(1885) L’Art romantique
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(1885) L’Art romantique

I. L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix

Au rédacteur de l’opinion nationale

Monsieur,

Je voudrais, une fois encore, une fois suprême, rendre hommage au génie d’Eugène Delacroix, et je vous prie de vouloir bien accueillir dans votre journal ces quelques pages où j’essaierai d’enfermer, aussi brièvement que possible, l’histoire de son talent, la raison de sa supériorité, qui n’est pas encore, selon moi, suffisamment reconnue, et enfin quelques anecdotes et quelques observations sur sa vie et son caractère.

J’ai eu le bonheur d’être lié très-jeune (dès 1845, autant que je peux me souvenir) avec l’illustre défunt, et dans cette liaison, d’où le respect de ma part et l’indulgence de la sienne n’excluaient pas la confiance et la familiarité réciproques, j’ai pu à loisir puiser les notions les plus exactes, non seulement sur sa méthode, mais aussi sur les qualités les plus intimes de sa grande âme.

Vous n’attendez pas, monsieur, que je fasse ici une analyse détaillée des œuvres de Delacroix. Outre que chacun de nous l’a faite, selon ses forces et au fur et à mesure que le grand peintre montrait au public les travaux successifs de sa pensée, le compte en est si long, qu’en accordant seulement quelques lignes à chacun de ses principaux ouvrages, une pareille analyse remplirait presque un volume. Qu’il nous suffise d’en exposer ici un vif résumé.

Ses peintures monumentales s’étalent dans le Salon du Roi à la Chambre des députés, à la bibliothèque de la Chambre des députés, à la bibliothèque du palais du Luxembourg, à la galerie d’Apollon au Louvre, et au Salon de la Paix à l’Hôtel de ville. Ces décorations comprennent une masse énorme de sujets allégoriques, religieux et historiques, appartenant tous au domaine le plus noble de l’intelligence. Quant à ses tableaux dits de chevalet, ses esquisses, ses grisailles, ses aquarelles, etc., le compte monte à un chiffre approximatif de deux cent trente-six.

Les grands sujets exposés à divers Salons sont au nombre de soixante-dix-sept. Je tire ces notes du catalogue que M. Théophile Silvestre a placé à la suite de son excellente notice sur Eugène Delacroix, dans son livre intitulé : Histoire des peintres vivants.

J’ai essayé plus d’une fois, moi-même, de dresser cet énorme catalogue ; mais ma patience a été brisée par cette incroyable fécondité, et, de guerre lasse, j’y ai renoncé. Si M. Théophile Silvestre s’est trompé, il n’a pu se tromper qu’en moins.

Je crois, monsieur, que l’important ici est simplement de chercher la qualité caractéristique du génie de Delacroix et d’essayer de la définir ; de chercher en quoi il diffère de ses plus illustres devanciers, tout en les égalant ; de montrer enfin, autant que la parole écrite le permet, l’art magique grâce auquel il a pu traduire la parole par des images plastiques plus vives et plus appropriées que celles d’aucun créateur de même profession, — en un mot, de quelle spécialité la Providence avait chargé Eugène Delacroix dans le développement historique de la Peinture.

I

Qu’est-ce que Delacroix ? Quels furent son rôle et son devoir en ce monde ? Telle est la première question à examiner. Je serai bref et j’aspire à des conclusions immédiates. La Flandre a Rubens, l’Italie a Raphaël et Véronèse ; la France a Lebrun, David et Delacroix.

Un esprit superficiel pourra être choqué, au premier aspect, par l’accouplement de ces noms, qui représentent des qualités et des méthodes si différentes. Mais un œil spirituel plus attentif verra tout de suite qu’il y a entre tous une parenté commune, une espèce de fraternité ou de cousinage dérivant de leur amour du grand, du national, de l’immense et de l’universel, amour qui s’est toujours exprimé dans la peinture dite décorative ou dans les grandes machines.

Beaucoup d’autres, sans doute, ont fait de grandes machines ; mais ceux-là que j’ai nommés les ont faites de la manière la plus propre à laisser une trace éternelle dans la mémoire humaine. Quel est le plus grand de ces grands hommes si divers ? Chacun peut décider la chose à son gré, suivant que son tempérament le pousse à préférer l’abondance prolifique, rayonnante, joviale presque, de Rubens, la douce majesté et l’ordre eurythmique de Raphaël, la couleur paradisiaque et comme d’après-midi de Véronèse, la sévérité austère et tendue de David, ou la faconde dramatique et quasi littéraire de Lebrun.

Aucun de ces hommes ne peut être remplacé ; visant tous à un but semblable, ils ont employé des moyens différents tirés de leur nature personnelle. Delacroix, le dernier venu, a exprimé avec une véhémence et une ferveur admirables, ce que les autres n’avaient traduit que d’une manière incomplète. Au détriment de quelque autre chose peut-être, comme eux-mêmes avaient fait d’ailleurs ? C’est possible ; mais ce n’est pas la question à examiner.

Bien d’autres que moi ont pris soin de s’appesantir sur les conséquences fatales d’un génie essentiellement personnel ; et il serait bien possible aussi, après tout, que les plus belles expressions du génie, ailleurs que dans le ciel pur, c’est-à-dire sur cette pauvre terre où la perfection elle-même est imparfaite, ne pussent être obtenues qu’au prix d’un inévitable sacrifice.

Mais enfin, monsieur, direz-vous sans doute, quel est donc ce je ne sais quoi de mystérieux que Delacroix, pour la gloire de notre siècle, a mieux traduit qu’aucun autre ? C’est l’invisible, c’est l’impalpable, c’est le rêve, c’est les nerfs, c’est l’âme ; et il a fait cela, — observez-le bien, monsieur, — sans autres moyens que le contour et la couleur ; il l’a fait mieux que pas un ; il l’a fait avec la perfection d’un peintre consommé, avec la rigueur d’un littérateur subtil, avec l’éloquence d’un musicien passionné. C’est, du reste, un des diagnostics de l’état spirituel de notre siècle que les arts aspirent, sinon à se suppléer l’un l’autre, du moins à se prêter réciproquement des forces nouvelles.

Delacroix est le plus suggestif de tous les peintres, celui dont les œuvres, choisies même parmi les secondaires et les inférieures, font le plus penser, et rappellent à la mémoire le plus de sentiments et de pensées poétiques déjà connus, mais qu’on croyait enfouis pour toujours dans la nuit du passé.

L’œuvre de Delacroix m’apparaît quelquefois comme une espèce de mnémotechnie de la grandeur et de la passion native de l’homme universel. Ce mérite très-particulier et tout nouveau de M. Delacroix, qui lui a permis d’exprimer, simplement avec le contour, le geste de l’homme, si violent qu’il soit, et avec la couleur ce qu’on pourrait appeler l’atmosphère du drame humain, ou l’état de l’âme du créateur, — ce mérite tout original a toujours rallié autour de lui les sympathies de tous les poëtes ; et si, d’une pure manifestation matérielle il était permis de tirer une vérification philosophique, je vous prierais d’observer, monsieur, que, parmi la foule accourue pour lui rendre les suprêmes honneurs, on pouvait compter beaucoup plus de littérateurs que de peintres. Pour dire la vérité crue, ces derniers ne l’ont jamais parfaitement compris.

II

Et en cela, quoi de bien étonnant, après tout ? Ne savons-nous pas que la saison des Michel-Ange, des Raphaël, des Léonard de Vinci, disons même des Reynolds, est depuis longtemps passée, et que le niveau intellectuel général des artistes a singulièrement baissé ? Il serait sans doute injuste de chercher parmi les artistes du jour des philosophes, des poëtes et des savants ; mais il serait légitime d’exiger d’eux qu’ils s’intéressassent, un peu plus qu’ils ne font, à la religion, à la poésie et à la science.

Hors de leurs ateliers que savent-ils ? qu’aiment-ils ? qu’expriment-ils ? Or, Eugène Delacroix était, en même temps qu’un peintre épris de son métier, un homme d’éducation générale, au contraire des autres artistes modernes qui, pour la plupart, ne sont guère que d’illustres ou d’obscurs rapins, de tristes spécialistes, vieux ou jeunes ; de purs ouvriers, les uns sachant fabriquer des figures académiques, les autres des fruits, les autres des bestiaux. Eugène Delacroix aimait tout, savait tout peindre, et savait goûter tous les genres de talents. C’était l’esprit le plus ouvert à toutes les notions et à toutes les impressions, le jouisseur le plus éclectique et le plus impartial.

Grand liseur, cela va sans dire. La lecture des poëtes laissait en lui des images grandioses et rapidement définies, des tableaux tout faits, pour ainsi dire. Quelque différent qu’il soit de son maître Guérin par la méthode et la couleur, il a hérité de la grande école républicaine et impériale l’amour des poëtes et je ne sais quel esprit endiablé de rivalité avec la parole écrite. David, Guérin et Girodet enflammaient leur esprit au contact d’Homère, de Virgile, de Racine et d’Ossian. Delacroix fut le traducteur émouvant de Shakespeare, de Dante, de Byron et d’Arioste. Ressemblance importante et différence légère.

Mais entrons un peu plus avant, je vous prie, dans ce qu’on pourrait appeler l’enseignement du maître, enseignement qui, pour moi, résulte non seulement de la contemplation successive de toutes ses œuvres et de la contemplation simultanée de quelques-unes, comme vous avez pu en jouir à l’Exposition universelle de 1855, mais aussi de maintes conversations que j’ai eues avec lui.

III

Delacroix était passionnément amoureux de la passion, et froidement déterminé à chercher les moyens d’exprimer la passion de la manière la plus visible. Dans ce double caractère, nous trouvons, disons-le en passant, les deux signes qui marquent les plus solides génies, génies extrêmes qui ne sont guère faits pour plaire aux âmes timorées, faciles à satisfaire, et qui trouvent une nourriture suffisante dans les œuvres lâches, molles, imparfaites. Une passion immense, doublée d’une volonté formidable, tel était l’homme.

Or, il disait sans cesse :

« Puisque je considère l’impression transmise à l’artiste par la nature comme la chose la plus importante à traduire, n’est-il pas nécessaire que celui-ci soit armé à l’avance de tous les moyens de traduction les plus rapides ? »

Il est évident qu’à ses yeux l’imagination était le don le plus précieux, la faculté la plus importante, mais que cette faculté restait impuissante et stérile, si elle n’avait pas à son service une habileté rapide, qui pût suivre la grande faculté despotique dans ses caprices impatients. Il n’avait pas besoin, certes, d’activer le feu de son imagination, toujours incandescente ; mais il trouvait toujours la journée trop courte pour étudier les moyens d’expression.

C’est à cette préoccupation incessante qu’il faut attribuer ses recherches perpétuelles relatives à la couleur, à la qualité des couleurs, sa curiosité des choses de la chimie et ses conversations avec les fabricants de couleurs. Par là il se rapproche de Léonard de Vinci, qui, lui aussi, fut envahi par les mêmes obsessions.

Jamais Eugène Delacroix, malgré son admiration pour les phénomènes ardents de la vie, ne sera confondu parmi cette tourbe d’artistes et de littérateurs vulgaires dont l’intelligence myope s’abrite derrière le mot vague et obscur de réalisme. La première fois que je vis M. Delacroix, en 1845, je crois (comme les années s’écoulent, rapides et voraces !), nous causâmes beaucoup de lieux communs, c’est-à-dire des questions les plus vastes et cependant les plus simples : ainsi, de la nature, par exemple. Ici, monsieur, je vous demanderai la permission de me citer moi-même, car une paraphrase ne vaudrait pas les mots que j’ai écrits autrefois, presque sous la dictée du maître :

« La nature n’est qu’un dictionnaire, répétait-il fréquemment. Pour bien comprendre l’étendue du sens impliqué dans cette phrase, il faut se figurer les usages ordinaires et nombreux du dictionnaire. On y cherche le sens des mots, la génération des mots, l’étymologie des mots, enfin on en extrait tous les éléments qui composent une phrase ou un récit ; mais personne n’a jamais considéré le dictionnaire comme une composition, dans le sens poétique du mot. Les peintres qui obéissent à l’imagination cherchent dans leur dictionnaire les éléments qui s’accommodent à leur conception ; encore, en les ajustant avec un certain art, leur donnent-ils une physionomie toute nouvelle. Ceux qui n’ont pas d’imagination copient le dictionnaire. Il en résulte un très grand vice, le vice de la banalité, qui est plus particulièrement propre à ceux d’entre les peintres que leur spécialité rapproche davantage de la nature dite inanimée, par exemple les paysagistes, qui considèrent généralement comme un triomphe de ne pas montrer leur personnalité. À force de contempler et de copier, ils oublient de sentir et de penser.

« Pour ce grand peintre, toutes les parties de l’art, dont l’un prend celle-ci, et l’autre celle-là pour la principale, n’étaient, ne sont, veux-je dire, que les très humbles servantes d’une faculté unique et supérieure. Si une exécution très nette est nécessaire, c’est pour que le rêve soit très nettement traduit ; qu’elle soit très rapide, c’est pour que rien ne se perde de l’impression extraordinaire qui accompagnait la conception ; que l’attention de l’artiste se porte même sur la propreté matérielle des outils, cela se conçoit sans peine, toutes les précautions devant être prises pour rendre l’exécution agile et décisive. »

Pour le dire en passant, je n’ai jamais vu de palette aussi minutieusement et aussi délicatement préparée que celle de Delacroix. Cela ressemblait à un bouquet de fleurs savamment assorties.

« Dans une pareille méthode, qui est essentiellement logique, tous les personnages, leur disposition relative, le paysage ou l’intérieur qui leur sert de fond ou d’horizon, leurs vêtements, tout enfin doit servir à illuminer l’idée générale et porter sa couleur originelle, sa livrée, pour ainsi dire. Comme un rêve est placé dans une atmosphère colorée qui lui est propre, de même une conception, devenue composition, a besoin de se mouvoir dans un milieu coloré qui lui soit particulier. Il y a évidemment un ton particulier attribué à une partie quelconque du tableau qui devient clef et qui gouverne les autres. Tout le monde sait que le jaune, l’orange, le rouge, inspirent et représentent des idées de joie, de richesse, de gloire et d’amour ; mais il y a des milliers d’atmosphères jaunes ou rouges, et toutes les autres couleurs seront affectées logiquement dans une quantité proportionnelle par l’atmosphère dominante. L’art du coloriste tient évidemment par de certains côtés aux mathématiques et à la musique.

« Cependant ses opérations les plus délicates se font par un sentiment auquel un long exercice a donné une sûreté inqualifiable. On voit que cette grande loi d’harmonie générale condamne bien des papillotages et bien des crudités, même chez les peintres les plus illustres. Il y a des tableaux de Rubens qui non seulement font penser à un feu d’artifice coloré, mais même à plusieurs feux d’artifice tirés sur le même emplacement. Plus un tableau est grand, plus la touche doit être large, cela va sans dire ; mais il est bon que les touches ne soient pas matériellement fondues ; elles se fondent naturellement à une distance voulue par la loi sympathique qui les a associées. La couleur obtient ainsi plus d’énergie et de fraîcheur.

« Un bon tableau, fidèle et égal au rêve qui l’a enfanté, doit être produit comme un monde. De même que la création, telle que nous la voyons, est le résultat de plusieurs créations dont les précédentes sont toujours complétées par la suivante, ainsi un tableau, conduit harmoniquement, consiste en une série de tableaux superposés, chaque nouvelle couche donnant au rêve plus de réalité et le faisant monter d’un degré vers la perfection. Tout au contraire, je me rappelle avoir vu dans les ateliers de Paul Delaroche et d’Horace Vernet de vastes tableaux, non pas ébauchés, mais commencés, c’est-à-dire absolument finis dans de certaines parties, pendant que certaines autres n’étaient encore indiquées que par un contour noir ou blanc. On pourrait comparer ce genre d’ouvrage à un travail purement manuel qui doit couvrir une certaine quantité d’espace en un temps déterminé, ou à une longue route divisée en un grand nombre d’étapes. Quand une étape est faite, elle n’est plus à faire ; et quand toute la route est parcourue, l’artiste est délivré de son tableau.

« Tous ces préceptes sont évidemment modifiés plus ou moins par le tempérament varié des artistes. Cependant je suis convaincu que c’est là la méthode la plus sûre pour les imaginations riches. Conséquemment, de trop grands écarts fait hors la méthode en question témoignent d’une importance anormale et injuste donnée à quelque partie secondaire de l’art.

« Je ne crains pas qu’on dise qu’il y a absurdité à supposer une même méthode appliquée par une foule d’individus différents. Car il est évident que les rhétoriques et les prosodies ne sont pas des tyrannies inventées arbitrairement, mais une collection de règles réclamées par l’organisation même de l’être spirituel ; et jamais les prosodies et les rhétoriques n’ont empêché l’originalité de se produire distinctement. Le contraire, à savoir qu’elles ont aidé l’éclosion de l’originalité, serait infiniment plus vrai.

« Pour être bref, je suis obligé d’omettre une foule de corollaires résultant de la formule principale, où est, pour ainsi dire, contenu tout le formulaire de la véritable esthétique, et qui peut être exprimée ainsi : tout l’univers visible n’est qu’un magasin d’images et de signes auxquels l’imagination donnera une place et une valeur relative ; c’est une espèce de pâture que l’imagination doit digérer et transformer. Toutes les facultés de l’âme humaine doivent être subordonnées à l’imagination qui les met en réquisition toutes à la fois. De même que bien connaître le dictionnaire n’implique pas nécessairement la connaissance de l’art de la composition, et que l’art de la composition lui-même n’implique pas l’imagination universelle. Ainsi un bon peintre peut n’être pas un grand peintre ; mais un grand peintre est forcément un bon peintre, parce que l’imagination universelle renferme l’intelligence de tous les moyens et le désir de les acquérir.

« Il est évident que, d’après les notions que je viens d’élucider tant bien que mal (il y aurait encore tant de choses à dire, particulièrement sur les parties concordantes de tous les arts et les ressemblances dans leurs méthodes !), l’immense classe des artistes, c’est-à-dire des hommes qui sont voués à l’expression du beau, peut se diviser en deux camps bien distincts. Celui-ci qui s’appelle lui-même réaliste, mot à double entente et dont le sens n’est pas bien déterminé, et que nous appellerons, pour mieux caractériser son erreur, un positiviste, dit : « Je veux représenter les choses telles qu’elles sont, ou telles qu’elles seraient, en supposant que je n’existe pas. » L’univers sans l’homme. Et celui-là, l’imaginatif, dit : « Je veux illuminer les choses avec mon esprit et en projeter le reflet sur les autres esprits. » Bien que ces deux méthodes absolument contraires puissent agrandir ou amoindrir tous les sujets, depuis la scène religieuse jusqu’au plus modeste paysage, toutefois l’homme d’imagination a dû généralement se produire dans la peinture religieuse et dans la fantaisie, tandis que la peinture dite de genre et le paysage devaient offrir en apparence de vastes ressources aux esprits paresseux et difficilement excitables………………………….

« L’imagination de Delacroix ! Celle-là n’a jamais craint d’escalader les hauteurs difficiles de la religion ; le ciel lui appartient, comme l’enfer, comme la guerre, comme l’Olympe, comme la volupté. Voilà bien le type du peintre-poëte ! Il est bien un des rares élus, et l’étendue de son esprit comprend la religion dans son domaine. Son imagination, ardente comme les chapelles ardentes, brille de toutes les flammes et de toutes les pourpres. Tout ce qu’il y a de douleur dans la passion le passionne ; tout ce qu’il y a de splendeur dans l’Église l’illumine. Il verse tour à tour sur ses toiles inspirés le sang, la lumière et les ténèbres. Je crois qu’il ajouterait volontiers, comme surcroît, son faste naturel aux majestés de l’Évangile.

« J’ai vu une petite Annonciation, de Delacroix, où l’ange visitant Marie n’était pas seul, mais conduit en cérémonie par deux autres anges, et l’effet de cette cour céleste était puissant et charmant. Un de ses tableaux de jeunesse, le Christ aux Oliviers (« Seigneur, détournez de moi ce calice »), ruisselle de tendresse féminine et d’onction poétique. La douleur et la pompe, qui éclatent si haut dans la religion, font toujours écho dans son esprit.

Et plus récemment encore, à propos de cette chapelle des Saints-Anges, à Saint-Sulpice (Héliodore chassé du Temple et la Lutte de Jacob avec l’Ange), son dernier grand travail, si niaisement critiqué, je disais :

« Jamais, même dans la Clémence de Trajan, même dans l’Entrée des Croisés à Constantinople, Delacroix n’a étalé un coloris plus splendidement et plus savamment surnaturel ; jamais un dessin plus volontairement épique. Je sais bien que quelques personnes, des maçons sans doute, des architectes peut-être, ont, à propos de cette dernière œuvre, prononcé le mot décadence. C’est ici le lieu de rappeler que les grands maîtres, poëtes ou peintres Hugo ou Delacroix, sont toujours en avance de plusieurs années sur leurs timides admirateurs.

« Le public est, relativement au génie, une horloge qui retarde. Qui, parmi les gens clairvoyants, ne comprend que le premier tableau du maître contenait tous les autres en germe ? Mais qu’il perfectionne sans cesse ses dons naturels, qu’il les aiguise avec soin, qu’il en tire des effets nouveaux, qu’il pousse lui-même sa nature à outrance, cela est inévitable, fatal et louable. Ce qui est justement la marque principale du génie de Delacroix, c’est qu’il ne connaît pas la décadence ; il ne montre que le progrès. Seulement ses qualités primitives étaient si véhémentes et si riches, et elles ont si vigoureusement frappé les esprits, même les plus vulgaires, que le progrès journalier est pour eux insensible ; les raisonneurs seuls le perçoivent clairement.

« Je parlais tout à l’heure des propos de quelques maçons. Je veux caractériser par ce mot cette classe d’esprits grossiers et matériels (le nombre en est infiniment grand), qui n’apprécient les objets que par le contour, ou, pis encore, par leurs trois dimensions : largeur, longueur et profondeur, exactement comme les sauvages et les paysans. J’ai souvent entendu des personnes de cette espèce établir une hiérarchie des qualités, absolument inintelligible pour moi ; affirmer, par exemple, que la faculté qui permet à celui-ci de créer un contour exact, ou à celui-là un contour d’une beauté surnaturelle, est supérieure à la faculté qui sait assembler des couleurs d’une manière enchanteresse. Selon ces gens-là, la couleur ne rêve pas, ne pense pas, ne parle pas. Il paraîtrait que, quand je contemple les œuvres d’un de ces hommes appelés spécialement coloristes, je me livre à un plaisir qui n’est pas d’une nature noble ; volontiers m’appelleraient-ils matérialiste, réservant pour eux-mêmes l’aristocratique épithète de spiritualistes.

« Ces esprits superficiels ne songent pas que les deux facultés ne peuvent jamais être tout à fait séparées, et qu’elle sont toutes deux le résultat d’un germe primitif soigneusement cultivé. La nature extérieure ne fournit à l’artiste qu’une occasion sans cesse renaissante de cultiver ce germe ; elle n’est qu’un amas incohérent de matériaux que l’artiste est invité à associer et à mettre en ordre, un incitamentum, un réveil pour les facultés sommeillantes. Pour parler exactement, il n’y a dans la nature ni ligne ni couleur. C’est l’homme qui crée la ligne et la couleur. Ce sont deux abstractions qui tirent leur égale noblesse d’une même origine.

« Un dessinateur-né (je le suppose enfant) observe dans la nature immobile ou mouvante de certaines sinuosités, d’où il tire une certaine volupté, et qu’il s’amuse à fixer par des lignes sur le papier, exagérant ou diminuant à plaisir leurs inflexions. Il apprend ainsi à créer le galbe, l’élégance, le caractère dans le dessin. Supposons un enfant destiné à perfectionner la partie de l’art qui s’appelle couleur : c’est du choc ou de l’accord heureux de deux tons et du plaisir qui en résulte pour lui, qu’il tirera la science infinie des combinaisons de tons. La nature a été, dans les deux cas, une pure excitation.

« La ligne et la couleur font penser et rêver toutes les deux ; les plaisirs qui en dérivent sont d’une nature différente, mais parfaitement égale et absolument indépendante du sujet du tableau.

« Un tableau de Delacroix, placé à une trop grande distance pour que vous puissiez juger de l’agrément des contours ou de la qualité plus ou moins dramatique du sujet, vous pénètre déjà d’une volupté surnaturelle. Il vous semble qu’une atmosphère magique a marché vers vous et vous enveloppe. Sombre, délicieuse pourtant, lumineuse, mais tranquille, cette impression, qui prend pour toujours sa place dans votre mémoire, prouve le vrai, le parfait coloriste. Et l’analyse du sujet, quand vous vous approchez, n’enlèvera rien et n’ajoutera rien à ce plaisir primitif, dont la source est ailleurs et loin de toute pensée secrète.

« Je puis inverser l’exemple. Une figure bien dessinée vous pénètre d’un plaisir tout à fait étranger au sujet. Voluptueuse ou terrible, cette figure ne doit son charme qu’à l’arabesque qu’elle découpe dans l’espace. Les membres d’un martyr qu’on écorche, le corps d’une nymphe pâmée, s’ils sont savamment dessinés, comportent un genre de plaisir dans les éléments duquel le sujet n’entre pour rien ; si pour vous il en est autrement, je serai forcé de croire que vous êtes un bourreau ou un libertin.

« Mais, hélas ! à quoi bon, à quoi bon toujours répéter ces inutiles vérités ? »

Mais peut-être, monsieur, vos lecteurs priseront-ils beaucoup moins cette rhétorique que les détails que je suis impatient moi-même de leur donner sur la personne et sur les mœurs de notre regrettable grand peintre.

IV

C’est surtout dans les écrits d’Eugène Delacroix qu’apparaît cette dualité de nature dont j’ai parlé. Beaucoup de gens, vous le savez, monsieur, s’étonnaient de la sagesse de ses opinions écrites et de la modération de son style, les uns regrettant, les autres approuvant. Les Variations du beau, les études sur Poussin, Prud’hon, Charlet, et les autres morceaux publiés soit dans l’Artiste, dont le propriétaire était alors M. Ricourt, soit dans la Revue des Deux Mondes, ne font que confirmer ce caractère double des grands artistes, qui les pousse, comme critiques, à louer et à analyser plus voluptueusement les qualités dont ils ont le plus besoin, en tant que créateurs, et qui font antithèse à celles qu’ils possèdent surabondamment. Si Eugène Delacroix avait loué, préconisé ce que nous admirons surtout en lui, la violence, la soudaineté dans le geste, la turbulence de la composition, la magie de la couleur, en vérité, c’eût été le cas de s’étonner. Pourquoi chercher ce qu’on possède en quantité presque superflue, et comment ne pas vanter ce qui nous semble plus rare et plus difficile à acquérir ? Nous verrons toujours, monsieur, le même phénomène se produire chez les créateurs de génie, peintres ou littérateurs, toutes les fois qu’ils appliqueront leurs facultés à la critique. À l’époque de la grande lutte des deux écoles, la classique et la romantique, les esprits simples s’ébahissaient d’entendre Eugène Delacroix vanter sans cesse Racine, La Fontaine et Boileau. Je connais un poëte, d’une nature toujours orageuse et vibrante, qu’un vers de Malherbe, symétrique et carré de mélodie, jette dans de longues extases.

D’ailleurs, si sages, si sensés et si nets de tour et d’intention que nous apparaissent les fragments littéraires du grand peintre, il serait absurde de croire qu’ils furent écrits facilement et avec la certitude d’allure de son pinceau. Autant il était sûr d’écrire ce qu’il pensait sur une toile, autant il était préoccupé de ne pouvoir peindre sa pensée sur le papier. « La plume, — disait-il souvent, — n’est pas mon outil ; je sens que je pense juste, mais le besoin de l’ordre, auquel je suis contraint d’obéir, m’effraye. Croiriez-vous que la nécessité d’écrire une page me donne la migraine ? » C’est par cette gêne, résultat du manque d’habitude, que peuvent être expliquées certaines locutions un peu usées, un peu poncif, empire même, qui échappent trop souvent à cette plume naturellement distinguée.

Ce qui marque le plus visiblement le style de Delacroix, c’est la concision et une espèce d’intensité sans ostentation, résultat habituel de la concentration de toutes les forces spirituelles vers un point donné. « The hero is he who is immovably centred », dit le moraliste d’outre-mer Emerson, qui, bien qu’il passe pour le chef de l’ennuyeuse école Bostonienne, n’en a pas moins une certaine pointe à la Sénèque, propre à aiguillonner la méditation. « Le héros est celui-là qui est immuablement concentré. » — La maxime que le chef du Transcendantalisme américain applique à la conduite de la vie et au domaine des affaires peut également s’appliquer au domaine de la poésie et de l’art. On pourrait dire aussi bien : « Le héros littéraire, c’est-à-dire le véritable écrivain, est celui qui est immuablement concentré. » Il ne vous paraîtra donc pas surprenant, monsieur, que Delacroix eût une sympathie très-prononcée pour les écrivains concis et concentrés, ceux dont la prose peu chargée d’ornements a l’air d’imiter les mouvements rapides de la pensée, et dont la phrase ressemble à un geste, Montesquieu, par exemple. Je puis vous fournir un curieux exemple de cette brièveté féconde et poétique. Vous avez comme moi, sans doute, lu ces jours derniers, dans la Presse, une très curieuse et très belle étude de M. Paul de Saint-Victor sur le plafond de la galerie d’Apollon. Les diverses conceptions du déluge, la manière dont les légendes relatives au déluge doivent être interprétées, le sens moral des épisodes et des actions qui composent l’ensemble de ce merveilleux tableau, rien n’est oublié ; et le tableau lui-même est minutieusement décrit avec ce style charmant, aussi spirituel que coloré, dont l’auteur nous a montré tant d’exemples. Cependant le tout ne laissera dans la mémoire qu’un spectre diffus, quelque chose comme la très vague lumière d’une amplification. Comparez ce vaste morceau aux quelques lignes suivantes, bien plus énergiques, selon moi, et bien plus aptes à faire tableau, en supposant même que le tableau qu’elles résument n’existe pas. Je copie simplement le programme distribué par M. Delacroix à ses amis, quand il les invita à visiter l’œuvre en question :

Apollon vainqueur du serpent python

Le dieu, monté sur son char, a déjà lancé une partie de ses traits ; Diane sa sœur, volant à sa suite, lui présente son carquois. Déjà percé par les flèches du dieu de la chaleur et de la vie, le monstre sanglant se tord en exhalant dans une vapeur enflammée les restes de sa vie et de sa rage impuissante. Les eaux du déluge commencent à tarir, et déposent sur les sommets des montagnes ou entraînent avec elles les cadavres des hommes et des animaux. Les dieux se sont indignés de voir la terre abandonnée à des monstres difformes, produits impurs du limon. Ils se sont armés comme Apollon : Minerve, Mercure, s’élancent pour les exterminer en attendant que la Sagesse éternelle repeuple la solitude de l’univers. Hercule les écrase de sa massue ; Vulcain, le dieu du feu, chasse devant lui la nuit et les vapeurs impures, tandis que Borée et les Zéphyrs sèchent les eaux de leur souffle et achèvent de dissiper les nuages. Les Nymphes des fleuves et des rivières ont retrouvé leur lit de roseaux et leur urne encore souillée par la fange et par les débris. Des divinités plus timides contemplent à l’écart ce combat des dieux et des éléments. Cependant du haut des cieux la Victoire descend pour couronner Apollon vainqueur, et Iris, la messagère des dieux, déploie dans les airs son écharpe, symbole du triomphe de la lumière sur les ténèbres et sur la révolte des eaux.

Je sais que le lecteur sera obligé de deviner beaucoup, de collaborer, pour ainsi dire, avec le rédacteur de la note ; mais croyez-vous réellement, monsieur, que l’admiration pour le peintre me rende visionnaire en ce cas, et que je me trompe absolument en prétendant découvrir ici la trace des habitudes aristocratiques prises dans les bonnes lectures, et de cette rectitude de pensée qui a permis à des hommes du monde, à des militaires, à des aventuriers, ou même à de simples courtisans, d’écrire quelquefois à la diable, de forts beaux livres que nous autres, gens du métier, nous sommes contraints d’admirer.

V

Eugène Delacroix était un curieux mélange de scepticisme, de politesse, de dandysme, de volonté ardente, de ruse, de despotisme, et enfin d’une espèce de bonté particulière et de tendresse modérée qui accompagne toujours le génie. Son père appartenait à cette race d’hommes forts dont nous avons connu les derniers dans notre enfance ; les uns fervents apôtres de Jean-Jacques, les autres disciples déterminés de Voltaire, qui ont tous collaboré, avec une égale obstination, à la Révolution française, et dont les survivants, jacobins ou cordeliers, se sont ralliés avec une parfaite bonne foi (c’est important à noter) aux intentions de Bonaparte.

Eugène Delacroix a toujours gardé les traces de cette origine révolutionnaire. On peut dire de lui, comme de Stendhal, qu’il avait grande frayeur d’être dupe. Sceptique et aristocrate, il ne connaissait la passion et le surnaturel que par sa fréquentation forcée avec le rêve Haïsseur des multitudes, il ne les considérait guère que comme des briseuses d’images, et les violences commises en 1848 sur quelques-uns de ses ouvrages n’étaient pas faites pour le convertir au sentimentalisme politique de nos temps. Il y avait même en lui quelque chose, comme style, manières et opinions, de Victor Jacquemont. Je sais que la comparaison est quelque peu injurieuse ; aussi je désire qu’elle ne soit entendue qu’avec une extrême modération. Il y a dans Jacquemont du bel esprit bourgeois révolté et une gouaillerie aussi encline à mystifier les ministres de Brahma que ceux de Jésus-Christ. Delacroix, averti par le goût toujours inhérent au génie, ne pouvait jamais tomber dans ces vilenies. Ma comparaison n’a donc trait qu’à l’esprit de prudence et à la sobriété dont ils sont tous deux marqués. De même, les signes héréditaires que le xviiie  siècle avait laissés sur sa nature avaient l’air empruntés surtout à cette classe aussi éloignée des utopistes que des furibonds, à la classe des sceptiques polis, les vainqueurs et les survivants, qui, généralement, relevaient plus de Voltaire que de Jean-Jacques. Aussi, au premier coup d’œil, Eugène Delacroix apparaissait simplement comme un homme éclairé dans le sens honorable du mot, comme un parfait gentleman sans préjugés et sans passions. Ce n’était que par une fréquentation plus assidue qu’on pouvait pénétrer sous le vernis et deviner les parties abstruses de son âme. Un homme, à qui on pourrait plus légitimement le comparer pour la tenue extérieure et pour les manières serait M. Mérimée. C’était la même froideur apparente, légèrement affectée, le même manteau de glace recouvrant une pudique sensibilité et une ardente passion pour le bien et pour le beau ; c’était, sous la même hypocrisie d’égoïsme, le même dévouement aux amis secrets et aux idées de prédilection.

Il y avait dans Eugène Delacroix beaucoup du sauvage ; c’était là la plus précieuse partie de son âme, la partie vouée tout entière à la peinture de ses rêves et au culte de son art. Il y avait en lui beaucoup de l’homme du monde ; cette partie-là était destinée à voiler la première et à la faire pardonner. Ç’a été, je crois, une des grandes préoccupations de sa vie, de dissimuler les colères de son cœur et de n’avoir pas l’air d’un homme de génie. Son esprit de domination, esprit bien légitime, fatal d’ailleurs, avait presque entièrement disparu sous mille gentillesses. On eût dit un cratère de volcan artistement caché par des bouquets de fleurs.

Un autre trait de ressemblance avec Stendhal était sa propension aux formules simples, aux maximes brèves, pour la bonne conduite de la vie. Comme tous les gens d’autant plus épris de méthode que leur tempérament ardent et sensible semble les en détourner davantage, Delacroix aimait à façonner de ces petits catéchismes de morale pratique que les étourdis et les fainéants qui ne pratiquent rien attribueraient dédaigneusement à M. de la Palisse, mais que le génie ne méprise pas, parce qu’il est apparenté avec la simplicité ; maximes saines, fortes, simples et dures, qui servent de cuirasse et de bouclier à celui que la fatalité de son génie jette dans une bataille perpétuelle.

Ai-je besoin de vous dire que le même esprit de sagesse ferme et méprisante inspirait les opinions de M. Delacroix en matière politique ? Il croyait que rien ne change, bien que tout ait l’air de changer, et que certaines époques climatériques, dans l’histoire des peuples, ramènent invariablement des phénomènes analogues. En somme, sa pensée, en ces sortes de choses, approximait beaucoup, surtout par ses côtés de froide et désolante résignation, la pensée d’un historien dont je fais pour ma part un cas tout particulier, et que vous-même, monsieur, si parfaitement rompu à ces thèses, et qui savez estimer le talent, même quand il vous contredit, vous avez été, j’en suis sûr, contraint d’admirer plus d’une fois. Je veux parler de M. Ferrari, le subtil et savant auteur de l’Histoire de la raison d’État. Aussi, le causeur qui, devant M. Delacroix, s’abandonnait aux enthousiasmes enfantins de l’utopie avait bientôt à subir l’effet de son rire amer, imprégné d’une pitié sarcastique ; et si, imprudemment, on lançait devant lui la grande chimère des temps modernes, le ballon-monstre de la perfectibilité et du progrès indéfinis, volontiers il vous demandait : « Où sont donc vos Phidias ? où sont vos Raphaël ? »

Croyez bien cependant que ce dur bon sens n’enlevait aucune grâce à M. Delacroix. Cette verve d’incrédulité et ce refus d’être dupe assaisonnaient, comme un sel byronien, sa conversation si poétique et si colorée. Il tirait aussi de lui-même bien plus qu’il ne les empruntait à sa longue fréquentation du monde, — de lui-même, c’est-à-dire de son génie et de la conscience de son génie, — une certitude, une aisance de manières merveilleuse, avec une politesse qui admettait, comme un prisme, toutes les nuances, depuis la bonhomie la plus cordiale jusqu’à l’impertinence la plus irréprochable. Il possédait bien vingt manières différentes de prononcer « mon cher monsieur », qui représentaient, pour une oreille exercée, une curieuse gamme de sentiments. Car enfin, il faut bien que je le dise, puisque je trouve en ceci un nouveau motif d’éloge, E. Delacroix, quoiqu’il fût un homme de génie, ou parce qu’il était un homme de génie complet, participait beaucoup du dandy. Lui-même avouait que dans sa jeunesse il s’était livré avec plaisir aux vanités les plus matérielles du dandysme, et racontait en riant, mais non sans une certaine gloriole, qu’il avait, avec le concours de son ami Bonnington, fortement travaillé à introduire parmi la jeunesse élégante le goût des coupes anglaises dans la chaussure et dans le vêtement. Ce détail, je présume, ne vous paraîtra pas inutile ; car il n’y a pas de souvenir superflu quand on a à peindre la nature de certains hommes.

Je vous ai dit que c’était surtout la partie naturelle de l’âme de Delacroix qui, malgré le voile amortissant d’une civilisation raffinée ; frappait l’observateur attentif. Tout en lui était énergie, mais énergie dérivant des nerfs et de la volonté ; car, physiquement, il était frêle et délicat. Le tigre, attentif à sa proie, a moins de lumière dans les yeux et de frémissements impatients dans les muscles que n’en laissait voir notre grand peintre, quand toute son âme était dardée sur une idée ou voulait s’emparer d’un rêve. Le caractère physique même de sa physionomie, son teint de Péruvien ou de Malais, ses yeux grands et noirs, mais rapetissés par les clignotements de l’attention, et qui semblaient déguster la lumière, ses cheveux abondants et lustrés, son front entêté, ses lèvres serrées, auxquelles une tension perpétuelle de volonté communiquait une expression cruelle, toute sa personne enfin suggérait l’idée d’une origine exotique. Il m’est arrivé plus d’une fois, en le regardant, de rêver des anciens souverains du Mexique, de ce Montézuma dont la main habile aux sacrifices pouvait immoler en un seul jour trois mille créatures humaines sur l’autel pyramidal du Soleil, ou bien de quelqu’un de ces princes hindous qui, dans les splendeurs des plus glorieuses fêtes, portent au fond de leurs yeux une sorte d’avidité insatisfaite et une nostalgie inexplicable, quelque chose comme le souvenir et le regret de choses non connues. Observez, je vous prie, que la couleur générale des tableaux de Delacroix participe aussi de la couleur propre aux paysages et aux intérieurs orientaux, et qu’elle produit une impression analogue à celle ressentie dans ces pays intertropicaux, où une immense diffusion de lumière crée pour un œil sensible, malgré l’intensité des tons locaux, un résultat général quasi crépusculaire. La moralité de ses œuvres si toutefois il est permis de parler de la morale en peinture, porte aussi un caractère molochiste visible. Tout, dans son œuvre, n’est que désolation, massacres, incendies ; tout porte témoignage contre l’éternelle et incorrigible barbarie de l’homme. Les villes incendiées et fumantes, les victimes égorgées, les femmes violées, les enfants eux-mêmes jetés sous les pieds des chevaux ou sous le poignard des mères délirantes ; tout cet œuvre, dis-je, ressemble à un hymne terrible composé en l’honneur de la fatalité et de l’irrémédiable douleur. Il a pu quelquefois, car il ne manquait certes pas de tendresse, consacrer son pinceau à l’expression de sentiments tendres et voluptueux ; mais là encore l’inguérissable amertume était répandue à forte dose, et l’insouciance et la joie (qui sont les compagnes ordinaires de la volupté naïve) en étaient absentes. Une seule fois, je crois, il a fait une tentative dans le drôle et le bouffon, et comme s’il avait deviné que cela était au-delà et au-dessous de sa nature, il n’y est plus revenu.

VI

Je connais plusieurs personnes qui ont le droit de dire : « Odi profanum vulgus » ; mais laquelle peut ajouter victorieusement : « et arceo ? » La poignée de main trop fréquente avilit le caractère. Si jamais homme eut une tour d’ivoire bien défendue par les barreaux et les serrures, ce fut Eugène Delacroix. Qui a plus aimé sa tour d’ivoire, c’est-à-dire le secret ? Il l’eût, je crois, volontiers armée de canons et transportée dans une forêt ou sur un roc inaccessible. Qui a plus aimé le home, sanctuaire et tanière ? Comme d’autres cherchent le secret pour la débauche, il cherche le secret pour l’inspiration, et il s’y livrait à de véritables ribotes de travail. « The one prudence in life is concentration ; the one evil is dissipation », dit le philosophe américain que nous avons déjà cité.

M. Delacroix aurait pu écrire cette maxime ; mais, certes, il l’a austèrement pratiquée. Il était trop homme du monde pour ne pas mépriser le monde ; et les efforts qu’il y dépensait pour n’être pas trop visiblement lui-même le poussaient naturellement à préférer notre société. Notre ne veut pas seulement impliquer l’humble auteur qui écrit ces lignes, mais aussi quelques autres, jeunes ou vieux, journalistes, poëtes, musiciens, auprès desquels il pouvait librement se détendre et s’abandonner.

Dans sa délicieuse étude sur Chopin, Liszt met Delacroix au nombre des plus assidus visiteurs du musicien-poëte, et dit qu’il aimait à tomber en profonde rêverie, aux sons de cette musique légère et passionnée qui ressemble à un brillant oiseau voltigeant sur les horreurs d’un gouffre.

C’est ainsi que, grâce à la sincérité de notre admiration, nous pûmes, quoique très jeune alors, pénétrer dans cet atelier si bien gardé, où régnait, en dépit de notre rigide climat, une température équatoriale, et où l’œil était tout d’abord frappé par une solennité sobre et par l’austérité particulière de la vieille école. Tels, dans notre enfance, nous avions vu les ateliers des anciens rivaux de David, héros touchants depuis longtemps disparus. On sentait bien que cette retraite ne pouvait pas être habitée par un esprit frivole, titillé par mille caprices incohérents.

Là, pas de panoplies rouillées, pas de kriss malais, pas de vieilles ferrailles gothiques, pas de bijouterie, pas de friperie, pas de bric-à-brac, rien de ce qui accuse dans le propriétaire le goût de l’amusette et le vagabondage rhapsodique d’une rêverie enfantine. Un merveilleux portrait par Jordaens, qu’il avait déniché je ne sais où, quelques études et quelques copies faites par le maître lui-même, suffisaient à la décoration de ce vaste atelier, dont une lumière adoucie et apaisée éclairait le recueillement.

On verra probablement ces copies à la vente des dessins et des tableaux de Delacroix, qui est, m’a-t-on dit, fixée au mois de janvier prochain. Il avait deux manières très-distinctes de copier ; l’une, libre et large, faite moitié de fidélité, moitié de trahison, et où il mettait beaucoup de lui-même. De cette méthode résultait un composé bâtard et charmant, jetant l’esprit dans une incertitude agréable. C’est sous cet aspect paradoxal que m’apparut une grande copie des Miracles de saint Benoît, de Rubens. Dans l’autre manière, Delacroix se fait l’esclave le plus obéissant et le plus humble de son modèle, et il arrivait à une exactitude d’imitation dont peuvent douter ceux qui n’ont pas vu ces miracles. Telles, par exemple, sont celles faites d’après deux têtes de Raphaël qui sont au Louvre, et où l’expression, le style et la manière sont imités avec une si parfaite naïveté, qu’on pourrait prendre alternativement et réciproquement les originaux pour les traductions.

Après un déjeuner plus léger que celui d’un Arabe, et sa palette minutieusement composée avec le soin d’une bouquetière ou d’un étalagiste d’étoffes, Delacroix cherchait à aborder l’idée interrompue ; mais avant de se lancer dans son travail orageux, il éprouvait souvent de ces langueurs, de ces peurs, de ces énervements qui font penser à la pythonisse fuyant le dieu, ou qui rappellent Jean-Jacques Rousseau baguenaudant, paperassant et remuant ses livres pendant une heure avant d’attaquer le papier avec la plume. Mais une fois la fascination de l’artiste opérée, il ne s’arrêtait plus que vaincu par la fatigue physique.

Un jour, comme nous causions de cette question toujours si intéressante pour les artistes et les écrivains, à savoir, de l’hygiène du travail et de la conduite de la vie, il me dit :

« Autrefois, dans ma jeunesse, je ne pouvais me mettre au travail que quand j’avais la promesse d’un plaisir pour le soir, musique, bal, ou n’importe quel autre divertissement. Mais, aujourd’hui, je ne suis plus semblable aux écoliers, je puis travailler sans cesse et sans aucun espoir de récompense. Et puis, — ajoutait-il, — si vous saviez comme un travail assidu rend indulgent et peu difficile en matière de plaisirs ! L’homme qui a bien rempli sa journée sera disposé à trouver suffisamment d’esprit au commissionnaire du coin et à jouer aux cartes avec lui. »

Ce propos me faisait penser à Machiavel jouant aux dés avec les paysans. Or, un jour, un dimanche, j’ai aperçu Delacroix au Louvre, en compagnie de sa vieille servante, celle qui l’a si dévotement soigné et servi pendant trente ans, et lui, l’élégant, le raffiné, l’érudit, ne dédaignait pas de montrer et d’expliquer les mystères de la sculpture assyrienne à cette excellente femme, qui l’écoutait d’ailleurs avec une naïve application. Le souvenir de Machiavel et de notre ancienne conversation rentra immédiatement dans mon esprit.

La vérité est que, dans les dernières années de sa vie, tout ce qu’on appelle plaisir en avait disparu, un seul, âpre, exigeant, terrible, les ayant tous remplacés, le travail, qui alors n’était plus seulement une passion, mais aurait pu s’appeler une fureur.

Delacroix, après avoir consacré les heures de la journée à peindre, soit dans son atelier, soit sur les échafaudages où l’appelaient ses grands travaux décoratifs, trouvait encore des forces dans son amour de l’art, et il aurait jugé cette journée mal remplie si les heures du soir n’avaient pas été employées au coin du feu, à la clarté de la lampe, à dessiner, à couvrir le papier de rêves, de projets, de figures entrevues dans les hasards de la vie, quelquefois à copier des dessins d’autres artistes dont le tempérament était le plus éloigné du sien ; car il avait la passion des notes, des croquis, et il s’y livrait en quelque lieu qu’il fût. Pendant un assez long temps, il eut pour habitude de dessiner chez les amis auprès desquels il allait passer ses soirées. C’est ainsi que M. Villot possède une quantité considérable d’excellents dessins de cette plume féconde.

Il disait une fois à un jeune homme de ma connaissance : « Si vous n’êtes pas assez habile pour faire le croquis d’un homme qui se jette par la fenêtre, pendant le temps qu’il met à tomber du quatrième étage sur le sol, vous ne pourrez jamais produire de grandes machines. » Je retrouve dans cette énorme hyperbole la préoccupation de toute sa vie, qui était, comme on le sait, d’exécuter assez vite et avec assez de certitude pour ne rien laisser s’évaporer de l’intensité de l’action ou de l’idée.

Delacroix était, comme beaucoup d’autres ont pu l’observer, un homme de conversation. Mais le plaisant est qu’il avait peur de la conversation comme d’une débauche, d’une dissipation où il risquait de perdre ses forces. Il commençait par vous dire, quand vous entriez chez lui :

« Nous ne causerons pas ce matin, n’est-ce pas ? ou que très-peu, très peu. »

Et puis il bavardait pendant trois heures. Sa causerie était brillante, subtile, mais pleine de faits, de souvenirs et d’anecdotes ; en somme, une parole nourrissante.

Quand il était excité par la contradiction, il se repliait momentanément, et au lieu de se jeter sur son adversaire de front, ce qui a le danger d’introduire les brutalités de la tribune dans les escarmouches de salon, il jouait pendant quelque temps avec son adversaire, puis revenait à l’attaque avec des arguments ou des faits imprévus. C’était bien la conversation d’un homme amoureux de luttes, mais esclave de la courtoisie, retorse, fléchissante à dessein, pleine de fuites et d’attaques soudaines.

Dans l’intimité de l’atelier, il s’abandonnait volontiers jusqu’à livrer son opinion sur les peintres ses contemporains, et c’est dans ces occasions-là que nous eûmes souvent à admirer cette indulgence du génie qui dérive peut-être d’une sorte particulière de naïveté ou de facilité à la jouissance.

Il avait des faiblesses étonnantes pour Decamps, aujourd’hui bien tombé, mais qui sans doute régnait encore dans son esprit par la puissance du souvenir. De même pour Charlet. Il m’a fait venir une fois chez lui, exprès pour me tancer, d’une façon véhémente, à propos d’un article irrespectueux que j’avais commis à l’endroit de cet enfant gâté du chauvinisme. En vain essayai-je de lui expliquer que ce n’était pas le Charlet des premiers temps que je blâmais, mais le Charlet de la décadence ; non pas le noble historien des grognards, mais de bel esprit de l’estaminet. Je n’ai jamais pu me faire pardonner.

Il admirait Ingres en de certaines parties, et certes il lui fallait une grande force de critique pour admirer par raison ce qu’il devait repousser par tempérament. Il a même copié soigneusement des photographies faites d’après quelques-uns de ces minutieux portraits à la mine de plomb, où se fait le mieux apprécier le dur et pénétrant talent de M. Ingres d’autant plus agile qu’il est plus à l’étroit.

La détestable couleur d’Horace Vernet ne l’empêchait pas de sentir la virtualité personnelle qui anime la plupart de ses tableaux, et il trouvait des expressions étonnantes pour louer ce pétillement et cette infatigable ardeur. Son admiration pour Meissonier allait un peu trop loin. Il s’était approprié, presque par violence, les dessins qui avaient servi à préparer la composition de la Barricade, le meilleur tableau de M. Meissonier, dont le talent, d’ailleurs, s’exprime bien plus énergiquement par le simple crayon que par le pinceau. De celui-ci il disait souvent, comme rêvant avec inquiétude de l’avenir : « Après tout, de nous tous, c’est lui qui est le plus sûr de vivre ! » N’est-il pas curieux de voir l’auteur de si grandes choses jalouser presque celui qui n’excelle que dans les petites ?

Le seul homme dont le nom eût puissance pour arracher quelques gros mots à cette bouche aristocratique était Paul Delaroche. Dans les œuvres de celui-là il ne trouvait sans doute aucune excuse, et il gardait indélébile le souvenir des souffrances que lui avait causées cette peinture sale et amère, faite avec de l’encre et du cirage, comme a dit autrefois Théophile Gautier.

Mais celui qu’il choisissait plus volontiers pour s’expatrier dans d’immenses causeries était l’homme qui lui ressemblait le moins par le talent comme par les idées, son véritable antipode, un homme à qui on n’a pas encore rendu toute la justice qui lui est due, et dont le cerveau, quoique embrumé comme le ciel charbonné de sa ville natale, contient une foule d’admirables choses. J’ai nommé M. Paul Chenavard.

Les théories abstruses du peintre philosophe lyonnais faisaient sourire Delacroix, et le pédagogue abstracteur considérait les voluptés de la pure peinture comme choses frivoles, sinon coupables. Mais si éloignés qu’ils fussent l’un de l’autre, et à cause même de cet éloignement, ils aimaient à se rapprocher, et comme deux navires attachés par les grappins d’abordage, ils ne pouvaient plus se quitter. Tous deux, d’ailleurs, étaient fort lettrés et doués d’un remarquable esprit de sociabilité, ils se rencontraient sur le terrain commun de l’érudition. On sait qu’en général ce n’est pas la qualité par laquelle brillent les artistes.

Chenavard était donc pour Delacroix une rare ressource. C’était vraiment plaisir de les voir s’agiter dans une lutte innocente, la parole de l’un marchant pesamment comme un éléphant en grand appareil de guerre, la parole de l’autre vibrant comme un fleuret, également aiguë et flexible. Dans les dernières heures de sa vie, notre grand peintre témoigna le désir de serrer la main de son amical contradicteur. Mais celui-ci était alors loin de Paris.

VII

Les femmes sentimentales et précieuses seront peut-être choquées d’apprendre que, semblable à Michel-Ange (rappelez-vous la fin d’un de ses sonnets : « Sculpture ! divine Sculpture, tu es ma seule amante ! »), Delacroix avait fait de la Peinture son unique muse, son unique maîtresse, sa seule et suffisante volupté.

Sans doute il avait beaucoup aimé la femme aux heures agitées de sa jeunesse. Qui n’a pas trop sacrifié à cette idole redoutable ? Et qui ne sait que ce sont justement ceux qui l’ont le mieux servie qui s’en plaignent le plus ? Mais longtemps déjà avant sa fin ; il avait exclu la femme de sa vie. Musulman, il ne l’eût peut-être pas chassée de sa mosquée, mais il se fût étonné de l’y voir entrer, ne comprenant pas bien quelle sorte de conversation elle peut tenir avec Allah.

En cette question, comme en beaucoup d’autres, l’idée orientale prenait en lui vivement et despotiquement le dessus. Il considérait la femme comme un objet d’art, délicieux et propre à exciter l’esprit, mais un objet d’art désobéissant et troublant, si on lui livre le seuil du cœur, et dévorant gloutonnement le temps et les forces.

Je me souviens qu’une fois, dans un lieu public, comme je lui montrais le visage d’une femme d’une originale beauté et d’un caractère mélancolique, il voulut bien en goûter la beauté, mais me dit, avec son petit rire, pour répondre au reste : « Comment voulez-vous qu’une femme puisse être mélancolique ? » insinuant sans doute par là que, pour connaître le sentiment de la mélancolie, il manque à la femme certaine chose essentielle.

C’est là, malheureusement, une théorie bien injurieuse, et je ne voudrais pas préconiser des opinions diffamatoires sur un sexe qui a si souvent montré d’ardentes vertus. Mais on m’accordera bien que c’est une théorie de prudence ; que le talent ne saurait trop s’armer de prudence dans un monde plein d’embûches, et que l’homme de génie possède le privilège de certaines doctrines (pourvu qu’elles ne troublent pas l’ordre) qui nous scandaliseraient justement chez le pur citoyen ou le simple père de famille.

Je dois ajouter, au risque de jeter une ombre sur sa mémoire, au jugement des âmes élégiaques, qu’il ne montrait pas non plus de tendres faiblesses pour l’enfance. L’enfance n’apparaissait à son esprit que les mains barbouillées de confitures (ce qui salit la toile et le papier), ou battant le tambour (ce qui trouble la méditation), ou incendiaire et animalement dangereuse comme le singe.

« Je me souviens fort bien, — disait-il parfois, — que quand j’étais enfant, j’étais un monstre. La connaissance du devoir ne s’acquiert que très lentement, et ce n’est que par la douleur, le châtiment et par l’exercice progressif de la raison, que l’homme diminue peu à peu sa méchanceté naturelle. »

Ainsi, par le simple bon sens, il faisait un retour vers l’idée catholique. Car on peut dire que l’enfant, en général, est, relativement à l’homme, en général, beaucoup plus rapproché du péché originel.

VIII

On eût dit que Delacroix avait réservé toute sa sensibilité, qui était virile et profonde, pour l’austère sentiment de l’amitié. Il y a des gens qui s’éprennent facilement du premier venu ; d’autres réservent l’usage de la faculté divine pour les grandes occasions. L’homme célèbre dont je vous entretiens avec tant de plaisir, s’il n’aimait pas qu’on le dérangeât pour de petites choses, savait devenir serviable, courageux, ardent, s’il s’agissait de choses importantes. Ceux qui l’ont bien connu ont pu apprécier, en maintes occasions, sa fidélité, son exactitude et sa solidité tout anglaise dans les rapports sociaux. S’il était exigeant pour les autres, il n’était pas moins sévère pour lui-même.

Ce n’est qu’avec tristesse et mauvaise humeur que je veux dire quelques mots de certaines accusations portées contre Eugène Delacroix. J’ai entendu des gens le taxer d’égoïsme et même d’avarice. Observez, monsieur, que ce reproche est toujours adressé par l’innombrable classe des âmes banales à celles qui s’appliquent à placer leur générosité aussi bien que leur amitié.

Delacroix était fort économe ; c’était pour lui le seul moyen d’être, à l’occasion, fort généreux : je pourrais le prouver par quelques exemples, mais je craindrais de le faire sans y avoir été autorisé par lui, non plus que par ceux qui ont eu à se louer de lui.

Observez aussi que pendant de nombreuses années ses peintures se sont vendues fort mal, et que ses travaux de décoration absorbaient presque la totalité de son salaire, quand il n’y mettait pas de sa bourse. Il a prouvé un grand nombre de fois son mépris de l’argent, quand des artistes pauvres laissaient voir le désir de posséder quelqu’une de ses œuvres. Alors, semblable aux médecins d’un esprit libéral et généreux, qui tantôt font payer leurs soins et tantôt les donnent, il donnait ses tableaux ou les cédait à n’importe quel prix.

Enfin, monsieur, notons bien que l’homme supérieur est obligé, plus que tout autre, de veiller à sa défense personnelle. On peut dire que toute la société est en guerre contre lui. Nous avons pu vérifier le cas plus d’une fois. Sa politesse, on l’appelle froideur ; son ironie, si mitigée qu’elle soit, méchanceté ; son économie, avarice. Mais si, au contraire, le malheureux se montre imprévoyant, bien loin de le plaindre, la société dira : « C’est bien fait ; sa pénurie est la punition de sa prodigalité. »

Je puis affirmer que Delacroix, en matière d’argent et d’économie, partageait complètement l’opinion de Stendhal opinion qui concilie la grandeur et la prudence.

« L’homme d’esprit, disait ce dernier, doit s’appliquer à acquérir ce qui lui est strictement nécessaire pour ne dépendre de personne (du temps de Stendhal, c’était 6,000 francs de revenu) ; mais si, cette sûreté obtenue, il perd son temps à augmenter sa fortune, c’est un misérable. »

Recherche du nécessaire et mépris du superflu, c’est une conduite d’homme sage et de stoïcien.

Une des grandes préoccupations de notre peintre dans ses dernières années était le jugement de la postérité et la solidité incertaine de ses œuvres. Tantôt son imagination si sensible s’enflammait à l’idée d’une gloire immortelle, tantôt il parlait amèrement de la fragilité des toiles et des couleurs. D’autres fois il citait avec envie les anciens maîtres, qui ont eu presque tous le bonheur d’être traduits par des graveurs habiles, dont la pointe ou le burin a su s’adapter à la nature de leur talent, et il regrettait ardemment de n’avoir pas trouvé son traducteur. Cette friabilité de l’œuvre peinte, comparée avec la solidité de l’œuvre imprimée, était un de ses thèmes habituels de conversation.

Quand cet homme si frêle et si opiniâtre, si nerveux et si vaillant, cet homme unique dans l’histoire de l’art européen, l’artiste maladif et frileux, qui rêvait sans cesse de couvrir des murailles de ses grandioses conceptions, a été emporté par une de ces fluxions de poitrine dont il avait, ce semble, le convulsif pressentiment, nous avons tous senti quelque chose d’analogue à cette dépression d’âme, à cette sensation de solitude croissante que nous avaient fait déjà connaître la mort de Chateaubriand et celle de Balzac, sensation renouvelée tout récemment par la disparition d’Alfred de Vigny. Il y a dans un grand deuil national un affaissement de vitalité générale, un obscurcissement de l’intellect qui ressemble à une éclipse solaire, imitation momentanée de la fin du monde.

Je crois cependant que cette impression affecte surtout ces hautains solitaires qui ne peuvent se faire une famille que par les relations intellectuelles. Quant aux autres citoyens, pour la plupart, ils n’apprennent que peu à peu à connaître tout ce qu’a perdu la patrie en perdant le grand homme, et quel vide il fait en la quittant. Encore faut-il les avertir.

Je vous remercie de tout mon cœur, monsieur, d’avoir bien voulu me laisser dire librement tout ce que me suggérait le souvenir d’un des rares génies de notre malheureux siècle, — si pauvre et si riche à la fois, tantôt trop exigeant, tantôt trop indulgent, et trop souvent injuste.

II. Peintures murales d’Eugène Delacroix à Saint-Sulpice

Le sujet de la peinture qui couvre la face gauche de la chapelle décorée par M. Delacroix est contenu dans ces versets de la Genèse :

« Après avoir fait passer tout ce qui était à lui,

« Il demeura seul en ce lieu-là. Et il parut en même temps un homme qui lutta contre lui jusqu’au matin.

« Cet homme, voyant qu’il ne pouvait le surmonter, lui toucha le nerf de la cuisse, qui se sécha aussitôt ;

« Et il lui dit : Laissez-moi aller ; car l’aurore commence déjà à paraître. Jacob lui répondit : Je ne vous laisserai point aller que vous ne m’ayez béni.

« Cet homme lui demanda : Comment vous appelez-vous ? Il lui répondit : je m’appelle Jacob.

« Et le même ajouta : On ne vous nommera plus à l’avenir Jacob, mais Israël : car, si vous avez été fort contre Dieu, combien le serez-vous davantage contre les hommes ?

« Jacob lui fit ensuite cette demande : Dites-moi, je vous prie, comment vous vous appelez ? Il lui répondit : Pourquoi me demandez-vous mon nom ? Et il le bénit en ce même lieu.

« Jacob donna le nom de Phanuel à ce lieu-là, en disant : J’ai vu Dieu face à face et mon âme a été sauvée.

« Aussitôt qu’il eut passé ce lieu qu’il venait de nommer Phanuel, il vit le soleil qui se levait ; mais il se trouva boiteux d’une jambe.

« C’est pour cette raison que, jusqu’aujourd’hui, les enfants d’Israël ne mangent point du nerf des bêtes, se souvenant de celui qui fut touché en la cuisse de Jacob et qui demeura sans mouvement. »

De cette bizarre légende, que beaucoup de gens interprètent catégoriquement, et que ceux de la Kabbale et de la nouvelle Jérusalem traduisent sans doute dans des sens différents, Delacroix, s’attachant au sens matériel, comme il devait faire, a tiré tout le parti qu’un peintre de son tempérament en pouvait tirer. La scène est au gué de Jacob ; les lueurs riantes et dorées du matin traversent la plus riche et la plus robuste végétation qui se puisse imaginer, une végétation qu’on pourrait appeler patriarcale. À gauche, un ruisseau limpide s’échappe en cascades ; à droite, dans le fond, s’éloignent les derniers rangs de la caravane qui conduit vers Ésaü les riches présents de Jacob : « deux cents chèvres, vingt boucs, deux cents brebis et vingt béliers, trente femelles de chameaux avec leurs petits, quarante vaches, vingt taureaux, vingt ânesses et vingt ânons. » Au premier plan, gisent, sur le terrain, les vêtements et les armes dont Jacob s’est débarrassé pour lutter corps à corps avec l’homme mystérieux envoyé par le Seigneur. L’homme naturel et l’homme surnaturel luttent chacun selon sa nature, Jacob incliné en avant comme un bélier et bandant toute sa musculature, l’ange se prêtant complaisamment au combat, calme, doux, comme un être qui peut vaincre sans effort des muscles et ne permettant pas à la colère d’altérer la forme divine de ses membres.

Le plafond est occupé par une peinture de forme circulaire représentant Lucifer terrassé sous les pieds de l’archange Michel. C’est là un de ces sujets légendaires qu’on trouve répercutés dans plusieurs religions et qui occupent une place même dans la mémoire des enfants, bien qu’il soit difficile d’en suivre les traces positives dans les saintes Écritures. Je ne me souviens, pour le présent, que d’un verset d’Isaïe, qui toutefois n’attribue pas clairement au nom de Lucifer le sens légendaire ; d’un verset de saint Jude, où il est simplement question d’une contestation que l’archange Michel eut avec le Diable touchant le corps de Moïse, et enfin de l’unique et célèbre verset 7 du chapitre xii de l’Apocalypse. Quoi qu’il en soit, la légende est indestructiblement établie ; elle a fourni à Milton l’une de ses plus épiques descriptions ; elle s’étale dans tous les musées, célébrée par les plus illustres pinceaux. Ici, elle se présente avec une magnificence des plus dramatiques ; mais la lumière frisante, dégorgée par la fenêtre qui occupe la partie haute du mur extérieur, impose au spectateur un effort pénible pour en jouir convenablement.

Le mur de droite présente la célèbre histoire d’Héliodore chassé du Temple par les Anges, alors qu’il vint pour forcer la trésorerie. Tout le peuple était en prières ; les femmes se lamentaient ; chacun croyait que tout était perdu et que le trésor sacré allait être violé par le ministre de Séleucus.

« L’esprit de Dieu tout-puissant se fit voir alors par des marques bien sensibles, en sorte que tous ceux qui avaient osé obéir à Héliodore, étant renversés par une vertu divine, furent tout d’un coup frappés d’une frayeur qui les mit tout hors d’eux-mêmes.

« Car ils virent paraître un cheval, sur lequel était monté un homme terrible, habillé magnifiquement, et qui, fondant avec impétuosité sur Héliodore, le frappa en lui donnant plusieurs coups de pied de devant ; et celui qui était monté dessus semblait avoir des armes d’or.

« Deux autres jeunes hommes parurent en même temps, pleins de force et de beauté, brillants de gloire et richement vêtus, qui, se tenant aux deux côtés d’Héliodore, le fouettaient chacun de son côté et le frappaient sans relâche. »

Dans un temple magnifique, d’architecture polychrome, sur les premières marches de l’escalier conduisant à la trésorerie, Héliodore est renversé sous un cheval qui le maintient de son sabot divin pour le livrer plus commodément aux verges des deux Anges ; ceux-ci le fouettent avec vigueur, mais aussi avec l’opiniâtre tranquillité qui convient à des êtres investis d’une puissance céleste. Le cavalier, qui est vraiment d’une beauté angélique, garde dans son attitude toute la solennité et tout le calme des Cieux. Du haut de la rampe, à un étage supérieur, plusieurs personnages contemplent avec horreur et ravissement le travail des divins bourreaux.

III. Le peintre de la vie moderne1

I. Le beau, la mode et le bonheur

Il y a dans le monde, et même dans le monde des artistes, des gens qui vont au musée du Louvre, passent rapidement, et sans leur accorder un regard, devant une foule de tableaux très-intéressants, quoique de second ordre, et se plantent rêveurs devant un Titien ou un Raphaël, un de ceux que la gravure a le plus popularisés ; puis sortent satisfaits, plus d’un se disant : « Je connais mon musée. » Il existe aussi des gens qui, ayant lu jadis Bossuet et Racine, croient posséder l’histoire de la littérature.

Par bonheur se présentent de temps en temps des redresseurs de torts, des critiques, des amateurs, des curieux qui affirment que tout n’est pas dans Raphaël, que tout n’est pas dans Racine, que les poetæ minores ont du bon, du solide et du délicieux ; et, enfin, que pour tant aimer la beauté générale, qui est exprimée par les poëtes et les artistes classiques, on n’en a pas moins tort de négliger la beauté particulière, la beauté de circonstance et le trait de mœurs.

Je dois dire que le monde, depuis plusieurs années, s’est un peu corrigé. Le prix que les amateurs attachent aujourd’hui aux gentillesses gravées et coloriées du dernier siècle prouve qu’une réaction a eu lieu dans le sens où le public en avait besoin ; Debucourt, les Saint-Aubin et bien d’autres, sont entrés dans le dictionnaire des artistes dignes d’être étudiés. Mais ceux-là représentent le passé ; or c’est à la peinture des mœurs du présent que je veux m’attacher aujourd’hui. Le passé est intéressant non seulement par la beauté qu’ont su en extraire les artistes pour qui il était le présent, mais aussi comme passé, pour sa valeur historique. Il en est de même du présent. Le plaisir que nous retirons de la représentation du présent tient non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi à sa qualité essentielle de présent.

J’ai sous les yeux une série de gravures de modes commençant avec la Révolution et finissant à peu près au Consulat. Ces costumes, qui font rire bien des gens irréfléchis, de ces gens graves sans vraie gravité, présentent un charme d’une nature double, artistique et historique. Ils sont très souvent beaux et spirituellement dessinés ; mais ce qui m’importe au moins autant, et ce que je suis heureux de retrouver dans tous ou presque tous, c’est la morale et l’esthétique du temps. L’idée que l’homme se fait du beau s’imprime dans tout son ajustement, chiffonne ou raidit son habit, arrondit ou aligne son geste, et même pénètre subtilement, à la longue, les traits de son visage. L’homme finit par ressembler à ce qu’il voudrait être. Ces gravures peuvent être traduites en beau et en laid ; en laid, elles deviennent des caricatures, en beau, des statues antiques.

Les femmes qui étaient revêtues de ces costumes ressemblaient plus ou moins aux unes ou aux autres, selon le degré de poésie ou de vulgarité dont elles étaient marquées. La matière vivante rendait ondoyant ce qui nous semble trop rigide. L’imagination du spectateur peut encore aujourd’hui faire marcher et frémir cette tunique et ce schall. Un de ces jours, peut-être, un drame paraîtra sur un théâtre quelconque, où nous verrons la résurrection de ces costumes sous lesquels nos pères se trouvaient tout aussi enchanteurs que nous-mêmes dans nos pauvres vêtements (lesquels ont aussi leur grâce, il est vrai, mais d’une nature plutôt morale et spirituelle), et s’ils sont portés et animés par des comédiennes et des comédiens intelligents, nous nous étonnerons d’en avoir pu rire si étourdiment. Le passé, tout en gardant le piquant du fantôme, reprendra la lumière et le mouvement de la vie, et se fera présent.

Si un homme impartial feuilletait une à une toutes les modes françaises depuis l’origine de la France jusqu’au jour présent, il n’y trouverait rien de choquant ni même de surprenant. Les transitions y seraient aussi abondamment ménagées que dans l’échelle du monde animal. Point de lacune, donc, point de surprise. Et s’il ajoutait à la vignette qui représente chaque époque la pensée philosophique dont celle-ci était le plus occupée ou agitée, pensée dont la vignette suggère inévitablement le souvenir, il verrait quelle profonde harmonie régit tous les membres de l’histoire, et que, même dans les siècles qui nous paraissent les plus monstrueux et les plus fous, l’immortel appétit du beau a toujours trouvé sa satisfaction.

C’est ici une belle occasion, en vérité, pour établir une théorie rationnelle et historique du beau, en opposition avec la théorie du beau unique et absolu ; pour montrer que le beau est toujours, inévitablement, d’une composition double, bien que l’impression qu’il produit soit une ; car la difficulté de discerner les éléments variables du beau dans l’unité de l’impression n’infirme en rien la nécessité de la variété dans sa composition. Le beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion. Sans ce second élément, qui est comme l’enveloppe amusante, titillante, apéritive, du divin gâteau, le premier élément serait indigestible, inappréciable, non adapté et non approprié à la nature humaine. Je défie qu’on découvre un échantillon quelconque de beauté qui ne contienne pas ces deux éléments.

