Chapitre I.
De l’intensité des états psychologiques
On admet d’ordinaire que les états de conscience, sensations, sentiments, passions, efforts, sont susceptibles de croître et de diminuer ; quelques-uns assurent même qu’une sensation peut être dite deux, trois, quatre fois plus intense qu’une autre sensation de même nature. Nous examinerons plus loin cette dernière thèse, qui est celle des psychophysiciens ; mais les adversaires mêmes de la psychophysique ne voient aucun inconvénient à parler d’une sensation plus intense qu’une autre sensation, d’un effort plus grand qu’un autre effort, et à établir ainsi des différences de quantité entre des états purement internes. Le sens commun se prononce d’ailleurs▶ sans la moindre hésitation sur ce point ; on dit qu’on a plus ou moins chaud, qu’on est plus ou moins triste, et cette distinction du plus et du moins, même quand on la prolonge dans la région des faits subjectifs et des choses inétendues, ne surprend personne. Il y a là cependant un point fort obscur, et un problème beaucoup plus grave qu’on ne se l’imagine généralement.
Quand on avance qu’un nombre est plus grand qu’un autre nombre ou un corps qu’un autre corps, on sait fort bien, en effet, de quoi l’on parle. Car, dans les deux cas, il est question d’espaces inégaux, ainsi que nous le montrerons en détail un peu plus loin, et l’on appelle plus grand espace celui qui contient l’autre. Mais comment une sensation plus intense contiendra-t-elle une sensation de moindre intensité ? Dira-t-on que la première implique la seconde, qu’on atteint la sensation d’intensité supérieure à la condition seulement d’avoir passé d’abord par les intensités inférieures de la même sensation, et qu’il y a bien encore ici, dans un certain sens, rapport de contenant à contenu ? Cette conception de la grandeur intensive paraît être celle du sens commun, mais on ne saurait l’ériger en explication philosophique sans commettre un véritable cercle vicieux. Car il est incontestable qu’un nombre en surpasse un autre quand il figure après lui dans la série naturelle des nombres : mais si l’on a pu disposer les nombres en ordre croissant, c’est justement parce qu’il existe entre eux des rapports de contenant à contenu, et qu’on se sent capable d’expliquer avec précision en quel sens l’un est plus grand que l’autre. La question est alors de savoir comment nous réussissons à former une série de ce genre avec des intensités, qui ne sont pas choses superposables, et à quel signe nous reconnaissons que les termes de cette série croissent, par exemple, au lieu de diminuer : ce qui revient toujours à se demander pourquoi une intensité est assimilable à une grandeur.
C’est esquiver la difficulté que de distinguer, comme on le fait d’habitude, deux espèces de quantité, la première extensive et mesurable, la seconde intensive, qui ne comporte pas la mesure, mais dont on peut dire néanmoins qu’elle est plus grande ou plus petite qu’une autre intensité. Car on reconnaît par là qu’il y a quelque chose de commun à ces deux formes de la grandeur, puisqu’on les appelle grandeurs l’une et l’autre, et qu’on les déclare également susceptibles de croître et de diminuer. Mais que peut-il y avoir de commun, au point de vue de la grandeur, entre l’extensif et l’intensif, entre l’étendu et l’inétendu ? Si, dans le premier cas, on appelle plus grande quantité celle qui contient l’autre, pourquoi parler encore de quantité et de grandeur alors qu’il n’y a plus de contenant ni de contenu ? Si une quantité peut croître et diminuer, si l’on y aperçoit pour ainsi dire le moins au sein du plus, n’est-elle pas par là même divisible, par là même étendue ? et n’y a-t-il point alors contradiction à parler de quantité inextensive ? Pourtant le sens commun est d’accord avec les philosophes pour ériger en grandeur une intensité pure, tout comme une étendue. Et non seulement nous employons le même mot, mais soit que nous pensions à une intensité plus grande, soit qu’il s’agisse d’une plus grande étendue, nous éprouvons une impression analogue dans les deux cas ; les termes « plus grand », « plus petit », évoquent bien dans les deux cas la même idée. Que si maintenant nous nous demandons en quoi cette idée consiste, c’est l’image d’un contenant et d’un contenu que la conscience nous offre encore. Nous nous représentons une plus grande intensité d’effort, par exemple, comme une plus grande longueur de fil enroulé, comme un ressort, qui en se détendant, occupera un plus grand espace. Dans l’idée d’intensité, et même dans le mot qui la traduit, on trouvera l’image d’une contraction présente et par conséquent d’une dilatation future, l’image d’une étendue virtuelle et, si l’on pouvait parler ainsi, d’un espace comprimé. Il faut donc croire que nous traduisons l’intensif en extensif, et que la comparaison de deux intensités se fait ou tout au moins s’exprime par l’intuition confuse d’un rapport entre deux étendues. Mais c’est la nature de cette opération, qui paraît malaisée à déterminer.
