(1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre I — Chapitre deuxième »
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(1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre I — Chapitre deuxième »

Chapitre deuxième

§ I. Où commence l’histoire de la langue. — Caractères généraux des premiers écrits en prose française. — Les Chroniqueurs. — § II. Des chroniques qui ne sont que des mémoires personnels. Villehardouin et Joinville. — § III. Les Chroniqueurs de profession. — Froissart. — § IV. Travail de la prose française pendant les deux derniers tiers du xve  siècle. — Christine de Pisan et les chroniqueurs de la cour de Bourgogne. — § V.. Première ébauche de l’art historique. Mémoires de Philippe de Comines.

§ I. Où commence l’histoire de la langue. — Caractères généraux. — Des premiers écrits en prose française. — Les chroniqueurs.

Quels sont les premiers écrits où l’esprit français se soit reconnu à des traits certains, où la langue des ouvrages durables se soit révélée ? Il faut consulter cette liste, qui ne trompe point. Antérieurement aux premiers noms qui ont mérité d’y être inscrits, il est quelques monuments où l’on voit poindre cet esprit et naître, pour ainsi dire, cette langue. Ce sont certains actes publics, écrits en roman, où se fait voir ce travail de décomposition du latin, d’où est sortie notre langue. Mais ces actes ne sont pas assez caractéristiques pour servir de dates dans l’histoire de l’esprit français et de la langue littéraire. Ce doit être le privilège des premiers monuments où la langue générale s’est enrichie des créations de quelque esprit supérieur. Avant le xiie  siècle, qui paraît être l’époque où le roman se constitue et reçoit des règles, il n’existe aucun monument de ce caractère. Mais ce siècle voit naître un certain nombre d’écrits que rien ne distingue de la langue générale, et qui sont signés sans être personnels. Tout ce qu’une érudition ingénieuse et patiente, excitée par la juste curiosité qui s’attache aux origines d’une grande langue, en a exhumé dans ces derniers temps, a confirmé, pour cette période de notre histoire, le choix qu’a fait la France entre tant d’écrivains, de ceux auxquels elle déclare s’être reconnue. C’est là une noble tâche, et c’est peut-être le génie même de l’érudition de trouver ainsi les pièces justificatives à l’appui des jugements portés par une grande nation sur la suite de sa littérature.

Il faut donc, jusqu’à ce qu’il se rencontre un écrit qui montre une première image de l’esprit français, et marque une première époque de la langue littéraire, se borner à caractériser ce fonds commun de langage qui a été d’usage général, avant les premiers monuments auxquels la France se soit reconnue.

On paraît d’accord sur l’origine de la langue française, sur la division en dialectes normand, bourguignon, picard, poitevin, lorrain, et de l’Ile-de-France. Cette origine, c’est le latin ; cette division en dialectes est un effet de la féodalité, qui avait constitué, sur le sol français, des nations distinctes, parlant un langage différent. Toutefois, ces différences n’ont jamais consisté qu’en certaines particularités d’orthographe et de prononciation. Tous ces dialectes ont avec celui de l’Ile-de-France, lequel devait être la langue française, des rapports de vassalité, semblables à ceux qui liaient les seigneurs au roi. Notre langue suit la destinée de la nation. Elle est d’abord féodale. Quand la royauté sera maîtresse, ou plutôt quand la nation se sera constituée en corps par la réunion de tous ses membres, le dialecte de l’Ile-de-France absorbera tous les autres ; il n’y aura qu’une langue, comme il n’y aura qu’une nation.

Le caractère commun des écrits, dans ces commencements de notre langue, c’est l’imitation non du latin littéraire, mais du latin parlé. Cette imitation se montre à deux marques : l’usage de l’inversion, et une quantité de mots latins corrompus, plus semblables toutefois aux mots primitifs par l’orthographe que par la prononciation, qui, en les assimilant peu à peu, allait en changer la nature.

Ce n’est pas d’ailleurs la seule liberté que prenne notre langue avec un idiome qui tirait sa puissance de la conquête et de la religion. Ainsi, aux inversions imitées du latin se mêlent déjà beaucoup de phrases directes ; et les inversions elles-mêmes semblent être choisies parmi celles qui se rapprochent le plus du langage uni. Le détour est si court pour arriver au but, et l’opération, pour rétablir l’ordre, si aisée et si rapide, qu’on sent bien que l’inversion ne tardera pas à disparaître ainsi, même aux époques où notre langue l’a subie, elle a su l’accommoder à ce besoin de clarté qui est le trait distinctif de l’esprit français.

Tout d’ailleurs est nerf dans cette ébauche de langue. Le discours s’y réduit aux deux termes par excellence, le substantif et le verbe. Il n’y a pas encore de mots pour les nuances, ce qui paraît moins tenir à la simplicité relative des esprits en ce temps-là, qu’à une répugnance d’instinct pour tout ce qui n’est pas l’expression précise et générale, soit d’un fait, soit d’un sentiment.

L’obligation d’être clair et net dans notre langue remonte jusqu’à cette époque. Quand on lit les auteurs du xiie  siècle, la difficulté de la lecture vient moins de leur défaut de netteté et de clarté, que de notre manque d’habitude, et de ce que nous ne reconnaissons pas toujours immédiatement le mot latin sous le travestissement d’une orthographe à la fois chargée de lettres et incertaine. Même, s’il pouvait être question de défauts dans un âge si tendre, j’y remarquerais le défaut des esprits clairs et nets, qui est une certaine sécheresse ; c’est comme la première forme d’un esprit sain qui n’est pas encore développé.

Ainsi, à près de quatre siècles de l’époque où cette ébauche de langue sera la plus grande langue du monde moderne une partie déjà en est mûre, et restera. Ce sont d’abord beaucoup de mots soit indigènes soit tirés du latin, ou plutôt, nés d’une sorte de consentement de l’esprit français à certains mots latins conformes à sa nature. Ce sont ensuite beaucoup de tours propres à cet esprit, où se peignent ses mouvements les plus naturels, et qui lui sont venus du sol même, de l’auteur de toutes les variétés du monde physique et moral de Dieu. Il est remarquable d’ailleurs que les tours qui sont comme la partie indigène de la langue sont plus mûrs que les mots que nous tirons des autres. Ces mots s’altéreront, se modifieront, s’accroîtront selon les progrès que fera l’esprit français, les développements qu’il prendra, les idées qui exerceront son activité. Mais les tours changeront peu, parce que les tours expriment ce qu’il y a de plus original dans cet esprit, et de moins sujet au changement. C’est son habitude, sa physionomie ; c’est sous cette forme que l’esprit humain se manifestera par la langue française. En ce qui regarde les tours, notre langue est formée dès le berceau : presque aucun n’a péri ; un petit nombre seulement est suranné.

Ces qualités pour ainsi dire organiques de notre langue ne se montrent d’ailleurs que dans les récits. Autant la langue y est vive, claire, le tour franc et rapide, autant, dans les ouvrages de morale et de théologie, les expressions sont languissantes et obscures, les tours équivoques et traînants. La langue des spéculations de l’esprit y est encore tout entière à naître. Des siècles s’écouleront avant que nous sachions l’art de porter la lumière dans les matières du raisonnement, et qu’à cette clarté du récit nous joignions la clarté toute spirituelle de la raison faisant voir l’enchaînement de pensées pures, comme le chroniqueur fait voir la suite d’événements historiques. C’est donc seulement dans le récit qu’il faut chercher et pour ainsi dire épier les premiers mouvements de l’esprit français, et reconnaître sa langue naissante. Les premiers écrivains qui ont laissé des noms durables dans l’histoire de la prose, ce sont des chroniqueurs ; ce sont Villehardouin Joinville, Froissart, et Philippe de Comines.

§ II. Des chroniques qui ne sont que les mémoires personnels. — Villehardouin et Joinville.

I. — Geoffroy de Villehardouin.

Le premier dans l’ordre chronologique est Villehardouin. Né en Champagne vers le milieu du xiie  siècle il prit la croix à la voix de Foulques, curé de Neuilly qui prêchait la croisade au nom du grand pape Innocent III. Ses mémoires sont le récit de cette expédition si extraordinaire, dont le but était la délivrance de la terre sainte, et qui eut pour résultat la prise de Constantinople et l’établissement d’un empire français en Orient.

