(1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXXXIXe entretien. Littérature germanique. Les Nibelungen »
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(1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXXXIXe entretien. Littérature germanique. Les Nibelungen »

CXXXIXe entretien. Littérature germanique. Les Nibelungen

Poëme épique primitif (suite)

XX

Maintenant laissons-les occupés à leurs préparatifs. Jamais guerriers d’une âme plus haute ne se rendirent chez un roi en plus superbe façon. Ils avaient tout ce qu’ils désiraient, des armes et des vêtements.

Le prince du Rhin habilla ses hommes au nombre de mille et soixante, ainsi que je l’ai appris, et neuf mille valets, afin de se rendre à la fête. Ceux qui restèrent dans leur patrie les pleurèrent depuis lors.

On apporta à la cour à Worms tous les effets nécessaires. Un vieil évêque de Spire dit à dame Uote: « Nos amis veulent se rendre à cette grande fête ; que Dieu les protége ! »

La noble Uote parla à ses enfants: « Ô bons héros ! demeurez ici. J’ai rêvé cette nuit d’une effroyable calamité: tous les oiseaux de ce pays étaient morts.

« — Celui qui s’en rapporte aux songes, dit Hagene, celui-là ne sait jamais dire la vérité sur ce qui intéresse son honneur. Je désire que mes maîtres, après avoir pris congé, se rendent à la cour d’Etzel.

« Nous chevaucherons avec plaisir vers le pays des Hiunen, où la main des vaillants guerriers servira leurs rois, ainsi que nous le verrons à la fête de Kriemhilt. » Hagene conseilla le voyage. Depuis lors il s’en repentit.

Il s’y serait bien opposé, si Gêrnôt ne l’avait attaqué par des paroles injurieuses. Lui rappelant Sîfrit, l’époux de Kriemhilt, il disait: « C’est pour ce motif que Hagene veut renoncer au grand voyage à la cour d’Etzel. »

Hagene de Troneje répondit: « Jamais je n’agis par crainte. Accomplissez, ô héros, ce que vous avez pris la résolution de faire. Je vous accompagnerai volontiers au pays d’Etzel. » Depuis lors il brisa maints casques et maints boucliers.

Les vaisseaux étaient prêts et un grand nombre de guerriers se trouvaient là ; on chargea tout ce qu’ils avaient de vêtements ; on travailla jusqu’au soir. Bientôt ils quittèrent le pays très-joyeusement.

On établit sur l’herbe de l’autre côté du Rhin les tentes et les huttes à l’endroit où l’on voulait camper. La belle femme du Roi le pria de demeurer près d’elle. Cette nuit encore, elle serra son beau corps dans ses bras.

Un bruit de trompettes et de flûtes s’éleva le matin de bonne heure, au moment du départ. L’ami embrassa encore tendrement ceux qu’il aimait. La femme du roi Etzel les sépara bientôt d’une façon si cruelle !

Les fils de la belle Uote avaient un homme-lige hardi et fidèle. Au moment de leur départ il avoua en secret au Roi ce qu’il avait sur le cœur ; il dit: « Il me faut gémir de ce que vous fassiez ce voyage à la cour du roi Etzel. »

Il s’appelait Rûmolt et c’était un héros à la main prompte. Il ajouta: « À qui comptez-vous laisser vos gens et votre pays ? Personne ne peut-il donc, ô guerriers, vous détourner de votre projet ? L’invitation de Kriemhilt ne me paraît pas de bon aloi.

« — Que le pays te soit confié et aussi mon petit enfant, répondit le Roi, et protège bien les femmes: telle est ma volonté. Console le cœur de celui que tu verras pleurer. La femme du roi Etzel ne nous fit jamais de mal. »

Les chevaux étaient prêts pour les Rois et pour leurs hommes. Maints chevaliers, qui menaient vie honorable, se séparèrent, avec de tendres baisers, de leurs belles femmes, qui devaient, bientôt, les pleurer amèrement.

Quand les guerriers rapides partirent sur leurs chevaux, on vit les femmes demeurer là tout affligées. Leur cœur leur prédisait que cette longue séparation devait leur causer de grands chagrins. Pareilles appréhensions attristent toujours l’âme.

Quand les rapides Burgondes se mirent en marche, un cri de désolation traversa le pays ; des deux côtés des monts, hommes et femmes pleuraient. Mais, quoi que fissent leurs gens, eux ils partirent joyeux.

Mille héros Nibelungen, portant le haubert, les suivaient: ils laissaient dans leur patrie maintes belles femmes qu’ils ne revirent plus. La blessure de Sîfrit faisait toujours souffrir Kriemhilt.

Les hommes de Gunther dirigèrent leur course vers le Mayn, à travers l’Osterfranken. Hagene les conduisait, car il connaissait la route. Leur maréchal était Dancwart, le héros du pays burgonde.

Tandis qu’ils chevauchaient de l’Osterfranken vers le Swanevelt, on pouvait les admirer pour leur superbe allure, ces héros dignes de louange. Au douzième matin, le Roi arriva à la Tuonouwe.

Hagene de Troneje marchait en avant de toute la troupe, et souvent il vint en aide aux Nibelungen. Le guerrier hardi mit pied à terre sur le sable, et en hâte il attacha son cheval à un arbre.

L’eau était débordée et toutes les barques cachées. Les Nibelungen eurent grand souci, ne sachant comment traverser le fleuve, qui était excessivement large. Plusieurs superbes chevaliers mirent pied à terre.

« Prince du Rhin, dit Hagene, de graves accidents peuvent nous survenir. Tu peux t’en convaincre toi-même: l’eau est débordée et le courant est très-fort. Oui, je crains que nous perdions ici maints bons guerriers.

« — Que voulez-vous me dire, répondit le fier Gunther. De par votre valeur ! ne vous découragez point davantage. Cherchez plutôt le moyen de nous faire arriver à l’autre bord, de façon que nous amenions avec nous nos chevaux et nos bagages.

« — Je ne suis pas si fatigué de la vie, dit Hagene, que je veuille me noyer dans ce fleuve si large. Avant cela, plus d’un homme succombera par ma main au pays d’Etzel: j’en ai du moins la bonne volonté.

« Vous, bons et vaillants chevaliers, demeurez au bord de l’eau, j’irai moi-même chercher le long du fleuve les bateliers qui nous passeront dans le pays de Gelpfrât. » Et le fort Hagene saisit son excellent bouclier.

Il était bien armé: outre le bouclier, il portait solidement fixé son heaume très-brillant, et sur sa cotte de mailles, une très-large épée, qui, des deux tranchants, coupait d’une effroyable façon.

Il cherchait et recherchait les nautoniers. Tout à coup il entendit bruire les eaux ; il se mit à écouter: c’étaient des femmes blanches qui faisaient ce bruit dans une source limpide. Elles voulaient se rafraîchir et baignaient ainsi leurs corps.

Hagene les aperçut ; il se glissa invisible jusque près d’elles. Comme elles fuirent rapidement quand elles le virent ! Elles étaient fières de lui avoir échappé. Le héros prit leurs vêtements et ne leur fit nul autre mal.

L’une de ces femmes des eaux, son nom était Habdurc, parla: « Noble chevalier Hagene, si vous nous rendez nos vêtements, nous vous ferons connaître comment se passera votre voyage à la cour des Hiunen. »

Semblables à des oiseaux, elles planaient autour de lui sur les flots. Il lui parut que leurs sens étaient puissants et subtils. Il en fut d’autant plus disposé à croire ce qu’elles allaient lui dire. Elles l’instruisirent clairement de ce qu’il désirait savoir.

Habdurc dit: « Vous pourrez bien chevaucher au pays d’Etzel. Je vous donne ma foi pour garant que jamais héros ne se seront mieux présentés dans nul royaume, et n’auront reçu d’aussi grands honneurs. En vérité, vous pouvez le croire. »

Hagene se réjouit en son cœur de ce discours. Il leur donna leurs vêtements sans plus tarder. Quand elles eurent revêtu leurs voiles merveilleux, elles exposèrent au vrai ce que devait être le voyage dans le pays d’Etzel.

L’autre femme des eaux prit la parole, elle s’appelait Siglint: « Hagene, fils d’Aldriân, je veux t’avertir. Pour ravoir ses vêtements, ma tante t’a menti. Si tu arrives chez les Hiunen, tu seras terriblement trompé.

« Il faut t’en retourner, il en est encore temps. Votre destinée est telle, vaillants héros, qu’il vous faut mourir au pays d’Etzel. Ceux qui s’y rendront ont la mort sur leurs pas. »

Mais Hagene répondit: « Vous trompez sans nécessité. Comment se pourrait-il faire que nous soyons tous tués là par l’inimitié d’une seule personne. » Elles commencèrent alors de lui exposer plus clairement leur prédiction.

L’une d’elles parla: « Il doit en être ainsi: nul d’entre vous n’en réchappera, nul, excepté le chapelain du Roi. Nous le savons de source certaine, il retournera sain et sauf au pays de Gunther. »

L’audacieux Hagene répondit en colère: « Il me serait trop difficile de dire à mes maîtres que nous devons tous perdre la vie chez les Hiunen. Maintenant indique-nous un moyen pour traverser le fleuve, ô la plus sage des femmes ! »

Elle dit: « Puisque tu ne veux pas renoncer à ce voyage, sache que là-haut, au bord des ondes, s’élève un logis. Tu y trouveras un nautonier et nulle part ailleurs. » Il crut à la réponse qu’elle faisait à sa demande.

L’autre parla encore au guerrier impatient: « Attends un moment, sire Hagene, tu es vraiment trop pressé. Apprends encore mieux comment tu arriveras à l’autre bord. Le seigneur de cette Marche s’appelle Else.

« Son frère se nomme Gelpfrât la bonne épée ; il est prince dans le Beier-lant. Vous aurez des obstacles à vaincre, si vous voulez traverser la Marche. Il faudra bien vous mettre en défense, et en agir très-prudemment avec le nautonier.

« Il est d’une humeur si féroce, que vous n’en reviendrez point, si vous n’êtes pas courtois avec cet homme fort. Désirez-vous qu’il vous passe, accordez-lui bonne récompense. Il garde ce pays et il est dévoué à Gelpfrât.

« S’il ne vient point de ton côté, appelle-le de par-delà le fleuve, et dis-lui que tu te nommes Amelrîch. C’est le nom d’un brave héros, qui, pour certaine inimitié, quitta ce pays. Aussitôt qu’il entendra ce nom, le nautonier viendra vers toi. »

L’orgueilleux Hagene s’inclina devant les femmes ; il n’en dit pas davantage et demeura silencieux. Il remonta le flot le long de la rive jusqu’à ce qu’il vît le logis à l’autre bord.

Il se mit à appeler à haute voix jusqu’au-delà du fleuve: « Viens ici me prendre, dit le brave guerrier, et je te donnerai pour salaire un bracelet en or très-rouge ; car sache-le bien, il est absolument nécessaire que je passe. »

Le nautonier était si riche qu’il ne lui convenait pas d’être aux ordres des gens. Aussi acceptait-il rarement un payement quelconque, et ses serviteurs étaient aussi très-fiers. Hagene restait toujours de ce côté-ci de l’eau.

Alors il cria avec tant de force, que tous les échos du fleuve retentirent de la puissance de sa voix ; car le héros était excessivement fort: « Viens me prendre, moi, Amelrîch. Je suis un des hommes d’Else qui ai quitté le pays par suite d’une grande inimitié. »

Il lui présenta, au bout de son épée levée en l’air, un bracelet d’or rouge, beau et brillant, afin qu’il le passât dans la terre de Gelpfrât. Le fier nautonier saisit lui-même la rame en sa main.

Il était d’une humeur très-difficile, ce batelier ! Le désir d’une grande richesse lui amena une mauvaise fin. Il voulut gagner l’or rouge de Hagene et il reçut ainsi une mort affreuse par l’épée du chevalier.

Le nautonier rama vigoureusement jusqu’à l’autre bord. Ayant entendu nommer quelqu’un qu’il ne trouva pas, il entra dans une terrible colère quand il vit Hagene, et, furieux, il adressa la parole au héros:

« Il est possible que votre nom soit Amelrîch. Mais vous ne ressemblez guère à celui que je croyais ici, lequel est mon frère de père et de mère. Maintenant que vous m’avez trompé, vous resterez à l’autre bord.

« — Non point, par Dieu le tout-puissant, répondit Hagene. Je suis un guerrier étranger et d’autres chevaliers sont confiés à mes soins. Acceptez donc de bonne amitié sa récompense que je vous offre pour me passer à l’autre rive, je vous en serai vraiment très-obligé. »

Le nautonier reprit: « Non, cela ne peut se faire. Mes seigneurs bien-aimés ont des ennemis, et pour ce motif, je ne mène aucun étranger dans ce pays. Si vous aimez à vivre, descendez vite de ma barque sur le rivage.

« — N’agissez pas ainsi, dit Hagene, mon cœur en est attristé. Acceptez de ma main, par amitié, cet or très-pur et passez à l’autre bord nos mille chevaux et autant d’hommes. » Le farouche nautonier reprit: « Non, jamais je ne le ferai. »

À ces mots il leva une forte rame large et pesante et frappa sur Hagene, qui, du coup, tomba sur ses genoux au fond de la barque: il en éprouva grande douleur. Jamais le héros de Troneje n’avait rencontré si féroce batelier.