Je choisis, si l’on veut, les deux échelons extrêmes de l’histoire. Dans l’art hiératique, la dualité se fait voir au premier coup d’œil ; la partie de beauté éternelle ne se manifeste qu’avec la permission et sous la règle de la religion à laquelle appartient l’artiste. Dans l’œuvre la plus frivole d’un artiste raffiné appartenant à une de ces époques que nous qualifions trop vaniteusement de civilisées, la dualité se montre également ; la portion éternelle de beauté sera en même temps voilée et exprimée, sinon par la mode, au moins par le tempérament particulier de l’auteur. La dualité de l’art est une conséquence fatale de la dualité de l’homme. Considérez, si cela vous plaît, la partie éternellement subsistante comme l’âme de l’art, et l’élément variable comme son corps. C’est pourquoi Stendhal, esprit impertinent, taquin, répugnant même, mais dont les impertinences provoquent utilement la méditation, s’est rapproché de la vérité, plus que beaucoup d’autres, en disant que le Beau n’est que la promesse du bonheur. Sans doute cette définition dépasse le but ; elle soumet beaucoup trop le beau à l’idéal infiniment variable du bonheur ; elle dépouille trop lestement le beau de son caractère aristocratique ; mais elle a le grand mérite de s’éloigner décidément de l’erreur des académiciens.

J’ai plus d’une fois déjà expliqué ces choses ; ces lignes en disent assez pour ceux qui aiment ces jeux de la pensée abstraite ; mais je sais que les lecteurs français, pour la plupart, ne s’y complaisent guère, et j’ai hâte moi-même d’entrer dans la partie positive et réelle de mon sujet.

II. Le croquis de mœurs

Pour le croquis de mœurs, la représentation de la vie bourgeoise et les spectacles de la mode, le moyen le plus expéditif et le moins coûteux est évidemment le meilleur. Plus l’artiste y mettra de beauté, plus l’œuvre sera précieuse ; mais il y a dans la vie triviale, dans la métamorphose journalière des choses extérieures, un mouvement rapide qui commande à l’artiste une égale vélocité d’exécution. Les gravures à plusieurs teintes du dix-huitième siècle ont obtenu de nouveau les faveurs de la mode, comme je le disais tout à l’heure ; le pastel, l’eau-forte, l’aquatinte ont fourni tour à tour leurs contingents à cet immense dictionnaire de la vie moderne disséminé dans les bibliothèques, dans les cartons des amateurs et derrière les vitres des plus vulgaires boutiques. Dès que la lithographie parut, elle se montra tout de suite très apte à cette énorme tâche, si frivole en apparence. Nous avons dans ce genre de véritables monuments. On a justement appelé les œuvres de Gavarni et de Daumier des compléments de la Comédie humaine. Balzac lui-même, j’en suis très-convaincu, n’eût pas été éloigné d’adopter cette idée, laquelle est d’autant plus juste que le génie de l’artiste peintre de mœurs est un génie d’une nature mixte, c’est-à-dire où il entre une bonne partie d’esprit littéraire. Observateur, flâneur, philosophe, appelez-le comme vous voudrez ; mais vous serez certainement amené, pour caractériser cet artiste, à le gratifier d’une épithète que vous ne sauriez appliquer au peintre des choses éternelles, ou du moins plus durables, des choses héroïques ou religieuses. Quelquefois il est poëte ; plus souvent il se rapproche du romancier ou du moraliste ; il est le peintre de la circonstance et de tout ce qu’elle suggère d’éternel. Chaque pays, pour son plaisir et pour sa gloire, a possédé quelques-uns de ces hommes-là. Dans notre époque actuelle, à Daumier et à Gavarni, les premiers noms qui se présentent à la mémoire, on peut ajouter Devéria, Maurin, Numa, historiens des grâces interlopes de la Restauration, Wattier, Tassaert, Eugène Lami, celui-là presque Anglais à force d’amour pour les élégances aristocratiques, et même Trimolet et Traviès, ces chroniqueurs de la pauvreté et de la petite vie.

III. L’artiste, homme du monde, homme des foules et enfant

Je veux entretenir aujourd’hui le public d’un homme singulier, originalité si puissante et si décidée, qu’elle se suffit à elle-même et ne recherche même pas l’approbation. Aucun de ses dessins n’est signé, si l’on appelle signature ces quelques lettres, faciles à contrefaire, qui figurent un nom, et que tant d’autres apposent fastueusement au bas de leurs plus insouciants croquis. Mais tous ses ouvrages sont signés de son âme éclatante, et les amateurs qui les ont vus et appréciés les reconnaîtront facilement à la description que j’en veux faire. Grand amoureux de la foule et de l’incognito, M. C. G. pousse l’originalité jusqu’à la modestie. M. Thackeray, qui, comme on sait, est très-curieux des choses d’art, et qui dessine lui-même les illustrations de ses romans, parla un jour de M. G. dans un petit journal de Londres. Celui-ci s’en fâcha comme d’un outrage à sa pudeur. Récemment encore, quand il apprit que je me proposais de faire une appréciation de son esprit et de son talent, il me supplia, d’une manière très-impérieuse, de supprimer son nom et de ne parler de ses ouvrages que comme des ouvrages d’un anonyme. J’obéirai humblement à ce bizarre désir. Nous feindrons de croire, le lecteur et moi, que M. G. n’existe pas, et nous nous occuperons de ses dessins et de ses aquarelles, pour lesquels il professe un dédain de patricien, comme feraient des savants qui auraient à juger de précieux documents historiques, fournis par le hasard, et dont l’auteur doit rester éternellement inconnu. Et même, pour rassurer complètement ma conscience, on supposera que tout ce que j’ai à dire de sa nature, si curieusement et si mystérieusement éclatante, est plus ou moins justement suggéré par les œuvres en question ; pure hypothèse poétique, conjecture, travail d’imagination.

M. G. est vieux. Jean-Jacques commença, dit-on, à écrire à quarante-deux ans. Ce fut peut-être vers cet âge que M. G., obsédé par toutes les images qui remplissaient son cerveau, eut l’audace de jeter sur une feuille blanche de l’encre et des couleurs. Pour dire la vérité, il dessinait comme un barbare, comme un enfant, se fâchant contre la maladresse de ses doigts et la désobéissance de son outil. J’ai vu un grand nombre de ces barbouillages primitifs, et j’avoue que la plupart des gens qui s’y connaissent ou prétendent s’y connaître auraient pu, sans déshonneur, ne pas deviner le génie latent qui habitait dans ces ténébreuses ébauches. Aujourd’hui, M. G., qui a trouvé, à lui tout seul, toutes les petites ruses du métier, et qui a fait, sans conseils, sa propre éducation, est devenu un puissant maître, à sa manière, et n’a gardé de sa première ingénuité que ce qu’il en faut pour ajouter à ses riches facultés un assaisonnement inattendu. Quand il rencontre un de ces essais de son jeune âge, il le déchire ou le brûle avec une honte des plus amusantes.

Pendant dix ans, j’ai désiré faire la connaissance de M. G., qui est, par nature, très voyageur et très cosmopolite. Je savais qu’il avait été longtemps attaché à un journal anglais illustré, et qu’on y avait publié des gravures d’après ses croquis de voyage (Espagne, Turquie, Crimée). J’ai vu depuis lors une masse considérable de ces dessins improvisés sur les lieux mêmes, et j’ai pu lire ainsi un compte rendu minutieux et journalier de la campagne de Crimée, bien préférable à tout autre. Le même journal avait aussi publié, toujours sans signature, de nombreuses compositions du même auteur, d’après les ballets et les opéras nouveaux. Lorsque enfin je le trouvai, je vis tout d’abord que je n’avais pas affaire précisément à un artiste, mais plutôt à un homme du monde. Entendez ici, je vous prie, le mot artiste dans un sens très-restreint, et le mot homme du monde dans un sens très-étendu. Homme du monde, c’est-à-dire homme du monde entier, homme qui comprend le monde et les raisons mystérieuses et légitimes de tous ses usages ; artiste, c’est-à-dire spécialiste, homme attaché à sa palette comme le serf à la glèbe. M. G. n’aime pas être appelé artiste. N’a-t-il pas un peu raison ? Il s’intéresse au monde entier ; il veut savoir, comprendre, apprécier tout ce qui se passe à la surface de notre sphéroïde. L’artiste vit très peu, ou même pas du tout, dans le monde moral et politique. Celui qui habite dans le quartier Breda ignore ce qui se passe dans le faubourg Saint-Germain. Sauf deux ou trois exceptions qu’il est inutile de nommer, la plupart des artistes sont, il faut bien le dire, des brutes très-adroites, de purs manœuvres, des intelligences de village, des cervelles de hameau. Leur conversation, forcément bornée à un cercle très-étroit, devient très vite insupportable à l’homme du monde, au citoyen spirituel de l’univers.

Ainsi, pour entrer dans la compréhension de M. G., prenez note tout de suite de ceci : c’est que la curiosité peut être considérée comme le point de départ de son génie.

Vous souvenez-vous d’un tableau (en vérité, c’est un tableau !) écrit par la plus puissante plume de cette époque, et qui a pour titre l’Homme des foules ? Derrière la vitre d’un café, un convalescent, contemplant la foule avec jouissance, se mêle, par la pensée, à toutes les pensées qui s’agitent autour de lui. Revenu récemment des ombres de la mort, il aspire avec délices tous les germes et tous les effluves de la vie ; comme il a été sur le point de tout oublier, il se souvient et veut avec ardeur se souvenir de tout. Finalement, il se précipite à travers cette foule à la recherche d’un inconnu dont la physionomie entrevue l’a, en un clin d’œil, fasciné. La curiosité est devenue une passion fatale, irrésistible !

Supposez un artiste qui serait toujours, spirituellement, à l’état du convalescent, et vous aurez la clef du caractère de M. G.

Or, la convalescence est comme un retour vers l’enfance. Le convalescent jouit au plus haut degré, comme l’enfant, de la faculté de s’intéresser vivement aux choses, même les plus triviales en apparence. Remontons, s’il se peut, par un effort rétrospectif de l’imagination, vers nos plus jeunes, nos plus matinales impressions, et nous reconnaîtrons qu’elles avaient une singulière parenté avec les impressions, si vivement colorées, que nous reçûmes plus tard à la suite d’une maladie physique, pourvu que cette maladie ait laissé pures et intactes nos facultés spirituelles. L’enfant voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus à ce qu’on appelle l’inspiration, que la joie avec laquelle l’enfant absorbe la forme et la couleur. J’oserai pousser plus loin ; j’affirme que l’inspiration a quelque rapport avec la congestion, et que toute pensée sublime est accompagnée d’une secousse nerveuse, plus ou moins forte, qui retentit jusque dans le cervelet. L’homme de génie a les nerfs solides ; l’enfant les a faibles. Chez l’un, la raison a pris une place considérable ; chez l’autre, la sensibilité occupe presque tout l’être. Mais le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils et de l’esprit analytique qui lui permet d’ordonner la somme de matériaux involontairement amassée. C’est à cette curiosité profonde et joyeuse qu’il faut attribuer l’œil fixe et animalement extatique des enfants devant le nouveau, quel qu’il soit, visage ou paysage, lumière, dorure, couleurs, étoffes chatoyantes, enchantement de la beauté embellie par la toilette. Un de mes amis me disait un jour qu’étant fort petit, il assistait à la toilette de son père, et qu’alors il contemplait, avec une stupeur mêlée de délices, les muscles des bras, les dégradations de couleurs de la peau nuancée de rose et de jaune, et le réseau bleuâtre des veines. Le tableau de la vie extérieure le pénétrait déjà de respect et s’emparait de son cerveau. Déjà la forme l’obsédait et le possédait. La prédestination montrait précocement le bout de son nez. La damnation était faite. Ai-je besoin de dire que cet enfant est aujourd’hui un peintre célèbre ?

Je vous priais tout à l’heure de considérer M. G. comme un éternel convalescent ; pour compléter votre conception, prenez-le aussi pour un homme-enfant, pour un homme possédant à chaque minute le génie de l’enfance, c’est-à-dire un génie pour lequel aucun aspect de la vie n’est émoussé.

Je vous ai dit que je répugnais à l’appeler un pur artiste, et qu’il se défendait lui-même de ce titre avec une modestie nuancée de pudeur aristocratique. Je le nommerais volontiers un dandy, et j’aurais pour cela quelques bonnes raisons ; car le mot dandy implique une quintessence de caractère et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde ; mais, d’un autre côté, le dandy aspire à l’insensibilité, et c’est par là que M. G., qui est dominé, lui, par une passion insatiable, celle de voir et de sentir, se détache violemment du dandysme. Amabam amere, disait saint Augustin. « J’aime passionnément la passion », dirait volontiers M. G. Le dandy est blasé, ou il feint de l’être, par politique et raison de caste. M. G. a horreur des gens blasés. Il possède l’art si difficile (les esprits raffinés me comprendront) d’être sincère sans ridicule. Je le décorerais bien du nom de philosophe, auquel il a droit à plus d’un titre, si son amour excessif des choses visibles, tangibles, condensées à l’état plastique, ne lui inspirait une certaine répugnance de celles qui forment le royaume impalpable du métaphysicien. Réduisons-le donc à la condition de pur moraliste pittoresque, comme La Bruyère.

La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c’est d’épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L’observateur est un prince qui jouit partout de son incognito. L’amateur de la vie fait du monde sa famille, comme l’amateur du beau sexe compose sa famille de toutes les beautés trouvées, trouvables et introuvables ; comme l’amateur de tableaux vit dans une société enchantée de rêves peints sur toile. Ainsi l’amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d’électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule ; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie. C’est un moi insatiable du non-moi, qui, à chaque instant, le rend et l’exprime en images plus vivantes que la vie elle-même, toujours instable et fugitive. « Tout homme, disait un jour M. G. dans une de ces conversations qu’il illumine d’un regard intense et d’un geste évocateur, tout homme qui n’est pas accablé par un de ces chagrins d’une nature trop positive pour ne pas absorber toutes les facultés, et qui s’ennuie au sein de la multitude, est un sot ! un sot ! et je le méprise ! »

Quand M. G., à son réveil, ouvre les yeux et qu’il voit le soleil tapageur donnant l’assaut aux carreaux des fenêtres, il se dit avec remords, avec regrets : « Quel ordre impérieux ! quelle fanfare de lumière ! Depuis plusieurs heures déjà, de la lumière partout ! de la lumière perdue par mon sommeil ! Que de choses éclairées j’aurais pu voir et que je n’ai pas vues ! » Et il part ! et il regarde couler le fleuve de la vitalité, si majestueux et si brillant. Il admire l’éternelle beauté et l’étonnante harmonie de la vie dans les capitales, harmonie si providentiellement maintenue dans le tumulte de la liberté humaine. Il contemple les paysages de la grande ville, paysages de pierre caressés par la brume ou frappés par les soufflets du soleil. Il jouit des beaux équipages, des fiers chevaux, de la propreté éclatante des grooms, de la dextérité des valets, de la démarche des femmes onduleuses, des beaux enfants, heureux de vivre et d’être bien habillés ; en un mot, de la vie universelle. Si une mode, une coupe de vêtement a été légèrement transformée, si les nœuds de rubans, les boucles ont été détrônés par les cocardes, si le bavolet s’est élargi et si le chignon est descendu d’un cran sur la nuque, si la ceinture a été exhaussée et la jupe amplifiée, croyez qu’à une distance énorme son œil d’aigle l’a déjà deviné. Un régiment passe, qui va peut-être au bout du monde, jetant dans l’air des boulevards ses fanfares entraînantes et légères comme l’espérance ; et voilà que l’œil de M. G. a déjà vu, inspecté, analysé les armes, l’allure et la physionomie de cette troupe. Harnachements, scintillements, musique, regards décidés, moustaches lourdes et sérieuses, tout cela entre pêle-mêle en lui ; et dans quelques minutes, le poëme qui en résulte sera virtuellement composé. Et voilà que son âme vit avec l’âme de ce régiment qui marche comme un seul animal, fière image de la joie dans l’obéissance !

Mais le soir est venu. C’est l’heure bizarre et douteuse où les rideaux du ciel se ferment, où les cités s’allument. Le gaz fait tache sur la pourpre du couchant. Honnêtes ou déshonnêtes, raisonnables ou fous, les hommes se disent : « Enfin la journée est finie ! » Les sages et les mauvais sujets pensent au plaisir, et chacun court dans l’endroit de son choix boire la coupe de l’oubli. M. G. restera le dernier partout où peut resplendir la lumière, retentir la poésie, fourmiller la vie, vibrer la musique ; partout où une passion peut poser pour son œil, partout où l’homme naturel et l’homme de convention se montrent dans une beauté bizarre, partout où le soleil éclaire les joies rapides de l’animal dépravé ! « Voilà, certes, une journée bien employée », se dit certain lecteur que nous avons tous connu, « chacun de nous a bien assez de génie pour la remplir de la même façon. » Non ! peu d’hommes sont doués de la faculté de voir ; il y en a moins encore qui possèdent la puissance d’exprimer. Maintenant, à l’heure où les autres dorment, celui-ci est penché sur sa table, dardant sur une feuille de papier le même regard qu’il attachait tout à l’heure sur les choses, s’escrimant avec son crayon, sa plume, son pinceau, faisant jaillir l’eau du verre au plafond, essuyant sa plume sur sa chemise, pressé, violent, actif, comme s’il craignait que les images ne lui échappent, querelleur quoique seul, et se bousculant lui-même. Et les choses renaissent sur le papier, naturelles et plus que naturelles, belles et plus que belles, singulières et douées d’une vie enthousiaste comme l’âme de l’auteur. La fantasmagorie a été extraite de la nature. Tous les matériaux dont la mémoire s’est encombrée se classent, se rangent, s’harmonisent et subissent cette idéalisation forcée qui est le résultat d’une perception enfantine, c’est-à-dire d’une perception aiguë, magique à force d’ingénuité !

IV. La modernité

Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? À coup sûr, cet homme, tel que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire. Si nous jetons un coup d’œil sur nos expositions de tableaux modernes, nous sommes frappés de la tendance générale des artistes à habiller tous les sujets de costumes anciens. Presque tous se servent des modes et des meubles de la Renaissance, comme David se servait des modes et des meubles romains. Il y a cependant cette différence, que David, ayant choisi des sujets particulièrement grecs ou romains, ne pouvait pas faire autrement que de les habiller à l’antique, tandis que les peintres actuels, choisissant des sujets d’une nature générale applicable à toutes les époques, s’obstinent à les affubler des costumes du Moyen Âge, de la Renaissance ou de l’Orient. C’est évidemment le signe d’une grande paresse ; car il est beaucoup plus commode de déclarer que tout est absolument laid dans l’habit d’une époque, que de s’appliquer à en extraire la beauté mystérieuse qui y peut être contenue, si minime ou si légère qu’elle soit. La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. Il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien ; la plupart des beaux portraits qui nous restent des temps antérieurs sont revêtus des costumes de leur époque. Ils sont parfaitement harmonieux, parce que le costume, la coiffure et même le geste, le regard et le sourire (chaque époque a son port, son regard et son sourire) forment un tout d’une complète vitalité. Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes, vous n’avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. En le supprimant, vous tombez forcément dans le vide d’une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l’unique femme avant le premier péché. Si au costume de l’époque, qui s’impose nécessairement, vous en substituez un autre, vous faites un contre-sens qui ne peut avoir d’excuse que dans le cas d’une mascarade voulue par la mode. Ainsi, les déesses, les nymphes et les sultanes du xviiie  siècle sont des portraits moralement ressemblants.

Il est sans doute excellent d’étudier les anciens maîtres pour apprendre à peindre, mais cela ne peut être qu’un exercice superflu si votre but est de comprendre le caractère de la beauté présente. Les draperies de Rubens ou de Véronèse ne vous enseigneront pas à faire de la moire antique, du satin à la reine, ou toute autre étoffe de nos fabriques, soulevée, balancée par la crinoline ou les jupons de mousseline empesée. Le tissu et le grain ne sont pas les mêmes que dans les étoffes de l’ancienne Venise ou dans celles portées à la cour de Catherine. Ajoutons aussi que la coupe de la jupe et du corsage est absolument différente, que les plis sont disposés dans un système nouveau, et enfin que le geste et le port de la femme actuelle donnent à sa robe une vie et une physionomie qui ne sont pas celles de la femme ancienne. En un mot, pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait été extraite. C’est à cette tâche que s’applique particulièrement M. G.

J’ai dit que chaque époque avait son port, son regard et son geste. C’est surtout dans une vaste galerie de portraits (celle de Versailles, par exemple) que cette proposition devient facile à vérifier. Mais elle peut s’étendre plus loin encore. Dans l’unité qui s’appelle nation, les professions, les castes, les siècles introduisent la variété, non seulement dans les gestes et les manières, mais aussi dans la forme positive du visage. Tel nez, telle bouche, tel front remplissent l’intervalle d’une durée que je ne prétends pas déterminer ici, mais qui certainement peut être soumise à un calcul. De telles considérations ne sont pas assez familières aux portraitistes ; et le grand défaut de M. Ingres, en particulier, est de vouloir imposer à chaque type qui pose sous son œil un perfectionnement plus ou moins despotique, emprunté au répertoire des idées classiques.

En pareille matière, il serait facile et même légitime de raisonner a priori. La corrélation perpétuelle de ce qu’on appelle l’âme avec ce qu’on appelle le corps explique très bien comment tout ce qui est matériel ou effluve du spirituel représente et représentera toujours le spirituel d’où il dérive. Si un peintre patient et minutieux, mais d’une imagination médiocre, ayant à peindre une courtisane du temps présent, s’inspire (c’est le mot consacré) d’une courtisane de Titien ou de Raphaël, il est infiniment probable qu’il fera une œuvre fausse, ambiguë et obscure. L’étude d’un chef-d’œuvre de ce temps et de ce genre ne lui enseignera ni l’attitude, ni le regard, ni la grimace, ni l’aspect vital d’une de ces créatures que le dictionnaire de la mode a successivement classées sous les titres grossiers ou badins d’impures, de filles entretenues, de lorettes et de biches.

La même critique s’applique rigoureusement à l’étude du militaire, du dandy, de l’animal même, chien ou cheval, et de tout ce qui compose la vie extérieure d’un siècle. Malheur à celui qui étudie dans l’antique autre chose que l’art pur, la logique, la méthode générale ! Pour s’y trop plonger, il perd la mémoire du présent ; il abdique la valeur et les privilèges fournis par la circonstance ; car presque toute notre originalité vient de l’estampille que le temps imprime à nos sensations. Le lecteur comprend d’avance que je pourrais vérifier facilement mes assertions sur de nombreux objets autres que la femme. Que diriez-vous, par exemple, d’un peintre de marines (je pousse l’hypothèse à l’extrême) qui, ayant à reproduire la beauté sobre et élégante du navire moderne, fatiguerait ses yeux à étudier les formes surchargées, contournées, l’arrière monumental du navire ancien et les voilures compliquées du xvie  siècle ? Et que penseriez-vous d’un artiste que vous auriez chargé de faire le portrait d’un pur-sang, célèbre dans les solennités du turf, s’il allait confiner ses contemplations dans les musées, s’il se contentait d’observer le cheval dans les galeries du passé, dans Van Dyck, Bourguignon ou Van der Meulen ?

M. G., dirigé par la nature, tyrannisé par la circonstance, a suivi une voie toute différente. Il a commencé par contempler la vie, et ne s’est ingénié que tard à apprendre les moyens d’exprimer la vie. Il en est résulté une originalité saisissante, dans laquelle ce qui peut rester de barbare et d’ingénu apparaît comme une preuve nouvelle d’obéissance à l’impression, comme une flatterie à la vérité. Pour la plupart d’entre nous, surtout pour les gens d’affaires, aux yeux de qui la nature n’existe pas, si ce n’est dans ses rapports d’utilité avec leurs affaires, le fantastique réel de la vie est singulièrement émoussé. M. G. l’absorbe sans cesse ; il en a la mémoire et les yeux pleins.

V. L’art mnémonique

Ce mot barbarie, qui est venu peut-être trop souvent sous ma plume, pourrait induire quelques personnes à croire qu’il s’agit ici de quelques dessins informes que l’imagination seule du spectateur sait transformer en choses parfaites. Ce serait mal me comprendre. Je veux parler d’une barbarie inévitable, synthétique, enfantine, qui reste souvent visible dans un art parfait (mexicaine, égyptienne ou ninivite), et qui dérive du besoin de voir les choses grandement, de les considérer surtout dans l’effet de leur ensemble. Il n’est pas superflu d’observer ici que beaucoup de gens ont accusé de barbarie tous les peintres dont le regard est synthétique et abréviateur, par exemple M. Corot, qui s’applique tout d’abord à tracer les lignes principales d’un paysage, son ossature et sa physionomie. Ainsi, M. G., traduisant fidèlement ses propres impressions, marque avec une énergie instinctive les points culminants ou lumineux d’un objet (ils peuvent être culminants ou lumineux au point de vue dramatique), ou ses principales caractéristiques, quelquefois même avec une exagération utile pour la mémoire humaine ; et l’imagination du spectateur, subissant à son tour cette mnémonique si despotique, voit avec netteté l’impression produite par les choses sur l’esprit de M. G. Le spectateur est ici le traducteur d’une traduction toujours claire et enivrante.

Il est une condition qui ajoute beaucoup à la force vitale de cette traduction légendaire de la vie extérieure. Je veux parler de la méthode de dessiner de M. G. Il dessine de mémoire, et non d’après le modèle, sauf dans les cas (la guerre de Crimée, par exemple) où il y a nécessité urgente de prendre des notes immédiates, précipitées, et d’arrêter les lignes principales d’un sujet. En fait, tous les bons et vrais dessinateurs dessinent d’après l’image écrite dans leur cerveau, et non d’après la nature. Si l’on nous objecte les admirables croquis de Raphaël, de Watteau et de beaucoup d’autres, nous dirons que ce sont là des notes, très minutieuses, il est vrai, mais de pures notes. Quand un véritable artiste en est venu à l’exécution définitive de son œuvre, le modèle lui serait plutôt un embarras qu’un secours. Il arrive même que des hommes tels que Daumier et M. G., accoutumés dès longtemps à exercer leur mémoire et à la remplir d’images, trouvent devant le modèle et la multiplicité de détails qu’il comporte, leur faculté principale troublée et comme paralysée.

Il s’établit alors un duel entre la volonté de tout voir, de ne rien oublier, et la faculté de la mémoire qui a pris l’habitude d’absorber vivement la couleur générale et la silhouette, l’arabesque du contour. Un artiste ayant le sentiment parfait de la forme, mais accoutumé à exercer surtout sa mémoire et son imagination, se trouve alors comme assailli par une émeute de détails, qui tous demandent justice avec la furie d’une foule amoureuse d’égalité absolue. Toute justice se trouve forcément violée ; toute harmonie détruite, sacrifiée ; mainte trivialité devient énorme ; mainte petitesse, usurpatrice. Plus l’artiste se penche avec impartialité vers le détail, plus l’anarchie augmente. Qu’il soit myope ou presbyte, toute hiérarchie et toute subordination disparaissent. C’est un accident qui se présente souvent dans les œuvres d’un de nos peintres les plus en vogue, dont les défauts d’ailleurs sont si bien appropriés aux défauts de la foule, qu’ils ont singulièrement servi sa popularité. La même analogie se fait deviner dans la pratique de l’art du comédien, art si mystérieux, si profond, tombé aujourd’hui dans la confusion des décadences. M. Frédérick-Lemaître compose un rôle avec l’ampleur et la largeur du génie. Si étoilé que soit son jeu de détails lumineux, il reste toujours synthétique et sculptural. M. Bouffé compose les siens avec une minutie de myope et de bureaucrate. En lui tout éclate, mais rien ne se fait voir, rien ne veut être gardé par la mémoire.

Ainsi, dans l’exécution de M. G. se montrent deux choses : l’une, une contention de mémoire résurrectioniste, évocatrice, une mémoire qui dit à chaque chose : « Lazare, lève-toi ! » l’autre, un feu, une ivresse de crayon, de pinceau, ressemblant presque à une fureur. C’est la peur de n’aller pas assez vite, de laisser échapper le fantôme avant que la synthèse n’en soit extraite et saisie ; c’est cette terrible peur qui possède tous les grands artistes et qui leur fait désirer si ardemment de s’approprier tous les moyens d’expression, pour que jamais les ordres de l’esprit ne soient altérés par les hésitations de la main ; pour que finalement l’exécution, l’exécution idéale, devienne aussi inconsciente, aussi coulante que l’est la digestion pour le cerveau de l’homme bien portant qui a dîné. M. G. commence par de légères indications au crayon, qui ne marquent guère que la place que les objets doivent tenir dans l’espace. Les plans principaux sont indiqués ensuite par des teintes au lavis, des masses vaguement, légèrement colorées d’abord, mais reprises plus tard et chargées successivement de couleurs plus intenses. Au dernier moment, le contour des objets est définitivement cerné par de l’encre. À moins de les avoir vus, on ne se douterait pas des effets surprenants qu’il peut obtenir par cette méthode si simple et presque élémentaire. Elle a cet incomparable avantage, qu’à n’importe quel point de son progrès, chaque dessin a l’air suffisamment fini ; vous nommerez cela une ébauche si vous voulez, mais ébauche parfaite. Toutes les valeurs y sont en pleine harmonie, et s’il les veut pousser plus loin, elles marcheront toujours de front vers le perfectionnement désiré. Il prépare ainsi vingt dessins à la fois avec une pétulance et une joie charmantes, amusantes même pour lui ; les croquis s’empilent et se superposent par dizaines, par centaines, par milliers. De temps à autre il les parcourt, les feuillette, les examine, et puis il en choisit quelques-uns dont il augmente plus ou moins l’intensité, dont il charge les ombres et allume progressivement les lumières.

Il attache une immense importance aux fonds, qui, vigoureux ou légers, sont toujours d’une qualité et d’une nature appropriées aux figures. La gamme des tons et l’harmonie générale sont strictement observées, avec un génie qui dérive plutôt de l’instinct que de l’étude. Car M. G. possède naturellement ce talent mystérieux du coloriste, véritable don que l’étude peut accroître, mais qu’elle est, par elle-même, je crois, impuissante à créer. Pour tout dire en un mot, notre singulier artiste exprime à la fois le geste et l’attitude solennelle ou grotesque des êtres et leur explosion lumineuse dans l’espace.

VI. Les annales de la guerre

La Bulgarie, la Turquie, la Crimée, l’Espagne ont été de grandes fêtes pour les yeux de M. G., ou plutôt de l’artiste imaginaire que nous sommes convenus d’appeler M. G. ; car je me souviens de temps en temps que je me suis promis, pour mieux rassurer sa modestie, de supposer qu’il n’existait pas. J’ai compulsé ces archives de la guerre d’Orient (champs de bataille jonchés de débris funèbres, charrois de matériaux, embarquements de bestiaux et de chevaux), tableaux vivants et surprenants, décalqués sur la vie elle-même, éléments d’un pittoresque précieux que beaucoup de peintres en renom, placés dans les mêmes circonstances, auraient étourdiment négligés ; cependant, de ceux-là, j’excepterai volontiers M. Horace Vernet, véritable gazetier plutôt que peintre essentiel, avec lequel M. G., artiste plus délicat, a des rapports visibles, si on veut ne le considérer que comme archiviste de la vie. Je puis affirmer que nul journal, nul récit écrit, nul livre, n’exprime aussi bien, dans tous ses détails douloureux et dans sa sinistre ampleur, cette grande épopée de la guerre de Crimée. L’œil se promène tour à tour aux bords du Danube, aux rives du Bosphore, au cap Kerson, dans la plaine de Balaklava, dans les champs d’Inkermann, dans les campements anglais, français, turcs et piémontais, dans les rues de Constantinople, dans les hôpitaux et dans toutes les solennités religieuses et militaires.

Une des compositions qui se sont le mieux gravées dans mon esprit est la Consécration d’un terrain funèbre à Soutari par l’évêque de Gibraltar. Le caractère pittoresque de la scène, qui consiste dans le contraste de la nature orientale environnante avec les attitudes et les uniformes occidentaux des assistants, est rendu d’une manière saisissante, suggestive et grosse de rêveries. Les soldats et les officiers ont ces airs ineffaçables de gentlemen, résolus et discrets, qu’ils portent au bout du monde, jusque dans les garnisons de la colonie du Cap et les établissements de l’Inde : les prêtres anglais font vaguement songer à des huissiers ou à des agents de change qui seraient revêtus de toques et de rabats.

Ici nous sommes à Schumla, chez Omer-Pacha : hospitalité turque, pipes et café ; tous les visiteurs sont rangés sur des divans, ajustant à leurs lèvres des pipes, longues comme des sarbacanes, dont le foyer repose à leurs pieds. Voici les Kurdes à Scutari, troupes étranges dont l’aspect fait rêver à une invasion de hordes barbares ; voici les bachi-bouzoucks, non moins singuliers avec leurs officiers européens, hongrois ou polonais, dont la physionomie de dandies tranche bizarrement sur le caractère baroquement oriental de leurs soldats.

Je rencontre un dessin magnifique où se dresse un seul personnage, gros, robuste, l’air à la fois pensif, insouciant et audacieux ; de grandes bottes lui montent au-delà des genoux ; son habit militaire est caché par un lourd et vaste paletot strictement boutonné ; à travers la fumée de son cigare, il regarde l’horizon sinistre et brumeux ; l’un de ses bras blessé est appuyé sur une cravate en sautoir. Au bas, je lis ces mots griffonnés au crayon : Canrobert on the battle field of Inkermann. Taken on the spot.

Quel est ce cavalier, aux moustaches blanches, d’une physionomie si vivement dessinée, qui, la tête relevée, a l’air de humer la terrible poésie d’un champ de bataille, pendant que son cheval, flairant la terre, cherche son chemin entre les cadavres amoncelés, pieds en l’air, faces crispées, dans des attitudes étranges ? Au bas du dessin, dans un coin, se font lire ces mots : Myself at Inkermann.

J’aperçois M. Baraguay-d’Hilliers, avec le Séraskier, passant en revue l’artillerie à Béchichtash. J’ai rarement vu un portrait militaire plus ressemblant, buriné d’une main plus hardie et plus spirituelle.

Un nom, sinistrement illustre depuis les désastres de Syrie, s’offre à ma vue : Achmet-Pacha, général en chef à Kalafat, débout devant sa hutte avec son état-major, se fait présenter deux officiers européens. Malgré l’ampleur de sa bedaine turque, Achmet-Pacha a, dans l’attitude et le visage, le grand air aristocratique qui appartient généralement aux races dominatrices.

La bataille de Balaklava se présente plusieurs fois dans ce curieux recueil, et sous différents aspects. Parmi les plus frappants, voici l’historique charge de cavalerie chantée par la trompette héroïque d’Alfred Tennyson, poëte de la reine : une foule de cavaliers roulent avec une vitesse prodigieuse jusqu’à l’horizon entre les lourds nuages de l’artillerie. Au fond, le paysage est barré par une ligne de collines verdoyantes.

De temps en temps, des tableaux religieux reposent l’œil attristé par tous ces chaos de poudre et ces turbulences meurtrières. Au milieu de soldats anglais de différentes armes, parmi lesquels éclate le pittoresque uniforme des Écossais enjuponnés, un prêtre anglican lit l’office du dimanche ; trois tambours, dont le premier est supporté par les deux autres, lui servent de pupitre.

En vérité, il est difficile à la simple plume de traduire ce poëme fait de mille croquis, si vaste et si compliqué, et d’exprimer l’ivresse qui se dégage de tout ce pittoresque, douloureux souvent, mais jamais larmoyant, amassé sur quelques centaines de pages, dont les maculatures et les déchirures disent, à leur manière, le trouble et le tumulte au milieu desquels l’artiste y déposait ses souvenirs de la journée. Vers le soir, le courrier emportait vers Londres les notes et les dessins de M. G., et souvent celui-ci confiait ainsi à la poste plus de dix croquis improvisés sur papier pelure, que les graveurs et les abonnés du journal attendaient impatiemment.

Tantôt apparaissent des ambulances où l’atmosphère elle-même semble malade, triste et lourde ; chaque lit y contient une douleur ; tantôt c’est l’hôpital de Péra, où je vois, causant avec deux sœurs de charité, longues, pâles et droites comme des figures de Lesueur, un visiteur au costume négligé, désigné par cette bizarre légende : My humble self. Maintenant, sur des sentiers âpres et sinueux, jonchés de quelques débris d’un combat déjà ancien, cheminent lentement des animaux, mulets, ânes ou chevaux, qui portent sur leurs flancs, dans deux grossiers fauteuils, des blessés livides et inertes. Sur de vastes neiges, des chameaux au poitrail majestueux, la tête haute, conduits par des Tartares, traînent des provisions ou des munitions de toute sorte : c’est tout un monde guerrier, vivant, affairé et silencieux ; c’est des campements, des bazars où s’étalent des échantillons de toutes les fournitures, espèces de villes barbares improvisées pour la circonstance. À travers ces baraques, sur ces routes pierreuses ou neigeuses, dans ces défilés, circulent des uniformes de plusieurs nations, plus ou moins endommagés par la guerre ou altérés par l’adjonction de grosses pelisses et de lourdes chaussures.

Il est malheureux que cet album, disséminé maintenant en plusieurs lieux, et dont les pages précieuses ont été retenues par les graveurs chargés de les traduire ou par les rédacteurs de l’Illustrated London News, n’ait pas passé sous les yeux de l’Empereur. J’imagine qu’il aurait complaisamment, et non sans attendrissement, examiné les faits et gestes de ses soldats, tous exprimés minutieusement, au jour le jour, depuis les actions les plus éclatantes jusqu’aux occupations les plus triviales de la vie, par cette main de soldat artiste, si ferme et si intelligente.

VII. Pompes et solennités

La Turquie a fourni aussi à notre cher G. d’admirables motifs de compositions : les fêtes du Baïram, splendeurs profondes et ruisselantes, au fond desquelles apparaît, comme un soleil pâle, l’ennui permanent du sultan défunt ; rangés à la gauche du souverain, tous les officiers de l’ordre civil ; à sa droite, tous ceux de l’ordre militaire, dont le premier est Saïd-Pacha, sultan d’Égypte, alors présent à Constantinople ; des cortèges et des pompes solennelles défilant vers la petite mosquée voisine du palais, et, parmi ces foules, des fonctionnaires turcs, véritables caricatures de décadence, écrasant leurs magnifiques chevaux sous le poids d’une obésité fantastique ; les lourdes voitures massives, espèces de carrosses à la Louis XIV, dorés et agrémentés par le caprice oriental, d’où jaillissent quelquefois des regards curieusement féminins, dans le strict intervalle que laissent aux yeux les bandes de mousseline collées sur le visage ; les danses frénétiques des baladins du troisième sexe (jamais l’expression bouffonne de Balzac ne fut plus applicable que dans le cas présent, car, sous la palpitation de ces lueurs tremblantes, sous l’agitation de ces amples vêtements, sous cet ardent maquillage des joues, des yeux et des sourcils, dans ces gestes hystériques et convulsifs, dans ces longues chevelures flottant sur les reins, il vous serait difficile, pour ne pas dire impossible, de deviner la virilité) ; enfin, les femmes galantes (si toutefois l’on peut prononcer le mot de galanterie à propos de l’Orient), généralement composées de Hongroises, de Valaques, de Juives, de Polonaises, de Grecques et d’Arméniennes ; car, sous un gouvernement despotique, ce sont les races opprimées, et, parmi elles, celles surtout qui ont le plus à souffrir, qui fournissent le plus de sujets à la prostitution. De ces femmes, les unes ont conservé le costume national, les vestes brodées, à manches courtes, l’écharpe tombante, les vastes pantalons, les babouches retroussées, les mousselines rayées ou lamées et tout le clinquant du pays natal ; les autres, et ce sont les plus nombreuses, ont adopté le signe principal de la civilisation, qui, pour une femme, est invariablement la crinoline, en gardant toutefois, dans un coin de leur ajustement, un léger souvenir caractéristique de l’Orient, si bien qu’elles ont l’air de Parisiennes qui auraient voulu se déguiser.

M. G. excelle à peindre le faste des scènes officielles, les pompes et les solennités nationales, non pas froidement, didactiquement, comme les peintres qui ne voient dans ces ouvrages que des corvées lucratives, mais avec toute l’ardeur d’un homme épris d’espace, de perspective, de lumière faisant nappe ou explosion, et s’accrochant en gouttes ou en étincelles aux aspérités des uniformes et des toilettes de cour. La fête commémorative de l’indépendance dans la cathédrale d’Athènes fournit un curieux exemple de ce talent. Tous ces petits personnages, dont chacun est si bien à sa place, rendent plus profond l’espace qui les contient. La cathédrale est immense et décorée de tentures solennelles. Le roi Othon et la reine, debout sur une estrade, sont revêtus du costume traditionnel, qu’ils portent avec une aisance merveilleuse, comme pour témoigner de la sincérité de leur adoption et du patriotisme hellénique le plus raffiné. La taille du roi est sanglée comme celle du plus coquet palikare, et sa jupe s’évase avec toute l’exagération du dandysme national. En face d’eux s’avance le patriarche, vieillard aux épaules voûtées, à la grande barbe blanche, dont les petits yeux sont protégés par des lunettes vertes, et portant dans tout son être les signes d’un flegme oriental consommé. Tous les personnages qui peuplent cette composition sont des portraits, et l’un des plus curieux, par la bizarrerie de sa physionomie aussi peu hellénique que possible, est celui d’une dame allemande, placée à côté de la reine et attachée à son service.

Dans les collections de M. G., on rencontre souvent l’Empereur des Français, dont il a su réduire la figure, sans nuire à la ressemblance, à un croquis infaillible, et qu’il exécute avec la certitude d’un paraphe. Tantôt l’Empereur passe des revues, lancé au galop de son cheval et accompagné d’officiers dont les traits sont facilement reconnaissables, ou de princes étrangers, européens, asiatiques ou africains, à qui il fait, pour ainsi dire, les honneurs de Paris. Quelquefois il est immobile sur un cheval dont les pieds sont aussi assurés que les quatre pieds d’une table, ayant à sa gauche l’Impératrice en costume d’amazone, et, à sa droite, le petit Prince impérial, chargé d’un bonnet à poils et se tenant militairement sur un petit cheval hérissé comme les poneys que les artistes anglais lancent volontiers dans leurs paysages ; quelquefois disparaissant au milieu d’un tourbillon de lumière et de poussière dans les allées du bois de Boulogne ; d’autres fois se promenant lentement à travers les acclamations du faubourg Saint-Antoine. Une surtout de ces aquarelles m’a ébloui par son caractère magique. Sur le bord d’une loge d’une richesse lourde et princière, l’Impératrice apparaît dans une attitude tranquille et reposée ; l’Empereur se penche légèrement comme pour mieux voir le théâtre ; au-dessous, deux cent-gardes, debout, dans une immobilité militaire et presque hiératique, reçoivent sur leur brillant uniforme les éclaboussures de la rampe. Derrière la bande de feu, dans l’atmosphère idéale de la scène, les comédiens chantent, déclament, gesticulent harmonieusement ; de l’autre côté s’étend un abîme de lumière vague, un espace circulaire encombré de figures humaines à tous les étages : c’est le lustre et le public.

Les mouvements populaires, les clubs et les solennités de 1848 avaient également fourni à M. G. une série de compositions pittoresques dont la plupart ont été gravées pour l’Illustrated London News. Il y a quelques années, après un séjour en Espagne, très-fructueux pour son génie, il composa aussi un album de même nature, dont je n’ai vu que des lambeaux. L’insouciance avec laquelle il donne ou prête ses dessins l’expose souvent à des pertes irréparables.

VIII. Le militaire

Pour définir une fois de plus le genre de sujets préférés par l’artiste, nous dirons que c’est la pompe de la vie, telle qu’elle s’offre dans les capitales du monde civilisé, la pompe de la vie militaire, de la vie élégante, de la vie galante. Notre observateur est toujours exact à son poste, partout où coulent les désirs profonds et impétueux, les Orénoques du cœur humain, la guerre, l’amour, le jeu ; partout où s’agitent les fêtes et les fictions qui représentent ces grands éléments de bonheur et d’infortune. Mais il montre une prédilection très-marquée pour le militaire, pour le soldat, et je crois que cette affection dérive non seulement des vertus et des qualités qui passent forcément de l’âme du guerrier dans son attitude et sur son visage, mais aussi de la parure voyante dont sa profession le revêt. M. Paul de Molènes a écrit quelques pages aussi charmantes que sensées, sur la coquetterie militaire et sur le sens moral de ces costumes étincelants dont tous les gouvernements se plaisent à habiller leurs troupes. M. G. signerait volontiers ces lignes-là.

Nous avons parlé déjà de l’idiotisme de beauté particulier à chaque époque, et nous avons observé que chaque siècle avait, pour ainsi dire, sa grâce personnelle. La même remarque peut s’appliquer aux professions ; chacune tire sa beauté extérieure des lois morales auxquelles elle est soumise. Dans les unes, cette beauté sera marquée d’énergie, et, dans les autres, elle portera les signes visibles de l’oisiveté. C’est comme l’emblème du caractère, c’est l’estampille de la fatalité. Le militaire, pris en général, a sa beauté, comme le dandy et la femme galante ont la leur, d’un goût essentiellement différent. On trouvera naturel que je néglige les professions où un exercice exclusif et violent déforme les muscles et marque le visage de servitude. Accoutumé aux surprises, le militaire est difficilement étonné. Le signe particulier de la beauté sera donc, ici, une insouciance martiale, un mélange singulier de placidité et d’audace ; c’est une beauté qui dérive de la nécessité d’être prêt à mourir à chaque minute. Mais le visage du militaire idéal devra être marqué d’une grande simplicité ; car, vivant en commun comme les moines et les écoliers, accoutumés à se décharger des soucis journaliers de la vie sur une paternité abstraite, les soldats sont, en beaucoup de choses, aussi simples que les enfants ; et, comme les enfants, le devoir étant accompli, ils sont faciles à amuser et portés aux divertissements violents. Je ne crois pas exagérer en affirmant que toutes ces considérations morales jaillissent naturellement des croquis et des aquarelles de M. G. Aucun type militaire n’y manque, et tous sont saisis avec une espèce de joie enthousiaste : le vieil officier d’infanterie, sérieux et triste, affligeant son cheval de son obésité ; le joli officier d’état-major, pincé dans sa taille, se dandinant des épaules, se penchant sans timidité sur le fauteuil des dames, et qui, vu de dos, fait penser aux insectes les plus sveltes et les plus élégants ; le zouave et le tirailleur, qui portent dans leur allure un caractère excessif d’audace et d’indépendance, et comme un sentiment plus vif de responsabilité personnelle ; la désinvolture agile et gaie de la cavalerie légère ; la physionomie vaguement professorale et académique des corps spéciaux, comme l’artillerie et le génie, souvent confirmée par l’appareil peu guerrier des lunettes : aucun de ces modèles, aucune de ces nuances ne sont négligés, et tous sont résumés, définis avec le même amour et le même esprit.

J’ai actuellement sous les yeux une de ces compositions d’une physionomie générale vraiment héroïque, qui représente une tête de colonne d’infanterie ; peut-être ces hommes reviennent-ils d’Italie et font-ils une halte sur les boulevards devant l’enthousiasme de la multitude ; peut-être viennent-ils d’accomplir une longue étape sur les routes de la Lombardie ; je ne sais. Ce qui est visible, pleinement intelligible, c’est le caractère ferme, audacieux, même dans sa tranquillité, de tous ces visages hâlés par le soleil, la pluie et le vent.

Voilà bien l’uniformité d’expression créée par l’obéissance et les douleurs supportées en commun, l’air résigné du courage éprouvé par les longues fatigues. Les pantalons retroussés et emprisonnés dans les guêtres, les capotes flétries par la poussière, vaguement décolorées, tout l’équipement enfin a pris lui-même l’indestructible physionomie des êtres qui reviennent de loin et qui ont couru d’étranges aventures. On dirait que tous ces hommes sont plus solidement appuyés sur leurs reins, plus carrément installés sur leurs pieds, plus d’aplomb que ne peuvent l’être les autres hommes. Si Charlet, qui fut toujours à la recherche de ce genre de beauté et qui l’a si souvent trouvé, avait vu ce dessin, il en eût été singulièrement frappé.

IX. Le dandy

L’homme riche, oisif, et qui, même blasé, n’a pas d’autre occupation que de courir à la piste du bonheur ; l’homme élevé dans le luxe et accoutumé dès sa jeunesse à l’obéissance des autres hommes, celui enfin qui n’a pas d’autre profession que l’élégance, jouira toujours, dans tous les temps, d’une physionomie distincte, tout à fait à part. Le dandysme est une institution vague, aussi bizarre que le duel ; très ancienne, puisque César, Catilina, Alcibiade nous en fournissent des types éclatants ; très générale, puisque Chateaubriand l’a trouvée dans les forêts et au bord des lacs du Nouveau-Monde. Le dandysme, qui est une institution en dehors des lois, a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement soumis tous ses sujets, quelles que soient d’ailleurs la fougue et l’indépendance de leur caractère.

Les romanciers anglais ont, plus que les autres, cultivé le roman de high life, et les Français qui comme M. de Custine, ont voulu spécialement écrire des romans d’amour, ont d’abord pris soin, et très judicieusement, de doter leurs personnages de fortunes assez vastes pour payer sans hésitation toutes leurs fantaisies ; ensuite ils les ont dispensés de toute profession. Ces êtres n’ont pas d’autre état que de cultiver l’idée du beau dans leur personne, de satisfaire leurs passions, de sentir et de penser. Ils possèdent ainsi, à leur gré et dans une vaste mesure, le temps et l’argent, sans lesquels la fantaisie, réduite à l’état de rêverie passagère, ne peut guère se traduire en action. Il est malheureusement bien vrai que, sans le loisir et l’argent, l’amour ne peut être qu’une orgie de roturier ou l’accomplissement d’un devoir conjugal. Au lieu du caprice brûlant ou rêveur, il devient une répugnante utilité.

Si je parle de l’amour à propos du dandysme, c’est que l’amour est l’occupation naturelle des oisifs. Mais le dandy ne vise pas à l’amour comme but spécial. Si j’ai parlé d’argent, c’est parce que l’argent est indispensable aux gens qui se font un culte de leurs passions ; mais le dandy n’aspire pas à l’argent comme à une chose essentielle ; un crédit indéfini pourrait lui suffire ; il abandonne cette grossière passion aux mortels vulgaires. Le dandysme n’est même pas, comme beaucoup de personnes peu réfléchies paraissent le croire, un goût immodéré de la toilette et de l’élégance matérielle. Ces choses ne sont pour le parfait dandy qu’un symbole de la supériorité aristocratique de son esprit. Aussi, à ses yeux, épris avant tout de distinction, la perfection de la toilette consiste-t-elle dans la simplicité absolue, qui est, en effet, la meilleure manière de se distinguer. Qu’est-ce donc que cette passion qui, devenue doctrine, a fait des adeptes dominateurs, cette institution non écrite qui a formé une caste si hautaine ? C’est avant tout le besoin ardent de se faire une originalité, contenu dans les limites extérieures des convenances. C’est une espèce de culte de soi-même, qui peut survivre à la recherche du bonheur à trouver dans autrui, dans la femme, par exemple ; qui peut survivre même à tout ce qu’on appelle les illusions. C’est le plaisir d’étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné. Un dandy peut être un homme blasé, peut être un homme souffrant ; mais, dans ce dernier cas, il sourira comme le Lacédémonien sous la morsure du renard.

On voit que, par de certains côtés, le dandysme confine au spiritualisme et au stoïcisme. Mais un dandy ne peut jamais être un homme vulgaire. S’il commettait un crime, il ne serait pas déchu peut-être ; mais si ce crime naissait d’une source triviale, le déshonneur serait irréparable. Que le lecteur ne se scandalise pas de cette gravité dans le frivole, et qu’il se souvienne qu’il y a une grandeur dans toutes les folies, une force dans tous les excès. Étrange spiritualisme ! Pour ceux qui en sont à la fois les prêtres et les victimes, toutes les conditions matérielles compliquées auxquelles ils se soumettent, depuis la toilette irréprochable à toute heure du jour et de la nuit jusqu’aux tours les plus périlleux du sport, ne sont qu’une gymnastique propre à fortifier la volonté et à discipliner l’âme. En vérité, je n’avais pas tout à fait tort de considérer le dandysme comme une espèce de religion. La règle monastique la plus rigoureuse, l’ordre irrésistible du Vieux de la Montagne, qui commandait le suicide à ses disciples enivrés, n’étaient pas plus despotiques ni plus obéis que cette doctrine de l’élégance et de l’originalité, qui impose, elle aussi, à ses ambitieux et humbles sectaires, hommes souvent pleins de fougue, de passion, de courage, d’énergie contenue, la terrible formule : Perindè ac cadaver !

Que ces hommes se fassent nommer raffinés, incroyables, beaux, lions ou dandys, tous sont issus d’une même origine ; tous participent du même caractère d’opposition et de révolte ; tous sont des représentants de ce qu’il y a de meilleur dans l’orgueil humain, de ce besoin, trop rare chez ceux d’aujourd’hui, de combattre et de détruire la trivialité. De là naît, chez les dandys, cette attitude hautaine de caste provoquante, même dans sa froideur. Le dandysme apparaît surtout aux époques transitoires où la démocratie n’est pas encore toute-puissante, où l’aristocratie n’est que partiellement chancelante et avilie. Dans le trouble de ces époques quelques hommes déclassés, dégoûtés, désœuvrés, mais tous riches de force native, peuvent concevoir le projet de fonder une espèce nouvelle d’aristocratie, d’autant plus difficile à rompre qu’elle sera basée sur les facultés les plus précieuses, les plus indestructibles, et sur les dons célestes que le travail et l’argent ne peuvent conférer. Le dandysme est le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences ; et le type du dandy retrouvé par le voyageur dans l’Amérique du Nord n’infirme en aucune façon cette idée : car rien n’empêche de supposer que les tribus que nous nommons sauvages soient les débris de grandes civilisations disparues. Le dandysme est un soleil couchant ; comme l’astre qui décline, il est superbe, sans chaleur et plein de mélancolie. Mais, hélas ! la marée montante de la démocratie, qui envahit tout et qui nivelle tout, noie jour à jour ces derniers représentants de l’orgueil humain et verse des flots d’oubli sur les traces de ces prodigieux myrmidons. Les dandys se font chez nous de plus en plus rares, tandis que chez nos voisins, en Angleterre, l’état social et la constitution (la vraie constitution, celle qui s’exprime par les mœurs) laisseront longtemps encore une place aux héritiers de Sheridan, de Brummel et de Byron, si toutefois il s’en présente qui en soient dignes.

Ce qui a pu paraître au lecteur une digression n’en est pas une, en vérité. Les considérations et les rêveries morales qui surgissent des dessins d’un artiste sont, dans beaucoup de cas, la meilleure traduction que le critique en puisse faire ; les suggestions font partie d’une idée mère, et, en les montrant successivement, on peut la faire deviner. Ai-je besoin de dire que M. G., quand il crayonne un de ses dandys sur le papier, lui donne toujours son caractère historique, légendaire même, oserais-je dire, s’il n’était pas question du temps présent et de choses considérées généralement comme folâtres ? C’est bien là cette légèreté d’allures, cette certitude de manières, cette simplicité dans l’air de domination, cette façon de porter un habit et de diriger un cheval, ces attitudes toujours calmes mais révélant la force, qui nous font penser, quand notre regard découvre un de ces êtres privilégiés en qui le joli et le redoutable se confondent si mystérieusement : « Voilà peut-être un homme riche, mais plus certainement un Hercule sans emploi. »

Le caractère de beauté du dandy consiste surtout dans l’air froid qui vient de l’inébranlable résolution de ne pas être ému ; on dirait un feu latent qui se fait deviner, qui pourrait mais qui ne veut pas rayonner. C’est ce qui est, dans ces images, parfaitement exprimé.

X. La femme

L’être qui est, pour la plupart des hommes, la source des plus vives, et même, disons-le à la honte des voluptés philosophiques, des plus durables jouissances ; l’être vers qui ou au profit de qui tendent tous leurs efforts ; cet être terrible et incommunicable comme Dieu (avec cette différence que l’infini ne se communique pas parce qu’il aveuglerait et écraserait le fini, tandis que l’être dont nous parlons n’est peut-être incompréhensible que parce qu’il n’a rien à communiquer) ; cet être en qui Joseph de Maistre voyait un bel animal dont les grâces égayaient et rendaient plus facile le jeu sérieux de la politique ; pour qui et par qui se font et défont les fortunes ; pour qui, mais surtout par qui les artistes et les poëtes composent leurs plus délicats bijoux ; de qui dérivent les plaisirs les plus énervants et les douleurs les plus fécondantes, la femme, en un mot, n’est pas seulement pour l’artiste en général, et pour M. G. en particulier, la femelle de l’homme. C’est plutôt une divinité, un astre, qui préside à toutes les conceptions du cerveau mâle ; c’est un miroitement de toutes les grâces de la nature condensées dans un seul être ; c’est l’objet de l’admiration et de la curiosité la plus vive que le tableau de la vie puisse offrir au contemplateur. C’est une espèce d’idole, stupide peut-être, mais éblouissante, enchanteresse, qui tient les destinées et les volontés suspendues à ses regards. Ce n’est pas, dis-je, un animal dont les membres, correctement assemblés, fournissent un parfait exemple d’harmonie ; ce n’est même pas le type de beauté pure, tel que peut le rêver le sculpteur dans ses plus sévères méditations ; non, ce ne serait pas encore suffisant pour en expliquer le mystérieux et complexe enchantement. Nous n’avons que faire ici de Winckelman et de Raphaël ; et je suis bien sûr que M. G., malgré toute l’étendue de son intelligence (cela soit dit sans lui faire injure), négligerait un morceau de la statuaire antique, s’il lui fallait perdre ainsi l’occasion de savourer un portrait de Reynolds ou de Lawrence. Tout ce qui orne la femme, tout ce qui sert à illustrer sa beauté, fait partie d’elle-même ; et les artistes qui se sont particulièrement appliqués à l’étude de cet être énigmatique raffolent autant de tout le mundus muliebris que de la femme elle-même. La femme est sans doute une lumière, un regard, une invitation au bonheur, une parole quelquefois ; mais elle est surtout une harmonie générale, non seulement dans son allure et le mouvement des ses membres, mais aussi dans les mousselines, les gazes, les vastes et chatoyantes nuées d’étoffes dont elle s’enveloppe, et qui sont comme les attributs et le piédestal de sa divinité ; dans le métal et le minéral qui serpentent autour de ses bras et de son cou, qui ajoutent leurs étincelles au feu de ses regards, ou qui jasent doucement à ses oreilles. Quel poëte oserait, dans la peinture du plaisir causé par l’apparition d’une beauté, séparer la femme de son costume ? Quel est l’homme qui, dans la rue, au théâtre, au bois, n’a pas joui, de la manière la plus désintéressée, d’une toilette savamment composée, et n’en a pas emporté une image inséparable de la beauté de celle à qui elle appartenait, faisant ainsi des deux, de la femme et de la robe, une totalité indivisible ? C’est ici le lieu, ce me semble, de revenir sur certaines questions relatives à la mode et à la parure, que je n’ai fait qu’effleurer au commencement de cette étude, et de venger l’art de la toilette des ineptes calomnies dont l’accablent certains amants très-équivoques de la nature.

XI. Éloge du maquillage

Il est une chanson, tellement triviale et inepte qu’on ne peut guère la citer dans un travail qui a quelques prétentions au sérieux, mais qui traduit fort bien, en style de vaudevilliste, l’esthétique des gens qui ne pensent pas. La nature embellit la beauté ! Il est présumable que le poëte, s’il avait pu parler en français, aurait dit : La simplicité embellit la beauté ! ce qui équivaut à cette vérité, d’un genre tout à fait inattendu : Le rien embellit ce qui est.

La plupart des erreurs relatives au beau naissent de la fausse conception du xviiie  siècle relative à la morale. La nature fut prise dans ce temps-là comme base, source et type de tout bien et de tout beau possibles. La négation du péché originel ne fut pas pour peu de chose dans l’aveuglement général de cette époque. Si toutefois nous consentons à en référer simplement au fait visible, à l’expérience de tous les âges et à la Gazette des Tribunaux, nous verrons que la nature n’enseigne rien, ou presque rien, c’est-à-dire qu’elle contraint l’homme à dormir, à boire, à manger, et à se garantir, tant bien que mal, contre les hostilités de l’atmosphère. C’est elle aussi qui pousse l’homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer ; car, sitôt que nous sortons de l’ordre des nécessités et des besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que la nature ne peut conseiller que le crime. C’est cette infaillible nature qui a créé le parricide et l’anthropophagie, et mille autres abominations que la pudeur et la délicatesse nous empêchent de nommer. C’est la philosophie (je parle de la bonne), c’est la religion qui nous ordonne de nourrir des parents pauvres et infirmes. La nature (qui n’est pas autre chose que la voix de notre intérêt) nous commande de les assommer. Passez en revue, analysez tout ce qui est naturel, toutes les actions et les désirs du pur homme naturel, vous ne trouverez rien que d’affreux. Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul. Le crime, dont l’animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa mère, est originellement naturel. La vertu, au contraire, est artificielle, surnaturelle, puisqu’il a fallu, dans tous les temps et chez toutes les nations, des dieux et des prophètes pour l’enseigner à l’humanité animalisée, et que l’homme, seul, eût été impuissant à la découvrir. Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité ; le bien est toujours le produit d’un art. Tout ce que je dis de la nature comme mauvaise conseillère en matière de morale, et de la raison comme véritable rédemptrice et réformatrice, peut être transporté dans l’ordre du beau. Je suis ainsi conduit à regarder la parure comme un des signes de la noblesse primitive de l’âme humaine. Les races que notre civilisation, confuse et pervertie, traite volontiers de sauvages, avec un orgueil et une fatuité tout à fait risibles, comprennent, aussi bien que l’enfant, la haute spiritualité de la toilette. Le sauvage et le baby témoignent, par leur aspiration naïve vers le brillant, vers les plumages bariolés, les étoffes chatoyantes, vers la majesté superlative des formes artificielles, de leur dégoût pour le réel, et prouvent ainsi, à leur insu, l’immatérialité de leur âme. Malheur à celui qui, comme Louis XV (qui fut non le produit d’une vraie civilisation, mais d’une récurrence de barbarie) pousse la dépravation jusqu’à ne plus goûter que la simple nature 2 !

La mode doit donc être considérée comme un symptôme du goût de l’idéal surnageant dans le cerveau humain au-dessus de tout ce que la vie naturelle y accumule de grossier, de terrestre et d’immonde, comme une déformation sublime de la nature, ou plutôt comme un essai permanent et successif de réformation de la nature. Aussi a-t-on sensément fait observer (sans en découvrir la raison) que toutes les modes sont charmantes, c’est-à-dire relativement charmantes, chacune étant un effort nouveau, plus ou moins heureux, vers le beau, une approximation quelconque d’un idéal dont le désir titille sans cesse l’esprit humain non satisfait. Mais les modes ne doivent pas être, si l’on veut bien les goûter, considérées comme choses mortes ; autant vaudrait admirer les défroques suspendues, lâches et inertes comme la peau de saint Barthélemy, dans l’armoire d’un fripier. Il faut se les figurer vitalisées, vivifiées par les belles femmes qui les portèrent. Seulement ainsi on en comprendra le sens et l’esprit. Si donc l’aphorisme : Toutes les modes sont charmantes, vous choque comme trop absolu, dites, et vous serez sûr de ne pas vous tromper : Toutes furent légitimement charmantes.

La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une espèce de devoir en s’appliquant à paraître magique et surnaturelle ; il faut qu’elle étonne, qu’elle charme ; idole, elle doit se dorer pour être adorée. Elle doit donc emprunter à tous les arts les moyens de s’élever au-dessus de la nature pour mieux subjuguer les cœurs et frapper les esprits. Il importe fort peu que la ruse et l’artifice soient connus de tous, si le succès en est certain et l’effet toujours irrésistible. C’est dans ces considérations que l’artiste philosophe trouvera facilement la légitimation de toutes les pratiques employées dans tous les temps par les femmes pour consolider et diviniser, pour ainsi dire, leur fragile beauté. L’énumération en serait innombrable ; mais, pour nous restreindre à ce que notre temps appelle vulgairement maquillage, qui ne voit que l’usage de la poudre de riz, si niaisement anathématisé par les philosophes candides, a pour but et pour résultat de faire disparaître du teint toutes les taches que la nature y a outrageusement semées, et de créer une unité abstraite dans le grain et la couleur de la peau, laquelle unité, comme celle produite par le maillot, rapproche immédiatement l’être humain de la statue, c’est-à-dire d’un être divin et supérieur ? Quant au noir artificiel qui cerne l’œil et au rouge qui marque la partie supérieure de la joue, bien que l’usage en soit tiré du même principe, du besoin de surpasser la nature, le résultat est fait pour satisfaire à un besoin tout opposé. Le rouge et le noir représentent la vie, une vie surnaturelle et excessive ; ce cadre noir rend le regard plus profond et plus singulier, donne à l’œil une apparence plus décidée de fenêtre ouverte sur l’infini ; le rouge, qui enflamme la pommette, augmente encore la clarté de la prunelle et ajoute à un beau visage féminin la passion mystérieuse de la prêtresse.

Ainsi, si je suis bien compris, la peinture du visage ne doit pas être employées dans le but vulgaire, inavouable, d’imiter la belle nature et de rivaliser avec la jeunesse. On a d’ailleurs observé que l’artifice n’embellissait pas la laideur et ne pouvait servir que la beauté. Qui oserait assigner à l’art la fonction stérile d’imiter la nature ? Le maquillage n’a pas à se cacher, à éviter de se laisser deviner ; il peut, au contraire, s’étaler, sinon avec affectation, au moins avec une espèce de candeur.

Je permets volontiers à ceux-là que leur lourde gravité empêche de chercher le beau jusque dans ses plus minutieuses manifestations, de rire de mes réflexions et d’en accuser la puérile solennité ; leur jugement austère n’a rien qui me touche ; je me contenterai d’en appeler auprès des véritables artistes, ainsi que des femmes qui ont reçu en naissant une étincelle de ce feu sacré dont elles voudraient s’illuminer tout entières.

XII. Les femmes et les filles

Ainsi M. G., s’étant imposé la tâche de chercher et d’expliquer la beauté dans la modernité, représente volontiers des femmes très-parées et embellies par toutes les pompes artificielles, à quelque ordre de la société qu’elles appartiennent. D’ailleurs, dans la collection de ses œuvres comme dans le fourmillement de la vie humaine, les différences de caste et de race, sous quelque appareil de luxe que les sujets se présentent, sautent immédiatement à l’œil du spectateur.

Tantôt, frappées par la clarté diffuse d’une salle de spectacle, recevant et renvoyant la lumière avec leurs yeux, avec leurs bijoux, avec leurs épaules, apparaissent, resplendissantes comme des portraits, dans la loge qui leur sert de cadre, des jeunes filles du meilleur monde. Les unes, graves et sérieuses, les autres, blondes et évaporées. Les unes étalent avec une insouciance aristocratique une gorge précoce, les autres montrent avec candeur une poitrine garçonnière. Elles ont l’éventail aux dents, l’œil vague ou fixe ; elles sont théâtrales et solennelles comme le drame ou l’opéra qu’elles font semblant d’écouter.

Tantôt, nous voyons se promener nonchalamment dans les allées des jardins publics, d’élégantes familles, les femmes se traînant avec un air tranquille au bras de leurs maris, dont l’air solide et satisfait révèle une fortune faite et le contentement de soi-même. Ici l’apparence cossue remplace la distinction sublime. De petites filles maigrelettes, avec d’amples jupons, et ressemblant par leurs gestes et leur tournure à de petites femmes, sautent à la corde, jouent au cerceau ou se rendent des visites en plein air, répétant ainsi la comédie donnée à domicile par leurs parents.

Émergeant d’un monde inférieur, fières d’apparaître enfin au soleil de la rampe, des filles de petits théâtres, minces, fragiles, adolescentes encore, secouent sur leurs formes virginales et maladives des travestissements absurdes, qui ne sont d’aucun temps et qui font leur joie.

À la porte d’un café, s’appuyant aux vitres illuminées par-devant et par-derrière, s’étale un de ces imbéciles, dont l’élégance est faite par son tailleur et la tête par son coiffeur. À côté de lui, les pieds soutenus par l’indispensable tabouret, est assise sa maîtresse, grande drôlesse à qui il ne manque presque rien (ce presque rien, c’est presque tout, c’est la distinction) pour ressembler à une grande dame. Comme son joli compagnon, elle a tout l’orifice de sa petite bouche occupé par un cigare disproportionné. Ces deux êtres ne pensent pas. Est-il bien sûr même qu’ils regardent ? à moins que, Narcisses de l’imbécillité ; ils ne contemplent la foule comme un fleuve qui leur rend leur image. En réalité, ils existent bien plutôt pour le plaisir de l’observateur que pour leur plaisir propre.

Voici, maintenant, ouvrant leurs galeries pleines de lumière et de mouvement, ces Valentinos, ces Casinos, ces Prados (autrefois des Tivolis, des Idalies, des Folies, des Paphos), ces capharnaüms où l’exubérance de la jeunesse fainéante se donne carrière. Des femmes qui ont exagéré la mode jusqu’à en altérer la grâce et en détruire l’intention, balayent fastueusement les parquets avec la queue de leurs robes et la pointe de leurs châles ; elles vont, elles viennent, passent et repassent, ouvrant un œil étonné comme celui des animaux, ayant l’air de ne rien voir, mais examinant tout.

Sur un fond d’une lumière infernale ou sur un fond d’aurore boréale, rouge, orangé, sulfureux, rose (le rose révélant une idée d’extase dans la frivolité), quelquefois violet (couleur affectionnée des chanoinesses, braise qui s’éteint derrière un rideau d’azur), sur ces fonds magiques, imitant diversement les feux de Bengale, s’enlève l’image variée de la beauté interlope. Ici majestueuse, là légère, tantôt svelte, grêle même, tantôt cyclopéenne ; tantôt petite et petillante, tantôt lourde et monumentale. Elle a inventé une élégance provoquante et barbare, ou bien elle vise, avec plus ou moins de bonheur, à la simplicité usitée dans un meilleur monde. Elle s’avance, glisse, danse, roule avec son poids de jupons brodés qui lui sert à la fois de piédestal et de balancier ; elle darde son regard sous son chapeau, comme un portrait dans son cadre. Elle représente bien la sauvagerie dans la civilisation. Elle a sa beauté qui lui vient du Mal, toujours dénuée de spiritualité, mais quelquefois teintée d’une fatigue qui joue la mélancolie. Elle porte le regard à l’horizon, comme la bête de proie ; même égarement, même distraction indolente, et aussi, parfois, même fixité d’attention. Type de bohème errant sur les confins d’une société régulière, la trivialité de sa vie, qui est une vie de ruse et de combat, se fait fatalement jour à travers son enveloppe d’apparat. On peut lui appliquer justement ces paroles du maître inimitable, de La Bruyère : « Il y a dans quelques femmes une grandeur artificielle attachée au mouvement des yeux, à un air de tête, aux façons de marcher, et qui ne va pas plus loin. »

Les considérations relatives à la courtisane peuvent jusqu’à un certain point, s’appliquer à la comédienne ; car, elle aussi, elle est une créature d’apparat, un objet de plaisir public. Mais ici la conquête, la proie, est d’une nature plus noble, plus spirituelle. Il s’agit d’obtenir la faveur générale, non pas seulement par la pure beauté physique, mais aussi par des talents de l’ordre le plus rare. Si par un côté la comédienne touche à la courtisane, par l’autre elle confine au poëte. N’oublions pas qu’en dehors de la beauté naturelle, et même de l’artificielle, il y a dans tous les êtres un idiotisme de métier, une caractéristique qui peut se traduire physiquement en laideur, mais aussi en une sorte de beauté professionnelle.

Dans cette galerie immense de la vie de Londres et de la vie de Paris, nous rencontrons les différents types de la femme errante, de la femme révoltée à tous les étages : d’abord la femme galante, dans sa première fleur, visant aux airs patriciens, fière à la fois de sa jeunesse et de son luxe, où elle met tout son génie et toute son âme, retroussant délicatement avec deux doigts un large pan du satin, de la soie ou du velours qui flotte autour d’elle, et posant en avant son pied pointu dont la chaussure trop ornée suffirait à la dénoncer, à défaut de l’emphase un peu vive de toute sa toilette ; en suivant l’échelle, nous descendons jusqu’à ces esclaves qui sont confinées dans ces bouges, souvent décorés comme des cafés ; malheureuses placées sous la plus avare tutelle, et qui ne possèdent rien en propre, pas même l’excentrique parure qui sert de condiment à leur beauté.