Villehardouin fut le véritable promoteur de la croisade. Enyoyé d’abord à Venise avec cinq chevaliers, pour demander des vaisseaux à la république, ce fut lui qui porta la parole devant le doge dans l’église Saint-Marc, et qui décida le traité entre Venise et les croisés. A son retour en Champagne, il apprend la mort de son seigneur Thibault, qui devait commander la croisade. L’expédition était dissoute. Villehardouin s’opiniâtra à chercher un chef. Il fit choix du marquis de Montferrat, qui fut agréé, et parvint à faire prendre la route de Venise à Louis, comte de Blois, un des seigneurs les plus puissants de la croisade, qui voulait aller en Palestine par un autre chemin. Le projet primitif des croisés était de se rendre directement de Venise dans la terre sainte. Un événement singulier les fit changer de dessein, et les conduisit à Constantinople. A Venise se trouvait alors le jeune Alexis, fils de l’empereur Isaac, à qui son frère avait fait crever les yeux, après avoir usurpé son trône. Alexis, d’abord emprisonné avec son père, s’était échappé sur un vaisseau jusqu’à Ancône ; rencontrant les croisés qui s’acheminaient vers Venise, les amis qui l’avaient accompagné lui dirent : « Voici une armée toute trouvée : que ne vous en servez-vous pour aller reconquérir le trône de votre père ? » Alexis envoya des ambassadeurs aux chefs de la croisade, alors devant Zara, ville de l’Esclavonie, dont ils faisaient le siège pour le compte de Venise. Après bien des divisions, les uns voulant, avec l’envoyé du pape, qu’on fît voile vers la Syrie ; les autres, en majorité plus hommes d’aventure que chrétiens dociles, voulant qu’on cinglât vers Constantinople, on s’embarqua du port de Corfou, la veille de la Pentecôte, l’an 1203. « Li tans fu biaus et clers, dit Villehardouin, et li vens bons et soués : si laissiérent leurs voiles aller au vent. Et bien tesmoigne Joffrois, li mareschaus, qui ceste œvre dicta, ne onques n’en menti à son escient de mot, comcil qui a tout les consaus fu, qu’onques mais si grans estoire ne fu veue. Et bien sembloit estoire qui terre deust conquerre ; quar tant comme on pooit voir aus iels, ne paroient fors voiles de nés et de vaissiaus, si que li cuers de chascun s’en resjoïssoit mult durement1. » Villehardouin raconte la traversée sur cette mer historique, sans rappeler aucun des souvenirs de l’antiquité ; ce qui prouve, outre d’autres circonstances communes à lui et à son époque, qu’il n’avait pas de littérature classique. Ses mémoires sont un fruit du pur esprit français, de celui qui se formait lentement et sans bruit en dehors du mouvement d’idées des Guillaume de Champeaux et des Abailard, et de l’ambition encyclopédique de Vincent de Beauvais.

On connaît les principaux événements de cette épopée, le rétablissement d’Isaac l’Ange, les démêlés des croisés avec le jeune Alexis, l’usurpation et le détrônement de Murtzuphle, l’occupation et le pillage de Constantinople en 1201, l’installation de Baudouin en qualité d’empereur, les combats qu’il eut à soutenir contre les Grecs et les Bulgares, jusqu’à la journée d’Andrinople où il fut fait prisonnier ; la régence et les deux premières années du règne de Henri, frère de Baudouin, la mort ; du marquis de Montferrat en 1207, Villehardouin est peut-être le héros le plus solide de cette épopée, œuvre de sa fermeté persévérante, où il remplit tour à tour, aux moments décisifs, avec un succès dont il se vante moins que les héros d’Homère, le rôle de négociateur et celui de capitaine. L’habile député qui avait conduit l’arrangement avec Venise fut successivement de l’ambassade qui vint demander à Isaac l’Ange l’accomplissement des promesses de son fils, et qui somma ce jeune prince, que la bonne fortune avait rendu ingrat de tenir sa parole. C’est lui qui, dans les dissensions entre les chefs de l’armée d’Orient, défenseur des intérêts de cette armée, parvint à réconcilier Baudouin, empereur de Constantinople, avec le marquis de Montferrat devenu seigneur de Théssalonique et de ses dépendances ; c’est lui qui négocia le mariage d’Agnès, fille du marquis, avec l’empereur Henri, successeur de Baudouin. Quant aux exploits du capitaine, outre sa part dans tous les combats qui précédèrent ou suivirent l’occupation de Constantinople, quoi de plus héroïque que sa belle retraite devant les Bulgares, et ce combat offert par quatre cents chevaliers français à quarante mille cavaliers ; soutenus par des troupes de pied ! Depuis six cents ans, la France ne s’est pas moins reconnue à ces hauts faits d’armes qu’à la simplicité, à la probité historique du narrateur.

Les mémoires de Villehardouin se terminent à la mort du marquis de Montferrat. Le récit en est pathétique. Le marquis s’était laissé entraîner par les Grecs à faire une course dans le Rhodope. « Quant il ot esté en la terre et il s’en dut partir, dit Villehardouin, li Bougre (les Bulgares) se furent assamblé de la terre, et virent que li marchis estoit à poi de gent, et il vinrent lors de toutes pars et assallirent à s’arriere-garde. Et quant li marchis oï le cri, si sailli en un cheval tot desarmés, un glaive en sa main ; et quant il virit là où ils ierent assemblés à l’arriere-garde, si lor recourut sus, et les chacia une grant pièce arrieres. Là fu férus d’une saiete parmi le gros del braz de soz l’espaulé mortellement, et çommencha moult à espandre de sanc. Et quant ses gens virent ce, si se commencierent moult à esmaier et à desconfire et à mauvaisement maintenir. Et cil qui furent entor le marchis le soustinrent. Et il perdi moult de sanc, si se commencia à pasmer. Et quant ses gens virent que il n’ayoient nulle ayue de lui, si se commencierent à desconfire et lui à laissier. Et ensi furent desconfi par ceste mesaventure ; et cil qui remesent avoec li furent mort et li marchis Montferrat ot la tieste cooupée. Et envoierent les gens du pays le chief à Johannis, et che li fu une des greignours joies que il oncques eust. »

« Halas !quel damage chi ot à l’empereour et à tous les Latins de la terre de Romenie, de tel home pierdre par telle mésaventure, qui estoit uns des meillors chevaliers et des plus vaillans et des plus larges qui fust el remahant dou monde Et ceste mesaventure avint l’an de l’incarnation Jesu-Christ mil deux cent et sept ans2. »

Il n’a péri de cette langue que la vieille orthographe gauloise. Pour le tour, l’ordre et la suite des faits, le naturel du récit on n’y peut guère changer, même pour perfectionner, sans péril ; et le trait des gens du marquis, « qui commencèrent à laisser leur chef, quand ils virent qu’ils n’auroient nulle aide de lui », est une de ces vérités universelles qui trouvent même dans une langue au berceau des formes déjà parfaites, et qui ne changeront pas.

Il y a d’autres traits du même genre, quoique en petit nombre, dans ces mémoires. Aux plus beaux temps de notre langue, on n’aurait pas su exprimer en moins de mots plus sentis ce lâche retour des Grecs à leur empereur rétabli sur le trône. « Et toz ceux dit Villehardouin, qui avoient esté lejor devant contre lui, estoierit en ce jor toz à sa volonté. ». Changez l’orthographe c’est une vérité de tous les temps exprimée dans un langage définitif. Ces exemples prouvent que les langues tiennent au sol du pays par d’antique racines, et que, dès leurs premiers bégayements, elles sont déjà marquées de caractères immuables, qu’il n’est permis à aucun écrivain de méconnaître ni d’altérer.

Au reste, il ne faut pas plus chercher dans Villehardouin la profondeur des pensées que l’art du récit. Quoique chargé à diverses reprises de messages délicats auprès de personnages qui n’avaient pas tous la loyauté chevaleresque, il ne paraît pas que sa pénétration allât au-delà de cet instinct des âges héroïques, où tout se fait de premier mouvement plutôt que par calcul, et où l’on n’a pas à deviner des passions qui se trahissent. Il ne se préoccupe guère des causes et des suites des événements, et il ne paraît pas se douter que les croisés ne travaillaient qu’à l’accroissement de la puissance maritime de Venise, le seul pays qui profita de cette guerre, et qui garda jusqu’au xviie  siècle quelques restes d’une conquête entreprise au xiie .

Les héros d’Homère ne font pas non plus de spéculations historiques sur les causes et les conséquences de la conquête de l’Asie par la Grèce. Il ne faut pas demander au négociateur qui traite l’épée au poing, la sagacité du diplomate de cabinet.

L’esprit du xiiie  siècle, c’est la guerre et la religion. Le héros de ces temps est le chevalier chrétien. Tel est Villehardouin. Mais c’est un chevalier, moins l’imaginaire recherche de perfection de la chevalerie d’alors ; il ne s’est pas formé sur les romans de chevalerie. Il est chrétien, mais sans théologie, d’une foi simple et naïve, distinguant les hommes des choses, et, tout en croyant au pape, osant combattre ses agents, quand ils contrarient les projets des croisés. Ce qu’il faut chercher dans les récits de Villehardouin, c’est donc la franchise du chevalier et la simplicité du chrétien. C’est cette sincérité d’un narrateur qui ne parle que de ce qu’il a vu, ou qui nomme et compte ses témoignages quand il raconte sur ouï-dire. Sa morale, c’est la volonté de Dieu qui châtie les péchés par les revers et qui fait réussir tous ceux qu’il veut aider. Esprit pratique, allant droit au but, si Villehardouin n’a pas la profondeur de vues que nous demanderons à l’historien d’une société plus avancée, il n’a pas non plus les illusions qu’on ne s’étonnerait pas de trouver dans un historien de son époque.

De là cette franchise de langage, ce cours naturel de son style, selon l’expression si juste de M. Daunou ; de là ce récit d’une clarté si égale et si soutenue, que le tour de la phrase y fait deviner le sens des mots.

Si ces mémoires ne sont pas le plus ancien monument de la prose française, c’est du moins le premier ouvrage qui ait été marqué des qualités qui font durer les livres. L’esprit et la langue en sont si conformes au génie de notre pays, que la lecture en est encore facile après tant de changements survenus dans la syntaxe et le vocabulaire de notre langue depuis plus de cinq cents ans.