La fureur de celui-ci redoubla contre l’orgueilleux étranger. Il asséna sur la tête de Hagene un coup de son aviron avec tant de force, qu’il le brisa en éclats. C’était un homme fort ; mais il devait en arriver malheur au batelier d’Else.

Plein de colère, Hagene saisit promptement le fourreau de son épée et en tire la bonne lame ; il lui abat la tête et la jette à terre. Bientôt les Burgondes apprirent ce qui venait d’arriver.

Au moment où il frappa le batelier, la barque fut emportée par le courant, ce qui le dépita fortement. Avant qu’il ne parvint à la ramener, il sentit la fatigue. C’est qu’il employait toutes ses forces, l’homme du roi Gunther.

Il ramait à coups si précipités, que la forte rame se rompit dans sa main. Il voulait arriver jusqu’aux guerriers qui se trouvaient sur le bord. Mais il n’y avait point d’autre rame ; il lia les débris en hâte, avec une courroie de bouclier, qui était un cordon étroit. Descendant le courant, il mena la barque vers une forêt, où il trouva son maître sur le rivage. Maints vaillants hommes coururent à sa rencontre.

Les bons chevaliers l’accueillirent avec force salutations. Quand ils virent fumer dans la barque le sang sorti de la terrible blessure que Hagene avait faite au batelier, ils se mirent à l’interroger vivement.

Le roi Gunther, voyant couler le long du bateau le sang encore chaud, prit la parole: « Dites-moi, sire Hagene, qu’est-il advenu du batelier ? Votre terrible force lui a, j’imagine, enlevé la vie. »

Il répondit par un mensonge: « J’ai trouvé la barque près d’un saule sauvage, et ma main l’a détachée. Je n’ai vu d’aujourd’hui aucun batelier par ici, et par mon fait nul n’a souffert aucun dommage. »

Gêrnôt, le prince burgonde, parla: « Il me faudra en ce jour pleurer la mort d’amis bien-aimés, puisque nous n’avons pas les bateliers nécessaires pour nous conduire à l’autre bord. C’est pourquoi mon âme est inquiète. »

Hagene s’écria à haute voix: « Vous varlets, déposez sur l’herbe les bagages. J’étais, si je ne m’abuse, le meilleur nautonier qu’on pût trouver sur les bords du Rhin. Oui, je vous passerai dans le pays de Gelpfrât, j’en ai la conviction. »

Afin d’arriver plus vite à l’autre bord, ils poussèrent à force de coups les chevaux dans le fleuve ; ceux-ci nagèrent si bien, que l’eau n’en engloutit pas un seul ; mais quelques-uns dérivèrent par suite de la fatigue.

La barque était énorme, forte et très-large. Elle transporta à l’autre bord en une fois cinq cents hommes et plus avec leur suite, les vivres et leurs armes. Maints bons chevaliers durent se mettre aux rames, en ce jour.

Ils portèrent dans le bateau leur or et leurs vêtements, puisqu’ils devaient faire la traversée. Hagene les dirigeait ; il conduisit ainsi à l’autre bord, dans le pays inconnu, maints beaux guerriers.

Il transporta à l’autre rive mille nobles chevaliers, ainsi que ses propres guerriers. Il y en avait même davantage. Il passa aussi les neuf mille varlets. De tout le jour, la main de l’audacieux héros de Troneje ne se reposa point.

Tandis qu’il les conduisait sains et saufs sur les ondes, il pensa, la bonne épée, à l’étrange prédiction que lui avaient faite les sauvages femmes des eaux. Peu s’en fallut qu’il n’en coûtât la vie au chapelain du Roi.

Il alla trouver le prêtre près des objets sacrés. La main de celui-ci était appuyée sur les reliques, mais cela ne pouvait le sauver. Quand Hagene le regarda, le pauvre serviteur de Dieu dut se trouver mal à l’aise.

D’un mouvement rapide, il le lança hors de la barque. Plusieurs s’écrièrent: « Arrêtez, seigneur, arrêtez. » Gîselher le jeune commença de s’irriter, mais Hagene n’écouta rien, qu’il n’eùt exécuté son projet.

Gêrnôt, le prince burgonde, parla: « Hagene, à quoi vous sert maintenant la mort du chapelain ? Si un autre avait agi de la sorte, vous en seriez affligé. Pour quelle faute avez-vous pris ce prêtre en haine ? »

Le prêtre nageait bien ; il se fût sauvé, si quelqu’un lui était venu en aide ; mais il n’en put être ainsi, car le fort Hagene (grande était sa colère) le repoussa au fond de l’eau: ce qui ne parut bon à personne.

Le pauvre chapelain voyant qu’il n’aurait nul secours, se dirigea vers l’autre rive ; mais son angoisse était grande. Quand il ne put plus nager, la main de Dieu le soutint et enfin il aborda vivant sur le sable de l’autre bord.

Il se releva, le pauvre prêtre, et secoua ses habits. Hagene reconnut à cela qu’il n’y avait pas à éviter le sort qu’avaient prédit les sauvages femmes des eaux. Il se dit: « Tous ces guerriers doivent perdre la vie. »

Quand ils eurent déchargé la barque et emporté tout ce que les vaillants hommes des trois Rois y avaient mis, Hagene la brisa en pièces qu’il jeta dans les flots. Les bons et valeureux guerriers s’en étonnèrent grandement.

« Pourquoi faites-vous cela, frère, dit Drancwart ; comment passerons nous le fleuve, quand nous reviendrons chevauchant de chez les Hiunen vers les pays du Rhin ? » Hagene lui dit plus tard qu’ils n’y retourneraient plus.

Mais en ce moment le héros de Troneje répondit: « Je le fais de crainte que nous n’ayons quelque lâche avec nous, qui voudrait s’enfuir poussé par la crainte. Celui-là trouvera dans le fleuve une mort honteuse. »

Quand le chapelain du Roi vit Hagene briser le navire, il lui adressa de nouveau la parole de l’autre rive: « Assassin sans loyauté, que vous ai-je fait pour que vous vouliez ainsi me noyer, moi, innocent de tout crime ? »

Hagene lui répondit: « Laissons là ces discours. Sur ma foi, il me peine fort que vous vous soyez aujourd’hui échappé de mes mains. Je le dis sans moquerie. » Le pauvre chapelain reprit: « Certes, j’en remercie Dieu.

« Je vous crains peu, soyez-en sûr. Cheminez vers les Hiunen, moi je repasse le Rhin. Que Dieu ne vous permette plus de revoir le Rhin, voilà ce que je désire ardemment, car vous m’avez presque enlevé la vie. »

Ils emmenaient avec eux un homme du pays des Burgondes, un héros au bras vaillant. Son nom était Volkêr. Quelles que fussent ses dispositions, il parlait toujours avec éloquence. Tout ce que faisait Hagene recevait l’approbation de ce joueur de viole.

Leurs chevaux étaient prêts, leurs bêtes de somme chargées. Ils n’avaient encore éprouvé dans le voyage aucune contrariété qui les affligeât, si ce n’est l’accident du chapelain du Roi ; celui-là dut s’en retourner à pied jusqu’au Rhin.

XXI

Quand ils furent tous arrivés sur l’autre rive, le Roi se mit à demander: « Qui nous montrera le bon chemin, afin que nous ne nous égarions pas ? » Le fort Volkêr répondit: « Moi je m’en charge.

« — Maintenant, dit Hagene, veillez bien, chevaliers et varlets. Qu’on suive de près ses amis, voilà ce qui me paraît bon. Je vais vous faire connaître une malencontreuse nouvelle, nous ne retournerons pas au pays burgonde.

« Deux femmes des eaux m’ont annoncé ce matin de bonne heure que nous ne reviendrions pas de ce voyage. Maintenant, voici ce que je conseille de faire: armez-vous, héros ! et soyez bien sur vos gardes. Nous avons ici de puissants ennemis, et il ne faut s’avancer qu’en bon état de défense.

« J’espérais convaincre de mensonge ces blanches ondines. Elles m’avaient dit que nul d’entre nous ne reverrait sa patrie, sauf le chapelain. C’est pour ce motif que je l’eusse si volontiers noyé aujourd’hui. »

Cette nouvelle vola d’escadron en escadron. Plus d’un héros agile en devint sombre ; car ils se mirent à penser avec souci à cette dure mort qui les attendait en ce voyage de fête, et certes ce n’était pas sans motif.

Ils avaient passé le fleuve près de Mœringen ; c’était là que le nautonier d’Else avait été tué. Mais Hagene parla: « Puisque je me suis fait des ennemis sur la route, certes ici on nous arrêtera.

« Ce matin de bonne heure, je tuai le batelier, sachez ce fait. Donc mettons hardiment la main à l’œuvre, et si Gelpfrât avec Else ose attaquer notre suite, qu’il leur en arrive malheur !

« Je sais qu’ils sont assez braves pour ne pas attendre longtemps. C’est pourquoi faites aller les chevaux plus doucement, afin que personne ne s’imagine que nous fuyons par le chemin. » — « Je suivrai ce conseil, répondit Gîselher la bonne épée.

« Qui conduira nos troupes à travers le pays ? » — « Ce sera Volkêr, répondit-on, car ce brave ménestrel connaît les chemins et les sentiers. » Avant qu’on n’eût achevé ces paroles, on vit debout et bien armé le rapide joueur de viole. Il attacha son heaume ; son costume de bataille était d’une magnifique couleur. Il fixa au haut de sa lance une banderole rouge. Depuis lors il se trouva avec les Rois dans un terrible danger.

La nouvelle de la mort du nautonier était arrivée à Gelpfrât, roi de Hauteluve.

XXII

Gelpfrât en effet accourt ; il combat Hagene qui finit par l’immoler.

Arrivés sur les terres de Ruedigêr, ils y sont reçus en frères par cet ancien ami ; il donne la main de la princesse sa fille à Gîselher, fils de Gunther. Le détail de la toilette des femmes et des fêtes qui signalent ces noces est de l’épique le plus gracieux. Volkêr, le brave ménestrel, ami de Hagene, chante son lai aux femmes. Ruedigêr les accompagne avec cinq cents chevaliers.

Le seigneur, en partant, embrassa tendrement son amie ; ainsi fit aussi Gîselher, comme le lui conseillait sa vertu. Ils baisaient leurs belles femmes, les tenant dans leurs bras. Depuis lors les yeux de maintes jeunes dames versèrent des larmes.

Partout les fenêtres s’ouvrirent. Ruedigêr avec ses hommes allait monter à cheval. Leur cœur leur prédisait d’affreux malheurs. Maintes femmes pleuraient et aussi maintes vierges.

Elles avaient grand regret de leurs amis bien-aimés, que depuis elles ne revirent plus jamais à Bechelâren. Et pourtant ils chevauchaient joyeusement sur le sable, descendant la Tuonouwe vers le Hiunen-lant.

Le très-vaillant chevalier, le noble Ruedigêr, parla aux Burgondes: « Annonçons, sans plus tarder, la nouvelle que nous approchons de la terre des Hiunen. Jamais Etzel n’aura appris rien d’aussi agréable. »

Le messager chevaucha rapidement, descendant à travers l’Osteriche. Il annonçait partout aux gens que les héros de Worms d’outre-Rhin arrivaient. Rien ne pouvait être plus agréable aux fidèles du Roi.

Les messagers apportaient donc en toute hâte la nouvelle que les Nibelungen se rendaient chez les Hiunen. « Tu les recevras bien, Kriemhilt, ma femme, dit Etzel ; ils viennent à ton grand honneur, tes frères très-chéris. »

Dame Kriemhilt se tenait à une fenêtre. Elle attendait ses parents ; ainsi fait un ami pour ses amis. Elle vit venir maint homme de sa patrie. Le Roi, également instruit de leur venue, en souriait de joie.

« Quel bonheur ! quel plaisir pour moi, dit Kriemhilt, mes parents apportent avec eux maints boucliers neufs et des hauberts éblouissants. Que celui qui veut prendre mon or, pense à mes afflictions, et je lui serai toujours attachée.

« Quoi qu’il en puisse arriver après, je ferai en sorte que ma vengeance frappe en cette fête l’homme cruel qui m’a enlevé mes joies. Maintenant j’en aurai satisfaction.

« — Je vous donnerai un conseil, dit Hagene: priez le seigneur Dietrîch et ses bons chevaliers de vous mieux expliquer quelles sont les intentions de dame Kriemhilt. »

Ils se mirent à parler entre eux, les trois puissants rois, Gunther, Gêrnôt et le sire Dietrîch: « Maintenant, dites-nous, noble et bon chevalier de Vérone, comment vous avez connu les dispositions de la Reine ? »

Le seigneur de Vérone parla: « Que vous dirai-je ? J’entends chaque matin la femme d’Etzel pleurer, les sens perdus, et se plaindre au Dieu du ciel de la mort du fort Sîfrit.

« — Maintenant nous ne pouvons éviter les dangers dont vous nous parlez, dit l’homme hardi, Volkêr, le joueur de viole ; nous irons à la cour et nous verrons bien ce qui peut nous arriver chez les Hiunen, à nous, guerriers agiles. »

Les intrépides Burgondes chevauchèrent vers la cour. Ils s’avancèrent magnifiquement, suivant la coutume de leur pays. Maint brave guerrier parmi les Hiunen admirait la prestance et l’armure d’Hagene de Troneje.