La solution qui se présente immédiatement à l’esprit, une fois engagé dans cette voie, consisterait à définir l’intensité d’une sensation ou d’un état quelconque du moi par le nombre et la grandeur des causes objectives, et par conséquent mesurables, qui lui ont donné naissance. Il est incontestable qu’une sensation plus intense de lumière est celle qui a été obtenue ou qui s’obtiendrait au moyen d’un plus grand nombre de sources lumineuses, supposées à la même distance et identiques entre elles. Mais, dans l’immense majorité des cas, nous nous prononçons sur l’intensité de l’effet sans même connaître la nature de la cause, à plus forte raison sa grandeur : c’est même l’intensité de l’effet qui nous amène souvent à hasarder une hypothèse sur le nombre et la nature des causes, et à réformer ainsi le jugement de nos sens, qui nous les montraient insignifiantes au premier abord. En vain on alléguera que nous comparons alors l’état actuel du moi à quelque état antérieur où la cause a été perçue intégralement en même temps qu’on en éprouvait l’effet. Nous procédons sans doute ainsi dans un assez grand nombre de cas ; mais on n’explique point alors les différences d’intensité que nous établissons entre les faits psychologiques profonds, qui émanent de nous et non plus d’une cause extérieure. D’autre part, nous ne nous prononçons jamais avec autant de hardiesse sur l’intensité d’un état psychique que lorsque l’aspect subjectif du phénomène est seul à nous frapper, ou lorsque la cause extérieure à laquelle nous le rattachons comporte difficilement la mesure. Ainsi il nous paraît évident qu’on éprouve une douleur plus intense à se sentir arracher une dent qu’un cheveu ; l’artiste sait, à n’en pas douter, qu’un tableau de maître lui procure un plaisir plus intense qu’une enseigne de magasin ; et point n’est besoin d’avoir jamais entendu parler des forces de cohésion pour affirmer qu’on dépense moins d’effort à ployer une lame d’acier qu’à vouloir courber une barre de fer. Ainsi la comparaison de deux intensités se fait le plus souvent sans la moindre appréciation du nombre des causes, de leur mode d’action ni de leur étendue.
Il y aurait encore place, il est vrai, pour une hypothèse de même nature, mais plus subtile. On sait que les théories mécaniques, et surtout cinétiques, tendent à expliquer les propriétés apparentes et sensibles des corps par des mouvements bien définis de leurs parties élémentaires, et que certains prévoient le moment où les différences intensives des qualités, c’est-à-dire de nos sensations, se réduiront à des différences extensives entre les changements qui s’exécutent derrière elles. N’est-il pas permis de soutenir que, sans connaître ces théories, nous en avons un vague pressentiment, que sous le son plus intense nous devinons une vibration plus ample se propageant au sein du milieu ébranlé, et que nous faisons allusion à ce rapport mathématique très précis, quoique confusément aperçu, quand nous affirmons d’un son qu’il présente une intensité supérieure ? Sans même aller aussi loin, ne pourrait-on pas poser en principe que tout état de conscience correspond à un certain ébranlement des molécules et atomes de la substance cérébrale, et que l’intensité d’une sensation mesure l’amplitude, la complication ou l’étendue de ces mouvements moléculaires ? Cette dernière hypothèse est au moins aussi vraisemblable que l’autre, mais elle ne résout pas davantage le problème. Car il est possible que l’intensité d’une sensation témoigne d’un travail plus ou moins considérable accompli dans notre organisme ; mais c’est la sensation qui nous est donnée par la conscience, et non pas ce travail mécanique. C’est même à l’intensité de la sensation que nous jugeons de la plus ou moins grande quantité de travail accompli : l’intensité demeure donc bien en apparence au moins, une propriété de la sensation. Et toujours la même question se pose : pourquoi disons-nous d’une intensité supérieure qu’elle est plus grande ? Pourquoi pensons-nous à une plus grande quantité ou à un plus grand espace ?