II. — Le sire de Joinville.

Il s’est écoulé près d’un siècle entre les mémoires de Villehardouin et ceux de Joinville. De grands événements remplissent ce siècle. Un grand roi et un grand pape, Louis IX et Innocent III, l’un en exigeant du clergé plus de connaissances et de lumières, l’autre en encourageant les doctes et en fondant les premiers établissements littéraires, font faire un progrès notable à l’esprit français. Les croisades, en mettant en contact les nations occidentales, d’abord entre elles, ensuite avec les Grecs, les Arabes, l’Asie et l’Afrique, rendent plus général et plus rapide le commerce des connaissances. De petites cours à l’image des cours de Provence font éclore une poésie héritière de la poésie mourante des troubadours. Des princes figurent aux premiers rangs sur cette liste de deux cents poëtes que la patience des savants continuateurs de l’histoire des bénédictins a comptés dans ce siècle, et qui s’exerçaient sur tous les tons et ébauchaient tous les genres.

Joinville, né vers 1223, et élevé à la cour de Provins et de Troyes, alors le séjour des maîtres de la gaie science, dut être touché de ces diverses influences. La grandeur des événements et des hommes, et la délicatesse relative des mœurs, lui ont imprimé un caractère particulier. Villehardouin représente certaines qualités de l’esprit français, Joinville en représente d’autres. Tous deux marquent deux âges de notre langue. La vie de Joinville est inconnue jusqu’à l’époque où il accompagna saint Louis dans sa première croisade. On sait seulement qu’il succédait à son père, vers 1240, en qualité de sénéchal de Champagne ; et lui-même nous apprend qu’à une grande cour tenue par Louis IX à Saumur, il tranchait, c’est-à-dire qu’il était écuyer tranchant.

A l’appel du roi de France, Joinville vendit tous ses biens, et équipa dix chevaliers, dont trois portaient bannière, luxe de suite considérable, mais non désintéressé. Depuis la prise de Constantinople, tous les chevaliers comptaient devenir princes. A la foi qui entraînait les seigneurs en Orient, se mêlait un vague espoir de changer l’écu de chevalier contre les armes impériales. Joinville n’avait pas échappé à cette ambition.

Quelques jours avant son départ, il lui était né un fils. Du lundi de Pâques au vendredi des fêtes furent données au château de Joinville en l’honneur du nouveau-né. Le vendredi seulement, Joinville parla de son départ. Il dit à ceux qui estaient là que comme il ne voulait pas emporter un denier à tort, si quelqu’un avait à se plaindre de quelque dommage, il était prêt à lui en offrir réparation. Quelques jours après il se confessa, ceignit l’écharpe et le bourdon de pèlerin, fit un pèlerinage pieds nus aux églises voisines et quand il fallut repasser devant le château de Joinville où il laissait sa femme et ses enfants, « Je ne vox (voulus), dit-il, onques retourner mes yex vers Joinville, pourceque le cuer ne me attendrist dubiau chastel que je lessoie, et de mes deux enfants. »

Cette tendresse paternelle, ce regret pour le biau chastel, sont plus d’un homme pacifique que d’un guerrier ; voilà des sentiments délicats qu’il ne faut pas chercher dans les mémoires ni sous l’armure de fer, qui recouvrait le cœur de Villehardouin. Il n’est pas étonnant que le même homme qui détourne les yeux de la demeure de ses enfants, de peur de s’attendrir, s’embarque sans enthousiasme, et se souvienne qu’il a souffert du mal de mer dans la traversée. Je ne regrette pas non plus de trouver Joinville touché, au départ, d’un autre sentiment que la joie simple et profonde du maréchal de Champagne, à la vue de cette belle flotte, qui semblait destinée à conquérir le monde. Joinville pense plus à la terre qu’il a quittée qu’à celle qu’il va conquérir. « Et en brief tens, dit-il, le vent se feri ou voille, et nous ot tolu la veue de la terre, que nous ne veismes quele ciel et yeaue ; et chascun jour nous esloigna le vent des païs où nous avions esté nez. En ces choses vous monstré-je que celi est bien fol hardi qui se ose mettre en tel peril, à tout autrui chatel ou en péchié mortel ; car l’en se dort le soir là où en ne scet se l’en se trouverra ou fons de la mer3. » Il est fort douteux que ce dernier trait soit une réminiscence classique de l’Illli robur et ces triplex d’Horace, quoique Joinville semble avoir quelque souvenir de l’antiquité, et qu’il compare Louis IX à Titus. Il n’en a que plus de mérite à avoir relevé la pensée poétique d’Horace, par un sentiment chrétien, bien supérieur au développement descriptif du poète.

C’est ainsi que le génie d’une littérature s’enrichit du génie de chaque écrivain en particulier. L’enthousiasme profond et sévère de Villehardouin ce vaste espoir qui se montre dans la description de la flotte, l’oubli de tout ce qu’il quitte dans son entraînement vers ce qu’il va chercher, ne sont pas moins propres à l’esprit français que le sens rassis de Joinville réfléchissant sur le danger qu’il brave, et se rendant bon témoignage à lui-même dans cette crainte qu’il exprime pour l’homme qui s’embarquerait avec une conscience mauvaise.

Cinq années de séjour en Orient, des souffrances de tout genre, la peste, la faim et la soif, la maladie, soit par l’effet du climat, soit par suite de blessures, la captivité, tant de courage perdu, tous les devoirs de croisé remplis avec un dévouement d’autant plus méritoire que l’enthousiasme était médiocre y avaient guéri Joinville du désir de recommencer la croisade. Aussi Louis IX essaya-t-il vainement de l’entraîner de nouveau en Orient. Joinville ne voulut pas prendre part à une expédition qu’il jugeait funeste à la France. Un songe vint à propos le confirmer dans sa résolution. Dans ce temps-là, plus d’un grand dessein n’avait pas d’autre cause déterminante ; et comme les songes s’accommodent aux dispositions des esprits, en même temps que ceux du roi Louis IX le poussaient à prendre la croix, ceux de Joinville lui conseillaient de ne pas quitter son foyer. Il avait vu dans son sommeil le roi agenouillé devant un autel, et plusieurs prélats le revêtant d’une serge rouge de Reims. Son chapelain, Guillaume, lui donna l’explication. La serge annonçait que la croisade serait de petit exploit. L’interprétation de Guillaume, le songe lui-même, c’était le bon sens français qui commençait à n’avoir plus foi aux croisades. Louis IX entreprit la dernière sans la nation.

Après la mort de ce prince, Joinville vit successivement deux règnes et le commencement d’un troisième. Considéré par Philippe le Hardi, en rébellion déclarée contre Philippe le Bel, que ses mesures fiscales avaient rendu odieux à la noblesse, il se rapprocha de Louis le Hutin, et ce fut à la prière de la reine, femme de ce prince, qu’il dicta ses mémoires, étant plus que nonagénaire. Il mourut dans les premières années du xive  siècle.

Joinville a en commun avec Villehardouin le caractère du chevalier chrétien, le courage, la droiture, les vertus de la chevalerie sans ses illusions, une foi simple, libre devant le clergé, sans raffinement théologique. Il a de plus que Villehardouin, d’avoir vécu dans l’intimité d’un homme supérieur, et d’avoir eu l’esprit aiguisé par ce commerce. Quelques-uns de ses entretiens avec saint Louis nous transportent dans un monde bien supérieur à celui où vivait Villehardouin. Combien ces questions du roi sur Dieu ces leçons de morale qu’il donne au chevalier, lequel avouait naïvement qu’il aimait mieux se mettre trente fois en péché mortel que d’avoir la lèpre ; ces disputes avec le fondateur de la Sorbonne, en présence de Louis IX, qui jugeait entre son sénéchal et son chapelain ; combien ces entretiens sévères ou capricieux du roi avec Joinville ne donnent-ils pas plus à penser que les aventures héroïques de l’époque de Villehardouin, époque toute d’action, où il est si rare de trouver la trace d’un retour de l’homme sur lui-même, et où la pensée ne paraît être qu’un instinct perfectionné !

Joinville est un esprit plus libre, plus curieux, plus animé que Villehardouin. Il mêle quelques jugements à ses récits. la différence du maréchal de Champagne, qui va toujours en avant, où les événements le mènent ne se recueillant pas un moment pour les prévoir ou pour les juger, Joinville s’est quelquefois interrogé sur les hommes et sur les choses. Par exemple, en Égypte, il s’est enquis de la nature et des propriétés du Nil et quoique sa foi naïve fasse descendre ce fleuve du paradis terrestre, il en donne une description qui n’a pas cessé d’être exacte. Son récit l’amène-t-il à parler des Bédouins ? il décrit leurs mœurs ; qui sont les mêmes aujourd’hui qu’il y a cinq siècles. Or, c’est là encore un progrès. Villehardouin ne décrit pas. Toutes les richesses de Constantinople, tant d’or et d’argent que n’épuisa pas un pillage de plusieurs jours, toute cette magnificence raffinée de l’empire grec ne lui tirent que quelques exclamations, « que c’estoit merveille à voir, etc. », et autres de la même sorte. Les souvenirs de Joinville sont plus précis et plus détaillés, parce que ses impressions l’ont fait penser. N’est-ce pas une nouveauté admirable, à cette époque de notre littérature et de notre langue que cette courte et frappante description du Nil :

« Ce flum (fleuve), dit Joinville, est divers de toutes autres rivières ; car quant viennent les autres rivieres aval, et plus y chieent (tombent) de petites rivieres et de petitz ruissiaus, et en ce flum (fleuve) n’en chiet nulles ; aincois avient ainsi que il vient tout en un chanel jusques en Egypte, et lors gete (jette) de lises branches qui s’espandent parmi Egypte, Et quant ce vient après la saint Remy, les sept rivieres s’espandent par le païs, et cuevrent les terres pleinnes ; et quant elles se retroient, les gaungneurs (laboureurs) vont chascun labourer en sa terre à une charue sanz rouelles (roues) ; de quoy ils treuvent dedens la terre les fourmens, les orges, les comminz, le ris ; et vivent si bien que nulz n’i sauroit quémander ; ne se scet l’en dont celle treuve (trouvaille) vient mez que de la volenté Dieu… L’yaue (l’eau) du flum est de telle nature, que, quant nous la pendion en poz de terre blans que l’en fait ou pais, aus cordes de nos paveillons, l’yaue devenoit ou (au) chaut du jour aussi froide comme de fonteinne.