Comme on faisait le récit, — il circulait partout, — qu’il avait tué Sîfrit du Nîderlant, le plus fort de tous les hommes, l’époux de Kriemhilt, on s’interrogeait beaucoup touchant Hagene.

Ce héros était bien fait, cela est certain. Il était large d’épaules ; ses cheveux étaient mêlés d’une teinte grise ; ses jambes étaient longues, son visage effrayant, sa démarche imposante.

On installa les chefs burgondes dans leurs logements. La suite de Gunther fut éloignée d’eux: c’était un conseil de la Reine, qui lui portait une violente haine. Il en résulta que plus tard on égorgea les serviteurs dans leur logis.

Dancwart, le frère de Hagene, était maréchal. Le Roi lui recommanda instamment sa suite, afin qu’il en prît soin et qu’il lui donnât à profusion ce dont elle avait besoin. Le héros des Burgondes leur portait à tous un cœur dévoué.

Kriemhilt, la belle, alla, suivie de ses compagnes, recevoir les Nibelungen avec une âme fausse. Elle baisa Gîselher et le prit par la main. Voyant cela, Hagene de Troneje attacha plus fortement son casque.

« Après de semblables salutations, dit Hagene, de rapides guerriers peuvent bien prendre souci: on salue différemment le Roi et ses hommes-liges. Nous n’avons pas fait un heureux voyage, en nous rendant à cette fête. »

Elle dit: « Soyez le bien-venu pour ceux qui vous voient volontiers. Moi je ne vous salue pas pour l’amitié que vous me portez. Dites-moi, que m’apportez-vous de Worms d’outre-Rhin, pour que vous soyez tellement le bien-venu pour moi ?

« — Que signifient ces paroles ? répondit Hagene ; est-ce que les guerriers doivent maintenant vous apporter des présents ? Je vous savais très-riche, si j’ai bien compris ce qu’on m’a dit, et c’est pourquoi je n’ai pas apporté avec moi en ce pays de présents pour vous.

« — Eh bien ! maintenant vous m’en direz davantage. Le trésor des Nibelungen, qu’en avez-vous fait ? Il m’appartenait, vous le savez très-bien. Voilà ce que vous auriez dû m’apporter, ici, au pays d’Etzel.

« — En vérité, ma dame Kriemhilt, il y a bien des jours que je n’ai visité le trésor des Nibelungen. Mes maîtres m’ordonnèrent de le couler dans le Rhin, et là il doit rester jusqu’au dernier jour. »

La Reine reprit: « Je l’avais bien pensé ! Vous ne m’avez rien apporté en ce royaume, de tous ces biens qui étaient à moi et dont je disposais. Et à cause de cela, j’ai eu grande affliction et mainte sombre journée.

« — Je vous apporte le diable, dit Hagene. Je suis assez chargé de mon bouclier, de ma cotte de mailles, de mon heaume si brillant et de mon épée en ma main ; voilà pourquoi je ne vous apporte rien.

« Je ne parle pas de la sorte parce que je désire plus d’or. J’en ai tant à donner que je puis me passer de vos dons. Un meurtre et deux vols, commis à mes dépens, voilà ce dont moi, infortunée, je voudrais recevoir satisfaction. »

Alors la Reine s’adressa à tous les guerriers: « On ne portera aucune arme dans la salle. Vous, héros, vous me les remettrez. Je les ferai bien garder. » — Par ma foi, dit Hagene, il n’en sera point ainsi.

« Non, douce fille de Roi, je ne désire point cet honneur, que vous portiez au logis mon bouclier et les autres pièces de mon armure. Vous êtes une Reine ! Mon père ne m’apprit pas cela. Je veux être mon propre camérier !

« — Hélas ! ô douleur ! dit dame Kriemhilt, pourquoi mon frère et Hagene ne veulent-ils pas donner à garder leurs boucliers ? Ils sont prévenus. Si je savais qui l’a fait, je le vouerais à la mort. »

À ces mots le seigneur Dietrîch répondit avec colère: « C’est moi qui ai averti ces riches et nobles princes et l’audacieux Hagene, le guerrier burgonde. Mais, femme de l’enfer, vous ne m’en ferez pas porter la peine. »

La femme d’Etzel fut saisie de confusion. Elle craignait terriblement Dietrîch. Elle le quitta aussitôt sans dire un mot ; mais elle lança sur ses ennemis des regards furieux.

En ce moment, deux guerriers se prirent par la main. L’un était le seigneur Dietrîch et l’autre Hagene. Le héros très-magnanime parla courtoisement: « Votre arrivée chez les Hiunen m’afflige véritablement, parce que la Reine vous a parlé de la sorte. » — Hagene de Troneje répondit: « Nous aviserons à tout cela. » Ils s’avancèrent chevauchant côte à côte, ces deux hommes vaillants. Ce que voyant, le roi Etzel se prit à interroger:

« Je voudrais bien savoir, dit le Roi très-puissant, quel est le chef que le sire Dietrîch a reçu là si amicalement. Il porte le cœur haut: quel que soit son père, il est certes un bon guerrier ! »

Un des fidèles de Kriemhilt répondit au Roi: « Il est né à Troneje. Son père se nomme Aldriân. Quelque gracieusement qu’il se comporte, c’est un homme terrible. Je vous ferai bientôt remarquer, que je ne vous ai pas menti.

« — Comment connaîtrais-je qu’il est si terrible ? » dit le Roi: il ignorait encore tous les piéges cruels dans lesquels la Reine entraîna depuis ses parents, au point qu’elle n’en laissa pas un s’en retourner de chez les Hiunen.

« Je connais bien Aldriân, car il fut mon homme-lige. Il s’acquit ici, près de moi, gloire et grand honneur. Je le fis chevalier et lui donnai mon or. Comme il m’était fidèle, je lui devais être attaché ; c’est pourquoi je connais tout ce qui regarde Hagene. Deux beaux enfants étaient en otages chez moi, lui et Walter d’Espagne. Ici ils devinrent hommes. Je renvoyai Hagene en sa patrie. Walter s’enfuit avec Heltegunt. »

Il se remémorait ainsi des faits qui s’étaient passés autrefois. Il revoyait son ami de Troneje, qui dans sa jeunesse lui avait rendu de grands services. Bientôt, en sa vieillesse, Hagene lui tua maint ami très-chéri.

XXIII

Les deux héros dignes de louange se quittèrent, Hagene de Troneje et le seigneur Dietrîch. L’homme-lige du roi Gunther regarda par-dessus son épaule pour chercher un compagnon de guerre, qu’il trouva aussitôt.

Il vit, se tenant près de Gîselher, Volkêr le beau joueur de viole. Il le pria de l’accompagner, car il connaissait bien son humeur belliqueuse. Volkêr était de tout point un chevalier bon et vaillant.

Ils laissèrent les chefs à la cour. On les vit partir seuls, à eux deux, traverser la cour et se diriger à quelque distance de là vers un vaste palais. Les guerriers d’élite ne craignaient l’inimitié de personne.

Ils s’assirent devant cette demeure, sur un banc, en face d’une salle où se tenait Kriemhilt. Leurs magnifiques armures répandaient leur éclat autour de leur personne. Beaucoup de ceux qui les voyaient auraient voulu les connaître.

Les Hiunen considéraient avec stupéfaction les audacieux héros, comme on considère des bêtes fauves. La femme d’Etzel les regarda par la fenêtre. L’âme de la belle Kriemhilt fut affligée à leur vue.

Cela la faisait penser à ses souffrances ; elle se prit à pleurer. Les hommes d’Etzel s’étonnaient de ce qui pouvait ainsi assombrir son cœur. Elle dit: « Hagene en est la cause, héros vaillants et bons. »

Ils répondirent à la dame: « Comment cela s’est-il fait ? car naguère encore nous vous avons vue joyeuse. Quelque brave que soit celui qui vous a affligée, dites-nous de vous venger, et il lui en coûtera la vie.

« —À celui qui vengera mon offense, toujours je serai obligée. Je suis prête à lui accorder tout ce qu’il désirera. Je vous en prie à genoux, ajouta la femme du Roi, vengez-moi de Hagene, et qu’il perde la vie ! »

Aussitôt soixante hommes hardis ceignirent l’épée. Pour l’amour de Kriemhilt, ils voulaient aller trouver Hagene et tuer ce guerrier très-vaillant, ainsi que le joueur de viole. Ils se consultèrent à cet effet.

La Reine, voyant la troupe si peu nombreuse, dit aux guerriers d’une humeur irritée: « Quittez la résolution que vous avez prise. Jamais vous ne pourriez lutter en si petit nombre contre le terrible Hagene.

« Mais quelque vaillant et quelque fort que soit Hagene de Troneje, celui qui est assis près de lui, Volkêr le joueur de viole est encore beaucoup plus fort. C’est un homme terrible. Non, vous ne devez pas attaquer si légèrement ces héros. »

Quand ils entendirent cela, un plus grand nombre d’entre eux, quatre cents s’armèrent. La superbe Reine se réjouissait à l’idée du mal qu’elle allait infliger à ses ennemis. Il en résulta maints soucis aux guerriers.

Quand elle vit sa troupe bien armée, la Reine parla aux héros rapides: « Maintenant, attendez encore. Demeurez ici en paix. Je m’avancerai portant la couronne, vers mes ennemis.

« Je reprocherai à Hagene de Troneje, l’homme de Gunther le mal qu’il m’a fait. Je le connais si outrecuidant qu’il ne me le déniera pas. Mais aussi le mal qui lui en arrivera ne m’affligera guère. »

Le joueur de viole, cet homme prodigieusement brave, voyant la noble Reine descendre les degrés pour sortir du palais, s’adressa à son compagnon d’armes:

« Voyez, ami Hagene, comme elle s’avance superbe, celle qui nous a invités traîtreusement en ce pays. Jamais je ne vis avec femme de roi marcher tant d’hommes portant l’épée à la main et armés en guerre.

« Savez-vous, ami Hagene, s’ils ont de la haine contre vous ? S’il en est ainsi, je vous conseille de bien veiller à votre vie et à votre honneur. Oui, cela me paraît sage, car, si je ne m’abuse, ils ont le cœur irrité.

« Et tous sont larges d’épaules, et il est temps pour celui qui veut se défendre ! Je crois qu’ils portent leurs brillantes cottes de mailles, mais personne ne m’a dit à qui ils en veulent. »

Hagene, l’homme hardi, répondit l’âme ulcérée: « Je sais bien que c’est pour m’attaquer qu’ils ont pris en main leurs armes brillantes ; mais je puis encore leur échapper et retourner au pays des Burgondes.

« Maintenant, dites-moi, ami Volkêr, consentez-vous à me secourir, si les hommes de Kriemhilt veulent m’attaquer ? Au nom de l’amitié que vous me portez, répondez ; moi désormais je vous serai toujours fidèlement dévoué.

« — Certes, je vous viendrai en aide, dit le joueur de viole. Et quand je verrais marcher contre nous le Roi avec tous ses hommes, tant que je vivrai, je ne reculerai pas d’un pied de vos côtés, par crainte.

« — Maintenant, très-noble Volkêr, je rends grâces au Dieu du ciel. Quand ils m’attaqueraient, quel autre secours dois-je désirer ? Puisque vous voulez me venir en aide, ainsi que je l’apprends, l’affaire deviendra très-périlleuse pour ces guerriers.

« — Levons-nous de notre siége, ajouta le joueur de viole. Elle est reine. Si elle passe devant nous, rendons-lui honneur, c’est une femme noble. Et ainsi on prisera davantage nos personnes.

« — Non, pour l’amour de moi, dit Hagene. Ils pourraient croire, ces hommes, que j’agis par crainte et que je veux m’en aller. Jamais, pour aucun d’entre eux, je ne me lèverai de mon siége.

« Certes il nous convient de laisser là cette courtoisie. Pourquoi ferais-je honneur à qui me porte de la haine ? Jamais je ne le ferai, tant que la vie me restera. Et d’ailleurs je m’inquiète peu de l’inimitié de la femme du roi Etzel. »

L’arrogant Hagene pose sur ses genoux une épée très-brillante ; sur le pommeau se détache un jaspe éclatant, plus vert que l’herbe. Kriemhilt reconnut bien que c’était celle de Sîfrit.

En reconnaissant l’épée, toute sa douleur la reprit. La poignée était d’or, le fourreau, un galon rouge. Cela lui rappela ses malheurs ; elle se mit à pleurer. Je pense que Hagene le hardi avait ainsi agi à dessein.

Volkêr le rapide plaça près de lui sur le banc un archet puissant, long et fort, tout semblable à un glaive large et acéré. Les deux chefs superbes étaient là assis sans nulle peur.

Ces deux hommes audacieux étaient si altiers, qu’ils ne voulurent point se lever de leur siége par crainte de qui que ce fût. La noble Reine passa devant eux et leur fit un salut plein de haine.

Elle parla: « Maintenant, sire Hagene, qui vous a envoyé quérir, que vous ayez osé chevaucher en ce pays, vous, qui savez bien tout le mal que vous m’avez fait. Avec un peu de bon sens, vous eussiez bien pu renoncer à ce voyage.