Parmi celles-là, les unes, exemples d’une fatuité innocente et monstrueuse, portent dans leurs têtes et dans leurs regards, audacieusement levés, le bonheur évident d’exister (en vérité pourquoi ?). Parfois elles trouvent, sans les chercher, des poses d’une audace et d’une noblesse qui enchanteraient le statuaire le plus délicat, si le statuaire moderne avait le courage et l’esprit de ramasser la noblesse partout, même dans la fange ; d’autres fois elles se montrent prostrées dans des attitudes désespérées d’ennui, dans des indolences d’estaminet, d’un cynisme masculin, fumant des cigarettes pour tuer le temps, avec la résignation du fatalisme oriental ; étalées, vautrées sur des canapés, la jupe arrondie par-derrière et par-devant en un double éventail, ou accrochées en équilibre sur des tabourets et des chaises ; lourdes, mornes, stupides, extravagantes, avec des yeux vernis par l’eau-de-vie et des fronts bombés par l’entêtement. Nous sommes descendus jusqu’au dernier degré de la spirale, jusqu’à la fœmina simplex du satirique latin. Tantôt nous voyons se dessiner, sur le fond d’une atmosphère où l’alcool et le tabac ont mêlé leurs vapeurs, le maigreur enflammée de la phthisie ou les rondeurs de l’adiposité, cette hideuse santé de la fainéantise. Dans un chaos brumeux et doré, non soupçonné par les chastetés indigentes, s’agitent et se convulsent des nymphes macabres et des poupées vivantes dont l’œil enfantin laisse échapper une clarté sinistre ; cependant que derrière un comptoir chargé de bouteilles de liqueurs se prélasse une grosse mégère dont la tête, serrée dans un sale foulard qui dessine sur le mur l’ombre de ses pointes sataniques, fait penser que tout ce qui est voué au Mal est condamné à porter des cornes.

En vérité, ce n’est pas plus pour complaire au lecteur que pour le scandaliser que j’ai étalé devant ses yeux de pareilles images ; dans l’un ou l’autre cas, c’eût été lui manquer de respect. Ce qui les rend précieuses et les consacre, c’est les innombrables pensées qu’elles font naître, généralement sévères et noires. Mais si, par hasard, quelqu’un malavisé cherchait, dans ces compositions de M. G., disséminées un peu partout, l’occasion de satisfaire une malsaine curiosité, je le préviens charitablement qu’il n’y trouvera rien de ce qui peut exciter une imagination malade. Il ne rencontrera rien que le vice inévitable, c’est-à-dire le regard du démon embusqué dans les ténèbres, ou l’épaule de Messaline miroitant sous le gaz ; rien que l’art pur, c’est-à-dire la beauté particulière du mal, le beau dans l’horrible. Et même, pour le redire en passant, la sensation générale qui émane de tout ce capharnaüm contient plus de tristesse que de drôlerie. Ce qui fait la beauté particulière de ces images, c’est leur fécondité morale. Elles sont grosses de suggestions, mais de suggestions cruelles, âpres, que ma plume, bien qu’accoutumée à lutter contre les représentations plastiques, n’a peut-être traduites qu’insuffisamment.

XIII. Les voitures

Ainsi se continuent, coupées par d’innombrables embranchements, ces longues galeries du high life et du low life. Émigrons pour quelques instants vers un monde, sinon pur, au moins plus raffiné ; respirons des parfums, non pas plus salutaires peut-être, mais plus délicats. J’ai déjà dit que le pinceau de M. G., comme celui d’Eugène Lami, était merveilleusement propre à représenter les pompes du dandysme et l’élégance de la lionnerie. Les attitudes du riche lui sont familières ; il sait, d’un trait de plume léger, avec une certitude qui n’est jamais en défaut, représenter la certitude de regard, de geste et de pose qui, chez les êtres privilégiés, est le résultat de la monotonie dans le bonheur. Dans cette série particulière de dessins se reproduisent sous mille aspects les incidents du sport, des courses, des chasses, des promenades dans les bois, les ladies orgueilleuses, les frêles misses, conduisant d’une main sûre des coursiers d’une pureté de galbe admirable, coquets, brillants, capricieux eux-mêmes comme des femmes. Car M. G. connaît non seulement le cheval général, mais s’applique aussi heureusement à exprimer la beauté personnelle des chevaux. Tantôt ce sont des haltes et, pour ainsi dire, des campements de voitures nombreuses, d’où, hissés sur les coussins, sur les sièges, sur les impériales, des jeunes gens sveltes et des femmes accoutrées des costumes excentriques autorisés par la saison assistent à quelque solennité du turf qui file dans le lointain ; tantôt un cavalier galope gracieusement à côté d’une calèche découverte, et son cheval a l’air, par ses courbettes, de saluer à sa manière. La voiture emporte au grand trot, dans une allée zébrée d’ombre et de lumière, les beautés couchées comme dans une nacelle, indolentes, écoutant vaguement les galanteries qui tombent dans leur oreille et se livrant avec paresse au vent de la promenade.

La fourrure ou la mousseline leur monte jusqu’au menton et déborde comme une vague par-dessus la portière. Les domestiques sont roides et perpendiculaires, inertes et se ressemblant tous ; c’est toujours l’effigie monotone et sans relief de la servilité, ponctuelle, disciplinée ; leur caractéristique est de n’en point avoir. Au fond, le bois verdoie ou roussit, poudroie ou s’assombrit, suivant l’heure et la saison. Ses retraites se remplissent de brumes automnales, d’ombres bleues, de rayons jaunes, d’effulgences rosées, ou de minces éclairs qui hachent l’obscurité comme des coups de sabre.

Si les innombrables aquarelles relatives à la guerre d’Orient ne nous avaient pas montré la puissance de M. G. comme paysagiste, celles-ci suffiraient à coup sûr. Mais ici, il ne s’agit plus des terrains déchirés de Crimée, ni des rives théâtrales du Bosphore ; nous retrouvons ces paysages familiers et intimes qui font la parure circulaire d’une grande ville, et où la lumière jette des effets qu’un artiste vraiment romantique ne peut pas dédaigner.

Un autre mérite qu’il n’est pas inutile d’observer en ce lieu, c’est la connaissance remarquable du harnais et de la carrosserie. M. G. dessine et peint une voiture, et toutes les espèces de voitures, avec le même soin et la même aisance qu’un peintre de marines consommé tous les genres de navires. Toute sa carrosserie est parfaitement orthodoxe ; chaque partie est à sa place et rien n’est à reprendre. Dans quelque attitude qu’elle soit jetée, avec quelque allure qu’elle soit lancée, une voiture, comme un vaisseau, emprunte au mouvement une grâce mystérieuse et complexe très-difficile à sténographier. Le plaisir que l’œil de l’artiste en reçoit est tiré, ce semble, de la série de figures géométriques que cet objet, déjà si compliqué, navire ou carrosse, engendre successivement et rapidement dans l’espace.

Nous pouvons parier à coup sûr que, dans peu d’années, les dessins de M. G. deviendront des archives précieuses de la vie civilisée. Ses œuvres seront recherchées par les curieux autant que celles des Debucourt, des Moreau, des Saint-Aubin, des Carle Vernet, des Lami, des Devéria, des Gavarni, et de tous ces artistes exquis qui, pour n’avoir peint que le familier et le joli, n’en sont pas moins, à leur manière, de sérieux historiens. Plusieurs d’entre eux ont même trop sacrifié au joli, et introduit quelquefois dans leurs compositions un style classique étranger au sujet ; plusieurs ont arrondi volontairement des angles, aplani les rudesses de la vie, amorti ces fulgurants éclats. Moins adroit qu’eux, M. G. garde un mérite profond qui est bien à lui : il a rempli volontairement une fonction que d’autres artistes dédaignent et qu’il appartenait surtout à un homme du monde de remplir. Il a cherché partout la beauté passagère, fugace, de la vie présente, le caractère de ce que le lecteur nous a permis d’appeler la modernité. Souvent bizarre, violent, excessif, mais toujours poétique, il a su concentrer dans ses dessins la saveur amère ou capiteuse du vin de la Vie.

IV. Peintres et aquafortistes

Depuis l’époque climatérique où les arts et la littérature ont fait en France une explosion simultanée, le sens du beau, du fort et même du pittoresque a toujours été diminuant et se dégradant. Toute la gloire de l’École française, pendant plusieurs années, a paru se concentrer dans un seul homme (ce n’est certes pas de M. Ingres que je veux parler) dont la fécondité et l’énergie, si grandes qu’elles soient, ne suffisaient pas à nous consoler de la pauvreté du reste. Il y a peu de temps encore, on peut s’en souvenir, régnaient sans contestation la peinture proprette, le joli, le niais, l’entortillé, et aussi les prétentieuses rapinades, qui, pour représenter un excès contraire, n’en sont pas moins odieuses pour l’œil d’un vrai amateur. Cette pauvreté d’idées, ce tatillonnage dans l’expression, et enfin tous les ridicules connus de la peinture française, suffisent à expliquer l’immense succès des tableaux de Courbet dès leur première apparition. Cette réaction, faite avec les turbulences fanfaronnes de toute réaction, était positivement nécessaire. Il faut rendre à Courbet cette justice, qu’il n’a pas peu contribué à rétablir le goût de la simplicité et de la franchise, et l’amour désintéressé, absolu, de la peinture.

Plus récemment encore, deux autres artistes, jeunes encore, se sont manifestés avec une vigueur peu commune.

Je veux parler de M. Legros et de M. Manet. On se souvient des vigoureuses productions de M. Legros, l’Angelus (1859), qui exprimait si bien la dévotion triste et résignée des paroisses pauvres ; l’Ex-Voto, qu’on a admiré dans un Salon plus récent et dans la galerie Martinet, et dont M. de Balleroy a fait l’acquisition ; un tableau de moines agenouillés devant un livre saint comme s’ils en discutaient humblement et pieusement l’interprétation ; une assemblée de professeurs, vêtus de leur costume officiel, se livrant à une discussion scientifique, et qu’on peut admirer maintenant chez M. Ricord.

M. Manet est l’auteur du Guitariste, qui a produit une vive sensation au Salon dernier. On verra au prochain Salon plusieurs tableaux de lui empreints de la saveur espagnole la plus forte, et qui donnent à croire que le génie espagnol s’est réfugié en France. MM. Manet et Legros unissent à un goût décidé pour la réalité, la réalité moderne, — ce qui est déjà un bon symptôme, — cette imagination vive et ample, sensible, audacieuse, sans laquelle, il faut bien le dire, toutes les meilleures facultés ne sont que des serviteurs sans maître, des agents sans gouvernement.

Il était naturel que, dans ce mouvement actif de rénovation, une part fût faite à la gravure. Dans quel discrédit et dans quelle indifférence est tombé ce noble art de la gravure, hélas ! on ne le voit que trop bien. Autrefois, quand était annoncée une planche reproduisant un tableau célèbre, les amateurs venaient s’inscrire à l’avance pour obtenir les premières épreuves. Ce n’est qu’en feuilletant les œuvres du passé que nous pouvons comprendre les splendeurs du burin. Mais il était un genre plus mort encore que le burin ; je veux parler de l’eau-forte. Pour dire le vrai, ce genre, si subtil et si superbe, si naïf et si profond, si gai et si sévère, qui peut réunir paradoxalement les qualités les plus diverses, et qui exprime si bien le caractère personnel de l’artiste, n’a jamais joui d’une bien grande popularité parmi le vulgaire. Sauf les estampes de Rembrandt, qui s’imposent avec une autorité classique même aux ignorants, et qui sont chose indiscutable, qui se soucie réellement de l’eau-forte ? qui connaît, excepté les collectionneurs, les différentes formes de perfection dans ce genre que nous ont laissées les âges précédents ? Le xviiie  siècle abonde en charmantes eaux-fortes ; on les trouve pour dix sous dans des cartons poudreux, où souvent elles attendent bien longtemps une main familière. Existe-t-il aujourd’hui, même parmi les artistes, beaucoup de personnes qui connaissent les si spirituelles, si légères et si mordantes planches dont Trimolet, de mélancolique mémoire, dotait, il y a quelques années, les almanachs comiques d’Aubert ?

On dirait cependant qu’il va se faire un retour vers l’eau-forte, ou, du moins, des efforts se font voir qui nous permettent de l’espérer. Les jeunes artistes dont je parlais tout à l’heure, ceux-là et plusieurs autres, se sont groupés autour d’un éditeur actif, M. Cadart, et ont appelé à leur tour leurs confrères, pour fonder une publication régulière d’eaux-fortes originales, — dont la première livraison, d’ailleurs, a déjà paru.

Il était naturel que ces artistes se tournassent surtout vers un genre et une méthode d’expression qui sont, dans leur pleine réussite, la traduction la plus nette possible du caractère de l’artiste, — une méthode expéditive, d’ailleurs, et peu coûteuse ; chose importante dans un temps où chacun considère le bon marché comme la qualité dominante, et ne voudrait pas payer à leur prix les lentes opérations du burin. Seulement, il y a un danger dans lequel tombera plus d’un ; je veux dire : le lâché, l’incorrection, l’indécision, l’exécution insuffisante. C’est, si commode de promener une aiguille sur cette planche noire qui reproduira trop fidèlement toutes les arabesques de la fantaisie, toutes les hachures du caprice ! Plusieurs même, je le devine, tireront vanité de leur audace (est-ce bien le mot ?), comme les gens débraillés qui croient faire preuve d’indépendance. Que des hommes d’un talent mûr et profond (M. Legros, M. Manet, M. Yonkind, par exemple), fassent au public confidence de leurs esquisses et de leurs croquis gravés, c’est fort bien, ils en ont le droit. Mais la foule des imitateurs peut devenir trop nombreuse, et il faut craindre d’exciter les dédains, légitimes alors, du public pour un genre si charmant, qui a déjà le tort d’être loin de sa portée. En somme, il ne faut pas oublier que l’eau-forte est un art profond et dangereux, plein de traîtrises, et qui dévoile les défauts d’un esprit aussi clairement que ses qualités. Et, comme tout grand art, très compliqué sous sa simplicité apparente, il a besoin d’un long dévouement pour être mené à perfection.

Nous désirons croire que, grâce aux efforts d’artistes aussi intelligents que MM. Seymour-Haden, Manet, Legros, Bracquemond, Yonkind, Méryon, Millet, Daubigny, Saint-Marcel, Jacquemart, et d’autres dont je n’ai pas la liste sous les yeux, l’eau-forte retrouvera sa vitalité ancienne ; mais n’espérons pas, quoi qu’on en dise, qu’elle obtienne autant de faveur qu’à Londres, aux beaux temps de l’Etching-Club, quand les ladies elles-mêmes faisaient vanité de promener une pointe inexpérimentée sur le vernis. Engouement britannique, fureur passagère, qui serait plutôt de mauvais augure.

Tout récemment, un jeune artiste américain, M. Whistler, exposait à la galerie Martinet une série d’eaux-fortes, subtiles, éveillées comme l’improvisation et l’inspiration, représentant les bords de la Tamise ; merveilleux fouillis d’agrès, de vergues, de cordages ; chaos de brumes, de fourneaux et de fumées tire-bouchonnées ; poésie profonde et compliquée d’une vaste capitale.

On connaît les audacieuses et vastes eaux-fortes de M. Legros, qu’il vient de rassembler en un album : cérémonies de l’Église, magnifiques comme des rêves ou plutôt comme la réalité ; processions, offices nocturnes, grandeurs sacerdotales, austérités du cloître ; et ces quelques pages où Edgar Poe se trouve traduit avec une âpre et simple majesté.

C’est chez M. Cadart que M. Bonvin mettait récemment en vente un cahier d’eaux-fortes, laborieuses, fermes et minutieuses comme sa peinture.

Chez le même éditeur, M. Yonkind, le charmant et candide peintre hollandais, a déposé quelques planches auxquelles il a confié le secret de ses souvenirs et de ses rêveries, calmes comme les berges des grands fleuves et les horizons de sa noble patrie, — singulières abréviations de sa peinture, croquis que sauront lire tous les amateurs habitués à déchiffrer l’âme d’un artiste dans ses plus rapides gribouillages. Gribouillages est le terme dont se servait un peu légèrement le brave Diderot pour caractériser les eaux-fortes de Rembrandt, légèreté digne d’un moraliste qui veut disserter d’une chose tout autre que la morale.

M. Méryon, le vrai type de l’aquafortiste achevé, ne pouvait manquer à l’appel. Il donnera prochainement des œuvres nouvelles. M. Cadart possède encore quelques-unes des anciennes. Elles se font rares ; car, dans une crise de mauvaise humeur, bien légitime d’ailleurs, M. Méryon a récemment détruit les planches de son album Paris. Et tout de suite, à peu de distance, deux fois de suite, la collection Méryon se vendait en vente publique quatre et cinq fois plus cher que sa valeur primitive.

Par l’âpreté, la finesse et la certitude de son dessin, M. Méryon rappelle ce qu’il y a de meilleur dans les anciens aquafortistes. Nous avons rarement vu, représentée avec plus de poésie, la solennité naturelle d’une grande capitale. Les majestés de la pierre accumulée, les clochers montrant du doigt le ciel, les obélisques de l’industrie vomissant contre le firmament leurs coalitions de fumées, les prodigieux échafaudages des monuments en réparation, appliquant sur le corps solide de l’architecture leur architecture à jour d’une beauté arachnéenne et paradoxale, le ciel brumeux, chargé de colère et de rancune, la profondeur des perspectives augmentée par la pensée des drames qui y sont contenus, aucun des éléments complexes dont se compose le douloureux et glorieux décor de la civilisation n’y est oublié.

Nous avons vu aussi chez le même éditeur la fameuse perspective de San Francisco, que M. Méryon peut, à bon droit, appeler son dessin de maîtrise. M. Niel, propriétaire de la planche, ferait vraiment acte de charité en en faisant tirer de temps en temps quelques épreuves. Le placement en est sûr.

Je reconnais bien dans tous ces faits un symptôme heureux. Mais je ne voudrais pas affirmer toutefois que l’eau-forte soit destinée prochainement à une totale popularité. Pensons-y : un peu d’impopularité, c’est consécration. C’est vraiment un genre trop personnel, et conséquemment trop aristocratique, pour enchanter d’autres personnes que celles qui sont naturellement artistes, très amoureuses dès lors de toute personnalité vive. Non seulement l’eau-forte sert à glorifier l’individualité de l’artiste, mais il serait même difficile à l’artiste de ne pas décrire sur la planche sa personnalité la plus intime. Aussi peut-on affirmer que, depuis la découverte de ce genre de gravure, il y a eu autant de manières de le cultiver qu’il y a eu d’aquafortistes. Il n’en est pas de même du burin, ou du moins la proportion dans l’expression de la personnalité est-elle infiniment moindre.

Somme toute, nous serions enchanté d’être mauvais prophète, et un grand public mordrait au même fruit que nous que cela ne nous en dégoûterait pas. Nous souhaitons à ces messieurs et à leur publication un bon et solide avenir.

V. Vente de la collection de M. E. Piot

Il m’a toujours été difficile de comprendre que les collectionneurs pussent se séparer de leurs collections autrement que par la mort. Je ne parle pas, bien entendu, de ces spéculateurs-amateurs dont le goût ostentatoire recouvre simplement la passion du lucre. Je parle de ceux qui, lentement, passionnément, ont amassé des objets d’art bien appropriés à leur nature personnelle. À chacun de ceux-là, sa collection doit apparaître comme une famille et une famille de son choix. Mais il y a malheureusement en ce monde d’autres nécessités que la mort, presque aussi exigeantes qu’elle, et qui seules peuvent expliquer la tragédie de la séparation et des adieux éternels. Cependant il faut ajouter que qui a bien vu, bien regardé, bien analysé pendant plusieurs années les objets de beauté ou de curiosité, en conserve dans sa mémoire une espèce d’image consolatrice.

C’est samedi 23 avril, et dimanche 24, qu’a lieu l’exposition de la collection de M. Eugène Piot, fondateur du journal le Cabinet de l’Amateur. Les collections très bien faites portant un caractère de sérieux et de sincérité sont rares. Celle-ci, bien connue de tous les vrais amateurs, est le résultat de l’écrémage, le résidu suprême de plusieurs collections formées déjà par M. Piot lui-même. J’ai rarement vu un choix de bronzes aussi intéressant au double point de vue de l’art et de l’histoire. Bronzes italiens de la Renaissance ; sculptures en terre cuite ; terres émaillées ; Michel-Ange, Donatello, Jean de Bologne, Luca Della Robbia ; faïences de différentes fabriques, toutes de premier ordre, particulièrement les hispano-arabes ; vases orientaux de bronze, ciselés, gravés et repoussés ; tapis et étoffes de style asiatique ; quelques tableaux parmi lesquels une tête de sainte Élisabeth, par Raphaël, peinte sur toile à la détrempe ; deux délicieux portraits, par Rosalba ; un dessin de Michel-Ange, et de curieux dessins de M. Meissonier, d’après les plus précieuses armures du Musée d’artillerie ; miniatures vénitiennes, miniatures de manuscrits ; marbres antiques, marbres grecs, marbres de la Renaissance ; poterie et verrerie antiques ; enfin, trois cent soixante médailles de la Renaissance de différents pays, formant tout un dictionnaire historique en bronze, tel est, à peu près, le sommaire de ce merveilleux catalogue ; telles étaient les richesses analysées ou plutôt empilées modestement, comme les trésors de feu Sauvageot, dans quatre ou cinq mansardes, et qui vont être livrées dans deux jours à l’avidité de ceux qui ont la noble passion de l’antiquité. Mais ce qu’il y a certainement de plus beau et de plus curieux dans cette collection, c’est les trois bronzes de Michel-Ange. M. Piot, dans la notice consacrée à ces bronzes, a, avec une discrétion plus que rare chez les amateurs, évité de se prononcer d’une manière absolument affirmative, voulant probablement laisser aux connaisseurs le mérite d’y reconnaître la visible et incontestable griffe du maître. Et parmi ces trois bronzes, également beaux, celui qui laisse le souvenir le plus vif est le masque de Michel-Ange lui-même, où est si profondément exprimée la tristesse de ce glorieux génie.

VI. L’art philosophique3

Qu’est-ce que l’art pur suivant la conception moderne ? C’est créer une magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même.

Qu’est-ce que l’art philosophique suivant la conception de Chenavard et de l’école allemande ? C’est un art plastique qui a la prétention de remplacer le livre, c’est-à-dire de rivaliser avec l’imprimerie pour enseigner l’histoire, la morale et la philosophie.

Il y a en effet des époques de l’histoire où l’art plastique est destiné à peindre les archives historiques d’un peuple et ses croyances religieuses.

Mais, depuis plusieurs siècles, il s’est fait dans l’histoire de l’art comme une séparation de plus en plus marquée des pouvoirs, il y a des sujets qui appartiennent à la peinture, d’autres à la musique, d’autres à la littérature.

Est-ce par une fatalité des décadences qu’aujourd’hui chaque art manifeste l’envie d’empiéter sur l’art voisin, et que les peintres introduisent des gammes musicales dans la peinture, les sculpteurs, de la couleur dans la sculpture, les littérateurs, des moyens plastiques dans la littérature, et d’autres artistes, ceux dont nous avons à nous occuper aujourd’hui, une sorte de philosophie encyclopédique dans l’art plastique lui-même ?

Toute bonne sculpture, toute bonne peinture, toute bonne musique, suggère les sentiments et les rêveries qu’elle veut suggérer.

Mais le raisonnement, la déduction, appartiennent au livre.

Ainsi l’art philosophique est un retour vers l’imagerie nécessaire à l’enfance des peuples, et s’il était rigoureusement fidèle à lui-même, il s’astreindrait à juxtaposer autant d’images successives qu’il en est contenu dans une phrase quelconque qu’il voudrait exprimer.

Encore avons-nous le droit de douter que la phrase hiéroglyphique fût plus claire que la phrase typographiée.

Nous étudierons donc l’art philosophique comme une monstruosité où se sont montrés de beaux talents.

Remarquons encore que l’art philosophique suppose une absurdité pour légitimer sa raison d’existence, à savoir l’intelligence du peuple relativement aux beaux-arts.

Plus l’art voudra être philosophiquement clair, plus il se dégradera et remontera vers l’hiéroglyphe enfantin ; plus au contraire l’art se détachera de l’enseignement et plus il montera vers la beauté pure et désintéressée.

L’Allemagne, comme on le sait et comme il serait facile de le deviner si on ne le savait pas, est le pays qui a le plus donné dans l’erreur de l’art philosophique.

Nous laisserons de côté des sujets bien connus, et par exemple, Overbeck n’étudiant la beauté dans le passé que pour mieux enseigner la religion ; Cornélius et Kaulbach, pour enseigner l’histoire et la philosophie (encore remarquerons-nous que Kaulbach ayant à traiter un sujet purement pittoresque, la Maison des fous, n’a pas pu s’empêcher de le traiter par catégories et, pour ainsi dire, d’une manière aristotélique, tant est indestructible l’antinomie de l’esprit poétique pur et de l’esprit didactique).

Nous nous occuperons aujourd’hui, comme premier échantillon de l’art philosophique, d’un artiste allemand beaucoup moins connu, mais qui, selon nous, était infiniment mieux doué au point de vue de l’art pur, je veux parler de M. Alfred Béthel, mort fou, il y a peu de temps, après avoir illustré une chapelle sur les bords du Rhin, et qui n’est connu à Paris que par huit estampes gravées sur bois dont les deux dernières ont paru à l’Exposition universelle.

Le premier de ses poëmes (nous sommes obligé de nous servir de cette expression en parlant d’une école qui assimile l’art plastique à la pensée écrite) le premier de ses poëmes date de 1848 et est intitulé la Danse des morts en 1848.

C’est un poëme réactionnaire dont le sujet est l’usurpation de tous les pouvoirs et la séduction opérée sur le peuple par la déesse fatale de la mort.

(Description minutieuse de chacune des six planches qui composent le poëme et la traduction exacte des légendes en vers qui les accompagnent. — Analyse du mérite artistique de M. Alfred Béthel, ce qu’il y a d’original en lui (génie de l’allégorie épique à la manière allemande), ce qu’il y a de postiche en lui (imitations des différents maîtres du passé, d’Albert Dürer, d’Holbein, et même de maîtres plus modernes) — de la valeur morale du poëme, caractère satanique et byronien, caractère de désolation.) Ce que je trouve de vraiment original dans le poëme, c’est qu’il se produisit dans un instant où presque toute l’humanité européenne s’était engouée avec bonne foi des sottises de la révolution.

Deux planches se faisant antithèse. La première : Première invasion du choléra à Paris, au bal de l’Opéra. Les masques roides, étendus par terre, caractère hideux d’une pierrette dont les pointes sont en l’air et le masque dénoué ; les musiciens qui se sauvent avec leurs instruments ; allégorie du fléau impassible sur son banc ; caractère généralement macabre de la composition. La seconde, une espèce de bonne mort faisant contraste ; un homme vertueux et paisible est surpris par la mort dans son sommeil ; il est situé dans un lieu haut, un lieu sans doute où il a vécu de longues années ; c’est une chambre dans un clocher d’où l’on aperçoit les champs et un vaste horizon, un lieu fait pour pacifier l’esprit ; le vieux bonhomme est endormi dans un fauteuil grossier, la mort joue un air enchanteur sur le violon. Un grand soleil coupé en deux par la ligne de l’horizon, darde en haut ses rayons géométriques. — C’est la fin d’un beau jour.

Un petit oiseau s’est perché sur le bord de la fenêtre et regarde dans la chambre ; vient-il écouter le violon de la Mort, ou est-ce une allégorie de l’âme prête à s’envoler ?

Il faut, dans la traduction des œuvres d’art philosophiques, apporter une grande minutie et une grande attention ; là les lieux, le décor, les meubles, les ustensiles (voir Hogarth), tout est allégorie, allusion, hiéroglyphes, rébus.

M. Michelet a tenté d’interpréter minutieusement la Melancholia d’Albert Dürer ; son interprétation est suspecte, relativement à la seringue, particulièrement.

D’ailleurs, même à l’esprit d’un artiste philosophe, les accessoires s’offrent, non pas avec un caractère littéral et précis, mais avec un caractère poétique, vague et confus, et souvent c’est le traducteur qui invente les intentions.

 

L’art philosophique n’est pas aussi étranger à la nature française qu’on le croirait. La France aime le mythe, la morale, le rébus ; ou, pour mieux dire, pays de raisonnement, elle aime l’effort de l’esprit.

C’est surtout l’école romantique qui a réagi contre ces tendances raisonnables et qui a fait prévaloir la gloire de l’art pur ; et de certaines tendances, particulièrement celles de M. Chenavard, réhabilitation de l’art hiéroglyphique, sont une réaction contre l’école de l’art pour l’art.

Y a-t-il des climats philosophiques comme il y a des climats amoureux ? Venise a pratiqué l’amour de l’art pour l’art ; Lyon est une ville philosophique. Il y a une philosophie lyonnaise, une école de poésie lyonnaise, une école de peinture lyonnaise, et enfin une école de peinture philosophique lyonnaise.

Ville singulière, bigote et marchande, catholique et protestante, pleine de brumes et de charbons, les idées s’y débrouillent difficilement. Tout ce qui vient de Lyon est minutieux, lentement élaboré et craintif ; l’abbé Noireau, Laprade, Soulary, Chenavard, Janmot. On dirait que les cerveaux y sont enchiffrenés. Même dans Soulary je trouve cet esprit de catégorie qui brille surtout dans les travaux de Chenavard et qui se manifeste aussi dans les chansons de Pierre Dupont.

Le cerveau de Chenavard ressemble à la ville de Lyon ; il est brumeux, flugineux, hérissé de pointes, comme la ville de clochers et de fourneaux. Dans ce cerveau les choses ne se mirent pas clairement, elles ne se réfléchissent qu’à travers un milieu de vapeurs.

Chenavard n’est pas peintre ; il méprise ce que nous entendons par peinture. Il serait injuste de lui appliquer la fable de La Fontaine (ils sont trop verts pour des goujats) ; car je crois que, quand bien même Chenavard pourrait peindre avec autant de dextérité que qui que ce soit, il n’en mépriserait pas moins le ragoût et l’agrément de l’art.

Disons tout de suite que Chenavard a une énorme supériorité sur tous les artistes : s’il n’est pas assez animal, ils sont beaucoup trop peu spirituels.

Chenavard sait lire et raisonner, et il est devenu ainsi l’ami de tous les gens qui aiment le raisonnement ; il est remarquablement instruit et possède la pratique de la méditation.

L’amour des bibliothèques s’est manifesté en lui dès sa jeunesse ; accoutumé tout jeune à associer une idée à chaque forme plastique, il n’a jamais fouillé des cartons de gravures ou contemplé des musées de tableaux que comme des répertoires de la pensée humaine générale. Curieux de religions et doué d’un esprit encyclopédique, il devait naturellement aboutir à la conception impartiale d’un système syncrétique.

Quoique lourd et difficile à manœuvrer, son esprit a des séductions dont il sait tirer grand profit, et s’il a longtemps attendu avant de jouer un rôle, croyez bien que ses ambitions, malgré son apparente bonhomie, n’ont jamais été petites.

(Premiers tableaux de Chenavard : — M. de Dreux-Brézé et Mirabeau. — La Convention votant la mort de Louis XVI. Chenavard a bien choisi son moment pour exhiber son système de philosophie historique, exprimé par le crayon).

Divisons ici notre travail en deux parties, dans l’une nous analyserons le mérite intrinsèque de l’artiste doué d’une habileté étonnante de composition et bien plus grande qu’on ne le soupçonnerait, si l’on prenait trop au sérieux le dédain qu’il professe pour les ressources de son art — habileté à dessiner les femmes ; — dans l’autre nous examinerons le mérite que j’appelle extrinsèque, c’est-à-dire le système philosophique.

Nous avons dit qu’il avait bien choisi son moment, c’est-à-dire le lendemain d’une révolution.

(M. Ledru-Rollin — trouble général des esprits, et vive préoccupation publique relativement à la philosophie de l’histoire.)

L’humanité est analogue à l’homme.

Elle a ses âges et ses plaisirs, ses travaux, ses conceptions analogues à ses âges.

(Analyse du calendrier emblématique de Chenavard. — Que tel art appartient à tel âge de l’humanité comme telle passion à tel âge de l’homme.

L’âge de l’homme se divise en enfance, laquelle correspond dans l’humanité à la période historique depuis Adam jusqu’à Babel ; en virilité, laquelle correspond à la période depuis Babel jusqu’à Jésus-Christ, lequel sera considéré comme le zénith de la vie humaine ; en âge moyen, qui correspond depuis Jésus-Christ jusqu’à Napoléon ; et enfin en vieillesse, qui correspond à la période dans laquelle nous entrerons prochainement et dont le commencement est marqué par la suprématie de l’Amérique et de l’industrie.

L’âge total de l’humanité sera de huit mille quatre cents ans.

De quelques opinions particulières de Chenavard. De la supériorité absolue de Périclès.

Bassesse du paysage, — signe de décadence.

La suprématie simultanée de la musique et de l’industrie, — signe de décadence.

Analyse au point de vue de l’art pur de quelques-uns de ses cartons exposés en 1855.)

Ce qui sert à parachever le caractère utopique et de décadence de Chenavard lui-même, c’est qu’il voulait embrigader sous sa direction les artistes comme des ouvriers pour exécuter en grand ses cartons et les colorier d’une manière barbare.

Chenavard est un grand esprit de décadence et il restera comme signe monstrueux du temps.

 

M. Janmot, lui aussi, est de Lyon.

C’est un esprit religieux et élégiaque, il a dû être marqué jeune par la bigoterie lyonnaise.

Les poëmes de Réthel sont bien charpentés comme poëmes.

Le Calendrier historique de Chenavard est une fantaisie d’une symétrie irréfutable, mais l’Histoire d’une âme est trouble et confuse.

La religiosité qui y est empreinte avait donné à cette série de compositions une grande valeur pour le journalisme clérical, alors qu’elles furent exposées au passage du Saumon ; plus tard nous les avons revues à l’Exposition universelle, où elles furent l’objet d’un auguste dédain.

Une explication en vers a été faite par l’artiste, qui n’a servi qu’à mieux montrer l’indécision de sa conception et qu’à mieux embarrasser l’esprit des spectateurs philosophes auxquels elle s’adressait.

Tout ce que j’ai compris, c’est que ces tableaux représentaient les états successifs de l’âme à différents âges ; cependant, comme il y avait toujours deux êtres en scène, un garçon et une fille, mon esprit s’est fatigué à chercher si la pensée intime du poëme n’était pas l’histoire parallèle de deux jeunes âmes ou l’histoire du double élément mâle et femelle d’une même âme.

Tous ces reproches mis de côté, qui prouvent simplement que M. Janmot n’est pas un cerveau philosophiquement solide, il faut reconnaître qu’au point de vue de l’art pur il y avait dans la composition de ces scènes, et même dans la couleur amère dont elles étaient revêtues, un charme infini et difficile à décrire, quelque chose des douceurs de la solitude, de la sacristie, de l’église et du cloître ; une mysticité inconsciente et enfantine. J’ai senti quelque chose d’analogue devant quelques tableaux de Lesueur et quelques toiles espagnoles.

(Analyse de quelques-uns des sujets, particulièrement la Mauvaise instruction, le Cauchemar, où brillait une remarquable entente du fantastique. Une espèce de promenade mystique des deux jeunes gens sur la montagne, etc., etc.)

 

Tout esprit profondément sensible et bien doué pour les arts (il ne faut pas confondre la sensibilité de l’imagination avec celle du cœur) sentira comme moi que tout art doit se suffire à lui-même et en même temps rester dans les limites providentielles ; cependant l’homme garde ce privilège de pouvoir toujours développer de grands talents dans un genre faux ou en violant la constitution naturelle de l’art.

Quoique je considère les artistes philosophes comme des hérétiques, je suis arrivé à admirer souvent leurs efforts par un effet de ma raison propre.

Ce qui me paraît surtout constater leur caractère d’hérétique, c’est leur inconséquence ; car ils dessinent très bien, très spirituellement, et s’ils étaient logiques dans leur mise en œuvre de l’art assimilé à tout moyen d’enseignement, ils devraient courageusement remonter vers toutes les innombrables et barbares conventions de l’art hiératique.

VII. Morale du joujou

Il y a bien des années, — combien ? je n’en sais rien ; cela remonte aux temps nébuleux de la première enfance, — je fus emmené par ma mère en visite chez une dame Panckoucke. Était-ce la mère, la femme, la belle-sœur du Panckoucke actuel ? Je l’ignore. Je me souviens que c’était dans un hôtel très-calme, un de ces hôtels où l’herbe verdit les coins de la cour, dans une rue silencieuse, la rue des Poitevins. Cette maison passait pour très hospitalière, et à de certains jours elle devenait lumineuse et bruyante. J’ai beaucoup entendu parler d’un bal masqué où M. Alexandre Dumas, qu’on appelait alors le jeune auteur d’Henry III, produisit un grand effet, avec Mlle Élisa Mercœur à son bras, déguisée en page.

Je me rappelle très distinctement que cette dame était habillée de velours et de fourrure. Au bout de quelque temps, elle dit : « Voici un petit garçon à qui je veux donner quelque chose, afin qu’il se souvienne de moi. » Elle me prit par la main, et nous traversâmes plusieurs pièces ; puis elle ouvrit la porte d’une chambre où s’offrait un spectacle extraordinaire et vraiment féerique. Les murs ne se voyaient pas, tellement ils étaient revêtus de joujoux. Le plafond disparaissait sous une floraison de joujoux qui pendaient comme des stalactites merveilleuses. Le plancher offrait à peine un étroit sentier où poser les pieds. Il y avait là un monde de jouets de toute espèce, depuis les plus chers jusqu’aux plus modestes, depuis les plus simples jusqu’aux plus compliqués.

« Voici, dit-elle, le trésor des enfants. J’ai un petit budget qui leur est consacré, et quand un gentil petit garçon vient me voir, je l’amène ici, afin qu’il emporte un souvenir de moi. Choisissez. »

Avec cette admirable et lumineuse promptitude qui caractérise les enfants, chez qui le désir, la délibération et l’action ne font, pour ainsi dire, qu’une seule faculté, par laquelle ils se distinguent des hommes dégénérés, en qui, au contraire, la délibération mange presque tout le temps, — je m’emparai immédiatement du plus beau, du plus cher, du plus voyant, du plus frais, du plus bizarre des joujoux. Ma mère se récria sur mon indiscrétion et s’opposa obstinément à ce que je l’emportasse. Elle voulait que je me contentasse d’un objet infiniment médiocre. Mais je ne pouvais y consentir, et, pour tout accorder, je me résignai à un juste-milieu.

Il m’a souvent pris la fantaisie de connaître tous les gentils petits garçons qui, ayant actuellement traversé une bonne partie de la cruelle vie, manient depuis longtemps autre chose que des joujoux, et dont l’insoucieuse enfance a puisé autrefois un souvenir dans le trésor de Mme Panckoucke.

Cette aventure est cause que je ne puis m’arrêter devant un magasin de jouets et promener mes yeux dans l’inextricable fouillis de leurs formes bizarres et de leurs couleurs disparates, sans penser à la dame habillée de velours et de fourrure, qui m’apparaît comme la Fée du joujou.

J’ai gardé d’ailleurs une affection durable et une admiration raisonnée pour cette statuaire singulière, qui, par la propreté lustrée, l’éclat aveuglant des couleurs, la violence dans le geste et la décision dans le galbe, représente si bien les idées de l’enfance sur la beauté. Il y a dans un grand magasin de joujoux une gaieté extraordinaire qui le rend préférable à un bel appartement bourgeois. Toute la vie en miniature ne s’y trouve-t-elle pas, et beaucoup plus colorée, nettoyée et luisante que la vie réelle ? On y voit des jardins, des théâtres, de belles toilettes, des yeux purs comme le diamant, des joues allumées par le fard, des dentelles charmantes, des voitures, des écuries, des étables, des ivrognes, des charlatans, des banquiers, des comédiens, des polichinelles qui ressemblent à des feux d’artifice, des cuisines, et des armées entières, bien disciplinées, avec de la cavalerie et de l’artillerie.

Tous les enfants parlent à leurs joujoux ; les joujoux deviennent acteurs dans le grand drame de la vie, réduit par la chambre noire de leur petit cerveau. Les enfants témoignent par leurs jeux de leur grande faculté d’abstraction et de leur haute puissance imaginative. Ils jouent sans joujoux. Je ne veux pas parler de ces petites filles qui jouent à la madame, se rendent des visites, se présentent leurs enfants imaginaires et parlent de leurs toilettes. Les pauvres petites imitent leurs mamans : elles préludent déjà à leur immortelle puérilité future, et aucune d’elles, à coup sûr, ne deviendra ma femme. — Mais la diligence, l’éternel drame de la diligence joué avec des chaises : la diligence-chaise, les chevaux-chaises, les voyageurs-chaises ; il n’y a que le postillon de vivant ! L’attelage reste immobile, et cependant il dévore avec une rapidité brûlante des espaces fictifs. Quelle simplicité de mise en scène ! et n’y a-t-il pas de quoi faire rougir de son impuissante imagination ce public blasé qui exige des théâtres une perfection physique et mécanique, et ne conçoit pas que les pièces de Shakspeare puissent rester belles avec un appareil d’une simplicité barbare ?

Et les enfants qui jouent à la guerre ! non pas dans les Tuileries avec de vrais fusils et de vrais sabres, je parle de l’enfant solitaire qui gouverne et mène à lui seul au combat deux armées. Les soldats peuvent être des bouchons, des dominos, des pions, des osselets ; les fortifications seront des planches, des livres, etc., les projectiles, des billes ou toute autre chose ; il y aura des morts, des traités de paix, des otages, des prisonniers, des impôts. J’ai remarqué chez plusieurs enfants la croyance que ce qui constituait une défaite ou une victoire à la guerre, c’était le plus ou moins grand nombre de morts. Plus tard, mêlés à la vie universelle, obligés eux-mêmes de battre pour n’être pas battus, ils sauront qu’une victoire est souvent incertaine, et qu’elle n’est une vraie victoire que si elle est pour ainsi dire le sommet d’un plan incliné, où l’armée glissera désormais avec une vitesse miraculeuse, ou bien le premier terme d’une progression infiniment croissante.

Cette facilité à contenter son imagination témoigne de la spiritualité de l’enfance dans ses conceptions artistiques. Le joujou est la première initiation de l’enfant à l’art, ou plutôt c’en est pour lui la première réalisation, et, l’âge mûr venu, les réalisations perfectionnées ne donneront pas à son esprit les mêmes chaleurs, ni les mêmes enthousiasmes, ni la même croyance.

Et même, analysez cet immense mundus enfantin, considérez le joujou barbare, le joujou primitif, où pour le fabricant le problème consistait à construire une image aussi approximative que possible avec des éléments aussi simples, aussi peu coûteux que possible : par exemple, le polichinelle plat, mû par un seul fil ; les forgerons qui battent l’enclume ; le cheval et son cavalier en trois morceaux, quatre chevilles pour les jambes, la queue du cheval formant un sifflet et quelquefois le cavalier portant une petite plume, ce qui est un grand luxe ; — c’est le joujou à cinq sous, à deux sous, à un sou. — Croyez-vous que ces images simples créent une moindre réalité dans l’esprit de l’enfant que ces merveilles du jour de l’an, qui sont plutôt un hommage de la servilité parasitique à la richesse des parents qu’un cadeau à la poésie enfantine ?

Tel est le joujou du pauvre. Quand vous sortirez le matin avec l’intention décidée de flâner solitairement sur les grandes routes, remplissez vos poches de ces petites inventions, et le long des cabarets, au pied des arbres, faites-en hommage aux enfants inconnus et pauvres que vous rencontrerez. Vous verrez leurs yeux s’agrandir démesurément. D’abord ils n’oseront pas prendre, ils douteront de leur bonheur ; puis leurs mains happeront avidement le cadeau, et ils s’enfuiront comme font les chats qui vont manger loin de vous le morceau que vous leur avez donné, ayant appris à se défier de l’homme. C’est là certainement un grand divertissement.

À propos du joujou du pauvre, j’ai vu quelque chose de plus simple encore, mais de plus triste que le joujou à un sou, — c’est le joujou vivant. Sur une route, derrière la grille d’un beau jardin, au bout duquel apparaissait un joli château, se tenait un enfant beau et frais, habillé de ces vêtements de campagne pleins de coquetterie. Le luxe, l’insouciance et le spectacle habituel de la richesse rendent ces enfants-là si jolis qu’on ne les croirait pas faits de la même pâte que les enfants de la médiocrité ou de la pauvreté. À côté de lui gisait sur l’herbe un joujou splendide, aussi frais que son maître, verni, doré, avec une belle robe, et couvert de plumets et de verroterie. Mais l’enfant ne s’occupait pas de son joujou, et voici ce qu’il regardait : de l’autre côté de la grille, sur la route, entre les chardons et les orties, il y avait un autre enfant, sale, assez chétif, un de ces marmots sur lesquels la morve se fraye lentement un chemin dans la crasse et la poussière. À travers ces barreaux de fer symboliques, l’enfant pauvre montrait à l’enfant riche son joujou, que celui-ci examinait avidement comme un objet rare et inconnu. Or, ce joujou que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boîte grillée, était un rat vivant ! Les parents, par économie, avaient tiré le joujou de la vie elle-même.

Je crois que généralement les enfants agissent sur leurs joujoux, en d’autres termes, que leur choix est dirigé par des dispositions et des désirs, vagues, il est vrai, non pas formulés, mais très-réels. Cependant je n’affirmerais pas que le contraire n’ait pas lieu, c’est-à-dire que les joujoux n’agissent pas sur l’enfant, surtout dans le cas de prédestination littéraire ou artistique. Il ne serait pas étonnant qu’un enfant de cette sorte, à qui ses parents donneraient principalement des théâtres, pour qu’il pût continuer seul le plaisir du spectacle et des marionnettes, s’accoutumât déjà à considérer le théâtre comme la forme la plus délicieuse du beau.

Il est une espèce de joujou qui tend à se multiplier depuis quelque temps, et dont je n’ai à dire ni bien ni mal. Je veux parler du joujou scientifique. Le principal défaut de ces joujoux est d’être chers. Mais ils peuvent amuser longtemps, et développer dans le cerveau de l’enfant le goût des effets merveilleux et surprenants. Le stéréoscope, qui donne en ronde bosse une image plane, est de ce nombre. Il date maintenant de quelques années. Le phénakisticope, plus ancien, est moins connu. Supposez un mouvement quelconque, par exemple un exercice de danseur ou de jongleur, divisé et décomposé en un certain nombre de mouvements ; supposez que chacun de ces mouvements, — au nombre de vingt, si vous voulez, — soit représenté par une figure entière du jongleur ou du danseur, et qu’ils soient tous dessinés autour d’un cercle de carton.

Ajustez ce cercle, ainsi qu’un autre cercle troué, à distances égales, de vingt petites fenêtres, à un pivot au bout d’un manche que vous tenez comme on tient un écran devant le feu. Les vingt petites figures, représentant le mouvement décomposé d’une seule figure, se reflètent dans une glace située en face de vous. Appliquez votre œil à la hauteur des petites fenêtres, et faites tourner rapidement les cercles. La rapidité de la rotation transforme les vingt ouvertures en une seule circulaire, à travers laquelle vous voyez se réfléchir dans la glace vingt figures dansantes, exactement semblables et exécutant les mêmes mouvements avec une précision fantastique. Chaque petite figure a bénéficié des dix-neuf autres. Sur le cercle, elle tourne, et sa rapidité la rend invisible ; dans la glace, vue à travers la fenêtre tournante, elle est immobile, exécutant en place tous les mouvements distribués entre les vingt figures. Le nombre des tableaux qu’on peut créer ainsi est infini.

Je voudrais bien dire quelques mots des mœurs des enfants relativement à leurs joujoux, et des idées des parents dans cette émouvante question. — Il y a des parents qui n’en veulent jamais donner. Ce sont des personnes graves, excessivement graves, qui n’ont pas étudié la nature, et qui rendent généralement malheureux tous les gens qui les entourent. Je ne sais pourquoi je me figure qu’elles puent le protestantisme. Elles ne connaissent pas et ne permettent pas les moyens poétiques de passer le temps. Ce sont les mêmes gens qui donneraient volontiers un franc à un pauvre, à condition qu’il s’étouffât avec du pain, et lui refuseront toujours deux sous pour se désaltérer au cabaret. Quand je pense à une certaine classe de personnes ultra-raisonnables et anti-poétiques par qui j’ai tant souffert, je sens toujours la haine pincer et agiter mes nerfs.

Il y a d’autres parents qui considèrent les joujoux comme des objets d’adoration muette ! il y a des habits qu’il est au moins permis de mettre le dimanche ; mais les joujoux doivent se ménager bien autrement ! Aussi à peine l’ami de la maison a-t-il déposé son offrande dans le tablier de l’enfant, que la mère féroce et économe se précipite dessus, le met dans une armoire, et dit : C’est trop beau pour ton âge ; tu t’en serviras quand tu seras grand ! Un de mes amis m’avoua qu’il n’avait jamais pu jouir de ses joujoux. — Et quand je suis devenu grand, ajoutait-il, j’avais autre chose à faire. — Du reste, il y a des enfants qui font d’eux-mêmes la même chose : ils n’usent pas de leurs joujoux, ils les économisent, ils les mettent en ordre, en font des bibliothèques et des musées, et les montrent de temps à autre à leurs petits amis en les priant de ne pas toucher. Je me défierais volontiers de ces enfants-hommes.

La plupart des marmots veulent surtout voir l’âme, les uns au bout de quelque temps d’exercice, les autres tout de suite. C’est la plus ou moins rapide invasion de ce désir qui fait la plus ou moins grande longévité du joujou. Je ne me sens pas le courage de blâmer cette manie enfantine : c’est une première tendance métaphysique. Quand ce désir s’est fiché dans la moelle cérébrale de l’enfant, il remplit ses doigts et ses ongles d’une agilité et d’une force singulières. L’enfant tourne, retourne son joujou, il le gratte, le secoue, le cogne contre les murs, le jette par terre. De temps en temps, il lui fait recommencer ses mouvements mécaniques, quelquefois en sens inverse. La vie merveilleuse s’arrête. L’enfant, comme le peuple qui assiège les Tuileries, fait un suprême effort ; enfin il l’entr’ouvre, il est le plus fort. Mais où est l’âme ? C’est ici que commencent l’hébétement et la tristesse.

Il y en a d’autres qui cassent tout de suite le joujou à peine mis dans leurs mains, à peine examiné ; et quant à ceux-là, j’avoue que j’ignore le sentiment mystérieux qui les fait agir. Sont-ils pris d’une colère superstitieuse contre ces menus objets qui imitent l’humanité, ou bien leur font-ils subir une espèce d’épreuve maçonnique avant de les introduire dans la vie enfantine ? — Puzzling question !

VIII. Théophile Gautier

Quoique nous n’ayons donné à boire à aucune vieille, nous sommes dans la position de la jeune fille de Perrault ; nous ne pouvons ouvrir la bouche sans qu’il en tombe aussitôt des pièces d’or, des diamants, des rubis et des perles ; nous voudrions bien de temps en temps vomir un crapaud, une couleuvre et une souris rouge, ne fût-ce que pour varier ; mais cela n’est pas en notre pouvoir.

Théophile Gautier. — Caprices et Zigzags.

 

I

Je ne connais pas de sentiment plus embarrassant que l’admiration. Par la difficulté de s’exprimer convenablement, elle ressemble à l’amour. Où trouver des expressions assez fortement colorées, ou nuancées d’une manière assez délicate, pour répondre aux nécessités d’un sentiment exquis ? Le respect humain est un fléau dans tous les ordres de choses, dit un livre de philosophie qui se trouve par hasard sous mes yeux ; mais qu’on ne croie pas que l’ignoble respect humain soit l’origine de mon embarras : cette perplexité n’a d’autre source que la crainte de ne pas parler de mon sujet d’une manière suffisamment noble.

Il y a des biographies faciles à écrire ; celles, par exemple, des hommes dont la vie fourmille d’événements et d’aventures ; là, nous n’aurions qu’à enregistrer et à classer des faits avec leurs dates ; — mais ici, rien de cette variété matérielle qui réduit la tâche de l’écrivain à celle d’un compilateur. Rien qu’une immensité spirituelle ! La biographie d’un homme dont les aventures les plus dramatiques se jouent silencieusement sous la coupole de son cerveau, est un travail littéraire d’un ordre tout différent. Tel astre est né avec telles fonctions, et tel homme aussi. Chacun accomplit magnifiquement et humblement son rôle de prédestiné. Qui pourrait concevoir une biographie du soleil ? C’est une histoire qui, depuis que l’astre a donné signe de vie, est pleine de monotonie, de lumière et de grandeur.

Puisque je n’ai, en somme, qu’à écrire l’histoire d’une idée fixe, laquelle je saurai d’ailleurs définir et analyser, il importerait bien peu, à la rigueur, que j’apprisse ou que je n’apprisse pas à mes lecteurs que Théophile Gautier est né à Tarbes, en 1811. Depuis de longues années j’ai le bonheur d’être son ami, et j’ignore complètement s’il a dès l’enfance révélé ses futurs talents par des succès de collège, par ces couronnes puériles que souvent ne savent pas conquérir les enfants sublimes, et qu’en tout cas ils sont obligés de partager avec une foule de hideux niais, marqués par la fatalité. De ces petitesses, je ne sais absolument rien. Théophile Gautier lui-même n’en sait plus rien peut-être, et si par hasard il s’en souvient, je suis bien sûr qu’il ne lui serait pas agréable de voir remuer ce fatras de lycéen. Il n’y a pas d’homme qui pousse plus loin que lui la pudeur majestueuse du vrai homme de lettres, et qui ait plus d’horreur d’étaler tout ce qui n’est pas fait, préparé et mûri pour le public, pour l’édification des âmes amoureuses du Beau. N’attendez jamais de lui des mémoires, non plus que des confidences, non plus que des souvenirs, ni rien de ce qui n’est pas la sublime fonction.

Il est une considération qui augmente la joie que j’éprouve à rendre compte d’une idée fixe, c’est de parler enfin, et tout à mon aise, d’un homme inconnu. Tous ceux qui ont médité sur les méprises de l’histoire ou sur ses justices tardives, comprendront ce que signifie le mot inconnu, appliqué à Théophile Gautier. Il remplit, depuis bien des années, Paris et la province du bruit de ses feuilletons, c’est vrai ; il est incontestable que maint lecteur, curieux de toutes les choses littéraires, attend impatiemment son jugement sur les ouvrages dramatiques de la dernière semaine ; encore plus incontestable que ses comptes rendus des Salons, si calmes, si pleins de candeur et de majesté, sont des oracles pour tous les exilés qui ne peuvent juger et sentir par leurs propres yeux. Pour tous ces publics divers, Théophile Gautier est un critique incomparable et indispensable ; et cependant il reste un homme inconnu. Je veux expliquer ma pensée.

Je vous suppose interné dans un salon bourgeois et prenant le café, après dîner, avec le maître de la maison, la dame de la maison et ses demoiselles. Détestable et risible argot auquel la plume devrait se soustraire, comme l’écrivain s’abstenir de ces énervantes fréquentations ! Bientôt on causera musique, peinture peut-être, mais littérature infailliblement. Théophile Gautier à son tour sera mis sur le tapis ; mais, après les couronnes banales qui lui seront décernées (« qu’il a d’esprit ! qu’il est amusant ! qu’il écrit bien, et que son style est coulant ! » — le prix de style coulant est donné indistinctement à tous les écrivains connus, l’eau claire étant probablement le symbole le plus clair de beauté pour les gens qui ne font pas profession de méditer), si vous vous avisiez de faire remarquer que l’on omet son mérite principal, son incontestable et plus éblouissant mérite, enfin qu’on oublie de dire qu’il est un grand poëte, vous verrez un vif étonnement se peindre sur tous les visages. « Sans aucun doute, il a le style très-poétique », dira le plus subtil de la bande, ignorant qu’il s’agit de rhythmes et de rimes. Tout ce monde-là a lu le feuilleton du lundi, mais personne, depuis tant d’années, n’a trouvé d’argent ni de loisir pour Albertus, la Comédie de la Mort et España. Cela est bien dur à avouer pour un Français, et si je ne parlais pas d’un écrivain placé assez haut pour assister tranquillement à toutes les injustices, j’aurais, je crois, préféré cacher cette infirmité de notre public. Mais cela est ainsi. Les éditions se sont cependant multipliées, facilement écoulées. Où sont-elles allées ? dans quelles armoires se sont enfouis ces admirables échantillons de la plus pure Beauté française ? Je l’ignore ; sans doute dans quelque région mystérieuse située bien loin du faubourg Saint-Germain ou de la Chaussée-d’Antin, pour parler comme la géographie de MM. les Chroniqueurs. Je sais bien qu’il n’est pas un homme de lettres, pas un artiste un peu rêveur, dont la mémoire ne soit meublée et parée de ces merveilles ; mais les gens du monde, ceux-là mêmes qui se sont enivrés ou ont feint de s’enivrer avec les Méditations et les Harmonies, ignorent ce nouveau trésor de jouissance et de beauté.

J’ai dit que c’était là un aveu bien cuisant pour un cœur français ; mais il ne suffit pas de constater un fait, il faut tâcher de l’expliquer. Il est vrai que Lamartine et Victor Hugo ont joui plus longtemps d’un public plus curieux des jeux de la Muse que celui qui allait s’engourdissant déjà à l’époque où Théophile Gautier devenait définitivement un homme célèbre. Depuis lors, ce public a diminué graduellement la part légitime de temps consacrée aux plaisirs de l’esprit. Mais ce ne serait là qu’une explication insuffisante ; car, pour laisser de côté le poëte qui fait le sujet de cette étude, je m’aperçois que le public n’a glané avec soin dans les œuvres des poëtes que les parties qui étaient illustrées (ou souillées) par une espèce de vignette politique, un condiment approprié à la nature de ses passions actuelles. Il a su l’Ode à la Colonne, l’Ode à l’Arc de Triomphe, mais il ignore les parties mystérieuses, ombreuses, les plus charmantes de Victor Hugo. Il a souvent récité les ïambes d’Auguste Barbier sur les Journées de Juillet, mais il n’a pas, avec le poëte, versé son pianto sur l’Italie désolée, et il ne l’a pas suivi dans son voyage chez le Lazare du Nord.

Or le condiment que Théophile Gautier jette dans ses œuvres, qui, pour les amateurs de l’art, est du choix le plus exquis et du sel le plus ardent, n’a que peu ou point d’action sur le palais de la foule. Pour devenir tout à fait populaire, ne faut-il pas consentir à mériter de l’être, c’est-à-dire ne faut-il pas, par un petit côté secret, un presque rien qui fait tache, se montrer un peu populacier ? En littérature comme en morale, il y a danger, autant que gloire, à être délicat. L’aristocratie nous isole.

J’avouerai franchement que je ne suis pas de ceux qui voient là un mal bien regrettable, et que j’ai peut-être poussé trop loin la mauvaise humeur contre de pauvres philistins. Récriminer, faire de l’opposition, et même réclamer la justice, n’est-ce pas s’emphilistiner quelque peu ? On oublie à chaque instant qu’injurier une foule, c’est s’encanailler soi-même. Placés très-haut, toute fatalité nous apparaît comme justice. Saluons donc, au contraire, avec tout le respect et l’enthousiasme qu’elle mérite, cette aristocratie qui fait solitude autour d’elle. Nous voyons d’ailleurs que telle faculté est plus ou moins estimée selon le siècle, et qu’il y a dans le cours des âges place pour de splendides revanches. On peut tout attendre de la bizarrerie humaine, même l’équité, bien qu’il soit vrai de dire que l’injustice lui est infiniment plus naturelle. Un écrivain politique ne disait-il pas l’autre jour que Théophile Gautier est une réputation surfaite !

II

Ma première entrevue avec cet écrivain, — que l’univers nous enviera, comme il nous envie Chateaubriand, Victor Hugo et Balzac, — est actuellement devant ma mémoire. Je m’étais présenté chez lui pour lui offrir un petit volume de vers de la part de deux amis absents. Je le trouvai, non pas aussi prestant qu’aujourd’hui, mais déjà majestueux, à l’aise et gracieux dans des vêtements flottants. Ce qui me frappa d’abord dans son accueil, ce fut l’absence totale de cette sécheresse, si pardonnable d’ailleurs, chez tous les hommes accoutumés par position à craindre les visiteurs. Pour caractériser cet abord, je me servirais volontiers du mot bonhomie, s’il n’était pas bien trivial ; il ne pourrait servir dans ce cas qu’assaisonné et relevé, selon la recette racinienne, d’un bel adjectif tel que asiatique ou oriental, pour rendre un genre d’humeur tout à la fois simple, digne et moelleuse. Quant à la conversation (chose solennelle qu’une première conversation avec un homme illustre qui vous dépasse encore plus par le talent que par l’âge !), elle s’est également bien moulée dans le fond de mon esprit. Quand il me vit un volume de poésies à la main, sa noble figure s’illumina d’un joli sourire ; il tendit le bras avec une sorte d’avidité enfantine ; car c’est chose curieuse combien cet homme, qui sait tout exprimer et qui a plus que tout autre le droit d’être blasé, a la curiosité facile et darde vivement son regard sur le non-moi. Après avoir rapidement feuilleté le volume, il me fit remarquer que les poëtes en question se permettaient trop souvent des sonnets libertins, c’est-à-dire non orthodoxes et s’affranchissant volontiers de la règle de la quadruple rime. Il me demanda ensuite, avec un œil curieusement méfiant, et comme pour m’éprouver, si j’aimais à lire des dictionnaires. Il me dit cela d’ailleurs comme il dit toute chose, fort tranquillement, et du ton qu’un autre aurait pris pour s’informer si je préférais la lecture des voyages à celle des romans. Par bonheur, j’avais été pris très jeune de lexicomanie, et je vis que ma réponse me gagnait de l’estime. Ce fut justement à propos des dictionnaires qu’il ajouta « que l’écrivain qui ne savait pas tout dire, celui qu’une idée si étrange, si subtile qu’on la supposât, si imprévue, tombant comme une pierre de la lune, prenait au dépourvu et sans matériel pour lui donner corps, n’était pas un écrivain ». Nous causâmes ensuite de l’hygiène, des ménagements que l’homme de lettres doit à son corps et de sa sobriété obligée. Bien que pour illustrer la matière il ait tiré, je crois, quelques comparaisons de la vie des danseuses et des chevaux de course, la méthode dont il traita son thème (de la sobriété, comme preuve du respect dû à l’art et aux facultés poétiques) me fit penser à ce que disent les livres de piété sur la nécessité de respecter notre corps comme temple de Dieu. Nous nous entretînmes également de la grande fatuité du siècle et de la folie du progrès. J’ai retrouvé dans des livres qu’il a publiés depuis lors quelques-unes des formules qui servaient à résumer ses opinions ; par exemple, celle-ci : « Il est trois choses qu’un civilisé ne saura jamais créer : un vase, une arme, un harnais. » Il va sans dire qu’il s’agit ici de beauté et non d’utilité. — Je lui parlai vivement de la puissance étonnante qu’il avait montrée dans le bouffon et le grotesque ; mais à ce compliment il répliqua avec candeur qu’au fond il avait en horreur l’esprit et le rire, ce rire qui déforme la créature de Dieu ! « Il est permis d’avoir quelquefois de l’esprit, comme au sage de faire une ribote, pour prouver aux sots qu’il pourrait être leur égal ; mais cela n’est pas nécessaire. » — Ceux que cette opinion proférée par lui pourrait étonner n’ont pas remarqué que, comme son esprit est un miroir cosmopolite de beauté, où conséquemment le Moyen Âge et la Renaissance se sont très légitimement et très magnifiquement reflétés, il s’est de très bonne heure appliquée à fréquenter les Grecs et la Beauté antique, au point de dérouter ceux de ses admirateurs qui ne possédaient pas la véritable clef de sa chambre spirituelle. On peut, pour cet objet, consulter Mademoiselle de Maupin, où la beauté grecque fut vigoureusement défendue en pleine exubérance romantique.

Tout cela fut dit avec netteté et décision, mais sans dictature, sans pédanterie, avec beaucoup de finesse, mais sans trop de quintessence. En écoutant cette éloquence de conversation, si loin du siècle et de son violent charabia, je ne pouvais m’empêcher de rêver à la lucidité antique, à je ne sais quel écho socratique, familièrement apporté sur l’aile d’un vent oriental. Je me retirai conquis par tant de noblesse et de douceur, subjugué par cette force spirituelle, à qui la force physique sert, pour ainsi dire, de symbole, comme pour illustrer encore la vraie doctrine et la confirmer par un nouvel argument.

Depuis cette petite fête de ma jeunesse, que d’années au plumage varié ont agité leurs ailes et pris leur vol vers le ciel avide ! Cependant, à cette heure même, je n’y puis penser sans une certaine émotion. C’est là mon excellente excuse auprès de ceux qui ont pu me trouver bien osé et un peu parvenu de parler sans façon, au début de ce travail, de mon intimité avec un homme célèbre. Mais qu’on sache que si quelques-uns d’entre nous ont pris leurs aises avec Gautier, c’est parce qu’en le permettant il semblait le désirer. Il se complaît innocemment dans une affectueuse et familière paternité. C’est encore un trait de ressemblance avec ces braves gens illustres de l’antiquité, qui aimaient la société des jeunes, et qui promenaient avec eux leur solide conversation sous de riches verdures, au bord des fleuves, ou sous des architectures nobles et simples comme leur âme.

Ce portrait, esquissé d’une façon familière, aurait besoin du concours du graveur. Heureusement Théophile Gautier a rempli dans différents recueils des fonctions généralement relatives aux arts et au théâtre, qui ont fait de lui un des personnages de Paris les plus publiquement répandus. Presque tout le monde connaît ses cheveux longs et souples, son port noble et lent et son regard plein d’une rêverie féline.

III

Tout écrivain français, ardent pour la gloire de son pays, ne peut pas, sans fierté et sans regrets, reporter ses regards vers cette époque de crise féconde où la littérature romantique s’épanouissait avec tant de vigueur. Chateaubriand, toujours plein de force, mais comme couché à l’horizon, semblait un Athos qui contemple nonchalamment le mouvement de la plaine ; Victor Hugo, Sainte-Beuve, Alfred de Vigny, avaient rajeuni, plus encore, avaient ressuscité la poésie française, morte depuis Corneille. Car André Chénier, avec sa molle antiquité à la Louis XVI, n’était pas un symptôme de rénovation assez vigoureuse, et Alfred de Musset, féminin et sans doctrine, aurait pu exister dans tous les temps et n’eût jamais été qu’un paresseux à effusions gracieuses. Alexandre Dumas produisait coup sur coup ses drames fougueux, où l’éruption volcanique était ménagée avec la dextérité d’un habile irrigateur. Quelle ardeur chez l’homme de lettres de ce temps, et quelle curiosité, quelle chaleur dans le public ! Ô splendeurs éclipsées, Ô soleil descendu derrière l’horizon ! — Une seconde phase se produisit dans le mouvement littéraire moderne, qui nous donna Balzac, c’est-à-dire le vrai Balzac, Auguste Barbier et Théophile Gautier. Car nous devons remarquer que, bien que celui-ci n’ait été un littérateur décidément en vue qu’après la publication de Mademoiselle de Maupin, son premier recueil de poésies, bravement lancé en pleine révolution, date de 1830. Ce ne fut, je crois, qu’en 1832 qu’Albertus fut rejoint à ces poésies. Quelque vive et riche qu’eût été jusqu’alors la nouvelle sève littéraire, il faut avouer qu’un élément lui avait fait défaut, ou du moins ne s’y laissait observer que rarement, comme par exemple dans Notre-Dame de Paris, Victor Hugo faisant positivement exception par le nombre et l’ampleur de ses facultés ; je veux parler du rire et du sentiment du grotesque. Les Jeune-France prouvèrent bientôt que l’école se complétait. Quelque léger que cet ouvrage puisse paraître à plusieurs, il renferme de grands mérites. Outre la beauté du diable, c’est-à-dire la grâce charmante et l’audace de la jeunesse, il contient le rire, et le meilleur rire. Évidemment, à une époque pleine de duperies, un auteur s’installait en pleine ironie et prouvait qu’il n’était pas dupe. Un vigoureux bon sens le sauvait des pastiches et des religions à la mode. Avec une nuance de plus, une Larme du Diable continuait ce filon de riche jovialité. ‘ Mademoiselle de Maupin servit à définir encore mieux sa position. Beaucoup de gens ont longtemps parlé de cet ouvrage comme répondant à de puériles passions, comme enchantant plutôt par le sujet que par la forme savante qui le distingue. Il faut vraiment que de certaines personnes regorgent de passion pour la pouvoir ainsi mettre partout. C’est la muscade qui leur sert à assaisonner tout ce qu’elles mangent. Par son style prodigieux, par sa beauté correcte et recherchée, pure et fleurie, ce livre était un véritable événement. C’est ainsi que le considérait Balzac, qui dès lors voulut connaître l’auteur. Avoir non seulement un style, mais encore un style particulier, était l’une des plus grandes ambitions, sinon la plus grande, de l’auteur de la Peau de Chagrin et de la Recherche de l’Absolu. Malgré les lourdeurs et les enchevêtrements de sa phrase, il a toujours été un connaisseur des plus fins et des plus difficiles. Avec Mademoiselle de Maupin apparaissait dans la littérature le Dilettantisme qui, par son caractère exquis et superlatif, est toujours la meilleure preuve des facultés indispensables en art. Ce roman, ce conte, ce tableau, cette rêverie continuée avec l’obstination d’un peintre, cette espèce d’hymne à la Beauté, avait surtout ce grand résultat d’établir définitivement la condition génératrice des œuvres d’art, c’est-à-dire l’amour exclusif du Beau, l’Idée fixe.

Les choses que j’ai à dire sur ce sujet (et je les dirai très brièvement) ont été très connues en d’autres temps. Et puis elles ont été obscurcies, définitivement oubliées. Des hérésies étranges se sont glissées dans la critique littéraire. Je ne sais quelle lourde nuée, venue de Genève, de Boston ou de l’enfer, a intercepté les beaux rayons du soleil de l’esthétique. La fameuse doctrine de l’indissolubilité du Beau, du Vrai et du Bien est une invention de la philosophaillerie moderne (étrange contagion, qui fait qu’en définissant la folie on en parle le jargon !). Les différents objets de la recherche spirituelle réclament des facultés qui leur sont éternellement appropriées ; quelquefois tel objet n’en réclame qu’une, quelquefois toutes ensemble, ce qui ne peut être que fort rare, et encore jamais à une dose ou à un degré égal. Encore faut-il remarquer que plus un objet réclame de facultés, moins il est noble et pur, plus il est complexe, plus il contient de bâtardise. Le Vrai sert de base et de but aux sciences ; il invoque surtout l’intellect pur. La pureté de style sera ici la bienvenue, mais la beauté de style peut y être considérée comme un élément de luxe. Le Bien est la base et le but des recherches morales. Le Beau est l’unique ambition, le but exclusif du Goût. Bien que le Vrai soit le but de l’histoire, il y a une Muse de l’histoire, pour exprimer que quelques-unes des qualités nécessaires à l’historien relèvent de la Muse. Le Roman est un de ces genres complexes où une part plus ou moins grande peut être faite tantôt au Vrai, tantôt au Beau. La part du Beau dans Mademoiselle de Maupin était excessive. L’auteur avait le droit de la faire telle. La visée de ce roman n’était pas d’exprimer les mœurs, non plus que les passions d’une époque, mais une passion unique, d’une nature toute spéciale, universelle et éternelle, sous l’impulsion de laquelle le livre entier court, pour ainsi dire, dans le même lit que la Poésie, mais sans toutefois se confondre absolument avec elle, privé qu’il est du double élément du rythme et de la rime. Ce but, cette visée, cette ambition, c’était de rendre, dans un style approprié, non pas la fureur de l’amour, mais la beauté de l’amour et la beauté des objets dignes d’amour, en un mot l’enthousiasme (bien différent de la passion) créé par la beauté. C’est vraiment, pour un esprit non entraîné par la mode de l’erreur, un sujet d’étonnement énorme que la confusion totale des genres et des facultés. Comme les différents métiers réclament différents outils, les différents objets de recherche spirituelle exigent leurs facultés correspondantes. — Il est permis quelquefois, je présume, de se citer soi-même, surtout pour éviter de se paraphraser. Je répéterai donc :

« … Il est une autre hérésie… une erreur qui a la vie plus dure, je veux parler de l’hérésie de l’enseignement, laquelle comprend comme corollaires inévitables, les hérésies de la passion, de la vérité et de la morale. Une foule de gens se figurent que le but de la poésie est un enseignement quelconque, qu’elle doit tantôt fortifier la conscience, tantôt perfectionner les mœurs, tantôt enfin démontrer quoi que ce soit d’utile… La Poésie, pour peu qu’on veuille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n’a pas d’autre but qu’Elle-même ; elle ne peut pas en avoir d’autre, et aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème.