« Il disoient ou païs que le soudanc de Babiloine avoit mainte fois essaie d’ont le flum venoit, et y envoioit gens qui portoient une manière de pains que l’en appelle bequis pour ce qu’il sont cuis par deux foiz et de ce pain vivoient tant que il revenoient arieres au soudanc, et raportôient que il avoient cerchié le flum et que il estoient venus à un grant tertre de roches taillées là ou nulz n’avoit pooir de monter ; de ce tertre cheoit le flum, et leur sembloit que il y eust grant foison d’arbres en la montaigne en haut ; et disoient que il avoient trouvé merveilles de diverses bestes sauvages et de diverses façons, lyons, serpens, oliphans, qui les venoient regarder dessus la rivière de l’yaue, aussi comme il aloient à mont4. »

Un esprit superficiel peut décider que c’est là un bien faible progrès, pour être l’ouvrage d’un siècle. Mais pourquoi les littératures iraient-elles plus vite que les nations ? Et n’est-ce pas la considération même du temps que mettent les langues à se former, qui devrait les rendre respectables, et les préserver de la témérité des innovations ?

§ III. Les chroniqueurs de profession. — Jehan Froissart.

Près d’un siècle s’écoule entre les Mémoires de Joinville et les Chroniques de Jehan Froissart (1333-1419). De profondes différences sont à remarquer entre ces deux monuments, et ces différences sont de nouveaux traits de l’esprit français, de nouveaux progrès de la langue. C’est à dessein que je donne le titre de mémoires aux écrits de Villehardouin et de Joinville, et celui de chroniques à l’ouvrage de Froissart. Les mémoires sont les souvenirs personnels d’un homme qui a été mêlé aux événements qu’il raconte ; les chroniques peuvent être l’ouvrage d’un historien de cabinet, lequel ne fait que mettre en récit les souvenirs d’autrui. Tel est, en effet, pour la plus grande partie, le caractère des chroniques de Froissart. Villehardouin et Joinville sont de grands personnages qui dictent leurs mémoires. Froissart ressemble à certains trouvères normands, à Robert Wace entre autres, le chroniqueur en vers des ducs de Normandie, dont fort heureusement il n’imite ni la sécheresse, ni les digressions ; il écrit les gestes d’autrui, il est chroniqueur de profession. Déjà, cependant, Joinville avait donné l’exemple de raconter des événements auxquels il n’avait pas pris part ; mais il en tirait les détails de personnages dont il avait une si grande pratique, et il en connaissait si à fond le principal, qui était le roi Louis IX, que cette partie de ses récits n’est guère moins personnelle que le reste. Le premier, dans l’histoire de notre prose, qui ait écrit avec le dessein d’être écrivain, c’est donc Froissart. Froissart avait quelque culture littéraire et avait appris le latin ; il dit dans ses poésies de quel prix il avait payé le peu qu’il en savait :

Car on me fist latin apprendre ;
Et se je varioie au rendre
Mes liçons, j’estoie batus5.

Qu’étaient-ce que ces leçons ? Des grammaires comme on en faisait alors, où l’on enseignait le latin littéraire dans un latin barbare. Quoi qu’il en soit, cette culture latine se fait sentir dans les Chroniques de Froissart. On y reconnaît l’imitation, non du latin parlé, comme dans Villehardouin et Joinville, mais du latin des clercs, du latin écrit. Une certaine délicatesse, plus de choix dans les mots transportés d’une langue. dans l’autre, annonce un esprit plus poli un certain degré de savoir appliqué avec un certain degré de goût.

La plus sensible des différences entre Froissart et ses devanciers, c’est que ceux-ci s’en tiennent à ce qu’ils croient la vérité et que Froissart entre hardiment dans la vraisemblance C’était là une grande et fécondé nouveauté. Je ne sais même pas si la vraisemblance, en ce qui regarde l’histoire, est d’un rang inférieur à la vérité, et un motif de jugement moins certain ; outre que celle-ci, pour être reconnue, a besoin d’être conforme à celle-là. Les preuves de la vérité sont matérielles ; elles sont fournies par les sens, dont les témoignages sont si douteux pour tout ce qu’on n’a pas vu de ses yeux, ouï de ses oreilles, interprété par sa passion, il faut s’en rapporter aux sens et à la passion d’autrui. Les preuves de la vraisemblance sont morales : c’est le contrôle même que la vraisemblance exerce sur la vérité ; c’est cette conformité des faits avec la raison, par laquelle seule nous sommes touchés des enseignements de l’histoire, et décidons invinciblement du faux et du vrai. La vraisemblance n’est rien moins que la lumière même de l’histoire, et il est glorieux pour Froissart de l’avoir en certains récits si bien connue et exprimée, que la vérité, ultérieurement rétablie, n’a pas pu prévaloir contre elle, ni la science contre les légendes du chroniqueur.

Il est vrai que la vue de Froissart ne s’étend pas au-delà des motifs et des circonstances les plus ordinaires, et ne sort pas du cercle du récit ou de la description. Il remplit les lacunes des témoignages ; il complète une description dont les traits généraux lui ont été fournis : on lui avait donné une ébauche, il en fait un tableau. Mais il ne porte pas la vraisemblance dans les causes secrètes des événements, ni dans l’appréciation des motifs qui ont fait agir les hommes. Cette autre vue dépasse sa portée, et le temps où il a vécu n’était pas mûr pour une telle étude.

Ce temps, c’est celui où dominaient les habitudes et les mœurs féodales. La France n’était qu’un vaste champ clos, où se donnaient, tour à tour, des batailles sanglantes et des tournois. Les fêtes y succédaient aux guerres, et les guerres aux fêtes. Personne, parmi les hauts personnages qui figuraient dans cette mêlée, n’en avait le sens et quoiqu’une sérieuse ambition d’acquérir et de s’accroître fût au fond de toutes les guerres, des habitudes plus fortes que les pensées et les volontés y font ressembler les princes à des champions qui se disputent le prix de la valeur, plutôt qu’à des hommes politiques qui songent à constituer des nations. Quant à la France, elle souffre des guerres ou elle s’amuse des fêtes, sans voir plus loin dans l’avenir que les princes qui s’y disputent l’empire. Ce travail lent et insensible de l’unité nationale, dont nous pouvions marquer les progrès jusque dans la confusion du quatorzième siècle, semble comme suspendu.

Toutes les pensées sont attachées au présent ou plutôt y a-t-il autre chose que des impressions si vives et si multipliées que les esprits n’ont ni la liberté ni le temps de la réflexion ? L’historien, ou plutôt le chroniqueur, car il faut approprier les noms aux époques n’avait qu’à raconter et à peindre. Où Froissart aurait-il imaginé de pénétrer le secret de guerres suscitées par les moeurs belliqueuses du temps presque autant que par les intérêts ? Comment se serait-il inquiété de rechercher les mobiles secrets de ces rivaux de tournois ou de champs de bataille, qui n’entretenaient leur historien errant que de leurs grands coups d’épée ? Froissart, lui-même, n’imaginait pas une forme de société meilleure que la féodalité, sa naissance, ses goûts, son tour d’esprit lui firent aimer les temps qu’il avait à peindre. Froissart est à la fois l’historien le plus naïf et l’apologiste le plus convaincu de la féodalité. Il naquit sur les marches de Flandre, à Valenciennes, sur un des plus grands champs de bataille du xive  siècle, d’un père qui était peintre en armoiries. Ses premières impressions furent des impressions de guerre, ses premiers regards rencontrèrent les signes caractéristiques de la société féodale. Il aimait, tout enfant, tout ce qui touchait à la noblesse.

Très que n’avoie que douze ans,
Estoie forment goulousans (désireux)
De veoir danses et caroles,
D’oïr ménestrels et paroles
Qui s’apertiennent à déduit,
Et se ma nature introduit
Que d’amer par amour tous chiaus (ceux)
Qui aimment et chiens et oisiaus6.

Lui-même (qui l’aurait cru, s’il n’en eût fait l’aveu ?), lui-même avait l’humeur querelleuse de son époque. A cette école où il était battu quand il variait à dire ses leçons de latin, il battait ses camarades, qui d’ailleurs le lui rendaient bien.

J’ère (j’étais) batus et je batoie7.

De retour à la maison, avec des habits souvent déchirés, il y recevait les gourmades paternelles :

Là estoie mis à raison
Et batus souvent…

ce qui ne l’empêchait pas, quand il voyait ses camarades passer dans la rue, de leur courir sus et de se battre seul contre plusieurs. Son vouloir en cela n’était borné, dit-il, que par son pouvoir. Mais il lui arriva souvent

Que voloirs et povoirs ensamble
A son pourpos souvent faloient8.