« — Personne ne m’a envoyé quérir, répondit Hagene, mais on a invité en ce pays trois chefs qui sont mes maîtres. Je suis leur homme-lige, et en de semblables voyages de cour, je suis rarement resté en arrière. »

Elle reprit: « Mais dites-moi plus: pourquoi avez-vous agi de façon à toujours provoquer ma haine ? Vous avez tué Sîfrit, mon époux bien-aimé, dont je déplorerai de plus en plus la mort jusqu’à ma fin. »

Il dit: « En voilà assez, n’en dites pas davantage. Oui, je suis ce Hagene, qui a tué Sîfrit, le héros au bras puissant. Ah ! comme il a payé cher les paroles injurieuses que dame Kriemhilt a adressées à la belle Brunhilt !

« Oui, sans mentir, cela est ainsi, puissante Reine ; c’est moi qui suis la cause de tous vos maux. Maintenant en tire vengeance qui veut, homme ou femme. Je ne veux pas le nier, je vous ait fait grand dommage. »

Elle reprit: « Vous l’entendez, guerriers, il ne désavoue pas tous les maux qu’il m’a causés. Maintenant, hommes d’Etzel, je ne m’inquiète plus de ce qui pourra en résulter pour lui. » Ces guerriers audacieux commencèrent de s’entre-regarder.

XXIV

Hagene, le brave ménestrel, Volkêr son ami passent la nuit aux portes extérieures de la salle à veiller pour les Burgondes.

Volkêr s’assit sur une pierre sous la porte du palais ; jamais il n’exista un plus généreux joueur de viole ; il tira des cordes de son instrument des sons si doux, que les fiers étrangers remercièrent Volkêr ! Il endormit sur sa couche maint guerrier plein de soucis. Les guerriers de Kriemhilt viennent au milieu des ténèbres pour égorger les Burgondes assoupis. La voix de Volkêr les fait fuir: « Mais ma cuirasse se refroidit tellement, dit-il, que je pense que la nuit va finir. » Le matin, Hagene et Volkêr appelés à l’église par le bruit des cloches, vont se ranger avec leurs guerriers devant la porte de la cathédrale. Kriemhilt dévorant du regard Hagene, froisse en passant les guerriers de son pays. Un tournoi commence sous les yeux du roi et de Kriemhilt ! Volkêr perce de sa lance par hasard le plus beau des guerriers de Kriemhilt ; que de pleurs coulent des yeux des femmes ! Kriemhilt s’adresse successivement à tous les chefs de son parti ; ils refusent tous d’attaquer déloyalement Hagene et ses guerriers ; un sentiment très-vif d’honneur les retient tous. Kriemhilt désespère de trouver un vengeur, cependant au prix d’une belle veuve qu’elle lui promet, elle décide Blœde à élever une rixe et à faire naître l’occasion d’un combat.

Quand le seigneur Blœde connut la récompense, cette dame lui plaisant à cause de sa beauté, il se prépara à obtenir la femme charmante en combattant. Mais le guerrier devait perdre la vie dans cette entreprise.

Il dit à la Reine: « Rentrez dans la salle ; avant que personne ne puisse s’en douter, je provoquerai une lutte. Il faut que Hagene expie le mal qu’il vous a fait. Je vous livrerai lié l’homme-lige du roi Gunther.

« — Maintenant, vous tous qui êtes à moi, armez-vous, s’écria Blœde. Nous irons trouver nos ennemis dans leur logis. La femme d’Etzel l’exige de moi. C’est pourquoi, ô héros, nous devons tous exposer notre vie. »

La Reine quittant Blœde prêt à combattre, alla à table avec Etzel et avec ses hommes. Elle avait préparé une terrible trahison contre les étrangers.

Je veux vous dire comment elle se rendit au banquet. On voyait des rois puissants la précéder, portant la couronne, puis maints hauts princes et d’illustres guerriers rendre de grands honneurs à la Reine.

Le Roi fit donner des siéges dans la salle à tous ses hôtes, plaçant près de lui les meilleurs et les plus élevés en dignité. Il fit servir des mets différents aux chrétiens et aux païens, mais de tout avec profusion. Ainsi le voulait ce roi sage.

Le reste de leur suite mangea dans son logement. On avait mis près d’eux des serviteurs, qui devaient leur fournir des mets avec empressement. Bientôt cette hospitalité et cette joie furent remplacées par des gémissements.

Comme on ne pouvait autrement provoquer le combat, Kriemhilt — son ancienne douleur était toujours là au fond de son âme — fit porter à table le fils d’Etzel. Comment, pour se venger, une femme pourrait-elle agir plus cruellement ?

Voici venir aussitôt quatre hommes-liges d’Etzel. Ils portèrent Ortlieb, le jeune prince, à la table du Roi, où Hagene était également assis. L’enfant devait mourir sous les coups de sa haine mortelle.

Quand le Roi vit son fils, il parla affectueusement aux parents de sa femme: « Voyez, mes amis, c’est mon fils unique, celui de votre sœur. Aussi tous vous serez bons pour lui.

« S’il se développe en raison de son origine, il deviendra un homme hardi, puissant et très-noble, fort et bien fait. Si je vis encore quelque temps, je lui donnerai douze royaumes, et alors la main du jeune Ortlieb pourra bien vous servir.

« C’est pourquoi, je vous en prie, mes chers amis, quand vous retournerez vers le Rhin, emmenez avec vous le fils de votre sœur et agissez avec affection envers cet enfant.

« Élevez-le dans des idées d’honneur, jusqu’à ce qu’il devienne homme. Et si quelqu’un en votre pays vous a offensés, il vous aidera à vous venger, quand ses forces seront venues. » Kriemhilt, la femme du roi Etzel, entendit ce discours.

« — Oui, ces guerriers pourront se confier en lui, dit Hagene, s’il atteint l’âge d’homme ; mais ce jeune roi est prédestiné à périr vite. On me verra rarement aller à la cour d’Ortlieb. »

Le roi fixa les yeux sur Hagene ; ce discours l’affligeait. Le noble prince ne répondit rien, mais ces paroles troublèrent son âme et assombrirent son humeur. Les intentions de Hagene ne s’accordaient pas avec ces divertissements.

Ce que Hagene avait dit de l’enfant affligea tous les chefs, ainsi que le Roi. Ils étaient mécontents de devoir le supporter. Ils ignoraient ce que devait faire bientôt ce guerrier.

Beaucoup de ceux qui l’entendirent étaient si irrités qu’ils auraient voulu l’attaquer à l’instant. Le Roi lui-même l’eût fait, si son honneur le lui eût permis. Il était poussé à bout. Mais bientôt Hagene fit plus encore: il tua l’enfant sous ses yeux.

XXV

Les hommes de Blœde étaient prêts. Ils s’avancèrent au nombre de mille, revêtus de hauberts, vers le lieu où Dancwart était à table avec les varlets. La plus grande animosité éclata entre les guerriers.

Quand le sire Blœde passa devant les tables, Dancwart, le maréchal, le reçut avec empressement: « Soyez le bien-venu ici, mon seigneur Blœde. Je m’étonne de ce qui se passe, et qu’allez-vous m’apprendre ?

« — Il ne t’est point permis de me saluer, dit Blœde, car ma venue doit t’apporter la mort, à cause de ton frère Hagene qui a tué Sîfrit. Il faut que les Hiunen t’en fassent porter la peine à toi et à maint autre guerrier.

« — Oh ! non pas, seigneur Blœde, dit Dancwart, car ainsi nous pourrions bientôt nous repentir de notre voyage à cette cour. J’étais encore un petit enfant quand Sîfrit perdit la vie ; j’ignore ce que me reproche la femme du roi Etzel.

« — Je ne puis t’en dire davantage à ce sujet, tes parents Gunther et Hagene commirent le crime ; maintenant défendez-vous, étrangers. Vous ne pouvez en réchapper. Il faut que votre mort serve de satisfaction à Kriemhilt.

« — Ainsi vous ne voulez point renoncer à vos projets ? dit Dancwart. J’ai regret de mes excuses. J’aurais mieux fait de me les épargner. » Le guerrier rapide d’un bond se leva de table. Il tira une épée acérée qui était forte et longue, et il asséna sur Blœde un coup si prompt de cette épée, qu’à l’instant sa tête vola à ses pieds. « Ce sera là la dot, dit Dancwart le héros, pour la fiancée de Nuodunc, à qui tu voulais offrir ton amour.

« On peut la fiancer demain à un autre époux, et s’il veut avoir le don des fiançailles, on le traitera de la même façon. » Un Hiune qui lui était dévoué lui avait dit que la Reine leur préparait de mortelles embûches.

Quand les fidèles de Blœde le virent étendu mort, ils ne voulurent point épargner plus longtemps les étrangers.

Dancwart cria à haute voix à tous les gens de la suite: « Vous voyez bien, nobles varlets, comme il en ira avec nous. Ainsi donc, étrangers que nous sommes, défendons-nous bien. Certes nous sommes en péril, quoique Kriemhilt nous ait invités si gracieusement. »

Ceux qui n’avaient point d’épée prirent les bancs et soulevèrent de dessous les pieds maints longs escabeaux. Les varlets burgondes ne voulaient point reculer. Les lourdes chaises bosselèrent maintes cuirasses.

Ah ! comme ces serviteurs, loin de leur patrie, se défendirent furieusement ! Ils repoussèrent les gens armés hors du bâtiment. Cinq cents d’entre ceux-ci ou même plus restèrent morts sur la place. Tous les gens de la suite étaient humides et rouges de sang.

Cette terrible nouvelle fut racontée aux guerriers d’Etzel, — c’était pour eux une amère douleur, — que Blœde et ses hommes avaient été tués, et que c’étaient le frère de Hagene et les varlets qui l’avaient fait.

Avant que le Roi s’en aperçût, les Hiunen animés par la haine se réunirent au nombre de deux mille ou même plus. Ils allèrent aux varlets, — il devait en être ainsi, — et de toute la suite n’en laissèrent pas échapper un seul.

Les infidèles amenèrent une puissante armée devant ce bâtiment. Les serviteurs étrangers se défendirent bravement, mais à quoi bon leurs valeureux efforts ? ils devaient succomber. Peu de temps après, on en vint à une terrible catastrophe.

Vous pouvez ouïr des merveilles d’un événement épouvantable. Neuf mille serviteurs étaient couchés à terre massacrés, ainsi que douze chevaliers hommes-liges de Dancwart. On le vit tout seul résister encore aux ennemis.

Le bruit s’apaisa ; le fracas cessa. Dancwart, la bonne épée, regarda par-dessus son épaule et s’écria: « Malheur ! que d’amis j’ai perdus ! Maintenant je dois tout seul, hélas ! tenir tête à l’ennemi. »

Les coups d’épée tombaient pressés sur son corps. Mainte femme de héros pleura ce moment: levant son bouclier il en serra plus fort les courroies et fit ruisseler des flots de sang sur plus d’une cotte de mailles.

« Malheur à moi ! quelle souffrance, s’écria le fils d’Aldriân. Maintenant reculez, guerriers Hiunen ! Laissez-moi prendre de l’air ; que le vent me rafraîchisse, car je suis fatigué du combat. » Et l’on vit le héros s’avancer bravement.

Ainsi épuisé de la lutte, il s’élança hors de ce logis. Que d’épées résonnèrent sur son heaume ! Ceux qui n’avaient pas vu les merveilles faites par son bras, bondirent à l’encontre du guerrier du pays burgonde.

« Dieu veuille, dit Dancwart, que je puisse avoir un messager, pour faire savoir à mon frère Hagene en quelle extrémité me réduisent ces assaillants. Il me délivrerait d’eux ou il tomberait tué à mes côtés. »

Les Hiunen répondirent: « Tu seras, toi, le messager, quand nous te porterons mort devant ton frère. Alors l’homme-lige de Gunther connaîtra enfin la douleur. Tu as causé ici tant de maux au roi Etzel ! »

Il reprit: « Cessez vos menaces et éloignez-vous de moi, ou je rendrai encore la cuirasse de plus d’un humide de sang. J’irai raconter moi-même la nouvelle à la cour et je me plaindrai à mon seigneur de vos furieuses attaques. »

Il se défendit si vigoureusement contre les hommes d’Etzel qu’ils n’osèrent plus attaquer avec l’épée. Ils lancèrent leurs piques dans son bouclier, qui en devint si lourd, qu’il dut le laisser tomber de son bras.

Ils crurent bien le vaincre, maintenant qu’il ne portait plus son bouclier. Mais que de profondes blessures il leur fit à travers leurs heaumes ! Maint homme hardi tomba devant lui. L’audacieux Dancwart en acquit beaucoup de gloire.

Des deux côtés ils s’élancèrent sur lui, mais plus d’un s’était avancé trop vite au combat. Il courut devant ses ennemis, comme devant les chiens fuit le sanglier dans la forêt. Pouvait-il se montrer plus brave ?

Il marqua sa route, en la rendant humide du sang qu’il versait. Un seul guerrier a-t-il jamais combattu ses ennemis mieux qu’il ne le fit ? On vit le frère de Hagene se diriger fièrement vers la cour.

Sommeliers et échansons entendant le retentissement des épées, jetèrent hors de leurs mains le vin et les mets qu’ils apportent aux convives. Il rencontra devant les degrés maint ennemi vigoureux.

« Comment donc ! sommeliers, dit le héros fatigué, songez à servir convenablement vos hôtes, apportez de bons mets à ces seigneurs et laissez-moi porter des nouvelles à mes maîtres chéris. »

Parmi ceux qui, confiants en leur force, s’avancèrent devant les marches, il en frappa quelques-uns de si lourds coups d’épée, que tous par crainte remontèrent les degrés. Sa force puissante avait accompli de grands prodiges.