Peut-être la difficulté du problème tient-elle surtout à ce que nous appelons du même nom et nous représentons de la même manière des intensités de nature très différente, l’intensité d’un sentiment, par exemple, et celle d’une sensation ou d’un effort. L’effort s’accompagne d’une sensation musculaire, et les sensations elles-mêmes sont liées à certaines conditions physiques qui entrent vraisemblablement pour quelque chose dans l’appréciation de leur intensité ; ce sont là des phénomènes qui se passent à la surface de la conscience, et qui s’associent toujours, comme nous le verrons plus loin, à la perception d’un mouvement ou d’un objet extérieur. Mais certains états de l’âme nous paraissent, à tort ou à raison, se suffire à eux-mêmes : telles sont les joies et les tristesses profondes, les passions réfléchies, les émotions esthétiques. L’intensité pure doit se définir plus aisément dans ces cas simples, où aucun élément extensif ne semble intervenir. Nous allons voir, en effet, qu’elle se réduit ici à une certaine qualité ou nuance dont se colore une masse plus ou moins considérable d’états psychiques, ou, si l’on aime mieux, au plus ou moins grand nombre d’états simples qui pénètrent l’émotion fondamentale.
Par exemple, un obscur désir est devenu peu à peu une passion profonde. Vous verrez que la faible intensité de ce désir consistait d’abord en ce qu’il vous semblait isolé et comme étranger à tout le reste de votre vie interne. Mais petit à petit il a pénétré un plus grand nombre d’éléments psychiques, les teignant pour ainsi dire de sa propre couleur ; et voici que votre point de vue sur l’ensemble des choses vous paraît maintenant avoir changé. N’est-il pas vrai que vous vous apercevez d’une passion profonde, une fois contractée, à ce que les mêmes objets ne produisent plus sur vous la même impression ? Toutes vos sensations, toutes vos idées vous en paraissent rafraîchies ; c’est comme une nouvelle enfance. Nous éprouvons quelque chose d’analogue dans certains rêves, ou nous n’imaginons rien que de très ordinaire, et au travers desquels résonne pourtant je ne sais quelle note originale. C’est que, plus on descend dans les profondeurs de la conscience, moins on a le droit de traiter les faits psychologiques comme des choses qui se juxtaposent. Quand on dit qu’un objet occupe une grande place dans l’âme, ou même qu’il y tient toute la place, on doit simplement entendre par là que son image a modifié la nuance de mille perceptions ou souvenirs, et qu’en ce sens elle les pénètre, sans pourtant s’y faire voir. Mais cette représentation toute dynamique répugne à la conscience réfléchie, parce qu’elle aime les distinctions tranchées, qui s’expriment sans peine par des mots, et les choses aux contours bien définis, comme celles qu’on aperçoit dans l’espace. Elle supposera donc que, tout le reste demeurant identique, un certain désir a passé par des grandeurs successives : comme si l’on pouvait encore parler de grandeur là où il n’y a ni multiplicité ni espace ! Et de même que nous la verrons concentrer sur un point donné de l’organisme, pour en faire un effort d’intensité croissante, les contractions musculaires de plus en plus nombreuses qui s’effectuent sur la surface du corps, ainsi elle fera cristalliser à part, sous forme d’un désir qui grossit, les modifications progressives survenues dans la masse confuse des faits psychiques coexistants. Mais c’est là un changement de qualité, plutôt que de grandeur.
Ce qui fait de l’espérance un plaisir si intense, c’est que l’avenir, dont nous disposons à notre gré, nous apparaît en même temps sous une multitude de formes, également souriantes, également possibles. Même si la plus désirée d’entre elles se réalise, il faudra faire le sacrifice des autres, et nous aurons beaucoup perdu. L’idée de l’avenir, grosse d’une infinité de possibles, est donc plus féconde que l’avenir lui-même, et c’est pourquoi l’on trouve plus de charme à l’espérance qu’à la possession, au rêve qu’à la réalité.