« Je ne veux pas dire que la poésie n’ennoblisse pas les mœurs, — qu’on me comprenne bien, — que son résultat final ne soit pas d’élever l’homme au-dessus du niveau des intérêts vulgaires ; ce serait évidemment une absurdité. Je dis que si le poëte a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique ; et il n’est pas imprudent de parier que son œuvre sera mauvaise. La poésie ne peut pas, sous peine de mort ou de déchéance, s’assimiler à la science ou à la morale ; elle n’a pas la Vérité pour objet, elle n’a qu’Elle-même. Les modes de démonstration de vérités sont autres et sont ailleurs. La Vérité n’a rien à faire avec les chansons. Tout ce qui fait le charme, la grâce, l’irrésistible d’une chanson, enlèverait à la Vérité son autorité et son pouvoir. Froide, calme, impassible, l’humeur démonstrative repousse les diamants et les fleurs de la Muse ; elle est donc absolument l’inverse de l’humeur poétique.

L’Intellect pur vise à la Vérité, le Goût nous montre la Beauté, et le Sens Moral nous enseigne le Devoir. Il est vrai que le sens du milieu a d’intimes connexions avec les deux extrêmes, et il n’est séparé du Sens Moral que par une si légère différence, qu’Aristote n’a pas hésité à ranger parmi les vertus quelques-unes de ses délicates opérations. Aussi ce qui exaspère surtout l’homme de goût dans le spectacle du vice, c’est sa difformité, sa disproportion. Le vice porte atteinte au juste et au vrai, révolte l’intellect et la conscience ; mais comme outrage à l’harmonie, comme dissonance, il blessera plus particulièrement de certains esprits poétiques ; et je ne crois pas qu’il soit scandalisant de considérer toute infraction à la morale, au beau moral, comme une espèce de faute contre le rythme et la prosodie universels.

C’est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la Terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà, et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalité. C’est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique, que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau ; et quand un poème exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d’un excès de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d’une mélancolie irritée, d’une postulation des nerfs, d’une nature exilée dans l’imparfait et qui voudrait s’emparer immédiatement, sur cette terre même, d’un paradis révélé.

Ainsi le principe de la poésie est, strictement et simplement, l’aspiration humaine vers une Beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un enthousiasme, un enlèvement de l’âme ; enthousiasme tout à fait indépendant de la passion, qui est l’ivresse du cœur, et de la vérité, qui est la pâture de la raison. Car la passion est chose naturelle, trop naturelle même, pour ne pas introduire un ton blessant, discordant, dans le domaine de la Beauté pure ; trop familière et trop violente pour ne pas scandaliser les purs Désirs, les gracieuses Mélancolies et les nobles Désespoirs qui habitent les régions surnaturelles de la Poésie. »

Et ailleurs je disais : « Dans un pays où l’idée d’utilité, la plus hostile du monde à l’idée de beauté, prime et domine toutes choses, le parfait critique sera le plus honorable, c’est-à-dire celui dont les tendances et les désirs se rapprocheront le plus des tendances et des désirs de son public, — celui qui, confondant les facultés et les genres de production, assignera à tous un but unique, — celui qui cherchera dans un livre de poésie les moyens de perfectionner la conscience. »

Depuis quelques années, en effet, une grande fureur d’honnêteté s’est emparée du théâtre, de la poésie, du roman et de la critique. Je laisse de côté la question de savoir quels bénéfices l’hypocrisie peut trouver dans cette confusion de fonctions, quelles consolations en peut tirer l’impuissance littéraire. Je me contente de noter et d’analyser l’erreur, la supposant désintéressée.

L’imitation de la passion, avec la recherche du Vrai et un peu celle du Beau (non pas du bien), constitue l’amalgame dramatique ; mais aussi c’est la passion qui recule le drame à un rang secondaire dans la hiérarchie du Beau. Si j’ai négligé la question de la noblesse plus ou moins grande des facultés, ç’a été pour n’être pas entraîné trop loin ; mais la supposition qu’elles sont toutes égales ne nuit eu rien à la théorie générale que j’essaye d’esquisser. Pendant l’époque désordonnée du romantisme, l’époque d’ardente effusion, on faisait souvent usage de cette formule : La poésie du cœur ! On donnait ainsi plein droit à la passion ; on lui attribuait une sorte d’infaillibilité. Combien de contresens et de sophismes peut imposer à la langue française une erreur d’esthétique ! Le cœur contient la passion, le cœur contient le dévouement, le crime ; l’Imagination seule contient la poésie. Mais aujourd’hui l’erreur a pris un autre cours et de plus grandes proportions. Par exemple une femme, dans un moment de reconnaissance enthousiaste, dit à son mari, avocat :

Ô poëte ! je t’aime !

Empiétement du sentiment sur le domaine de la raison ! Vrai raisonnement de femme qui ne sait pas approprier les mots à leur usage ! Or cela veut dire : « Tu es un honnête homme et un bon époux ; donc tu es poëte, et bien plus poëte que tous ceux qui se servent du mètre et de la rime pour exprimer des idées de beauté. J’affirmerai même, — continue bravement cette précieuse à l’inverse, — que tout honnête homme qui sait plaire à sa femme est un poëte sublime. Bien plus, je déclare, dans mon infaillibilité bourgeoise, que quiconque fait admirablement bien les vers est beaucoup moins poëte que tout honnête homme épris de son ménage ; car le talent de composer des vers parfaits nuit évidemment aux facultés de l’époux, qui sont la base de toute poésie ! »

Mais que l’académicien qui a commis cette erreur, si flatteuse pour les avocats, se console. Il est en nombreuse et illustre compagnie ; car le vent du siècle est à la folie ; le baromètre de la raison moderne marque tempête. N’avons-nous pas vu récemment un écrivain illustre et des plus accrédités placer, aux applaudissements unanimes, toute poésie, non pas dans la Beauté, mais dans l’amour ! dans l’amour vulgaire, domestique et garde-malade ! et s’écrier dans sa haine de toute beauté : Un bon tailleur vaut mieux que trois sculpteurs classiques ! et affirmer que si Raymond Lulle est devenu théologien, c’est que Dieu l’a puni d’avoir reculé devant le cancer qui dévorait le sein d’une dame, objet de ses galanteries ! S’il l’eût véritablement aimée, ajoute-t-il, combien cette infirmité l’eût embellie à ses yeux ! — Aussi est-il devenu théologien ! Ma foi ! c’est bien fait. — Le même auteur conseille au mariprovidence de fouetter sa femme, quand elle vient, suppliante, réclamer le soulagement de l’expiation. Et quel châtiment nous permettra-t-il d’infliger à un vieillard sans majesté, fébrile et féminin, jouant à la poupée, tournant des madrigaux en l’honneur de la maladie, et se vautrant avec délices dans le linge sale de l’humanité ? Pour moi, je n’en connais qu’un : c’est un supplice qui marque profondément et pour l’éternité ; car, comme le dit la chanson de nos pères, ces pères vigoureux qui savaient rire dans toutes les circonstances, même les plus définitives :

Le ridicule est plus tranchant
Que le fer de la guillotine.

Je sors de ce chemin de traverse où m’entraîne l’indignation, et je reviens au thème important. La sensibilité de cœur n’est pas absolument favorable au travail poétique. Une extrême sensibilité de cœur peut même nuire en ce cas. La sensibilité de l’imagination est d’une autre nature ; elle sait choisir, juger, comparer, fuir ceci, rechercher cela, rapidement, spontanément. C’est de cette sensibilité, qui s’appelle généralement le Goût, que nous tirons la puissance d’éviter le mal et de chercher le bien en matière poétique. Quant à l’honnêteté de cœur, une politesse vulgaire nous commande de supposer que tous les hommes, même les poëtes, la possèdent. Que le poëte croie ou ne croie pas qu’il soit nécessaire de donner à ses travaux le fondement d’une vie pure et correcte, cela ne relève que de son confesseur ou des tribunaux ; en quoi sa condition est absolument semblable à celle de tous ses concitoyens.

On voit que, dans les termes où j’ai posé la question, si nous limitons le sens du mot écrivain aux travaux qui ressortent de l’imagination, Théophile Gautier est l’écrivain par excellence ; parce qu’il est l’esclave de son devoir, parce qu’il obéit sans cesse aux nécessités de sa fonction, parce que le goût du Beau est pour lui un fatum, parce qu’il a fait de son devoir une idée fixe. Avec son lumineux bon sens (je parle du bon sens du génie, et non pas du bon sens des petites gens), il a retrouvé tout de suite la grande voie. Chaque écrivain est plus ou moins marqué par sa faculté principale. Chateaubriand a chanté la gloire douloureuse de la mélancolie et de l’ennui. Victor Hugo, grand, terrible, immense comme une création mythique, cyclopéen, pour ainsi dire, représente les forces de la nature et leur lutte harmonieuse. Balzac, grand, terrible, complexe aussi, figure le monstre d’une civilisation, et toutes ses luttes, ses ambitions et ses fureurs. Gautier, c’est l’amour exclusif du Beau, avec toutes ses subdivisions, exprimé dans le langage le mieux approprié. Et remarquez que presque tous les écrivains importants, dans chaque siècle, ceux que nous appellerons des chefs d’emploi ou des capitaines, ont au-dessous d’eux des analogues, sinon des semblables, propres à les remplacer. Ainsi, quand une civilisation meurt, il suffit qu’un poème d’un genre particulier soit retrouvé pour donner l’idée des analogues disparus et permettre à l’esprit critique de rétablir sans lacune la chaîne de génération. Or, par son amour du Beau, amour immense, fécond, sans cesse rajeuni (mettez, par exemple, en parallèle les derniers feuilletons sur Pétersbourg et la Néva avec Italia ou Tra los montes), Théophile Gautier est un écrivain d’un mérite à la fois nouveau et unique. De celui-ci, on peut dire qu’il est, jusqu’à présent, sans doublure.

Pour parler dignement de l’outil qui sert si bien cette passion du Beau, je veux dire de son style, il me faudrait jouir de ressources pareilles, de cette connaissance de la langue qui n’est jamais en défaut, de ce magnifique dictionnaire dont les feuillets, remués par un souffle divin, s’ouvrent tout juste pour laisser jaillir le mot propre, le mot unique, enfin de ce sentiment de l’ordre qui met chaque trait et chaque touche à sa place naturelle et n’omet aucune nuance. Si l’on réfléchit qu’à cette merveilleuse faculté Gautier unit une immense intelligence innée de la correspondance et du symbolisme universels, ce répertoire de toute métaphore, on comprendra qu’il puisse sans cesse, sans fatigue comme sans faute, définir l’attitude mystérieuse que les objets de la création tiennent devant le regard de l’homme. Il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un jeu de hasard. Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire. C’est alors que la couleur parle, comme une voix profonde et vibrante ; que les monuments se dressent et font saillie sur l’espace profond ; que les animaux et les plantes, représentants du laid et du mal, articulent leur grimace non équivoque ; que le parfum provoque la pensée et le souvenir correspondants ; que la passion murmure ou rugit son langage éternellement semblable. Il y a dans le style de Théophile Gautier une justesse qui ravit, qui étonne, et qui fait songer à ces miracles produits dans le jeu par une profonde science mathématique. Je me rappelle que, très jeune, quand je goûtai pour la première fois aux œuvres de notre poëte, la sensation de la touche posée juste, du coup porté droit, me faisait tressaillir, et que l’admiration engendrait en moi une sorte de convulsion nerveuse. Peu à peu je m’accoutumai à la perfection, et je m’abandonnai au mouvement de ce beau style onduleux et brillanté, comme un homme monté sur un cheval sûr qui lui permet la rêverie, ou sur un navire assez solide pour défier les temps non prévus par la boussole, et qui peut contempler à loisir les magnifiques décors sans erreur que construit la nature dans ses heures de génie. C’est grâce à ces facultés innées, si précieusement cultivées, que Gautier a pu souvent (nous l’avons tous vu) s’asseoir à une table banale, dans un bureau de journal, et improviser, critique ou roman, quelque chose qui avait le caractère d’un fini irréprochable, et qui le lendemain provoquait chez les lecteurs autant de plaisir qu’avaient créé d’étonnement chez les compositeurs de l’imprimerie la rapidité de l’exécution et la beauté de l’écriture. Cette prestesse à résoudre tout problème de style et de composition ne fait-elle pas rêver à la sévère maxime qu’il avait une fois laissée tomber devant moi dans la conversation, et dont il s’est fait sans doute un constant devoir : « Tout homme qu’une idée, si subtile et si imprévue qu’on la suppose, prend en défaut, n’est pas un écrivain. L’inexprimable n’existe pas. »

IV

Ce souci permanent, involontaire à force d’être naturel, de la beauté et du pittoresque devait pousser l’auteur vers un genre de roman approprié à son tempérament. Le roman et la nouvelle ont un privilège de souplesse merveilleux. Ils s’adaptent à toutes les natures, enveloppent tous les sujets, et poursuivent à leur guise différents buts. Tantôt c’est la recherche de la passion, tantôt la recherche du vrai ; tel roman parle à la foule, tel autre à des initiés ; celui-ci retrace la vie des époques disparues, et celui-là des drames silencieux qui se jouent dans un seul cerveau. Le roman, qui tient une place si importante à côté du poème et de l’histoire, est un genre bâtard dont le domaine est vraiment sans limites. Comme beaucoup d’autres bâtards, c’est un enfant gâté de la fortune à qui tout réussit. Il ne subit d’autres inconvénients et ne connaît d’autres dangers que son infinie liberté. La nouvelle, plus resserrée, plus condensée, jouit des bénéfices éternels de la contrainte : son effet est plus intense ; et comme le temps consacré à la lecture d’une nouvelle est bien moindre que celui nécessaire à la digestion d’un roman, rien ne se perd de la totalité de l’effet.

L’esprit de Théophile Gautier, poétique, pittoresque, méditatif, devait aimer cette forme, la caresser, et l’habiller des différents costumes qui sont le plus à sa guise. Aussi a-t-il pleinement réussi dans les divers genres de nouvelle auxquels il s’est appliqué. Dans le grotesque et le bouffon, il est très-puissant. C’est bien la gaieté solitaire d’un rêveur qui de temps à autre ouvre l’écluse à une effusion de jovialité comprimée, et garde toujours cette grâce sui generis, qui veut surtout plaire à soi-même. Mais là où il s’est le plus élevé, où il a montré le talent le plus sûr et le plus grave, c’est dans la nouvelle que j’appellerai la nouvelle poétique. On peut dire que parmi les innombrables formes de roman et de nouvelle qui ont occupé ou diverti l’esprit humain, la plus favorisée a été le roman de mœurs ; c’est celle qui convient le mieux à la foule. Comme Paris aime surtout à entendre parler de Paris, la foule se complaît dans les miroirs où elle se voit. Mais quand le roman de mœurs n’est pas relevé par le haut goût naturel de l’auteur, il risque fort d’être plat, et même, comme en matière d’art l’utilité peut se mesurer au degré de noblesse, tout à fait inutile. Si Balzac a fait de ce genre roturier une chose admirable, toujours curieuse et souvent sublime, c’est parce qu’il y a jeté tout son être. J’ai mainte fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur ; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire, et visionnaire passionné. Tous ses personnages sont doués de l’ardeur vitale dont il était animé lui-même. Toutes ses fictions sont aussi profondément colorées que les rêves. Depuis le sommet de l’aristocratie jusqu’aux bas-fonds de la plèbe, tous les acteurs de sa Comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et rusés dans la lutte, plus patients dans le malheur, plus goulus dans la jouissance, plus angéliques dans le dévouement, que la comédie du vrai monde ne nous les montre. Bref, chacun, chez Balzac, même les portières, a du génie. Toutes les âmes sont des âmes chargées de volonté jusqu’à la gueule. C’est bien Balzac lui-même. Et comme tous les êtres du monde extérieur s’offraient à l’œil de son esprit avec un relief puissant et une grimace saisissante, il a fait se convulser ses figures ; il a noirci leurs ombres et illuminé leurs lumières. Son goût prodigieux du détail, qui tient à une ambition immodérée de tout voir, de tout faire voir, de tout deviner, de tout faire deviner, l’obligeait d’ailleurs à marquer avec plus de force les lignes principales, pour sauver la perspective de l’ensemble. Il me fait quelquefois penser à ces aquafortistes qui ne sont jamais contents de la morsure, et qui transforment en ravines les écorchures principales de la planche. De cette étonnante disposition naturelle sont résultées des merveilles. Mais cette disposition se définit généralement : les défauts de Balzac. Pour mieux parler, c’est justement là ses qualités. Mais qui peut se vanter d’être aussi heureusement doué, et de pouvoir appliquer une méthode qui lui permette de revêtir, à coup sûr, de lumière et de pourpre la pure trivialité ? Qui peut faire cela ? Or, qui ne fait pas cela, pour dire la vérité, ne fait pas grand chose.

La muse de Théophile Gautier habite un monde plus éthéré. Elle s’inquiète peu, — trop peu, pensent quelques-uns, — de la manière dont M. Coquelet, M. Pipelet, ou M. Tout-le-monde emploie sa journée, et si madame Coquelet préfère les galanteries de l’huissier, son voisin, aux bonbons du droguiste, qui a été dans son temps un des plus enjoués danseurs de Tivoli. Ces mystères ne la tourmentent pas. Elle se complaît sur des hauteurs moins fréquentées que la rue des Lombards : elle aime les paysages terribles, rébarbatifs, ou ceux qui exhalent un charme monotone ; les rives bleues de l’Ionie ou les sables aveuglants du désert. Elle habite volontiers des appartements somptueusement ornés où circule la vapeur d’un parfum choisi. Ses personnages sont les dieux, les anges, le prêtre, le roi, l’amant, le riche, le pauvre, etc… Elle aime à ressusciter les villes défuntes, et à faire redire aux morts rajeunis leurs passions interrompues. Elle emprunte au poème, non pas le mètre et la rime, mais la pompe ou l’énergie concise de son langage. Se débarrassant ainsi du tracas ordinaire des réalités présentes, elle poursuit plus librement son rêve de Beauté ; mais aussi elle risquerait fort, si elle n’était pas si souple et si obéissante, et fille d’un maître qui sait douer de vie tout ce qu’il veut regarder, de n’être pas assez visible et tangible. Enfin, pour laisser de côté la métaphore, la nouvelle du genre poétique gagne immensément en dignité ; elle a un ton plus noble, plus général ; mais elle est sujette à un grand danger, c’est de perdre beaucoup du côté de la réalité, ou magie de la vraisemblance. Et cependant, qui ne se rappelle le festin du Pharaon, et la danse des esclaves, et le retour de l’armée triomphante, dans le Roman de la Momie ? L’imagination du lecteur se sent transportée dans le vrai ; elle respire le vrai ; elle s’enivre d’une seconde réalité créée par la sorcellerie de la Muse. Je n’ai pas choisi l’exemple ; j’ai pris celui qui s’est offert le premier à ma mémoire ; j’en aurais pu citer vingt.

Quand on feuillette les œuvres d’un maître puissant, toujours sûr de sa volonté et de sa main, il est difficile de choisir, tous les morceaux s’offrant à l’œil ou à la mémoire avec un égal caractère de précision et de fini. Cependant, je recommanderais volontiers, non seulement comme échantillon de l’art de bien dire, mais aussi de délicatesse mystérieuse (car le clavier du sentiment est chez notre poëte beaucoup plus étendu qu’on ne le croit généralement), l’histoire si connue du Roi Candaule. Certes, il était difficile de choisir un thème plus usé, un drame à dénoûment plus universellement prévu ; mais les vrais écrivains aiment ces difficultés. Tout le mérite (abstraction faite de la langue) gît donc dans l’interprétation. S’il est un sentiment vulgaire, usé, à la portée de toutes les femmes, certes, c’est la pudeur. Mais ici la pudeur a un caractère superlatif qui la fait ressembler à une religion ; c’est le culte de la femme pour elle-même ; c’est une pudeur archaïque, asiatique, participant de l’énormité du monde ancien, une véritable fleur de serre, harem ou gynécée. L’œil profane ne la souille pas moins que la bouche ou la main. Contemplation, c’est possession. Candaule a montré à son ami Gygès les beautés secrètes de l’épouse ; donc Candaule est coupable, il mourra. Gygès est désormais le seul époux possible pour une reine si jalouse d’elle-même. Mais Candaule n’a-t-il pas une excuse puissante ? n’est-il pas victime d’un sentiment aussi impérieux que bizarre, victime de l’impossibilité pour l’homme nerveux et artiste de porter, sans confident, le poids d’un immense bonheur ? Certainement, cette interprétation de l’histoire, cette analyse des sentiments qui ont engendré les faits, est bien supérieure à la fable de Platon, qui fait simplement de Gygès un berger, possesseur d’un talisman à l’aide duquel il lui devient facile de séduire l’épouse de son roi.

Ainsi va, dans son allure variée, cette muse bizarre, aux toilettes multiples, muse cosmopolite douée de la souplesse d’Alcibiade ; quelquefois le front ceint de la mitre orientale, l’air grand et sacré, les bandelettes au vent ; d’autres fois, se pavanant comme une reine de Saba en goguette, son petit parasol de cuivre à la main, sur l’éléphant de porcelaine qui décore les cheminées du siècle galant. Mais ce qu’elle aime surtout, c’est, debout sur les rivages parfumés de la mer Intérieure, nous raconter avec sa parole d’or « cette gloire qui fut la Grèce et cette grandeur qui fut Rome » ; et alors elle est bien « la vraie Psyché qui revient de la vraie Terre-Sainte ! »

Ce goût inné de la forme et de la perfection dans la forme devait nécessairement faire de Théophile Gautier un auteur critique tout à fait à part. Nul n’a mieux su que lui exprimer le bonheur que donne à l’imagination la vue d’un bel objet d’art, fût-il le plus désolé et le plus terrible qu’on puisse supposer. C’est un des privilèges prodigieux de l’Art que l’horrible, artistement exprimé, devienne beauté et que la douleur rythmée et cadencée remplisse l’esprit d’une joie calme. Comme critique, Théophile Gautier a connu, aimé, expliqué, dans ses Salons et dans ses admirables récits de voyages, le beau asiatique, le beau grec, le beau romain, le beau espagnol, le beau flamand, le beau hollandais et le beau anglais. Lorsque les œuvres de tous les artistes de l’Europe se rassemblèrent solennellement à l’avenue Montaigne, comme en une espèce de concile esthétique, qui donc parla le premier et qui parla le mieux de cette école anglaise, que les plus instruits parmi le public ne pouvaient guère juger que d’après quelques souvenirs de Reynolds et de Lawrence ? Qui saisit tout de suite les mérites variés, essentiellement neufs, de Leslie, — des deux Hunt, l’un le naturaliste, l’autre le chef du préraphaélitisme, — de Maclise, l’audacieux compositeur, fougueux et sûr de lui-même, — de Millais, ce poëte minutieux, — de J. Chalon, le peintre des fêtes d’après-midi dans les parcs, galant comme Watteau, rêveur comme Claude, — de Grant, cet héritier de Reynolds, — de Hook, le peintre aux rêves vénitiens, — de Landseer, dont les bêtes ont des yeux pleins de pensée ; — de cet étrange Paton qui fait rêver à Fuseli et qui brode avec une patience d’un autre âge des conceptions panthéistiques, — de Cattermole, cet aquarelliste peintre d’histoire, — et de cet autre dont le nom m’échappe (Cockerell ou Kendall ?), un architecte songeur qui bâtit sur le papier des villes dont les ponts ont des éléphants pour piliers et laissent passer entre leurs jambes, toutes voiles dehors, des trois-mâts gigantesques ? Qui sut immédiatement britanniser son génie ? Qui trouva des mots propres à peindre ces fraîcheurs enchanteresses et ces profondeurs fuyantes de l’aquarelle anglaise ? Partout où il y a un produit artistique à décrire et à expliquer, Gautier est présent et toujours prêt.

Je suis convaincu que c’est grâce à ses feuilletons innombrables et à ses excellents récits de voyages, que tous les jeunes gens (ceux qui avaient le goût inné du beau) ont acquis l’éducation complémentaire qui leur manquait. Théophile Gautier leur a donné l’amour de la peinture, comme Victor Hugo leur avait conseillé le goût de l’archéologie. Ce travail permanent, continué avec tant de patience, était plus dur et plus méritant qu’il ne semble tout d’abord ; car souvenons-nous que la France, le public français, veux-je dire (si nous en exceptons quelques artistes et quelques écrivains), n’est pas artiste, naturellement artiste ; ce public-là est philosophe, moraliste, ingénieur, amateur de récits et d’anecdotes, tout ce qu’on voudra, mais jamais spontanément artiste. Il sent ou plutôt il juge successivement, analytiquement. D’autres peuples, plus favorisés, sentent tout de suite, tout à la fois, synthétiquement. Où il ne faut voir que le beau, notre public ne cherche que le vrai. Quand il faut être peintre, le Français se fait homme de lettres. Un jour je vis au Salon de l’exposition annuelle deux soldats en contemplation perplexe devant un intérieur de cuisine : « Mais où donc est Napoléon ? » disait l’un (le livret s’était trompé de numéro, et la cuisine était marquée du chiffre appartenant légitimement à une bataille célèbre). « Imbécile ! dit l’autre, ne vois-tu pas qu’on prépare la soupe pour son retour ? » Et ils s’en allèrent contents du peintre et contents d’eux-mêmes. Telle est la France. Je racontais cette anecdote à un général qui y trouva un motif pour admirer la prodigieuse intelligence du soldat français. Il aurait dû dire : la prodigieuse intelligence de tous les Français en matière de peinture ! Ces soldats eux-mêmes, hommes de lettres !

V

Hélas ! la France n’est guère poëte non plus. Nous avons, tous tant que nous sommes, même les moins chauvins, su défendre la France à table d’hôte, sur des rivages lointains ; mais ici, chez nous, en famille, sachons dire la vérité : la France n’est pas poëte ; elle éprouve même, pour tout dire, une horreur congéniale de la poésie. Parmi les écrivains qui se servent du vers, ceux qu’elle préférera toujours sont les plus prosaïques. Je crois vraiment, — pardonnez-moi, vrais amants de la Muse ! — que j’ai manqué de courage au commencement de cette étude, en disant que, pour la France, le Beau n’était facilement digestible que relevé par le condiment politique. C’était le contraire qu’il fallait dire : quelque politique que soit le condiment, le Beau amène l’indigestion, ou plutôt l’estomac français le refuse immédiatement. Cela vient non seulement, je crois, de ce que la France a été providentiellement créée pour la recherche du Vrai préférablement à celle du Beau, mais aussi de ce que le caractère utopique, communiste, alchimique, de tous ses cerveaux, ne lui permet qu’une passion exclusive, celle des formules sociales. Ici, chacun veut ressembler à tout le monde, mais à condition que tout le monde lui ressemble. De cette tyrannie contradictoire résulte une lutte qui ne s’applique qu’aux formes sociales, enfin un niveau, une similarité générale. De là, la ruine et l’oppression de tout caractère original. Aussi ce n’est pas seulement dans l’ordre littéraire que les vrais poëtes apparaissent comme des êtres fabuleux et étrangers ; mais on peut dire que dans tous les genres d’invention le grand homme ici est un monstre. Tout au contraire, dans d’autres pays, l’originalité se produit touffue, abondante, comme le gazon sauvage. Là les mœurs le lui permettent.

Aimons donc nos poëtes secrètement et en cachette. À l’étranger, nous aurons le droit de nous en vanter. Nos voisins disent : Shakespeare et Goethe ! nous pouvons leur répondre : Victor Hugo et Théophile Gautier ! On trouvera peut-être surprenant que sur le genre qui fait le principal honneur de celui-ci, son principal titre à la gloire, je m’étende moins que je n’ai fait sur d’autres. Je ne puis certainement pas faire ici un cours complet de poétique et de prosodie. S’il existe dans notre langue des termes assez nombreux, assez subtils, pour expliquer une certaine poésie, saurais-je les trouver ? Il en est des vers comme de quelques belles femmes en qui se sont fondues l’originalité et la correction ; on ne les définit pas, on les aime. Théophile Gautier a continué d’un côté la grande école de la mélancolie créée par Chateaubriand. Sa mélancolie est même d’un caractère plus positif, plus charnel, et confinant quelquefois à la tristesse antique. Il y a des poèmes, dans la Comédie de la Mort et parmi ceux inspirés par le séjour en Espagne, où se révèlent le vertige et l’horreur du néant. Relisez, par exemple, les morceaux sur Zurbaran et Valdès-Léal ; l’admirable paraphrase de la sentence inscrite sur le cadran de l’horloge d’Urrugne : Vulnerant omnes, ultima necat ; enfin la prodigieuse symphonie qui s’appelle Ténèbres. Je dis symphonie, parce que ce poème me fait quelquefois penser à Beethoven. Il arrive même à ce poëte, accusé de sensualité, de tomber en plein, tant sa mélancolie devient intense, dans la terreur catholique. D’un autre côté, il a introduit dans la poésie un élément nouveau, que j’appellerai la consolation par les arts, par tous les objets pittoresques qui réjouissent les yeux et amusent l’esprit. Dans ce sens, il a vraiment innové ; il a fait dire au vers français plus qu’il n’avait dit jusqu’à présent ; il a su l’agrémenter de mille détails faisant lumière et saillie et ne nuisant pas à la coupe de l’ensemble ou à la silhouette générale. Sa poésie, à la fois majestueuse et précieuse, marche magnifiquement, comme les personnes de cour en grande toilette. C’est, du reste, le caractère de la vraie poésie d’avoir le flot régulier, comme les grands fleuves qui s’approchent de la mer, leur mort et leur infini, et d’éviter la précipitation et la saccade. La poésie lyrique s’élance, mais toujours d’un mouvement élastique et ondulé. Tout ce qui est brusque et cassé lui déplaît, et elle le renvoie au drame ou au roman de mœurs. Le poëte, dont nous aimons si passionnément le talent, connaît à fond ces grandes questions, et il l’a parfaitement prouvé en introduisant systématiquement et continuellement la majesté de l’alexandrin dans le vers octosyllabique (Émaux et camées). Là surtout apparaît tout le résultat qu’on peut obtenir par la fusion du double élément, peinture et musique, par la carrure de la mélodie, et par la pourpre régulière et symétrique d’une rime plus qu’exacte.

Rappellerai-je encore cette série de petits poèmes de quelques strophes, qui sont des intermèdes galants ou rêveurs et qui ressemblent, les uns à des sculptures, les autres à des fleurs, d’autres à des bijoux, mais tous revêtus d’une couleur plus fine ou plus brillante que les couleurs de la Chine et de l’Inde, et tous d’une coupe plus pure et plus décidée que des objets de marbre ou de cristal ? Quiconque aime la poésie les sait par cœur.

VI

J’ai essayé (ai-je vraiment réussi ?) d’exprimer l’admiration que m’inspirent les œuvres de Théophile Gautier, et de déduire les raisons qui légitiment cette admiration. Quelques-uns, même parmi les écrivains, peuvent ne pas partager mon opinion. Tout le monde prochainement l’adoptera. Devant le public, il n’est aujourd’hui qu’un ravissant esprit ; devant la postérité, il sera un des maîtres écrivains, non seulement de la France, mais aussi de l’Europe. Par sa raillerie, sa gausserie, sa ferme décision de n’être jamais dupe, il est un peu Français ; mais s’il était tout à fait Français, il ne serait pas poëte.

Dirai-je quelques mots de ses mœurs, si pures et si affables, de sa serviabilité, de sa franchise quand il peut prendre ses franchises, quand il n’est pas en face du philistin ennemi, de sa ponctualité d’horloge dans l’accomplissement de tous ses devoirs ? À quoi bon ? Tous les écrivains ont pu, en mainte occasion, apprécier ces nobles qualités.

On reproche quelquefois à son esprit une lacune à l’endroit de la religion et de la politique. Je pourrais, si l’envie m’en prenait, écrire un nouvel article qui réfuterait victorieusement cette injuste erreur. Je sais, et cela me suffit, que les gens d’esprit me comprendront si je leur dis que le besoin d’ordre dont sa belle intelligence est imprégnée suffit pour le préserver de toute erreur en matière de politique et de religion, et qu’il possède, plus qu’aucun autre, le sentiment d’universelle hiérarchie écrite du haut en bas de la nature, à tous les degrés de l’infini. D’autres ont quelquefois parlé de sa froideur apparente, de son manque d’humanité. Il y a encore dans cette critique légèreté, irréflexion. Tout amoureux de l’humanité ne manque jamais, en de certaines matières qui prêtent à la déclamation philanthropique, de citer la fameuse parole :

Homo sum ; nihil humani a me alienum puto.

Un poëte aurait le droit de répondre : « Je me suis imposé de si hauts devoirs, que quidquid humani a me alienum puto. Ma fonction est extra-humaine ! » Mais sans abuser de sa prérogative, celui-ci pourrait simplement répliquer (moi qui connais son cœur si doux et si compatissant, je sais qu’il en a le droit) : « Vous me croyez froid, et vous ne voyez pas que je m’impose un calme artificiel que veulent sans cesse troubler votre laideur et votre barbarie, ô hommes de prose et de crime ! Ce que vous appelez indifférence n’est que la résignation du désespoir ; celui-là ne peut s’attendrir que bien rarement qui considère les méchants et les sots comme des incurables. C’est donc pour éviter le spectacle désolant de votre démence et de votre cruauté que mes regards restent obstinément tournés vers la Muse immaculée. »

C’est sans doute ce même désespoir de persuader ou de corriger qui que ce soit, qui fait qu’en ces dernières années nous avons vu quelquefois Gautier faiblir, en apparence, et accorder par-ci par-là quelques paroles laudatives à monseigneur Progrès et à très puissante dame Industrie. En de pareilles occasions il ne faut pas trop vite le prendre au mot, et c’est bien le cas d’affirmer que le mépris rend quelquefois l’âme trop bonne. Car alors il garde pour lui sa pensée vraie, témoignant simplement par une légère concession (appréciable de ceux qui savent y voir clair dans le crépuscule) qu’il veut vivre en paix avec tout le monde, même avec l’Industrie et le Progrès, ces despotiques ennemis de toute poésie.

J’ai entendu plusieurs personnes exprimer le regret que Gautier n’ait jamais rempli de fonctions officielles. Il est certain qu’en beaucoup de choses, particulièrement dans l’ordre des beaux-arts, il aurait pu rendre à la France d’éminents services. Mais, tout pesé, cela vaut mieux ainsi. Si étendu que soit le génie d’un homme, si grande que soit sa bonne volonté, la fonction officielle le diminue toujours un peu ; tantôt sa liberté s’en ressent, et tantôt même sa clairvoyance. Pour mon compte, j’aime mieux voir l’auteur de la Comédie de la Mort, d’une Nuit de Cléopâtre, de la Morte amoureuse, de Tra los montes, d’Italia, de Caprices et Zigzags et de tant de chefs-d’œuvre, rester ce qu’il a été jusqu’à présent : l’égal des plus grands dans le passé, un modèle pour ceux qui viendront, un diamant de plus en plus rare dans une époque ivre d’ignorance et de matière, c’est-à-dire un parfait homme de lettres.

IX. Pierre Dupont4

Je viens de relire attentivement les Chants et Chansons de Pierre Dupont, et je reste convaincu que le succès de ce nouveau poëte est un événement grave, non pas tant à cause de sa valeur propre, qui cependant est très-grande, qu’à cause des sentiments publics dont cette poésie est le symptôme, et dont Pierre Dupont s’est fait l’écho.

Pour mieux expliquer cette pensée, je prie le lecteur de considérer rapidement et largement le développement de la poésie dans les temps qui ont précédé. Certainement il y aurait injustice à nier les services qu’a rendus l’école dite romantique. Elle nous rappela à la vérité de l’image, elle détruisit les poncifs académiques, et même, au point de vue supérieur de la linguistique, elle ne mérite pas les dédains dont l’ont uniquement couverte certains pédants impuissants. Mais, par son principe même, l’insurrection romantique était condamnée à une vie courte. La puérile utopie de l’école de l’art pour l’art, en excluant la morale, et souvent même la passion, était nécessairement stérile. Elle se mettait en flagrante contravention avec le génie de l’humanité. Au nom des principes supérieurs qui constituent la vie universelle, nous avons le droit de la déclarer coupable d’hétérodoxie. Sans doute, des littérateurs très-ingénieux, des antiquaires très-érudits, des versificateurs qui, il faut l’avouer, élevèrent la prosodie presque à la hauteur d’une création, furent mêlés à ce mouvement, et tirèrent, des moyens qu’ils avaient mis en commun, des effets très-surprenants. Quelques-uns d’entre eux consentirent même à profiter du milieu politique. Navarin attira leurs yeux vers l’Orient, et le philhellénisme engendra un livre éclatant comme un mouchoir ou un châle de l’Inde. Toutes les superstitions catholiques ou orientales furent chantées dans des rhythmes savants et singuliers. Mais combien nous devons, à ces accents purement matériels, faits pour éblouir la vue tremblante des enfants ou pour caresser leur oreille paresseuse, préférer la plainte de cette individualité maladive, qui, du fond d’un cercueil fictif, s’évertuait à intéresser une société troublée à ses mélancolies irrémédiables. Quelque égoïste qu’il soit, le poëte me cause moins de colère quand il dit : Moi, je pense… moi, je sens…, que le musicien ou le barbouilleur infatigable qui a fait un pacte satanique avec son instrument. La coquinerie naïve de l’un se fait pardonner ; l’impudence académique de l’autre me révolte.

Mais plus encore que celui-là, je préfère le poëte qui se met en communication permanente avec les hommes de son temps, et échange avec eux des pensées et des sentiments traduits dans un noble langage suffisamment correct. Le poëte, placé sur un des points de la circonférence de l’humanité, renvoie sur la même ligne en vibrations plus mélodieuses la pensée humaine qui lui fut transmise ; tout poëte véritable doit être une incarnation, et, pour compléter d’une manière définitive ma pensée par un exemple récent, malgré tous ces travaux littéraires, malgré tous ces efforts accomplis hors de la loi de vérité, malgré tout ce dilettantisme, ce voluptuosisme armé de mille instruments et de mille ruses, quand un poëte, maladroit quelquefois, mais presque toujours grand, vint dans un langage enflammé proclamer la sainteté de l’insurrection de 1830 et chanter les misères de l’Angleterre et de l’Irlande, malgré ses rimes insuffisantes, malgré ses pléonasmes, malgré ses périodes non finies, la question fut vidée, et l’art fut désormais inséparable de la morale et de l’utilité.

La destinée de Pierre Dupont fut analogue.

Rappelons-nous les dernières années de la monarchie. Qu’il serait curieux de raconter dans un livre impartial les sentiments, les doctrines, la vie extérieure, la vie intime, les modes et les mœurs de la jeunesse sous le règne de Louis-Philippe ! L’esprit seul était surexcité, le cœur n’avait aucune part dans le mouvement, et la fameuse parole : enrichissez-vous, légitime et vraie en tant qu’elle implique la moralité, la niait par ce seul fait qu’elle ne l’affirmait pas. La richesse peut être une garantie de savoir et de moralité, à la condition qu’elle soit bien acquise ; mais quand la richesse est montrée comme le seul but final de tous les efforts de l’individu, l’enthousiasme, la charité, la philosophie, et tout ce qui fait le patrimoine commun dans un système éclectique et propriétariste, disparaît. L’histoire de la jeunesse, sous le règne de Louis-Philippe, est une histoire de lieux de débauche et de restaurants. Avec moins d’impudence, avec moins de prodigalités, avec plus de réserve, les filles entretenues obtinrent, sous le règne de Louis-Philippe, une gloire et une importance égales à celles qu’elles eurent sous l’Empire. De temps en temps retentissait dans l’air un grand vacarme de discours semblables à ceux du Portique, et les échos de la Maison-d’Or se mêlaient aux paradoxes innocents du palais législatif.

Cependant quelques chants purs et frais commençaient à circuler dans des concerts et dans des sociétés particulières. C’était comme un rappel à l’ordre et une invitation de la nature ; et les esprits les plus corrompus les accueillaient comme un rafraîchissement, comme une oasis. Quelques pastorales (les Paysans) venaient de paraître, et déjà les pianos bourgeois les répétaient avec une joie étourdie.

Ici commence, d’une manière positive et décidée, la vie parisienne de Pierre Dupont ; mais il est utile de remonter plus haut, non seulement pour satisfaire une curiosité publique légitime, mais aussi pour montrer quelle admirable logique existe dans la genèse des faits matériels et des phénomènes moraux. Le public aime à se rendre compte de l’éducation des esprits auxquels il accorde sa confiance ; on dirait qu’il est poussé en ceci par un sentiment indomptable d’égalité. « Tu as touché notre cœur ! Il faut nous démontrer que tu n’es qu’un homme, et que les mêmes éléments de perfectionnement existent pour nous tous. » Au philosophe, au savant, au poëte, à l’artiste, à tout ce qui est grand, à quiconque le remue et le transforme, le public fait la même requête. L’immense appétit que nous avons pour les biographies naît d’un sentiment profond de l’égalité.

L’enfance et la jeunesse de Pierre Dupont ressemblent à l’enfance et à la jeunesse de tous les hommes destinés à devenir célèbres. Elle est très-simple, et elle explique l’âge suivant. Les sensations fraîches de la famille, l’amour, la contrainte, l’esprit de révolte, s’y mêlent en quantités suffisantes pour créer un poëte. Le reste est de l’acquis. Pierre Dupont naît le 23 avril 1821, à Lyon, la grande ville du travail et des merveilles industrielles. Une famille d’artisans, le travail, l’ordre, le spectacle de la richesse journalière créée, tout cela portera ses fruits. Il perd sa mère à l’âge de quatre ans ; un vieux parrain, un prêtre, l’accueille chez lui, et commence une éducation qui devait se continuer au petit séminaire de Largentière. Au sortir de la maison religieuse, Dupont devient apprenti canut ; mais bientôt on le jette dans une maison de banque, un grand étouffoir. Les grandes feuilles de papier à lignes rouges, les hideux cartons verts des notaires et des avoués, pleins de dissensions, de haines, de querelles de familles, souvent de crimes inconnus, la régularité cruelle, implacable d’une maison de commerce, toutes ces choses sont bien faites pour achever la création d’un poëte. Il est bon que chacun de nous, une fois dans sa vie, ait éprouvé la pression d’une odieuse tyrannie ; il apprend à la haïr. Combien de philosophes a engendrés le séminaire ! Combien de natures révoltées ont pris vie auprès d’un cruel et ponctuel militaire de l’Empire ! Fécondante discipline, combien nous te devons de chants de liberté ! La pauvre et généreuse nature, un beau matin, fait son explosion, le charme satanique est rompu, et il n’en reste que ce qu’il faut, un souvenir de douleur, un levain pour la pâte.

Il y avait à Provins un grand-père chez qui Pierre Dupont allait quelquefois ; là il fit connaissance de M. Pierre Lebrun de l’Académie, et peu de temps après, ayant tiré au sort, il fut obligé de rejoindre un régiment de chasseurs. Par grand bonheur, le livre Les deux Anges était fait. M. Pierre Lebrun imagina de faire souscrire beaucoup de personnes à l’impression du livre ; les bénéfices furent consacrés à payer un remplaçant. Ainsi Pierre Dupont commença sa vie, pour ainsi dire publique, par se racheter de l’esclavage par la poésie. Ce sera pour lui un grand honneur et une grande consolation d’avoir, jeune, forcé la Muse à jouer un rôle utile, immédiat, dans sa vie.

Ce même livre, incomplet, souvent incorrect, d’une allure indécise, contient cependant, ainsi que cela arrive généralement, le germe d’un talent futur qu’une intelligence élevée pouvait, à coup sûr, pronostiquer. Le volume obtint un prix à l’Académie, et Pierre Dupont eut dès lors une petite place en qualité d’aide aux travaux du Dictionnaire. Je crois volontiers que ces fonctions, quelque minimes qu’elles fussent en apparence, servirent à augmenter et perfectionner en lui le goût de la belle langue. Contraint d’entendre souvent les discussions orageuses de la rhétorique et de la grammaire antique aux prises avec la moderne, les querelles vives et spirituelles de M. Cousin avec M. Victor Hugo, son esprit dut se fortifier à cette gymnastique, et il apprit ainsi à connaître l’immense valeur du mot propre. Ceci paraîtra peut-être puéril à beaucoup de gens, mais ceux-là ne se sont pas rendu compte du travail successif qui se fait dans l’esprit des écrivains, et de la série des circonstances nécessaires pour créer un poëte.

Pierre Dupont se conduisit définitivement avec l’Académie comme il avait fait avec la maison de banque. Il voulut être libre, et il fit bien. Le poëte doit vivre par lui-même ; il doit, comme disait Honoré de Balzac, offrir une surface commerciale. Il faut que son outil le nourrisse. Les rapports de Pierre Dupont et de M. Lebrun furent toujours purs et nobles, et, comme l’a dit Sainte-Beuve, si Dupont voulut être tout à fait libre et indépendant, il n’en resta pas moins reconnaissant du passé.

Le recueil Les Paysans, chants rustiques, parut donc : une édition proprette, illustrée d’assez jolies lithographies, et qui pouvait se présenter avec hardiesse dans les salons et prendre décemment sa place sur les pianos de la bourgeoisie. Tout le monde sut gré au poëte d’avoir enfin introduit un peu de vérité et de nature dans ces chants destinés à charmer les soirées. Ce n’était plus cette nourriture indigeste de crèmes et de sucreries dont les familles illettrées bourrent imprudemment la mémoire de leurs demoiselles. C’était un mélange véridique d’une mélancolie naïve avec une joie turbulente et innocente, et par-ci par-là les accents robustes de la virilité laborieuse.

Cependant Dupont, s’avançant dans sa voie naturelle, avait composé un chant d’une allure plus décidée et bien mieux fait pour émouvoir le cœur des habitants d’une grande ville. Je me rappelle encore la première confidence qu’il m’en fit, avec une naïveté charmante et comme encore indécis dans sa résolution. Quand j’entendis cet admirable cri de douleur et de mélancolie (Le Chant des Ouvriers, 1846), je fus ébloui et attendri. Il y avait tant d’années que nous attendions un peu de poésie forte et vraie ! Il est impossible, à quelque parti qu’on appartienne, de quelques préjugés qu’on ait été nourri, de ne pas être touché du spectacle de cette multitude maladive respirant la poussière des ateliers, avalant du coton, s’imprégnant de céruse, de mercure et de tous les poisons nécessaires à la création des chefs-d’œuvre, dormant dans la vermine, au fond des quartiers où les vertus les plus humbles et les plus grandes nichent à côté des vices les plus endurcis et des vomissements du bagne ; de cette multitude soupirante et languissante à qui la terre doit ses merveilles ; qui sent un sang vermeil et impétueux couler dans ses veines, qui jette un long regard chargé de tristesse sur le soleil et l’ombre des grands parcs, et qui, pour suffisante consolation et réconfort, répète à tue-tête son refrain sauveur : Aimons-nous !…

Dès lors, la destinée de Dupont était faite : il n’avait plus qu’à marcher dans la voie découverte. Raconter les joies, les douleurs et les dangers de chaque métier, et éclairer tous ces aspects particuliers et tous ces horizons divers de la souffrance et du travail humain par une philosophie consolatrice, tel était le devoir qui lui incombait, et qu’il accomplit patiemment. Il viendra un temps où les accents de cette Marseillaise du travail circuleront comme un mot d’ordre maçonnique, et où l’exilé, l’abandonné, le voyageur perdu, soit sous le ciel dévorant des tropiques, soit dans les déserts de neige, quand il entendra cette forte mélodie parfumer l’air de sa senteur originelle,

Nous dont la lampe le matin
Au clairon du coq se rallume,
Nous tous qu’un salaire incertain
Ramène avant l’aube à l’enclume…

pourra dire : je n’ai plus rien à craindre, je suis en France !

La Révolution de Février activa cette floraison impatiente et augmenta les vibrations de la corde populaire ; tous les malheurs et toutes les espérances de la Révolution firent écho dans la poésie de Pierre Dupont. Cependant la muse pastorale ne perdit pas ses droits, et à mesure qu’on avance dans son œuvre, on voit toujours, on entend toujours, comme au sein des chaînes tourmentées de montagnes orageuses, à côté de la route banale et agitée, bruire doucement et reluire la fraîche source primitive qui filtre des hautes neiges :

Entendez-vous au creux du val
Ce long murmure qui serpente ?
Est-ce une flûte de cristal ?
Non, c’est la voix de l’eau qui chante.

L’œuvre du poëte se divise naturellement en trois parties, les pastorales, les chants politiques et socialistes, et quelques chants symboliques qui sont comme la philosophie de l’œuvre. Cette partie est peut-être la plus personnelle, c’est le développement d’une philosophie un peu ténébreuse, une espèce de mysticité amoureuse. L’optimisme de Dupont, sa confiance illimitée dans la bonté native de l’homme, son amour fanatique de la nature, font la plus grande partie de son talent. Il existe une comédie espagnole où une jeune fille demande en écoutant le tapage ardent des oiseaux dans les arbres : Quelle est cette voix, et que chante-t-elle ? Et les oiseaux répètent en chœur : l’amour, l’amour ! Feuilles des arbres, vent du ciel, que dites-vous, que commandez-vous ? Et le chœur de répondre : l’amour, l’amour ! le chœur des ruisseaux dit la même chose. La série est longue, et le refrain est toujours le même. Cette voix mystérieuse chante d’une manière permanente le remède universel dans l’œuvre de Dupont. La beauté mélancolique de la nature a laissé dans son âme une telle empreinte, que s’il veut composer un chant funèbre sur l’abominable guerre civile, les premières images et les premiers vers qui lui viennent à l’esprit sont :

La France est pâle comme un lys,
Le front ceint de grises verveines.

Sans doute, plusieurs personnes regretteront de ne pas trouver dans ces chants politiques et guerriers tout le bruit et tout l’éclat de la guerre, tous les transports de l’enthousiasme et de la haine, les cris enragés du clairon, le sifflement du fifre pareil à la folle espérance de la jeunesse qui court à la conquête du monde, le grondement infatigable du canon, les gémissements des blessés, et tout le fracas de la victoire, si cher à une nation militaire comme la nôtre. Mais qu’on y réfléchisse bien, ce qui chez un autre serait défaut chez Dupont devient qualité. En effet, comment pourrait-il se contredire ? De temps à autre, un grand accent d’indignation s’élève de sa bouche, mais on voit qu’il pardonnera vite, au moindre signe de repentir, au premier rayon du soleil ! Une seule fois, Dupont a constaté, peut-être à son insu, l’utilité de l’esprit de destruction ; cet aveu lui a échappé, mais voyez dans quels termes :

Le glaive brisera le glaive,
Et du combat naîtra l’amour !

En définitive, quand on relit attentivement ces chants politiques, on leur trouve une saveur particulière. Ils se tiennent bien, et ils sont unis entre eux par un lien commun, qui est l’amour de l’humanité.

Cette dernière ligne me suscite une réflexion qui éclaire d’un grand jour le succès légitime, mais étonnant, de notre poëte. Il y a des époques où les moyens d’exécution dans tous les arts sont assez nombreux, assez perfectionnés et assez peu coûteux pour que chacun puisse se les approprier en quantité à peu près égale. Il y a des temps où tous les peintres savent plus ou moins rapidement et habilement couvrir une toile ; de même les poëtes. Pourquoi le nom de celui-ci est-il dans toutes les bouches, et le nom de celui-là rampe-t-il encore ténébreusement dans des casiers de librairie, ou dort-il manuscrit dans des cartons de journaux ? En un mot, quel est le grand secret de Dupont, et d’où vient cette sympathie qui l’enveloppe ? Ce grand secret, je vais vous le dire, il est bien simple : il n’est ni dans l’acquis ni dans l’ingéniosité, ni dans l’habileté du faire, ni dans la plus ou moins grande quantité de procédés que l’artiste a puisés dans le fonds commun du savoir humain ; il est dans l’amour de la vertu et de l’humanité, et dans ce je ne sais quoi qui s’exhale incessamment de sa poésie, que j’appellerais volontiers le goût infini de la République.

Il y a encore autre chose ; oui, il y a autre chose.

C’est la joie !

C’est un fait singulier que cette joie qui respire et domine dans les œuvres de quelques écrivains célèbres, ainsi que l’a judicieusement noté Champfleury à propos d’Honoré de Balzac. Quelque grandes que soient les douleurs qui les surprennent, quelque affligeants que soient les spectacles humains, leur bon tempérament reprend le dessus, et peut-être quelque chose de mieux, qui est un grand esprit de sagesse. On dirait qu’ils portent en eux-mêmes leur consolation. En effet, la nature est si belle, et l’homme est si grand, qu’il est difficile, en se mettant à un point de vue supérieur, de concevoir le sens du mot : irréparable. Quand un poëte vient affirmer des choses aussi bonnes et aussi consolantes, aurez-vous le courage de regimber ?

Disparaissez donc, ombres fallacieuses de René, d’Obermann et de Werther ; fuyez dans les brouillards du vide, monstrueuses créations de la paresse et de la solitude ; comme les pourceaux dans le lac de Génézareth, allez-vous replonger dans les forêts enchantées d’où vous tirèrent les fées ennemies, moutons attaqués du vertigo romantique. Le génie de l’action ne vous laisse plus de place parmi nous.

Quand je parcours l’œuvre de Dupont, je sens toujours revenir dans ma mémoire, sans doute à cause de quelque secrète affinité, ce sublime mouvement de Proudhon, plein de tendresse et d’enthousiasme : il entend fredonner la chanson lyonnaise,

Allons, du courage,
Braves ouvriers !
Du cœur à l’ouvrage !
Soyons les premiers.

et il s’écrie :

« Allez donc au travail en chantant, race prédestinée, votre refrain est plus beau que celui de Rouget de Lisle5. »

Ce sera l’éternel honneur de Pierre Dupont d’avoir le premier enfoncé la porte. La hache à la main, il a coupé les chaînes du pont-levis de la forteresse ; maintenant la poésie populaire peut passer.

De grandes imprécations, des soupirs profonds d’espérance, des cris d’encouragement infini commencent à soulever les poitrines. Tout cela deviendra livre, poésie et chant, en dépit de toutes les résistances.

C’est une grande destinée que celle de la poésie ! Joyeuse ou lamentable, elle porte toujours en soi le divin caractère utopique. Elle contredit sans cesse le fait, à peine de ne plus être. Dans le cachot elle se fait révolte ; à la fenêtre de l’hôpital, elle est ardente espérance de guérison ; dans la mansarde déchirée et malpropre, elle se pare comme une fée du luxe et de l’élégance ; non seulement elle constate mais elle répare. Partout elle se fait négation de l’iniquité.

Va donc à l’avenir en chantant, poëte providentiel, tes chants sont le décalque lumineux des espérances et des convictions populaires !

L’édition à laquelle cette notice est annexée contient, avec chaque chanson, la musique, qui est presque toujours du poëte lui-même, mélodies simples et d’un caractère libre et franc, mais qui demandent un certain art pour bien être exécutées. Il était véritablement utile, pour donner une idée juste de ce talent, de fournir le texte musical, beaucoup de poésies étant admirablement complétées par le chant. Ainsi que beaucoup de personnes, j’ai souvent entendu Pierre Dupont chanter lui-même ses œuvres, et comme elles, je pense que nul ne les a mieux chantées. J’ai entendu de belles voix essayer ces accents rustiques ou patriotiques, et cependant je n’éprouvais qu’un malaise irritant. Comme ce livre de chansons ira chez tous ceux qui aiment la poésie, et qui aussi pour la consolation de la famille, pour la célébration de l’hospitalité, pour l’allégement des soirées d’hiver, veulent les exécuter eux-mêmes, je leur ferai part d’une réflexion qui m’est venue en cherchant la cause du déplaisir que m’ont causé beaucoup de chanteurs. Il ne suffit pas d’avoir la voix juste ou belle, il est beaucoup plus important d’avoir du sentiment. La plupart des chants de Dupont, qu’ils soient une situation de l’esprit ou un récit, sont des drames lyriques, dont les descriptions font les décors et le fond. Il vous faut donc, pour bien représenter l’œuvre, entrer dans la peau de l’être créé, vous pénétrer profondément des sentiments qu’il exprime, et les si bien sentir, qu’il vous semble que ce soit votre œuvre propre. Il faut s’assimiler une œuvre pour la bien exprimer ; voilà sans doute une de ces vérités banales et répétées mille fois, qu’il faut répéter encore. Si vous méprisez mon avis, cherchez un autre secret.

X. Richard Wagner et Tannhäuser à Paris

I

Remontons, s’il vous plaît, à treize mois en arrière, au commencement de la question, et qu’il me soit permis, dans cette appréciation, de parler souvent en mon nom personnel. Ce Je, accusé justement d’impertinence dans beaucoup de cas, implique cependant une grande modestie ; il enferme l’écrivain dans les limites les plus strictes de la sincérité. En réduisant sa tâche, il la rend plus facile. Enfin, il n’est pas nécessaire d’être un probabiliste bien consommé pour acquérir la certitude que cette sincérité trouvera des amis parmi les lecteurs impartiaux ; il y a évidemment quelques chances pour que le critique ingénu, en ne racontant que ses propres impressions, raconte aussi celles de quelques partisans inconnus.

Donc, il y a treize mois, ce fut une grande rumeur dans Paris. Un compositeur allemand, qui avait vécu longtemps chez nous, à notre insu, pauvre, inconnu, par de misérables besognes, mais que, depuis quinze ans déjà, le public allemand célébrait comme un homme de génie, revenait dans la ville, jadis témoin de ses jeunes misères, soumettre ses œuvres à notre jugement. Paris avait jusque-là peu entendu parler de Wagner ; on savait vaguement qu’au-delà du Rhin s’agitait la question d’une réforme dans le drame lyrique, et que Liszt avait adopté avec ardeur les opinions du réformateur. M. Fétis avait lancé contre lui une espèce de réquisitoire, et les personnes curieuses de feuilleter les numéros de la Revue et Gazette musicale de Paris pourront vérifier une fois de plus que les écrivains qui se vantent de professer les opinions les plus sages, les plus classiques, ne se piquent guère de sagesse ni de mesure, ni même de vulgaire politesse, dans la critique des opinions qui leur sont contraires. Les articles de M. Fétis ne sont guère qu’une diatribe affligeante ; mais l’exaspération du vieux dilettantiste servait seulement à prouver l’importance des œuvres qu’il vouait à l’anathème et au ridicule. D’ailleurs, depuis treize mois, pendant lesquels la curiosité publique ne s’est pas ralentie, Richard Wagner a essuyé bien d’autres injures. Il y a quelques années, au retour d’un voyage en Allemagne, Théophile Gautier, très ému par une représentation de Tannhäuser, avait cependant, dans le Moniteur, traduit ses impressions avec cette certitude plastique qui donne un charme irrésistible à tous ses écrits. Mais ces documents divers, tombant à de lointains intervalles, avaient glissé sur l’esprit de la foule.

Aussitôt que les affiches annoncèrent que Richard Wagner ferait entendre dans la salle des Italiens des fragments de ses compositions, un fait amusant se produisit, que nous avons déjà vu, et qui prouve le besoin instinctif, précipité, des Français, de prendre sur toute chose leur parti avant d’avoir délibéré ou examiné. Les uns annoncèrent des merveilles, et les autres se mirent à dénigrer à outrance des œuvres qu’ils n’avaient pas encore entendues. Encore aujourd’hui dure cette situation bouffonne, et l’on peut dire que jamais sujet inconnu ne fut tant discuté. Bref, les concerts de Wagner s’annonçaient comme une véritable bataille de doctrines, comme une de ces solennelles crises de l’art, une de ces mêlées où critiques, artistes et public ont coutume de jeter confusément toutes leurs passions ; crises heureuses qui dénotent la santé et la richesse dans la vie intellectuelle d’une nation, et que nous avions, pour ainsi dire, désapprises depuis les grands jours de Victor Hugo. J’emprunte les lignes suivantes au feuilleton de M. Berlioz (9 février 1860). « Le foyer du Théâtre-Italien était curieux à observer le soir du premier concert. C’étaient des fureurs, des cris, des discussions qui semblaient toujours sur le point de dégénérer en voies de fait. » Sans la présence du souverain, le même scandale aurait pu se produire, il y a quelques jours, à l’Opéra, surtout avec un public plus vrai. Je me souviens d’avoir vu, à la fin d’une des répétitions générales, un des critiques parisiens accrédités, planté prétentieusement devant le bureau du contrôle, faisant face à la foule au point d’en gêner l’issue, et s’exerçant à rire comme un maniaque, comme un de ces infortunés qui, dans les maisons de santé, sont appelés des agités. Ce pauvre homme, croyant son visage connu de toute la foule, avait l’air de dire : « Voyez comme je ris, moi, le célèbre S… ! » Ainsi ayez soin de conformer votre jugement au mien. » Dans le feuilleton auquel je faisais tout à l’heure allusion, M. Berlioz, qui montra cependant beaucoup moins de chaleur qu’on aurait pu en attendre de sa part, ajoutait : « Ce qui se débite alors de non-sens, d’absurdités et même de mensonges est vraiment prodigieux, et prouve avec évidence que, chez nous au moins, lorsqu’il s’agit d’apprécier une musique différente de celle qui court les rues, la passion, le parti pris prennent seuls la parole et empêchent le bon sens et le bon goût de parler. »

Wagner avait été audacieux : le programme de son concert ne comprenait ni solos d’instruments, ni chansons, ni aucune des exhibitions si chères à un public amoureux des virtuoses et de leurs tours de force. Rien que des morceaux d’ensemble, chœurs ou symphonies. La lutte fut violente, il est vrai ; mais le public, étant abandonné à lui-même, prit feu à quelques-uns de ces irrésistibles morceaux dont la pensée était pour lui plus nettement exprimée, et la musique de Wagner triompha par sa propre force. L’ouverture de Tannhäuser, la marche pompeuse du deuxième acte, l’ouverture de Lohengrin particulièrement, la musique de noces et l’épithalame furent magnifiquement acclamés. Beaucoup de choses restaient obscures sans doute, mais les esprits impartiaux se disaient : « Puisque ces compositions sont faites pour la scène, il faut attendre ; les choses non suffisamment définies seront expliquées par la plastique. » En attendant, il restait avéré que, comme symphoniste, comme artiste traduisant par les mille combinaisons du son les tumultes de l’âme humaine, Richard Wagner était à la hauteur de ce qu’il y a de plus élevé, aussi grand, certes, que les plus grands.

J’ai souvent entendu dire que la musique ne pouvait pas se vanter de traduire quoi que ce soit avec certitude, comme fait la parole ou la peinture. Cela est vrai dans une certaine proportion, mais n’est pas tout à fait vrai. Elle traduit à sa manière, et par les moyens qui lui sont propres. Dans la musique, comme dans la peinture et même dans la parole écrite, qui est cependant le plus positif des arts, il y a toujours une lacune complétée par l’imagination de l’auditeur.

Ce sont sans doute ces considérations qui ont poussé Wagner à considérer l’art dramatique, c’est-à-dire la réunion, la coïncidence de plusieurs arts, comme l’art par excellence, le plus synthétique et le plus parfait. Or, si nous écartons un instant le secours de la plastique, du décor, de l’incorporation des types rêvés dans des comédiens vivants, et même de la parole chantée, il reste encore incontestable que plus la musique est éloquente, plus la suggestion est rapide et juste, et plus il y a de chances pour que les hommes sensibles conçoivent des idées en rapport avec celles qui inspiraient l’artiste. Je prends tout de suite un exemple, la fameuse ouverture de Lohengrin, dont M. Berlioz a écrit un magnifique éloge en style technique ; mais je veux me contenter ici d’en vérifier la valeur par les suggestions qu’elle procure.

Je lis dans le programme distribué à cette époque au Théâtre-Italien :

« Dès les premières mesures, l’âme du pieux solitaire qui attend le vase sacré plonge dans les espaces infinis. Il voit se former peu à peu une apparition étrange qui prend un corps, une figure. Cette apparition se précise davantage, et la troupe miraculeuse des anges, portant au milieu d’eux la coupe sacrée, passe devant lui. Le saint cortège approche ; le cœur de l’élu de Dieu s’exalte peu à peu ; il s’élargit, il se dilate ; d’ineffables aspirations s’éveillent en lui ; il cède à une béatitude croissante, en se trouvant toujours rapproché de la lumineuse apparition, et quand enfin le Saint-Graal lui-même apparaît au milieu du cortège sacré, il s’abîme dans une adoration extatique, comme si le monde entier eût soudainement disparu.

Cependant le Saint-Graal répand ses bénédictions sur le saint en prière et le consacre son chevalier. Puis les flammes brûlantes adoucissent progressivement leur éclat ; dans sa sainte allégresse, la troupe des anges, souriant à la terre qu’elle abandonne, regagne les célestes hauteurs. Elle a laissé le Saint-Graal à la garde des hommes purs, dans le cœur desquels la divine liqueur s’est répandue, et l’auguste troupe s’évanouit dans les profondeurs de l’espace, de la même manière qu’elle en était sortie. »

Le lecteur comprendra tout à l’heure pourquoi je souligne ces passages. Je prends maintenant le livre de Liszt, et je l’ouvre à la page où l’imagination de l’illustre pianiste (qui est un artiste et un philosophe) traduit à sa manière le même morceau :

« Cette introduction renferme et révèle l’élément mystique, toujours présent et toujours caché dans la pièce… Pour nous apprendre l’inénarrable puissance de ce secret, Wagner nous montre d’abord la beauté ineffable du sanctuaire, habité par un Dieu qui venge les opprimés et ne demande qu’amour et foi à ses fidèles. Il nous initie au Saint-Graal ; il fait miroiter à nos yeux le temple de bois incorruptible, aux murs odorants, aux portes d’or, aux solives d’asbeste, aux colonnes d’opale, aux parois de cymophane, dont les splendides portiques ne sont approchés que de ceux qui ont le cœur élevé et les mains pures. Il ne nous le fait point apercevoir dans son imposante et réelle structure, mais, comme ménageant nos faibles sens, il nous le montre d’abord reflété dans quelque onde azurée ou reproduit par quelque nuage irisé.

C’est au commencement une large nappe dormante de mélodie, un éther vaporeux qui s’étend, pour que le tableau sacré s’y dessine nos yeux profanes ; effet exclusivement confié aux violons, divisés en huit pupitres différents, qui, après plusieurs mesures de sons harmoniques, continuent dans les plus hautes notes de leurs registres. Le motif est ensuite repris par les instruments à vent les plus doux ; les cors et les bassons, en s’y joignant, préparent l’entrée des trompettes et des trombones, qui répètent la mélodie pour la quatrième fois, avec un éclat éblouissant de coloris, comme si dans cet instant unique l’édifice saint avait brillé devant nos regards aveuglés, dans toute sa magnificence lumineuse et radiante. Mais le vif étincellement, amené par degrés à cette intensité de rayonnement solaire, s’éteint avec rapidité, comme une lueur céleste. La transparente vapeur des nuées se referme, la vision disparaît peu à peu dans le même encens diapré au milieu duquel elle est apparue, et le morceau se termine par les premières six mesures, devenues plus éthérées encore. Son caractère d’idéale mysticité est surtout rendu sensible par le pianissimo toujours conservé dans l’orchestre, et qu’interrompt à peine le court moment où les cuivres font resplendir les merveilleuses lignes du seul motif de cette introduction. Telle est l’image qui, à l’audition de ce sublime adagio, se présente d’abord à nos sens émus. »

M’est-il permis à moi-même de raconter, de rendre avec des paroles la traduction inévitable que mon imagination fit du même morceau, lorsque je l’entendis pour la première fois, les yeux fermés, et que je me sentis pour ainsi dire enlevé de terre ? Je n’oserais certes pas parler avec complaisance de mes rêveries, s’il n’était pas utile de les joindre ici aux rêveries précédentes. Le lecteur sait quel but nous poursuivons : démontrer que la véritable musique suggère des idées analogues dans des cerveaux différents. D’ailleurs, il ne serait pas ridicule ici de raisonner a priori, sans analyse et sans comparaisons ; car ce qui serait vraiment surprenant, c’est que le son ne pût pas suggérer la couleur, que les couleurs ne pussent pas donner l’idée d’une mélodie, et que le son et la couleur fussent impropres à traduire des idées ; les choses s’étant toujours exprimées par une analogie réciproque, depuis le jour où Dieu a proféré le monde comme une complexe et indivisible totalité.

La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Je poursuis donc. Je me souviens que, dès les premières mesures, je subis une de ces impressions heureuses que presque tous les hommes imaginatifs ont connues, par le rêve, dans le sommeil. Je me sentis délivré des liens de la pesanteur, et je retrouvai par le souvenir l’extraordinaire volupté qui circule dans les lieux hauts (notons en passant que je ne connaissais pas le programme cité tout à l’heure). Ensuite je me peignis involontairement l’état délicieux d’un homme en proie à une grande rêverie dans une solitude absolue, mais une solitude avec un immense horizon et une large lumière diffuse ; l’immensité sans autre décor qu’elle-même. Bientôt j’éprouvai la sensation d’une clarté plus vive, d’une intensité de lumière croissant avec une telle rapidité, que les nuances fournies par le dictionnaire ne suffiraient pas à exprimer ce surcroît toujours renaissant d’ardeur et de blancheur. Alors je conçus pleinement l’idée d’une âme se mouvant dans un milieu lumineux, d’une extase faite de volupté et de connaissance, et planant au-dessus et bien loin du monde naturel.

De ces trois traductions, vous pourriez noter facilement les différences. Wagner indique une troupe d’anges qui apportent un vase sacré ; Liszt voit un monument miraculeusement beau, qui se reflète dans un mirage vaporeux. Ma rêverie est beaucoup moins illustrée d’objets matériels : elle est plus vague et plus abstraite. Mais l’important est ici de s’attacher aux ressemblances. Peu nombreuses, elles constitueraient encore une preuve suffisante ; mais, par bonheur, elles sont nombreuses et saisissantes jusqu’au superflu. Dans les trois traductions nous trouvons la sensation de la béatitude spirituelle et physique ; de l’isolement ; de la contemplation de quelque chose infiniment grand et infiniment beau ; d’une lumière intense qui réjouit les yeux et l’âme jusqu’à la pâmoison ; et enfin la sensation de l’espace étendu jusqu’aux dernières limites concevables.

Aucun musicien n’excelle, comme Wagner, à peindre l’espace et la profondeur, matériels et spirituels. C’est une remarque que plusieurs esprits, et des meilleurs, n’ont pu s’empêcher de faire en plusieurs occasions. Il possède l’art de traduire, par des gradations subtiles, tout ce qu’il y a d’excessif, d’immense, d’ambitieux, dans l’homme spirituel et naturel. Il semble parfois, en écoutant cette musique ardente et despotique, qu’on retrouve peintes sur le fond des ténèbres, déchiré par la rêverie, les vertigineuses conceptions de l’opium.

À partir de ce moment, c’est-à-dire du premier concert, je fus possédé du désir d’entrer plus avant dans l’intelligence de ces œuvres singulières. J’avais subi (du moins cela m’apparaissait ainsi) une opération spirituelle, une révélation. Ma volupté avait été si forte et si terrible, que je ne pouvais m’empêcher d’y vouloir retourner sans cesse. Dans ce que j’avais éprouvé, il entrait sans doute beaucoup de ce que Weber et Beethoven m’avaient déjà fait connaître, mais aussi quelque chose de nouveau que j’étais impuissant à définir, et cette impuissance me causait une colère et une curiosité mêlées d’un bizarre délice. Pendant plusieurs jours, pendant longtemps, je me dis : « Où pourrai-je bien entendre ce soir de la musique de Wagner ? » Ceux de mes amis qui possédaient un piano furent plus d’une fois mes martyrs. Bientôt, comme il en est de toute nouveauté, des morceaux symphoniques de Wagner retentirent dans les casinos ouverts tous les soirs à une foule amoureuse de voluptés triviales. La majesté fulgurante de cette musique tombait là comme le tonnerre dans un mauvais lieu. Le bruit s’en répandit vite, et nous eûmes souvent le spectacle comique d’hommes graves et délicats subissant le contact des cohues malsaines, pour jouir, en attendant mieux, de la marche solennelle des Invités au Wartburg ou des majestueuses noces de Lohengrin.