Quand l’audacieux Dancwart pénétra sous la porte, il ordonna à la suite d’Etzel de reculer. Tout son vêtement était couvert de sang ; il portait nue en sa main une épée très-acérée.

Au moment même où Dancwart se présentait à la porte, on portait çà et là, de table en table, Ortlieb, le prince de haute lignée. Ces horribles nouvelles causèrent la mort du petit enfant.

Dancwart cria à haute voix au guerrier: « Frère Hagene, vous restez trop longtemps assis. Je me plains à vous et au Dieu du ciel de notre détresse. Chevaliers et varlets ont été massacrés en leur logis. »

L’autre lui répondit:

« Qui a fait cela ?

« — C’est le sire Blœde avec ses hommes. Mais aussi il l’a payé cher, je veux bien vous le dire: de ma main je lui ai abattu la tête.

« — C’est un léger malheur, dit Hagene, quand on vous apprend qu’un guerrier a perdu la vie par la main d’un héros. Les belles femmes auront d’autant moins à le plaindre.

« — Mais, dites-moi, frère Dancwart, comment êtes-vous si rougi de sang ? J’imagine que de vos blessures vous souffrez grande douleur. Qui que ce soit, dans ce pays, qui vous les a faites, quand le mauvais démon lui viendrait en aide, il devrait le payer de sa vie.

« — Vous me voyez sain et sauf. Mes habillements sont humides de sang. Mais cela m’est venu des blessures d’autres guerriers. J’en ai tué un si grand nombre aujourd’hui, que je ne saurais les compter, dussé-je faire mon serment. »

Hagene parla:

« Frère Dancwart, garde-nous la porte et ne laisse pas sortir un seul de ces Hiunen. Je veux parler à ces guerriers, ainsi que la nécessité nous y oblige. Nos gens de service ont reçu d’eux une mort imméritée.

« — Puisque je suis camérier, répondit l’intrépide jeune homme, — et il me semble que je saurai bien servir de si puissants rois, — je garderai ces marches à mon honneur. » Rien ne pouvait être plus funeste pour les guerriers de Kriemhilt.

Hagene reprit la parole:

« — Je m’étonne grandement de ce que ces Hiunen murmurent entre eux. Je pense qu’ils se passeraient volontiers de celui qui garde la porte et qui a apporté ici aux Burgondes la fatale nouvelle.

« — Il y a longtemps que j’ai entendu dire que Kriemhilt ne pouvait oublier ses afflictions de cœur. Maintenant buvons à l’amitié et payons l’écot du vin du roi. Et d’abord, au jeune prince des Hiunen ! »

Et Hagene, ce brave héros, frappa l’enfant Ortlieb si terriblement, que le sang jaillit le long de son épée sur ses mains, et que la tête sauta jusque sur les genoux de sa mère. Alors commença parmi ces guerriers un grand et effroyable carnage.

Il asséna sur le maître qui soignait l’enfant un si fort coup de son épée, qu’à l’instant sa tête tomba devant la table. C’était une triste récompense qu’il donnait là à ce maître.

Voyant près de la table d’Etzel un ménestrel, il s’élance vers lui, dans sa fureur, et lui abat la main droite sur sa viole:

« — Voilà pour ton message dans le pays des Burgondes.

« — Hélas ! mes mains, s’écria Werbel. Seigneur Hagene de Troneje, que vous ai-je fait ? Je vins en toute loyauté au pays de vos maîtres. Et maintenant que j’ai perdu ma main, comment ferai-je résonner les accords ? »

Et quand il n’eût jamais plus joué de la viole, qu’importait à Hagene ! Plein de fureur, il fit aux guerriers d’Etzel de profondes et mortelles blessures et en tua beaucoup. Ah ! dans cette salle il en mit tant à mort !

Volkêr, le très-agile, se leva de table d’un bond, et son archet résonnait fortement en sa main. Le ménestrel de Gunther joua des airs effrayants. Ah ! que d’ennemis il se fit parmi les Hiunen hardis !

Les trois nobles rois se levèrent aussi de table ; ils auraient aimé séparer les combattants, avant que de plus grands malheurs n’arrivassent. Mais, malgré toute leur bonne volonté, ils ne purent rien empêcher, tant était terrible la colère de Volkêr et de Hagene.

Le seigneur du Rhin, voyant qu’il ne pouvait arrêter le combat, fit lui-même maintes larges blessures à travers les cottes de mailles polies de ses ennemis. C’était un héros adroit: il le fit voir d’une effroyable façon.

Le fort Gêrnôt s’élança aussi dans le combat. Avec l’épée tranchante que lui avait donnée Ruedigêr, il mit à mort plus d’un Hiune. Il causa de terribles maux aux guerriers d’Etzel.

Le plus jeune fils de dame Uote se jeta aussi dans la mêlée. Il poussa son glaive magnifique à travers les heaumes des fidèles d’Etzel, du Hiunen-lant. La main du valeureux Gîselher accomplit maints prodiges.

Quelque braves qu’ils fussent tous, les rois et leurs hommes, on vit avant tous les autres, Gîselher, ce bon héros, se tenir au premier rang en face des ennemis ! Il en renversa plus d’un dans le sang avec une force terrible.

Les hommes d’Etzel se défendirent aussi vigoureusement. On voyait les étrangers parcourir la salle royale, hachant autour d’eux avec leurs épées étincelantes. De tous côtés on entendait un effroyable bruit de cris et de clameurs.

Ceux qui étaient dehors voulaient pénétrer à l’intérieur, où étaient leurs amis. Mais ils gagnaient peu de terrain du côté de la porte. Ceux qui étaient dans la salle en auraient voulu sortir ; mais Dancwart n’en laissa aucun ni monter ni descendre les degrés.

Il en résulta une grande presse vers la porte, et les épées retentissaient en tombant sur les casques. Le hardi Dancwart fut en grand danger ; mais son frère y veilla, ainsi que le lui commandait son affection.

Hagene cria très-haut à Volkêr:

« Voyez-vous là-bas, compagnon, mon frère lutter contre les Hiunen sous leurs coups redoublés ? Ami, sauve-moi mon frère, ou nous perdrons ce héros.

« — Certes, je le ferai », dit le joueur de viole, et il se mit en marche à travers le palais, jouant de l’archet. Une épée de fin acier résonnait en sa main à coups pressés. Les guerriers du Rhin le remercièrent avec empressement.

Volkêr le hardi dit à Dancwart:

« Vous avez supporté aujourd’hui de terribles attaques ; votre frère me prie d’aller à votre secours. Voulez-vous vous placer dehors, moi je me mettrai en dedans de la salle. »

Dancwart le rapide se plaça en dehors de la porte, et il repoussait des degrés quiconque se présentait pour y monter. On entendait ses armes retentir aux mains du héros. Ainsi faisait à l’intérieur, Volkêr du pays burgonde.

Le brave ménestrel cria au-dessus des têtes de la foule:

« La salle est bien fermée, ami sire Hagene. Oui, les mains de deux héros ont mis le verrou à la porte d’Etzel ; elles valent bien mille barreaux. »

Quand Hagene de Troneje vit la porte si bien gardée, il jeta son bouclier sur l’épaule, le vaillant et illustre guerrier. Puis il se mit à tirer vengeance du mal qu’on leur avait fait. Alors ses ennemis perdirent tout espoir de conserver l’existence.

Quand le seigneur de Vérone vit que Hagene, le fort, brisait tant de casques, il sauta sur son banc, le roi des Amelungen, et s’écria:

« Oui, Hagene verse la plus déplorable des boissons. »

Le souverain du pays avait de grands soucis, il n’en pouvait être autrement. — Ah ! que d’amis chéris furent tués sous ses yeux, — et lui-même échappa, à grand’peine, à ses ennemis. Il était assis là plein d’angoisses: à quoi lui servait d’être roi ?

Kriemhilt, la riche, appela Dietrîch:

« Venez à mon aide, noble chevalier, sauvez-moi la vie au nom de tous les princes du pays des Amelungen, car si Hagene m’atteint, je serai tuée à l’instant.

« — Comment vous aiderais-je ici, dit le seigneur Dietrîch, ô noble reine ? Je veille pour moi-même ! Les hommes de Gunther sont si animés de fureur, qu’en ce moment je ne puis sauver personne.

« — Oh ! si vraiment, sire Dietrîch, noble et bon chevalier, montrez aujourd’hui votre vertu et votre courage, en m’aidant à sortir d’ici, ou bien j’y trouverai la mort. La crainte de ce danger m’oppresse. Oui ! ma vie est en danger !

« — Je veux bien essayer si je puis vous être de quelque secours ; car de longtemps je n’ai vu tant de vaillants chevaliers si furieux. Oui, je vois sous les coups d’épée le sang jaillir à travers les casques ! »

Ce guerrier d’élite se mit à élever une voix si puissante, qu’elle résonnait comme le son d’une corne de bison et que le vaste Burg en retentit. La force de Dietrîch était démesurément grande.

Gunther, entendant crier cet homme dans cette terrible tempête, se mit à écouter et dit:

« La voix de Dietrîch est venue à mon oreille. Je crois que nos guerriers lui auront tué quelqu’un des siens.

« Je le vois sur la table faire signe de la main. Amis et parents du pays burgonde, cessez le combat ; laissez-moi voir et écouter ce que mes hommes ont fait ici à ce guerrier. »

Le roi Gunther priant et commandant, ils arrêtèrent leurs épées au fort de la mêlée. Il se fit un effort plus grand encore pour que personne ne frappât plus. Gunther demanda en hâte au chef de Vérone de quoi il s’agissait, et il dit:

« Très-noble Dietrîch, qu’est-ce que mes amis vous ont fait ici ? Je suis prêt à en faire amende honorable et à composer avec vous. Quoi qu’on vous ait fait, c’est pour moi une peine très-amère. »

Le seigneur Dietrîch parla:

— « Il ne m’est rien arrivé. Laissez-moi sortir de la salle et quitter en paix cette rude mêlée avec ma suite. En vérité, je vous en serai toujours obligé. »

Le guerrier Wolfhart s’écria:

« Pourquoi si vite supplier ? Ce ménestrel n’a pas si bien fermé la porte, que nous ne l’ouvrions assez large pour pouvoir en sortir.

« — Taisez-vous donc, dit le seigneur Dietrîch, vous faites le diable ! »

Le roi Gunther répondit:

« Certes, je veux vous le permettre. Emmenez hors de ce palais peu ou beaucoup de gens, excepté mes ennemis. Ceux-là resteront ici ; car ils m’ont fait trop de mal ici au pays des Hiunen. »

Quand il entendit cela, Dietrîch prit à son bras la noble reine, dont l’angoisse était grande, et de l’autre côté il emmena Etzel. Et maints superbes guerriers l’accompagnèrent.

Le noble margrave Ruedigêr prit la parole:

« Si quelqu’un de plus parmi ceux qui sont prêts à vous servir, peut sortir de la salle, faites-le nous savoir. Une paix constante doit régner entre bons amis. »

Gîselher du pays burgonde répondit:

« Paix et concorde régneront entre nous, puisque vous et vos hommes vous nous êtes fidèles. C’est pourquoi sortez d’ici avec vos amis sans nulle inquiétude. »

Quand le seigneur Ruedigêr quitta la salle, cinq cents hommes ou même davantage le suivirent. Les chefs y avaient consenti en toute confiance. Depuis il en arriva grand dommage au roi Gunther.

Un guerrier d’entre les Hiunen, voyant Etzel marcher à côté de Ruedigêr, voulut profiter de l’occasion pour sortir ; mais le joueur de viole lui donna un coup tel que sa tête vola aux pieds d’Etzel.

Quand le souverain du pays fut enfin hors du palais, il se retourna, et considérant Volkêr:

« Malheur à moi, à cause de ces hôtes ! c’est une horrible calamité que tous mes guerriers doivent succomber sous leurs coups !

« Malheur à cette fête ! dit l’illustre roi ; il en est un dans la salle qui se bat comme un sanglier farouche ; il se nomme Volkêr et c’est un ménestrel. Je n’ai évité la mort qu’en échappant à ce démon.

« Ses chants ont une harmonie funèbre, ses coups d’archet sont sanglants, et à ses accords maints guerriers tombent morts. Je ne sais pas pourquoi ce joueur de viole nous en veut, mais jamais je n’eus d’hôte qui me fît tant de mal. »

Le seigneur de Vérone et Ruedigêr, ces illustres guerriers, se rendirent en leur logis. Ils ne voulaient point se mêler de la lutte, et ils ordonnèrent à leurs hommes de ne point rompre la paix.

Et si les Burgondes avaient pu prévoir tous les malheurs qui devaient leur arriver par la main de ces deux hommes, ceux-ci ne seraient point si facilement sortis du palais. Ils eussent d’abord fait sentir à ces braves la force de leurs bras.

Ils avaient laissé sortir de la salle ceux qu’ils voulaient. Alors un effroyable tumulte s’éleva dans cette enceinte. Les étrangers se vengèrent de tout ce qui leur était arrivé. Que de casques il brisa, Volkêr le très-hardi !

Gunther, l’illustre roi, se tourna vers l’endroit d’où venait le bruit:

« Entendez-vous, Hagene, ces chants que Volkêr chante aux Hiunen, quand ils s’approchent des degrés. Son archet est trempé dans le sang.