Essayons de démêler en quoi consiste une intensité croissante de joie ou de tristesse, dans les cas exceptionnels où aucun symptôme physique n’intervient. La joie intérieure n’est pas plus que la passion un fait psychologique isolé qui occuperait d’abord un coin de l’âme et gagnerait peu à peu de la place. A son plus bas degré, elle ressemble assez à une orientation de nos états de conscience dans le sens de l’avenir. Puis, comme si cette attraction diminuait leur pesanteur, nos idées et nos sensations se succèdent avec plus de rapidité ; nos mouvements ne nous coûtent plus le même effort. Enfin, dans la joie extrême, nos perceptions et nos souvenirs acquièrent une indéfinissable qualité, comparable à une chaleur ou à une lumière, et si nouvelle, qu’à certains moments, en faisant retour sur nous-mêmes, nous éprouvons comme un étonnement d’être. Ainsi, il y a plusieurs formes caractéristiques de la joie purement intérieure, autant d’étapes successives qui correspondent à des modifications qualitatives de la masse de nos états psychologiques. Mais le nombre des états que chacune de ces modifications atteint est plus ou moins considérable, et quoique nous ne les comptions pas explicitement, nous savons bien si notre joie pénètre toutes nos impressions de la journée, par exemple, ou si quelques-unes y échappent. Nous établissons ainsi des points de division dans l’intervalle qui sépare deux formes successives de la joie, et cet acheminement graduel de l’une à l’autre fait qu’elles nous apparaissent à leur tour comme les intensités d’un seul et même sentiment, qui changerait de grandeur. On montrerait sans peine que les différents degrés de la tristesse correspondent, eux aussi, à des changements qualitatifs. Elle commence par n’être qu’une orientation vers le passé, un appauvrissement de nos sensations et de nos idées, comme si chacune d’elles tenait maintenant tout entière dans le peu qu’elle donne, comme si l’avenir nous était en quelque sorte fermé. Et elle finit par une impression d’écrasement, qui fait que nous aspirons au néant, et que chaque nouvelle disgrâce, en nous faisant mieux comprendre l’inutilité de la lutte, nous cause un plaisir amer.
Les sentiments esthétiques nous offrent des exemples plus frappants encore de cette intervention progressive d’éléments nouveaux, visibles dans l’émotion fondamentale, et qui semblent en accroître la grandeur quoiqu’ils se bornent à en modifier la nature. Considérons le plus simple d’entre eux, le sentiment de la grâce. Ce n’est d’abord que la perception d’une certaine aisance, d’une certaine facilité dans les mouvements extérieurs. Et comme des mouvements faciles sont ceux qui se préparent les uns les autres, nous finissons par trouver une aisance supérieure aux mouvements qui se faisaient prévoir, aux attitudes présentes où sont indiquées et comme préformées les attitudes à venir. Si les mouvements saccadés manquent de grâce, c’est parce que chacun d’eux se suffit à lui-même et n’annonce pas ceux qui vont le suivre. Si la grâce préfère les courbes aux lignes brisées, c’est que la ligne courbe change de direction à tout moment, mais que chaque direction nouvelle était indiquée dans celle qui la précédait. La perception d’une facilité à se mouvoir vient donc se fondre ici dans le plaisir d’arrêter en quelque sorte la marche du temps, et de tenir l’avenir dans le présent. Un troisième élément intervient quand les mouvements gracieux obéissent à un rythme, et que la musique les accompagne. C’est que le rythme et la mesure, en nous permettant de prévoir encore mieux les mouvements de l’artiste, nous font croire cette fois que nous en sommes les maîtres. Comme nous devinons presque l’attitude qu’il va prendre, il paraît nous obéir quand il la prend en effet ; la régularité du rythme établit entre lui et nous une espèce de communication, et les retours périodiques de la mesure sont comme autant de fils invisibles au moyen desquels nous faisons jouer cette marionnette imaginaire. Même, si elle s’arrête un instant, notre main impatientée ne peut s’empêcher de se mouvoir comme pour la pousser, comme pour la replacer au sein de ce mouvement dont le rythme est devenu toute notre pensée et toute notre volonté. Il entrera donc dans le sentiment du gracieux une espèce de sympathie physique, et en analysant le charme de cette sympathie, vous verrez qu’elle vous plaît elle-même par son affinité avec la sympathie morale, dont elle vous suggère subtilement l’idée. Ce dernier élément, où les autres viennent se fondre après l’avoir en quelque sorte annoncé, explique l’irrésistible attrait de la grâce : on ne comprendrait pas le plaisir qu’elle nous cause, si elle se réduisait à une économie d’effort, comme le prétend Spencer 1. Mais la vérité est que nous croyons démêler dans tout ce qui est très gracieux, en outre de la légèreté qui est signe de mobilité, l’indication d’un mouvement possible vers nous, d’une sympathie virtuelle ou même naissante. C’est cette sympathie mobile, toujours sur le point de se donner, qui est l’essence même de la grâce supérieure. Ainsi les intensités croissantes du sentiment esthétique se résolvent ici en autant de sentiments divers, dont chacun, annoncé déjà par le précédent, y devient visible et l’éclipse ensuite définitivement. C’est ce progrès qualitatif que nous interprétons dans le sens d’un changement de grandeur, parce que nous aimons les choses simples, et que notre langage est mal fait pour rendre les subtilités de l’analyse psychologique.