Cependant, des répétitions fréquentes des mêmes phrases mélodiques, dans des morceaux tirés du même opéra, impliquaient des intentions mystérieuses et une méthode qui m’étaient inconnues. Je résolus de m’informer du pourquoi, et de transformer ma volupté en connaissance avant qu’une représentation scénique vînt me fournir une élucidation parfaite. J’interrogeai les amis et les ennemis. Je mâchai l’indigeste et abominable pamphlet de M. Fétis. Je lus le livre de Liszt, et enfin je me procurai, à défaut de l’Art et la Révolution et de l’Œuvre d’art de l’avenir, ouvrages non traduits, celui intitulé : Opéra et Drame, traduit en anglais.

II

Les plaisanteries françaises allaient toujours leur train, et le journalisme vulgaire opérait sans trêve ses gamineries professionnelles. Comme Wagner n’avait jamais cessé de répéter que la musique (dramatique) devait parler le sentiment, s’adapter au sentiment avec la même exactitude que la parole, mais évidemment d’une autre manière, c’est-à-dire exprimer la partie indéfinie du sentiment que la parole, trop positive, ne peut pas rendre (en quoi il ne disait rien qui ne fût accepté par tous les esprits sensés), une foule de gens, persuadés par les plaisants du feuilleton, s’imaginèrent que le maître attribuait à la musique la puissance d’exprimer la forme positive des choses, c’est-à-dire qu’il intervertissait les rôles et les fonctions. Il serait aussi inutile qu’ennuyeux de dénombrer tous les quolibets fondés sur cette fausseté, qui venant, tantôt de la malveillance, tantôt de l’ignorance, avaient pour résultat d’égarer à l’avance l’opinion du public. Mais, à Paris plus qu’ailleurs, il est impossible d’arrêter une plume qui se croit amusante. La curiosité générale étant attirée vers Wagner, engendra des articles et des brochures qui nous initièrent à sa vie, à ses longs efforts et à tous ses tourments. Parmi ces documents fort connus aujourd’hui, je ne veux extraire que ceux qui me paraissent plus propres à éclairer et à définir la nature et le caractère du maître. Celui qui a écrit que l’homme qui n’a pas été, dès son berceau, doté par une fée de l’esprit de mécontentement de tout ce qui existe, n’arrivera jamais à la découverte du nouveau, devait indubitablement trouver dans les conflits de la vie plus de douleurs que tout autre. C’est de cette facilité à souffrir, commune à tous les artistes et d’autant plus grande que leur instinct du juste et du beau est plus prononcé, que je tire l’explication des opinions révolutionnaires de Wagner. Aigri par tant de mécomptes, déçu par tant de rêves, il dut, à un certain moment, par suite d’une erreur excusable dans un esprit sensible et nerveux à l’excès, établir une complicité idéale entre la mauvaise musique et les mauvais gouvernements. Possédé du désir suprême de voir l’idéal dans l’art dominer définitivement la routine, il a pu (c’est une illusion essentiellement humaine) espérer que des révolutions dans l’ordre politique favoriseraient la cause de la révolution dans l’art. Le succès de Wagner lui-même a donné tort à ses prévisions et à ses espérances ; car il a fallu en France l’ordre d’un despote pour faire exécuter l’œuvre d’un révolutionnaire. Ainsi nous avons déjà vu à Paris l’évolution romantique favorisée par la monarchie, pendant que les libéraux et les républicains restaient opiniâtrement attachés aux routines de la littérature dite classique.

Je vois, par les notes que lui-même il a fournies sur sa jeunesse, que, tout enfant, il vivait au sein du théâtre, fréquentait les coulisses et composait des comédies. La musique de Weber et, plus tard, celle de Beethoven, agirent sur son esprit avec une force irrésistible, et bientôt, les années et les études s’accumulant, il lui fut impossible de ne pas penser d’une manière double, poétiquement et musicalement, de ne pas entrevoir toute idée sous deux formes simultanées, l’un des deux arts commençant sa fonction là où s’arrêtent les limites de l’autre. L’instinct dramatique, qui occupait une si grande place dans ses facultés, devait le pousser à se révolter contre toutes les frivolités, les platitudes et les absurdités des pièces faites pour la musique. Ainsi la Providence, qui préside aux révolutions de l’art, mûrissait dans un jeune cerveau allemand le problème qui avait tant agité le dix-huitième siècle. Quiconque a lu avec attention la Lettre sur la musique, qui sert de préface à Quatre poèmes d’opéras traduits en prose française, ne peut conserver à cet égard aucun doute. Les noms de Gluck et de Méhul y sont cités souvent avec une sympathie passionnée. N’en déplaise à M. Fétis, qui veut absolument établir pour l’éternité la prédominance de la musique dans le drame lyrique, l’opinion d’esprits tels que Gluck, Diderot, Voltaire et Goethe n’est pas à dédaigner. Si ces deux derniers ont démenti plus tard leurs théories de prédilection, ce n’a été chez eux qu’un acte de découragement et de désespoir. En feuilletant la Lettre sur la musique, je sentais revivre dans mon esprit, comme par un phénomène d’écho mnémonique différents passages de Diderot qui affirment que la vraie musique dramatique ne peut pas être autre chose que le cri ou le soupir de la passion noté et rythmé. Les mêmes problèmes scientifiques, poétiques, artistiques, se reproduisent sans cesse à travers les âges, et Wagner ne se donne pas pour un inventeur, mais simplement pour le confirmateur d’une ancienne idée qui sera sans doute, plus d’une fois encore, alternativement vaincue et victorieuse. Toutes ces questions sont en vérité extrêmement simples, et il n’est pas peu surprenant de voir se révolter contre les théories de la musique de l’avenir (pour me servir d’une locution aussi inexacte qu’accréditée) ceux-là mêmes que nous avons entendus si souvent se plaindre des tortures infligées à tout esprit raisonnable par la routine du livret ordinaire d’opéra.

Dans cette même Lettre sur la musique, où l’auteur donne une analyse très brève et très limpide de ses trois anciens ouvrages, l’Art et la Révolution, l’Oeuvre d’art de l’avenir et Opéra et Drame, nous trouvons une préoccupation très vive du théâtre grec, tout à fait naturelle, inévitable même chez un dramaturge musicien qui devait chercher dans le passé la légitimation de son dégoût du présent et des conseils secourables pour l’établissement des conditions nouvelles du drame lyrique. Dans sa lettre à Berlioz, il disait déjà, il y a plus d’un an :

Je me demandai quelles devaient être les conditions de l’art pour qu’il pût inspirer au public un inviolable respect, et, afin de ne point m’aventurer trop dans l’examen de cette question, je fus chercher mon point de départ dans la Grèce ancienne. J’y rencontrai tout d’abord l’œuvre artistique par excellence, le drame, dans lequel l’idée, quelque profonde qu’elle soit, peut se manifester avec le plus de clarté et de la manière la plus universellement intelligible. Nous nous étonnons à bon droit aujourd’hui que trente mille Grecs aient pu suivre avec un intérêt soutenu la représentation des tragédies d’Eschyle ; mais si nous recherchons le moyen par lequel on obtenait de pareils résultats, nous trouvons que c’est par l’alliance de tous les arts concourant ensemble au même but, c’est-à-dire à la production de l’œuvre artistique la plus parfaite et la seule vraie. Ceci me conduisit à étudier les rapports des diverses branches de l’art entre elles, et, après avoir saisi la relation qui existe entre la plastique et la mimique, j’examinai celle qui se trouve entre la musique et la poésie : de cet examen jaillirent soudain des clartés qui dissipèrent complètement l’obscurité qui m’avait jusqu’alors inquiété.

« Je reconnus, en effet, que précisément là où l’un de ces arts atteignait à des limites infranchissables, commençait aussitôt, avec la plus rigoureuse exactitude, la sphère d’action de l’autre ; que, conséquemment, par l’union intime de ces deux arts, on exprimerait avec la clarté la plus satisfaisante ce que ne pouvait exprimer chacun d’eux isolément ; que, par contraire, toute tentative de rendre avec les moyens de l’un d’eux ce qui ne saurait être rendu que par les deux ensemble, devait fatalement conduire à l’obscurité, à la confusion d’abord, et ensuite, à la dégénérescence et à la corruption de chaque art en particulier. »

Et dans la préface de son dernier livre, il revient en ces termes sur le même sujet :

« J’avais trouvé dans quelques rares créations d’artistes une base réelle où asseoir mon idéal dramatique et musical ; maintenant l’histoire m’offrait à son tour le modèle et le type des relations idéales du théâtre et de la vie publique telles que je les concevais. Je le trouvais, ce modèle, dans le théâtre de l’ancienne Athènes : là, le théâtre n’ouvrait son enceinte qu’à de certaines solennités où s’accomplissait une fête religieuse qu’accompagnaient les jouissances de l’art. Les hommes les plus distingués de l’Etat prenaient à ces solennités une part directe comme poètes ou directeurs ; ils paraissaient comme les prêtres aux yeux de la population assemblée de la cité et du pays, et cette population était remplie d’une si haute attente de la sublimité des œuvres qui allaient être représentées devant elle, que les poèmes les plus profonds, ceux d’un Eschyle et d’un Sophocle, pouvaient être proposés au peuple et assurés d’être parfaitement entendus. »

Ce goût absolu, despotique, d’un idéal dramatique, où tout, depuis une déclamation notée et soulignée par la musique avec tant de soin qu’il est impossible au chanteur de s’en écarter en aucune syllabe, véritable arabesque de sons dessinée par la passion, jusqu’aux soins les plus minutieux, relatifs aux décors et à la mise en scène, où tous les détails, dis-je, doivent sans cesse concourir à une totalité d’effet, a fait la destinée de Wagner. C’était en lui comme une postulation perpétuelle. Depuis le jour où il s’est dégagé des vieilles routines du livret et où il a courageusement renié son Rienzi, opéra de jeunesse qui avait été honoré d’un grand succès, il a marché, sans dévier d’une ligne, vers cet impérieux idéal. C’est donc sans étonnement que j’ai trouvé dans ceux de ses ouvrages qui sont traduits, particulièrement dans Tannhäuser, Lohengrin et le Vaisseau fantôme, une méthode de construction excellente, un esprit d’ordre et de division qui rappelle l’architecture des tragédies antiques. Mais les phénomènes et les idées qui se produisent périodiquement à travers les âges empruntent toujours à chaque résurrection le caractère complémentaire de la variante et de la circonstance. La radieuse Vénus antique, l’Aphrodite née de la blanche écume, n’a pas impunément traversé les horrifiques ténèbres du moyen âge. Elle n’habite plus l’Olympe ni les rives d’un archipel parfumé. Elle est retirée au fond d’une caverne, magnifique, il est vrai, mais illuminée par des feux qui ne sont pas ceux du bienveillant Phoebus. En descendant sous terre, Vénus s’est rapprochée de l’enfer, et elle va sans doute, à de certaines solennités abominables, rendre régulièrement hommage à l’Archidémon, prince de la chair et seigneur du péché. De même, les poèmes de Wagner, bien qu’ils révèlent un goût sincère et une parfaite intelligence de la beauté classique, participent aussi, dans une forte dose, de l’esprit romantique. S’ils font rêver à la majesté de Sophocle et d’Eschyle, ils contraignent en même temps l’esprit à se souvenir des Mystères de l’époque la plus plastiquement catholique. Ils ressemblent à ces grandes visions que le moyen âge étalait sur les murs de ses églises ou tissait dans ses magnifiques tapisseries. Ils ont un aspect général décidément légendaire : le Tannhäuser, légende ; le Lohengrin, légende ; légende, le Vaisseau fantôme. Et ce n’est pas seulement une propension naturelle à tout esprit poétique qui a conduit Wagner vers cette apparente spécialité ; c’est un parti pris formel puisé dans l’étude des conditions les plus favorables du drame lyrique.

Lui-même, il a pris soin d’élucider la question dans ses livres. Tous les sujets, en effet, ne sont pas également propres à fournir un vaste drame doué d’un caractère d’universalité. Il y aurait évidemment un immense danger à traduire en fresque le délicieux et le plus parfait tableau de genre. C’est surtout dans le cœur universel de l’homme et dans l’histoire de ce cœur que le poète dramatique trouvera des tableaux universellement intelligibles. Pour construire en pleine liberté le drame idéal, il sera prudent d’éliminer toutes les difficultés qui pourraient naître de détails techniques, politiques ou même trop positivement historiques. Je laisse la parole au maître lui-même :

« Le seul tableau de la vie humaine qui soit appelé poétique est celui où les motifs qui n’ont de sens que pour l’intelligence abstraite font place aux mobiles purement humains qui gouvernent le cœur. Cette tendance (celle relative à l’invention du sujet poétique) est la loi souveraine qui préside à la forme et à la représentation poétique)… est la loi souveraine qui préside à la forme et à la représentation poétique… L’arrangement rythmique et l’ornement (presque musical) de la rime sont pour le poëte des moyens d’assurer au vers, à la phrase, une puissance qui captive comme par un charme et gouverne à son gré le sentiment. Essentielle au poëte, cette tendance le conduit jusqu’à la limite de son art, limite que touche immédiatement la musique, et, par conséquent, l’œuvre la plus complète du poëte devrait être celle qui, dans son dernier achèvement, serait une parfaite musique.

« De là, je me voyais nécessairement amené à désigner le mythe comme matière idéale du poëte. Le mythe est le poème primitif et anonyme du peuple, et nous le retrouvons à toutes les époques repris, remanié sans cesse à nouveau par les grands poëtes des périodes cultivées. Dans le mythe, en effet, les relations humaines dépouillent presque complètement leur forme conventionnelle et intelligible seulement à la raison abstraite ; elles montrent ce que la vie a de vraiment humain, d’éternellement compréhensible, et le montrent sous cette forme concrète, exclusive de toute imitation, laquelle donne à tous les vrais mythes leur caractère individuel que vous reconnaissez au premier coup d’œil. »

Et ailleurs, reprenant le même thème, il dit : Je quittai une fois pour toutes le terrain de l’histoire et m’établis sur celui de la légende… Tout le détail nécessaire pour décrire et représenter le fait historique et ses accidents, tout le détail qu’exige, pour être parfaitement comprise, une époque spéciale et reculée de l’histoire, et que les auteurs contemporains de drames et de romans historiques déduisent, par cette raison, d’une manière si circonstanciée, je pouvais le laisser de côté… La légende, à quelque époque et à quelque nation qu’elle appartienne, a l’avantage de comprendre exclusivement ce que cette époque et cette nation ont de purement humain, et de le présenter sous une forme originale très-saillante, et dès lors intelligible au premier coup d’œil. Une ballade, un refrain populaire, suffisent pour vous représenter en un instant ce caractère sous les traits les plus arrêtés et les plus frappants. Le caractère de la scène et le ton de la légende contribuent ensemble à jeter l’esprit dans cet état de rêve qui le porte bientôt jusqu’à la pleine clairvoyance, et l’esprit découvre alors un nouvel enchaînement des phénomènes du monde, que ses yeux ne pouvaient apercevoir dans l’état de veille ordinaire.

Comment Wagner ne comprendrait-il pas admirablement le caractère sacré, divin du mythe, lui qui est à la fois poëte et critique ? J’ai entendu beaucoup de personnes tirer de l’étendue même de ses facultés et de sa haute intelligence critique une raison de défiance relativement à son génie musical, et je crois que l’occasion est ici propice pour réfuter une erreur très-commune, dont la principale racine est peut-être le plus laid des sentiments humains, l’envie. « Un homme qui raisonne tant de son art ne peut pas produire naturellement de belles œuvres”, disent quelques-uns qui dépouillent ainsi le génie de sa rationalité, et lui assignent une fonction purement instinctive et pour ainsi dire végétale. D’autres veulent considérer Wagner comme un théoricien qui n’aurait produit des opéras que pour vérifier a posteriori la valeur de ses propres théories. Non seulement ceci est parfaitement faux, puisque le maître a commencé tout jeune, comme on le sait, par produire des essais poétiques et musicaux d’une nature variée, et qu’il n’est arrivé que progressivement à se faire un idéal de drame lyrique, mais c’est même une chose absolument impossible. Ce serait un événement tout nouveau dans l’histoire des arts qu’un critique se faisant poëte, un renversement de toutes les lois psychiques, une monstruosité ; au contraire, tous les grands poëtes deviennent naturellement, fatalement, critiques. Je plains les poëtes que guide le seul instinct ; je les crois incomplets. Dans la vie spirituelle des premiers, une crise se fait infailliblement, où ils veulent raisonner leur art, découvrir les lois obscures en vertu desquelles ils ont produit, et tirer de cette étude une série de préceptes dont le but divin est l’infaillibilité dans la production poétique. Il serait prodigieux qu’un critique devînt poëte, et il est impossible qu’un poëte ne contienne pas un critique. Le lecteur ne sera donc pas étonné que je considère le poëte comme le meilleur de tous les critiques. Les gens qui reprochent au musicien Wagner d’avoir écrit des livres sur la philosophie de son art et qui en tirent le soupçon que sa musique n’est pas un produit naturel, spontané, devraient nier également que Vinci, Hogarth, Reynolds, aient pu faire de bonnes peintures, simplement parce qu’ils ont déduit et analysé les principes de leur art. Qui parle mieux de la peinture que notre grand Delacroix ? Diderot, Goethe, Shakespeare, autant de producteurs, autant d’admirables critiques. La poésie a existé, s’est affirmée la première, et elle a engendré l’étude des règles. Telle est l’histoire incontestée du travail humain. Or, comme chacun est le diminutif de tout le monde, comme l’histoire d’un cerveau individuel représente en petit l’histoire du cerveau universel, il serait juste et naturel de supposer (à défaut des preuves qui existent) que l’élaboration des pensées de Wagner a été analogue au travail de l’humanité.

III

Tannhäuser représente la lutte des deux principes qui ont choisi le cœur humain pour principal champ de bataille, c’est-à-dire de la chair avec l’esprit, de l’enfer avec le ciel, de Satan avec Dieu. Et cette dualité est représentée tout de suite, par l’ouverture, avec une incomparable habileté. Que n’a-t-on pas déjà écrit sur ce morceau ? Cependant il est présumable qu’il fournira encore matière à bien des thèses et des commentaires éloquents ; car c’est le propre des œuvres vraiment artistiques d’être une source inépuisable de suggestions. L’ouverture, dis-je, résume donc la pensée du drame par deux chants, le chant religieux et le chant voluptueux, qui, pour me servir de l’expression de Liszt, « sont ici posés comme deux termes, et qui, dans le finale, trouvent leur équation ». Le Chant des pèlerins apparaît le premier, avec l’autorité de la loi suprême, comme marquant tout de suite le véritable sens de la vie, le but de l’universel pèlerinage, c’est-à-dire Dieu. Mais comme le sens intime de Dieu est bientôt noyé dans toute conscience par les concupiscences de la chair, le chant représentatif de la sainteté est peu à peu submergé par les soupirs de la volupté. La vraie, la terrible, l’universelle Vénus se dresse déjà dans toutes les imaginations. Et que celui qui n’a pas encore entendu la merveilleuse ouverture de Tannhäuser ne se figure pas ici un chant d’amoureux vulgaires, essayant de tuer le temps sous les tonnelles, les accents d’une troupe enivrée jetant à Dieu son défi dans la langue d’Horace. Il s’agit d’autre chose, à la fois plus vrai et plus sinistre. Langueurs, délices mêlées de fièvre et coupées d’angoisses, retours incessants vers une volupté qui promet d’éteindre, mais n’éteint jamais la soif ; palpitations furieuses du cœur et des sens, ordres impérieux de la chair, tout le dictionnaire des onomatopées de l’amour se fait entendre ici. Enfin le thème religieux reprend peu à peu son empire, lentement, par gradations, et absorbe l’autre dans une victoire paisible, glorieuse comme celle de l’être irrésistible sur l’être maladif et désordonné, de saint-michel sur Lucifer.

Au commencement de cette étude, j’ai noté la puissance avec laquelle Wagner, dans l’ouverture de Lohengrin, avait exprimé les ardeurs de la mysticité, les appétitions de l’esprit vers le Dieu incommunicable. Dans l’ouverture de Tannhäuser, dans la lutte des deux principes contraires, il ne s’est pas montré moins subtil ni moins puissant. Où donc le maître a-t-il puisé ce chant furieux de la chair, cette connaissance absolue de la partie diabolique de l’homme ? Dès les premières mesures, les nerfs vibrent à l’unisson de la mélodie ; toute chair qui se souvient se met à trembler. Tout cerveau bien conformé porte en lui deux infinis, le ciel et l’enfer, et dans toute image de l’un de ces infinis il reconnaît subitement la moitié de lui-même. Aux titillations sataniques d’un vague amour succèdent bientôt des entraînements, des éblouissements, des cris de victoire, des gémissements de gratitude, et puis des hurlements de férocité, des reproches de victimes et des hosannas impies de sacrificateurs, comme si la barbarie devait toujours prendre sa place dans le drame de l’amour, et la jouissance charnelle conduire, par une logique satanique inéluctable, aux délices du crime. Quand le thème religieux, faisant invasion à travers le mal déchaîné, vient peu à peu rétablir l’ordre et reprendre l’ascendant, quand il se dresse de nouveau avec toute sa solide beauté, au-dessus de ce chaos de voluptés agonisantes, toute l’âme éprouve comme un rafraîchissement, une béatitude de rédemption ; sentiment ineffable qui se reproduira au commencement du deuxième tableau, quand Tannhäuser, échappé de la grotte de Vénus, se retrouvera dans la vie véritable, entre le son religieux des cloches natales, la chanson naïve du pâtre, l’hymne des pèlerins et la croix plantée sur la route, emblème de toutes ces croix qu’il faut traîner sur toutes les routes. Dans ce dernier cas, il y a une puissance de contraste qui agit irrésistiblement sur l’esprit et qui fait penser à la manière large et aisée de Shakespeare. Tout à l’heure nous étions dans les profondeurs de la terre (Vénus, comme nous l’avons dit, habite auprès de l’enfer), respirant une atmosphère parfumée, mais étouffante, éclairée par une lumière rose qui ne venait pas du soleil ; nous étions semblables au chevalier Tannhäuser lui-même, qui, saturé de délices énervantes, aspire à la douleur ! cri sublime que tous les critiques jurés admireraient dans Corneille, mais qu’aucun ne voudra peut-être voir dans Wagner. Enfin nous sommes replacés sur la terre ; nous en aspirons l’air frais, nous en acceptons les joies avec reconnaissance, les douleurs avec humilité. La pauvre humanité est rendue à sa patrie.

Tout à l’heure, en essayant de décrire la partie voluptueuse de l’ouverture, je priais le lecteur de détourner sa pensée des hymnes vulgaires de l’amour, tels que les peut concevoir un galant en belle humeur ; en effet, il n’y a ici rien de trivial ; c’est plutôt le débordement d’une nature énergique, qui verse dans le mal toutes les forces dues à la culture du bien ; c’est l’amour effréné, immense, chaotique, élevé jusqu’à la hauteur d’une contre-religion, d’une religion satanique. Ainsi, le compositeur, dans la traduction musicale, a échappé à cette vulgarité qui accompagne trop souvent la peinture du sentiment le plus populaire, — j’allais dire populacier, — et pour cela il lui a suffi de peindre l’excès dans le désir et dans l’énergie, l’ambition indomptable, immodérée, d’une âme sensible qui s’est trompée de voie. De même, dans la représentation plastique de l’idée, il s’est dégagé heureusement de la fastidieuse foule des victimes, des Elvires innombrables. L’idée pure, incarnée dans l’unique Vénus, parle bien plus haut et avec bien plus d’éloquence. Nous ne voyons pas ici un libertin ordinaire, voltigeant de belle en belle, mais l’homme général, universel, vivant morganatiquement avec l’Idéal absolu de la volupté, avec la Reine de toutes les diablesses, de toutes les faunesses et de toutes les satyresses, reléguées sous terre depuis la mort du grand Pan, c’est-à-dire avec l’indestructible et irrésistible Vénus.

Une main mieux exercée que la mienne dans l’analyse des ouvrages lyriques présentera, ici même, au lecteur, un compte rendu technique et complet de cet étrange et méconnu Tannhäuser 6 ; je dois donc me borner à des vues générales qui, pour rapides qu’elles soient, n’en sont pas moins utiles. D’ailleurs, n’est-il pas plus commode, pour certains esprits, de juger de la beauté d’un paysage en se plaçant sur une hauteur, qu’en parcourant successivement tous les sentiers qui le sillonnent ?

Je tiens seulement à faire observer, à la grande louange de Wagner que, malgré l’importance très-juste qu’il donne au poème dramatique, l’ouverture de Tannhäuser, comme celle de Lohengrin, est parfaitement intelligible, même à celui qui ne connaîtrait pas le livret ; et ensuite, que cette ouverture contient non seulement l’idée mère, la dualité psychique constituant le drame, mais encore les formules principales, nettement accentuées, destinées à peindre les sentiments généraux exprimés dans la suite de l’œuvre, ainsi que le démontrent les retours forcés de la mélodie diaboliquement voluptueuse et du motif religieux ou Chant des pèlerins, toutes les fois que l’action le demande. Quant à la grande marche du second acte, elle a conquis depuis longtemps le suffrage des esprits les plus rebelles, et l’on peut lui appliquer le même éloge qu’aux deux ouvertures dont j’ai parlé, à savoir d’exprimer de la manière la plus visible, la plus colorée, la plus représentative, ce qu’elle veut exprimer. Qui donc, en entendant ces accents si riches et si fiers, ce rhythme pompeux élégamment cadencé, ces fanfares royales, pourrait se figurer autre chose qu’une pompe féodale, une défilade d’hommes héroïques, dans des vêtements éclatants, tous de haute stature, tous de grande volonté et de foi naïve, aussi magnifiques dans leurs plaisirs que terribles dans leurs guerres ?

Que dirons-nous du récit de Tannhäuser, de son voyage à Rome, où la beauté littéraire est si admirablement complétée et soutenue par la mélopée, que les deux éléments ne font plus qu’un inséparable tout ? On craignait la longueur de ce morceau, et cependant le récit contient, comme on l’a vu, une puissance dramatique invincible. La tristesse, l’accablement du pécheur pendant son rude voyage, son allégresse en voyant le suprême pontife qui délie les péchés, son désespoir quand celui-ci lui montre le caractère irréparable de son crime, et enfin le sentiment presque ineffable, tant il est terrible, de la joie dans la damnation ; tout est dit, exprimé, traduit, par la parole et la musique, d’une manière si positive, qu’il est presque impossible de concevoir une autre manière de le dire. On comprend bien alors qu’un pareil malheur ne puisse être réparé que par un miracle et on excuse l’infortuné chevalier de chercher encore le sentier mystérieux qui conduit à la grotte, pour retrouver au moins les grâces de l’enfer auprès de sa diabolique épouse.

Le drame de Lohengrin porte, comme celui de Tannhäuser, le caractère sacré, mystérieux, et pourtant universellement intelligible de la légende. Une jeune princesse, accusée d’un crime abominable, du meurtre de son frère, ne possède aucun moyen de prouver son innocence. Sa cause sera jugée par le jugement de Dieu. Aucun chevalier présent ne descend pour elle sur le terrain ; mais elle a confiance dans une vision singulière : un guerrier inconnu est venu la visiter en rêve. C’est ce chevalier-là qui prendra sa défense. En effet, au moment suprême et comme chacun la juge coupable, une nacelle approche du rivage, tirée par un cygne attelé d’une chaîne d’or. Lohengrin, chevalier du Saint-Graal, protecteur des innocents, défenseur des faibles, a entendu l’invocation du fond de la retraite merveilleuse où est précieusement conservée cette coup divine, deux fois consacrée par la sainte Cène et par le sang de Notre-Seigneur, que Joseph d’Arimathie y recueillit tout ruisselant de sa plaie. Lohengrin, fils de Parcival, descend de la nacelle, revêtu d’une armure d’argent, le casque en tête, le bouclier sur l’épaule, une petite trompe d’or au côté, appuyé sur son épée. « Si je remporte pour toi la victoire, dit Lohengrin à Elsa, veux-tu que je sois ton époux ?… Elsa, si tu veux que je m’appelle ton époux…, il faut que tu me fasses une promesse : jamais tu ne m’interrogeras, jamais tu ne chercheras à savoir ni de quelles contrées j’arrive, ni quel est mon nom et ma nature. » Et Elsa : « Jamais, seigneur, tu n’entendras de moi cette question. » Et, comme Lohengrin répète solennellement la formule de la promesse, Elsa répond : « Mon bouclier, mon ange, mon sauveur ! toi qui crois fermement à mon innocence, pourrait-il y avoir un doute plus criminel que de n’avoir pas foi en toi ? Comme tu me défends dans ma détresse, de même je garderai fidèlement la loi que tu m’imposes. » Et Lohengrin, la serrant dans ses bras, s’écrie : « Elsa, je t’aime ! » Il y a là une beauté de dialogue comme il s’en trouve fréquemment dans les drames de Wagner, toute trempée de magie primitive, toute grandie par le sentiment idéal, et dont la solennité ne diminue en rien la grâce naturelle.

L’innocence d’Elsa est proclamée par la victoire de Lohengrin ; la magicienne Ortrude et Frédéric, deux méchants intéressés à la condamnation d’Elsa, parviennent à exciter en elle la curiosité féminine, à flétrir sa joie par le doute, et l’obsèdent maintenant jusqu’à ce qu’elle viole son serment et exige de son époux l’aveu de son origine. Le doute a tué la foi, et la foi disparue emporte avec elle le bonheur. Lohengrin punit par la mort Frédéric d’un guet-apens que celui-ci lui a tendu, et devant le roi, les guerriers et le peuple assemblés, déclare enfin sa véritable origine : « … Quiconque est choisi pour servir le Graal est aussitôt revêtu d’une puissance surnaturelle ; même celui qui est envoyé par lui dans une terre lointaine, chargé de la mission de défendre le droit de la vertu, n’est pas dépouillé de sa force sacrée autant que reste inconnue sa qualité de chevalier du Graal ; mais telle est la nature de cette vertu du Saint-Graal, que, dévoilée, elle fuit aussitôt les regards profanes ; c’est pourquoi vous ne devez concevoir nul doute sur son chevalier ; s’il est reconnu par vous, il lui faut vous quitter sur-le-champ. Écoutez maintenant comment il récompense la question interdite ! Je vous ai été envoyé par le Graal ; mon père, Parcival, porte sa couronne ; moi, son chevalier, j’ai nom Lohengrin. » Le cygne reparaît sur la rive pour remmener le chevalier vers sa miraculeuse patrie. La magicienne, dans l’infatuation de sa haine, dévoile que le cygne n’est autre que le frère d’Elsa, emprisonné par elle dans un enchantement. Lohengrin monte dans la nacelle après avoir adressé au Saint-Graal une fervente prière. Une colombe prend la place du cygne, et Godefroi, duc de Brabant, reparaît. Le chevalier est retourné vers le mont Salvat. Elsa qui a douté, Elsa qui a voulu savoir, examiner, contrôler, Elsa a perdu son bonheur. L’idéal est envolé.

Le lecteur a sans doute remarqué dans cette légende une frappante analogie avec le mythe de la Psyché antique, qui, elle aussi, fut victime de la démoniaque curiosité, et, ne voulant pas respecter l’incognito de son divin époux, perdit, en pénétrant le mystère, toute sa félicité. Elsa prête l’oreille à Ortrude, comme Ève au serpent. L’Ève éternelle tombe dans l’éternel piège. Les nations et les races se transmettent-elles des fables, comme les hommes se lèguent des héritages, des patrimoines ou des secrets scientifiques ? On serait tenté de le croire, tant est frappante l’analogie morale qui marque les mythes et les légendes éclos dans différentes contrées. Mais cette explication est trop simple pour séduire longtemps un esprit philosophique. L’allégorie créée par le peuple ne peut pas être comparée à ces semences qu’un cultivateur communique fraternellement à un autre qui les veut acclimater dans son pays. Rien de ce qui est éternel et universel n’a besoin d’être acclimaté. Cette analogie morale dont je parlais est comme l’estampille divine de toutes les fables populaires. Ce sera bien, si l’on veut, le signe d’une origine unique, la preuve d’une parenté irréfragable, mais à la condition que l’on ne cherche cette origine que dans le principe absolu et l’origine commune de tous les êtres. Tel mythe peut être considéré comme frère d’un autre, de la même façon que le nègre est dit le frère du blanc. Je ne nie pas, en de certains cas, la fraternité ni la filiation ; je crois seulement que dans beaucoup d’autres l’esprit pourrait être induit en erreur par la ressemblance des surfaces ou même par l’analogie morale, et que, pour reprendre notre métaphore végétale, le mythe est un arbre qui croît partout en tout climat, sous tout soleil, spontanément et sans boutures. Les religions et les poésies des quatre parties du monde nous fournissent sur ce sujet des preuves surabondantes. Comme le péché est partout, la rédemption est partout ; le mythe partout. Rien de plus cosmopolite que l’Éternel. Qu’on veuille bien me pardonner cette digression qui s’est ouverte devant moi avec une attraction irrésistible. Je reviens à l’auteur de Lohengrin.

On dirait que Wagner aime d’un amour de prédilection les pompes féodales, les assemblées homériques où gît une accumulation de force vitale, les foules enthousiasmées, réservoir d’électricité humaine, d’où le style héroïque jaillit avec une impétuosité naturelle. La musique de noces et l’épithalame de Lohengrin font un digne pendant à l’introduction des invités au Wartburg dans Tannhäuser, plus majestueux encore peut-être et plus véhément. Cependant le maître, toujours plein de goût et attentif aux nuances, n’a pas représenté ici la turbulence qu’en pareil cas manifesterait une foule roturière. Même à l’apogée de son plus violent tumulte, la musique n’exprime qu’un délire de gens accoutumés aux règles de l’étiquette ; c’est une cour qui s’amuse, et son ivresse la plus vive garde encore le rhythme de la décence. La joie clapoteuse de la foule alterne avec l’épithalame, doux, tendre et solennel ; la tourmente de l’allégresse publique contraste à plusieurs reprises avec l’hymne discret et attendri qui célèbre l’union d’Elsa et de Lohengrin.

J’ai déjà parlé de certaines phrases mélodiques dont le retour assidu, dans différents morceaux tirés de la même œuvre, avait vivement intrigué mon oreille, lors du premier concert offert par Wagner dans la salle des Italiens. Nous avons observé que, dans Tannhäuser, la récurrence des deux thèmes principaux, le motif religieux et le chant de volupté, servait à réveiller l’attention du public et à le replacer dans un état analogue à la situation actuelle. Dans Lohengrin, ce système mnémonique est appliqué beaucoup plus minutieusement. Chaque personnage est, pour ainsi dire, blasonné par la mélodie qui représente son caractère moral et le rôle qu’il est appelé à jouer dans la fable. Ici je laisse humblement la parole à Liszt, dont, par occasion, je recommande le livre (Lohengrin et Tannhäuser) à tous les amateurs de l’art profond et raffiné, et qui sait, malgré cette langue un peu bizarre qu’il affecte, espèce d’idiome composé d’extraits de plusieurs langues, traduire avec un charme infini toute la rhétorique du maître :

« Le spectateur, préparé et résigné à ne chercher aucun de ces morceaux détachés qui, engrenés l’un après l’autre sur le fil de quelque intrigue, composent la substance de nos opéras habituels, pourra trouver un singulier intérêt à suivre durant trois actes la combinaison profondément réfléchie, étonnamment habile et poétiquement intelligente, avec laquelle Wagner, au moyen de plusieurs phrases principales, a serré un nœud mélodique qui constitue tout son drame. Les replis que font ces phrases, en se liant et s’entrelaçant autour des paroles du poème, sont d’un effet émouvant au dernier point. Mais si, après en avoir été frappé et impressionné à la représentation, on veut encore se rendre mieux compte de ce qui a si vivement affecté, et étudier la partition de cette œuvre d’un genre si neuf, on reste étonné de toutes les intentions et nuances qu’elle renferme et qu’on ne saurait immédiatement saisir. Quels sont les drames et les épopées de grands poëtes qu’il ne faille pas longtemps étudier pour se rendre maître de toute leur signification ?

« Wagner, par un procédé qu’il applique d’une manière tout à fait imprévue, réussit à étendre l’empire et les prétentions de la musique. Peu content du pouvoir qu’elle exerce sur les cœurs en y réveillant toute la gamme des sentiments humains, il lui rend possible d’inciter nos idées, de s’adresser à notre pensée, de faire appel à notre réflexion, et la dote d’un sens moral et intellectuel… Il dessine mélodiquement le caractère de ses personnages et de leurs passions principales, et ces mélodies se font jour, dans le chant ou dans l’accompagnement, chaque fois que les passions et les sentiments qu’elles expriment sont mis en jeu. Cette persistance systématique est jointe à un art de distribution qui offrirait, par la finesse des aperçus psychologiques, poétiques et philosophiques dont il fait preuve, un intérêt de haute curiosité à ceux aussi pour qui les croches et doubles croches sont lettres mortes et purs hiéroglyphes. Wagner, forçant notre méditation et notre mémoire à un si constant exercice, arrache, par cela seul, l’action de la musique au domaine des vagues attendrissements et ajoute à ses charmes quelques-uns des plaisirs de l’esprit. Par cette méthode qui complique les faciles jouissances procurées par une série de chants rarement apparentés entre eux, il demande une singulière attention du public ; mais en même temps il prépare de plus parfaites émotions à ceux qui savent les goûter. Ses mélodies sont, en quelque sorte, des personnifications d’idées ; leur retour annonce celui des sentiments que les paroles qu’on prononce n’indiquent point explicitement ; c’est à elles que Wagner confie de nous révéler tous les secrets des cœurs. Il est des phrases, celle, par exemple, de la première scène du second acte, qui traversent l’opéra comme un serpent venimeux, s’enroulant autour des victimes et fuyant devant leurs saints défenseurs ; il en est, comme celle de l’introduction, qui ne reviennent que rarement, avec les suprêmes et divines révélations. Les situations ou les personnages de quelque importance sont tous musicalement exprimés par une mélodie qui en devient le constant symbole. Or, comme ces mélodies sont d’une rare beauté, nous dirons à ceux qui, dans l’examen d’une partition, se bornent à juger des rapports de croches et doubles croches entre elles, que même si la musique de cet opéra devait être privée de son beau texte, elle serait encore une production de premier ordre. »

En effet, sans poésie, la musique de Wagner serait encore une œuvre poétique, étant douée de toutes les qualités qui constituent une poésie bien faite ; explicative par elle-même, tant toutes choses y sont bien unies, conjointes, réciproquement adaptées, et, s’il est permis de faire un barbarisme pour exprimer le superlatif d’une qualité, prudemment concaténées.

Le Vaisseau fantôme, ou le Hollandais volant, est l’histoire si populaire de ce Juif errant de l’Océan, pour qui cependant une condition de rédemption a été obtenue par un ange secourable : Si le capitaine, qui mettra pied à terre tous les sept ans, y rencontre une femme fidèle, il sera sauvé. L’infortuné, repoussé par la tempête à chaque fois qu’il voulait doubler un cap dangereux, s’était écrié une fois : « Je passerai cette infranchissable barrière, dussé-je lutter toute l’éternité ! » Et l’éternité avait accepté le défi de l’audacieux navigateur. Depuis lors, le fatal navire s’était montré çà et là, dans différentes plages, courant sus à la tempête avec le désespoir d’un guerrier qui cherche la mort ; mais toujours la tempête l’épargnait, et le pirate lui-même se sauvait devant lui en faisant le signe de la croix. Les premières paroles du Hollandais, après que son vaisseau est arrivé au mouillage, sont sinistres et solennelles : « Le terme est passé ; il s’est encore écoulé sept années ! La mer me jette à terre avec dégoût… Ah ! orgueilleux Océan ! dans peu de jours il te faudra me porter encore !… Nulle part une tombe ! nulle part la mort ! telle est ma terrible sentence de damnation… Jour du jugement, jour suprême, quand luiras-tu dans ma nuit ?… » À côté du terrible vaisseau un navire norwégien a jeté l’ancre ; les deux capitaines lient connaissance, et le Hollandais demande au Norwégien « de lui accorder pour quelques jours l’abri de sa maison… de lui donner une nouvelle patrie”. Il lui offre des richesses énormes dont celui-ci s’éblouit, et enfin lui dit brusquement : « As-tu une fille ?… Qu’elle soit ma femme !… Jamais je n’atteindrai ma patrie. À quoi me sert donc d’amasser des richesses ? Laisse-toi convaincre, consens à cette alliance et prends tous mes trésors. » — « J’ai une fille, belle, pleine de fidélité, de tendresse, de dévouement pour moi. » — « Qu’elle conserve toujours à son père cette tendresse filiale, qu’elle lui soit fidèle ; elle sera aussi fidèle à son époux. » — « Tu me donnes des joyaux, des perles inestimables ; mais le joyau le plus précieux, c’est une femme fidèle. » — « C’est toi qui me le donnes ?… Verrai-je ta fille dès aujourd’hui ? »

Dans la chambre du Norwégien, plusieurs jeunes filles s’entretiennent du Hollandais volant, et Senta, possédée d’une idée fixe, les yeux toujours tendus vers un portrait mystérieux, chante la ballade qui retrace la damnation du navigateur : « Avez-vous rencontré en mer le navire à la voile rouge de sang, au mât noir ? À bord, l’homme pâle, le maître du vaisseau, veille sans relâche. Il vole et fuit, sans terme, sans relâche, sans repos. Un jour pourtant l’homme peut rencontrer la délivrance, s’il trouve sur terre une femme qui lui soit fidèle jusque dans la mort… Priez le ciel que bientôt une femme lui garde sa foi ! — Par un vent contraire, dans une tempête furieuse, il voulut autrefois doubler un cap ; il blasphéma dans sa folle audace : Je n’y renoncerais pas de l’éternité ! Satan l’a entendu, il l’a pris au mot ! Et maintenant son arrêt est d’errer à travers la mer, sans relâche, sans repos !… Mais pour que l’infortuné puisse rencontrer encore la délivrance sur terre, un ange de Dieu lui annonce d’où peut lui venir le salut. Ah ! puisses-tu le trouver pâle navigateur ! Priez le ciel que bientôt une femme lui garde cette foi ! — Tous les sept ans, il jette l’ancre, et, pour chercher une femme, il descend à terre. Il a courtisé tous les sept ans, et jamais encore il n’a trouvé une femme fidèle… Les voiles au vent ! levez l’ancre ! Faux amour, faux serments ! Alerte ! en mer ! sans relâche, sans repos ! » Et tout d’un coup, sortant d’un abîme de rêverie, Senta inspirée s’écrie : « Que je sois celle qui te délivrera par sa fidélité ! Puisse l’ange de Dieu me montrer à toi ! C’est par moi que tu obtiendras ton salut ! » L’esprit de la jeune fille est attiré magnétiquement par le malheur ; son vrai fiancé, c’est le capitaine damné que l’amour seul peut racheter.

Enfin, le Hollandais paraît, présenté par le père de Senta ; il est bien l’homme du portrait, la figure légendaire suspendue au mur. Quand le Hollandais, semblable au terrible Melmoth qu’attendrit la destinée d’Immalée, sa victime, veut la détourner d’un dévouement trop périlleux, quand le damné plein de pitié repousse l’instrument du salut, quand, remontant en toute hâte, sur son navire, il la veut laisser au bonheur de la famille et de l’amour vulgaire, celle-ci résiste et s’obstine à le suivre : « Je te connais bien ! je connais ta destinée ! Je te connaissais lorsque je t’ai vu pour la première fois ! » Et lui, espérant l’épouvanter : « Interroge les mers de toutes les zones, interroge le navigateur qui a sillonné l’Océan dans tous les sens ; il connaît ce vaisseau, l’effroi des hommes pieux : on me nomme le Hollandais volant ! » Elle répond, poursuivant de son dévouement et de ses cris le navire qui s’éloigne : « Gloire à ton ange libérateur ! gloire à sa loi ! Regarde et vois si je te suis fidèle jusqu’à la mort ! » Et elle se précipite à la mer. Le navire s’engloutit. Deux formes aériennes s’élèvent au-dessus des flots : c’est le Hollandais et Senta transfigurés.

Aimer le malheureux pour son malheur est une idée trop grande pour tomber ailleurs que dans un cœur ingénu, et c’est certainement une très belle pensée que d’avoir suspendu le rachat d’un maudit à l’imagination passionnée d’une jeune fille. Tout le drame est traité d’une main sûre, avec une manière directe ; chaque situation, abordée franchement ; et le type de Senta porte en lui une grandeur surnaturelle et romanesque qui enchante et fait peur. La simplicité extrême du poème augmente l’intensité de l’effet. Chaque chose est à sa place, tout est bien ordonné et de juste dimension. L’ouverture, que nous avons entendue au concert du Théâtre-Italien, est lugubre et profonde comme l’Océan, le vent et les ténèbres.

Je suis contraint de resserrer les bornes de cette étude, et je crois que j’en ai dit assez (aujourd’hui du moins) pour faire comprendre à un lecteur non prévenu les tendances et la forme dramatique de Wagner. Outre Rienzi, le Hollandais volant, Tannhäuser et Lohengrin, il a composé Tristan et Isolde, et quatre autres opéras formant une tétralogie, dont le sujet est tiré des Niebelungen, sans compter ses nombreuses œuvres critiques. Tels sont les travaux de cet homme dont la personne et les ambitions idéales ont défrayé si longtemps la badauderie parisienne et dont la plaisanterie facile a fait journellement sa proie pendant plus d’un an.

IV

On peut toujours faire momentanément abstraction de la partie systématique que tout grand artiste volontaire introduit fatalement dans toutes ses œuvres ; il reste, dans ce cas, à chercher et à vérifier par quelle qualité propre, personnelle, il se distingue des autres. Un artiste, un homme vraiment digne de ce grand nom, doit posséder quelque chose d’essentiellement sui generis, par la grâce de quoi il est lui et non un autre. À ce point de vue, les artistes peuvent être comparés à des saveurs variées, et le répertoire des métaphores humaines n’est peut-être pas assez vaste pour fournir la définition approximative de tous les artistes connus et de tous les artistes possibles. Nous avons déjà, je crois, noté deux hommes dans Richard Wagner, l’homme d’ordre et l’homme passionné. C’est de l’homme passionné, de l’homme de sentiment qu’il est ici question. Dans le moindre de ses morceaux il inscrit si ardemment sa personnalité, que cette recherche de sa qualité principale ne sera pas très-difficile à faire. Dès le principe, une considération m’avait vivement frappé : c’est que dans la partie voluptueuse et orgiaque de l’ouverture de Tannhäuser, l’artiste avait mis autant de force, développé autant d’énergie que dans la peinture de la mysticité qui caractérise l’ouverture de Lohengrin. Même ambition dans l’une que dans l’autre, même escalade titanique et aussi mêmes raffinements et même subtilité. Ce qui me paraît donc avant tout marquer d’une manière inoubliable la musique de ce maître, c’est l’intensité nerveuse, la violence dans la passion et dans la volonté. Cette musique-là exprime avec la voix la plus suave ou la plus stridente tout ce qu’il y a de plus caché dans le cœur de l’homme. Une ambition idéale préside, il est vrai, à toutes ses compositions ; mais si, par le choix de ses sujets et sa méthode dramatique, Wagner se rapproche de l’antiquité, par l’énergie passionnée de son expression il est actuellement le représentant le plus vrai de la nature moderne. Et toute la science, tous les efforts, toutes les combinaisons de ce riche esprit ne sont, à vrai dire, que les serviteurs très-humbles et très-zélés de cette irrésistible passion. Il en résulte, dans quelque sujet qu’il traite, une solennité d’accent superlative. Par cette passion il ajoute à chaque chose je ne sais quoi de surhumain ; par cette passion il comprend tout et fait tout comprendre. Tout ce qu’impliquent les mots : volonté, désir, concentration, intensité nerveuse, explosion, se sent et se fait deviner dans ses œuvres. Je ne crois pas me faire illusion ni tromper personne en affirmant que je vois là les principales caractéristiques du phénomène que nous appelons génie ; ou du moins, que dans l’analyse de tout ce que nous avons jusqu’ici légitimement appelé génie on retrouve lesdites caractéristiques. En matière d’art, j’avoue que je ne hais pas l’outrance ; la modération ne m’a jamais semblé le signe d’une nature artistique vigoureuse. J’aime ces excès de santé, ces débordements de volonté qui s’inscrivent dans les œuvres comme le bitume enflammé dans le sol d’un volcan, et qui, dans la vie ordinaire, marquent souvent la phase, pleine de délices, succédant à une grande crise morale ou physique.

Quant à la réforme que le maître veut introduire dans l’application de la musique au drame, qu’en arrivera-t-il ? Là-dessus, il est impossible de rien prophétiser de précis. D’une manière vague et générale, on peut dire, avec le Psalmiste, que, tôt ou tard, ceux qui ont été abaissés seront élevés, que ceux qui ont été élevés seront humiliés, mais rien de plus que ce qui est également applicable au train connu de toutes les affaires humaines. Nous avons vu bien des choses déclarées jadis absurdes, qui sont devenues plus tard des modèles adoptés par la foule. Tout le public actuel se souvient de l’énergique résistance où se heurtèrent, dans le commencement, les drames de Victor Hugo et les peintres d’Eugène Delacroix. D’ailleurs nous avons déjà fait observer que la querelle qui divise maintenant le public était une querelle oubliée et soudainement ravivée, et que Wagner lui-même avait trouvé dans le passé les premiers éléments de la base pour asseoir son idéal. Ce qui est bien certain, c’est que sa doctrine est faite pour rallier tous les gens d’esprit fatigués depuis longtemps des erreurs de l’Opéra, et il n’est pas étonnant que les hommes de lettres, en particulier, se soient montrés sympathiques pour un musicien qui se fait gloire d’être poëte et dramaturge. De même les écrivains du xviiie avaient acclamé les ouvrages de Gluck, et je ne puis m’empêcher de voir que les personnes qui manifestent le plus de répulsion pour les ouvrages de Wagner montrent aussi une antipathie décidée à l’égard de son précurseur.

Enfin le succès ou l’insuccès de Tannhäuser ne peut absolument rien prouver, ni même déterminer une quantité quelconque de chances favorables ou défavorables dans l’avenir. Tannhäuser, en supposant qu’il fût un ouvrage détestable, aurait pu monter aux nues. En le supposant parfait, il pourrait révolter. La question, dans le fait, la question de la réformation de l’opéra n’est pas vidée, et la bataille continuera ; apaisée, elle recommencera. J’entendais dire récemment que si Wagner obtenait par son drame un éclatant succès, ce serait un accident purement individuel, et que sa méthode n’aurait aucune influence ultérieure sur les destinées et les transformations du drame lyrique. Je me crois autorisé, par l’étude du passé, c’est-à-dire de l’éternel, à préjuger l’absolu contraire, à savoir qu’un échec complet ne détruit en aucune façon la possibilité de tentatives nouvelles dans le même sens, et que dans un avenir très-rapproché on pourrait bien voir non pas seulement des auteurs nouveaux, mais même des hommes anciennement accrédités, profiter, dans une mesure quelconque, des idées émises par Wagner, et passer heureusement à travers la brèche ouverte par lui. Dans quelle histoire a-t-on jamais lu que les grandes causes se perdaient en une seule partie ?

Encore quelques mots

« L’épreuve est faite ! La musique de l’avenir est enterrée ! » s’écrient avec joie tous les siffleurs et cabaleurs. « L’épreuve est faite ! » répètent tous les niais du feuilleton. Et tous les badauds leur répondent en chœur, et très innocemment : « L’épreuve est faite ! »

En effet, une épreuve a été faite, qui se renouvellera encore bien des milliers de fois avant la fin du monde ; c’est que, d’abord, toute œuvre grande et sérieuse ne peut pas se loger dans la mémoire humaine ni prendre sa place dans l’histoire sans de vives contestations ; ensuite, que dix personnes opiniâtres peuvent, à l’aide de sifflets aigus, dérouter des comédiens, vaincre la bienveillance du public, et pénétrer même de leurs protestations discordantes la voix immense d’un orchestre, cette voix fût-elle égale en puissance à celle de l’Océan. Enfin, un inconvénient des plus intéressants a été vérifié, c’est qu’un système de location qui permet de s’abonner à l’année crée une sorte d’aristocratie, laquelle peut, à un moment donné, pour un motif ou un intérêt quelconque, exclure le vaste public de toute participation au jugement d’une œuvre. Qu’on adopte dans d’autres théâtres, à la Comédie-Française, par exemple, ce même système de location, et nous verrons bientôt, là aussi, se produire les mêmes dangers et les mêmes scandales. Une société restreinte pourra enlever au public immense de Paris le droit d’apprécier un ouvrage dont le jugement appartient à tous.

Les gens qui se croient débarrassés de Wagner se sont réjouis beaucoup trop vite ; nous pouvons le leur affirmer. Je les engage vivement à célébrer moins haut un triomphe qui n’est pas des plus honorables d’ailleurs, et même à se munir de résignation pour l’avenir. En vérité, ils ne comprennent guère le jeu de bascule des affaires humaines, le flux et le reflux des passions. Ils ignorent aussi de quelle patience et de quelle opiniâtreté la Providence a toujours doué ceux qu’elle investit d’une fonction. Aujourd’hui la réaction est commencée ; elle a pris naissance le jour même où la malveillance, la sottise, la routine et l’envie coalisées ont essayé d’enterrer l’ouvrage. L’immensité de l’injustice a engendré mille sympathies, qui maintenant se montrent de tous côtés.

 

Aux personnes éloignées de Paris, que fascine et intimide cet amas monstrueux d’hommes et de pierres, l’aventure inattendue du drame de Tannhäuser doit apparaître comme une énigme. Il serait facile de l’expliquer par la coïncidence malheureuse de plusieurs causes, dont quelques-unes sont étrangères à l’art. Avouons tout de suite la raison principale, dominante : l’opéra de Wagner est un ouvrage sérieux, demandant une attention soutenue ; on conçoit tout ce que cette condition implique de chances défavorables dans un pays où l’ancienne tragédie réussissait surtout par les facilités qu’elle offrait à la distraction. En Italie, on prend des sorbets et l’on fait des cancans dans les intervalles du drame où la mode ne commande pas les applaudissements ; en France, on joue aux cartes. « Vous êtes un impertinent, vous qui voulez me contraindre à prêter à votre oeuvre une attention continue », s’écrie l’abonné récalcitrant, « je veux que vous me fournissiez un plaisir digestif plutôt qu’une occasion d’exercer mon intelligence. » À cette cause principale, il faut en ajouter d’autres qui sont aujourd’hui connues de tout le monde, à Paris du moins. L’ordre impérial, qui fait tant d’honneur au prince, et dont on peut le remercier sincèrement, je crois, sans être accusé de courtisanerie, a ameuté contre l’artiste beaucoup d’envieux et beaucoup de ces badauds qui croient toujours faire acte d’indépendance en aboyant à l’unisson. Le décret qui venait de rendre quelques libertés au journal et à la parole ouvrait carrière à une turbulence naturelle, longtemps comprimée, qui s’est jetée, comme un animal fou, sur le premier passant venu. Ce passant, c’était le Tannhaüser, autorisé par le chef de l’État et protégé ouvertement par la femme d’un ambassadeur étranger. Quelle admirable occasion ! Toute une salle française s’est amusée pendant plusieurs heures de la douleur de cette femme, et, chose moins connue. Mme Wagner elle-même a été insultée pendant une des représentations. Prodigieux triomphe !

Une mise en scène plus qu’insuffisante, faite par un ancien vaudevilliste (vous figurez-vous les Burgraves mis en scène par M. Clairville ?) ; une exécution molle et incorrecte de la part de l’orchestre ; un ténor allemand, sur qui on fondait les principales espérances, et qui se met à chanter faux avec une assiduité déplorable ; une Vénus endormie, habillée d’un paquet de chiffons blancs, et qui n’avait pas plus l’air de descendre de l’Olympe que d’être née de l’imagination chatoyante d’un artiste du moyen âge ; toutes les places livrées, pour deux représentations, à une foule de personnes hostiles ou, du moins, indifférentes à toute aspiration idéale, toutes ces choses doivent être également prises en considération. Seuls (et l’occasion naturelle s’offre ici de les remercier), mademoiselle Sax et Morelli ont fait tête à l’orage. Il ne serait pas convenable de ne louer que leur talent ; il faut aussi vanter leur bravoure. Ils ont résisté à la déroute ; ils sont restés, sans broncher un instant, fidèles au compositeur. Morelli, avec l’admirable souplesse italienne, s’est conformé humblement au style et au goût de l’auteur, et les personnes qui ont eu souvent le loisir de l’étudier disent que cette docilité lui a profité, et qu’il n’a jamais paru dans un aussi beau jour que sous le personnage de Wolfram. Mais que dirons-nous de M. Niemann, de ses faiblesses, de ses pâmoisons, de ses mauvaises humeurs d’enfant gâté, nous qui avons assisté à des tempêtes théâtrales, où des hommes tels que Frederick et Rouvière, et Bignon lui-même, quoique moins autorisé par la célébrité, bravaient ouvertement l’erreur du public, jouaient avec d’autant plus de zèle qu’il se montrait plus injuste, et faisaient constamment cause commune avec l’auteur ? — Enfin, la question du ballet, élevée à la hauteur d’une question vitale et agitée pendant plusieurs mois, n’a pas peu contribué à l’émeute. « Un opéra sans ballet ! qu’est-ce que cela ? » disait la routine, « Qu’est-ce que cela ? » disaient les entreteneurs de filles. « Prenez garde ! » disait lui-même à l’auteur le ministre alarmé. On a fait manoeuvrer sur la scène, en manière de consolation, des régiments prussiens en jupes courtes, avec les gestes mécaniques d’une école militaire ; et une partie du public disait, voyant toutes ces jambes et illusionné par une mauvaise mise en scène : « Voilà un mauvais ballet et une musique qui n’est pas faite pour la danse. » Le bon sens répondait : « Ce n’est pas un ballet ; mais ce devrait être une bacchanale, une orgie, comme l’indique la musique, et comme ont su quelquefois en représenter la Porte-Saint-Martm, l’Ambigu, rOdéon, et même des théâtres inférieurs, mais comme n’en peut pas figurer l’Opéra, qui ne sait rien faire du tout. » Ainsi, ce n’est pas une raison littéraire, mais simplement l’inhabileté des machinistes, qui a nécessité la suppression de tout un tableau (la nouvelle apparition de Vénus).

Que les hommes qui peuvent se donner le luxe d’une maîtresse parmi les danseuses de l’Opéra, désirent qu’on mette le plus souvent possible en lumière les talents et les beautés de leur emplette, c’est là certes un sentiment presque paternel que tout le monde comprend et excuse facilement ; mais que ces mêmes hommes, sans se soucier de la curiosité publique et des plaisirs d’autrui, rendent impossible l’exécution d’un ouvrage qui leur déplaît parce qu’il ne satisfait pas aux exigences de leur protectorat, voilà ce qui est intolérable. Gardez votre harem et conservez-en religieusement les traditions ; mais faites-nous donner un théâtre où ceux qui ne pensent pas comme vous pourront trouver d’autres plaisirs mieux accommodés à leur goût. Ainsi nous serons débarrassés de vous et vous de nous, et chacun sera content.

 

On espérait arracher à ces enragés leur victime en la présentant au public un dimanche, c’est-à-dire un jour où les abonnés et le Jockey-Club abandonnent volontiers la salle à une foule qui profite de la place libre et du loisir. Mais ils avaient fait ce raisonnement assez juste : « Si nous permettons que le succès ait heu aujourd’hui, l’administration en tirera un prétexte suffisant pour nous imposer l’ouvrage pendant trente jours. » Et ils sont revenus à la charge, armés de toutes pièces, c’est-à-dire des instruments homicides confectionnés à l’avance. Le public, le public entier, a lutté pendant deux actes, et dans sa bienveillance, doublée par l’indignation, il applaudissait non seulement les beautés irrésistibles, mais même les passages qui l’étonnaient et le déroutaient, soit qu’ils fussent obscurcis par une exécution trouble, soit qu’ils eussent besoin, pour être appréciés, d’un impossible recueillement. Mais ces tempêtes de colère et d’enthousiasme amenaient immédiatement une réaction non moins violente et beaucoup moins fatigante pour les opposants. Alors ce même public, espérant que l’émeute lui saurait gré de sa mansuétude, se taisait, voulant avant toute chose connaître et juger. Mais les quelques sifflets ont courageusement persisté, sans motif et sans interruption ; l’admirable récit du voyage à Rome n’a pas été entendu (chanté même ? je n’en sais rien) et tout le troisième acte a été submergé dans le tumulte.

Dans la presse, aucune résistance, aucune protestation, excepté celle de M. Franck Marie, dans la Patrie. M. Berlioz a évité de dire son avis ; courage négatif. Remercions-le de n’avoir pas ajouté à l’injure universelle. Et puis alors, un immense tourbillon d’imitation a entraîné toutes les plumes, a fait délirer toutes les langues, semblable à ce singulier esprit qui fait dans les foules des miracles alternatifs de bravoure et de couardise ; le courage collectif et la lâcheté collective ; l’enthousiasme français et la panique gauloise.

Le Tannhaüser n’avait même pas été entendu.

 

Aussi, de tous côtés, abondent maintenant les plaintes ; chacun voudrait voir l’ouvrage de Wagner, et chacun crie à la tyrannie. Mais l’administration a baissé la tête devant quelques conspirateurs, et on rend l’argent déjà déposé pour les représentations suivantes. Ainsi, spectacle inouï, s’il en peut exister toutefois de plus scandaleux que celui auquel nous avons assisté, nous voyons aujourd’hui une direction vaincue, qui, malgré les encouragements du public, renonce à continuer des représentations des plus fructueuses.

Il paraît d’ailleurs que l’accident se propage, et que le public n’est plus considéré comme le juge suprême en fait de représentations scéniques. Au moment même où j’écris ces lignes, j’apprends qu’un beau drame, admirablement construit et écrit dans un excellent style, va disparaître, au bout de quelques jours, d’une autre scène où il s’était produit avec éclat et malgré les efforts d’une certaine caste impuissante, qui s’appelait jadis la classe lettrée, et qui est aujourd’hui inférieure en esprit et en délicatesse à un public de port de mer. En vérité, l’auteur est bien fou qui a pu croire que ces gens prendraient feu pour une chose aussi impalpable, aussi gazéiforme que l’honneur. Tout au plus sont-ils bons à l’enterrer.

Quelles sont les raisons mystérieuses de cette expulsion ? Le succès gênerait-il les opérations futures du directeur ? D’inintelligibles considérations officielles auraient-elles forcé sa bonne volonté, violenté ses intérêts ? Ou bien faut-il supposer quelque chose de monstrueux, c’est-à-dire qu’un directeur peut feindre, pour se faire valoir, de désirer de bons drames, et, ayant enfin atteint son but, retourne bien vite à son véritable goût, qui est celui des imbéciles, évidemment le plus productif ? Ce qui est encore plus inexplicable, c’est la faiblesse des critiques (dont quelques-uns sont poètes), qui caressent leur principal ennemi, et qui, si parfois, dans un accès de bravoure passagère, ils blâment son mercantilisme, n’en persistent pas moins, en une foule de cas, à encourager son commerce par toutes les complaisances.

 

Pendant tout ce tumulte et devant les déplorables facéties du feuilleton, dont je rougissais, comme un homme délicat d’une saleté commise devant lui, une idée cruelle m’obsédait. Je me souviens que, malgré que j’aie toujours soigneusement étouffé dans mon coeur ce patriotisme exagéré dont les fumées peuvent obscurcir le cerveau, il m’est arrivé, sur des plages lointaines, à des tables d’hôte composées des éléments humains les plus divers, de souffrir horriblement quand j’entendais des voix (équitables ou injustes, qu’importe ?) ridiculiser la France. Tout le sentiment filial, philosophiquement comprimé, faisait alors explosion. Quand un déplorable académicien s’est avisé d’introduire, il y a quelques années, dans son discours de réception, une appréciation du génie de Shakspeare, qu’il appelait familièrement le vieux Williams, ou le bon Williams, — appréciation digne en vérité d’un concierge de la Comédie-Française, — j’ai senti en frissonnant le dommage que ce pédant sans orthographe allait faire à mon pays. En effet, pendant plusieurs jours, tous les journaux anglais se sont amusés de nous, et de la manière la plus navrante. Les littérateurs français, à les entendre, ne savaient pas même l’orthographe du nom de Shakspeare ; ils ne comprenaient rien à son génie, et la France abêtie ne connaissait que deux auteurs, Ponsard et Alexandre Dumas fils, les poëtes favoris du nouvel Empire, ajoutait l’Illustrated London News. Notez que la haine politique combinait son élément avec le patriotisme littéraire outragé.

Or, pendant les scandales soulevés par l’ouvrage de Wagner, je me disais : « Qu’est-ce que l’Europe va penser de nous, et en Allemagne que dira-t-on de Paris ? Voilà une poignée de tapageurs qui nous déshonorent collectivement ! » Mais non, cela ne sera pas. Je crois, je sais, je jure que parmi les littérateurs, les artistes et même parmi les gens du monde, il y a encore bon nombre de personnes bien élevées, douées de justice, et dont l’esprit est toujours libéralement ouvert aux nouveautés qui leur sont offertes. L’Allemagne aurait tort de croire que Paris n’est peuplé que de polissons qui se mouchent avec les doigts, à cette fin de les essuyer sur le dos d’un grand homme qui passe. Une pareille supposition ne serait pas d’une totale impartialité. De tous les côtés, comme je l’ai dit, la réaction s’éveille ; des témoignages de sympathie des plus inattendus sont venus encourager l’auteur à persister dans sa destinée. Si les choses continuent ainsi, il est présumable que beaucoup de regrets pourront être prochainement consolés, et que Tannhaüser reparaîtra, mais dans un lieu où les abonnés de l’Opéra ne seront pas intéressés à le poursuivre.

 

Enfin l’idée est lancée, la trouée est faite, c’est l’important. Plus d’un compositeur français voudra profiter des idées salutaires émises par Wagner. Si peu de temps que l’ouvrage ait paru devant le public, l’ordre de l’Empereur, auquel nous devons de l’avoir entendu, a apporté un grand secours à l’esprit français, esprit logique, amoureux d’ordre, qui reprendra facilement la suite de ses évolutions. Sous la République et le premier Empire, la musique s’était élevée à une hauteur qui en fit, à défaut de la littérature découragée, une des gloires de ces temps. Le chef du second Empire n’a-t-il été que curieux d’entendre l’oeuvre d’un homme dont on parlait chez nos voisins, ou une pensée plus patriotique et plus compréhensive l’excitait-elle ? En tout cas, sa simple curiosité nous aura été profitable à tous.

XI. Philibert Rouvière

Voilà une vie agitée et tordue, comme ces arbres, — le grenadier, par exemple, — noueux, perplexes dans leur croissance, qui donnent des fruits compliqués et savoureux, et dont les orgueilleuses et rouges floraisons ont l’air de raconter l’histoire d’une sève longtemps comprimée. Il y a des gens par milliers qui, en littérature, adorent le style coulant, l’art qui s’épanche à l’abandon, presque à l’étourdie, sans méthode, mais sans fureurs et sans cascades. D’autres, — et généralement ce sont des littérateurs, — ne lisent avec plaisir que ce qui demande à être relu. Ils jouissent presque des douleurs de l’auteur. Car ces ouvrages, médités, laborieux, tourmentés, contiennent la saveur toujours vive de la volonté qui les enfanta. Ils contiennent la grâce littéraire suprême, qui est l’énergie. Il en est de même de Rouvière : il a cette grâce suprême, décisive, — l’énergie, l’intensité dans le geste, dans la parole et dans le regard.

Philibert Rouvière a eu, comme je le faisais pressentir, une existence laborieuse et pleine de cahots. Il est né à Nîmes, en 1809. Ses parents, négociants aisés, lui firent faire toutes ses études. On destinait le jeune homme au notariat. Ainsi il eut, dès le principe, cet inestimable avantage d’une éducation libérale. Plus ou moins complète, cette éducation marque, pour ainsi dire, les gens ; et beaucoup d’hommes, et des plus forts, qui en ont été privés, ont toujours senti en eux une espèce de lacune que les études de la maturité étaient impuissantes à combler. Pendant sa première jeunesse, son goût pour le théâtre s’était manifesté avec une ardeur si vive, que sa mère, qui avait les préjugés d’une piété sévère, lui prédit avec désespoir qu’il monterait sur les planches. Cependant ce n’était pas dans les pompes condamnables du théâtre que Rouvière devait d’abord abîmer sa jeunesse. Il débuta par la peinture. Il se trouvait jeune, privé de ses parents, à la tête d’une petite fortune, et il profita de sa liberté pour entrer à l’atelier de Gros en 1827. En 1830, il exposa un tableau dont le sujet était emprunté au spectacle émouvant de la révolution de Juillet ; cet ouvrage était, je crois, intitulé la Barricade, et des artistes, élèves de Gros, m’en ont parlé honorablement. Rouvière a plus d’une fois depuis lors, dans les loisirs forcés que lui faisait sa vie aventureuse de comédien, utilisé son talent de peintre. Il a disséminé çà et là quelques bons portraits.

Mais la peinture n’avait fait qu’une diversion. Le goût diabolique du théâtre prit impérativement le dessus, et en 1837 il pria Joanny de l’entendre. Le vieux comédien le poussa vivement dans sa nouvelle voie, et Rouvière débuta au Théâtre-Français. Il fut quelque temps au Conservatoire ; — on n’est pas déshonoré pour une pareille naïveté, et il nous est permis de sourire de ces amusantes indécisions d’un génie qui ne se connaîtra que plus tard. — Au Conservatoire, Rouvière devint si mauvais qu’il eut peur. Les professeurs-orthopédistes-jurés, chargés d’enseigner la diction et la gesticulation traditionnelle, s’étonnaient de voir leur enseignement engendrer l’absurde. Torturé par l’école, Rouvière perdait toute sa grâce native et n’acquérait aucune des grâces pédagogiques. Heureusement il fuit à temps cette maison, dont l’atmosphère n’était pas faite pour ses poumons ; il prit quelques leçons de Michelot (mais qu’est-ce que des leçons ? des axiomes, des préceptes d’hygiène, des vérités impudentes ; le reste, le reste, c’est-à-dire tout, ne se démontre pas), et entra enfin à l’Odéon, en 1839, sous la direction de MM. d’Épagny et Lireux. Là il joua Antiochus dans Rodogune, le roi Lear, le Macbeth de Ducis. Le Médecin de son honneur fut l’occasion d’une création heureuse, singulière, et qui fit date dans la carrière de l’artiste. — Il marqua dans le Duc d’Albé et dans le Vieux Consul ; et dans le Tirésias de l’Antigone traduite il montra une intelligence parfaite de ces types grandioses qui nous viennent de l’antiquité, de ces types synthétiques qui sont comme un défi à nos poétiques modernes contradictoires. Déjà, dans le Médecin de son honneur, il avait manifesté cette énergie soudaine, éruptive, qui caractérise une littérature tout à fait opposée, et il a pu dès lors concevoir sa pleine destinée ; il a pu comprendre quelle intime connexion existait entre lui et la littérature romantique ; car, sans manquer de respect à nos impitoyables classiques, je crois qu’un grand comédien comme Rouvière peut désirer d’autres langues à traduire, d’autres passions à mimer. Il portera ailleurs ses passions d’interprète, il s’enivrera d’une autre atmosphère, il rêvera, il désirera plus d’animalité et plus de spiritualité ; il attendra, s’il le faut. Douloureuse solidarité ! lacunes qui ne se correspondent pas ! Tantôt le poëte cherche son comédien, comme le peintre son graveur ; tantôt le comédien soupire après son poëte !

M. Bocage, homme économe et prudent, homme égalitaire d’ailleurs, se garda bien de rengager Rouvière ; et ici commence l’abominable épopée du comédien errant. Rouvière courait et vagabondait ; — la province et l’étranger, exaspérantes consolations pour celui qui rêve toujours de ses juges naturels, et qui attend comme des envoyés les types vivifiants des poëtes !