« — Je regrette vivement, dit Hagene, d’être jamais resté en ma demeure séparé de ce guerrier. J’étais son compagnon et lui le mien. Si jamais nous rentrons dans notre patrie, je veux être encore son ami fidèle.

« Maintenant, vois, noble roi, combien Volkêr t’est dévoué ; il mérite largement ton or et ton argent. Son archet coupe le dur acier. Il brise sur les casques les ornements au loin étincelants.

« Jamais je ne vis joueur de viole combattre aussi bravement que l’a fait le guerrier Volkêr aujourd’hui. Ses chansons retentissent à travers heaume et bouclier. Oui, il doit monter de bons chevaux et porter de magnifiques vêtements. »

De tous les parents et de tous les amis des Hiunen, aucun n’avait échappé. Le bruit cessa, car nul ne combattait plus. Ces héros hardis et adroits déposèrent les épées qu’ils tenaient en leurs mains.

XXVI

La ruine et le sac de Troie dans l’Iliade n’est pas plus lamentable que cette vengeance de Kriemhilt ; onze mille hommes y succombèrent ; le champ de fête fut un champ de mort. Le récit en est lugubre.

Irinc blessa Hagene à travers la visière de son casque, il porta cette blessure avec Waske qui était une excellente arme.

Quand le sire Hagene eut reçu ce coup, il fit tournoyer effroyablement son épée dans sa main. L’homme-lige d’Hâwart dut céder devant lui. Hagene, descendant l’escalier, se mit à le poursuivre.

Irinc, le très-hardi, leva son bouclier au-dessus de sa tête ; mais quand cet escalier eût eu trois fois plus de degrés, Hagene ne lui eût pas laissé porter un seul coup. Oh ! que de rouges étincelles jaillirent de son casque.

Irinc revint sain et sauf vers les siens, Kriemhilt apprit la nouvelle de la blessure qu’il avait faite à Hagene de Troneje, durant le combat: c’est pourquoi la Reine se prit à le remercier hautement.

« Que Dieu te récompense, Irinc, illustre et excellent héros ! Tu as consolé mon cœur et raffermi mon courage. Oui, je vois en ce moment l’armure de Hagene rougie de son sang. » Kriemhilt reconnaissante lui prit elle-même le bouclier de son bras.

« Remerciez-le modérément, dit Hagene. Veut-il encore tenter la lutte ? cela serait digne d’un guerrier, et alors s’il en survient, ce sera un vaillant homme ; ne vous réjouissez pas trop de la blessure que j’ai reçue.

« Si vous voyez ma cotte de mailles rougie de sang, cela m’excitera à donner la mort à plus d’un. Cette petite blessure anime ma colère pour la première fois. Le guerrier Irinc m’a bien légèrement atteint. »

Irinc du Tenelant se plaça contre le vent. Il se rafraîchit dans sa cotte de mailles et délia son heaume. Tout le monde disait que sa force était grande. Le margrave en conçut un indomptable orgueil.

Alors Irinc s’écria: « Mes amis, sachez qu’il faut que vous m’armiez à l’instant. Je veux encore essayer si je ne puis dompter cet homme outrecuidant. » Son bouclier était haché ; il en reçut un meilleur.

Bientôt le héros fut mieux armé qu’auparavant. Il saisit une lance puissante ; poussé par la haine, il voulait s’en servir pour abattre Hagene. Mais Hagene, l’homme très-hardi, allait le recevoir rudement.

Hagene, la bonne épée, ne l’attendit pas. Il bondit en bas des degrés à sa rencontre, lançant un javelot et brandissant son épée ; sa colère était terrible. La force d’Irinc ne lui servit guère.

Ils frappaient sur leurs boucliers au point que des flammes rougeâtres semblaient les allumer. L’homme-lige d’Hâwart reçut à travers bouclier et cuirasse une profonde blessure de l’épée de Hagene ; elle lui enleva la vie pour toujours.

Quand Irinc le guerrier sentit la blessure, il leva son bouclier à la hauteur de la visière de son casque. Le coup qu’il avait reçu lui semblait mortel. Pourtant, peu après, l’homme-lige de Gunther lui en porta un plus terrible.

Hagene trouva à ses pieds une pique tombée à terre ; il la lança sur Irinc, le héros du Tenelant, avec tant de force, que le bois lui sortait tout droit de la tête ; Hagene, le chef hardi, lui avait fait subir une mort cruelle.

Irinc fut obligé de reculer vers ceux du Tenelant. Avant de délier le heaume, on brisa le bois qui avait pénétré dans sa tête. La mort approchait. Ses parents se prirent à verser des larmes ; leur affliction était profonde.

Voici venir la Reine qui se penche sur lui. Elle commença de pleurer le fort Irinc ; elle s’affligeait de ses blessures. Sa douleur était poignante. Le noble et brave guerrier parla ainsi devant ses parents:

« Cessez vos plaintes, ô très-illustre femme ; à quoi peuvent servir vos pleurs ? Je dois perdre la vie par suite des blessures que j’ai reçues. La mort ne veut pas me laisser plus longtemps à votre service et à celui d’Etzel. »

Puis, il dit à ceux de Duringen et du Tenelant: « Vos mains ne recevront jamais les présents de la Reine, son or rouge et brillant. Et si vous attaquez Hagene, c’est comme si vous couriez au-devant de la mort. »

Sur ses joues pâlies, Irinc le très-vaillant, portait les signes de la mort. C’était pour tous une amère douleur que l’homme-lige d’Hâwart dût succomber. Ceux du Tenemark voulaient recommencer le combat.

Irnfrit et Hâwart s’élancèrent vers le palais avec mille hommes. On entendit de toutes parts, des cris effrayants, un grand et terrible fracas. Oh ! que de javelots acérés on lança aux Burgondes.

Irnfrit, le hardi, courut vers le ménestrel ; mais il reçut grand dommage de sa main. Le noble joueur de viole atteignit le landgrave à travers son casque épais ; il était au comble de la fureur.

Le seigneur Irnfrit frappa le hardi ménestrel si fort que sa cotte de mailles en fut lacérée, et que toute son armure fut couverte d’une flamme sanglante. Pourtant le landgrave tomba mort au pied du joueur de viole.

Hâwart et Hagene s’étaient rencontrés. Celui qui les vit assista à des prodiges. Aux mains de ces héros, les épées retombaient rapides, mais Hâwart devait succomber sous les coups de l’homme du pays burgonde.

Quand les Tenen et les Duringen virent leurs maîtres morts, une épouvantable mêlée s’engagea devant le palais avant que par la force de leurs bras ils pussent atteindre la porte. Maints heaumes et maints boucliers furent hachés en cet endroit.

« Arrière, s’écria Volkêr, et laissez-les entrer ; ils ne parviendront jamais au but qu’ils poursuivent. En peu de temps ils succomberont dans la salle, et ils gagneront en mourant les présents qu’a promis la Reine. »

Quand ces hommes audacieux eurent pénétré dans la salle, plus d’un eut la tête abattue et trouva la mort sous leurs coups précipités. Il se battit bien, le hardi Gêrnôt ; ainsi fit également Gîselher, la bonne épée.

Mille et quatre étaient entrés dans le palais. Les épées rapides en tournoyant lançaient des éclairs. Tous ceux qui étaient entrés furent tués. On put raconter des merveilles des Burgondes.

Le fracas s’apaisa: le silence se fit. De toutes parts le sang des guerriers morts coulait par les ouvertures et par les trous destinés à dégager les eaux. Voilà ce qu’avaient faits les bras puissants des hommes du Rhin.

Ceux du pays burgonde s’assirent pour se reposer. Ils déposèrent leurs armes et leurs boucliers ; mais le hardi ménestrel se tenait toujours debout devant le palais. Il attendait que quelqu’un osât encore venir l’attaquer.

Le Roi se lamentait désespéré et ainsi faisait la Reine. Vierges et femmes avaient l’âme déchirée. Je crois vraiment que la mort était liguée contre eux. Bientôt les étrangers tuèrent encore plus d’un guerrier.

« Maintenant déliez vos casques, dit Hagene le guerrier, moi et mon compagnon nous veillerons sur vous. Et si les hommes d’Etzel veulent encore tenter l’assaut, j’avertirai mes chefs le plus tôt que je pourrai. »

Maints bons chevaliers désarmèrent leur front. Ils s’assirent dans le sang, sur les corps meurtris de ceux que leurs mains avaient tués. Les nobles étrangers étaient surveillés par leurs ennemis.

Avant le soir, le Roi et la Reine firent en sorte que les guerriers Hiunen pussent tenter l’assaut avec plus de succès. On voyait réunis à leurs côtés plus de vingt mille hommes, qui devaient se rendre au combat.

Une épouvantable tempête se déchaîna contre les étrangers. Dancwart, le frère de Hagene, cet homme très-rapide, quitta ses maîtres et bondit devant la porte, en face des ennemis. On crut qu’il était tué ; mais il reparut sain et sauf.

La terrible lutte dura jusqu’à ce que la nuit y mît fin. Les étrangers se défendirent, ainsi qu’il convient à de bons héros, pendant tout un long jour d’été contre les hommes d’Etzel. Ah ! que de braves combattants tombèrent morts devant eux !

Ce fut au solstice d’été que ce grand massacre eut lieu, et que dame Kriemhilt vengea ses afflictions de cœur sur ses plus proches parents et sur maints guerriers. Depuis lors le roi Etzel ne connut plus la joie.

Elle n’avait point prévu un si grand carnage. Dans son cœur, elle avait espéré mener les choses à ce point que nul autre que le seul Hagene n’eût perdu la vie. Mais le mauvais démon étendit le désastre sur tous.

XXVII

On tente un accommodement ; Kriemhilt s’y oppose ; elle veut le sang d’Hagene à tout prix. Le jeune Gîselher son frère intercède auprès d’elle.

Gîselher, le jeune, de Burgondie, parla: « Vous, héros d’Etzel, qui êtes encore vivants, quel reproche avez-vous à m’adresser ? Que vous avais-je fait ? Je suis venu vers ce pays en ami.

« — Oui, répondirent-ils, c’est votre bonté qui a rempli ce burg et toutes nos terres de désolation ! Ah ! nous souhaiterions que vous ne fussiez jamais venu de Worms d’outre-Rhin. Hélas ! que vous avez fait d’orphelins en ce pays, vous et vos frères ! »

L’âme irritée, Gunther, la bonne épée, répliqua: « Voulez-vous, quittant cette violente haine, en venir à un accommodement avec nous, chefs étrangers ? cela sera bon pour nous tous. Nous n’avons pas mérité tout ce qu’Etzel nous fait subir. »

Le roi parla à ses hôtes: « Mes maux et les vôtres ne sont pas égaux. La cruelle nécessité à laquelle j’ai été réduit, les dommages sans nombre que j’ai soufferts, voilà les motifs pour lesquels nul de vous ne doit revoir sa patrie ! »

Le fort Gêrnôt parla au roi: « Que Dieu puisse nous inspirer de nous traiter amicalement. Voulez-vous nous tuer, nous étrangers, laissez-nous descendre avec vous dans la plaine. Ainsi il vous en reviendra de l’honneur !

« Là le sort qui nous attend se décidera vite. Vous avez encore tant d’hommes valides prêts à nous combattre, que nous ne pourrons leur échapper, nous qui sommes fatigués de la lutte. Combien de temps pourrions-nous résister dans cette mêlée ? »

Le jeune Gîselher prit la parole: « Ô ma très-charmante sœur, je m’attendais bien peu à une semblable extrémité, quand tu m’invitas à traverser le Rhin pour venir en ce pays. Comment ai-je mérité la mort de la part des Hiunen ?

« Je t’ai toujours été fidèle, jamais je ne te fis aucun mal. Je me suis rendu à ta cour dans la pensée que tu m’étais dévouée, ô ma sœur chérie. Pense à nous avec cette affection que tu ne peux nous refuser.

« — Je ne puis avoir de miséricorde pour vous ; je n’ai que de la haine. Hagene de Troneje m’a causé tant de tourments ! Aussi longtemps que je vivrai, il n’y aura ni oubli, ni composition, il faut que vous me le payiez tous, s’écria la femme d’Etzel.

« Voulez-vous me livrer le seul Hagene comme prisonnier ? je ne refuserai point de vous laisser la vie ; car vous êtes mes frères et les enfants de ma mère. Alors je parlerai de réconciliation ainsi que tous ces guerriers qui m’entourent. »

« — Le Dieu du ciel ne le veut point, dit Gêrnôt. Quand nous serions mille, nous succomberions tous, nous, tes parents et tes fidèles, avant que nous te livrions un seul homme prisonnier. Cela ne sera jamais.

« — Il nous faut plutôt mourir, s’écria Gîselher. On n’enlèvera personne de notre garde de chevaliers. Que ceux qui veulent nous attaquer sachent que nous sommes ici ; car je ne trahirai ma foi envers aucun de nos amis. »

Le hardi Dancwart parla, — il ne lui convenait pas de se taire: « Mon frère Hagene ne sera pas seul. Il pourra en arriver malheur à ceux qui nous refusent ici la paix ; nous vous le ferons bien sentir, je vous le dis en vérité. »

La Reine prit la parole: « Vous, guerriers adroits, approchez-vous des degrés et vengez mon offense. Je vous en serai toujours obligée, comme je devrai l’être en effet. Oui, par moi, l’outrecuidance de Hagene recevra son salaire.