Pour comprendre comment le sentiment du beau comporte lui-même des degrés, il faudrait le soumettre à une minutieuse analyse. Peut-être la peine qu’on éprouve à le définir tient-elle surtout à ce que l’on considère les beautés de la nature comme antérieures à celles de l’art : les procédés de l’art ne sont plus alors que des moyens par lesquels l’artiste exprime le beau, et l’essence du beau demeure mystérieuse. Mais on pourrait se demander si la nature est belle autrement que par la rencontre heureuse de certains procédés de notre art, et si, en un certain sens, l’art ne précéderait pas la nature. Sans même aller aussi loin, il semble plus conforme aux règles d’une saine méthode d’étudier d’abord le beau dans les oeuvres où il a été produit par un effort conscient, et de descendre ensuite par transitions insensibles de l’art à la nature, qui est artiste à sa manière. En se plaçant à ce point de vue, on s’apercevra, croyons-nous, que l’objet de l’art est d’endormir les puissances actives ou plutôt résistantes de notre personnalité, et de nous amener ainsi à un état de docilité parfaite où nous réalisons l’idée qu’on nous suggère, où nous sympathisons avec le sentiment exprimé. Dans les procédés de l’art on retrouvera sous une forme atténuée, raffinés et en quelque sorte spiritualisés, les procédés par lesquels on obtient ordinairement l’état d’hypnose. — Ainsi, en musique, le rythme et la mesure suspendent la circulation normale de nos sensations et de nos idées en faisant osciller notre attention entre des points fixes, et s’emparent de nous avec une telle force que l’imitation, même infiniment discrète, d’une voix qui gémit suffira à nous remplir d’une tristesse extrême. Si les sons musicaux agissent plus puissamment sur nous que ceux de la nature, c’est que la nature se borne à exprimer des sentiments, au lieu que la musique nous les suggère. D’où vient le charme de la poésie ? Le poète est celui chez qui les sentiments se développent en images, et les images elles-mêmes en paroles, dociles au rythme, pour les traduire. En voyant repasser devant nos yeux ces images, nous éprouverons à notre tour le sentiment qui en était pour ainsi dire l’équivalent émotionnel ; mais ces images ne se réaliseraient pas aussi fortement pour nous sans les mouvements réguliers du rythme, par lequel notre âme, bercée et endormie, s’oublie comme en un rêve pour penser et pour voir avec le poète. Les arts plastiques obtiennent un effet du même genre par la fixité qu’ils imposent soudain à la vie, et qu’une contagion physique communique à l’attention du spectateur. Si les oeuvres de la statuaire antique expriment des émotions légères, qui les effleurent à peine comme un souffle, en revanche la pâle immobilité de la pierre donne au sentiment exprimé, au mouvement commencé, je ne sais quoi de définitif et d’éternel, où notre pensée s’absorbe et où notre volonté se perd. On retrouverait en architecture, au sein même de cette immobilité saisissante, certains effets analogues à ceux du rythme. La symétrie des formes, la répétition indéfinie du même motif architectural, font que notre faculté de percevoir oscille du même au même, et se déshabitue de ces changements incessants qui, dans la vie journalière, nous ramènent sans cesse à la conscience de notre personnalité : l’indication, même légère, d’une idée, suffira alors à remplir de cette idée notre âme entière. Ainsi l’art vise à imprimer en nous des sentiments plutôt qu’à les exprimer ; il nous les suggère, et se passe volontiers de l’imitation de la nature quand il trouve des moyens plus efficaces. La nature procède par suggestion comme l’art, mais ne dispose pas du rythme. Elle y supplée par cette longue camaraderie que la communauté des influences subies a créée entre elle et nous, et qui fait qu’à la moindre indication d’un sentiment nous sympathisons avec elle, comme un sujet habitué obéit au geste du magnétiseur. Et cette sympathie se produit en particulier quand la nature nous présente des êtres aux proportions normales, tels que notre attention se divise également entre toutes les parties de la figure sans se fixer sur aucune d’elles : notre faculté de percevoir se trouvant alors bercée par cette espèce d’harmonie, rien n’arrête plus le libre essor de la sensibilité, qui n’attend jamais que la chute de l’obstacle pour être émue sympathiquement. — Il résulte de cette analyse