D’autres traits de ses mœurs lui sont communs avec les hauts seigneurs de son temps. Il était joueur, prodigue, généreux bon convive, plus dépensier qu’avide d’argent.

Aussi à la fois m’en pillon (pille-t-on)
Aux dés, aux esbas et aux tables,
Et aux aultres jus (jeux) delitables ;
Mes pour chose que argent vaille,
Non plus que ce fust une paille
De bleid ne m’en change ne mue.
Il samble voir qu’argent me pue.
Dalès (près de) moi ne poet arrester.
J’en ai moult perdu au prester ;
Il est fols qui preste sans gage.
Souvent de moi s’esmervillon (s’émerveille-t-on)
Comment si tos je m’en délivre…
Il me defuit et je le chace
Lorsque je l’ai pris, il poureliace
Comment il soit hors de mes mains ;
Il va par maintes et par mains ;
Et seroit un bons messagiers
Voires, mes qu’il fust usagier
De retourner quant il se part !
Mes nennil que Diex y ait part !
Jà ne retournera depuis
Non plus qu’il cheist (tombât) en un puis
Lorsqu’il se partira de moi9.

Un mot charmant, un mot de génie, le peint tout entier

Je passerai legierement
Le temps avenir et present
Parellement10.

Son tour d’esprit, c’est cette grande curiosité qui le fit remarquer par Robert de Namur, seigneur de Montfort, lequel attacha Froissart à son service, et lui persuada d’écrire tout ce qu’il avait vu et entendu. Il avait les trois qualités nécessaires à l’historien de la féodalité la curiosité qui le fit voyager en tous lieux pour savoir, les matériaux historiques n’étant pas alors des actes écrits, mais des hommes dispersés, et des témoignages qu’il fallait aller chercher par les grands chemins ; la mémoire qui retenait tous ces témoignages ; enfin une imagination à la fois exacte et vive, qui les éclaircissait et les animait. Sa vie même est celle qu’on menait à cette époque ; une vie d’aventures, qui commence par une jeunesse romanesque. Froissart, quoique clerc et sacré prêtre, s’éprit d’une jeune demoiselle de noble maison. Ils se prêtèrent d’abord des romans. Froissart, au lieu de lettres qui auraient pu tomber en des mains étrangères, y glissait des chansonnettes. La demoiselle ne voulait qu’un commerce intellectuel ; elle était, dit Froissart, « aussi lie (douce) aux aultres gens qu’elle ert (était) à moi. » Elle se maria. Froissart en fut gravement malade. Si ses poésies ne mentent pas, cette fois il ne prit pas la vie légèrement. Revenu à la santé, il pensa, pour se guérir, à faire un voyage en Angleterre. La femme d’Edouard III, Philippe de Hainaut, le prit sous sa protection. Froissart ne fut pas ingrat. Parlant de la mort de cette princesse, il s’écrie :

Haro ! mettes moi un emplastre
Sus le coer, car, quant m’en souvient,
Certes souspirer me convient,
Tant suis plains de melancholie11.

Après quelque séjour en Angleterre, la reine le renvoya en France avec de riches présents, mais point guéri, selon l’usage du temps, qui faisait durer jusqu’à la mort les blessures amoureuses. Il fut calomnié auprès de sa dame par Malebouche (la Calomnie), ce personnage que nous verrons dans le Roman de la Rose, et qui rend de si méchants offices aux amants. Il s’en revint à la cour d’Angleterre où sa royale protectrice le mit dans sa maison et en fit son clerc. Comment et quand finit cette passion ? Froissart ne le dit point.

Cette demoiselle n’est-elle pas une dame de ses pensées, comme la Béatrix de Dante, comme la Laure de Pétrarque, lesquelles n’empêchèrent pas Dante de se marier, ni Pétrarque d’avoir des enfants, de même que la demoiselle de Froissart ne l’empêcha pas de laisser quelque peu de son cœur banal sur tous les grands chemins ? Je le croirais à plus d’un trait de ressemblance entre la pièce d’où sont tirés ces détails et le Roman de la Rose. J’y vois au début, comme dans le roman, une description du printemps. J’y retrouve les chants d’oiseaux. Il y a aussi un rosier, une rose offerte à la demoiselle, qui n’en veut pas. Froissart fait des virelais sous le rosier. Enfin, à son premier retour d’Angleterre, ce Malebouche qui le calomnie auprès de sa maîtresse, et ce fidèle ami, si évidemment imité de celui de l’amant dans le Roman de la Rose, me font croire que si le fond des aventures est vrai, l’imitation du poëte à la mode a dû y ajouter. Mais peu importe pour notre objet. Il suffit qu’on reconnaisse ce tour d’esprit romanesque dans Froissart, et cette marque des mœurs de la société féodale.

Froissart demeura cinq ans auprès de la reine Philippe, « qu’il servait de beaux dictiés et de traités amoureux. Depuis lors, il voyagea d’une cour à l’autre, lisant son poëme de Meliadus, et recueillant des récits pour ses chroniques. Il vit « plus de deux cents hauts princes », qui presque tous avaient figuré dans les guerres du xive  siècle, ou qui en savaient par ouï-dire des faits d’armes merveilleux. Il allait travellant et chevauchant, querant de tous côtés nouvelles », souvent appelé par les princes ou les barons, qui lui demandaient une place dans ses chroniques, écrivant leurs prouesses presque sous leur dictée, et risquant fort d’exagérer ; car je n’imagine pas que les chevaliers du moyen âge parlassent de leurs exploits plus sobrement que les gens de guerre d’aujourd’hui.

La paix ne faisait pas son compte il ne savait pas s’y occuper. « Je considérai, dit-il, que nulle espérance n’estoit, que aucuns faits d’armes se tissent es parties de Picardie et de Flandre, puisque paix y estoit. » Mais ne voulant pas être « oyseux », et se trouvant encore « sain de corps et de mémoire », il va trouver messire Gaston comte de Foix et de Bearn, pour savoir de lui « la vérité de lointaines besognes. » Chemin faisant, il rencontre un chevalier qui lui raconte des histoires de ce pays. Il en « est tout rejoui », ayant si longtemps chômé ; et à tous les hôtels où ils s’arrêtaient, il consignait sur le papier tout ce qu’il avait ouï de son compagnon de voyage. C’est ainsi qu’il recueillait ses matériaux, partie dans les cours, partie sur les grands chemins ; il les rédigeait à Valenciennes, sa ville natale, où il venait se reposer de ses excursions. Cet aveu si naïf sur la paix, qui ne lui donne rien à faire, n’est ni une marque d’indifférence cruelle, ni la preuve que Froissart, par un instinct supérieur, aimait mieux la guerre, qui faisait les affaires de l’unité française, que la paix, qui eût perpétué la féodalité. Froissart s’ennuie de la paix, parce qu’elle ne donne matière ni à raconter ni à peindre. Qu’était-ce, d’ailleurs, que la paix à cette époque ? Une trêve pendant laquelle les combattants reprenaient des forces. Quand la féodalité se repose, son historien dort on s’ennuie.

Froissart n’aime pas la paix ; il ne se soucie guère non plus de la patrie ; il l’eût bornée à Valenciennes, ou aux États de Robert de Namur. Il est fort heureux que l’idée de la patrie ne soit pas née en ce temps-là ; elle n’eût profité, comme la paix, qu’à la féodalité. Mais la féodalité ne pouvait pas faire naître cette idée, parce que la suzeraineté impliquait la vassalité, et que toutes les patries féodales, la Normandie, la Bourgogne, le Poitou, la Picardie relevaient d’une patrie supérieure, la France. L’idée de la patrie ne pouvait pas venir avant la patrie elle-même. Je n’en veux donc pas à Froissart de n’être d’aucun pays notre chroniqueur était un grand politique sans le savoir.

Je ne lui en veux pas non plus des changements qu’on l’accuse d’avoir fait dans ses chroniques, parce qu’il aurait tiré, dit-on plus d’argent du mensonge que de la vérité. De tels changements sont coupables dans un historien qui apprécie les faits et juge les personnes, s’il est vrai que, pour complaire à la vanité de ses contemporains, il ait trompé la postérité et menti par intérêt. Mais quoi de moins ressemblant que ce portrait au bon et indifférent Froissart, changeant ses récits pour être agréable à ses hôtes, et donnant le prix du tournoi à ceux qui l’avaient le mieux traité ? A-t-il omis sciemment les circonstances principales ? A-t-il changé des victoires en défaites ? Nullement. Il s’agit tout au plus de quelques grands coups de lance donnés en plus d’un côté, ou reçus en moins de l’autre. Et qui peut accuser Froissart de n’avoir pas aimé, jusqu’à se mettre mal avec les gens, la vérité, qu’il lui était presque impossible de savoir ? Que ces grands mots de falsification, de trahison, conviennent mal, à propos d’une conscience si légère et d’un livre si peu ambitieux ! On trouve, dans le prologue du livre quatrième, une expression qui aurait dû désarmer la critique. « Je me suis de nouvel reveillé, dit Froissart, et entré dans ma forge. » Et plus loin : « Jusques au jour de la présente date de mon reveil. » Que signifie ce mot ? Je n’y vois pas seulement une évidente imitation du Roman de la Rose, et ce lieu commun d’un songe qui défraye tous les écrits de ce temps ; j’y vois la preuve d’une pensée non moins romanesque qu’historique. Qui s’étonnerait donc que les Chroniques de Froissart n’eussent en beaucoup d’endroits que l’authenticité d’un songe, et qu’il eût quelquefois forgé certains détails pour flatter la forfanterie de quelque homme de guerre, ou payer le bon accueil d’un prince ?

