, le Dr Whewell, M. Mansel, M. Ferrier13, etc... ; d’autre part l’École a posteriori (association psychology) qui compte parmi ses adhérents les deux Mill, MM. Bailey, Herbert Spencer, Bain, Lewes et bon nombre d’autres. Une étude complète de la psychologie anglaise contemporaine devrait comprendre nécessairement ces deux écoles. Nous n’essayerons de faire connaître que la seconde. Comme par la célébrité des noms qui la représentent, par son accord avec les tendances générales du siècle, par sa mise en harmonie avec les découvertes les plus récentes des sciences physiques et naturelles, par l’originalité de ses recherches et de ses résultats, elle semble tenir le premier rang, et qu’en France d’ailleurs elle est ignorée, ou à peu près, il nous a semblé qu’il ne serait pas inutile d’essayer d’en faire connaître les doctrines ; et que ce travail de pure exposition ne déplairait ni à ceux qui les repoussent ni à ceux qui les acceptent.