« N’en laissez pas sortir un seul de la salle, je ferai mettre le feu aux quatre coins du palais. Ainsi je saurai venger toutes mes offenses. » Bientôt tous les guerriers d’Etzel furent prêts.

Ils repoussèrent dans la salle, à coups d’épée et à coups de javelots, ceux qui étaient dehors. Ce fut un grand fracas. Mais les princes et leurs hommes ne voulurent point se séparer. Ils ne pouvaient renoncer à la fidélité qu’ils se devaient les uns aux autres.

Alors la femme d’Etzel fit mettre le feu à la salle. On tortura par les flammes les corps de ces héros. Bientôt, par suite du vent, l’incendie embrasa tout le palais. Jamais guerriers, je crois, ne subirent pareil supplice.

Beaucoup criaient: « Hélas ! cruelle extrémité ! mieux nous eût valu trouver la mort dans le combat. Que Dieu ait pitié de nous ! Nous sommes tous perdus. Maintenant la Reine fait tomber sur nous sa colère d’une façon effroyable ! »

L’un d’eux prit la parole: « Nous devons succomber ; à quoi nous servent maintenant les salutations que le Roi nous envoya ? La grande chaleur me fait tellement souffrir de la soif, que je crois bien que ma vie s’éteindra bientôt en ces tourments. »

Hagene de Troneje, le bon guerrier, répondit: « Que ceux qui souffrent l’angoisse de la soif boivent du sang. Dans une pareille chaleur, cela vaut mieux que du vin. Il ne peut y avoir rien de meilleur en ce moment. »

Le guerrier se dirigea vers un mort, s’agenouilla devant lui, délia son casque, puis se mit à y boire le sang qui coulait des blessures. Quelque étrange que ce fût, cela parut lui faire grand bien.

« Que Dieu vous récompense, dit l’homme épuisé, pour l’avis que vous m’avez donné de boire ce sang. Rarement un meilleur vin m’a été versé. Si je survis, je vous en serai toujours reconnaissant. »

Quand les autres entendirent qu’il s’en trouvait bien, il y en eut beaucoup qui se mirent aussi à boire du sang. Cette boisson accrut la force de leurs bras. Bientôt maintes belles femmes en perdirent leurs amis bien-aimés.

Les brandons enflammés tombaient de toutes parts sur eux dans la salle ; mais ils les faisaient glisser à terre, s’en préservant avec leurs boucliers. La fumée et la chaleur les faisaient beaucoup souffrir. Je pense que jamais héros ne furent exposés à d’aussi grands tourments.

Hagene de Troneje leur dit: « Tenez-vous près des murs de la salle. Ne laissez point tomber les brandons sur les visières de vos heaumes. Enfoncez-les avec les pieds plus profondément dans le sang. Ah ! c’est une triste fête que la Reine nous offre. »

La voûte qui couvrait la salle préserva beaucoup les étrangers, et un grand nombre parvint à échapper à la mort. Mais ils souffrirent des flammes qui pénétraient par les fenêtres. Fidèles à ce que leur commandait leur courage, ainsi se défendirent ces guerriers.

La nuit s’écoula pour eux au milieu de ces tourments. Le hardi ménestrel et Hagene, son compagnon, se tenaient encore devant le palais, appuyés sur leurs boucliers et attendant de plus rudes assauts de la part des hommes d’Etzel.

Le joueur de viole dit: « Maintenant, rentrons dans la salle: ainsi les Hiunen croiront que nous sommes tous morts dans le supplice qu’ils nous ont fait subir. Mais ils nous verront encore dans la mêlée tenir tête à plus d’un. »

Le jeune Gîselher de Burgondie parla: « Je crois que le jour va venir ; un vent frais se lève. Le Dieu du ciel nous laissera encore vivre heureux quelque temps. Ma sœur Kriemhilt nous a donné une fête épouvantable ! »

L’un d’eux dit: « Je vois le jour, et puisque un sort plus favorable ne nous est pas réservé, armons-nous, et pensons à défendre notre vie. Bientôt nous verrons venir vers nous la femme du roi Etzel. »

Le souverain du pays croyait que ses hôtes étaient morts des suites du combat et par les tortures des flammes. Mais il y avait encore là vivants, six cents hommes hardis, les meilleures épées que jamais roi ait eues à son service.

Ceux qui surveillaient les étrangers avaient bien vu que parmi eux beaucoup étaient vivants, quoi qu’on eût fait pour les faire souffrir et pour tuer les chefs et leurs hommes. On les voyait sains et saufs marcher dans la salle.

On dit à Kriemhilt que beaucoup d’entre eux avaient échappé. La Reine répondit: « Il n’est pas possible qu’aucun d’eux ait survécu à l’assaut des flammes. Je croirais bien plutôt qu’ils sont tous morts. »

Les princes et leurs hommes auraient bien voulu échapper à cette extrémité, si on avait voulu leur faire miséricorde ; mais ils ne purent rencontrer de pitié chez les hommes du Hiunen-lant. Ils vengèrent leur mort d’un bras indomptable.

Au matin de ce jour, on les salua par des attaques redoublées: les héros furent en péril. On leur lança maints forts javelots ; mais ces chefs nobles et hardis se défendirent d’une façon chevaleresque.

Le courage des hommes d’Etzel était singulièrement excité, parce qu’ils voulaient mériter les présents de Kriemhilt ; Ils désiraient également accomplir les ordres du Roi. Aussi maints d’entre eux furent bientôt atteints par la mort.

On peut raconter merveille des promesses et des dons de Kriemhilt. Elle fit apporter de l’or rouge à pleins boucliers. Elle le distribuait à qui le désirait et à qui le voulait accepter. Jamais plus grandes récompenses ne furent données pour attaquer des ennemis.

XXVIII

Le loyal Ruedigêr, qui avait si bien reçu les Burgondes à leur passage et donné sa fille en mariage au fils du roi de Worms, se croit engagé d’honneurs envers Etzel son souverain et combat ses anciens amis ; il le leur déclare avec franchise, et meurt sur le corps du second fils du roi de Worms tombé sous ses coups: il fut pleuré par les deux partis. Le fidèle ménestrel Volkêr est tué par Hildebrant. De ces milliers de Nibelungen il ne restait plus debout que le vieux roi Gunther et le perfide mais courageux Hagene.

XXIX

Voici la fin du poëme historique des Nibelungen. Le feu est mis à la salle. Tous les héros y périssent. Les cendres de l’incendie recouvrent tout. Hagene et Kriemhilt vivent encore ainsi que Gunther, le roi de Worms, frère de Kriemhilt.

Le seigneur Dietrîch, chef de Vérone, prit lui-même son armure, et le vieux Hildebrant l’aida à s’en revêtir. Comme il gémissait, cet homme fort ! Tout le palais retentissait de sa voix.

Mais bientôt il reprit son courage de héros. Animé par la colère, le bon guerrier s’arma ; puis bientôt ils partirent, lui et maître Hildebrant.

Alors Hagene de Troneje dit: « Je vois venir le seigneur Dietrîch ; il veut nous combattre à cause des grands malheurs qui lui sont arrivés. On pourra décider aujourd’hui lequel est le plus vaillant.

« Oui, quand même le chef de Vérone serait encore plus fort et plus terrible, s’il veut se venger sur nous de ses pertes, j’oserai rudement lui tenir tête. » Ainsi parla Hagene.

Dietrîch et Hildebrant entendirent ces paroles. Le chef alla trouver les deux guerriers, qui se tenaient hors de la salle, appuyés contre le mur du bâtiment. Le seigneur Dietrîch déposa à terre son bon bouclier.

Plein de douleur et de soucis, Dietrîch prit la parole: « Pourquoi avez-vous agi ainsi, Gunther, roi puissant, contre moi exilé ? Que vous avais-je fait ? Privé de toute consolation, maintenant je reste seul.

« Il ne vous a pas semblé suffisant en cette cruelle extrémité de frapper à mort Ruedigêr, le héros ; vous m’avez maintenant enlevé tous mes hommes. Guerriers, je ne vous avais pas fait, moi, subir de pareilles infortunes.

« En pensant à vous-mêmes et à votre affliction, à la mort de vos amis et à vos rudes combats, ô héros superbes, votre âme n’est-elle pas accablée ? Hélas ! que la mort de Ruedigêr me fait de peine !

« Non, nul homme au monde n’éprouva plus de malheurs ! Vous n’avez guère pensé à ma désolation et à la vôtre. Tous mes amis sont là gisant, tués par vous. Jamais je ne pourrai pleurer assez la mort de mes parents.

« — Nous ne sommes point si coupables, répondit Hagene. Vos guerriers sont venus vers ce palais en bande nombreuse et armés avec le plus grand soin. Il me semble qu’on ne vous a pas conté les faits avec exactitude.

« Que dois-je donc croire ? Hildebrant m’a dit que mes hommes de l’Amelungen-lant vous ont demandé de leur remettre, en dehors de cette salle, le corps de Ruedigêr et que vous n’avez répondu à mes guerriers que par des moqueries. »

Le souverain du Rhin parla: « Ils prétendaient emporter d’ici le corps de Ruedigêr ; je le fis refuser, par haine contre Etzel, non par inimitié contre les vôtres, jusqu’à ce que Wolfhart se mit à nous injurier. »

Le héros de Vérone répondit: « Il devait en être ainsi ! Gunther, noble roi, au nom de tes vertus, répare les maux que tu m’as faits et compose avec moi sur le dommage, afin que je puisse te le pardonner.

« Rends-toi prisonnier avec ton homme-lige, et je te protégerai ici chez les Hiunen, en sorte que nul ne vous offensera, et vous ne trouverez en moi que fidélité et bienveillance

« — Le Dieu du ciel ne peut permettre, dit Hagene, que se rendent à toi deux guerriers, qui, bien armés, peuvent se défendre si vaillamment et qui marchent encore libres et fiers en face de leurs ennemis.

« — Hagene et Gunther, il ne faut pas repousser ma demande ; à vous deux, vous avez tellement affligé mon âme, que vous agirez équitablement en accordant une compensation à mes maux.

« Je vous donne ma foi, et ma main répond de ma sincérité, que je chevaucherai avec vous jusqu’en votre pays. Je vous reconduirai avec honneur ou je souffrirai la mort, et pour vous j’oublierai ma profonde douleur.

« — Renoncez à votre demande reprit Hagene, il ne nous convient pas qu’on dise jamais de nous que deux si vaillants hommes se soient rendus, car auprès de vous, on ne voit personne que le seul Hildebrant. »

Maître Hildebrant prit la parole: « Dieu sait, seigneur Hagene, que cette paix que mon chef offre de conclure avec vous, le moment viendra ou vous la désirerez en vain. Vous devriez accepter avec empressement la composition dont il se contente.

« Oui, j’accepterais cette composition, dit Hagene, plutôt que de fuir honteusement le champ du combat, ainsi que vous l’avez fait, maître Hildebrant. Sur ma foi, je pensais que vous saviez mieux tenir tête à l’ennemi. »

Hildebrant répondit: « Pourquoi m’adresser ce reproche ? Qui donc était assis sur son bouclier au Wasgenstein, tandis que Valther d’Espagne lui tuait un grand nombre de ses parents ? Il y a assez à dire sur votre propre compte à vous. »

Le seigneur Dietrîch parla: « Il ne convient pas à des héros de s’adresser ainsi des injures, comme font les vieilles femmes. Je vous défends, maître Hildebrant, d’en dire davantage. Une assez grande douleur m’afflige, moi guerrier exilé.

« Maintenant, ajouta Dietrîch, répétez-moi, vaillant Hagene, ce que vous vous disiez entre vous, ô guerriers rapides, au moment où vous m’avez vu me diriger armé vers vous. Vous affirmiez que vous vouliez, seul, me tenir tête dans un combat.

« — Nul ne vous le niera, répondit le vaillant Hagene ; oui, je veux tenter la lutte avec des coups terribles, à moins que ne se brise en mes mains la bonne épée des Nibelungen. Je suis indigné de ce que l’on ait osé nous réclamer comme prisonniers. »

Quand Dietrîch connut l’humeur farouche de Hagene, il brandit aussitôt son bouclier, ce bon et rapide guerrier. Avec quelle promptitude Hagene s’élança des degrés au devant de lui. La bonne épée de Nibelung retentit avec fracas sur Dietrîch.

Le seigneur Dietrîch savait bien que cet homme audacieux était d’humeur féroce ; aussi le prince de Vérone se défendit-il avec adresse des coups terribles qui lui étaient destinés. Il connaissait bien Hagene, ce héros superbe.

Il craignait aussi Balmung, cette arme terrible ! Cependant Dietrîch rendit des coups bien dirigés, jusqu’à ce qu’enfin il vainquit Hagene, en lui faisant une blessure longue et profonde.

Le seigneur Dietrîch se dit: « Te voilà donc en péril ! Mais j’aurais peu d’honneur à te tuer maintenant. Je vais essayer si je puis m’emparer de toi et te faire prisonnier. » Et c’est ce qu’il fit avec précaution.

Il laissa tomber son bouclier ; sa force était grande ; il saisit dans ses bras Hagene de Troneje, et ainsi il parvint à dompter l’homme hardi. À cette vue, le roi Gunther se prit à gémir.