Rouvière revint à Paris et joua sur le théâtre de Saint-Germain le Hamlet de MM. Dumas et Meurice. Dumas avait communiqué le manuscrit à Rouvière, et celui-ci s’était tellement passionné pour le rôle, qu’il proposa de monter l’ouvrage à Saint-Germain avec la petite troupe qui s’y trouvait. Ce fut un beau succès auquel assista toute la presse, et l’enthousiasme qu’il excita est constaté par un feuilleton de Jules Janin, de la fin de septembre 1846. Il appartenait dès lors à la troupe du Théâtre-Historique ; tout le monde se rappelle avec quel éclat il joua le Charles IX dans la Reine Margot. On crut voir le vrai Charles IX ; c’était une parfaite résurrection. Malgré la manière décisive dont il joua le terrible rôle de Hamlet au même théâtre, il ne fut pas rengagé, et ce fut seulement dix-huit mois plus tard qu’il créa avec beaucoup d’originalité le Fritz du Comte Hermann. Ces succès répétés, mais à des intervalles souvent lointains, ne faisaient cependant pas à l’artiste une position solide et durable ; on eût dit que ses qualités lui nuisaient et que sa manière originale faisait de lui un homme embarrassant. À la Porte-Saint-Martin, où une malheureuse faillite l’empêcha d’accomplir un engagement de trois ans, il créa Masaniello dans Salvator Rosa. Dans ces derniers temps, Rouvière a reparu avec un éclat incomparable à la Gaîté, où il a joué le rôle de Mordaunt, et à l’Odéon, où Hamlet a été repris et où il a soulevé un enthousiasme sans pareil. Jamais peut-être il ne l’avait si bien joué ; enfin, sur le même théâtre, il vient de créer Favilla, où il a développé des qualités d’un ordre inaccoutumé, auxquelles on était loin de s’attendre, mais qu’avaient pu deviner ceux qui avaient fait de lui une étude particulière.

Maintenant que la position de Rouvière est faite, position excellente, basée à la fois sur des succès populaires et sur l’estime qu’il a inspirée aux littérateurs les plus difficiles (ce qui a été écrit de meilleur sur lui, c’est les feuilletons de Théophile Gautier dans la Presse et dans le Moniteur, et la nouvelle de Champfleury : le Comédien Trianon), il est bon et permis de parler de lui librement. Rouvière avait autrefois de grands défauts, défauts qui naissaient peut-être de l’abondance même de son énergie ; aujourd’hui ces défauts ont disparu. Rouvière n’était pas toujours maître de lui ; maintenant c’est un artiste plein de certitude. Ce qui caractérise plus particulièrement son talent, c’est une solennité subjuguante. Une grandeur poétique l’enveloppe. Sitôt qu’il est entré en scène, l’œil du spectateur s’attache à lui et ne veut plus le quitter. Sa diction mordante, accentuée, poussée par une emphase nécessaire ou brisée par une trivialité inévitable, enchaîne irrésistiblement l’attention. — On peut dire de lui, comme de la Clairon, qui était une toute petite femme, qu’il grandit à la scène ; et c’est la preuve d’un grand talent. — Il a des pétulances terribles, des aspirations lancées à toute volée, des ardeurs concentrées qui font rêver à tout ce qu’on raconte de Kean et de Lekain. Et, bien que l’intensité du jeu et la projection redoutable de la volonté tiennent la plus grande part dans cette séduction, tout ce miracle s’accomplit sans effort. Il a, comme certaines substances chimiques, cette saveur qu’on appelle sui generis. De pareils artistes, si rares et si précieux, peuvent être quelquefois singuliers ; il leur est impossible d’être mauvais, c’est-à-dire qu’ils ne sauraient jamais déplaire.

Quelque prodigieux que Rouvière se soit montré dans l’indécis et contradictoire Hamlet, tour de force qui fera date dans l’histoire du théâtre, je l’ai toujours trouvé plus à son aise, plus vrai dans les personnages absolument tragiques ; le théâtre d’action, voilà son domaine. Dans Mordaunt, on peut dire qu’il illuminait véritablement tout le drame. Tout le reste pivotait autour de lui ; il avait l’air de la Vengeance expliquant l’Histoire. Quand Mordaunt rapporte à Cromwell sa cargaison de prisonniers voués à la mort, et qu’à la paternelle sollicitude de celui-ci, qui lui recommande de se reposer avant de se charger d’une nouvelle mission, Rouvière répondait, en arrachant la lettre de la main du protecteur avec une légèreté sans pareille : Je ne suis jamais fatigué, monsieur ! ces mots si simples traversaient l’âme comme une épée, et les applaudissements du public, qui est dans la confidence de Mordaunt et qui connaît la raison de son zèle, expiraient dans le frisson. Peut-être était-il encore plus singulièrement tragique quand, son oncle lui débitant la longue kyrielle des crimes de sa mère, il l’interrompait à chaque instant par un cri d’amour filial tout assoiffé de sang : Monsieur, c’était ma mère ! Il fallait dire cela cinq ou six fois ! et à chaque fois c’était neuf et c’était beau.

On était curieux de voir comment Rouvière exprimerait l’amour et la tendresse dans Maître Favilla. Il a été charmant. L’interprète des vengeances, le terrible Hamlet, est devenu le plus délicat, le plus affectueux des époux ; il a orné l’amour conjugal d’une fleur de chevalerie exquise. Sa voix solennelle et distinguée vibrait comme celle d’un homme dont l’âme est ailleurs que dans les choses de ce monde ; on eût dit qu’il planait dans un azur spirituel. Il y eut unanimité dans l’éloge. Seul, M. Janin, qui avait si bien loué le comédien il y a quelques années, voulut le rendre solidaire de la mauvaise humeur que lui causait la pièce. Où est le grand mal ? Si M. Janin tombait trop souvent dans la vérité, il la pourrait bien compromettre.

Insisterai-je sur cette qualité exquise du goût qui préside à l’arrangement des costumes de Rouvière, sur cet art avec lequel il se grime, non pas en miniaturiste et en fat, mais en véritable comédien, dans lequel il y a toujours un peintre ? Ses costumes voltigent et entourent harmonieusement sa personnalité. C’est bien là une touche précieuse, un trait caractéristique qui marque l’artiste, pour lequel il n’y a pas de petites choses.

Je lis dans un singulier philosophe quelques lignes qui me font rêver à l’art des grands acteurs :

« Quand je veux savoir jusqu’à quel point quelqu’un est circonspect ou stupide, jusqu’à quel point il est bon ou méchant, ou quelles sont actuellement ses pensées, je compose mon visage d’après le sien, aussi exactement que possible, et j’attends alors pour savoir quels pensers ou quels sentiments naîtront dans mon esprit ou dans mon cœur, comme pour s’appareiller et correspondre avec ma physionomie. »

Et quand le grand acteur, nourri de son rôle, habillé, grimé, se trouve en face de son miroir, horrible ou charmant, séduisant ou répulsif, et qu’il y contemple cette nouvelle personnalité qui doit devenir la sienne pendant quelques heures, il tire de cette analyse un nouveau parachèvement, une espèce de magnétisme de récurrence. Alors l’opération magique est terminée, le miracle de l’objectivité est accompli, et l’artiste peut prononcer son Eurêka. Type d’amour ou d’horreur, il peut entrer en scène. — Tel est Rouvière.

XII. Conseils aux jeunes littérateurs

Les préceptes qu’on va lire sont le fruit de l’expérience ; l’expérience implique une certaine somme de bévues ; chacun les ayant commises, — toutes ou peu s’en faut, — j’espère que mon expérience sera vérifiée par celle de chacun.

Lesdits préceptes n’ont donc pas d’autres prétentions que celle des vade mecum, d’autre utilité que celle de la Civilité puérile et honnête. — Utilité énorme ! Supposez le code de la civilité écrit par une Warens au cœur intelligent et bon, l’art de s’habiller utilement enseigné par une mère ! — Ainsi apporterai-je dans ces préceptes dédiés aux jeunes littérateurs une tendresse toute fraternelle.

I. Du bonheur et du guignon dans les débuts

Les jeunes écrivains qui, parlant d’un jeune confrère avec un accent mêlé d’envie, disent : « C’est un beau début, il a eu un fier bonheur ! » ne réfléchissent pas que tout début a toujours été précédé et qu’il est l’effet de vingt autres débuts qu’ils n’ont pas connus.

Je ne sais pas si, en fait de réputation, le coup de tonnerre a jamais eu lieu ; je crois plutôt qu’un succès est dans une proportion arithmétique ou géométrique, suivant la force de l’écrivain, le résultat des succès antérieurs, souvent invisibles à l’œil nu. Il y a lente agrégation de succès moléculaires ; mais de générations miraculeuses et spontanées, jamais.

Ceux qui disent : J’ai du guignon, sont ceux qui n’ont pas encore eu assez de succès et qui l’ignorent.

Je fais la part des mille circonstances qui enveloppent la volonté humaine et qui ont elles-mêmes leurs causes légitimes ; elles sont une circonférence dans laquelle est enfermée la volonté ; mais cette circonférence est mouvante, vivante, tournoyante, et change tous les jours, toutes les minutes, toutes les secondes son cercle et son centre. Ainsi, entraînées par elle, toutes les volontés humaines qui y sont cloîtrées varient à chaque instant leur jeu réciproque, et c’est ce qui constitue la liberté.

Liberté et fatalité sont deux contraires : vues de près et de loin, c’est une seule volonté.

C’est pourquoi il n’y a pas de guignon. Si vous avez du guignon, c’est qu’il vous manque quelque chose : ce quelque chose, connaissez-le, et étudiez le jeu des volontés voisines pour déplacer plus facilement la circonférence.

Un exemple entre mille. Plusieurs de ceux que j’aime et que j’estime s’emportent contre les popularités actuelles, — des logogriphes en action ; mais le talent de ces gens, pour frivole qu’il soit, n’en existe pas moins, et la colère de mes amis n’existe pas, ou plutôt elle existe en moins, — car elle est du temps perdu, la chose du monde la moins précieuse. La question n’est pas de savoir si la littérature du cœur ou de la forme est supérieure à celle en vogue. Cela est trop vrai, pour moi du moins. Mais cela ne sera qu’à moitié juste, tant que vous n’aurez pas dans le genre que vous voulez installer autant de talent qu’Eugène Sue dans le sien. Allumez autant d’intérêt avec des moyens nouveaux ; possédez une force égale et supérieure dans un sens contraire ; doublez, triplez, quadruplez la dose jusqu’à une égale concentration, et vous n’aurez plus le droit de médire du bourgeois, car le bourgeois sera avec vous. Jusque-là, væ victis ! car rien n’est vrai que la force, qui est la justice suprême.

II. Des salaires

Quelque belle que soit une maison, elle est avant tout, — avant que sa beauté soit démontrée, — tant de mètres de haut sur tant de large. — De même la littérature, qui est la matière la plus inappréciable, — est avant tout un remplissage de colonnes ; et l’architecte littéraire, dont le nom seul n’est pas une chance de bénéfice, doit vendre à tous prix.

Il y a des jeunes gens qui disent : « Puisque cela ne vaut que si peu, pourquoi se donner tant de mal ! » Ils auraient pu livrer de la meilleure ouvrage ; et dans ce cas, ils n’eussent été volés que par la nécessité actuelle, par la loi de la nature ; ils se sont volés eux-mêmes, — mal payés, ils eussent pu y trouver de l’honneur ; mal payés, ils se sont déshonorés.

Je résume tout ce que je pourrais écrire sur cette matière, en cette maxime suprême que je livre à la méditation de tous les philosophes, de tous les historiens et de tous les hommes d’affaires : Ce n’est que par les beaux sentiments qu’on parvient à la fortune !

Ceux qui disent : « Pourquoi se fouler la rate pour si peu ! » sont ceux qui, plus tard, — veulent vendre leurs livres 200 francs le feuilleton, et qui, rejetés, viennent le lendemain les offrir à 100 francs de perte.

L’homme raisonnable est celui qui dit : « Je crois que cela vaut tant, parce que j’ai du génie ; mais s’il faut faire quelques concessions, je les ferai, pour avoir l’honneur d’être des vôtres. »

III. Des sympathies et des antipathies

En amour comme en littérature, les sympathies sont involontaires ; néanmoins elles ont besoin d’être vérifiées, et la raison y a sa part ultérieure.

Les vraies sympathies sont excellentes, car elles sont deux en un — les fausses sont détestables, car elles ne font qu’un, moins l’indifférence primitive, qui vaut mieux que la haine, suite nécessaire de la duperie et du désillusionnement.

C’est pourquoi j’admets et j’admire la camaraderie en tant qu’elle est fondée sur des rapports essentiels de raison et de tempérament. Elle est une des saintes manifestations de la nature, une des nombreuses applications de ce proverbe sacré : l’union fait la force.

La même loi de franchise et de naïveté doit régir les antipathies. Il y a cependant des gens qui se fabriquent des haines comme des admirations, à l’étourdie. Cela est fort imprudent : c’est se faire un ennemi — sans bénéfice et sans profit. Un coup qui ne porte pas n’en blesse pas moins au cœur le rival à qui il était destiné, sans compter qu’il peut à gauche ou à droite blesser l’un des témoins du combat.

Un jour, pendant une leçon d’escrime, un créancier vint me troubler ; je le poursuivis dans l’escalier à coups de fleuret. Quand je revins, le maître d’armes, un géant pacifique qui m’aurait jeté par terre en soufflant sur moi, me dit : « Comme vous prodiguez votre antipathie ! un poëte ! un philosophe ! ah fi ! » — J’avais perdu le temps de faire deux assauts, j’étais essoufflé, honteux, et méprisé par un homme de plus, — le créancier, à qui je n’avais pas fait grand mal.

En effet, la haine est une liqueur précieuse, un poison plus cher que celui des Borgia, — car il est fait avec notre sang, notre santé, notre sommeil et les deux tiers de notre amour ! Il faut en être avare !

IV. De l’éreintage

L’éreintage ne doit être pratiqué que contre les suppôts de l’erreur. Si vous êtes fort, c’est vous perdre que de vous attaquer à un homme fort ; fussiez-vous dissidents en quelques points, il sera toujours des vôtres en certaines occasions.

Il y a deux méthodes d’éreintage : par la ligne courbe, et par la ligne droite, qui est le plus court chemin.

On trouvera suffisamment d’exemples de la ligne courbe dans les feuilletons de J. Janin. La ligne courbe amuse la galerie, mais ne l’instruit pas.

La ligne droite est pratiquée maintenant avec succès par quelques journalistes anglais ; à Paris, elle est tombée en désuétude ; M. Granier de Cassagnac lui-même me semble l’avoir oubliée. Elle consiste à dire : « M. X… est un malhonnête homme, et de plus un imbécile ; c’est ce que je vais prouver », — et de le prouver ! — primo, secondo, tertio, — etc… Je recommande cette méthode à tous ceux qui ont la foi de la raison et le poing solide.

Un éreintage manqué est un accident déplorable ; c’est une flèche qui se retourne, ou au moins vous dépouille la main en partant, une balle dont le ricochet peut vous tuer.

V. Des méthodes de composition

Aujourd’hui, il faut produire beaucoup ; — il faut donc aller vite ; — il faut donc se hâter lentement ; il faut donc que tous les coups portent, et que pas une touche ne soit inutile.

Pour écrire vite, il faut avoir beaucoup pensé, — avoir trimballé un sujet avec soi, à la promenade, au bain, au restaurant, et presque chez sa maîtresse. E. Delacroix me disait un jour : « L’art est une chose si idéale et si fugitive, que les outils ne sont jamais assez propres, ni les moyens assez expéditifs. » Il en est de même de la littérature ; — je ne suis donc pas partisan de la rature ; elle trouble le miroir de la pensée.

Quelques-uns, et des plus distingués, et des plus consciencieux, — Édouard Ourliac, par exemple, — commencent par charger beaucoup de papier ; ils appellent cela couvrir leur toile. — Cette opération confuse a pour but de ne rien perdre. Puis, à chaque fois qu’ils recopient, ils élaguent et ébranchent. Le résultat fût-il excellent, c’est abuser de son temps et de son talent. Couvrir une toile n’est pas la charger de couleurs, c’est ébaucher en frottis, c’est disposer des masses en tons légers et transparents. — La toile doit être couverte — en esprit — au moment où l’écrivain prend la plume pour écrire le titre.

On dit que Balzac charge sa copie et ses épreuves d’une manière fantastique et désordonnée. Un roman passe par une série de genèses, où se disperse non seulement l’unité de la phrase, mais aussi de l’œuvre. C’est sans doute cette mauvaise méthode qui donne souvent au style ce je ne sais quoi de diffus, de bousculé et de brouillon, — le seul défaut de ce grand historien.

VI. Du travail journalier et de l’inspiration

L’orgie n’est plus la sœur de l’inspiration : nous avons cassé cette parenté adultère. L’énervation rapide et la faiblesse de quelques belles natures témoignent assez contre cet odieux préjugé.

Une nourriture substantielle, mais régulière, est la seule chose nécessaire aux écrivains féconds. L’inspiration est décidément la sœur du travail journalier. Ces deux contraires ne s’excluent pas plus que tous les contraires qui constituent la nature. L’inspiration obéit, comme la faim, comme la digestion, comme le sommeil. Il y a sans doute dans l’esprit une espèce de mécanique céleste, dont il ne faut pas être honteux, mais tirer le parti le plus glorieux, comme les médecins, de la mécanique du corps. Si l’on veut vivre dans une contemplation opiniâtre de l’œuvre de demain, le travail journalier servira l’inspiration, — comme une écriture lisible sert à éclairer, et comme la pensée calme et puissante sert à écrire lisiblement ; car le temps des mauvaises écritures est passé.

VII. De la poésie

Quant à ceux qui se livrent ou se sont livrés avec succès à la poésie, je leur conseille de ne jamais l’abandonner. La poésie est un des arts qui rapportent le plus ; mais c’est une espèce de placement dont on ne touche que tard les intérêts, — en revanche très gros.

Je défie les envieux de me citer de bons vers qui aient ruiné un éditeur.

Au point de vue moral, la poésie établit une telle démarcation entre les esprits du premier ordre et ceux du second, que le public le plus bourgeois n’échappe pas à cette influence despotique. Je connais des gens qui ne lisent les feuilletons de Théophile Gautier que parce qu’il a fait la Comédie de la Mort ; sans doute ils ne sentent pas toutes les grâces de cette œuvre, mais ils savent qu’il est poëte.

Quoi d’étonnant d’ailleurs, puisque tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, — de poésie, jamais ?

L’art qui satisfait le besoin le plus impérieux sera toujours le plus honoré.

VIII. Des créanciers

Il vous souvient sans doute d’une comédie intitulée : Désordre et Génie. Que le désordre ait parfois accompagné le génie, cela prouve simplement que le génie est terriblement fort ; malheureusement, ce titre exprimait pour beaucoup de jeunes gens, non pas un accident, mais une nécessité.

Je doute fort que Goethe ait eu des créanciers ; Hoffmann lui-même, le désordonné Hoffmann, pris par des nécessités plus fréquentes, aspirait sans cesse à en sortir, et du reste il est mort au moment où une vie plus large permettait à son génie un essor plus radieux.

N’ayez jamais de créanciers ; faites, si vous voulez, semblant d’en avoir, c’est tout ce que je puis vous passer.

IX. Des maîtresses

Si je veux observer la loi des contrastes, qui gouverne l’ordre moral et l’ordre physique, je suis obligé de ranger dans la classe des femmes dangereuses aux gens de lettres, la femme honnête, le bas-bleu et l’actrice ; — la femme honnête, parce qu’elle appartient nécessairement à deux hommes et qu’elle est une médiocre pâture pour l’âme despotique d’un poëte ; le bas-bleu, parce que c’est un homme manqué ; — l’actrice, parce qu’elle est frottée de littérature et qu’elle parle argot, — bref, parce que ce n’est pas une femme dans toute l’acception du mot, — le public lui étant une chose plus précieuse que l’amour.

Vous figurez-vous un poëte amoureux de sa femme et contraint de lui voir jouer un travesti ? Il me semble qu’il doive mettre le feu au théâtre.

Vous figurez-vous celui-ci obligé d’écrire un rôle pour sa femme qui n’a pas de talent ?

Et cet autre suant à rendre par des épigrammes au public de l’avant-scène les douleurs que ce public lui a faites dans l’être le plus cher, — cet être que les Orientaux enfermaient sous triples clefs, avant qu’ils ne vinssent étudier le droit à Paris ? C’est parce que tous les vrais littérateurs ont horreur de la littérature à de certains moments, que je n’admets pour eux, — âmes libres et fières, esprits fatigués, qui ont toujours besoin de se reposer leur septième jour, — que deux classes de femmes possibles : les filles ou les femmes bêtes, l’amour ou le pot-au-feu. — Frères, est-il besoin d’en expliquer les raisons ?

XIII. Les drames et les romans honnêtes

Depuis quelque temps, une grande fureur d’honnêteté s’est emparée du théâtre et aussi du roman. Les débordements puérils de l’école dite romantique ont soulevé une réaction que l’on peut accuser d’une coupable maladresse, malgré les pures intentions dont elle paraît animée. Certes, c’est une grande chose que la vertu, et aucun écrivain, jusqu’à présent, à moins d’être fou, ne s’est avisé de soutenir que les créations de l’art devaient contrecarrer les grandes lois morales. La question est donc de savoir si les écrivains dits vertueux s’y prennent bien pour faire aimer et respecter la vertu, si la vertu est satisfaite de la manière dont elle est servie.

Deux exemples me sautent déjà à la mémoire. L’un des plus orgueilleux soutiens de l’honnêteté bourgeoise, l’un des chevaliers du bon sens, M. Émile Augier, a fait une pièce, La Ciguë, où l’on voit un jeune homme tapageur, viveur et buveur, un parfait épicurien, s’éprendre à la fin des yeux purs d’une jeune fille. On a vu de grands débauchés jeter tout d’un coup tout leur luxe par la fenêtre et chercher dans l’ascétisme et le dénûment d’amères voluptés inconnues. Cela serait beau, quoique assez commun. Mais cela dépasserait les forces vertueuses du public de M. Augier. Je crois qu’il a voulu prouver qu’à la fin il faut toujours se ranger, et que la vertu est bien heureuse d’accepter les restes de la débauche.

Écoutons Gabrielle, la vertueuse Gabrielle, supputer avec son vertueux mari combien il leur faut de temps de vertueuse avarice, en supposant les intérêts ajoutés au capital et portant intérêt, pour jouir de dix ou vingt mille livres de rente. Cinq ans, dix ans, peu importe, je ne me rappelle pas les chiffres du poëte. Alors, disent les deux honnêtes époux :

NOUS POURRONS NOUS DONNER LE LUXE D’UN GARÇON !

Par les cornes de tous les diables de l’impureté ! par l’âme de Tibère et du marquis de Sade ! que feront-ils donc pendant tout ce temps-là ? Faut-il salir ma plume avec les noms de tous les vices auxquels ils seront obligés de s’adonner pour accomplir leur vertueux programme ? Ou bien le poëte espère-t-il persuader à ce gros public de petites gens que les deux époux vivront dans une chasteté parfaite ? Voudrait-il par hasard les induire à prendre des leçons des Chinois économes et de M. Malthus ?

Non, il est impossible d’écrire consciencieusement un vers gros de pareilles turpitudes. Seulement, M. Augier s’est trompé, et son erreur contient sa punition. Il a parlé le langage du comptoir, le langage des gens du monde, croyant parler celui de la vertu. On me dit que parmi les écrivains de cette école il y a des morceaux heureux, de bons vers et même de la verve. Parbleu ! où donc serait l’excuse de l’engouement s’il n’y avait là aucune valeur ?

Mais la réaction l’emporte, la réaction bête et furieuse. L’éclatante préface de Mademoiselle de Maupin insultait la sotte hypocrisie bourgeoise, et l’impertinente béatitude de l’école du bon sens se venge des violences romantiques. Hélas, oui ! il y a là une vengeance. Kean ou Désordre et Génie semblait vouloir persuader qu’il y a toujours un rapport nécessaire entre ces deux termes, et Gabrielle, pour se venger, traite son époux de poëte !

Ô poëte ! je t’aime.

Un notaire ! La voyez-vous, cette honnête bourgeoise, roucoulant amoureusement sur l’épaule de son homme et lui faisant des yeux alanguis comme dans les romans qu’elle a lus ! Voyez-vous tous les notaires de la salle acclamant l’auteur qui traite avec eux de pair à compagnon, et qui les venge de tous ces gredins qui ont des dettes et qui croient que le métier de poëte consiste à exprimer les mouvements lyriques de l’âme dans un rhythme réglé par la tradition ! Telle est la clef de beaucoup de succès.

On avait commencé par dire : la poésie du cœur ! Ainsi la langue française périclite, et les mauvaises passions littéraires en détruisent l’exactitude.

Il est bon de remarquer en passant le parallélisme de la sottise, et que les mêmes excentricités de langage se retrouvent dans les écoles extrêmes. Ainsi il y a une cohue de poëtes abrutis par la volupté païenne, et qui emploient sans cesse les mots de saint, sainte, extase, prière, etc., pour qualifier des choses et des êtres qui n’ont rien de saint ni d’extatique, bien au contraire, poussant ainsi l’adoration de la femme jusqu’à l’impiété la plus dégoûtante. L’un d’eux, dans un accès d’érotisme saint, a été jusqu’à s’écrier : ô ma belle catholique ! Autant salir d’excréments un autel. Tout cela est d’autant plus ridicule, que généralement les maîtresses des poëtes sont d’assez vilaines gaupes, dont les moins mauvaises sont celles qui font la soupe et ne payent pas un autre amant.

À côté de l’école du bon sens et de ses types de bourgeois corrects et vaniteux, a grandi et pullulé tout un peuple malsain de grisettes sentimentales, qui, elles aussi, mêlent Dieu à leurs affaires, de Lisettes qui se font tout pardonner par la gaieté française, de filles publiques qui ont gardé je ne sais où une pureté angélique, etc… Autre genre d’hypocrisie.

On pourrait appeler maintenant l’école du bon sens, l’école de la vengeance 7. Qu’est-ce qui a fait le succès de Jérôme Paturot, cette odieuse descente de Courtille, où les poëtes et les savants sont criblés de boue et de farine par de prosaïques polissons ? Le paisible Pierre Leroux, dont les nombreux ouvrages sont comme un dictionnaire des croyances humaines, a écrit des pages sublimes et touchantes que l’auteur de Jérôme Paturot n’a peut-être pas lues. Proudhon est un écrivain que l’Europe nous enviera toujours. Victor Hugo a bien fait quelques belles strophes, et je ne vois pas que le savant M. Viollet-le-Duc soit un architecte ridicule. La vengeance ! la vengeance ! Il faut que le petit public se soulage. Ces ouvrages-là sont des caresses serviles adressées à des passions d’esclaves en colère.

Il y a des mots, grands et terribles, qui traversent incessamment la polémique littéraire : l’art, le beau, l’utile, la morale. Il se fait une grande mêlée ; et, par manque de sagesse philosophique, chacun prend pour soi la moitié du drapeau, affirmant que l’autre n’a aucune valeur. Certainement, ce n’est pas dans un article aussi court que j’afficherai des prétentions philosophiques, et je ne veux pas fatiguer les gens par des tentatives de démonstrations esthétiques absolues. Je vais au plus pressé, et je parle le langage des bonnes gens. Il est douloureux de noter que nous trouvons des erreurs semblables dans deux écoles opposées : l’école bourgeoise et l’école socialiste. Moralisons ! moralisons ! s’écrient toutes les deux avec une fièvre de missionnaires. Naturellement l’une prêche la morale bourgeoise et l’autre la morale socialiste. Dès lors l’art n’est plus qu’une question de propagande.

L’art est-il utile ? Oui. Pourquoi ? Parce qu’il est l’art. Y a-t-il un art pernicieux ? Oui. C’est celui qui dérange les conditions de la vie. Le vice est séduisant, il faut le peindre séduisant ; mais il traîne avec lui des maladies et des douleurs morales singulières ; il faut les décrire. Étudiez toutes les plaies comme un médecin qui fait son service dans un hôpital, et l’école du bon sens, l’école exclusivement morale, ne trouvera plus où mordre. Le crime est-il toujours châtié, la vertu gratifiée ? Non ; mais cependant, si votre roman, si votre drame est bien fait, il ne prendra envie à personne de violer les lois de la nature. La première condition nécessaire pour faire un art sain est la croyance à l’unité intégrale. Je défie qu’on me trouve un seul ouvrage d’imagination qui réunisse toutes les conditions du beau et qui soit un ouvrage pernicieux.

Un jeune écrivain qui a écrit de bonnes choses, mais qui fut emporté ce jour-là par le sophisme socialistique, se plaçant à un point de vue borné, attaque Balzac dans La Semaine, à l’endroit de la moralité. Balzac, que les amères récriminations des hypocrites faisaient beaucoup souffrir, et qui attribuait une grande importance à cette question, saisit l’occasion de se disculper aux yeux de vingt mille lecteurs. Je ne veux pas refaire ses deux articles ; ils sont merveilleux par la clarté et la bonne foi. Il traita la question à fond. Il commença par refaire avec une bonhomie naïve et comique le compte de ses personnages vertueux et de ses personnages criminels. L’avantage restait encore à la vertu, malgré la perversité de la société, que je n’ai pas faite, disait-il. Puis il montra qu’il est peu de grands coquins dont la vilaine âme n’ait un envers consolant. Après avoir énuméré tous les châtiments qui suivent incessamment les violateurs de la loi morale et les enveloppent déjà comme un enfer terrestre, il adresse aux cœurs défaillants et faciles à fasciner cette apostrophe qui ne manque ni de sinistre ni de comique : « Malheur à vous, messieurs, si le sort des Loustau et des Lucien vous inspire de l’envie ! »

En effet, il faut peindre les vices tels qu’ils sont, ou ne pas les voir. Et si le lecteur ne porte pas en lui un guide philosophique et religieux qui l’accompagne dans la lecture du livre, tant pis pour lui.

J’ai un ami qui m’a plusieurs années tympanisé les oreilles de Berquin. Voilà un écrivain. Berquin ! un auteur charmant, bon, consolant, faisant le bien, un grand écrivain ! Ayant eu, enfant, le bonheur ou le malheur de ne lire que de gros livres d’homme, je ne le connaissais pas. Un jour que j’avais le cerveau embarbouillé de ce problème à la mode : la morale dans l’art, la providence des écrivains me mit sous la main un volume de Berquin. Tout d’abord je vis que les enfants y parlaient comme de grandes personnes, comme des livres, et qu’ils moralisaient leurs parents. Voilà un art faux, me dis-je. Mais voilà qu’en poursuivant je m’aperçus que la sagesse y était incessamment abreuvée de sucreries, la méchanceté invariablement ridiculisée par le châtiment. Si vous êtes sage, vous aurez du nanan, telle est la base de cette morale. La vertu est la condition sine qua non du succès. C’est à douter si Berquin était chrétien. Voilà, pour le coup, me dis-je, un art pernicieux. Car l’élève de Berquin, entrant dans le monde, fera bien vite la réciproque : le succès est la condition sine qua non de la vertu. D’ailleurs, l’étiquette du crime heureux le trompera, et, les préceptes du maître aidant, il ira s’installer à l’auberge du vice, croyant loger à l’enseigne de la morale.

Eh bien ! Berquin, M. de Montyon, M. Émile Augier et tant d’autres personnes honorables, c’est tout un. Ils assassinent la vertu, comme M. Léon Faucher vient de blesser à mort la littérature avec son décret satanique en faveur des pièces honnêtes.

Les prix portent malheur. Prix académiques, prix de vertu, décorations, toutes ces inventions du diable encouragent l’hypocrisie et glacent les élans spontanés d’un cœur libre. Quand je vois un homme demander la croix, il me semble que je l’entends dire au souverain : J’ai fait mon devoir, c’est vrai ; mais si vous ne le dites pas à tout le monde, je jure de ne pas recommencer.

Qui empêche deux coquins de s’associer pour gagner le prix Montyon ? L’un simulera la misère, l’autre la charité. Il y a dans un prix officiel quelque chose qui blesse l’homme et l’humanité, et offusque la pudeur de la vertu. Pour mon compte, je ne voudrais pas faire mon ami d’un homme qui aurait eu un prix de vertu : je craindrais de trouver en lui un tyran implacable.

Quant aux écrivains, leur prix est dans l’estime de leurs égaux et dans la caisse des libraires.

De quoi diable se mêle M. le ministre ? Veut-il créer l’hypocrisie pour avoir le plaisir de la récompenser ? Maintenant le boulevard va devenir un prêche perpétuel. Quand un auteur aura quelques termes de loyer à payer, il fera une pièce honnête ; s’il a beaucoup de dettes, une pièce angélique. Belle institution !

 

Je reviendrai plus tard sur cette question, et je parlerai des tentatives qu’ont faites pour rajeunir le théâtre deux grands esprits français, Balzac et Diderot.

XIV. L’école païenne

Il s’est passé dans l’année qui vient de s’écouler un fait considérable. Je ne dis pas qu’il soit le plus important, mais il est l’un des plus importants, ou plutôt l’un des plus symptomatiques.

Dans un banquet commémoratif de la révolution de Février, un toast a été porté au dieu Pan, oui, au dieu Pan, par un de ces jeunes gens qu’on peut qualifier d’instruits et d’intelligents.

— Mais, lui disais-je, qu’est-ce que le dieu Pan a de commun avec la révolution ?

— Comment donc ? répondait-il ; mais c’est le dieu Pan qui fait la révolution. Il est la révolution.

— D’ailleurs, n’est-il pas mort depuis longtemps ? Je croyais qu’on avait entendu planer une grande voix au-dessus de la Méditerranée, et que cette voix mystérieuse, qui roulait depuis les colonnes d’Hercule jusqu’aux rivages asiatiques, avait dit au vieux monde : Le dieu Pan est mort !

— C’est un bruit qu’on fait courir. Ce sont de mauvaises langues ; mais il n’en est rien. Non, le dieu Pan n’est pas mort ! le dieu Pan vit encore, reprit-il en levant les yeux au ciel avec un attendrissement fort bizarre… Il va revenir.

Il parlait du dieu Pan comme du prisonnier de Sainte-Hélène.

— Eh quoi, lui dis-je, seriez-vous donc païen ?

— Mais oui, sans doute ; ignorez-vous donc que le Paganisme bien compris, bien entendu, peut seul sauver le monde ? Il faut revenir aux vraies doctrines, obscurcies un instant par l’infâme Galiléen. D’ailleurs, Junon m’a jeté un regard favorable, un regard qui m’a pénétré jusqu’à l’âme. J’étais triste et mélancolique au milieu de la foule, regardant le cortège et implorant avec des yeux amoureux cette belle divinité, quand un de ses regards, bienveillant et profond, est venu me relever et m’encourager.

— Junon vous a jeté un de ses regards de vache, Bôôpis Êrê. Le malheureux est peut-être fou.

— Mais ne voyez-vous pas, dit une troisième personne, qu’il s’agit de la cérémonie du bœuf gras. Il regardait toutes ces femmes roses avec des yeux païens, et Ernestine, qui est engagée à l’Hippodrome et qui jouait le rôle de Junon, lui a fait un œil plein de souvenirs, un véritable œil de vache.

— Ernestine tant que vous voudrez, dit le païen mécontent. Vous cherchez à me désillusionner. Mais l’effet moral n’en a pas moins été produit, et je regarde ce coup d’œil comme un bon présage.

Il me semble que cet excès de paganisme est le fait d’un homme qui a trop lu et mal lu Henri Heine et sa littérature pourrie de sentimentalisme matérialiste.

Et puisque j’ai prononcé le nom de ce coupable célèbre, autant vous raconter tout de suite un trait de lui qui me met hors de moi chaque fois que j’y pense. Henri Heine raconte dans un de ses livres que, se promenant au milieu de montagnes sauvages, au bord de précipices terribles, au sein d’un chaos de glaces et de neiges, il fait la rencontre d’un de ces religieux qui, accompagnés d’un chien, vont à la découverte des voyageurs perdus et agonisants. Quelques instants auparavant, l’auteur venait de se livrer aux élans solitaires de sa haine voltairienne contre les calotins. Il regarde quelque temps l’homme-humanité qui poursuit sa sainte besogne ; un combat se livre dans son âme orgueilleuse, et enfin, après une douloureuse hésitation, il se résigne et prend une belle résolution : Eh bien, non ! je n’écrirai pas contre cet homme !

Quelle générosité ! Les pieds dans de bonnes pantoufles, au coin d’un bon feu, entouré des adulations d’une société voluptueuse, monsieur l’homme célèbre fait le serment de ne pas diffamer un pauvre diable de religieux qui ignorera toujours son nom et ses blasphèmes, et le sauvera lui-même, le cas échéant !

Non, jamais Voltaire n’eût écrit une pareille turpitude. Voltaire avait trop de goût ; d’ailleurs, il était encore homme d’action, et il aimait les hommes.

Revenons à l’Olympe. Depuis quelque temps, j’ai tout l’Olympe à mes trousses, et j’en souffre beaucoup ; je reçois des dieux sur la tête comme on reçoit des cheminées. Il me semble que je fais un mauvais rêve, que je roule à travers le vide et qu’une foule d’idoles de bois, de fer, d’or et d’argent, tombent avec moi, me poursuivent dans ma chute, me cognent et me brisent la tête et les reins.

Impossible de faire un pas, de prononcer un mot sans butter contre un fait païen.

Exprimez-vous la crainte, la tristesse de voir l’espèce humaine s’amoindrir, la santé publique dégénérer par une mauvaise hygiène, il y aura à côté de vous un poëte pour répondre : « Comment voulez-vous que les femmes fassent de beaux enfants dans un pays où elles adorent un vilain pendu ! » — Le joli fanatisme !

La ville est sens dessus dessous. Les boutiques se ferment. Les femmes font à la hâte leurs provisions, les rues se dépavent, tous les cœurs sont serrés par l’angoisse d’un grand événement. Le pavé sera prochainement inondé de sang. — Vous rencontrez un animal plein de béatitude ; il a sous le bras des bouquins étranges et hiéroglyphiques. — Et vous, lui dites-vous, quel parti prenez-vous ? — Mon cher, répond-il d’une voix douce, je viens de découvrir de nouveaux renseignements très curieux sur le mariage d’Isis et d’Osiris. — Que le diable vous emporte Qu’Isis et Osiris fassent beaucoup d’enfants et qu’ils nous f… la paix !

Cette folie, innocente en apparence, va souvent très loin. Il y a quelques années, Daumier fit un ouvrage remarquable, l’Histoire ancienne, qui était pour ainsi dire la meilleure paraphrase du mot célèbre : Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ? Daumier s’est abattu brutalement sur l’antiquité et la mythologie, et a craché dessus. Et le bouillant Achille, et le prudent Ulysse, et la sage Pénélope, et Télémaque, ce grand dadais, et la belle Hélène, qui perdit Troie, et la brûlante Sapho, cette patronne des hystériques, et tous enfin nous apparurent dans une laideur bouffonne qui rappelait ces vieilles carcasses d’acteurs classiques qui prennent une prise de tabac dans les coulisses. Eh bien ! j’ai vu un écrivain de talent pleurer devant ces estampes, devant ce blasphème amusant et utile. Il était indigné, il appelait cela une impiété. Le malheureux avait encore besoin d’une religion.

Bien des gens ont encouragé de leur argent et de leurs applaudissements cette déplorable manie, qui tend à faire de l’homme un être inerte et de l’écrivain un mangeur d’opium.

Au point de vue purement littéraire, ce n’est pas autre chose qu’un pastiche inutile et dégoûtant. S’est-on assez moqué des rapins naïfs qui s’évertuaient à copier le Cimabuë ; des écrivains à dague, à pourpoint et à lame de Tolède ? Et vous, malheureux néo-païens, que faites-vous, si ce n’est la même besogne ? Pastiche, pastiche ! Vous avez sans doute perdu votre âme quelque part, dans quelque mauvais endroit, pour que vous couriez ainsi à travers le passé comme des corps vides pour en ramasser une de rencontre dans les détritus anciens ? Qu’attendez-vous du ciel ou de la sottise du public ? Une fortune suffisante pour élever dans vos mansardes des autels à Priape et à Bacchus ? Les plus logiques d’entre vous seront les plus cyniques. Ils en élèveront au dieu Crepitus.

Est-ce le dieu Crepitus qui vous fera de la tisane le lendemain de vos stupides cérémonies ? Est-ce Vénus Aphrodite ou Vénus Mercenaire qui soulagera les maux qu’elle vous aura causés ? Toutes ces statues de marbre seront-elles des femmes dévouées au jour de l’agonie, au jour du remords, au jour de l’impuissance ? Buvez-vous des bouillons d’ambroisie ? mangez-vous des côtelettes de Paros ? Combien prête-t-on sur une lyre au Mont-de-Piété ?

Congédier la passion et la raison, c’est tuer la littérature. Renier les efforts de la société précédente, chrétienne et philosophique, c’est se suicider, c’est refuser la force et les moyens de perfectionnement. S’environner exclusivement des séductions de l’art physique, c’est créer des grandes chances de perdition. Pendant longtemps, bien longtemps, vous ne pourrez voir, aimer, sentir que le beau, rien que le beau. Je prends le mot dans un sens restreint. Le monde ne vous apparaîtra que sous sa forme matérielle. Les ressorts qui le font se mouvoir resteront longtemps cachés.

Puissent la religion et la philosophie venir un jour, comme forcées par le cri d’un désespéré ! Telle sera toujours la destinée des insensés qui ne voient dans la nature que des rhythmes et des formes. Encore la philosophie ne leur apparaîtra-t-elle d’abord que comme un jeu intéressant, une gymnastique agréable, une escrime dans le vide. Mais combien ils seront châtiés ! Tout enfant dont l’esprit poétique sera surexcité, dont le spectacle excitant de mœurs actives et laborieuses ne frappera pas incessamment les yeux, qui entendra sans cesse parler de gloire et de volupté, dont les sens seront journellement caressés, irrités, effrayés, allumés et satisfaits par des objets d’art, deviendra le plus malheureux des hommes et rendra les autres malheureux. À douze ans il retroussera les jupes de sa nourrice, et si la puissance dans le crime ou dans l’art ne l’élève pas au-dessus des fortunes vulgaires, à trente ans il crèvera à l’hôpital. Son âme, sans cesse irritée et inassouvie, s’en va à travers le monde, le monde occupé et laborieux ; elle s’en va, dis-je, comme une prostituée, criant : Plastique ! plastique ! La plastique, cet affreux mot me donne la chair de poule, la plastique l’a empoisonné, et cependant il ne peut vivre que par ce poison. Il a banni la raison de son cœur, et, par un juste châtiment, la raison refuse de rentrer en lui. Tout ce qui peut lui arriver de plus heureux, c’est que la nature le frappe d’un effrayant rappel à l’ordre. En effet, telle est la loi de la vie, que, qui refuse les jouissances pures de l’activité honnête, ne peut sentir que les jouissances terribles du vice. Le péché contient son enfer, et la nature dit de temps en temps à la douleur et à la misère : Allez vaincre ces rebelles !

L’utile, le vrai, le bon, le vraiment aimable, toutes ces choses lui seront inconnues. Infatué de son rêve fatigant, il voudra en infatuer et en fatiguer les autres. Il ne pensera pas à sa mère, à sa nourrice ; il déchirera ses amis, ou ne les aimera que pour leur forme ; sa femme, s’il en a une, il la méprisera et l’avilira.

Le goût immodéré de la forme pousse à des désordres monstrueux et inconnus. Absorbés par la passion féroce du beau, du drôle, du joli, du pittoresque, car il y a des degrés, les notions du juste et du vrai disparaissent. La passion frénétique de l’art est un chancre qui dévore le reste ; et, comme l’absence nette du juste et du vrai dans l’art équivaut à l’absence d’art, l’homme entier s’évanouit ; la spécialisation excessive d’une faculté aboutit au néant. Je comprends les fureurs des iconoclastes et des musulmans contre les images. J’admets tous les remords de saint Augustin sur le trop grand plaisir des yeux. Le danger est si grand que j’excuse la suppression de l’objet. La folie de l’art est égale à l’abus de l’esprit. La création d’une de ces deux suprématies engendre la sottise, la dureté du cœur et une immensité d’orgueil et d’égoïsme. Je me rappelle avoir entendu dire à un artiste farceur qui avait reçu une pièce de monnaie fausse : Je la garde pour un pauvre. Le misérable prenait un infernal plaisir à voler le pauvre et à jouir en même temps des bénéfices d’une réputation de charité. J’ai entendu dire à un autre : Pourquoi donc les pauvres ne mettent-ils pas des gants pour mendier ? Ils feraient fortune. Et à un autre : Ne donnez pas à celui-là : il est mal drapé ; ses guenilles ne lui vont pas bien.

Qu’on ne prenne pas ces choses pour des puérilités. Ce que la bouche s’accoutume à dire, le cœur s’accoutume à le croire.

Je connais un bon nombre d’hommes de bonne foi qui sont, comme moi, las, attristés, navrés et brisés par cette comédie dangereuse.

Il faut que la littérature aille retremper ses forces dans une atmosphère meilleure. Le temps n’est pas loin où l’on comprendra que toute littérature qui se refuse à marcher fraternellement entre la science et la philosophie est une littérature homicide et suicide.

XV. Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains

I. Victor Hugo

[I]

Depuis bien des années déjà Victor Hugo n’est plus parmi nous. Je me souviens d’un temps où sa figure était une des plus rencontrées parmi la foule ; et bien des fois je me suis demandé, en le voyant si souvent apparaître dans la turbulence des fêtes ou dans le silence des lieux solitaires, comment il pouvait concilier les nécessités de son travail assidu avec ce goût sublime, mais dangereux, des promenades et des rêveries ? Cette apparente contradiction est évidemment le résultat d’une existence bien réglée et d’une forte constitution spirituelle qui lui permet de travailler en marchant, ou plutôt de ne pouvoir marcher qu’en travaillant. Sans cesse, en tous lieux, sous la lumière du soleil, dans les flots de la foule, dans les sanctuaires de l’art, le long des bibliothèques poudreuses exposées au vent, Victor Hugo, pensif et calme, avait l’air de dire : « Entre bien dans mes yeux pour que je me souvienne de toi. »

À l’époque dont je parle, époque où il exerçait une vraie dictature dans les choses littéraires, je le rencontrai quelquefois dans la compagnie d’Édouard Ourliac, par qui je connus aussi Pétrus Borel et Gérard de Nerval. Il m’apparut comme un homme très-doux, très-puissant, toujours maître de lui-même, et appuyé sur une sagesse abrégée, faite de quelques axiomes irréfutables. Depuis longtemps déjà il avait montré, non pas seulement dans ses livres, mais aussi dans la parure de son existence personnelle, un grand goût pour les monuments du passé, pour les meubles pittoresques, les porcelaines, les gravures, et pour tout le mystérieux et brillant décor de la vie ancienne. Le critique dont l’œil négligerait ce détail, ne serait pas un vrai critique ; car non seulement ce goût du beau et même du bizarre, exprimé par la plastique, confirme le caractère littéraire de Victor Hugo ; non seulement il confirmait sa doctrine littéraire révolutionnaire, ou plutôt rénovatrice, mais encore il apparaissait comme complément indispensable d’un caractère poétique universel. Que Pascal, enflammé par l’ascétisme, s’obstine désormais à vivre entre quatre murs nus avec des chaises de paille ; qu’un curé de Saint-Roch (je ne me rappelle plus lequel) envoie, au grand scandale des prélats amoureux du comfort, tout son mobilier à l’hôtel des ventes, c’est bien, c’est beau et grand. Mais si je vois un homme de lettres, non opprimé par la misère, négliger ce qui fait la joie des yeux et l’amusement de l’imagination, je suis tenté de croire que c’est un homme de lettres fort incomplet, pour ne pas dire pis.

Quand aujourd’hui nous parcourons les poésies récentes de Victor Hugo, nous voyons que tel il était, tel il est resté, un promeneur pensif, un homme solitaire mais enthousiaste de la vie, un esprit rêveur et interrogateur. Mais ce n’est plus dans les environs boisés et fleuris de la grande ville, sur les quais accidentés de la Seine, dans les promenades fourmillantes d’enfants, qu’il fait errer ses pieds et ses yeux. Comme Démosthènes, il converse avec les flots et le vent ; autrefois, il rôdait solitaire dans des lieux bouillonnant de vie humaine ; aujourd’hui il marche dans des solitudes peuplées par sa pensée. Ainsi est-il peut-être encore plus grand et plus singulier. Les couleurs de ses rêveries se sont teintées en solennité, et sa voix s’est approfondie en rivalisant avec celle de l’Océan. Mais là-bas comme ici, toujours il nous apparaît comme la statue de la Méditation qui marche.

II

Dans les temps, déjà si lointains, dont je parlais, temps heureux où les littérateurs étaient, les uns pour les autres, une société que les survivants regrettent et dont ils ne trouveront plus l’analogue, Victor Hugo représentait celui vers qui chacun se tourne pour demander le mot d’ordre. Jamais royauté ne fut plus légitime, plus naturelle, plus acclamée par la reconnaissance, plus confirmée par l’impuissance de la rébellion. Quand on se figure ce qu’était la poésie française avant qu’il apparût, et quel rajeunissement elle a subi depuis qu’il est venu ; quand on imagine ce peu qu’elle eût été s’il n’était pas venu ; combien de sentiments mystérieux et profonds, qui ont été exprimés, seraient restés muets ; combien d’intelligences il a accouchées, combien d’hommes qui ont rayonné par lui seraient restés obscurs, il est impossible de ne pas le considérer comme un de ces esprits rares et providentiels qui opèrent, dans l’ordre littéraire, le salut de tous, comme d’autres dans l’ordre moral et d’autres dans l’ordre politique. Le mouvement créé par Victor Hugo se continue encore sous nos yeux. Qu’il ait été puissamment secondé, personne ne le nie ; mais si aujourd’hui des hommes mûrs, des jeunes gens, des femmes du monde ont le sentiment de la bonne poésie, de la poésie profondément rhythmée et vivement colorée, si le goût public s’est haussé vers des jouissances qu’il avait oubliées, c’est à Victor Hugo qu’on le doit. C’est encore son instigation puissante qui, par la main des architectes érudits et enthousiastes, répare nos cathédrales et consolide nos vieux souvenirs de pierre. Il ne coûtera à personne d’avouer tout cela, excepté à ceux pour qui la justice n’est pas une volupté.

Je ne puis parler ici de ses facultés poétiques que d’une manière abrégée. Sans doute, en plusieurs points, je ne ferai que résumer beaucoup d’excellentes choses qui ont été dites ; peut-être aurai-je le bonheur de les accentuer plus vivement.

Victor Hugo était, dès le principe, l’homme le mieux doué, le plus visiblement élu pour exprimer par la poésie ce que j’appellerai le mystère de la vie. La nature qui pose devant nous, de quelque côté que nous nous tournions, et qui nous enveloppe comme un mystère, se présente sous plusieurs états simultanés dont chacun, selon qu’il est plus intelligible, plus sensible pour nous, se reflète plus vivement dans nos cœurs : forme, attitude et mouvement, lumière et couleur, son et harmonie. La musique des vers de Victor Hugo s’adapte aux profondes harmonies de la nature ; sculpteur, il découpe dans ses strophes la forme inoubliable des choses ; peintre, il les illumine de leur couleur propre : Et, comme si elles venaient directement de la nature, les trois impressions pénètrent simultanément le cerveau du lecteur. De cette triple impression résulte la morale des choses. Aucun artiste n’est plus universel que lui, plus apte à se mettre en contact avec les forces de la vie universelle, plus disposé à prendre sans cesse un bain de nature. Non seulement il exprime nettement, il traduit littéralement la lettre nette et claire ; mais il exprime, avec l’obscurité indispensable, ce qui est obscur et confusément révélé. Ses œuvres abondent en traits extraordinaires de ce genre, que nous pourrions appeler des tours de force si nous ne savions pas qu’ils lui sont essentiellement naturels. Le vers de Victor Hugo sait traduire pour l’âme humaine non seulement les plaisirs les plus directs qu’elle tire de la nature visible, mais encore les sensations les plus fugitives, les plus compliquées, les plus morales (je dis exprès sensations morales) qui nous sont transmises par l’être visible, par la nature inanimée, ou dite inanimée ; non seulement, la figure d’un être extérieur à l’homme, végétal ou minéral, mais aussi sa physionomie, son regard, sa tristesse, sa douceur, sa joie éclatante, sa haine répulsive, son enchantement ou son horreur ; enfin, en d’autres termes, tout ce qu’il a d’humain dans n’importe quoi, et aussi tout ce qu’il y a de divin, de sacré ou de diabolique.

Ceux qui ne sont pas poëtes ne comprennent pas ces choses. Fourier est venu un jour, trop pompeusement, nous révéler les mystères de l’analogie. Je ne nie pas la valeur de quelques-unes de ses minutieuses découvertes, bien que je croie que son cerveau était trop épris d’exactitude matérielle pour ne pas commettre d’erreurs et pour atteindre d’emblée la certitude morale de l’intuition. Il aurait pu tout aussi précieusement nous révéler tous les excellents poëtes dans lesquels l’humanité lisante fait son éducation aussi bien que dans la contemplation de la nature. D’ailleurs Swedenborg, qui possédait une âme bien plus grande nous avait déjà enseigné que le ciel est un très grand homme ; que tout, forme, mouvement, nombre, couleur, parfum, dans le spirituel comme dans le naturel, est significatif, réciproque, converse, correspondant. Lavater, limitant au visage de l’homme la démonstration de l’universelle vérité, nous avait traduit le sens spirituel du contour, de la forme, de la dimension. Si nous étendons la démonstration (non seulement nous en avons le droit, mais il nous serait infiniment difficile de faire autrement), nous arrivons à cette vérité que tout est hiéroglyphique, et nous savons que les symboles ne sont obscurs que d’une manière relative, c’est-à-dire selon la pureté, la bonne volonté ou la clairvoyance native des âmes. Or qu’est-ce qu’un poëte (je prends le mot dans son acception la plus large), si ce n’est un traducteur, un déchiffreur ? Chez les excellents poëtes, il n’y a pas de métaphore, de comparaison ou d’épithète qui ne soit d’une adaptation mathématiquement exacte dans la circonstance actuelle, parce que ces comparaisons, ces métaphores et ces épithètes sont puisées dans l’inépuisable fonds de l’universelle analogie, et qu’elles ne peuvent être puisées ailleurs. Maintenant, je demanderai si l’on trouvera, en cherchant minutieusement, non pas dans notre histoire seulement, mais dans l’histoire de tous les peuples, beaucoup de poëtes qui soient, comme Victor Hugo, un si magnifique répertoire d’analogies humaines et divines. Je vois dans la Bible un prophète à qui Dieu ordonne de manger un livre. J’ignore dans quel monde Victor Hugo a mangé préalablement le dictionnaire de la langue qu’il était appelé à parler ; mais je vois que le lexique français, en sortant de sa bouche, est devenu un monde, un univers coloré, mélodieux et mouvant. Par suite de quelles circonstances historiques ; fatalités philosophiques, conjonctions sidérales, cet homme est-il né parmi nous, je n’en sais rien, et je ne crois pas qu’il soit de mon devoir de l’examiner ici. Peut-être est-ce simplement parce que l’Allemagne avait eu Goethe, et l’Angleterre Shakspeare et Byron, que Victor Hugo était légitimement dû à la France. Je vois, par l’histoire des peuples, que chacun à son tour est appelé à conquérir le monde ; peut-être en est-il de la domination poétique comme du règne de l’épée.

De cette faculté d’absorption de la vie extérieure, unique par son ampleur, et de cette autre faculté puissante de méditation est résulté, dans Victor Hugo, un caractère poétique très-particulier, interrogatif, mystérieux et, comme la nature, immense et minutieux, calme et agité. Voltaire ne voyait de mystère en rien ou qu’en bien peu de chose. Mais Victor Hugo ne tranche pas le nœud gordien des choses avec la pétulance militaire de Voltaire ; ses sens subtils lui révèlent des abîmes ; il voit le mystère partout. Et, de fait, où n’est-il pas ? De là dérive ce sentiment d’effroi qui pénètre plusieurs de ses plus beaux poèmes ; de là ces turbulences, ces accumulations, ces écroulements de vers, ces masses d’images orageuses, emportées avec la vitesse d’un chaos qui fuit ; de là ces répétitions fréquentes de mots, tous destinés à exprimer les ténèbres captivantes ou l’énigmatique physionomie du mystère.

III

Ainsi Victor Hugo possède non seulement la grandeur, mais l’universalité. Que son répertoire est varié ! et, quoique toujours un et compact, comme il est multiforme ! Je ne sais si parmi les amateurs de peintures beaucoup me ressemblent, mais je ne puis me défendre d’une vive mauvaise humeur lorsque j’entends parler d’un paysagiste (si parfait qu’il soit), d’un peintre d’animaux ou d’un peintre de fleurs, avec la même emphase qu’on mettrait à louer un peintre universel (c’est-à-dire un vrai peintre), tel que Rubens, Véronèse, Vélasquez ou Delacroix. Il me paraît en effet que celui qui ne sait pas tout peindre ne peut pas être appelé peintre. Les hommes illustres que je viens de citer expriment parfaitement tout ce qu’exprime chacun des spécialistes, et, de plus, ils possèdent une imagination et une faculté créatrice qui parle vivement à l’esprit de tous les hommes. Sitôt que vous voulez me donner l’idée d’un parfait artiste, mon esprit ne s’arrête pas à la perfection dans un genre de sujets, mais il conçoit immédiatement la nécessité de la perfection dans tous les genres. Il en est de même dans la littérature en général et dans la poésie en particulier. Celui qui n’est pas capable de tout peindre, les palais et les masures, les sentiments de tendresse et ceux de cruauté, les affections limitées de la famille et la charité universelle, la grâce du végétal et les miracles de l’architecture, tout ce qu’il y a de plus doux et tout ce qui existe de plus horrible, le sens intime et la beauté extérieure de chaque religion, la physionomie morale et physique de chaque nation, tout enfin, depuis le visible jusqu’à l’invisible, depuis le ciel jusqu’à l’enfer, celui-là, dis-je, n’est vraiment pas poëte dans l’immense étendue du mot et selon le cœur de Dieu. Vous dites de l’un : c’est un poëte d’intérieurs, ou de famille ; de l’autre, c’est un poëte de l’amour, et de l’autre, c’est un poëte de la gloire. Mais de quel droit limitez-vous ainsi la portée des talents de chacun ? Voulez-vous affirmer que celui qui a chanté la gloire était, par cela même, inapte à célébrer l’amour ? Vous infirmez ainsi le sens universel du mot poésie. Si vous ne voulez pas simplement faire entendre que des circonstances, qui ne viennent pas du poëte, l’ont, jusqu’à présent, confiné dans une spécialité, je croirai toujours que vous parlez d’un pauvre poëte, d’un poëte incomplet, si habile qu’il soit dans son genre.

Ah ! avec Victor Hugo nous n’avons pas à tracer ces distinctions, car c’est un génie sans frontières. Ici nous sommes éblouis, enchantés et enveloppés comme par la vie elle-même. La transparence de l’atmosphère, la coupole du ciel, la figure de l’arbre, le regard de l’animal, la silhouette de la maison sont peints en ses livres par le pinceau du paysagiste consommé. En tout il met la palpitation de la vie. S’il peint la mer aucune marine n’égalera les siennes. Les navires qui en rayent la surface ou qui en traversent les bouillonnements auront, plus que tous ceux de tout autre peintre, cette physionomie de lutteurs passionnés, ce caractère de volonté et d’animalité qui se dégage si mystérieusement d’un appareil géométrique et mécanique de bois, de fer, de cordes et de toile ; animal monstrueux créé par l’homme, auquel le vent et le flot ajoutent la beauté d’une démarche.

Quant à l’amour, à la guerre, aux joies de la famille, aux tristesses du pauvre, aux magnificences nationales, à tout ce qui est plus particulièrement l’homme, et qui forme le domaine du peintre de genre et du peintre d’histoire, qu’avons-nous vu de plus riche et de plus concret que les poésies lyriques de Victor Hugo ? Ce serait sans doute ici le cas, si l’espace le permettait, d’analyser l’atmosphère morale qui plane et circule dans ses poèmes, laquelle participe très sensiblement du tempérament propre de l’auteur. Elle me paraît porter un caractère très-manifeste d’amour égal pour ce qui est très fort comme pour ce qui est très-faible, et l’attraction exercée sur le poëte par ces deux extrêmes tire sa raison d’une origine unique, qui est la force même, la vigueur originelle dont il est doué. La force l’enchante et l’enivre ; il va vers elle comme vers une parente : attraction fraternelle. Ainsi est-il emporté irrésistiblement vers tout symbole de l’infini, la mer, le ciel ; vers tous les représentants anciens de la force, géants homériques ou bibliques, paladins, chevaliers ; vers les bêtes énormes et redoutables. Il caresse en se jouant ce qui ferait peur à des mains débiles ; il se meut dans l’immense, sans vertige. En revanche, mais par une tendance différente dont la source est pourtant la même, le poëte se montre toujours l’ami attendri de tout ce qui est faible, solitaire, contristé ; de tout ce qui est orphelin : attraction paternelle. Le fort qui devine un frère dans tout ce qui est fort, voit ses enfants dans tout ce qui a besoin d’être protégé ou consolé. C’est de la force même et de la certitude qu’elle donne à celui qui la possède que dérive l’esprit de justice et de charité. Ainsi se produisent sans cesse, dans les poèmes de Victor Hugo, ces accents d’amour pour les femmes tombées, pour les pauvres gens broyés dans les engrenages de nos sociétés, pour les animaux martyrs de notre gloutonnerie et de notre despotisme. Peu de personnes ont remarqué le charme et l’enchantement que la bonté ajoute à la force et qui se fait voir si fréquemment dans les œuvres de notre poëte. Un sourire et une larme dans le visage d’un colosse, c’est une originalité presque divine. Même dans ces petits poèmes consacrés à l’amour sensuel, dans ces strophes d’une mélancolie si voluptueuse et si mélodieuse, on entend, comme l’accompagnement permanent d’un orchestre, la voix profonde de la charité. Sous l’amant, on sent un père et un protecteur. Il ne s’agit pas ici de cette morale prêcheuse qui, par son air de pédanterie, par son ton didactique, peut gâter les plus beaux morceaux de poésie, mais d’une morale inspirée qui se glisse, invisible, dans la matière poétique, comme les fluides impondérables dans toute la machine du monde. La morale n’entre pas dans cet art à titre de but ; elle s’y mêle et s’y confond comme dans la vie elle-même. Le poëte est moraliste sans le vouloir, par abondance et plénitude de nature.

IV

L’excessif, l’immense, sont le domaine naturel de Victor Hugo ; il s’y meut comme dans son atmosphère natale. Le génie qu’il a de tout temps déployé dans la peinture de toute la monstruosité qui enveloppe l’homme est vraiment prodigieux. Mais c’est surtout dans ces dernières années qu’il a subi l’influence métaphysique qui s’exhale de toutes ces choses ; curiosité d’un Œdipe obsédé par d’innombrables Sphinx. Cependant qui ne se souvient de La pente de la rêverie, déjà si vieille de date ? Une grande partie de ses œuvres récentes semble le développement aussi régulier qu’énorme de la faculté qui a présidé à la génération de ce poème enivrant. On dirait que dès lors l’interrogation s’est dressée avec plus de fréquence devant le poëte rêveur, et qu’à ses yeux tous les côtés de la nature se sont incessamment hérissés de problèmes. Comment le père un a-t-il pu engendrer la dualité et s’est-il enfin métamorphosé en une population innombrable de nombres ? Mystère ! La totalité infinie des nombres doit-elle ou peut-elle se concentrer de nouveau dans l’unité originelle ? Mystère ! La contemplation suggestive du ciel occupe une place immense et dominante dans les derniers ouvrages du poëte. Quel que soit le sujet traité, le ciel le domine et le surplombe comme une coupole immuable d’où plane le mystère avec la lumière, où le mystère scintille, où le mystère invite la rêverie curieuse, d’où le mystère repousse la pensée découragée. Ah ! malgré Newton et malgré Laplace, la certitude astronomique n’est pas, aujourd’hui même, si grande que la rêverie ne puisse se loger dans les vastes lacunes non encore explorées par la science moderne. Très légitimement, le poëte laisse errer sa pensée dans un dédale enivrant de conjectures. Il n’est pas un problème agité ou attaqué, dans n’importe quel temps ou par n’importe quelle philosophie, qui ne soit venu réclamer fatalement sa place dans les œuvres du poëte. Le monde des astres et le monde des âmes sont-ils finis ou infinis ? L’éclosion des êtres est-elle permanente dans l’immensité comme dans la petitesse ? Ce que nous sommes tentés de prendre pour la multiplication infinie des êtres ne serait-il qu’un mouvement de circulation ramenant ces mêmes êtres à la vie vers des époques et dans des conditions marquées par une loi suprême et omnicompréhensive ?

La matière et le mouvement ne seraient-ils que la respiration et l’aspiration d’un Dieu qui, tour à tour, profère des mondes à la vie et les rappelle dans son sein ? Tout ce qui est multiple deviendra-t-il un, et de nouveaux univers, jaillissant de la pensée de Celui dont l’unique bonheur et l’unique fonction sont de produire sans cesse, viendront-ils un jour remplacer notre univers et tous ceux que nous voyons suspendus autour de nous ? Et la conjecture sur l’appropriation morale, sur la destination de tous ces mondes, nos voisins inconnus, ne prend-elle pas aussi naturellement sa place dans les immenses domaines de la poésie ? Germinations, éclosions, floraisons, éruptions successives ; simultanées, lentes ou soudaines, progressives ou complètes, d’astres, d’étoiles, de soleils, de constellations, êtes-vous simplement les formes de la vie de Dieu, ou des habitations préparées par sa bonté ou sa justice à des âmes qu’il veut éduquer et rapprocher progressivement de lui-même ? Mondes éternellement étudiés, à jamais inconnus peut-être, oh ! dites, avez-vous des destinations de paradis, d’enfers, de purgatoires, de cachots, de villas, de palais, etc. ?… Que des systèmes et des groupes nouveaux, affectant des formes inattendues, adoptant des combinaisons imprévues, subissant des lois non enregistrées, imitant tous les caprices providentiels d’une géométrie trop vaste et trop compliquée pour le compas humain, puissent jaillir des limbes de l’avenir ; qu’y aurait-il, dans cette pensée, de si exorbitant, de si monstrueux, et qui sortît des limites légitimes de la conjecture poétique ? Je m’attache à ce mot conjecture, qui sert à définir, passablement, le caractère extra-scientifique de toute poésie. Entre les mains d’un autre poëte que Victor Hugo, de pareils thèmes et de pareils sujets auraient pu trop facilement adopter la forme didactique, qui est la plus grande ennemie de la véritable poésie. Raconter en vers les lois connues, selon lesquelles se meut un monde moral ou sidéral, c’est décrire ce qui est découvert et ce qui tombe tout entier sous le télescope ou le compas de la science, c’est se réduire aux devoirs de la science et empiéter sur ses fonctions, et c’est embarrasser son langage traditionnel de l’ornement superflu, et dangereux ici, de la rime ; mais s’abandonner à toutes les rêveries suggérées par le spectacle infini de la vie sur la terre et dans les cieux, est le droit légitime du premier venu, conséquemment du poëte, à qui il est accordé alors de traduire, dans un langage magnifique, autre que la prose et la musique, les conjectures éternelles de la curieuse humanité.

En décrivant ce qui est, le poëte se dégrade et descend au rang de professeur ; en racontant le possible, il reste fidèle à sa fonction ; il est une âme collective qui interroge, qui pleure, qui espère, et qui devine quelquefois.

V

Une nouvelle preuve du même goût infaillible se manifeste dans le dernier ouvrage dont Victor Hugo nous ait octroyé la jouissance, je veux dire la Légende des siècles. Excepté à l’aurore de la vie des nations, où la poésie est à la fois l’expression de leur âme et le répertoire de leurs connaissances, l’histoire mise en vers est une dérogation aux lois qui gouvernent les deux genres, l’histoire et la poésie ; c’est un outrage aux deux Muses. Dans les périodes extrêmement cultivées il se fait, dans le monde spirituel, une division du travail qui fortifie et perfectionne chaque partie ; et celui qui alors tente de créer le poème épique, tel que le comprenaient les nations plus jeunes, risque de diminuer l’effet magique de la poésie, ne fût-ce que par la longueur insupportable de l’œuvre, et en même temps d’enlever à l’histoire une partie de la sagesse et de la sévérité qu’exigent d’elle les nations âgées. Il n’en résulte la plupart du temps qu’un fastidieux ridicule. Malgré tous les honorables efforts d’un philosophe français, qui a cru qu’on pouvait subitement, sans une grâce ancienne et sans longues études, mettre le vers au service d’une thèse poétique, Napoléon est encore aujourd’hui trop historique pour être fait légende. Il n’est pas plus permis que possible à l’homme, même à l’homme de génie, de reculer ainsi les siècles artificiellement. Une pareille idée ne pouvait tomber que dans l’esprit d’un philosophe, d’un professeur, c’est-à-dire d’un homme absent de la vie. Quand Victor Hugo, dans ses premières poésies, essaye de nous montrer Napoléon comme un personnage légendaire, il est encore un Parisien qui parle, un contemporain ému et rêveur ; il évoque la légende possible de l’avenir ; il ne la réduit pas d’autorité à l’état de passé.

Or, pour en revenir à la Légende des siècles, Victor Hugo a crée le seul poème épique qui pût être créé par un homme de son temps pour des lecteurs de son temps. D’abord les poèmes qui constituent l’ouvrage sont généralement courts, et même la brièveté de quelques-uns n’est pas moins extraordinaire que leur énergie. Ceci est déjà une considération importante, qui témoigne d’une connaissance absolue de tout le possible de la poésie moderne. Ensuite, voulant créer le poème épique moderne, c’est-à-dire le poème tirant son origine ou plutôt son prétexte de l’histoire, il s’est bien gardé d’emprunter à l’histoire autre chose que ce qu’elle peut légitimement et fructueusement prêter à la poésie : je veux dire la légende, le mythe, la fable, qui sont comme des concentrations de vie nationale, comme des réservoirs profonds où dorment le sang et les larmes des peuples. Enfin il n’a pas chanté plus particulièrement telle ou telle nation, la passion de tel ou tel siècle ; il est monté tout de suite à une de ces hauteurs philosophiques d’où le poëte peut considérer toutes les évolutions de l’humanité avec un regard également curieux, courroucé ou attendri. Avec quelle majesté il a fait défiler les siècles devant nous, comme des fantômes qui sortiraient d’un mur ; avec quelle autorité il les a fait se mouvoir, chacun doué de son parfait costume, de son vrai visage, de sa sincère allure, nous l’avons tous vu. Avec quel art sublime et subtil, avec quelle familiarité terrible ce prestidigitateur a fait parler et gesticuler les Siècles, il ne me serait pas impossible de l’expliquer ; mais ce que je tiens surtout à faire observer, c’est que cet art ne pouvait se mouvoir à l’aise que dans le milieu légendaire, et que c’est (abstraction faite du talent du magicien) le choix du terrain qui facilitait les évolutions du spectacle.

Du fond de son exil, vers lequel nos regards et nos oreilles sont tendus, le poëte chéri et vénéré nous annonce de nouveaux poèmes. Dans ces derniers temps il nous a prouvé que, pour vraiment limité qu’il soit, le domaine de la poésie n’en est pas moins, par le droit du génie, presque illimité. Dans quel ordre de choses, par quels nouveaux moyens renouvellera-t-il sa preuve ? Est-ce à la bouffonnerie, par exemple (je tire au hasard), à la gaieté immortelle, à la joie, au surnaturel, au féerique et au merveilleux, doués par lui de ce caractère immense, superlatif, dont il sait douer toutes choses, qu’il voudra désormais emprunter des enchantements inconnus ? Il n’est pas permis à la critique de le dire ; mais ce qu’elle peut affirmer sans crainte de faillir, parce qu’elle en a déjà vu les preuves successives, c’est qu’il est un de ces mortels si rares, plus rares encore dans l’ordre littéraire que dans tout autre, qui tirent une nouvelle force des années et qui vont, par un miracle incessamment répété, se rajeunissant et se renforçant jusqu’au tombeau.

II. Auguste Barbier

Si je disais que le but d’Auguste Barbier a été la recherche du beau, sa recherche exclusive et primordiale, je crois qu’il se fâcherait, et visiblement il en aurait le droit. Quelque magnifiques que soient ses vers, le vers en lui-même n’a pas été son amour principal. Il s’était évidemment assigné un but qu’il croit d’une nature beaucoup plus noble et plus haute. Je n’ai ni assez d’autorité ni assez d’éloquence pour le détromper ; mais je profiterai de l’occasion qui s’offre pour traiter une fois de plus cette fastidieuse question de l’alliance du Bien avec le Beau, qui n’est devenue obscure et douteuse que par l’affaiblissement des esprits.

Je suis d’autant plus à l’aise que, d’un côté, la gloire de ce poëte est faite et que la postérité ne l’oubliera pas, et que, de l’autre, j’ai moi-même pour ses talents une admiration immense et de vieille date. Il a fait des vers superbes ; il est naturellement éloquent ; son âme a des bondissements qui enlèvent le lecteur. Sa langue, vigoureuse et pittoresque, a presque le charme du latin. Elle jette des lueurs sublimes. Ses premières compositions sont restées dans toutes les mémoires. Sa gloire est des plus méritées. Tout cela est incontestable.