Il ne faut pas juger ces chroniques comme on ferait d’une histoire. Il n’y a pas place pour la critique là où il n’y a pas un historien qui recherche à la fois le vraisemblable et le vrai ; qui non-seulement raconte les événements, mais qui les explique ; qui pénètre les causes et prévoit les effets ; qui raisonne sur les intérêts des peuples, sur les caractères sur les mœurs ; qui discerne le bien du mal, et qui approuve ou blâme ; qui, pour tout dire, sent en homme de cœur, examine en philosophe et décidé en juge. On a remarqué qu’en Italie, un contemporain de Froissart, l’historien Villani, s’était élevé en quelques endroits à la hauteur de cette tâche. Mais l’Italie touchait à son grand siècle littéraire, et Villani avait une patrie grande et glorieuse, Florence, où toutes les vicissitudes civiles et politiques avaient été déjà épuisées. Il avait lu le Dante, et il avait pu apprendre dans Salluste, que traduisait un de ses contemporains, les devoirs de l’historien. Froissart n’avait ni cette forte éducation que donne le spectacle des agitations d’un peuple libre, ni, dans la langue nationale, un maître comme Dante ; et, quoique clerc, s’il n’ignorait pas tout à fait l’antiquité, il la pratiquait fort peu, ou point. Ses lectures étaient les romans et les poésies du temps, outre les siennes, dont il portait le recueil de cours en cours, les lisant pour prix des récits qu’on lui faisait. Peintre avant tout, et faiseur d’armoiries, comme son père, il n’omet rien de ce qui se voit par les yeux : drapeaux, devises, fêtes, tournois, parures, champs de bataille ; il se tait sur tout ce qui se juge. Le sens de cette confusion universelle, dans laquelle il vivait, était trop obscur pour qu’il fût tenté de le chercher et comment se serait-il ému de toutes ces destructions de la guerre, dont personne, ni peuple, ni noble, ni roi, n’était excepté ? C’est le contraste du mal d’un côté, du bien de l’autre, et de l’inégalité qui en résulte, qui excite notre sensibilité ; mais, au xive  siècle, qui donc avait tout le bien de son côté, et qui donc n’avait pas sa part du mal ? Froissart ne s’émeut donc jamais, mais il émeut. Cette dure vie de nos pères trouble nos nerfs ; cette facilité à mourir offense notre tendresse pour la vie ; et ce chroniqueur, qui n’a jamais pleuré, nous intéresse aux malheurs de son temps, comme à des dangers auxquels nous aurions échappé.

Sur la fin de sa vie, son imagination ayant perdu de sa vivacité et sa raison s’étant fortifiée, il laisse voir quelque intention de juger les choses qu’il raconte. Il mêle des réflexions au récit de la chute, et de la mort du roi d’Angleterre, Richard, fils du prince Noir. Il rappelle qu’étant à Bordeaux, le jour où ce roi était né, messire Richard de Ponchardon, maréchal d’Aquitaine, lui avait dit de la part du prince Noir : « Froissart, escrivez et mettez en mémoire que madame la princesse est accouchée d’un beau fils. » Ce souvenir lui fait faire un retour sur la fragilité des plus belles destinées.

L’expérience et les années semblaient lui avoir donné, avec la satiété des spectacles qui avaient amusé sa jeunesse et son âge mur, un certain goût de pénétrer dans les causes et de tirer la morale des événements. Au commencement de ses chroniques, il s’était naïvement qualifié d’historien : eut-il, en les finissant, une idée plus exacte de la grandeur de ce titre, et l’ambition de le mériter ? Il était trop tard pour lui et, trop tôt pour la France.

Mais le mérite particulier de Froissart, le trait auquel s’est reconnu l’esprit français, c’est d’avoir peint des couleurs les plus vraies, ou plutôt des seules couleurs qui y convinssent, une époque caractéristique de la société française. Ses chroniques en sont l’image si fidèle, et son art suffit si complètement à sa matière, qu’il a fait de la chronique comme un genre parfait en soi, qui a devancé la venue de la littérature.

Cette curiosité sans confusion cette imagination facile et heureuse, cet arrangement naturel et sans effort, sont les seules qualités du genre, et Froissart les possède en perfection. Nous avons remarqué, dans les premiers monuments écrits de notre langue, une sorte de maturité précoce pour le récit ; il y en a des modèles dans Froissart. Le récit, dans certains endroits de ses chroniques, n’a pas été surpassé ; et cette partie de l’art, si difficile pour l’historien moderne, au milieu de tant de faits divers qu’il faut, à la fois, classer, raconter et juger, est l’habitude et comme le tour d’esprit naturel de ce chroniqueur.

Depuis plus de cinq siècles que ces chroniques ont été écrites, l’esprit français se reconnaît aux qualités de ces charmants récits, à cette clarté, à cette suite, à cette proportion, à cette absence d’exagération, à ces couleurs déjà mêlées et variées d’une main habile, et dont aucune n’éblouit. De même, la langue française se reconnaît à cette netteté de l’expression, à cette grâce du tour, à cette fermeté sans roideur, à cet éclat tempéré, qui frappent le critique le moins suspect d’archaïsme, et que sentiraient ceux même qui veulent lire sans juger. Si ce style manque de nerf, s’il n’est pas marqué de ces expressions de génie qui sont comme des pas que fait la langue vers sa perfection, c’est que la source unique de ces expressions est la raison découvrant les vérités générales, et se servant de l’imagination et de la sensibilité pour en donner des images qui demeurent. Il n’appartient qu’au grand art de l’histoire de faire faire ce progrès aux langues ; or, n’oublions pas, malgré la faveur de mode dont jouissent les monuments de notre vieille langue, que les chroniques de Froissart ne sont pas de l’histoire.

§ IV. Travail de la prose française pendant les deux derniers tiers du XIVe  siècle. — Christine de Pisan et les chroniqueurs de la Cour de Bourgogne.

I — Christine de Pisan.

L’honneur d’avoir entrevu pour la première fois le véritable caractère de l’histoire pourrait appartenir à une femme très-célèbre au commencement du xive  siècle, aujourd’hui oubliée, Christine de Pisan.

Je ne veux pas la réhabiliter. Ceux qui ont manqué de génie ont mérité d’être oubliés. Christine de Pisan n’eut que du savoir, et la prétention d’une femme qui se hausse à des sujets virils. Elle est restée aussi loin de la grâce et du naturel d’une femme, que de la force de pensée d’un homme. L’arrêt est juste, s’il s’agit des qualités qui font les livres durables.

Mais mentionner n’est pas réhabiliter et peut-être serait-il aussi injuste d’omettre Christine de Pisan, que paradoxal de vouloir la remettre en honneur. Elle aussi marque un âge de la langue : c’est, il est vrai, un âge sans caractère, sans physionomie, mais où la science remarque le travail d’une langue qui va se renouveler et s’étendre. Christine de Pisan voulut aller plus haut que Froissart, et n’eut pas la force de s’élever jusqu’à Comines ; elle n’eut donc que de l’ambition. Mais l’ambition est plus féconde que l’imitation. Elle a péri dans ses efforts : mais la pensée même qui les lui fit faire lui a survécu.

Christine était fille de Thomas Pisan, Italien astrologue célèbre, qu’on accusa Charles V de trop consulter. Elle fut élevée à la cour, sous ce règne réparateur qui permit à la France de respirer entre les deux guerres d’extermination qu’elle eut à soutenir contre l’Angleterre. Thomas Pisan fit instruire sa fille en toutes sortes de connaissances, et surtout au latin, qu’elle sut mieux qu’homme de son temps. Mariée fort jeune, et bientôt privée de son protecteur Charles V, elle dut songer à vivre et à faire vivre les siens du savoir qu’elle avait acquis. Elle fit d’abord un grand nombre de poésies, à l’imitation du Roman de la Rose, qu’elle attaqua plus tard. Ce ne fut qu’en 1399, et à l’âge de trente-six ans, qu’elle entreprit d’écrire en prose des ouvrages sérieux. Un seul a été imprimé : c’est Le livre des faits et bonnes mœurs du roi Charles V. Le duc de Bourgogne, père de ce prince, en donna, dit-on, l’idée à Christine de Pisan. Ce livre qui appartient plus à l’histoire de la langue qu’à l’histoire politique, à cause de son caractère apologétique qui doit le rendre suspect, est le premier ouvrage historique où la morale et le récit aient tour à tour leur part. Il est vrai que chaque part est entièrement distincte ; qu’après un récit plus nu et moins agréable que celui de Froissart, viennent des réflexions qui, motivées d’abord par les faits, s’en éloignent bientôt, et s’allongent., de toutes sortes de souvenirs d’érudition ; mais, si je ne me fais illusion, quand on s’est amusé jusqu’à la satiété des charmants récits de Froissart, ce n’est pas sans plaisir qu’on sent pour la première fois, dans cette vie de Charles V, l’âme de l’histoire. La surprise n’est pas peu agréable en quittant ce chroniqueur insouciant, qui ne donne pas une larme à nos plus grands désastres, ce vilain parvenu qui méprise son origine, et se vante, dans ses poésies, qu’il aimerait mieux se taire,

Que ja villains evist (eût) du sien
Chose qui lui fesist (fit) nul bien ;

de trouver enfin un historien qui s’émeut du mal et du bien, qui fait une différence entre la victoire et la défaite, entre la paix et la guerre, et qui sent les contentements et les souffrances de son pays.