Dietrîch lia Hagene, le conduisit à Kriemhilt et remit entre ses mains le plus vaillant guerrier qui jamais porta l’épée. Après de si amères souffrances la joie de la Reine fut vive.

De plaisir elle s’inclina devant le noble prince: « Sois donc toujours heureux en ton corps et en ton âme. Tu me consoles grandement dans ma détresse. Je serai toujours prête à t’obliger. »

Le seigneur Dietrîch prit la parole: « Il faut le laisser vivre, noble reine, et il se peut qu’un jour il répare tout le mal qu’il vous a fait. Il ne faut point qu’il pâtisse de ce que je vous l’ai livré les mains liées.

Elle fit mener Hagene, pour son malheur, dans une prison, où nul ne put voir le prisonnier enfermé. Gunther, le noble roi, se prit à crier: « Où donc est allé le héros de Vérone ? Il m’a rudement affligé. »

Le seigneur Dietrîch alla à sa rencontre. La force de Gunther était vraiment digne de louange. Il n’attendit pas plus longtemps ; il se précipita hors de la salle. Un grand fracas se fit au choc de leurs deux épées.

Quoique la valeur du seigneur Dietrîch fût haut prisée depuis longtemps, Gunther était tellement animé par la colère et le ressentiment, et ses longues souffrances l’avaient tellement irrité contre son adversaire, que ce fut merveille que le seigneur Dietrîch en réchappât.

Le courage et la force de tous deux étaient grands. Le palais et les tours retentirent des coups qu’ils assénaient sur leurs bons casques avec leurs terribles épées. Vraiment le roi Gunther avait un noble courage.

Pourtant le prince de Vérone le vainquit, ainsi qu’il avait vaincu Hagene ; on voyait couler le sang à travers la cotte de mailles, par suite d’un coup de la puissante épée que portait le seigneur Dietrîch. Pourtant, après tant de fatigues, l’illustre Gunther s’était glorieusement défendu.

Ce chef fut lié par la main de Dietrîch d’un nœud si fort, que jamais roi n’en subira plus de pareil. Il craignait que s’il eût laissé libres le Roi et son homme-lige, ils auraient tué tous ceux qu’ils auraient rencontrés.

Dietrîch de Vérone le prit par la main et le mena garrotté devant Kriemhilt. Elle s’écria: « Soyez le bienvenu, Gunther, vous le héros du pays burgonde. » — « Que Dieu vous récompense, Kriemhilt, si vous m’adressez ces paroles avec sincérité, dit Gunther.

« Je m’inclinerais devant vous, ô ma sœur très-chérie, si vos salutations étaient faites par affection, mais je sais, reine, que vous êtes de si sanguinaire humeur que vous ne ferez à Hagene et à moi que de très-funestes saluts. »

Le héros de Vérone prit la parole: « Femme du très-noble roi, jamais prisonniers ne furent si bons chevaliers que ceux que je vous ai remis aujourd’hui, ô illustre dame. Maintenant, par égard pour moi, vous ménagerez ces étrangers. »

Elle répondit qu’elle le ferait volontiers. Alors, les yeux en pleurs, le seigneur Dietrîch s’éloigna de ces glorieux héros. Elle se vengea épouvantablement, la femme d’Etzel. Elle enleva la vie à ces deux guerriers d’élite.

Pour les tourmenter elle les fit enfermer séparément et depuis lors ils ne se revirent plus, jusqu’au moment où elle porta à Hagene la tête de son frère. La vengeance que Kriemhilt exerça sur ces deux guerriers fut vraiment complète !

La reine alla trouver Hagene et parla avec haine au guerrier: « Si vous voulez me rendre ce que vous m’avez pris, vous pourrez encore retourner au pays burgonde. »

Le farouche Hagene répondit: « Ta prière est superflue, très-noble reine, car j’ai juré de ne jamais révéler l’endroit où se trouve caché le trésor, tant que vivrait l’un de mes maîtres. De cette façon il ne tombera au pouvoir de personne. »

Il savait bien qu’elle le ferait mourir. Quelle plus grande déloyauté fut jamais ! Il craignait qu’après lui avoir pris la vie, elle ne laissât retourner son frère en son pays.

« Je pousserai les choses à bout », dit la noble femme, et elle ordonna de tuer son frère. On lui coupa la tête ; elle la porta par les cheveux devant le héros de Troneje. Ce fut pour lui une peine affreuse.

Quand le guerrier vit la tête de son maître, il dit à Kriemhilt: « Enfin tu es arrivée au but de tes désirs, et tout s’est passé ainsi que je l’avais prévu.

« Maintenant le noble roi est mort et aussi Gîselher le jeune et Gêrnôt. Nul ne sait, hors Dieu et moi, où se trouve le trésor. Femme de l’Enfer, il te sera caché à jamais ! »

Elle dit: « Tu as mal réparé le mal que tu m’as fait. Mais je veux conserver l’épée de Sîfrit. Il la portait, mon doux bien-aimé, la dernière fois que je le vis, et de sa perte mon cœur a souffert plus que de tous mes autres maux. »

Elle tira l’épée du fourreau sans qu’il put l’empêcher, — elle voulait enlever la vie au guerrier, — et la soulevant des deux mains, lui abattit la tête. Le roi Etzel le vit et en fut profondément affligé.

« Malheur ! s’écria le roi, comment a été tué, par les mains d’une femme, le plus vaillant héros qui jamais s’élança dans la bataille ou qui porta un bouclier ! Quelqu’inimitié que j’eusse contre lui, j’en suis vraiment affligé. »

Alors le vieux Hildebrant parla: « Elle ne jouira pas de la joie d’avoir osé le tuer. Quoi qu’il ait pu me faire, et bien qu’il m’ait mis en pressant danger, je veux pourtant venger la mort du vaillant chef de Troneje. »

Le vieux Hildebrant bondit vers Kriemhilt, et lui donna un terrible coup d’épée. La fureur d’Hildebrant porta malheur à la reine ; à quoi pouvaient lui servir ses cris lamentables ?

De toutes parts des cadavres couvraient la terre, et la noble femme gisait là presque coupée en deux. Dietrîch et Etzel se prirent à verser des larmes. Ils pleuraient amèrement leurs parents et leurs hommes.

Tant de gloire et d’honneur avait péri. Tous les peuples étaient dans l’affliction et le désespoir. La fête du roi se termina d’une façon sanglante, car souvent l’amour finit par produire le malheur.

Je ne puis vous raconter ce qui arriva depuis, si ce n’est qu’on voyait chevaliers, femmes et nobles varlets pleurer la mort de ceux qu’ils avaient aimés. Ici prend fin ce récit. C’est là la détresse des Niebelungen.

XXX

Tel est ce beau vestige de la littérature chevaleresque de l’Allemagne dans les premiers siècles du christianisme. À l’exception du Tasse en Italie, il n’en a pas paru de plus poétique et de plus chrétienne et barbare à la fois. L’Allemagne, l’Angleterre, la France, depuis Milton, Voltaire et Klopstock (Paradis perdu, Henriade, Messiade) ne l’égalent pas, si ce n’est en élégance de style moderne, mais comme force, grâce, naïveté, héroïsme et originalité des aventures, les Nibelungen selon moi dépassent tout. Le Faust de Gœthe seul peut renouer victorieusement la chaîne des temps littéraires, car nous l’avons dit, Faust est une épopée surnaturelle bien plus merveilleuse encore que les Nibelungen, car à l’exception du talisman qui rend Sîfrit invisible dans certaines rares circonstances, à l’exception du sang du dragon qui le rend invulnérable dans toutes les parties du corps où il en a été touché et qui n’a laissé que la place couverte par la feuille du tilleul où il peut être atteint par la mort, à l’exception encore de l’apparition des femmes blanches ou des ondines, vieilles superstitions allemandes au bord du Danube, au pays de Hagene, tout est naturel et historique dans ce poëme. Les merveilles du Tasse dans la Jérusalem, les aventures de Roland dans l’Arioste, de Milton, du Camoëns, de la Messiade dans Klopstock, sont mille fois plus romanesques. Antiquité et naïveté, voilà les deux caractères généraux des Nibelungen. L’intérêt y est soutenu, vif, croissant ; la dernière scène, celle du massacre mutuel des deux armées dans la salle d’Etzel est comparable aux scènes les plus funèbres d’Homère dans le palais de Pénélope ; la vengeance d’une seule femme, Kriemhilt, égale la pudeur vengeresse de l’épouse d’Ulysse. Elle donne tout à son premier époux Sîfrit, même son sang ; elle périt pour lui, mais elle périt vengée. Le linceul de la mort s’étend sur tout excepté sur le chapelain qui est revenu de Worms sur ses pas.

XXXI

Quant aux mœurs des deux peuples combattant par leurs chevaliers, elles sont barbares dans le combat et chrétiennes dans les négociations, et après la victoire, l’honneur que nous croyons une fleur de vertu moderne, y dépasse presque les habitudes des armées de nos temps. D’où cela vient-il ? Est-ce des traditions indiennes transportées des bords du Gange aux bords du Danube et passées dans les âmes du peuple germain, colonie évidente de l’Inde ? est-ce des principes chrétiens commençant à civiliser ces peuples à peine encore baptisés ? Je penche à croire que l’honneur vient de l’Inde, car il n’a été connu en Europe qu’à l’époque où les tribus asiatiques ont paru en Espagne, en Aquitaine, en Turquie, en Arabie, et enfin au Caucase, en Allemagne, et chez les Slaves. L’honneur est vieux, et il est évidemment un mélange de la bravoure et de la religion d’où sort la générosité après la victoire. Ce sentiment vient de l’Orient. L’élégance du costume, la richesse des étoffes, la magnificence des armes, or, argent, tissus, soie, à peine encore connue en Europe, la ponctualité des étiquettes du camp, de cour et d’ambassade, le droit des gens rigoureusement observé dans les négociations attestent aussi que cette prétendue barbarie des peuples germaniques était découlée de l’Inde et du Caucase depuis longtemps quand tout cela était à peine éclos dans nos contrées. C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière, était vrai alors, non pas que le Nord ait rien produit que l’ignorance et la misère, mais parce que le Nord était devenu, on ne sait comment, le grand chemin de l’Orient dont toute civilisation était découlée en Europe. Les Nibelungen sont, sous le rapport historique, le plus grand témoignage de cette vérité. Les mots sanscrits dont le dialecte allemand est étymologiquement composé ne laissent pas de doute à cet égard ; ainsi mœurs, langage, histoire tout concorde pour faire restituer à l’Allemagne féodale et primitive le caractère oriental qu’elle a conservé jusqu’à nos jours. Rendre à une race son origine, c’est lui rendre son histoire.

XXXII

Aussi ce poëme merveilleux, féodal, historique des premières migrations germaniques est-il une des plus utiles découvertes de ces derniers temps ; il a réveillé l’Allemagne lettrée et la reporte par la science et par l’étude à sa véritable source nationale, le surnaturel, la religion, la philosophie, la chevalerie, les traditions, la féodalité, la philosophie primitive. Une explosion générale du génie teutonique s’est faite, grâce aux Nibelungen, dans tous les pays d’outre-Rhin. Kant, le plus penseur et le plus sublime des philosophes, a scruté le monde et y a retrouvé Dieu dans la raison pure ; comme un Brahmane des derniers temps, Wieland, a rajeuni les traditions obscures et mêlé aux dogmes des Indes les légendes de la Grèce ; Schiller a tenté au théâtre et dans l’histoire de renouveler à Weymar les triomphes d’Athènes ; Gœthe enfin, génie plus fort, plus haut, plus complet, a retrempé Faust à la fois dans l’observation et dans le surnaturel, il a expliqué le monde des vivants par le monde des morts ; il a été le Volkêr des temps modernes, le Ménestrel des grands combats de notre ère, il a laissé en mourant l’Allemagne éblouie et vide comme si rien d’aussi grand ne pouvait naître de longtemps pour le remplacer.

Maintenant tout se tait en Germanie, comme par tout l’univers. On semble attendre je ne sais quoi dans le silence. La poésie, la philosophie, n’ont plus ces grandes voix qui faisaient naguère tressaillir la terre. Dieu prépare-t-il quelque chose dans le secret de ses desseins ? Les peuples qui viennent de passer brillamment par trois grandes phases de philosophie dans le dix-huitième siècle, d’action militaire dans le dix-neuvième et de pensée éloquente dans notre dernière période de la restauration en France, sont-ils donc comme les individus qui se lassent à moitié route et qui déposent leur fardeau pour que d’autres plus jeunes et moins découragés les reprennent et les portent plus loin sur le chemin de l’avenir ? C’est possible, mais ce n’est pas vraisemblable, le progrès est un beau mot ; mais il a ses déceptions comme toute autre chose mortelle. Croyez-y tant que vous voudrez, mais n’oubliez pas que trop espérer n’est pas plus permis à l’humanité que trop craindre, et quel que soit l’enthousiasme de l’esprit humain, il est constamment borné par trois terribles conditions de sa nature, la brièveté de la vie, la rotation éternelle des choses, et la courte étendue de l’espace et du temps que Dieu a accordé à l’homme. Voyez comme la sagesse presque divine des Indes est venue s’obscurcir dans les brouillards de l’Allemagne, et combien le temps où nous vivons, né en apparence pour les progrès sans limite, s’accuse lui-même de décadence intellectuelle ? Est-ce faux, est-ce vrai ? Nos enfants le sauront.

Lamartine.