Mais l’origine de cette gloire n’est pas pure ; car elle est née de l’occasion. La poésie se suffit à elle-même. Elle est éternelle et ne doit jamais avoir besoin d’un secours extérieur. Or, une partie de la gloire d’Auguste Barbier lui vient des circonstances au milieu desquelles il jeta ses premières poésies. Ce qui les fait admirables, c’est le mouvement lyrique qui les anime, et non pas, comme il le croit sans doute, les pensées honnêtes qu’elles sont chargées d’exprimer. Facit indignatio versum, nous dit un poëte antique, qui, si grand qu’il soit, était intéressé à le dire ; cela est vrai ; mais il est bien certain aussi que le vers fait par simple amour du vers a, pour être beau, quelques chances de plus que le vers fait par indignation. Le monde est plein de gens très-indignés qui cependant ne feront jamais de beaux vers. Ainsi, nous constatons dès le commencement que, si Auguste Barbier a été grand poëte, c’est parce qu’il possédait les facultés ou une partie des facultés qui font le grand poëte, et non parce qu’il exprimait la pensée indignée des honnêtes gens.

Il y a en effet dans l’erreur publique une confusion très-facile à débrouiller. Tel poëme est beau et honnête ; mais il n’est pas beau parce qu’il est honnête. Tel autre, beau et déshonnête ; mais sa beauté ne lui vient pas de son immoralité, ou plutôt, pour parler nettement, ce qui est beau n’est pas plus honnête que déshonnête. Il arrive le plus souvent, je le sais, que la poésie vraiment belle emporte les âmes vers un monde céleste ; la beauté est une qualité si forte qu’elle ne peut qu’ennoblir les âmes ; mais cette beauté est une chose tout à fait inconditionnelle, et il y a beaucoup à parier que si vous voulez, vous poëte, vous imposer à l’avance un but moral, vous diminuerez considérablement votre puissance poétique.

Il en est de la condition de moralité imposée aux œuvres d’art comme de cette autre condition non moins ridicule que quelques-uns veulent leur faire subir, à savoir d’exprimer des pensées ou des idées tirées d’un monde étranger à l’art, des idées scientifiques, des idées politiques, etc… Tel est le point de départ des esprits faux, ou du moins des esprits qui, n’étant pas absolument poétiques, veulent raisonner poésie. L’idée, disent-ils, est la chose la plus importante (ils devraient dire : l’idée et la forme sont deux êtres en un) ; naturellement, fatalement, ils se disent bientôt : Puisque l’idée est la chose importante par excellence, la forme, moins importante, peut être négligée sans danger. Le résultat est l’anéantissement de la poésie.

Or, chez Auguste Barbier, naturellement poëte, et grand poëte, le souci perpétuel et exclusif d’exprimer des pensées honnêtes ou utiles a amené peu à peu un léger mépris de la correction, du poli et du fini, qui suffirait à lui seul pour constituer une décadence.

Dans la Tentation (son premier poëme, supprimé dans les éditions postérieures de ses Iambes), il avait montré tout de suite une grandeur, une majesté d’allure, qui est sa vraie distinction, et qui ne l’a jamais abandonné, même dans les moments où il s’est montré le plus infidèle à l’idée poétique pure. Cette grandeur naturelle, cette éloquence lyrique, se manifestèrent d’une manière éclatante dans toutes les poésies adaptées à la révolution de 1830 et aux troubles spirituels ou sociaux qui la suivirent. Mais ces poésies, je le répète, étaient adaptées à des circonstances, et, si belles qu’elles soient, elles sont marquées du misérable caractère de la circonstance et de la mode. Mon vers, rude et grossier, est honnête homme au fond, s’écrie le poëte ; mais était-ce bien comme poëte qu’il ramassait dans la conversation bourgeoise les lieux communs de morale niaise ? Ou était-ce comme honnête homme qu’il voulait rappeler sur notre scène la Melpomène à la blanche tunique (qu’est-ce que Melpomène a à faire avec l’honnêteté ?) et en expulser les drames de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas ? J’ai remarqué (je le dis sans rire) que les personnes trop amoureuses d’utilité et de morale négligent volontiers la grammaire, absolument comme les personnes passionnées. C’est une chose douloureuse de voir un poëte aussi bien doué supprimer les articles et les adjectifs possessifs, quand ces monosyllabes ou ces dissyllabes le gênent, et employer un mot dans un sens contraire à l’usage parce que ce mot a le nombre de syllabes qui lui convient. Je ne crois pas, en pareil cas, à l’impuissance ; j’accuse plutôt l’indolence naturelle des inspirés. Dans ses chants sur la décadence de l’Italie et sur les misères de l’Angleterre et de l’Irlande (Il Pianto et Lazare), il y a, comme toujours, je le répète, des accents sublimes ; mais la même affectation d’utilité et de morale vient gâter les plus nobles impressions. Si je ne craignais pas de calomnier un homme si digne de respect à tous égards, je dirais que cela ressemble un peu à une grimace. Se figure-t-on une Muse qui grimace ? Et puis ici se présente un nouveau défaut, une nouvelle affectation, non pas celle de la rime négligée ou de la suppression des articles : je veux parler d’une certaine solennité plate ou d’une certaine platitude solennelle qui nous était jadis donnée pour une majestueuse et pénétrante simplicité. Il y a des modes en littérature comme en peinture, comme dans le vêtement ; il fut un temps où dans la poésie, dans la peinture, le naïf était l’objet d’une grande recherche, une espèce nouvelle de préciosité. La platitude devenait une gloire, et je me souviens qu’Édouard Ourliac me citait en riant, comme modèle du genre, ce vers de sa composition :

Les cloches du couvent de Sainte-Madeleine

On en trouvera beaucoup de semblables dans les poésies de Brizeux, et je ne serais pas étonné que l’amitié d’Antony Deschamps et de Brizeux ait servi à incliner Auguste Barbier vers cette grimace dantesque.

À travers tout son œuvre nous retrouvons les mêmes défauts et les mêmes qualités. Tout a l’air soudain, spontané ; le trait vigoureux, à la manière latine, jaillit sans cesse à travers les défaillances et les maladresses. Je n’ai pas besoin, je présume, de faire observer que Pot-de-vin, Érostrate, Chants civils et religieux, sont des œuvres dont chacune a un but moral. Je saute par-dessus un petit volume d’Odelettes qui n’est qu’un affligeant effort vers la grâce antique, et j’arrive à Rimes héroïques. Ici, pour tout dire, apparaît et éclate toute la folie du siècle dans son inconsciente nudité. Sous prétexte de faire des sonnets en l’honneur des grands hommes, le poëte a chanté le paratonnerre et la machine à tisser. On devine jusqu’à quel prodigieux ridicule cette confusion d’idées et de fonctions pourrait nous entraîner. Un de mes amis a travaillé à un poëme anonyme sur l’invention d’un dentiste ; aussi bien les vers auraient pu être bons et l’auteur plein de conviction. Cependant qui oserait dire que, même en ce cas, c’eût été de la poésie ? J’avoue que, quand je vois de pareilles dilapidations de rhythmes et de rimes, j’éprouve une tristesse d’autant plus grande que le poëte est plus grand ; et je crois, à en juger par de nombreux symptômes, qu’on pourrait aujourd’hui, sans faire rire personne, affirmer la plus monstrueuse, la plus ridicule et la plus insoutenable des erreurs, à savoir que le but de la poésie est de répandre les lumières parmi le peuple, et, à l’aide de la rime et du nombre, de fixer plus facilement les découvertes scientifiques dans la mémoire des hommes.

Si le lecteur m’a suivi attentivement, il ne sera pas étonné que je résume ainsi cet article, où j’ai mis encore plus de douleur que de raillerie : Auguste Barbier est un grand poëte, et justement il passera toujours pour tel. Mais il a été un grand poëte malgré lui, pour ainsi dire ; il a essayé de gâter par une idée fausse de la poésie de superbes facultés poétiques ; très heureusement ces facultés étaient assez fortes pour résister même au poëte qui les voulait diminuer.

III. Marceline Desbordes-Valmore

Plus d’une fois un de vos amis, comme vous lui faisiez confidence d’un de vos goûts ou d’une de vos passions, ne vous a-t-il pas dit : « Voilà qui est singulier ! car cela est en complet désaccord avec toutes vos autres passions et avec votre doctrine ? » Et vous répondiez : « C’est possible, mais c’est ainsi. J’aime cela ; je l’aime, probablement à cause même de la violente contradiction qu’y trouve tout mon être. »

Tel est mon cas vis-à-vis de Mme Desbordes-Valmore. Si le cri, si le soupir naturel d’une âme d’élite, si l’ambition désespérée du cœur, si les facultés soudaines, irréfléchies, si tout ce qui est gratuit et vient de Dieu, suffisent à faire le grand poëte, Marceline Valmore est et sera toujours un grand poëte. Il est vrai que si vous prenez le temps de remarquer tout ce qui lui manque de ce qui peut s’acquérir par le travail, sa grandeur se trouvera singulièrement diminuée ; mais au moment même où vous vous sentirez le plus impatienté et désolé par la négligence, par le cahot, par le trouble, que vous prenez, vous, homme réfléchi et toujours responsable, pour un parti pris de paresse, une beauté soudaine, inattendue, non égalable, se dresse, et vous voilà enlevé irrésistiblement au fond du ciel poétique. Jamais aucun poëte ne fut plus naturel ; aucun ne fut jamais moins artificiel. Personne n’a pu imiter ce charme, parce qu’il est tout original et natif.

Si jamais homme désira pour sa femme ou sa fille les dons et les honneurs de la Muse, il n’a pu les désirer d’une autre nature que ceux qui furent accordés à Mme Valmore. Parmi le personnel assez nombreux des femmes qui se sont de nos jours jetées dans le travail littéraire, il en est bien peu dont les ouvrages n’aient été, sinon une désolation pour leur famille, pour leur amant même (car les hommes les moins pudiques aiment la pudeur dans l’objet aimé), au moins entachés d’un de ces ridicules masculins qui prennent dans la femme les proportions d’une monstruosité. Nous avons connu la femme-auteur philanthrope, la prêtresse systématique de l’amour, la poëtesse républicaine, la poëtesse de l’avenir, fouriériste ou saint-simonienne ; et nos yeux, amoureux du beau, n’ont jamais pu s’accoutumer à toutes ces laideurs compassées, à toutes ces scélératesses impies (il y a même des poëtesses de l’impiété), à tous ces sacriléges pastiches de l’esprit mâle.

Mme Desbordes-Valmore fut femme, fut toujours femme et ne fut absolument que femme ; mais elle fut à un degré extraordinaire l’expression poétique de toutes les beautés naturelles de la femme. Qu’elle chante les langueurs du désir dans la jeune fille, la désolation morne d’un Ariane abandonnée ou les chauds enthousiasmes de la charité maternelle, son chant garde toujours l’accent délicieux de la femme ; pas d’emprunt, pas d’ornement factice, rien que l’éternel féminin, comme dit le poëte allemand. C’est donc dans sa sincérité même que Mme Valmore a trouvé sa récompense, c’est-à-dire une gloire que nous croyons aussi solide que celle des artistes parfaits. Cette torche qu’elle agite à nos yeux pour éclairer les mystérieux bocages du sentiment, ou qu’elle pose, pour le raviver, sur notre plus intime souvenir, amoureux ou filial, cette torche, elle l’a allumée au plus profond de son propre cœur. Victor Hugo a exprimé magnifiquement, comme tout ce qu’il exprime, les beautés et les enchantements de la vie de famille ; mais seulement dans les poésies de l’ardente Marceline vous trouverez cette chaleur de couvée maternelle, dont quelques-uns, parmi les fils de la femme, moins ingrats que les autres, ont gardé le délicieux souvenir. Si je ne craignais pas qu’une comparaison trop animale fût prise pour un manque de respect envers cette adorable femme, je dirais que je trouve en elle la grâce, l’inquiétude, la souplesse et la violence de la femelle, chatte ou lionne, amoureuse de ses petits.

On a dit que Mme Valmore, dont les premières poésies datent déjà de fort loin (1818), avait été de notre temps rapidement oubliée. Oubliée par qui, je vous prie ? Par ceux-là qui, ne sentant rien, ne peuvent se souvenir de rien. Elle a les grandes et vigoureuses qualités qui s’imposent à la mémoire, les trouées profondes faites à l’improviste dans le cœur, les explosions magiques de la passion. Aucun auteur ne cueille plus facilement la formule unique du sentiment, le sublime qui s’ignore. Comme les soins les plus simples et les plus faciles sont un obstacle invincible à cette plume fougueuse et inconsciente, en revanche ce qui est pour toute autre objet d’une laborieuse recherche vient naturellement s’offrir à elle ; c’est une perpétuelle trouvaille. Elle trace des merveilles avec l’insouciance qui préside aux billets destinés à la boîte aux lettres. Âme charitable et passionnée, comme elle se définit bien, mais toujours involontairement, dans ce vers :

Tant que l’on peut donner, on ne peut pas mourir !

Âme trop sensible, sur qui les aspérités de la vie laissaient une empreinte ineffaçable, à elle surtout, désireuse du Léthé, il était permis de s’écrier :

Mais si de la mémoire on ne doit pas guérir,
À quoi sert, ô mon âme, à quoi sert de mourir ?

Certes, personne n’eut plus qu’elle le droit d’écrire en tête d’un récent volume :

Prisonnière en ce livre une âme est renfermée !

Au moment où la mort est venue pour la retirer de ce monde où elle savait si bien souffrir, et la porter vers le ciel dont elle désirait si ardemment les paisibles joies, Mme Desbordes-Valmore, prêtresse infatigable de la Muse, et qui ne savait pas se taire, parce qu’elle était toujours pleine de cris et de chants qui voulaient s’épancher, préparait encore un volume, dont les épreuves venaient une à une s’étaler sur le lit de douleur qu’elle ne quittait plus depuis deux ans. Ceux qui l’aidaient pieusement dans cette préparation de ses adieux m’ont dit que nous y trouverions tout l’éclat d’une vitalité qui ne se sentait jamais si bien vivre que dans la douleur. Hélas ! ce livre sera une couronne posthume à ajouter à toutes celles, déjà si brillantes, dont doit être parée une de nos tombes les plus fleuries.

Je me suis toujours plu à chercher dans la nature extérieure et visible des exemples et des métaphores qui me servissent à caractériser les jouissances et les impressions d’un ordre spirituel. Je rêve à ce que me faisait éprouver la poésie de Mme Valmore quand je la parcourus avec ces yeux de l’adolescence qui sont, chez les hommes nerveux, à la fois si ardents et si clairvoyants. Cette poésie m’apparaît comme un jardin ; mais ce n’est pas la solennité grandiose de Versailles ; ce n’est pas non plus le pittoresque vaste et théâtral de la savante Italie, qui connaît si bien l’art d’édifier des jardins (ædificat hortos) ; pas même, non, pas même la Vallée des Flûtes ou le Ténare de notre vieux Jean-Paul. C’est un simple jardin anglais, romantique et romanesque. Des massifs de fleurs y représentent les abondantes expressions du sentiment. Des étangs, limpides et immobiles, qui réfléchissent toutes choses s’appuyant à l’envers sur la voûte renversée des cieux, figurent la profonde résignation toute parsemée de souvenirs. Rien ne manque à ce charmant jardin d’un autre âge, ni quelques ruines gothiques se cachant dans un lieu agreste, ni le mausolée inconnu qui, au détour d’une allée, surprend notre âme et lui recommande de penser à l’éternité. Des allées sinueuses et ombragées aboutissent à des horizons subits. Ainsi la pensée du poëte, après avoir suivi de capricieux méandres, débouche sur les vastes perspectives du passé ou de l’avenir ; mais ces ciels sont trop vastes pour être généralement purs, et la température du climat trop chaude pour n’y pas amasser des orages. Le promeneur, en contemplant ces étendues voilées de deuil, sent monter à ses yeux les pleurs de l’hystérie, hysterical tears. Les fleurs se penchent vaincues, et les oiseaux ne parlent qu’à voix basse. Après un éclair précurseur, un coup de tonnerre a retenti : c’est l’explosion lyrique ; enfin un déluge inévitable de larmes rend à toutes ces choses, prostrées, souffrantes et découragées, la fraîcheur et la solidité d’une nouvelle jeunesse !

IV. Théophile Gautier

Le cri du sentiment est toujours absurde ; mais il est sublime, parce qu’il est absurde. Quia absurdum !

Que faut-il au républicain ?
Du cœur, du fer, un peu de pain !
Du cœur pour se venger8,
Du fer pour l’étranger,
Et du pain pour ses frères !

Voilà ce que dit la Carmagnole ; voilà le cri absurde et sublime.

Désirez-vous, dans un autre ordre de sentiments, l’analogue exact ? Ouvrez Théophile Gautier : l’amante courageuse et ivre de son amour veut enlever l’amant, lâche, indécis, qui résiste et objecte que le désert est sans ombrage et sans eau, et la fuite pleine de dangers. Sur quel ton répond-elle ? Sur le ton absolu du sentiment :

Mes cils te feront de l’ombre !
Ensemble nous dormirons
Sous mes cheveux, tente sombre,
Fuyons ! Fuyons !

Sous le bonheur mon cœur ploie !
Si l’eau manque aux stations,
Bois les larmes de ma joie !
Fuyons ! Fuyons !

Il serait facile de trouver dans le même poëte d’autres exemples de la même qualité :

J’ai demandé la vie à l’amour qui la donne !
Mais vainement………

s’écrie don Juan, que le poëte, dans le pays des âmes, prie de lui expliquer l’énigme de la vie.

Or j’ai voulu tout d’abord prouver que Théophile Gautier possédait, tout aussi bien que s’il n’était pas un parfait artiste, cette fameuse qualité que les badauds de la critique s’obstinent à lui refuser : le sentiment. Que de fois il a exprimé, et avec quelle magie de langage ! ce qu’il y a de plus délicat dans la tendresse et dans la mélancolie ! Peu de personnes ont daigné étudier ces fleurs merveilleuses, je ne sais trop pourquoi, et je n’y vois pas d’autre motif que la répugnance native des Français pour la perfection. Parmi les innombrables préjugés dont la France est si fière, notons cette idée qui court les rues, et qui naturellement est écrite en tête des préceptes de la critique vulgaire, à savoir qu’un ouvrage trop bien écrit doit manquer de sentiment. Le sentiment, par sa nature populaire et familière, attire exclusivement la foule, que ses précepteurs habituels éloignent autant que possible des ouvrages bien écrits. Aussi bien avouons tout de suite que Théophile Gautier, feuilletoniste très-accrédité, est mal connu comme romancier, mal apprécié comme conteur de voyages, et presque inconnu comme poëte, surtout si l’on veut mettre en balance la mince popularité de ses poésies avec leurs brillants et immenses mérites.

Victor Hugo, dans une de ses odes, nous représente Paris à l’état de ville morte, et dans ce rêve lugubre et plein de grandeur, dans cet amas de ruines douteuses lavées par une eau qui se brisait à tous les ponts sonores, rendue maintenant aux joncs murmurants et penchés, il aperçoit encore trois monuments d’une nature plus solide, plus indestructible, qui suffisent à raconter notre histoire. Figurez-vous, je vous prie, la langue française à l’état de langue morte. Dans les écoles des nations nouvelles, on enseigne la langue d’un peuple qui fut grand, du peuple français. Dans quels auteurs supposez-vous que les professeurs, les linguistes d’alors, puiseront la connaissance des principes et des grâces de la langue française ? Sera-ce, je vous prie, dans les capharnaüms du sentiment ou de ce que vous appelez le sentiment ? Mais ces productions, qui sont vos préférées, seront, grâce à leur incorrection, les moins intelligibles et les moins traduisibles ; car il n’y a rien qui soit plus obscur que l’erreur et le désordre. Si dans ces époques, situées moins loin peut-être que ne l’imagine l’orgueil moderne, les poésies de Théophile Gautier sont retrouvées par quelque savant amoureux de beauté, je devine, je comprends, je vois sa joie. Voilà donc la vraie langue française ! la langue des grands esprits et des esprits raffinés ! Avec quel délice son œil se promènera dans tous ces poëmes si purs et si précieusement ornés ! Comme toutes les ressources de notre belle langue, incomplétement connues, seront devinées et appréciées ! Et que de gloire pour le traducteur intelligent qui voudra lutter contre ce grand poëte, immortalité embaumée dans des décombres plus soigneux que la mémoire de ses contemporains ! Vivant, il avait souffert de l’ingratitude des siens ; il a attendu longtemps ; mais enfin le voilà récompensé. Des commentateurs clairvoyants établissent le lien littéraire qui nous unit au xvie  siècle. L’histoire des générations s’illumine. Victor Hugo est enseigné et paraphrasé dans les universités ; mais aucun lettré n’ignore que l’étude de ses resplendissantes poésies doit être complétée par l’étude des poésies de Gautier. Quelques-uns observent même que pendant que le majestueux poëte était entraîné par des enthousiasmes quelquefois peu propices à son art, le poëte précieux, plus fidèle, plus concentré, n’en est jamais sorti. D’autres s’aperçoivent qu’il a même ajouté des forces à la poésie française, qu’il en a agrandi le répertoire et augmenté le dictionnaire, sans jamais manquer aux règles les plus sévères de la langue que sa naissance lui commandait de parler.

Heureux homme ! homme digne d’envie ! il n’a aimé que le Beau ; il n’a cherché que le Beau ; et quand un objet grotesque ou hideux s’est offert à ses yeux, il a su encore en extraire une mystérieuse et symbolique beauté ! Homme doué d’une faculté unique, puissante comme la Fatalité, il a exprimé, sans fatigue, sans effort, toutes les attitudes, tous les regards, toutes les couleurs qu’adopte la nature, ainsi que le sens intime contenu dans tous les objets qui s’offrent à la contemplation de l’œil humain.

Sa gloire est double et une en même temps. Pour lui l’idée et l’expression ne sont pas deux choses contradictoires qu’on ne peut accorder que par un grand effort ou par de lâches concessions. À lui seul peut-être il appartient de dire sans emphase : Il n’y a pas d’idées inexprimables ! Si, pour arracher à l’avenir la justice due à Théophile Gautier, j’ai supposé la France disparue, c’est parce que je sais que l’esprit humain, quand il consent à sortir du présent, conçoit mieux l’idée de justice. Tel le voyageur, en s’élevant, comprend mieux la topographie du pays qui l’environne. Je ne veux pas crier, comme les prophètes cruels : Ces temps sont proches ! Je n’appelle aucun désastre, même pour donner la gloire à mes amis. J’ai construit une fable pour faciliter la démonstration aux esprits faibles ou aveugles. Car parmi les vivants clairvoyants, qui ne comprend qu’on citera un jour Théophile Gautier, comme on cite La Bruyère, Buffon, Chateaubriand, c’est-à-dire comme un des maîtres les plus sûrs et les plus rares en matière de langue et de style ?

V. Pétrus Borel

Il y a des noms qui deviennent proverbes et adjectifs. Quand un petit journal veut en 1859 exprimer tout le dégoût et le mépris que lui inspire une poésie ou un roman d’un caractère sombre et outré, il lance le mot : Pétrus Borel ! et tout est dit. Le jugement est prononcé, l’auteur est foudroyé.

Pétrus Borel, ou Champavert le Lycanthrope, auteur de Rhapsodies, de Contes immoraux et de Madame Putiphar, fut une des étoiles du sombre ciel romantique. Étoile oubliée ou éteinte, qui s’en souvient aujourd’hui, et qui la connaît assez pour prendre le droit d’en parler si délibérément ? « Moi », dirai-je volontiers, comme Médée, « moi, dis-je, et c’est assez ! » Édouard Ourliac, son camarade, riait de lui sans se gêner ; mais Ourliac était un petit Voltaire de hameau, à qui tout excès répugnait, surtout l’excès de l’amour de l’art. Théophile Gautier, seul, dont le large esprit se réjouit dans l’universalité des choses, et qui, le voulût-il fermement, ne pourrait pas négliger quoi que ce soit d’intéressant, de subtil ou de pittoresque, souriait avec plaisir aux bizarres élucubrations du Lycanthrope.

Lycanthrope bien nommé ! Homme-loup ou loup-garou, quelle fée ou quel démon le jeta dans les forêts lugubres de la mélancolie ? Quel méchant esprit se pencha sur son berceau et lui dit : Je te défends de plaire ? Il y a dans le monde spirituel quelque chose de mystérieux qui s’appelle le Guignon, et nul de nous n’a le droit de discuter avec la Fatalité. C’est la déesse qui s’explique le moins, et qui possède, plus que tous les papes et les lamas, le privilège de l’infaillibilité. Je me suis demandé bien souvent comment et pourquoi un homme tel que Pétrus Borel, qui avait montré un talent véritablement épique dans plusieurs scènes de sa Madame Putiphar (particulièrement dans les scènes du début, où est peinte l’ivrognerie sauvage et septentrionale du père de l’héroïne, dans celle où le cheval favori rapporte à la mère, jadis violée, mais toujours pleine de la haine de son déshonneur, le cadavre de son bien-aimé fils, du pauvre Vengeance, le courageux adolescent tombé au premier choc, et qu’elle avait si soigneusement éduqué pour la vengeance ; enfin, dans la peinture des hideurs et des tortures du cachot, qui monte jusqu’à la vigueur de Mahturin) ; je me suis demandé, dis-je, comment le poëte qui a produit l’étrange poëme, d’une sonorité si éclatante et d’une couleur presque primitive à force d’intensité, qui sert de préface à Madame Putiphar, avait pu aussi en maint endroit montrer tant de maladresse, butter dans tant de heurts et de cahots, tomber au fond de tant de guignons. Je n’ai pas d’explication positive à donner ; je ne puis indiquer que des symptômes, symptômes d’une nature morbide, amoureuse de la contradiction pour la contradiction, et toujours prête à remonter tous les courants, sans en calculer la force, non plus que sa force propre. Tous les hommes, ou presque tous, penchent leur écriture vers la droite ; Pétrus Borel couchait absolument la sienne à gauche, si bien que tous les caractères, d’une physionomie fort soignée d’ailleurs, ressemblaient à des files de fantassins renversés par la mitraille. De plus, il avait le travail si douloureux, que la moindre lettre, la plus banale, une invitation, un envoi d’argent, lui coûtait deux ou trois heures d’une méditation excédante, sans compter les ratures et les repentirs. Enfin, la bizarre orthographe qui se pavane dans Madame Putiphar, comme un soigneux outrage fait aux habitudes de l’œil public, est un trait qui complète cette physionomie grimaçante. Ce n’est certes pas une orthographe mondaine dans le sens des cuisinières de Voltaire et du sieur Erdan, mais, au contraire, une orthographe plus que pittoresque et profitant de toute occasion pour rappeler fastueusement l’étymologie. Je ne peux me figurer, sans une sympathique douleur, toutes les fatigantes batailles que, pour réaliser son rêve typographique, l’auteur a dû livrer aux compositeurs chargés d’imprimer son manuscrit. Ainsi, non seulement il aimait à violer les habitudes morales du lecteur, mais encore à contrarier et à taquiner son œil par l’expression graphique.

Plus d’une personne se demandera sans doute pourquoi nous faisons une place dans notre galerie à un esprit que nous jugeons nous-même si incomplet. C’est non seulement parce que cet esprit si lourd, si criard, si incomplet qu’il soit, a parfois envoyé vers le ciel une note éclatante et juste, mais aussi parce que dans l’histoire de notre siècle il a joué un rôle non sans importance. Sa spécialité fut la Lycanthropie. Sans Pétrus Borel, il y aurait une lacune dans le Romantisme. Dans la première phase de notre révolution littéraire, l’imagination poétique se tourna surtout vers le passé ; elle adopta souvent le ton mélodieux et attendri des regrets. Plus tard, la mélancolie prit un accent plus décidé, plus sauvage et plus terrestre. Un républicanisme misanthropique fit alliance avec la nouvelle école, et Pétrus Borel fut l’expression la plus outrecuidante et la plus paradoxale de l’esprit des Bousingots, ou du Bousingo ; car l’hésitation est toujours permise dans la manière d’orthographier ces mots qui sont les produits de la mode et de la circonstance. Cet esprit à la fois littéraire et républicain, à l’inverse de la passion démocratique et bourgeoise qui nous a plus tard si cruellement opprimés, était agité à la fois par une haine aristocratique sans limites, sans restrictions, sans pitié, contre les rois et contre la bourgeoisie, et d’une sympathie générale pour tout ce qui en art représentait l’excès dans la couleur et dans la forme, pour tout ce qui était à la fois intense, pessimiste et byronien ; dilettantisme d’une nature singulière, et que peuvent seules expliquer les haïssables circonstances où était enfermée une jeunesse ennuyée et turbulente. Si la Restauration s’était régulièrement développée dans la gloire, le Romantisme ne se serait pas séparé de la royauté ; et cette secte nouvelle, qui professait un égal mépris pour l’opposition politique modérée, pour la peinture de Delaroche ou la poésie de Delavigne, et pour le roi qui présidait au développement du juste-milieu, n’aurait pas trouvé de raisons d’exister.

Pour moi, j’avoue sincèrement, quand même j’y sentirais un ridicule, que j’ai toujours eu quelque sympathie pour ce malheureux écrivain dont le génie manqué, plein d’ambition et de maladresse, n’a su produire que des ébauches minutieuses, des éclairs orageux, des figures dont quelque chose de trop bizarre, dans l’accoutrement ou dans la voix, altère la native grandeur. Il a, en somme, une couleur à lui, une saveur sui generis ; n’eût-il que le charme de la volonté, c’est déjà beaucoup ! mais il aimait férocement les lettres, et aujourd’hui nous sommes encombrés de jolis et souples écrivains tout prêts à vendre la muse pour le champ du potier.

Comme nous achevions, l’an passé, d’écrire ces notes, trop sévères peut-être, nous avons appris que le poëte venait de mourir en Algérie, où il s’était retiré, loin des affaires littéraires, découragé ou méprisant, avant d’avoir livré au public un Tabarin annoncé depuis longtemps.

VI. Hégésippe Moreau

La même raison qui fait une destinée malheureuse en fait une heureuse. Gérard de Nerval tirera du vagabondage, qui fut si longtemps sa grande jouissance, une mélancolie à qui le suicide apparaîtra finalement comme seul terme et seule guérison possibles. Edgar Poë, qui était un grand génie, se couchera dans le ruisseau, vaincu par l’ivresse. De longs hurlements, d’implacables malédictions, suivront ces deux morts. Chacun voudra se dispenser de la pitié et répétera le jugement précipité de l’égoïsme : pourquoi plaindre ceux qui méritent de souffrir ? D’ailleurs le siècle considère volontiers le malheureux comme un impertinent. Mais si ce malheureux unit l’esprit à la misère, s’il est, comme Gérard, doué d’une intelligence brillante, active, lumineuse, prompte à s’instruire, s’il est, comme Poë, un vaste génie, profond comme le ciel et comme l’enfer, oh ! alors, l’impertinence du malheur devient intolérable. Ne dirait-on pas que le génie est un reproche et une insulte pour la foule ! Mais s’il n’y a dans le malheureux ni génie ni savoir, si l’on ne peut trouver en lui rien de supérieur, rien d’impertinent, rien qui empêche la foule de se mettre de niveau avec lui et de le traiter conséquemment de pair à compagnon, dans ce cas-là constatons que le malheur et même le vice peuvent devenir une immense source de gloire.

Gérard a fait des livres nombreux, voyages ou nouvelles, tous marqués par le goût. Poë a produit au moins soixante-douze nouvelles, dont une aussi longue qu’un roman ; des poëmes exquis d’un style prodigieusement original et parfaitement correct, au moins huit cents pages de mélanges critiques, et enfin un livre de haute philosophie. Tous les deux, Poë et Gérard, étaient, en somme, malgré le vice de leur conduite, d’excellents hommes de lettres, dans l’acception la plus large et la plus délicate du mot, se courbant humblement sous la loi inévitable, travaillant, il est vrai, à leurs heures, à leur guise, selon une méthode plus ou moins mystérieuse, mais actifs, industrieux, utilisant leurs rêveries ou leurs méditations ; bref, exerçant allégrement leur profession.

Hégésippe Moreau, qui, comme eux, fut un Arabe nomade dans un monde civilisé, est presque le contraire d’un homme de lettres. Son bagage n’est pas lourd, mais la légèreté même de ce bagage lui a permis d’arriver plus vite à la gloire. Quelques chansons, quelques poëmes d’un goût moitié classique, moitié romantique, n’épouvantent pas les mémoires paresseuses. Enfin, pour lui tout a tourné à bien ; jamais fortune spirituelle ne fut plus heureuse. Sa misère lui a été comptée pour du travail, le désordre de sa vie pour génie incompris. Il s’est promené, et il a chanté quand l’envie de chanter l’a pris. Nous connaissons ces théories, fautrices de paresse, qui, basées uniquement sur des métaphores, permettent au poëte de se considérer comme un oiseau bavard, léger, irresponsable, insaisissable, et transportant son domicile d’une branche à l’autre. Hégésippe Moreau fut un enfant gâté qui ne méritait pas de l’être. Mais il faut expliquer cette merveilleuse fortune, et avant de parler des facultés séduisantes qui ont permis de croire un instant qu’il deviendrait un véritable poëte, je tiens à montrer le fragile, mais immense échafaudage de sa trop grande popularité.

De cet échafaudage, chaque fainéant et chaque vagabond est un poteau. De cette conspiration, tout mauvais sujet sans talent est naturellement complice. S’il s’agissait d’un véritable grand homme, son génie servirait à diminuer la pitié pour ses malheurs, tandis que maint homme médiocre peut prétendre, sans trop de ridicule, à s’élever aussi haut qu’Hégésippe Moreau, et, s’il est malheureux, se trouve naturellement intéressé à prouver, par l’exemple de celui-ci, que tous les malheureux sont poëtes. Avais-je tort de dire que l’échafaudage est immense ? Il est planté dans le plein cœur de la médiocrité ; il est bâti avec la vanité du malheur : matériaux inépuisables !

J’ai dit vanité du malheur. Il fut un temps où parmi les poëtes il était de mode de se plaindre, non plus de douleurs mystérieuses, vagues, difficiles à définir, espèce de maladie congéniale de la poésie, mais de belles et bonnes souffrances bien déterminées, de la pauvreté, par exemple ; on disait orgueilleusement : J’ai faim et j’ai froid ! Il y avait de l’honneur à mettre ces saletés-là en vers. Aucune pudeur n’avertissait le rimeur que, mensonge pour mensonge, il ferait meilleur pour lui de se présenter au public comme un homme enivré d’une richesse asiatique et vivant dans un monde de luxe et de beauté. Hégésippe donna dans ce grand travers antipoétique. Il parla de lui-même beaucoup, et pleura beaucoup sur lui-même. Il singea plus d’une fois les attitudes fatales des Antony et des Didier, mais il y joignit ce qu’il croyait une grâce de plus, le regard courroucé et grognon du démocrate. Lui, gâté par la nature, il faut bien l’avouer, mais qui travaillait fort peu à perfectionner ses dons, il se jeta tout d’abord dans la foule de ceux qui s’écrient sans cesse : Ô marâtre nature ! et qui reprochent à la société de leur avoir volé leur part. Il se fit de lui-même un certain personnage idéal, damné, mais innocent, voué dès sa naissance à des souffrances imméritées.

Un ogre, ayant flairé la chair qui vient de naître,
M’emporta, vagissant, dans sa robe de prêtre,
Et je grandis, captif, parmi ces écoliers,
Noirs frelons que Montrouge essaime par milliers.

Faut-il que cet ogre (un ecclésiastique) soit vraiment dénaturé pour emporter ainsi le petit Hégésippe vagissant dans sa robe de prêtre, dans sa puante et répulsive robe de prêtre (soutane) ! Cruel voleur d’enfants ! Le mot ogre implique un goût déterminé pour la chair crue ; pourquoi, d’ailleurs, aurait-il flairé la chair ? et cependant nous voyons par le vers suivant que le jeune Hégésippe n’a pas été mangé, puisqu’au contraire il grandit (captif, il est vrai) comme cinq cents autres condisciples que l’ogre n’a pas mangés non plus, et à qui il enseignait le latin, ce qui permettra au martyr Hégésippe d’écrire sa langue un peu moins mal que tous ceux qui n’ont pas eu le malheur d’être enlevés par un ogre. Vous avez sans doute reconnu la tragique robe de prêtre, vieille défroque volée dans le vestiaire de Claude Frollo et de Lamennais. C’est là la touche romantique comme la sentait Hégésippe Moreau ; voici maintenant la note démocratique : Noirs frelons ! Sentez-vous bien toute la profondeur de ce mot ? Frelon fait antithèse à abeille, insecte plus intéressant parce qu’il est de naissance laborieux et utile, comme le jeune Hégésippe, pauvre petite abeille enfermée chez les frelons. Vous voyez qu’en fait de sentiments démocratiques il n’est guère plus délicat qu’en fait d’expressions romantiques, et qu’il entend la chose à la manière des maçons qui traitent les curés de fainéants et de propres à rien.

Ces quatre malheureux vers résument très clairement la note morale dans les poésies d’Hégésippe Moreau. Un poncif romantique, collé, non pas amalgamé, à un poncif dramatique. Tout en lui n’est que poncifs réunis et voiturés ensemble. Tout cela ne fait pas une société, c’est-à-dire un tout, mais quelque chose comme une cargaison d’omnibus. Victor Hugo, Alfred de Musset, Barbier et Barthélemy lui fournissent tour à tour leur contingent. Il emprunte à Boileau sa forme symétrique, sèche, dure, mais éclatante. Il nous ramène l’antique périphrase de Delille, vieille prétentieuse inutile, qui se pavane fort singulièrement au milieu des images dévergondées et crues de l’école de 1830. De temps en temps il s’égaye et s’enivre classiquement, selon la méthode usitée au Caveau, ou bien découpe les sentiments lyriques en couplets, à la manière de Béranger et de Désaugiers ; il réussit presque aussi bien qu’eux l’ode à compartiments. Voyez, par exemple, les Deux Amours. Un homme se livre à l’amour banal, la mémoire encore pleine d’un amour idéal. Ce n’est pas le sentiment, le sujet, que je blâme ; bien que fort commun il est d’une nature profonde et poétique. Mais il est traité d’une manière anti-humaine. Les deux amours alternent, comme des bergers de Virgile, avec une symétrie mathématique désolante. C’est là le grand malheur de Moreau. Quelque sujet et quelque genre qu’il traite, il est élève de quelqu’un. À une forme empruntée il n’ajoute d’original que le mauvais ton, si toutefois une chose aussi universelle que le mauvais ton peut être dite originale. Quoique toujours écolier, il est pédant, et même dans les sentiments qui sont le mieux faits pour échapper à la pédanterie, il apporte je ne sais quelles habitudes de Sorbonne et de quartier latin. Ce n’est pas la volupté de l’épicurien, c’est plutôt la sensualité claustrale, échauffée, du cuistre, sensualité de prison et de dortoir. Ses badinages amoureux ont la grossièreté d’un collégien en vacances. Lieux communs de morale lubrique, rogatons du dernier siècle qu’il réchauffe et qu’il débite avec la naïveté scélérate d’un enfant ou d’un gamin.

Un enfant ! c’est bien le mot, et c’est de ce mot et de tout le sens qu’il implique que je tirerai tout ce que j’ai à dire d’élogieux sur son compte. Aucuns trouveront sans doute, même en supposant qu’ils pensent comme moi, que je suis allé bien loin dans le blâme, que j’en ai outré l’expression. Après tout, c’est possible ; et quand cela serait, je n’y verrais pas grand mal et ne me trouverais pas si coupable. Action, réaction, faveur, cruauté, se rendent alternativement nécessaires. Il faut bien rétablir l’équilibre. C’est la loi, et la loi est bien faite. Que l’on songe bien qu’il s’agit ici d’un homme dont on a voulu faire le prince des poëtes dans le pays qui a donné naissance à Ronsard, à Victor Hugo, à Théophile Gautier, et que récemment on annonçait à grand bruit une souscription pour lui élever un monument, comme s’il était question d’un de ces hommes prodigieux dont la tombe négligée fait tache sur l’histoire d’un peuple. Avons-nous affaire à une de ces volontés aux prises avec l’adversité, telles que Soulié et Balzac, à un homme chargé de grands devoirs, les acceptant humblement et se débattant sans trêve contre le monstre grossissant de l’usure ? Moreau n’aimait pas la douleur ; il ne la reconnaissait pas comme un bienfait et il n’en devinait pas l’aristocratique beauté ! D’ailleurs il n’a pas connu ces enfers-là. Pour qu’on puisse exiger de nous tant de pitié, tant de tendresse, il faudrait que le personnage fût lui-même tendre et compatissant. A-t-il connu les tortures d’un cœur inassouvi, les douloureuses pâmoisons d’une âme aimante et méconnue ? Non. Il appartenait à la classe de ces voyageurs qui se contentent à peu de frais, et à qui suffisent le pain, le vin, le fromage et la première venue.

Mais il fut un enfant, toujours effronté, souvent gracieux, quelquefois charmant. Il a la souplesse et l’imprévu de l’enfance. Il y a dans la jeunesse littéraire, comme dans la jeunesse physique, une certaine beauté du diable qui fait pardonner bien des imperfections. Ici nous trouvons pis que des imperfections, mais aussi nous sommes quelquefois charmés par mieux que la beauté du diable. Malgré cet amas de pastiches auxquels, enfant et écolier comme il le fut toujours, Moreau ne put pas se soustraire, nous trouvons quelquefois l’accent de vérité jaillissante, l’accent soudain, natif, qu’on ne peut confondre avec aucun autre accent. Il possède véritablement la grâce, le don gratuit ; lui, si sottement impie, lui, le perroquet si niais des badauds de la démocratie, il aurait dû mille fois rendre grâces pour cette grâce à laquelle il doit tout, sa célébrité et le pardon de tous ses vices littéraires.

Quand nous découvrons dans ce paquet d’emprunts, dans ce fouillis de plagiats vagues et involontaires, dans cette pétarade d’esprit bureaucratique ou scolaire, une de ces merveilles inattendues dont nous parlions tout à l’heure, nous éprouvons quelque chose qui ressemble à un immense regret. Il est certain que l’écrivain qui a trouvé dans une de ses bonnes heures la Voulzie et la chanson de la Ferme et la Fermière, pouvait légitimement aspirer à de meilleures destinées. Puisque Moreau a pu, sans étude, sans travail, malgré de mauvaises fréquentations, sans aucun souci de rappeler à volonté les heures favorisées, être quelquefois si franchement, si simplement, si gracieusement original, combien ne l’eût-il pas été davantage et plus souvent s’il avait accepté la règle, la loi du travail, s’il avait mûri, morigéné et aiguillonné son propre talent ! Il serait devenu, tout porte à le croire, un remarquable homme de lettres. Mais il est vrai qu’il ne serait pas l’idole des fainéants et le dieu des cabarets. C’est sans doute une gloire que rien ne saurait compenser, pas même la vraie gloire.

VII. Théodore de Banville

Théodore de Banville fut célèbre tout jeune. Les Cariatides datent de 1841. Je me souviens qu’on feuilletait avec étonnement ce volume où tant de richesses, un peu confuses, un peu mêlées, se trouvent amoncelées. On se répétait l’âge de l’auteur, et peu de personnes consentaient à admettre une si étonnante précocité. Paris n’était pas alors ce qu’il est aujourd’hui, un tohu-bohu, un Capharnaüm, une Babel peuplée d’imbéciles et d’inutiles, peu délicats sur la manière de tuer le temps, et absolument rebelles aux jouissances littéraires. Dans ce temps-là, le tout Paris se composait de cette élite d’hommes chargés de façonner l’opinion des autres, et qui, quand un poëte vient à naître, en sont toujours avertis les premiers. Ceux-là saluèrent naturellement l’auteur des Cariatides comme un homme qui avait une longue carrière à fournir. Théodore de Banville apparaissait comme un de ces esprits marqués, pour qui la poésie est la langue la plus facile à parler, et dont la pensée se coule d’elle-même dans un rhythme.

Celles de ses qualités qui se montraient le plus vivement à l’oeil étaient l’abondance et l’éclat ; mais les nombreuses et involontaires imitations, la variété même du ton, selon que le jeune poëte subissait l’influence de tel ou de tel de ses prédécesseurs, ne servirent pas peu à détourner l’esprit du lecteur de la faculté principale de l’auteur, de celle qui devait plus tard être sa grande originalité, sa gloire, sa marque de fabrique, je veux parler de la certitude dans l’expression lyrique. Je ne nie pas, remarquez-le bien, que les Cariatides ne contiennent quelques-uns de ces admirables morceaux que le poëte pourrait être fier de signer même aujourd’hui ; je veux seulement noter que l’ensemble de l’œuvre, avec son éclat et sa variété, ne révélait pas d’emblée la nature particulière de l’auteur, soit que cette nature ne fût pas encore assez faite, soit que le poëte fût encore placé sous le charme fascinateur de tous les poëtes de la grande époque.

Mais dans les Stalactites (1843-1845) la pensée apparaît plus claire et plus définie ; l’objet de la recherche se fait mieux deviner. La couleur, moins prodiguée, brille cependant d’une lumière plus vive, et le contour de chaque objet découpe une silhouette plus arrêtée. Les Stalactites forment, dans le grandissement du poëte, une phase particulière où l’on dirait qu’il a voulu réagir contre sa primitive faculté d’expansion, trop prodigue, trop indisciplinée. Plusieurs des meilleurs morceaux qui composent ce volume sont très-courts et affectent les élégances contenues de la poterie antique. Toutefois ce n’est que plus tard, après s’être joué dans mille difficultés, dans mille gymnastiques que les vrais amoureux de la Muse peuvent seuls apprécier à leur juste valeur, que le poëte, réunissant dans un accord parfait l’exubérance de sa nature primitive et l’expérience de sa maturité, produira, l’une servant l’autre, des poëmes d’une habileté consommée et d’un charme sui generis, tels que la Malédiction de Vénus, l’Ange mélancolique, et surtout certaines stances sublimes qui ne portent pas de titre, mais qu’on trouvera dans le sixième livre de ses poésies complètes, stances dignes de Ronsard par leur audace, leur élasticité et leur ampleur, et dont le début même est plein de grandiloquence et annonce des bondissements surhumains d’orgueil et de joie :

Vous en qui je salue une nouvelle aurore,
         Vous tous qui m’aimerez,
Jeunes hommes des temps qui ne sont pas encore,
         Ô bataillons sacrés !

Mais quel est ce charme mystérieux dont le poëte s’est reconnu lui-même possesseur et qu’il a augmenté jusqu’à en faire une qualité permanente ? Si nous ne pouvons le définir exactement, peut-être trouverons-nous quelques mots pour le décrire, peut-être saurons-nous découvrir d’où il tire en partie son origine.

J’ai dit, je ne sais plus où : « La poésie de Banville représente les belles heures de la vie, c’est-à-dire les heures où l’on se sent heureux de penser et de vivre. »

Je lis dans un critique : « Pour deviner l’âme d’un poëte, ou du moins sa principale préoccupation, cherchons dans ses œuvres quel est le mot ou quels sont les mots qui s’y représentent avec le plus de fréquence. Le mot traduira l’obsession. »

Si, quand j’ai dit : « Le talent de Banville représente les belles heures de la vie », mes sensations ne m’ont pas trompé (ce qui, d’ailleurs, sera tout à l’heure vérifié), et si je trouve dans ses œuvres un mot qui, par sa fréquente répétition, semble dénoncer un penchant naturel et un dessein déterminé, j’aurai le droit de conclure que ce mot peut servir à caractériser, mieux que tout autre, la nature de son talent, en même temps que les sensations contenues dans les heures de la vie où l’on se sent le mieux vivre.

Ce mot, c’est le mot lyre, qui comporte évidemment pour l’auteur un sens prodigieusement compréhensif. La lyre exprime en effet cet état presque surnaturel, cette intensité de vie où l’âme chante, où elle est contrainte de chanter, comme l’arbre, l’oiseau et la mer. Par un raisonnement, qui a peut-être le tort de rappeler les méthodes mathématiques, j’arrive donc à conclure que, la poésie de Banville suggérant d’abord l’idée des belles heures, puis présentant assidûment aux yeux le mot lyre, et la lyre étant expressément chargée de traduire les belles heures, l’ardente vitalité spirituelle, l’homme hyperbolique, en un mot, le talent de Banville est essentiellement, décidément et volontairement lyrique.

Il y a, en effet, une manière lyrique de sentir. Les hommes les plus disgraciés de la nature, ceux à qui la fortune donne le moins de loisir, ont connu quelquefois ces sortes d’impressions, si riches que l’âme en est comme illuminée, si vives qu’elle en est comme soulevée. Tout l’être intérieur, dans ces merveilleux instants, s’élance en l’air par trop de légèreté et de dilatation, comme pour atteindre une région plus haute.

Il existe donc aussi nécessairement une manière lyrique de parler, et un monde lyrique, une atmosphère lyrique, des paysages, des hommes, des femmes, des animaux qui tous participent du caractère affectionné par la lyre.

Tout d’abord constatons que l’hyperbole et l’apostrophe sont des formes de langage qui lui sont non seulement des plus agréables, mais aussi des plus nécessaires, puisque ces formes dérivent naturellement d’un état exagéré de la vitalité. Ensuite, nous observons que tout mode lyrique de notre âme nous contraint à considérer les choses non pas sous leur aspect particulier, exceptionnel, mais dans les traits principaux, généraux, universels. La lyre fuit volontiers tous les détails dont le roman se régale. L’âme lyrique fait des enjambées vastes comme des synthèses ; l’esprit du romancier se délecte dans l’analyse. C’est cette considération qui sert à nous expliquer quelle commodité et quelle beauté le poëte trouve dans les mythologies et dans les allégories. La mythologie est un dictionnaire d’hiéroglyphes vivants, hiéroglyphes connus de tout le monde. Ici, le paysage est revêtu, comme les figures, d’une magie hyperbolique ; il devient décor. La femme est non seulement un être d’une beauté suprême, comparable à celle d’Ève ou de Vénus ; non seulement, pour exprimer la pureté de ses yeux, le poëte empruntera des comparaisons à tous les objets limpides, éclatants, transparents, à tous les meilleurs réflecteurs et à toutes les plus belles cristallisations de la nature (notons en passant la prédilection de Banville, dans ce cas, pour les pierres précieuses), mais encore faudra-t-il doter la femme d’un genre de beauté tel que l’esprit ne peut le concevoir que comme existant dans un monde supérieur. Or, je me souviens qu’en trois ou quatre endroits de ses poésies, notre poëte, voulant orner des femmes d’une beauté non comparable et non égalable, dit qu’elles ont des têtes d’enfant. C’est là une espèce de trait de génie particulièrement lyrique, c’est-à-dire amoureux du surhumain. Il est évident que cette expression contient implicitement cette pensée, que le plus beau des visages humains est celui dont l’usage de la vie, passion, colère, péché, angoisse, souci, n’a jamais terni la clarté ni ridé la surface. Tout poëte lyrique, en vertu de sa nature, opère fatalement un retour vers l’Éden perdu. Tout, hommes, paysages, palais, dans le monde lyrique, est pour ainsi dire apothéosé. Or, par suite de l’infaillible logique de la nature, le mot apothéose est un de ceux qui se présentent irrésistiblement sous la plume du poëte quand il a à décrire (et croyez qu’il n’y prend pas un mince plaisir) un mélange de gloire et de lumière. Et, si le poëte lyrique trouve occasion de parler de lui-même, il ne se peindra pas penché sur une table, barbouillant une page blanche d’horribles petits signes noirs, se battant contre la phrase rebelle ou luttant contre l’inintelligence du correcteur d’épreuves, non plus que dans une chambre pauvre, triste ou en désordre ; non plus que, s’il veut apparaître comme mort, il ne se montrera pourrissant sous le linge, dans une caisse de bois. Ce serait mentir. Horreur ! Ce serait contredire la vraie réalité, c’est-à-dire sa propre nature. Le poëte mort ne trouve pas de trop bons serviteurs dans les nymphes, les houris et les anges. Il ne peut se reposer que dans de verdoyants Élysées, ou dans des palais plus beaux et plus profonds que les architectures de vapeur bâties par les soleils couchants.

Mais moi, vêtu de pourpre, en d’éternelles fêtes,
               Dont je prendrai ma part,
Je boirai le nectar au séjour des poëtes,
               À côté de Ronsard.
Là, dans ces lieux, où tout a des splendeurs divines,
               Ondes, lumière, accords,
Nos yeux s’enivreront de formes féminines
               Plus belles que des corps ;
Et tous les deux, parmi des spectacles féeriques
               Qui dureront toujours,
Nous nous raconterons nos batailles lyriques
               Et nos belles amours.

J’aime cela ; je trouve dans cet amour du luxe poussé au-delà du tombeau un signe confirmatif de grandeur. Je suis touché des merveilles et des magnificences que le poëte décrète en faveur de quiconque touche la lyre. Je suis heureux de voir poser ainsi, sans ambages, sans modestie, sans ménagements, l’absolue divinisation du poëte, et je jugerais même poëte de mauvais goût celui-là qui, dans cette circonstance, ne serait pas de mon avis. Mais j’avoue que pour oser cette Déclaration des droits du poëte, il faut être absolument lyrique, et peu de gens ont le droit de l’oser.

Mais enfin, direz-vous, si lyrique que soit le poëte, peut-il donc ne jamais descendre des régions éthéréennes, ne jamais sentir le courant de la vie ambiante, ne jamais voir le spectacle de la vie, la grotesquerie perpétuelle de la bête humaine, la nauséabonde niaiserie de la femme, etc ?… Mais si vraiment ! le poëte sait descendre dans la vie ; mais croyez que s’il y consent, ce n’est pas sans but, et qu’il saura tirer profit de son voyage. De la laideur et de la sottise il fera naître un nouveau genre d’enchantements. Mais ici encore sa bouffonnerie conservera quelque chose d’hyperbolique ; l’excès en détruira l’amertume, et la satire, par un miracle résultant de la nature même du poëte, se déchargera de toute sa haine dans une explosion de gaieté, innocente à force d’être carnavalesque.

Même dans la poésie idéale, la Muse peut, sans déroger, frayer avec les vivants. Elle saura ramasser partout une nouvelle parure. Un oripeau moderne peut ajouter une grâce exquise, un mordant nouveau (un piquant, comme on disait autrefois) à sa beauté de déesse. Phèdre en paniers a ravi les esprits les plus délicats de l’Europe ; à plus forte raison, Vénus, qui est immortelle, peut bien, quand elle veut visiter Paris, faire descendre son char dans les bosquets du Luxembourg. D’où tirez-vous le soupçon que cet anachronisme est une infraction aux règles que le poëte s’est imposées, à ce que nous pouvons appeler ses convictions lyriques ? Car peut-on commettre un anachronisme dans l’éternel ?

Pour dire tout ce que nous croyons la vérité, Théodore de Banville doit être considéré comme un original de l’espèce la plus élevée. En effet, si l’on jette un coup d’œil général sur la poésie contemporaine et sur ses meilleurs représentants, il est facile de voir qu’elle est arrivé à un état mixte, d’une nature très-complexe ; le génie plastique, le sens philosophique, l’enthousiasme lyrique, l’esprit humoristique, s’y combinent et s’y mêlent suivant des dosage infiniment variés. La poésie moderne tient à la fois de la peinture, de la musique, de la statuaire, de l’art arabesque, de la philosophie railleuse, de l’esprit analytique, et, si heureusement, si habilement agencée qu’elle soit, elle se présente avec les signes visibles d’une subtilité empruntée à divers arts. Aucuns y pourraient voir peut-être des symptômes de dépravation. Mais c’est là une question que je ne veux pas élucider en ce lieu. Banville seul, je l’ai déjà dit, est purement, naturellement et volontairement lyrique. Il est retourné aux moyens anciens d’expression poétique, les trouvant sans doute tout à fait suffisants et parfaitement adaptés à son but.

Mais ce que je dis du choix des moyens s’applique avec non moins de justesse au choix des sujets, au thème considéré en lui-même. Jusque vers un point assez avancé des temps modernes, l’art, poésie et musique surtout, n’a eu pour but que d’enchanter l’esprit en lui présentant des tableaux de béatitude, faisant contraste avec l’horrible vie de contention et de lutte dans laquelle nous somme plongés.

Beethoven a commencé à remuer les mondes de mélancolie et de désespoir incurable amassés comme des nuages dans le ciel intérieur de l’homme. Maturin dans le roman, Byron dans la poésie, Poe dans la poésie et dans le roman analytique, l’un malgré sa prolixité et son verbiage, si détestablement imités par Alfred de Musset ; l’autre, malgré son irritante concision, ont admirablement exprimé la partie blasphématoire de la passion ; ils ont projeté des rayons splendides, éblouissants, sur le Lucifer latent qui est installé dans tout cœur humain. Je veux dire que l’art moderne a une tendance essentiellement démoniaque. Et il semble que cette part infernale de l’homme, que l’homme prend plaisir à s’expliquer à lui-même, augmente journellement, comme si le Diable s’amusait à la grossir par des procédés artificiels, à l’instar des engraisseurs, empâtant patiemment le genre humain dans ses basses-cours pour se préparer une nourriture plus succulente.

Mais Théodore de Banville refuse de se pencher sur ces marécages de sang, sur ces abîmes de boue. Comme l’art antique, il n’exprime que ce qui est beau, joyeux, noble, grand, rhythmique. Aussi, dans ses œuvres, vous n’entendrez pas les dissonances, les discordances des musiques du sabbat, non plus que les glapissements de l’ironie, cette vengeance du vaincu. Dans ses vers, tout a un air de fête et d’innocence, même la volupté. Sa poésie n’est pas seulement un regret, une nostalgie, elle est même un retour très-volontaire vers l’état paradisiaque. À ce point de vue, nous pouvons donc le considérer comme un original de la nature la plus courageuse. En pleine atmosphère satanique ou romantique, au milieu d’un concert d’imprécations, il a l’audace de chanter la bonté des dieux et d’être un parfait classique. Je veux que ce mot soit entendu ici dans le sens le plus noble, dans le sens vraiment historique.

VIII. Pierre Dupont

Après 1848 Pierre Dupont a été une grande gloire. Les amateurs de la littérature sévère et soignée trouvèrent peut-être que cette gloire était trop grande. Mais aujourd’hui ils sont trop bien vengés ; car voici maintenant que Pierre Dupont est négligé plus qu’il ne convient.

En 1843, 44 et 45, une immense, interminable nuée, qui ne venait pas d’Égypte, s’abattit sur Paris. Cette nuée vomit les néo-classiques, qui certes valaient bien plusieurs légions de sauterelles. Le public était tellement las de Victor Hugo, de ses infatigables facultés, de ses indestructibles beautés, tellement irrité de l’entendre toujours appeler le juste, qu’il avait depuis quelque temps décidé, dans son âme collective, d’accepter pour idole le premier soliveau qui lui tomberait sur la tête. C’est toujours une belle histoire à raconter que la conspiration de toutes les sottises en faveur d’une médiocrité ; mais, en vérité, il y a des cas où, si véridique qu’on soit, il faut renoncer à être cru.

Cette nouvelle infatuation des Français pour la sottise classique menaçait de durer longtemps ; heureusement des symptômes vigoureux de résistance se faisaient voir de temps à autre. Déjà Théodore de Banville avait, mais vainement, produit les Cariatides ; toutes les beautés qui y sont contenues étaient de la nature de celles que le public devait momentanément repousser, puisqu’elles étaient l’écho mélodieux de la puissante voix qu’on voulait étouffer.

Pierre Dupont nous apporta alors son petit secours ; et ce secours si modeste fut d’un effet immense. J’en appelle à tous ceux de nos amis qui, dès ce temps, s’étaient voués à l’étude des lettres et se sentaient affligés par l’hérésie renouvelée ; et je crois qu’ils avoueront comme moi que Pierre Dupont fut une distraction excellente. Il fut une véritable digue qui servit à détourner le torrent, en attendant qu’il tarît et s’épuisât de lui-même.

Notre poëte jusque-là était resté indécis, non pas dans ses sympathies, mais dans sa manière d’écrire. Il avait publié quelques poëmes d’un goût sage, modéré, sentant les bonnes études, mais d’un style bâtard et qui n’avait pas de visées beaucoup plus hautes que celui de Casimir Delavigne. Tout d’un coup il fut frappé d’une illumination : il se souvint de ses émotions d’enfance, de la poésie latente de l’enfance, jadis si souvent provoquée par ce que nous pouvons appeler la poésie anonyme, la chanson, non pas celle du soi-disant homme de lettres courbé sur un bureau officiel et utilisant ses loisirs de bureaucrate, mais la chanson du premier venu, du laboureur, du maçon, du roulier, du matelot. L’album des Paysans était écrit dans un style net et décidé, frais, pittoresque, cru, et la phrase était enlevée, comme un cavalier par son cheval, par des airs d’un goût naïf, faciles à retenir et composés par le poëte lui-même. On se souvient de ce succès. Il fut très-grand, il fut universel. Les hommes de lettres (je parle des vrais) y trouvèrent leur pâture. Le monde ne fut pas insensible à cette grâce rustique. Mais le grand secours que la Muse en tira fut de ramener l’esprit du public vers la vraie poésie, qui est, à ce qu’il paraît, plus incommode et plus difficile à aimer que la routine et les vieilles modes. La bucolique était retrouvée ; comme la fausse bucolique de Florian, elle avait ses grâces, mais elle possédait surtout un accent pénétrant, profond, tiré du sujet lui-même et tournant vite à la mélancolie. La grâce y était naturelle, et non plaquée par le procédé artificiel dont usaient au xviiie  siècle les peintres et les littérateurs. Quelques crudités même servaient à rendre plus visibles les délicatesses des rudes personnages dont ces poésies racontaient la joie ou la douleur. Qu’un paysan avoue sans honte que la mort de sa femme l’affligerait moins que la mort de ses bœufs, je n’en suis pas plus choqué que de voir les saltimbanques dépenser plus de soins paternels, câlins, charitables, pour leurs chevaux que pour leurs enfants. Sous l’horrible idiotisme du métier il y a la poésie du métier ; Pierre Dupont a su la trouver, et souvent il l’a exprimée d’une manière éclatante.

En 1846 ou 47 (je crois plutôt que c’est en 46), Pierre Dupont, dans une de nos longues flâneries (heureuses flâneries d’un temps où nous n’écrivions pas encore, l’œil fixé sur une pendule, délices d’une jeunesse prodigue, ô mon cher Pierre, vous en souvenez-vous ?), me parla d’un petit poëme qu’il venait de composer et sur la valeur duquel son esprit était très-indécis. Il me chanta, de cette voix si charmante qu’il possédait alors, le magnifique Chant des Ouvriers. Il était vraiment très-incertain, ne sachant trop que penser de son œuvre ; il ne m’en voudra pas de publier ce détail, assez comique d’ailleurs. Le fait est que c’était pour lui une veine nouvelle ; je dis pour lui, parce qu’un esprit plus exercé que n’était le sien à suivre ses propres évolutions, aurait pu deviner, d’après l’Album les Paysans, qu’il serait bientôt entraîné à chanter les douleurs et les jouissances de tous les pauvres.

Si rhéteur qu’il faille être, si rhéteur que je sois et si fier que je sois de l’être, pourquoi rougirais-je d’avouer que je fus profondément ému ?

Mal vêtus, logés dans des trous,
Sous les combles, dans les décombres,
Nous vivons parmi les hiboux
Et les larrons amis des ombres.
Cependant notre sang vermeil
Coule impétueux dans nos veines ;
Nous nous plairions au grand soleil
Et sous les rameaux verts des chênes !

Je sais que les ouvrages de Pierre Dupont ne sont pas d’un goût fini et parfait ; mais il a l’instinct, sinon le sentiment raisonné de la beauté parfaite. En voici bien un exemple : quoi de plus commun, de plus trivial que le regard de la pauvreté jeté sur la richesse, sa voisine ? mais ici le sentiment se complique d’orgueil poétique, de volupté entrevue dont on se sent digne ; c’est un véritable trait de génie. Quel long soupir ! quelle aspiration ! Nous aussi, nous comprenons la beauté des palais et des parcs ! Nous aussi, nous devinons l’art d’être heureux !

Ce chant était-il un de ces atomes volatils qui flottent dans l’air et dont l’agglomération devient orage, tempête, événement ? Était-ce un de ces symptômes précurseurs tels que les hommes clairvoyants les virent alors en assez grand nombre dans l’atmosphère intellectuelle de la France ? Je ne sais ; toujours est-il que peu de temps, très peu de temps après, cet hymne retentissant s’adaptait admirablement à une révolution générale dans la politique et dans les applications de la politique. Il devenait, presque immédiatement, le cri de ralliement des classes déshéritées.

Le mouvement de cette révolution a emporté jour à jour l’esprit du poëte. Tous les événements ont fait écho dans ses vers. Mais je dois faire observer que si l’instrument de Pierre Dupont est d’une nature plus noble que celui de Béranger, ce n’est cependant pas un de ces clairons guerriers comme les nations en veulent entendre dans la minute qui précède les grandes batailles. Il ne ressemble pas à

               … Ces trompes, ces cymbales,
Qui soûlent de leurs sons le plus morne soldat,
Et le jettent, joyeux, sous la grêle des balles,
Lui versant dans le cœur la rage du combat9.

Pierre Dupont est une âme tendre, portée à l’utopie, et en cela même vraiment bucolique. Tout en lui tourne à l’amour, et la guerre, comme il la conçoit, n’est qu’une manière de préparer l’universelle réconciliation :

Le glaive brisera le glaive,
Et du combat naîtra l’amour !

L’amour est plus fort que la guerre, dit-il encore dans le Chant des Ouvriers.

il y a dans son esprit une certaine force qui implique toujours la beauté ; et sa nature, peu propre à se résigner aux lois éternelles de la destruction, ne veut accepter que les idées consolantes où elle peut trouver des éléments qui lui soient analogues. L’instinct (un instinct fort noble que le sien !) domine en lui la faculté du raisonnement. Le maniement des abstractions lui répugne, et il partage avec les femmes ce singulier privilège que toutes ses qualités poétiques comme ses défauts lui viennent du sentiment.

C’est à cette grâce, à cette tendresse féminine, que Pierre Dupont est redevable de ses premiers chants. Par grand bonheur, l’activité révolutionnaire, qui emportait à cette époque presque tous les esprits, n’avait pas absolument détourné le sien de sa voie naturelle. Personne n’a dit, en termes plus doux et plus pénétrants, les petites joies et les grandes douleurs des petites gens. Le recueil de ses chansons représente tout un petit monde où l’homme fait entendre plus de soupirs que de cris de gaieté, et où la nature, dont notre poëte sent admirablement l’immortelle fraîcheur, semble avoir mission de consoler, d’apaiser, de dorloter le pauvre et l’abandonné.

Tout ce qui appartient à la classe des sentiments doux et tendres est exprimé par lui avec un accent rajeuni, renouvelé par la sincérité du sentiment. Mais au sentiment de la tendresse, de la charité universelle, il ajoute un genre d’esprit contemplatif qui jusque-là était resté étranger à la chanson française. La contemplation de l’immortelle beauté des choses se mêle sans cesse, dans ses petits poëmes, au chagrin causé par la sottise et la pauvreté de l’homme. Il possède, sans s’en douter, un certain turn of pensiveness, qui le rapproche des meilleurs poëtes didactiques anglais. La galanterie elle-même (car il y a de la galanterie, et même d’une espèce raffinée, dans ce chantre des rusticités) porte dans ses vers un caractère pensif et attendri. Dans mainte composition il a montré, par des accents plutôt soudains que savamment modulés, combien il était sensible à la grâce éternelle qui coule des lèvres et du regard de la femme :

La nature a filé sa grâce
Du plus pur fil de ses fuseaux !

Et ailleurs, négligeant révolutions et guerres sociales, le poëte chante, avec un accent délicat et voluptueux :

Avant que tes beaux yeux soient clos
Par le sommeil jaloux, ma belle,
Descendons jusqu’au bord des flots,
Et détachons notre nacelle.
L’air tiède, la molle clarté
De ces étoiles qui se baignent,
Le bruit des rames qui se plaignent,
Tout respire la volupté.
       Ô mon amante !
       Ô mon désir !
       Sachons cueillir
       L’heure charmante !

De parfums comme de lueurs
La nacelle amoureuse est pleine ;
On dirait un bouquet de fleurs
Qui s’effeuille dans ton haleine ;
Tes yeux, par la lune pâlis,
Me semblent pleins de violettes ;
Tes lèvres sont des cassolettes !
Ton corps embaume comme un lis !

Vois-tu l’axe de l’univers,
L’étoile polaire immuable ?
Autour, les astres dans les airs
Tourbillonnent comme du sable.
Quel calme ! que les cieux sont grands,
Et quel harmonieux murmure !
Ma main dedans ta chevelure
À senti des frissons errants !

Lettres plus nombreuses encor
Que tout l’alphabet de la Chine,
Ô grand hiéroglyphes d’or,
Je vous déchiffre et vous devine.
La nuit, plus belle que le jour,
Écrit dans sa langue immortelle
Le mot que notre bouche épèle,
Le nom infini de l’Amour !
       Ô mon amante !
       Ô mon désir !
       Sachons cueillir
       L’heure charmante !

Grâce à une opération d’esprit toute particulière aux amoureux quand ils sont poëtes, ou aux poëtes quand ils sont amoureux, la femme s’embellit de toutes les grâces du paysage, et le paysage profite occasionnellement des grâces que la femme aimée verse à son insu sur le ciel, sur la terre et sur les flots. C’est encore un de ces traits fréquents qui caractérisent la manière de Pierre Dupont, quand il se jette avec confiance dans les milieux qui lui sont favorables et quand il s’abandonne, sans préoccupation des choses qu’il ne peut pas dire vraiment siennes, au libre développement de sa nature.

J’aurais voulu m’étendre plus longuement sur les qualités de Pierre Dupont, qui, malgré un penchant trop vif vers les catégories et les divisions didactiques, — lesquelles ne sont souvent, en poésie, qu’un signe de paresse, le développement lyrique naturel devant contenir tout l’élément didactique et descriptif suffisant, — malgré de nombreuses négligences de langage et un lâché dans la forme vraiment inconcevables, est et restera un de nos plus précieux poëtes. J’ai entendu dire à beaucoup de personnes, fort compétentes d’ailleurs, que le fini, le précieux, la perfection enfin, les rebutaient et les empêchaient d’avoir, pour ainsi dire, confiance dans le poëte. Cette opinion (singulière pour moi) est fort propre à incliner l’esprit à la résignation relativement aux incompatibilités correspondantes dans l’esprit des poëtes et dans le tempérament des lecteurs. Aussi bien, jouissons de nos poëtes, à la condition toutefois qu’ils possèdent les qualités les plus nobles, les qualités indispensables, et prenons-les tels que Dieu les a faits et nous les donne, puisqu’on nous affirme que telle qualité ne s’augmente que par le sacrifice plus ou moins complet de telle autre.

Je suis contraint d’abréger. Pour achever en quelques mots, Pierre Dupont appartient à cette aristocratie naturelle des esprits qui doivent infiniment plus à la nature qu’à l’art, et qui, comme deux autres grands poëtes, Auguste Barbier et madame Desbordes-Valmore, ne trouvent que par la spontanéité de leur âme l’expression, le chant, le cri, destinés à se graver éternellement dans toutes les mémoires.

IX. Leconte de Lisle

Je me suis souvent demandé, sans pouvoir me répondre, pourquoi les créoles n’apportaient, en général, dans les travaux littéraires, aucune originalité, aucune force de conception ou d’expression. On dirait des âmes de femmes, faites uniquement pour contempler et pour jouir. La fragilité même, la gracilité de leurs formes physiques, leurs yeux de velours qui regardent sans examiner, l’étroitesse singulière de leurs fronts, emphatiquement hauts, tout ce qu’il y a souvent en eux de charmant les dénonce comme des ennemis du travail et de la pensée. De la langueur, de la gentillesse, une faculté naturelle d’imitation qu’ils partagent d’ailleurs avec les nègres, et qui donne presque toujours à un poëte créole, quelle que soit sa distinction, un certain air provincial, voilà ce que nous avons pu observer généralement dans les meilleurs d’entre eux.