J’ajoute qu’il est d’un grand intérêt de voir pour la première fois l’ambition non moins naïve que pédantesque de la prose française, quelquefois trébuchant, quelquefois marchant d’un pas hardi et sûr dans cette première tentative d’exprimer des idées générales, et de faire parler l’esprit français comme l’esprit humain. Cette langue est surchargée d’épithètes et de synonymes. Le plaisir de translater et de voir naître sous sa plume de beaux mots, qui fussent les égaux des mots latins, détourne trop souvent l’écrivain de son plan, et étouffe le fond sous les incidents. Mais j’aime cet entassement et cette richesse, quoique sans goût et si mélangée, après la perfection bornée et stérile de la langue de Froissart. J’aime ces noms mal orthographiés d’Aristote, de Cicéron de, Pline, de Sénèque, de Tite-Live, qui sont admis pour la première fois au droit de cité dans la prose française. L’élève est trop faible encore pour les maîtres ; il les admire souvent sans les entendre, et les imite où ils sont inimitables mais quel progrès qu’il les ait enfin reconnus, et que, désormais, il ne doive plus s’en séparer !

II. — George Chastelain.

On remarque ce même caractère dans toute une école de chroniqueurs, non moins oubliés que Christine, et qui fleurirent à la cour des ducs de Bourgogne. Le plus illustre fut Charles Chastelain, nom que j’apprends, peut-être, à quelques-uns de ceux qui lisent cette histoire. Il naquit à Alost, en Flandre, en 1404. La plupart des chroniqueurs des xive et xve  siècles nous viennent de la Flandre. Ce fut l’époque de la grande prospérité des villes de Flandre et des ducs de Bourgogne, leurs suzerains les lettres naissent partout où une civilisation quelconque les abrite et les nourrit.

George Chastelain appartenait à une famille noble du pays. Après des études hâtées, il visita les pays étrangers, et se fit donner le nom d’Aventureux à cause de son goût pour les voyages. Il porta les armes jusqu’à l’âge de quarante ans, et vint se fixer à la cour de Philippe le Bon, qui en fit son panetier et son conseiller privé, et le chargea, sous le titre d’Indiciaire, de chroniser tous les événements de cette époque. La chronique de George Chastelain commence à l’année 1419, et se termine en 1474, date présumée de sa mort. Il fit, outre cette chronique, un grand nombre de vers des Consolations, à la façon de Sénèque et de Boëce, des traités moraux et, d’autres ouvrages, dont le nombre n’étonnait guère moins que la beauté. S’il en est un qui peut intéresser l’histoire politique, c’est une défense de George Chastelain répondant aux critiques et aux menaces qu’il s’était attirées, en louant le duc Philippe aux dépens du roi Charles VII. Mais l’histoire de la littérature n’y peut trouver que l’exagération la, plus insipide, et comme la débauche de cette rhétorique qui, valut à Christine de Pisan le surnom de Tulle :

Tulle : car en toute éloquence
Elle eut la rose et le bouton ;

et à George Chastelain le titre de suprême rhétoricien.

III. — Olivier de la Marche.

Celui qui qualifiait ainsi Chastelain et qui, ailleurs, l’appelle son père en doctrine, son maître en science, « la perle et l’estoile de tous les historiographes de son temps et de pieça », est Olivier de la Marche. Il était attaché à la maison de Charles, duc de Bourgogne, qu’il accompagna dans ses guerres, et qu’il servit dans ses négociations et ses intrigues. Il assista à la bataille de Nancy, et il vit la fin de cette puissante maison de Bourgogne, dont la fortune, un moment éblouissante, ressemble si fort à la renommée de ses historiens et de ses poëtes, de leur vivant portés si haut et si enviés, aujourd’hui relégués, par lambeaux, dans des recueils où l’on compte mais où l’on ne pèse pas les noms. Les Mémoires d’Olivier de la Marche commencent au règne de Charles le Téméraire, et se terminent à l’année 1501, quelques mois ayant sa mort. Fidèle jusqu’à la fin à la maison de Bourgogne, Olivier de la Marche croyait continuer la chronique de cette maison en écrivant celle de Maximilien d’Autriche, qui avait épousé Marie, fille du duc Charles.

En voici le début

« A l’heure que j’ay ceste matiere encommencée, j’aproche quarante cinq ans, et ressemble le cerf ou le noble chevreul lequel ayant tout le jour brouté et pasturé diverses fueilles herbes, et herbettes, les unes cueillies et prises sur les hauts arbres, entre les fleurs et près des fruits, et les autres tirées et cueillies bas, à la terre, parmi les orties et les ronses aguës, ainsi que l’appetit le desiroitet l’adventure le donnoit après qu’iceluy se trouve refectionné, se couche sur l’herbe fresche, et là ronge et rumine, à goust et à saveur, toute sa cueillette et ainsi, sur ce my-chemin ou plus avant de mon aage, je me repose et rassouage sous l’arbre de congnoissance, et ronge et assaveure la pasture de mon temps passé, où je trouve le goust si divers et la viande si amère, que je pren plus de plaisir à parachever le chemin non cognu, par moy, sous l’espoir et fiance de Dieu tout puissant que je ne feroye et fust il possible de retourner le premier chemin et la voye dont j’ay desja achevé le voyage. Et toutesfois entre mes amers gousts, je treuve un assouagement et une sustance à merveilles grande en une herbe appelée memoire, qui est celle seule qui me fait oublier peines, travaux, miseres et afflictions, et prendre plume, et empleyer ancre, papier et temps, tant pour moy desennuyer comme pour accomplir et achever (si Dieu plaist) mon emprise, espérant que les lisans et oyans suppléeront mes fautes, agréeront mon bon vouloir, et prendront plaisir et délectation d’ouyr et sçavoir plusieurs belles, nobles et solennelles choses advenues de mon temps, et dont je parle, par veoir, non pas par ouyr dire. »

Olivier de la Marche écrivait ces touchantes et nobles paroles en 1491. On ne s’attend guère à rencontrer, à cette date, un sentiment si vrai et si profond, exprimé avec la grâce du style de Montaigne. Quelques années auparavant, Olivier de la Marche traçait ce portrait de Philippe le Bon Philippe le Bon, duc de Bourgogne, « avoit une identité de son dedans à son dehors ; n’y avoit qui desmentît l’ung l’autre, ne visaige coraige, ne coraige semblant (physionomie). Avoit ce don de Dieu en son aspect, que oncques nul qui ennemy lui fust né le regarda, qu’il ne s’en contentast. Ne parloit où y qu’il fust, si non à cause et n’y avoit nul vuide en sa parole parloit en moyen ton ne oncques pour passion ne le fist plus haut ; estoit égal à toutes gens, et bénigne en respondre ; tard à promettre, et plus encore à ire s’irriter) mais esmeu c’estoit un ennemy… Donnoit à temps et à poids. Oncques, je cuide, menterie ne lui partit des levres et estoit son scel sa bouche, et son dire lettriage (lettre écrite). N’y avoit différence de son dire et faire, fors du temps entre deux. Estoit humble aux humbles, et fort et fel (cruel) aux orgueilleux… Fut large et liberal en dons, et donnoit au prix de l’homme. À tout temps avoit sens propre, et à toutes gens propres manières sage en conseil, froid en conclure, dur en rompre en propos, et ferme a en son promettre… Ne daignoit en basses choses tourner son haut coraige… Vaillant plus qu’homme, et plus mortel que nul glaive, aimoit plus honneur que sa vie, bonne grace que couronne en chief. Afin que toutefois je ne semble flatteur, avoit des vices en lui négligent estoit et nonchallant de toutes ses affaires, ce qui tournoit à grand playe à ses pays et subjects, etc… »

Ces grands traits, dont le sens et la concision sont d’un écrivain supérieur, sont tirés d’un court et énergique précis de l’histoire de Philippe le Bon. Son panégyriste l’y montre « tenant le salut de la France en sa clef, et la tranquillité de l’Occident en sa main. » Il en fait un portrait physique, dont l’exactitude pittoresque peut paraître d’ailleurs minutieuse. Ce sont de ces beautés qu’on serait tenté de défendre contre l’oubli, s’il n’était pas bon qu’on vît par ces ruines mêmes, qui ne semblent pas méritées, que des détails heureux et hardis ne sauvent pas de la mort les ouvrages médiocres, et qu’il n’est donné de durer qu’aux livres écrits d’une main égale et soutenue. Je ne me plains donc pas de la triste fin qu’ont eue George Chastelain, l’auteur de ce beau portrait, et Christine de Pisan, la première qui eut l’honneur de s’aider de l’antiquité, et la première oubliée. D’abord, ils se méprirent sur l’antiquité, en s’attachant bien plus aux préceptes qu’aux modèles, et en n’imitant de l’art que l’extérieur. Leurs admirateurs, en les qualifiant l’une de Tulle, l’autre de suprême rhétoricien, en ont fait la plus exacte critique. Christine de Pisan et George Chastelain ne firent en effet qu’ajuster la rhétorique née des derniers raffinements de la littérature latine à des idées à peine dégrossies et à une langue qui se cherchait encore. Ils perdirent le secret des charmants récits de Froissart, et n’eurent pas la haute raison de Comines. Le premier jugement porté sur leurs écrits si admirés de leur vivant leur a été mortel et cette incertitude de leurs idées et de leur langue, cette invention grossière et excessive dans les mots, qui paraît bien plus venir de la mémoire échauffée par l’érudition que d’un instinct sur et profond des analogies des deux langues, leur ont été comptées comme des fautes que ne rachètent pas leurs bonnes intentions. Nous sommes d’un pays où les meilleures intentions ne sauvent pas un écrivain de l’oubli. Nous aimons les écrits francs et caractérisés, et les plus modestes qui sont de leur rang et ont un air à soi, bien mieux que les plus ambitieux, qui font de grands pas et qui tombent. Mais il y aurait ingratitude à dire que les ambitieux ne servent pas les langues aux époques de formation, et qu’en particulier Christine de Pisan et les chroniqueurs de Bourgogne n’aient pas été utiles à la nôtre. Ils ont peut-être formé Comines, qui certainement les avait plus lus que les historiens latins.