que le sentiment du beau n’est pas un sentiment spécial, mais que tout sentiment éprouvé par nous revêtira un caractère esthétique, pourvu qu’il ait été suggéré, et non pas causé. On comprend alors pourquoi l’émotion esthétique nous paraît admettre des degrés d’intensité, et aussi des degrés d’élévation. Tantôt, en effet, le sentiment suggéré interrompt à peine le tissu serré des faits psychologiques qui composent notre histoire ; tantôt il en détache notre attention sans toutefois nous les faire perdre de vue ; tantôt enfin il se substitue à eux, nous absorbe, et accapare notre âme entière. Il y a donc des phases distinctes dans le progrès d’un sentiment esthétique, comme dans l’état d’hypnose ; et ces phases correspondent moins à des variations de degré qu’à des différences d’état ou de nature. Mais le mérite d’une oeuvre d’art ne se mesure pas tant à la puissance avec laquelle le sentiment suggéré s’empare de nous qu’à la richesse de ce sentiment lui-même : en d’autres termes, à côté des degrés d’intensité, nous distinguons instinctivement des degrés de profondeur ou d’élévation. En analysant ce dernier concept, on verra que les sentiments et les pensées que l’artiste nous suggère expriment et résument une partie plus moins considérable de son histoire. Si l’art qui ne donne que des sensations est un art inférieur, c’est que l’analyse ne démêle pas souvent dans une sensation autre chose que cette sensation même. Mais la plupart des émotions sont grosses de mille sensations, sentiments ou idées qui les pénètrent : chacune d’elles est donc un état unique en son genre, indéfinissable, et il semble qu’il faudrait revivre la vie de celui qui l’éprouve pour l’embrasser dans sa complexe originalité. Pourtant l’artiste vise à nous introduire dans cette émotion si riche, si personnelle, si nouvelle, et à nous faire éprouver ce qu’il ne saurait nous faire comprendre. Il fixera donc, parmi les manifestations extérieures de son sentiment, celles que notre corps imitera machinalement, quoique légèrement, en les apercevant, de manière à nous replacer tout d’un coup dans l’indéfinissable état psychologique qui les provoqua. Ainsi tombera la barrière que le temps et l’espace interposaient entre sa conscience et la nôtre ; et plus sera riche d’idées, gros de sensations et d’émotions le sentiment dans le cadre duquel il nous aura fait entrer, plus la beauté exprimée aura de profondeur ou d’élévation. Les intensités successives du sentiment esthétique correspondent donc à des changements d’état survenus en nous, et les degrés de profondeur au plus ou moins grand nombre de faits psychiques élémentaires que nous démêlons confusément dans l’émotion fondamentale.
On soumettrait les sentiments moraux à une étude du même genre. Considérons la pitié par exemple. Elle consiste d’abord à se mettre par la pensée à la place des autres, à souffrir de leur souffrance. Mais si elle n’était rien de plus, comme quelques-uns l’ont prétendu, elle nous inspirerait l’idée de fuir les misérables plutôt que de leur porter secours, car la souffrance nous fait naturellement horreur. Il est possible que ce sentiment d’horreur se trouve à l’origine de la pitié ; mais un élément nouveau ne tarde pas à s’y joindre, un besoin d’aider nos semblables et de soulager leur souffrance. Dirons-nous, avec La Rochefoucauld, que cette prétendue sympathie est un calcul, « une habile prévoyance des maux à venir » ? Peut-être la crainte entre-t-elle en effet pour quelque chose encore dans la compassion que les maux d’autrui nous inspirent ; mais ce ne sont toujours là que des formes inférieures de la pitié. La pitié vraie consiste moins à craindre la souffrance qu’à la désirer. Désir léger, qu’on souhaiterait à peine de voir réalisé, et qu’on forme pourtant malgré soi, comme si la nature commettait quelque grande injustice, et qu’il fallût écarter tout soupçon de complicité avec elle. L’essence de la pitié est donc un besoin de s’humilier, une aspiration à descendre. Cette aspiration douloureuse a ◀d’ailleurs▶ son charme, parce qu’elle nous grandit dans notre propre estime, et fait que nous nous sentons supérieurs à ces biens sensibles dont notre pensée se détache momentanément. L’intensité croissante de la pitié consiste donc dans un progrès qualitatif, dans un passage du dégoût à la crainte, de la crainte à la sympathie, et de la sympathie elle-même à l’humilité.