M. Leconte de Lisle est la première et l’unique exception que j’aie rencontrée. En supposant qu’on en puisse trouver d’autres, il restera, à coup sûr, la plus étonnante et la plus vigoureuse. Si des descriptions, trop bien faites, trop enivrantes pour n’avoir pas été moulées sur des souvenirs d’enfance, ne révélaient pas de temps en temps à l’œil du critique l’origine du poëte il serait impossible de découvrir qu’il a reçu le jour dans une de ces îles volcaniques et parfumées, où l’âme humaine, mollement bercée par toutes les voluptés de l’atmosphère, désapprend chaque jour l’exercice de la pensée. Sa personnalité physique même est un démenti donné à l’idée habituelle que l’esprit se fait d’un créole. Un front puissant, une tête ample et large, des yeux clairs et froids, fournissent tout d’abord l’image de la force. Au-dessous de ces traits dominants, les premiers qui se laissent apercevoir, badine une bouche souriante animée d’une incessante ironie. Enfin, pour compléter le démenti au spirituel comme au physique, sa conversation, solide et sérieuse, est toujours, à chaque instant, assaisonnée par cette raillerie qui confirme la force. Ainsi non seulement il est érudit, non seulement il a médité, non seulement il a cet œil poétique qui sait extraire le caractère poétique de toutes choses, mais encore il a de l’esprit, qualité rare chez les poëtes ; de l’esprit dans le sens populaire et dans le sens le plus élevé du mot. Si cette faculté de raillerie et de bouffonnerie n’apparaît pas (distinctement, veux-je dire) dans ses ouvrages poétiques, c’est parce qu’elle veut se cacher, parce qu’elle a compris que c’était son devoir de se cacher. Leconte de Lisle étant un vrai poëte, sérieux et méditatif, a horreur de la confusion des genres, et il sait que l’art n’obtient ses effets les plus puissants que par des sacrifices proportionnés à la rareté de son but.

Je cherche à définir la place que tient dans notre siècle ce poëte tranquille et vigoureux, l’un de nos plus chers et de nos plus précieux. Le caractère distinctif de sa poésie est un sentiment d’aristocratie intellectuelle, qui suffirait, à lui seul, pour expliquer l’impopularité de l’auteur ; si, d’un autre côté, nous ne savions pas que l’impopularité, en France, s’attache à tout ce qui tend vers n’importe quel genre de perfection. Par son goût inné pour la philosophie et par sa faculté de description pittoresque, il s’élève bien au-dessus de ces mélancoliques de salon, de ces fabricants d’albums et de keepsakes où tout, philosophie et poésie, est ajusté au sentiment des demoiselles. Autant vaudrait mettre les fadeurs d’Ary Scheffer ou les banales images de nos missels en parallèle avec les robustes figures de Cornélius. Le seul poëte auquel on pourrait, sans absurdité, comparer Leconte de Lisle, est Théophile Gautier. Ces deux esprits se plaisent également dans le voyage ; ces deux imaginations sont naturellement cosmopolites. Tous deux ils aiment à changer d’atmosphère et à habiller leur pensée des modes variables que le temps éparpille dans l’éternité. Mais Théophile Gautier donne au détail un relief plus vif et une couleur plus allumée, tandis que Leconte de Lisle s’attache surtout à l’armature philosophique. Tous deux ils aiment l’Orient et le désert ; tous deux ils admirent le repos comme un principe de beauté. Tous deux ils inondent leur poésie d’une lumière passionnée, plus petillante chez Théophile Gautier, plus reposée chez Leconte de Lisle. Tous deux sont également indifférents à toutes les piperies humaines et savent, sans effort, n’être jamais dupes. Il y a encore un autre homme, mais dans un ordre différent, que l’on peut nommer à côté de Leconte de Lisle, c’est Ernest Renan. Malgré la diversité qui les sépare, tous les esprits clairvoyants sentiront cette comparaison. Dans le poëte comme dans le philosophe, je trouve cette ardente, mais impartiale curiosité des religions et ce même esprit d’amour universel, non pour l’humanité prise en elle-même, mais pour les différentes formes dont l’homme a, suivant les âges et les climats, revêtu la beauté et la vérité. Chez l’un non plus que chez l’autre, jamais d’absurde impiété. Peindre en beaux vers, d’une nature lumineuse et tranquille, les manières diverses suivant lesquelles l’homme a, jusqu’à présent, adoré Dieu et cherché le beau, tel a été, autant qu’on en peut juger par son recueil le plus complet, le but que Leconte de Lisle a assigné à sa poésie.

Son premier pèlerinage fut pour la Grèce ; et tout d’abord ses poëmes, écho de la beauté classique, furent remarqués par les connaisseurs. Plus tard il montra une série d’imitations latines, dont, pour ma part, je fais infiniment plus de cas. Mais pour être tout à fait juste, je dois avouer que peut-être bien le goût du sujet emporte ici mon jugement, et que ma prédilection naturelle pour Rome m’empêche de sentir tout ce que je devrais goûter dans la lecture de ses poésies grecques.

Peu à peu son humeur voyageuse l’entraîna vers des mondes de beauté plus mystérieux. La part qu’il a faite aux religions asiatiques est énorme, et c’est là qu’il a versé à flots majestueux son dégoût naturel pour les choses transitoires, pour le badinage de la vie, et son amour infini pour l’immuable, pour l’éternel, pour le divin Néant. D’autres fois, avec une soudaineté de caprice apparent, il émigrait vers les neiges de la Scandinavie et nous racontait les divinités boréales, culbutées et dissipées comme des brumes par le rayonnant enfant de la Judée. Mais quelles que soient la majesté d’allures et la solidité de raison que Leconte de Lisle a développées dans ces sujets si divers, ce que je préfère parmi ses œuvres, c’est un certain filon tout nouveau qui est bien à lui et qui n’est qu’à lui. Les pièces de cette classe sont rares, et c’est peut-être parce que ce genre était son genre le plus naturel, qu’il l’a plus négligé. Je veux parler des poëmes où, sans préoccupation de la religion et des formes successives de la pensée humaine, le poëte a décrit la beauté, telle qu’elle posait pour son œil original et individuel ; les forces imposantes, écrasantes de la nature ; la majesté de l’animal dans sa course ou dans son repos ; la grâce de la femme dans les climats favorisés du soleil, enfin la divine sérénité du désert ou la redoutable magnificence de l’Océan. Là, Leconte de Lisle est un maître et un grand maître. Là, la poésie triomphante n’a plus d’autre but qu’elle-même. Les vrais amateurs savent que je veux parler de pièces telles que les Hurleurs, les Éléphants, le Sommeil du condor, etc., telles surtout que le Manchy, qui est un chef-d’œuvre hors ligne, une véritable évocation, où brillent, avec toutes leurs grâces mystérieuses, la beauté et la magie tropicales, dont aucune beauté méridionale, grecque, italienne ou espagnole, ne peut donner l’analogue.

J’ai peu de choses à ajouter. Leconte de Lisle possède le gouvernement de son idée ; mais ce ne serait presque rien s’il ne possédait aussi le maniement de son outil. Sa langue est toujours noble, décidée, forte, sans notes criardes, sans fausses pudeurs ; son vocabulaire, très-étendu ; ses accouplements de mots sont toujours distingués et cadrent nettement avec la nature de son esprit. Il joue du rhythme avec ampleur et certitude, et son instrument a le ton doux mais large et profond de l’alto. Ses rimes, exactes sans trop de coquetterie, remplissent la condition de beauté voulue et répondent régulièrement à cet amour contradictoire et mystérieux de l’esprit humain pour la surprise et la symétrie.

Quant à cette impopularité dont je parlais au commencement, je crois être l’écho de la pensée du poëte lui-même en affirmant qu’elle ne lui cause aucune tristesse, et que le contraire n’ajouterait rien à son contentement. Il lui suffit d’être populaire parmi ceux qui sont dignes eux-mêmes de lui plaire. Il appartient d’ailleurs à cette famille d’esprits qui ont pour tout ce qui n’est pas supérieur un mépris si tranquille qu’il ne daigne même pas s’exprimer.

X. Gustave Le Vavasseur

Il y a bien des années que je n’ai vu Gustave Levavasseur, mais ma pensée se porte toujours avec jouissance vers l’époque où je le fréquentais assidûment. Je me souviens que, plus d’une fois, en pénétrant chez lui, le matin, je le surpris presque nu, se tenant dangereusement en équilibre sur un échafaudage de chaises. Il essayait de répéter les tours que nous avions vu accomplir la veille par des gens dont c’est la profession. Le poëte m’avoua qu’il se sentait jaloux de tous les exploits de force et d’adresse, et qu’il avait quelquefois connu le bonheur de se prouver à lui-même qu’il n’était pas incapable d’en faire autant. Mais, après cet aveu, croyez bien que je ne trouvai pas du tout que le poëte en fût ridicule ou diminué ; je l’aurais plutôt loué pour sa franchise et pour sa fidélité à sa propre nature ; d’ailleurs, je me souvins que beaucoup d’hommes, d’une nature aussi rare et élevée que la sienne, avaient éprouvé des jalousies semblables à l’égard du torero, du comédien et de tous ceux qui, faisant de leur personne une glorieuse pâture publique, soulèvent l’enthousiasme du cirque et du théâtre.

Gustave Levavasseur a toujours aimé passionnément les tours de force. Une difficulté a pour lui toutes les séductions d’un nymphe. L’obstacle le ravit ; la pointe et le jeu de mots l’enivrent ; il n’y a pas de musique qui lui soit plus agréable que celle de la rime triplée, quadruplée, multipliée. Il est naïvement compliqué. Je n’ai jamais vu d’homme si pompeusement et si franchement Normand. Aussi Pierre Corneille, Brébeuf, Cyrano, lui inspirent plus de respect et de tendresse qu’à tout autre qui serait moins amateur du subtil, du contourné, de la pointe faisant résumé et éclatant comme une fleur pyrotechnique. Qu’on se figure, unies à ce goût candidement bizarre, une rare distinction de cœur et d’esprit et une instruction aussi solide qu’étendue, on pourra peut-être attraper la ressemblance de ce poëte qui a passé parmi nous, et qui, depuis longtemps réfugié dans son pays, apporte sans aucun doute dans ses nouvelles et graves fonctions le même zèle ardent et minutieux qu’il mettait jadis à élaborer ses brillantes strophes, d’une sonorité et d’un reflet si métalliques. Vire et les Virois sont un petit chef-d’œuvre et le plus parfait échantillon de cet esprit précieux, rappelant les ruses compliquées de l’escrime, mais n’excluant pas, comme aucuns le pourraient croire, la rêverie et le balancement de la mélodie. Car, il faut le répéter, Levavasseur est une intelligence très-étendue, et, n’oublions pas ceci, un des plus délicats et des plus exercés causeurs que nous ayons connus, dans un temps et un pays où la causerie peut être comparée aux arts disparus. Toute bondissante qu’elle est, sa conversation n’est pas moins solide, nourrissante, suggestive, et la souplesse de son esprit, dont il peut être aussi fier que de celle de son corps, lui permet de tout comprendre, de tout apprécier, de tout sentir, même ce qui a l’air, à première vue, le plus éloigné de sa nature.

XVI. Critiques littéraires

I. Les Misérables, par Victor Hugo

I

Il y a quelques mois, j’écrivais, à propos du grand poëte, le plus vigoureux et le plus populaire de la France, les lignes suivantes, qui devaient trouver, en un espace de temps très bref, une application plus évidente encore que les Contemplations et la Légende des siècles :

« Ce serait, sans doute, ici le cas, si l’espace le permettait, d’analyser l’atmosphère morale qui plane et circule dans ses poëmes, laquelle participe très sensiblement du tempérament propre de l’auteur. Elle me paraît porter un caractère très-manifeste d’amour égal pour ce qui est très fort comme pour ce qui est très-faible, et l’attraction exercée sur le poëte par ces deux extrêmes dérive d’une source unique, qui est la force même, la vigueur originelle dont il est doué. La force l’enchante et l’enivre ; il va vers elle comme vers une parente : attraction fraternelle. Ainsi est-il irrésistiblement emporté vers tout symbole de l’infini, la mer, le ciel ; vers tous les représentants anciens de la force, géants homériques ou bibliques, paladins, chevaliers ; vers les bêtes énormes et redoutables. Il caresse en se jouant ce qui ferait peur à des mains débiles ; il se meut dans l’immense, sans vertige. En revanche, mais par une tendance différente dont l’origine est pourtant la même, le poëte se montre toujours l’ami attendri de tout ce qui est faible, solitaire, contristé ; de tout ce qui est orphelin : attraction paternelle. Le fort devine un fort dans tout ce qui est fort, mais voit ses enfants dans tout ce qui a besoin d’être protégé ou consolé. C’est de la force même, et de la certitude qu’elle donne à celui qui la possède, que dérive l’esprit de justice et de charité. Ainsi se produisent sans cesse dans les poëmes de Victor Hugo ces accents d’amour pour les femmes tombées, pour les pauvres gens broyés dans les engrenages de nos sociétés, pour les animaux martyrs de notre gloutonnerie et de notre despotisme. Peu de personnes ont remarqué le charme et l’enchantement que la bonté ajoute à la force, et qui se fait voir si fréquemment dans les œuvres de notre poëte. Un sourire et une larme dans le visage d’un colosse, c’est une originalité presque divine. Même dans ces petits poëmes consacrés à l’amour sensuel, dans ces strophes d’une mélancolie si voluptueuse et si mélodieuse, on entend, comme l’accompagnement d’un orchestre, la voix profonde de la charité. Sous l’amant, on sent un père et un protecteur. Il ne s’agit pas ici de cette morale prêcheuse qui, par son air de pédanterie, par son ton didactique, peut gâter les plus beaux morceaux de poésie, mais d’une morale inspirée qui se glisse, invisible, dans la matière poétique, comme les fluides impondérables dans toute la machine du monde. La morale n’entre pas dans cet art à titre de but. Elle s’y mêle et s’y confond comme dans la vie elle-même. Le poëte est moraliste sans le vouloir, par abondance et plénitude de nature.

Il y a ici une seule ligne qu’il faut changer ; car dans les Misérables la morale entre directement à titre de but, ainsi qu’il ressort d’ailleurs de l’aveu même du poëte, placé, en manière de préface, à la tête du livre :

Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine… tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles.

« Tant que… ! » Hélas ! autant dire Toujours ! Mais ce n’est pas ici le lieu d’analyser de telles questions. Nous voulons simplement rendre justice au merveilleux talent avec lequel le poëte s’empare de l’attention publique et la courbe, comme la tête récalcitrante d’un écolier paresseux, vers les gouffres prodigieux de la misère sociale.

II

Le poëte, dans son exubérante jeunesse, peut prendre surtout plaisir à chanter les pompes de la vie ; car tout ce que la vie contient de splendide et de riche attire particulièrement le regard de la jeunesse. L’âge mûr, au contraire, se tourne avec inquiétude et curiosité vers les problèmes et les mystères. Il y a quelque chose de si absolument étrange dans cette tache noire que fait la pauvreté sur le soleil de la richesse, ou, si l’on veut, dans cette tache splendide de la richesse sur les immenses ténèbres de la misère, qu’il faudrait qu’un poëte, qu’un philosophe, qu’un littérateur fût bien parfaitement monstrueux pour ne pas s’en trouver parfois ému et intrigué jusqu’à l’angoisse. Certainement, ce littérateur-là n’existe pas ; il ne peut pas exister. Donc tout ce qui divise celui-ci d’avec celui-là, l’unique divergence, c’est de savoir si l’œuvre d’art doit n’avoir d’autre but que l’art, si l’art ne doit exprimer d’adoration que pour lui-même, ou si un but, plus noble ou moins noble, inférieur ou supérieur, peut lui être imposé.

C’est surtout, dis-je, dans leur pleine maturité, que les poëtes sentent leur cerveau s’éprendre de certains problèmes d’une nature sinistre et obscure, gouffres bizarres qui les attirent. Cependant, on se tromperait fort si l’on rangeait Victor Hugo dans la classe des créateurs qui ont attendu si longtemps pour plonger un regard inquisiteur dans toutes ces questions intéressant au plus haut point la conscience universelle. Dès le principe, disons-le, dès les débuts de son éclatante vie littéraire, nous trouvons en lui cette préoccupation des faibles, des proscrits et des maudits. L’idée de justice s’est trahie, de bonne heure, dans ses œuvres, par le goût de la réhabilitation. Oh ! n’insultez jamais une femme qui tombe ! Un bal à l’hôtel de ville, Marion de Lorme, Ruy-Blas, le Roi s’amuse, sont des poëmes qui témoignent suffisamment de cette tendance déjà ancienne, nous dirons presque de cette obsession.

III

Est-il bien nécessaire de faire l’analyse matérielle des Misérables, ou plutôt de la première partie des Misérables ? L’ouvrage est actuellement dans toutes les mains, et chacun en connaît la fable et la contexture. Il me paraît plus important d’observer la méthode dont l’auteur s’est servi pour mettre en lumière les vérités dont il s’est fait le serviteur.

Ce livre est un livre de charité, c’est-à-dire un livre fait pour exciter, pour provoquer l’esprit de charité ; c’est un livre interrogant, posant des cas de complexité sociale, d’une nature terrible et navrante, disant à la conscience du lecteur : « Eh bien ? Qu’en pensez-vous ? Que concluez-vous ? »

Quant à la forme littéraire du livre, poëme d’ailleurs plutôt que roman, nous en trouvons un symptôme précurseur dans la préface de Marie Tudor, ce qui nous fournit une nouvelle preuve de la fixité des idées morales et littéraires chez l’illustre auteur :

… L’écueil du vrai, c’est le petit ; l’écueil du grand, c’est le faux… Admirable toute-puissance du poëte ! Il fait des choses plus hautes que nous, qui vivent comme nous. Hamlet, par exemple, est aussi vrai qu’aucun de nous, et plus grand. Hamlet est colossal, et pourtant réel. C’est que Hamlet, ce n’est pas vous, ce n’est pas moi, c’est nous tous. Hamlet, ce n’est pas un homme, c’est l’Homme.

Dégager perpétuellement le grand à travers le vrai, le vrai à travers le grand, tel est donc, selon l’auteur de ce drame, le but du poëte au théâtre. Et ces deux mots, grand et vrai, renferment tout. La vérité contient la moralité, le grand contient le beau.

Il est bien évident que l’auteur a voulu, dans les Misérables, créer des abstractions vivantes, des figures idéales dont chacune, représentant un des types principaux nécessaires au développement de sa thèse, fût élevée jusqu’à une hauteur épique. C’est un roman construit en manière de poëme, et où chaque personnage n’est exception que par la manière hyperbolique dont il représente une généralité. La manière dont Victor Hugo a conçu et bâti ce roman, et dont il a jeté dans une indéfinissable fusion, pour en faire un nouveau métal corinthien, les riches éléments consacrés généralement à des œuvres spéciales (le sens lyrique, le sens épique, le sens philosophique), confirme une fois de plus la fatalité qui l’entraîna, plus jeune, à transformer l’ancienne ode et l’ancienne tragédie, jusqu’au point, c’est-à-dire jusqu’aux poëmes et aux drames que nous connaissons.

Donc Monseigneur Bienvenu, c’est la charité hyperbolique, c’est la foi perpétuelle dans le sacrifice de soi-même, c’est la confiance absolue dans la Charité prise comme le plus parfait moyen d’enseignement. Il y a dans la peinture de ce type des notes et des touches d’une délicatesse admirable. On voit que l’auteur s’est complu dans le parachèvement de ce modèle angélique. Monseigneur Bienvenu donne tout, n’a rien à lui, et ne connaît pas d’autre plaisir que de se sacrifier lui-même, toujours, sans repos, sans regret, aux pauvres, aux faibles et même aux coupables. Courbé humblement devant le dogme, mais ne s’exerçant pas à le pénétrer, il s’est voué spécialement à la pratique de l’Évangile. « Plutôt gallican qu’ultramontain », d’ailleurs homme de beau monde, et doué comme Socrate de la puissance de l’ironie et du bon mot. J’ai entendu raconter que, sous un des règnes précédents, un certain curé de Saint-Roch, très prodigue de son bien pour les pauvres, et pris un matin au dépourvu par des demandes nouvelles, avait subitement envoyé à l’hôtel des ventes tout son mobilier, ses tableaux et son argenterie. Ce trait est juste dans le caractère de Monseigneur Bienvenu. Mais on ajoute, pour continuer l’histoire du curé de Saint-Roch, que le bruit de cette action, toute simple selon le cœur de l’homme de Dieu, mais trop belle selon la morale du monde, se répandit, alla jusqu’au roi, et que finalement ce curé compromettant fut mandé à l’archevêché pour y être doucement grondé. Car ce genre d’héroïsme pouvait être considéré comme un blâme indirect de tous les curés trop faibles pour se hausser jusque-là.

Valjean, c’est la brute naïve, innocente ; c’est le prolétaire ignorant, coupable d’une faute que nous absoudrions tous sans aucun doute (le vol d’un pain), mais qui, punie légalement, le jette dans l’école du Mal, c’est-à-dire au Bagne. Là, son esprit se forme et s’affine dans les lourdes méditations de l’esclavage. Finalement il en sort, subtil, redoutable et dangereux. Il a payé l’hospitalité de l’évêque par un vol nouveau ; mais celui-ci le sauve par un beau mensonge, convaincu que le Pardon et la Charité sont les seules lumières qui puissent dissiper toutes les ténèbres. En effet, l’illumination de cette conscience se fait, mais pas assez vite pour que la bête routinière, qui est encore dans l’homme, ne l’entraîne dans une nouvelle rechute. Valjean (maintenant M. Madeleine) est devenu honnête, riche et puissant. Il a enrichi, civilisé presque, une commune, pauvre avant lui, dont il est maire. Il s’est fait un admirable manteau de respectabilité ; il est couvert et cuirassé de bonnes œuvres. Mais un jour sinistre arrive où il apprend qu’un faux Valjean, un sosie inepte, abject, va être condamné à sa place. Que faire ? Est-il bien certain que la loi intérieure, la Conscience, lui ordonne de démolir lui-même en se dénonçant, tout ce pénible et glorieux échafaudage de sa vie nouvelle ? « La lumière que tout homme en naissant apporte en ce monde » est-elle suffisante pour éclairer ces ténèbres complexes ? M. Madeleine sort vainqueur, mais après quelles épouvantables luttes ! de cette mer d’angoisses, et redevient Valjean par amour du Vrai et du Juste. Le chapitre où est retracé, minutieusement, lentement, analytiquement, avec ses hésitations, ses restrictions, ses paradoxes, ses fausses consolations, ses tricheries désespérées, cette dispute de l’homme contre lui-même (Tempête sous un crâne), contient des pages qui peuvent enorgueillir à jamais non seulement la littérature française, mais même la littérature de l’Humanité pensante. Il est glorieux pour l’Homme Rationnel que ces pages aient été écrites ! Il faudrait chercher beaucoup, et longtemps, et très longtemps, pour trouver dans un autre livre des pages égales à celle-ci, où est exposée, d’une manière si tragique, toute l’épouvantable Casuistique inscrite, dès le Commencement, dans le cœur de l’Homme Universel.

Il y a dans cette galerie de douleurs et de drames funestes une figure horrible, répugnante, c’est le gendarme, le garde-chiourme, la justice stricte, inexorable, la justice qui ne sait pas commenter, la loi non interprétée, l’intelligence sauvage (peut-on appeler cela une intelligence ?) qui n’a jamais compris les circonstances atténuantes, en un mot la Lettre sans l’Esprit ; c’est l’abominable Javert. J’ai entendu quelques personnes, sensées d’ailleurs, qui, à propos de ce Javert, disaient : « Après tout, c’est un honnête homme ; et il a sa grandeur propre. » C’est bien le cas de dire comme De Maistre : « Je ne sais pas ce que c’est qu’un honnête homme ! » Pour moi, je le confesse, au risque de passer pour un coupable (« ceux qui tremblent se sentent coupables », disait ce fou de Robespierre), Javert m’apparaît comme un monstre incorrigible, affamé de justice comme la bête féroce l’est de chair sanglante, bref, comme l’Ennemi absolu.

Et puis je voudrais ici suggérer une petite critique. Si énormes, si décidées de galbe et de geste que soient les figures idéales d’un poëme, nous devons supposer que, comme les figures réelles de la vie, elles ont pris commencement. Je sais que l’homme peut apporter plus que de la ferveur dans toutes les professions. Il devient chien de chasse et chien de combat dans toutes les fonctions. C’est là certainement une beauté, tirant son origine de la passion. On peut donc être agent de police avec enthousiasme ; mais entre-t-on dans la police par enthousiasme ? et n’est-ce pas là, au contraire, une de ces professions où l’on ne peut entrer que sous la pression de certaines circonstances et pour des raisons tout à fait étrangères au fanatisme ? Il n’est pas nécessaire, je présume, de raconter et d’expliquer toutes les beautés tendres, navrantes, que Victor Hugo a répandues sur le personnage de Fantine, la grisette déchue, la femme moderne, placée entre la fatalité du travail improductif et la fatalité de la prostitution légale. Nous savons de vieille date s’il est habile à exprimer le cri de la passion dans l’abîme, les gémissements et les pleurs furieux de la lionne-mère privée de ses petits ! Ici, par une liaison toute naturelle, nous sommes amenés à reconnaître une fois de plus avec quelle sûreté et aussi quelle légèreté de main ce peintre robuste, ce créateur de colosses, colore les joues de l’enfance, en allume les yeux, en décrit le geste pétulant et naïf. On dirait Michel-Ange se complaisant à rivaliser avec Lawrence ou Velasquez.

IV

Les Misérables sont donc un livre de charité, un étourdissant rappel à l’ordre d’une société trop amoureuse d’elle-même et trop peu soucieuse de l’immortelle loi de fraternité ; un plaidoyer pour les misérables (ceux qui souffrent de la misère et que la misère déshonore), proféré par la bouche la plus éloquente de ce temps. Malgré tout ce qu’il peut y avoir de tricherie volontaire ou d’inconsciente partialité dans la manière dont, aux yeux de la stricte philosophie, les termes du problème sont posés, nous pensons, exactement comme l’auteur, que des livres de cette nature ne sont jamais inutiles.

Victor Hugo est pour l’Homme, et cependant il n’est pas contre Dieu. Il a confiance en Dieu, et pourtant il n’est pas contre l’Homme.

Il repousse le délire de l’Athéisme en révolte, et cependant il n’approuve pas les gloutonneries sanguinaires des Molochs et des Teutatès.

Il croit que l’Homme est né bon, et cependant, même devant ses désastres permanents, il n’accuse pas la férocité et la malice de Dieu.

Je crois que pour ceux même qui trouvent dans la doctrine orthodoxe, dans la pure théorie Catholique, une explication, sinon complète, du moins plus compréhensive de tous les mystères inquiétants de la vie, le nouveau livre de Victor Hugo doit être le Bienvenu (comme l’évêque dont il raconte la victorieuse charité) ; le livre à applaudir, le livre à remercier. N’est-il pas utile que de temps à autre le poëte, le philosophie, prennent un peu le Bonheur égoïste aux cheveux, et lui disent, en lui secouant le mufle dans le sang et l’ordure : « Vois ton œuvre et bois ton œuvre ? »

Hélas ! du Péché Originel, même après tant de progrès depuis si longtemps promis, il restera toujours bien assez de traces pour en constater l’immémoriale réalité !

II. Madame Bovary, par Gustave Flaubert

I

En matière de critique, la situation de l’écrivain qui vient après tout le monde, de l’écrivain retardataire, comporte des avantages que n’avait pas l’écrivain prophète, celui qui annonce le succès, qui le commande, pour ainsi dire, avec l’autorité de l’audace et du dévouement.

M. Gustave Flaubert n’a plus besoin du dévouement, s’il est vrai qu’il en eut jamais besoin. Des artistes nombreux, et quelques-uns des plus fins et des plus accrédités, ont illustré et enguirlandé son excellent livre. Il ne reste donc plus à la critique qu’à indiquer quelques points de vue oubliés, et qu’à insister un peu plus vivement sur des traits et des lumières qui n’ont pas été, selon moi, suffisamment vantés et commentés. D’ailleurs, cette position de l’écrivain en retard, distancé par l’opinion, a, comme j’essayais de l’insinuer, un charme paradoxal. Plus libre, parce qu’il est seul comme un traînard, il a l’air de celui qui résume les débats, et, contraint d’éviter les véhémences de l’accusation et de la défense, il a ordre de se frayer une voie nouvelle, sans autre excitation que celle de l’amour du Beau et de la Justice.

II

Puisque j’ai prononcé ce mot splendide et terrible, la Justice, qu’il me soit permis, — comme aussi bien cela m’est agréable, — de remercier la magistrature française de l’éclatant exemple d’impartialité et de bon goût qu’elle a donné dans cette circonstance. Sollicitée par un zèle aveugle et trop véhément pour la morale, par un esprit qui se trompait de terrain, — placée en face d’un roman, œuvre d’un écrivain inconnu la veille, — un roman, et quel roman ! le plus impartial, le plus loyal, — un champ, banal comme tous les champs, flagellé, trempé, comme la nature elle-même, par tous les vents et tous les orages, — la magistrature, dis-je, s’est montrée loyale et impartiale comme le livre qui était poussé devant elle en holocauste. Et mieux encore, disons, s’il est permis de conjecturer d’après les considérations qui accompagnèrent le jugement, que si les magistrats avaient découvert quelque chose de vraiment reprochable dans le livre, ils l’auraient néanmoins amnistié, en faveur et en reconnaissance de la BEAUTÉ dont il est revêtu. Ce souci remarquable de la Beauté, en des hommes dont les facultés ne sont mises en réquisition que pour le Juste et le Vrai, est un symptôme des plus touchants, comparé avec les convoitises ardentes de cette société qui a définitivement abjuré tout amour spirituel, et qui, négligeant ses anciennes entrailles, n’a plus cure que de ses viscères. En somme, on peut dire que cet arrêt, par sa haute tendance poétique, fut définitif ; que gain de cause a été donné à la Muse, et que tous les écrivains, tous ceux du moins dignes de ce nom, ont été acquittés dans la personne de M. Gustave Flaubert.

Ne disons donc pas, comme tant d’autres l’affirment avec une légère et inconsciente mauvaise humeur, que le livre a dû son immense faveur au procès et à l’acquittement. Le livre, non tourmenté, aurait obtenu la même curiosité, il aurait créé le même étonnement, la même agitation. D’ailleurs les approbations de tous les lettrés lui appartenaient depuis longtemps. Déjà sous sa première forme, dans la Revue de Paris, où des coupures imprudentes en avaient détruit l’harmonie, il avait excité un ardent intérêt. La situation de Gustave Flaubert, brusquement illustre, était à la fois excellente et mauvaise ; et de cette situation équivoque, dont son loyal et merveilleux talent a su triompher, je vais donner, tant bien que mal, les raisons diverses.

III

Excellente ; — car depuis la disparition de Balzac, ce prodigieux météore qui couvrira notre pays d’un nuage de gloire, comme un orient bizarre et exceptionnel, comme une aurore polaire inondant le désert glacé de ses lumières féeriques, — toute curiosité, relativement au roman, s’était apaisée et endormie. D’étonnantes tentatives avaient été faites, il faut l’avouer. Depuis longtemps déjà, M. de Custine, célèbre, dans un monde de plus en plus raréfié, par Aloys, le Monde comme il est et Éthel, — M. de Custine, le créateur de la jeune fille laide, ce type tant jalousé par Balzac (voir le vrai Mercadet), avait livré au public Romuald ou la Vocation, œuvre d’une maladresse sublime, où des pages inimitables font à la fois condamner et absoudre des langueurs et des gaucheries. Mais M. de Custine est un sous-genre du génie, un génie dont le dandysme monte jusqu’à l’idéal de la négligence. Cette bonne foi de gentilhomme, cette ardeur romanesque, cette raillerie loyale, cette absolue et nonchalante personnalité, ne sont pas accessibles aux sens du grand troupeau, et ce précieux écrivain avait contre lui toute la mauvaise fortune que méritait son talent.

M. d’Aurevilly avait violemment attiré les yeux par Une Vieille Maîtresse et par l’Ensorcelée. Ce culte de la vérité, exprimé avec une effroyable ardeur, ne pouvait que déplaire à la foule. D’Aurevilly, vrai catholique, évoquant la passion pour la vaincre, chantant, pleurant et criant au milieu de l’orage, planté comme Ajax sur un rocher de désolation, et ayant toujours l’air de dire à son rival, — homme, foudre, dieu ou matière — : « Enlève-moi, ou je t’enlève ! » ne pouvait pas non plus mordre sur une espèce assoupie dont les yeux sont fermés aux miracles de l’exception.

Champfleury, avec un esprit enfantin et charmant, s’était joué très heureusement dans le pittoresque, avait braqué un binocle poétique (plus poétique qu’il ne le croit lui-même) sur les accidents et les hasards burlesques ou touchants de la famille ou de la rue ; mais, par originalité ou par faiblesse de vue, volontairement ou fatalement, il négligeait le lieu commun, le lieu de rencontre de la foule, le rendez-vous public de l’éloquence.

Plus récemment encore, M. Charles Barbara, âme rigoureuse et logique, âpre à la curée intellectuelle, a fait quelques efforts incontestablement distingués ; il a cherché (tentation toujours irrésistible) à décrire, à élucider des situations de l’âme exceptionnelles, et à déduire les conséquences directes des positions fausses. Si je ne dis pas ici toute la sympathie que m’inspire l’auteur d’Héloïse et de l’Assassinat du Pont-Rouge, c’est parce qu’il n’entre qu’occasionnellement dans mon thème, à l’état de note historique.

Paul Féval, placé de l’autre côté de la sphère, esprit amoureux d’aventures, admirablement doué pour le grotesque et le terrible, a emboîté le pas, comme un héros tardif, derrière Frédéric Soulié et Eugène Sue. Mais les facultés si riches de l’auteur des Mystères de Londres et du Bossu, non plus que celles de tant d’esprits hors ligne, n’ont pas pu accomplir le léger et soudain miracle de cette pauvre petite provinciale adultère, dont toute l’histoire, sans imbroglio, se compose de tristesses, de dégoûts, de soupirs et de quelques pâmoisons fébriles arrachés à une vie barrée par le suicide.

Que ces écrivains, les uns tournés à la Dickens, les autres moulés à la Byron ou à la Bulwer, trop bien doués peut-être, trop méprisants, n’aient pas su, comme un simple Paul de Kock, forcer le seuil branlant de la Popularité, la seule des impudiques qui demande à être violée, ce n’est pas moi qui leur en ferai un crime, — non plus d’ailleurs qu’un éloge ; de même je ne sais aucun gré à M. Gustave Flaubert d’avoir obtenu du premier coup ce que d’autres cherchent toute leur vie. Tout au plus y verrai-je un symptôme surérogatoire de puissance, et chercherai-je à définir les raisons qui ont fait mouvoir l’esprit de l’auteur dans un sens plutôt que dans un autre.

Mais j’ai dit aussi que cette situation du nouveau venu était mauvaise ; hélas ! pour une raison lugubrement simple. Depuis plusieurs années, la part d’intérêt que le public accorde aux choses spirituelles était singulièrement diminuée ; son budget d’enthousiasme allait se rétrécissant toujours. Les dernières années de Louis-Philippe avaient vu les dernières explosions d’un esprit encore excitable par les jeux de l’imagination ; mais le nouveau romancier se trouvait en face d’une société absolument usée, — pire qu’usée, — abrutie et goulue, n’ayant horreur que de la fiction, et d’amour que pour la possession.

Dans des conditions semblables, un esprit bien nourri, enthousiaste du beau, mais façonné à une forte escrime, jugeant à la fois le bon et le mauvais des circonstances, a dû se dire : « Quel est le moyen le plus sûr de remuer toutes ces vieilles âmes ? Elles ignorent en réalité ce qu’elles aimeraient ; elles n’ont un dégoût positif que du grand ; la passion naïve, ardente, l’abandon poétique les fait rougir et les blesse. — Soyons donc vulgaire dans le choix du sujet, puisque le choix d’un sujet trop grand est une impertinence pour le lecteur du xixe  siècle. Et aussi prenons bien garde à nous abandonner et à parler pour notre compte propre. Nous serons de glace en racontant des passions et des aventures où le commun du monde met ses chaleurs ; nous serons, comme dit l’école, objectif et impersonnel.

Et aussi, comme nos oreilles ont été harassées dans ces derniers temps par des bavardages d’école puérils, comme nous avons entendu parler d’un certain procédé littéraire appelé réalisme, — injure dégoûtante jetée à la face de tous les analystes, mot vague et élastique qui signifie pour le vulgaire, non pas une méthode nouvelle de création, mais une description minutieuse des accessoires, — nous profiterons de la confusion des esprits et de l’ignorance universelle. Nous étendrons un style nerveux, pittoresque, subtil, exact, sur un canevas banal. Nous enfermerons les sentiments les plus chauds et les plus bouillants dans l’aventure la plus triviale. Les paroles les plus solennelles, les plus décisives, s’échapperont des bouches les plus sottes.

« Quel est le terrain de sottise, le milieu le plus stupide, le plus productif en absurdités, le plus abondant en imbéciles intolérants ?

La province.

Quels y sont les acteurs les plus insupportables ?

Les petites gens qui s’agitent dans de petites fonctions dont l’exercice fausse leurs idées.

Quelle est la donnée la plus usée, la plus prostituée, l’orgue de Barbarie le plus éreinté ?

L’Adultère.

Je n’ai pas besoin, s’est dit le poëte, que mon héroïne soit une héroïne. Pourvu qu’elle soit suffisamment jolie, qu’elle ait des nerfs, de l’ambition, une aspiration irréfrénable vers un monde supérieur, elle sera intéressante. Le tour de force, d’ailleurs, sera plus noble, et notre pécheresse aura au moins ce mérite, — comparativement fort rare, — de se distinguer des fastueuses bavardes de l’époque qui nous a précédés.

Je n’ai pas besoin de me préoccuper du style, de l’arrangement pittoresque, de la description des milieux ; je possède toutes ces qualités à une puissance surabondante ; je marcherai appuyé sur l’analyse et la logique, et je prouverai ainsi que tous les sujets sont indifféremment bons ou mauvais, selon la manière dont ils sont traités, et que les plus vulgaires peuvent devenir les meilleurs. »

Dès lors, Madame Bovary, — une gageure, une vraie gageure, un pari, comme toutes les œuvres d’art, — était créée.

Il ne restait plus à l’auteur, pour accomplir le tour de force dans son entier, que de se dépouiller (autant que possible) de son sexe et de se faire femme. Il en est résulté une merveille ; c’est que, malgré tout son zèle de comédien, il n’a pas pu ne pas infuser un sang viril dans les veines de sa créature, et que madame Bovary, pour ce qu’il y a en elle de plus énergique et de plus ambitieux, et aussi de plus rêveur, madame Bovary est restée un homme. Comme la Pallas armée, sortie du cerveau de Zeus, ce bizarre androgyne a gardé toutes les séductions d’une âme virile dans un charmant corps féminin.

IV

Plusieurs critiques avaient dit : cette œuvre, vraiment belle par la minutie et la vivacité des descriptions, ne contient pas un seul personnage qui représente la morale, qui parle la conscience de l’auteur. Où est-il, le personnage proverbial et légendaire, chargé d’expliquer la fable et de diriger l’intelligence du lecteur ? En d’autres termes, où est le réquisitoire ?

Absurdité ! Éternelle et incorrigible confusion des fonctions et des genres ! — Une véritable œuvre d’art n’a pas besoin de réquisitoire. La logique de l’œuvre suffit à toutes les postulations de la morale, et c’est au lecteur à tirer les conclusions de la conclusion.

Quant au personnage intime, profond, de la fable, incontestablement c’est la femme adultère ; elle seule, la victime déshonorée, possède toutes les grâces du héros. — Je disais tout à l’heure qu’elle était presque mâle, et que l’auteur l’avait ornée (inconsciencieusement peut-être) de toutes les qualités viriles.

Qu’on examine attentivement :

1º L’imagination, faculté suprême et tyrannique, substituée au cœur, ou à ce qu’on appelle le cœur, d’où le raisonnement est d’ordinaire exclu, et qui domine généralement dans la femme comme dans l’animal ;

2º Énergie soudaine d’action, rapidité de décision, fusion mystique du raisonnement et de la passion, qui caractérise les hommes créés pour agir ;

3º Goût immodéré de la séduction, de la domination et même de tous les moyens vulgaires de séduction, descendant jusqu’au charlatanisme du costume, des parfums et de la pommade, — le tout se résumant en deux mots : dandysme, amour exclusif de la domination,

Et pourtant madame Bovary se donne ; emportée par les sophismes de son imagination, elle se donne magnifiquement, généreusement, d’une manière toute masculine, à des drôles qui ne sont pas ses égaux, exactement comme les poëtes se livrent à des drôlesses.

Une nouvelle preuve de la qualité toute virile qui nourrit son sang artériel, c’est qu’en somme cette infortunée a moins souci des défectuosités extérieures visibles, des provincialismes aveuglants de son mari, que de cette absence totale de génie, de cette infériorité spirituelle bien constatée par la stupide opération du pied bot.

Et à ce sujet, relisez les pages qui contiennent cet épisode, si injustement traité de parasitique, tandis qu’il sert à mettre en vive lumière tout le caractère de la personne. — Une colère noire, depuis longtemps concentrée, éclate dans toute l’épouse Bovary ; les portes claquent ; le mari stupéfié, qui n’a su donner à sa romanesque femme aucune jouissance spirituelle, est relégué dans sa chambre ; il est en pénitence, le coupable ignorant ! et madame Bovary, la désespérée, s’écrie, comme une petite lady Macbeth accouplée à un capitaine insuffisant : « Ah ! que ne suis-je au moins la femme d’un de ces vieux savants chauves et voûtés, dont les yeux abrités de lunettes vertes sont toujours braqués sur les archives de la science ! je pourrais fièrement me balancer à son bras ; je serais au moins la compagne d’un roi spirituel ; mais la compagne de chaîne de cet imbécile qui ne sait pas redresser le pied d’un infirme ! oh ! »

Cette femme, en réalité, est très-sublime dans son espèce, dans son petit milieu et en face de son petit horizon ;

4º Même dans son éducation de couvent, je trouve la preuve du tempérament équivoque de madame Bovary.

Les bonnes sœurs ont remarqué dans cette jeune fille une aptitude étonnante à la vie, à profiter de la vie, à en conjecturer les jouissances ; — voilà l’homme d’action !

Cependant la jeune fille s’enivrait délicieusement de la couleur des vitraux, des teintes orientales que les longues fenêtres ouvragées jetaient sur son paroissien de pensionnaire ; elle se gorgeait de la musique solennelle des vêpres, et, par un paradoxe dont tout l’honneur appartient aux nerfs, elle substituait dans son âme au Dieu véritable le Dieu de sa fantaisie, le Dieu de l’avenir et du hasard, un Dieu de vignette, avec éperons et moustaches ; — voilà le poëte hystérique.

L’hystérie ! Pourquoi ce mystère physiologique ne ferait-il pas le fond et le tuf d’une œuvre littéraire, ce mystère que l’Académie de médecine n’a pas encore résolu, et qui, s’exprimant dans les femmes par la sensation d’une boule ascendante et asphyxiante (je ne parle que du symptôme principal), se traduit chez les hommes nerveux par toutes les impuissances et aussi par l’aptitude à tous les excès ?

V

En somme, cette femme est vraiment grande, elle est surtout pitoyable, et malgré la dureté systématique de l’auteur, qui a fait tous ses efforts pour être absent de son œuvre et pour la fonction d’un montreur de marionnettes, toutes les femmes intellectuelles, lui sauront gré d’avoir élevé la femelle à une si haute puissance, si loin de l’animal pur et si près de l’homme idéal, et de l’avoir fait participer à ce double caractère de calcul et de rêverie qui constitue l’être parfait.

On dit que madame Bovary est ridicule. En effet, la voilà, tantôt prenant pour un héros de Walter Scott une espèce de monsieur, — dirai-je même un gentilhomme campagnard ? — vêtu de gilets de chasse et de toilettes contrastées ! et maintenant, la voici amoureuse d’un petit clerc de notaire (qui ne sait même pas commettre une action dangereuse pour sa maîtresse), et finalement la pauvre épuisée, la bizarre Pasiphaé, reléguée dans l’étroite enceinte d’un village, poursuit l’idéal à travers les bastringues et les estaminets de la préfecture : — qu’importe ? disons-le, avouons-le, c’est un César à Carpentras ; elle poursuit l’Idéal !

Je ne dirai certainement pas comme le Lycanthrope d’insurrectionnelle mémoire, ce révolté qui a abdiqué : « En face de toutes les platitudes et de toutes les sottises du temps présent, ne nous reste-t-il pas le papier à cigarettes et l’adultère ? » mais j’affirmerai qu’après tout, tout compte fait, même avec des balances de précision, notre monde est bien dur pour avoir été engendré par le Christ, qu’il n’a guère qualité pour jeter la pierre à l’adultère ; et que quelques minotaurisés de plus ou de moins n’accéléreront pas la vitesse rotatoire des sphères et n’avanceront pas d’une seconde la destruction finale des univers. — Il est temps qu’un terme soit mis à l’hypocrisie de plus en plus contagieuse, et qu’il soit réputé ridicule pour des hommes et des femmes, pervertis jusqu’à la trivialité, de crier : haro ! sur un malheureux auteur qui a daigné, avec une chasteté de rhéteur, jeter un voile de gloire sur des aventures de tables de nuit, toujours répugnantes et grotesques, quand la Poésie ne les caresse pas de sa clarté de veilleuse opaline.

Si je m’abandonnais sur cette pente analytique, je n’en finirais jamais avec Madame Bovary ; ce livre, essentiellement suggestif, pourrait souffler un volume d’observations. Je me bornerai, pour le moment, à remarquer que plusieurs des épisodes les plus importants ont été primitivement ou négligés ou vitupérés par les critiques. Exemples : l’épisode de l’opération manquée du pied bot, et celui, si remarquable, si plein de désolation, si véritablement moderne, où la future adultère, — car elle n’est encore qu’au commencement du plan incliné, la malheureuse ! — va demander secours à l’Église, à la divine Mère, à celle qui n’a pas d’excuses pour n’être pas toujours prête, à cette Pharmacie où nul n’a le droit de sommeiller ! Le bon curé Bournisien, uniquement préoccupé des polissons du catéchisme qui font de la gymnastique à travers les stalles et les chaises de l’église, répond avec candeur : « Puisque vous êtes malade, madame, et puisque M. Bovary est médecin, pourquoi n’allez-vous pas trouver votre mari ? »

Quelle est la femme qui, devant cette insuffisance du curé, n’irait pas, folle amnistiée, plonger sa tête dans les eaux tourbillonnantes de l’adultère, — et quel est celui de nous qui, dans un âge plus naïf et dans des circonstances troublées, n’a pas fait forcément connaissance avec le prêtre incompétent ?

VI

J’avais primitivement le projet, ayant deux livres du même auteur sous la main (Madame Bovary et la Tentation de saint Antoine, dont les fragments n’ont pas encore été rassemblés par la librairie), d’installer une sorte de parallèle entre les deux. Je voulais établir des équations et des correspondances. Il m’eût été facile de retrouver sous le tissu minutieux de Madame Bovary, les hautes facultés d’ironie et de lyrisme qui illuminent à outrance la Tentation de saint Antoine. Ici le poëte ne s’était pas déguisé, et sa Bovary, tentée par tous les démons de l’illusion, de l’hérésie, par toutes les lubricités de la matière environnante, — son saint Antoine enfin, harassé par toutes les folies qui nous circonviennent, aurait apologisé mieux que sa toute petite fiction bourgeoise. — Dans cet ouvrage, dont malheureusement l’auteur ne nous a livré que des fragments, il y a des morceaux éblouissants ; je ne parle pas seulement du festin prodigieux de Nabuchodonosor, de la merveilleuse apparition de cette petite folle de reine de Saba, miniature dansant sur la rétine d’un ascète, de la charlatanesque et emphatique mise en scène d’Apollonius de Tyane suivi de son cornac, ou plutôt de son entreteneur, le millionnaire imbécile qu’il entraîne à travers le monde ; — je voudrais surtout attirer l’attention du lecteur sur cette faculté souffrante, souterraine et révoltée, qui traverse toute l’œuvre, ce filon ténébreux qui illumine, — ce que les Anglais appellent le subcurrent, — et qui sert de guide à travers ce capharnaüm pandémoniaque de la solitude.

Il m’eût été facile de montrer, comme je l’ai déjà dit, que M. Gustave Flaubert a volontairement voilé dans Madame Bovary les hautes facultés lyriques et ironiques manifestées sans réserve dans la Tentation, et que cette dernière œuvre, chambre secrète de son esprit, reste évidemment la plus intéressante pour les poëtes et les philosophes.

Peut-être aurai-je un autre jour le plaisir d’accomplir cette besogne.

III. La double vie, par Charles Asselineau

Onze petites nouvelles se présentent sous ce titre général : la Double Vie. Le sens du titre se dévoile heureusement après la lecture de quelques-uns des morceaux qui composent cet élégant et éloquent volume. Il y a un chapitre de Buffon qui est intitulé : Homo duplex, dont je ne me rappelle plus au juste le contenu, mais dont le titre bref, mystérieux, gros de pensées, m’a toujours précipité dans la rêverie ; et qui maintenant encore, au moment où je veux vous donner une idée de l’esprit qui anime l’ouvrage de M. Asselineau, se présente brusquement à ma mémoire, et la provoque, et la confronte comme une idée fixe. Qui parmi nous n’est pas un homo duplex ? Je veux parler de ceux dont l’esprit a été dès l’enfance touched with pensiveness ; toujours double, action et intention, rêve et réalité ; toujours l’un nuisant à l’autre, l’un usurpant la part de l’autre. Ceux-ci font de lointains voyages au coin d’un foyer dont ils méconnaissent la douceur ; et ceux-là, ingrats envers les aventures dont la Providence leur fait don, caressent le rêve d’une vie casanière, enfermée dans un espace de quelques mètres. L’intention laissée en route, le rêve oublié dans une auberge, le projet barré par l’obstacle, le malheur et l’infirmité jaillissant du succès comme les plantes vénéneuses d’une terre grasse et négligée, le regret mêlé d’ironie, le regard jeté en arrière comme celui d’un vagabond qui se recueille un instant, l’incessant mécanisme de la vie terrestre, taquinant et déchirant à chaque minute l’étoffe de la vie idéale : tels sont les principaux éléments de ce livre exquis qui, par son abandon, son négligé de bonne compagnie et sa sincérité suggestive, participe du monologue et de la lettre intime confiée à la boîte pour les contrées lointaines.

La plupart des morceaux qui en composent le total sont des échantillons du malheur humain mis en regard des bonheurs de la rêverie.

Ainsi le Cabaret des Sabliers, où deux jeunes gens vont régulièrement à quelques lieues de la ville pour se consoler des chagrins et des soucis qui la leur rendent intolérable, oubliant sur le paysage horizontal des rivières la vie tumultueuse des rues et l’angoisse confinée dans un domicile dévasté ; ainsi l’Auberge, un voyageur, un lettré, inspirant à son hôtesse une sympathie assez vive pour que celle-ci lui offre sa fille en mariage, et puis retournant brusquement vers le cercle où l’enferme sa fatalité. Le voyageur lettré a poussé d’abord, à cette offre généreuse et naïve, un éclat de rire inhumain, qui certes aurait scandalisé le bon Jean-Paul, toujours si angélique quoique si moqueur. Mais je présume bien que, remis dans sa route ou dans sa routine, le voyageur pensif et philosophe aura cuvé son mauvais rire et se sera dit, avec un peu de remords, un peu de regret et le soupir indolent du scepticisme, toujours tempéré d’un léger sourire : « Après tout, la brave aubergiste avait peut-être raison ; les éléments du bonheur humain sont moins nombreux et plus simples que ne l’enseignent le monde et sa doctrine perverse. » — Ainsi les Promesses de Timothée, abominable lutte du prometteur et de la dupe ; le prometteur, ce voleur d’une espèce particulière, y est fort convenablement flétri, je vous jure, et je sais beaucoup de gré à M. Asselineau de nous montrer à la fin sa dupe sauvée et réconciliée à la vie par un homme de mauvaise réputation. Il en est souvent ainsi, et le Deus ex machina des dénouements heureux est, plus souvent qu’on ne veut le reconnaître, un de ceux que le monde appelle des mauvais sujets, ou même des chenapans. Mon cousin Don Quixote est un morceau des plus remarquables et bien fait pour mettre en lumière les deux grandes qualités de l’auteur, qui sont le sentiment du beau moral et l’ironie qui naît du spectacle de l’injustice et de la sottise. Ce cousin, dont la tête bouillonne de projets d’éducation, de bonheur universel, dont le sang toujours jeune est allumé par un enthousiasme dévorant pour les Hellènes, ce despote de l’héroïsme qui veut mouler et moule sa famille à son image, est plus qu’intéressant ; il est touchant ; il enlève l’âme en lui faisant honte de sa lâcheté journalière. L’absence de niveau entre ce nouveau Don Quichotte et l’âme du siècle produit un effet certain de comique attendrissant ; quoique, à vrai dire, le rire provoqué par une infirmité sublime soit presque la condamnation du rieur ; et le Sancho universel, dont le maniaque magnanime est entouré, n’excite pas moins de mépris que le Sancho du roman. — Plus d’une vieille femme lira avec sourire, et peut-être avec larmes, le Roman d’une dévote, un amour de quinze ans, sans confidente, sans confidence, sans action, et toujours ignoré de celui qui en est l’objet, un pur monologue mental.

Le Mensonge représente sous une forme à la fois subtile et naturelle la préoccupation générale du livre, qui pourrait s’appeler : De l’Art d’échapper à la vie journalière. Les seigneurs turcs commandent quelquefois à nos peintres des décors représentant des appartements ornés de meubles somptueux, et s’ouvrant sur des horizons fictifs. On expédie ainsi à ces singuliers rêveurs un magnifique salon sur toile, roulé comme un tableau ou une carte géographique. Ainsi fait le héros de Mensonge ; et c’est un héros bien moins rare qu’on le pourrait croire. Un mensonge perpétuel orne et habille sa vie. Il en résulte bien dans la pratique de la vie quotidienne quelques cahots et quelques accidents ; mais il faut bien payer son bonheur. Un jour cependant, malgré tous les inconvénients de son délire volontaire et systématique, le bonheur, le vrai bonheur, s’offre à lui, voulant être accepté et ne se faisant pas prier ; cependant il faudrait, pour le mériter, satisfaire à une toute petite condition, c’est-à-dire avouer un mensonge. Démolir une fiction, se démentir, détruire un échafaudage idéal, même au prix d’un bonheur positif, c’est là un sacrifice impossible pour notre rêveur ! Il restera pauvre et seul, mais fidèle à lui-même, et s’obstinera à tirer de son cerveau toute la décoration de sa vie.

Un grand talent dans M. Asselineau, c’est de bien comprendre et de bien rendre la légitimité de l’absurde et de l’invraisemblable. Il saisit et il décalque, quelquefois avec une fidélité rigoureuse, les étranges raisonnements du rêve. Dans des passages de cette nature, sa façon sans façon, procès-verbal cru et net, atteint un grand effet poétique. Je citerai pour exemple quelques lignes tirées d’une petite nouvelle tout à fait singulière, la Jambe.

« Ce qu’il y a de surprenant dans la vie du rêve, ce n’est pas tant de se trouver transporté dans des régions fantastiques, où sont confondus tous les usages, contredites toutes les idées reçues ; où souvent même (ce qui est plus effrayant encore) l’impossible se mêle au réel. Ce qui me frappe encore bien davantage, c’est l’assentiment donné à ces contradictions, la facilité avec laquelle les plus monstrueux paralogismes sont acceptés comme choses toutes naturelles, de façon à faire croire à des facultés ou à des notions d’un ordre particulier, et étrangères à notre monde.

Je rêve un jour que j’assiste dans la grande allée des Tuileries, au milieu d’une foule compacte, à l’exécution d’un général. Un silence respectueux et solennel règne dans l’assistance.

Le général est apporté dans une malle. Il en sort bientôt, en grand uniforme, tête nue, et psalmodiant à voix basse un chant funèbre.

« Tout à coup un cheval de guerre, sellé et caparaçonné, est aperçu caracolant sur la terrasse à droite, du côté de la place Louis XV.

« Un gendarme s’approche du condamné et lui remet respectueusement un fusil tout armé : le général ajuste, tire, et le cheval tombe.

« Et la foule s’écoule, et moi-même je me retire, intérieurement bien convaincu que c’était l’usage, lorsqu’un général était condamné à mort, que si son cheval venait à paraître sur le lieu de l’exécution et qu’il le tuât, le général était sauvé. »

Hoffmann n’eût pas mieux défini, dans sa manière courante, la situation anormale d’un esprit.

Les deux morceaux principaux, la Seconde Vie et l’Enfer du musicien, sont fidèles à la pensée mère du volume. Croire que vouloir, c’est pouvoir, prendre au pied de la lettre l’hyperbole du proverbe, entraîne un rêveur, de déception en déception, jusqu’au suicide. Par une grâce spéciale d’outre-tombe, toutes les facultés, si ardemment enviées et voulues, lui sont accordées d’un seul coup, et, armé de tout le génie octroyé dans cette seconde naissance, il retourne sur la terre. Une seule douleur, un seul obstacle, n’avaient pas été prévus, qui lui rendent bientôt l’existence impossible et le contraignent à chercher de nouveau son refuge dans la mort : c’est tous les inconvénients, toutes les incommodités, tous les malentendus, résultant de la disproportion créée désormais entre lui et le monde terrestre. L’équilibre et l’équation sont détruits ; et, comme un Ovide trop savant pour son ancienne patrie, il peut dire :

Barbarus hic ego sum, quia non intelligor illis.

L’Enfer du musicien représente ce cas d’hallucination formidable où se trouverait un compositeur condamné à entendre simultanément toutes ses compositions exécutées, bien ou mal, sur tous les pianos du globe. Il fuit de ville en ville, poursuivant toujours le sommeil comme une terre promise, jusqu’à ce que, fou de désespoir, il passe dans l’autre hémisphère, où la nuit, occupant la place du jour, lui donne enfin quelque répit. Dans cette terre lointaine il a d’ailleurs trouvé l’amour, qui, comme une médecine énergique, remet chaque faculté à son rang, et pacifie tous ses organes troublés. « Le péché d’orgueil a été racheté par l’amour. »

L’analyse d’un livre est toujours une armature sans chair. Cependant, à un lecteur intelligent, cette analyse peut suffire pour lui faire deviner l’esprit de recherche qui anime le travail de M. Asselineau. On a souvent répété : Le style, c’est l’homme ; mais ne pourrait-on pas dire avec une égale justesse : Le choix des sujets, c’est l’homme ? De la chair du livre, je puis dire qu’elle est bonne, douce, élastique au toucher ; mais l’âme intérieure est surtout ce qui mérite d’être étudié. Ce charmant petit livre, personnel, excessivement personnel, est comme un monologue d’hiver, murmuré par l’auteur, les pieds sur les chenets. Il a tous les charmes du monologue, l’air de confidence, la sincérité de la confidence, et jusqu’à cette négligence féminine qui fait partie de la sincérité. Affirmerez-vous que vous aimez toujours, que vous adorez sans répit ces livres dont la pensée, tendues à outrance, fait craindre à tout moment au lecteur qu’elle ne se rompe, et le remplit, pour ainsi dire, d’une trépidation nerveuse ? Celui-ci veut être lu comme il a été fait, en robe de chambre et les pieds sur le chenets. Heureux l’auteur qui ne craint pas de se montrer en négligé ! Et malgré l’humiliation éternelle que l’homme éprouve à se sentir confessé, heureux le lecteur pensif, l’homo duplex, qui, sachant reconnaître dans l’auteur son miroir, ne craint pas de s’écrier : Thou art the man ! Voilà mon confesseur !

IV. Les martyrs ridicules, par Léon Cladel10

Un de mes amis, qui est en même temps mon éditeur, me pria de lire ce livre, affirmant que j’y trouverais plaisir. Je n’y consentis qu’avec une excessive répugnance ; car on m’avait dit que l’auteur était un jeune homme, et la Jeunesse, dans le temps présent, m’inspire, par ses défauts nouveaux, une défiance déjà bien suffisamment légitimée par ceux qui la distinguèrent en tout temps. J’éprouve, au contact de la Jeunesse, la même sensation de malaise qu’à la rencontre d’un camarade de collège oublié, devenu boursier, et que les vingt ou trente années intermédiaires n’empêchent pas de me tutoyer ou de me frapper sur le ventre. Bref, je me sens en mauvaise compagnie.

Cependant l’ami en question avait deviné juste ; quelque chose lui avait plu, qui devait m’exciter moi-même ; ce n’était certes pas la première fois que je me trompais ; mais je crois bien que ce fut la première où j’éprouvai tant de plaisir à m’être trompé.

Il y a dans la gentry parisienne quatre jeunesses distinctes. L’une, riche, bête, oisive, n’adorant pas d’autres divinités que la paillardise et la goinfrerie, ces muses du vieillard sans honneur : celle-là ne nous concerne en rien. L’autre, bête, sans autre souci que l’argent, troisième divinité du vieillard : celle-ci, destinée à faire fortune, ne nous intéresse pas davantage. Passons encore. Il y a une troisième espèce de jeunes gens qui aspire à faire le bonheur du peuple, et qui a étudié la théologie et la politique dans le journal le Siècle ; c’est généralement de petits avocats, qui réussiront, comme tant d’autres, à se grimer pour la tribune, à singer le Robespierre et à déclamer, eux aussi, des choses graves, mais avec moins de pureté que lui, sans aucun doute ; car la grammaire sera bientôt une chose aussi oubliée que la raison, et, au train dont nous marchons vers les ténèbres, il y a lieu d’espérer qu’en l’an 1900 nous serons plongés dans le noir absolu.

Le règne de Louis-Philippe, vers sa fin, fournissait déjà de nombreux échantillons de lourde jeunesse épicurienne et de jeunesse agioteuse. La troisième catégorie, la bande des politiques est née de l’espérance de voir se renouveler les miracles de Février.

Quant à la quatrième, bien que je l’aie vue naître, j’ignore comment elle est née. D’elle-même, sans doute, spontanément, comme les infiniment petits dans une carafe d’eau putride, la jeunesse littéraire, la jeunesse réaliste, se livrant, au sortir de l’enfance, à l’art réalistique (à des choses nouvelles il faut des mots nouveaux !). Ce qui la caractérise nettement, c’est une haine décidée, native, des musées et des bibliothèques. Cependant, elle a ses classiques, particulièrement Henri Murger et Alfred de Musset. Elle ignore avec quelle amère gausserie Murger parlait de la Bohème ; et quant à l’autre, ce n’est pas dans ses nobles attitudes qu’elle s’appliquera à l’imiter, mais dans ses crises de fatuité, dans ses fanfaronnades de paresse, à l’heure où, avec des dandinements de commis voyageur, un cigare au bec, il s’échappe d’un dîner à l’ambassade pour aller à la maison de jeu, ou au salon de conversation. De son absolue confiance dans le génie et l’inspiration, elle tire le droit de ne se soumettre à aucune gymnastique. Elle ignore que le génie (si toutefois on peut appeler ainsi le germe indéfinissable du grand homme) doit, comme le saltimbanque apprenti, risquer de se rompre mille fois les os en secret avant de danser devant le public ; que l’inspiration, en un mot, n’est que la récompense de l’exercice quotidien. Elle a de mauvaises mœurs, de sottes amours, autant de fatuité que de paresse, et elle découpe sa vie sur le patron de certains romans, comme les filles entretenues s’appliquaient, il y a vingt ans, à ressembler aux images de Gavarni, qui peut-être, lui, n’a jamais mis les pieds dans un bastringue. Ainsi l’homme d’esprit moule le peuple, et le visionnaire crée la réalité. J’ai connu quelques malheureux qu’avait grisés Ferragus, et qui projetaient sérieusement de former une coalition secrète pour se partager, comme une horde se partage un empire conquis, toutes les fonctions et les richesses de la société moderne.

C’est cette lamentable petite caste que M. Léon Cladel a voulu peindre ; avec quelle rancuneuse énergie, le lecteur le verra. Le titre m’avait vivement intrigué par sa construction antithétique, et peu à peu, en m’enfonçant dans les mœurs du livre, j’en appréciai la vive signification. Je vis défiler les martyrs de la sottise, de la fatuité, de la débauche, de la paresse juchée sur l’espérance, des amourettes prétentieuses, etc… ; tous ridicules, mais véritablement martyrs, car ils souffrent pour l’amour de leurs vices et s’y sacrifient avec une extraordinaire bonne foi. Je compris alors pourquoi il m’avait été prédit que l’ouvrage me séduirait ; je rencontrais un de ces livres satiriques, un de ces livres pince-sans-rire, dont le comique se fait d’autant mieux comprendre qu’il est toujours accompagné de l’emphase inséparable des passions.

Toute cette mauvaise société, avec ses habitudes viles, ses mœurs aventureuses, ses inguérissables illusions, a déjà été peinte par le pinceau si vif de Murger ; mais le même sujet, mis au concours, peut fournir plusieurs tableaux également remarquables à des titres divers. Murger badine en racontant des choses souvent tristes. M. Cladel à qui la drôlerie, non plus que la tristesse, ne manque pas, raconte avec une solennité artistique des faits déplorablement comiques. Murger glisse et fuit rapidement devant des tableaux dont la contemplation persistante chagrinerait trop son tendre esprit. M. Cladel insiste avec fureur ; il ne veut pas omettre un détail, ni oublier une confidence ; il ouvre la plaie pour la mieux montrer, la referme, en pince les lèvres livides, et en fait jaillir un sang jaune et pâle. Il manie le péché en curieux, le tourne, le retourne, examine complaisamment les circonstances, et déploie dans l’analyse du mal la consciencieuse ardeur d’un casuiste. Alpinien, le principal martyr, ne se ménage pas ; aussi prompt à caresser ses vices qu’à les maudire, il offre, dans sa perpétuelle oscillation, l’instructif spectacle de l’incurable maladie voilée sous le repentir périodique. C’est un auto-confesseur qui s’absout et se glorifie des pénitences qu’il s’inflige, en attendant qu’il gagne, par de nouvelles sottises, l’honneur et le droit de se condamner de nouveau. J’espère que quelques-uns du siècle sauront s’y reconnaître avec plaisir.

La disproportion du ton avec le sujet, disproportion qui n’est sensible que pour le sage désintéressé, est un moyen de comique dont la puissance saute à l’œil ; je suis même étonné qu’il ne soit pas employé plus souvent par les peintres de mœurs et les écrivains satiriques, surtout dans les matières concernant l’Amour, véritable magasin de comique peu exploité. Si grand que soit un être, et si nul qu’il soit relativement à l’infini, le pathos et l’emphase lui sont permis et nécessaires : l’Humanité est comme une colonie de ces éphémères de l’Hypanis, dont on a écrit de si jolies fables ; et les fourmis elles-mêmes, pour leurs affaires politiques, peuvent emboucher la trompette de Corneille, proportionnée à leur bouche. Quant aux insectes amoureux, je ne crois pas que les figures de rhétorique dont ils se servent pour gémir leurs passions soient mesquines ; toutes les mansardes entendent tous les soirs des tirades tragiques dont la Comédie-Française ne pourra jamais bénéficier. La pénétration psychique de M. Cladel est très grande, c’est là sa forte qualité ; son art, minutieux et brutal, turbulent et enfiévré, se restreindra plus tard, sans nul doute, dans une forme plus sévère et plus froide, qui mettra ses qualités morales en plus vive lumière, plus à nu. Il y a des cas où, par suite de cette exubérance, on ne peut plus discerner la qualité du défaut, ce qui serait excellent si l’amalgame était complet ; mais malheureusement, en même temps que sa clairvoyance s’exerce avec volupté, sa sensibilité, furieuse d’avoir été refoulée, fait une subite et indiscrète explosion. Ainsi, dans un des meilleurs passages du livre, il nous montre un brave homme, un officier plein d’honneur et d’esprit, mais vieux avant l’âge, et livré par d’affaiblissants chagrins et par la fausse hygiène de l’ivrognerie aux gouailleries d’une bande d’estaminet. Le lecteur est instruit de l’ancienne grandeur morale de Pipabs, et ce même lecteur souffrira lui-même du martyre de cet ancien brave, minaudant, gambadant, rampant, déclamant, marivaudant, pour obtenir de ces jeunes bourreaux… quoi ? l’aumône d’un dernier verre d’absinthe. Tout à coup l’indignation de l’auteur se projette d’une manière stentorienne, par la bouche d’un des personnages, qui fait justice immédiate de ces divertissements de rapins. Le discours est très éloquent et très enlevant ; malheureusement la note personnelle de l’auteur, sa simplicité révoltée, n’est pas assez voilée. Le poète, sous son masque, se laisse encore voir. Le suprême de l’art eût consisté à rester glacial et fermé, et à laisser au lecteur tout le mérite de l’indignation. L’effet d’horreur en eût été augmenté. Que la morale officielle trouve ici son profit, c’est incontestable ; mais l’art y perd, et avec l’art vrai, la vraie morale : la suffisante, ne perd jamais rien.

Les personnages de M. Cladel ne reculent devant aucun aveu ; ils s’étalent avec une instructive nudité. Les femmes, une à qui sa douceur animale, sa nullité peut-être, donne, aux yeux de son amant ensorcelé, un faux air de sphinx ; une autre, modiste prétentieuse, qui a fouaillé son imagination avec toutes les orties de George Sand, se font des révérences d’un autre monde et se traitent de madame ! gros comme le bras. Deux amants tuent leur soirée aux Variétés et assistent à la Vie de Bohème ; s’en retournant vers leur taudis, ils se querelleront dans le style de la pièce ; mieux encore, chacun, oubliant sa propre personnalité, ou plutôt la confondant avec le personnage qui lui plaît davantage, se laissera interpeller sous le nom du personnage en question ; et ni l’un ni l’autre ne s’apercevra du travestissement. Voilà Murger (pauvre ombre !) transformé en truchement, en dictionnaire de langue bohème, en Parfait secrétaire des amants de l’an de grâce 1861. Je ne crois pas qu’après une pareille citation on puisse me contester la puissance sinistrement caricaturale de M. Cladel. Un exemple encore : Alpinien, le martyr en premier de cette cohorte de martyrs ridicules (il faut toujours en revenir au titre), s’avise un jour, pour se distraire des chagrins intolérables que lui ont fait ses mauvaises mœurs, sa fainéantise et sa rêverie vagabonde, d’entreprendre le plus étrange pèlerinage dont il puisse être fait mention dans les folles religions inventées par les solitaires oisifs et impuissants. L’amour, c’est-à-dire le libertinage, la débauche élevée à l’état de contre-religion, ne lui ayant pas payé les récompenses espérées, Alpinien court la gloire, et errant dans les cimetières, il implore les images des grands hommes défunts ; il baise leurs bustes, les suppliant de lui livrer leur secret, le grand secret : « Comment faire pour devenir aussi grand que vous ? » Les statues, si elles étaient bonnes conseillères, pourraient répondre : « Il faut rester chez toi, méditer et barbouiller beaucoup de papier ! » Mais ce moyen si simple n’est pas à la portée d’un rêveur hystérique. La superstition lui paraît plus naturelle. En vérité, cette invention si tristement gaie fait penser au nouveau calendrier des saints de l’école positiviste.

La superstition ! ai-je dit. Elle joue un grand rôle dans la tragédie solitaire et interne du pauvre Alpinien, et ce n’est pas sans un délicieux et douloureux attendrissement qu’on voit par instant son pauvre esprit, — où la superstition la plus puérile, symbolisant obscurément, comme dans le cerveau des nations, l’universelle vérité, s’amalgame avec les sentiments religieux les plus purs, — se retourner vers les salutaires impressions de l’enfance, vers la vierge Marie, vers le chant fortifiant des cloches, vers le crépuscule consolant de l’Église, vers la famille, vers sa mère ; la mère, ce giron toujours ouvert pour les fruits-secs, les prodigues et les ambitieux maladroits. On peut espérer qu’à partir de ce moment Alpinien est à moitié sauvé ; il ne lui manque plus que de devenir un homme d’action, un homme de devoir, au jour le jour.

Beaucoup de gens croient que la satire est faite avec des larmes, des larmes étincelantes et cristallisées. En ce cas, bénies soient les larmes qui fournissent l’occasion du rire, si délicieux et si rare, et dont l’éclat démontre d’ailleurs la parfaite santé de l’auteur !

Quant à la moralité du livre, elle en jaillit naturellement comme la chaleur de certains mélanges chimiques. Il est permis de soûler les ilotes pour guérir de l’ivrognerie les gentilshommes.

Et quant au succès, question sur laquelle on ne peut rien présager, je dirai simplement que je le désire, parce qu’il serait possible que l’auteur en reçût une excitation nouvelle, mais que ce succès, si facile d’ailleurs à confondre avec une vogue momentanée, ne diminuerait en rien tout le bien que le livre me fait conjecturer de l’âme et du talent qui l’ont produit de concert.