§ V. Première ébauche de l’art historique. — Les Mémoires de Philippe de Comines.

L’histoire commence à paraître dans les Mémoires de Philippe de Comines (1443-1209). Ce n’est plus le chroniqueur complaisant qui fait payer innocemment à la vérité historique les frais de l’hospitalité des princes qui l’hébergent, ni l’Indiciaire officiel, qui fait du récit un panégyrique c’est un grave personnage qui juge les choses et les hommes, non sans se tromper, mais sans s’amuser de sa matière, comme Froissart, et sans la travestir, comme Christine de Pisan et les chroniqueurs bourguignons.

Les Mémoires de Comines sont l’histoire de sa vie, de ses débuts à la cour du duc de Bourgogne contre la France, puis de sa désertion, qu’expliquent les mœurs du temps, à la cour de Louis XI, dont il devint le confident et le conseiller de ses services publics et secrets ; de ses disgrâces sous Charles VIII, de son emprisonnement à Loches dans une de ces cages de fer imaginées par Louis XI, et qu’on appelait les fillettes du roi ; de sa rentrée en grâce ; de la part qu’il prit aux guerres d’Italie, et de ses dernières années, sous le règne de Louis XII. Les caractères de l’histoire se montrent, dans ces chroniques, par plusieurs qualités propres à Comines, et dont s’est enrichi l’esprit français. Tracer d’une main impartiale les portraits des grands personnages, faire des réflexions sur les événements et les caractères des peuples, comparer leurs institutions, distinguer une bonne politique et une mauvaise, indiquer des progrès à faire, des réformes à réaliser, enfin regarder l’histoire comme un enseignement, voilà ce qui donnait à Comines le droit de prendre le titre d’historien, que Froissart s’attribue si naïvement. Et cependant il n’estime ses mémoires que comme des notes, et c’est sous ce modeste titre qu’il les envoie à l’archevêque de Vienne, pour en faire usage dans une histoire en latin. L’impartialité de Comines est le fruit d’une raison supérieure, plutôt que de l’indifférence. On ne peut trop admirer avec quelle haute convenance et quelle force de raison il parle de Charles le Téméraire et des causes de la ruine de la maison de Bourgogne. S’il loue beaucoup Louis XI, c’est presque toujours pour des actions qui méritent d’être louées. Quant à Charles VIII, quoiqu’il en ait été d’abord maltraité, et qu’il n’ait jamais eu complétement sa faveur, il juge ce jeune prince avec indulgence, et ne lui « sait pas mauvais gré de ses rudesses », dit-il quelque part, « connoissant que c’estoit en sa jeunesse, et qu’il ne venoit pas de lui. » De ces trois princes, celui qui devait le plus l’occuper, c’est Louis XI. La pénétration de l’historien égale la dissimulation de son héros. Comines a connu ce prince, qui se déroba toute sa vie à tout le monde ; qui avait, comme on l’a dit, son conseil dans sa tête, et laissait aux événements à faire connaître ses desseins. L’art des historiens ultérieurs n’a pas surpassé l’esquisse si frappante qu’il en a tracée. Ce mélange même d’admiration et de crainte, d’affection et de défiance, que lui inspire Louis XI, donne l’idée la plus exacte de ce personnage si grand et si singulier, qui faisait de si grandes choses sans gloire, et qui rendit tant de services à notre nation sans mériter sa reconnaissance. Du reste, il ne faut pas chercher la morale de l’histoire dans les jugements qu’imposaient à Comines son rôle de confident et de complice de Louis XI, la morale si relâchée du temps12 et cette indifférence pour les crimes politiques, dont l’Italie faisait alors des pratiques régulières de gouvernement. Comines aime l’adresse, ce qu’il appelle dans Louis XI sagesse, et qui n’était que l’art d’avoir l’avantage en toute affaire, par tous les moyens. S’il préférait les bons, c’est moins parce qu’ils honorent et légitiment le succès, que parce qu’ils le rendent plus certain et plus facile.

Mais tel est le besoin qu’ont les esprits élevés, même dans les temps les plus corrompus, d’une règle du bien et du mal, qu’à défaut de la morale générale qui eût fait voir à Comines le mal dans le succès, il le voit du moins dans les revers, qu’il attribue à l’ignorance des princes et à leur peu de foi. Il reconnaît la main de Dieu dans cette chute si rapide de la maison de Bourgogne, et dans les emportements du dernier de ces grands vassaux qui depuis un siècle, tenaient en échec leur suzerain. Ses réflexions sur cet événement, le plus considérable du xve  siècle, sont graves et éloquentes. Il y a d’ailleurs tant de vérité dans une morale qui fait sortir des conseils de Dieu les grandes fortunes comme les grandes catastrophes d’ici-bas, qu’elle devait inspirer des pages durables à un homme qui ne pensait qu’à mettre des notes sur le papier. Un progrès de plus de la langue, et on s’imaginerait lire Bossuet montrant le doigt de Dieu dans les chutes des empires et la disparition des peuples, et épouvantant la sagesse humaine de la fragilité de ses établissements.

Je vois, dans Comines, des causes et des effets, les passions et leurs conséquences, les desseins secrets sous les apparences publiques, moins de costumes que dans Froissart ; mais plus d’hommes ; je vois quels sont les mobiles politiques de l’époque, semblables à ceux de toutes les époques ; je vois pourquoi certains desseins échouent, et pourquoi d’autres réussissent ; lequel eût le mieux valu, dans certaines affaires, du courage ou de la prudence. Je n’assiste plus, comme dans Froissart, à un vain spectacle, dont le sens et la moralité m’échappent mais je sens mon jugement se fortifier du jugement d’un homme supérieur, élevé, comme dit Montaigne, aux grandes affaires, et qui m’apprend à connaître mon temps par le sien.

Froissart, c’est le drame sans ses ressorts cachés, sans ce qui l’explique, sans sa moralité ; Comines, c’est le drame complet, moins peut-être quelque mise en scène, qui n’y eût pas beaucoup servi. Indiquer les causes des événements et les motifs des actions entre ces causes distinguer les véritables de celles qui n’ont été qu’apparentes ; entre ces motifs, discerner ceux qui ont déterminé les actions de ceux qui n’ont servi que de prétextes ; descendre dans le fond de l’homme et découvrir la pensée secrète sous le rôle enfin, par une réserve admirable, quand les événements ont été trop grands ou trop soudains pour que l’historien les puisse expliquer par des raisons humaines, y voir des effets de la sagesse et de la justice de Dieu voilà, ce semble une première ébauche de l’histoire assez belle si ce n’est pas encore l’histoire elle-même, c’est seulement parce qu’il y manque une dernière et suprême convenance, une langue mûre pour les choses de l’art.

La langue de Comines n’est pas mûre, parce que toutes ces pensées dont nous le louons sont plutôt entrevues et indiquées, qu’envisagées d’une vue claire et exprimées pleinement. Admirons, cependant, quels progrès la langue a faits depuis Froissart, en clarté, en précision, en nationalité. Il y a moins de mots étrangers, moins de saxon, moins de vieux gaulois, moins de latinisme dans les mots, sinon dans les tours, et peut-être plus de variété dans la phrase. Mais voici la grande différence : la langue de Froissart est presque exclusivement descriptive et matérielle ; celle de Comines est plus abstraite. L’un emprunte ses images et ses couleurs aux spectacles qu’il décrit ; et lors même qu’il veut peindre les douleurs morales, il s’attache plus à en faire voir la pantomime qu’à en analyser les effets intérieurs. L’autre tire les nuances délicates de sa langue des profondeurs de la réflexion et du raisonnement. La langue de Froissart est la langue des faits ; celle de Comines est la langue des idées. Comines, en cent endroits, fait toucher à Montaigne.

Je trouve, dans un plan d’éducation rédigé par Mélanchthon pour Jean-Frédéric, duc de Stettin et de Poméranie, un passage qui prouve quel cas on faisait à l’étranger des Mémoires de Philippe de Comines. Dans ce plan, Mélanchthon propose de consacrer une partie de l’après-midi à des lectures, soit de Salluste, soit de Jules César, soit de Comines13.