Nous ne pousserons pas plus loin cette analyse. Les états psychiques dont nous venons de définir l’intensité sont des états profonds, qui ne paraissent point solidaires de leur cause extérieure, et qui ne semble pas non plus envelopper la perception d’une contraction musculaire. Mais ces états sont rares. Il n’y a guère de passion ou de désir, de joie ou de tristesse, qui ne s’accompagne de symptômes physiques ; et, là où ces symptômes se présentent, ils nous servent vraisemblablement à quelque chose dans l’appréciation des intensités. Quant aux sensations proprement dites, elles sont manifestement liées à leur cause extérieure, et, quoique l’intensité de la sensation ne se puisse définir par la grandeur de sa cause, il existe sans doute quelque rapport entre ces deux termes. Même, dans certaines de ses manifestations, la conscience paraît s’épanouir au dehors, comme si l’intensité se développait en étendue : tel est l’effort musculaire. Plaçons-nous tout de suite en face de ce dernier phénomène : nous nous transporterons ainsi d’un seul bond à l’extrémité opposée de la série des faits psychologiques.
S’il est un phénomène qui paraisse se présenter immédiatement à la conscience sous forme de quantité ou tout au moins de grandeur, c’est sans contredit l’effort musculaire. Il nous semble que la force psychique, emprisonnée dans l’âme comme les vents dans l’antre d’Éole, y attende seulement une occasion de s’élancer dehors ; la volonté surveillerait cette force, et, de temps à autre, lui ouvrirait une issue, proportionnant l’écoulement à l’effet désiré. Même, en y réfléchissant bien, on verra que cette conception assez grossière de l’effort entre pour une large part dans notre croyance à des grandeurs intensives. Comme la force musculaire qui se déploie dans l’espace et se manifeste par des phénomènes mesurables nous fait l’effet d’avoir préexisté à ses manifestations, mais sous un moindre volume et à l’état comprimé, pour ainsi dire, nous n’hésitons pas à resserrer ce volume de plus en plus, et finalement nous croyons comprendre qu’un état purement psychique, n’occupant plus d’espace, ait néanmoins une grandeur. La science incline ◀d’ailleurs▶ à fortifier l’illusion du sens commun sur ce point. M. Bain nous dit par exemple que la sensibilité concomitante du mouvement musculaire coïncide avec le courant centrifuge de la force nerveuse : c’est donc l’émission même de la force nerveuse que la conscience apercevrait. M. Wundt parle également d’une sensation d’origine centrale, accompagnant l’innervation volontaire des muscles, et cite l’exemple du paralytique, qui a la sensation très nette de la force qu’il déploie à vouloir soulever sa jambe, quoiqu’elle reste inerte 2. La plupart des auteurs se rangent à cette opinion, qui ferait loi dans la science positive, si, il y a quelques années, M. William James n’avait attiré l’attention des physiologistes sur certains phénomènes assez peu remarqués, et pourtant bien remarquables.
Quand un paralytique fait effort pour soulever le membre inerte, il n’exécute pas ce mouvement, sans doute, mais, bon gré, mal gré, il en exécute un autre. Quelque mouvement s’effectue quelque part : sinon, point de sensation d’effort 3. Déjà Vulpian avait fait remarquer que si l’on demande à un hémiplégique de fermer son poing paralysé, il accomplit inconsciemment cette action avec le poing qui n’est pas malade. Ferrier signalait un phénomène plus curieux encore 4. Étendez le bras en recourbant légèrement votre index, comme si vous alliez presser la détente d’un pistolet : vous pourrez ne pas remuer le doigt, ne contracter aucun muscle de la main, ne produire aucun mouvement apparent, et sentir pourtant que vous dépensez de l’énergie. Toutefois, en y regardant de plus près, vous vous apercevrez que cette sensation d’effort coïncide avec la fixation des muscles de votre poitrine, que vous tenez la glotte fermée, et que vous contractez activement vos muscles respiratoires. Dès que la respiration reprend son cours normal, la conscience de l’effort s’évanouit, à moins qu’on ne meuve réellement le doigt. Ces faits semblaient déjà indiquer que nous n’avons pas conscience d’une émission de force, mais du mouvement des muscles qui en est le résultat. L’originalité de M. William James a été de vérifier l’hypothèse sur des exemples, qui y paraissaient absolument réfractaires. Ainsi, quand le muscle droit externe de l’œil droit est paralysé, le malade essaie en vain de tourner l’œil du côté droit ; pourtant les objets lui paraissent fuir à droite, et puisque l’acte de volonté n’a produit aucun effet, il faut bien, disait Helmholtz 5, que l’effort même de la volonté se soit manifesté à la conscience. — Mais on n’a pas tenu compte, répond M. James, de ce qui se passe dans l’autre œil : celui-ci reste couvert pendant les expériences ; il se meut néanmoins, et l’on s’en convaincra sans peine. C’est ce mouvement de l’œil gauche, perçu par la conscience, qui nous donne la sensation d’effort, en même temps qu’il nous fait croire au mouvement des objets aperçus par l’œil droit. Ces observations, et d’autres analogues, conduisent M. James à affirmer que le sentiment de l’effort est centripète, et non pas centrifuge. Nous ne prenons pas conscience d’une force que nous lancerions dans l’organisme : notre sentiment de l’énergie musculaire déployée « est une sensation afférente complexe, qui vient des muscles contractés, des ligaments tendus, des articulations comprimées, de la poitrine fixée, de la glotte fermée, du sourcil froncé, des mâchoires serrées », bref, de tous les points de la périphérie où l’effort apporte une modification.
Il ne nous appartient pas de prendre position dans le débat. Aussi bien, la question qui nous préoccupe n’est-elle pas de savoir si le sentiment de l’effort vient du centre ou de la périphérie, mais en quoi consiste au juste notre perception de son intensité. Or, il suffit de s’observer attentivement soi-même pour aboutir, sur ce dernier point, à une conclusion que M. James n’a pas formulée, mais qui nous paraît tout à fait conforme à l’esprit de sa doctrine. Nous prétendons que plus un effort donné nous fait l’effet de croître, plus augmente le nombre des muscles qui se contractent sympathiquement, et que la conscience apparente d’une plus grande intensité d’effort sur un point donné de l’organisme se réduit, en réalité, à la perception d’une plus grande surface du corps s’intéressant à l’opération.
Essayez, par exemple, de serrer le poing « de plus en plus ». Il vous semblera que la sensation d’effort, tout entière localisée dans votre main, passe successivement par des grandeurs croissantes. En réalité, votre main éprouve toujours la même chose. Seulement, la sensation qui y était localisée d’abord a envahi votre bras, remonté jusqu’à l’épaule ; finalement, l’autre bras se raidit, les deux jambes l’imitent, la respiration s’arrête ; c’est le corps qui donne tout entier. Mais vous ne vous rendez distinctement compte de ces mouvements concomitants qu’à la condition d’en être averti ; jusque-là, vous pensiez avoir affaire à un état de conscience unique, qui changeait de grandeur. Quand vous serrez les lèvres de plus en plus l’une contre l’autre, vous croyez éprouver à cet endroit une même sensation de plus en plus forte : ici encore vous vous apercevrez, en y réfléchissant davantage, que cette sensation reste identique, mais que certains muscles de la face et de la tête, puis de tout le reste du corps, ont pris part à l’opération. Vous avez senti cet envahissement graduel, cette augmentation de surface qui est bien réellement un changement de quantité ; mais comme vous pensiez surtout à vos lèvres serrées, vous avez localisé l’accroissement à cet endroit, et vous avez fait de la force psychique qui s’y dépensait une grandeur, quoiqu’elle n’eût pas d’étendue. Examinez avec soin une personne qui soulève des poids de plus en plus lourds : la contraction musculaire gagne peu à peu son corps tout entier. Quant à la sensation plus particulière qu’elle éprouve dans le bras qui travaille, elle reste constante pendant fort longtemps, et ne change guère que de qualité, la pesanteur devenant à un certain moment fatigue, et la fatigue douleur. Pourtant le sujet s’imaginera avoir conscience d’un accroissement continu de la force psychique affluant au bras. Il ne reconnaîtra son erreur qu’à la condition d’en être averti, tant il est porté à mesurer un état psychologique donné par les mouvements conscients qui l’accompagnent ! De ces faits et de beaucoup d’autres du même genre on dégagera, croyons-nous, la conclusion suivante : notre conscience d’un accroissement d’effort musculaire se réduit à la double perception d’un plus grand nombre de sensations périphériques et d’un changement qualitatif survenu dans quelques-unes d’entre elles.
Nous voici donc amenés à définir l’intensité d’un effort superficiel comme celle d’un sentiment profond de l’âme. Dans l’un et l’autre cas, il y a progrès qualitatif et complexité croissante, confusément aperçue. Mais la conscience, habituée à penser dans l’espace et à se parler à elle-même ce qu’elle pense, désignera le sentiment par un seul mot et localisera l’effort au point précis où il donne un résultat utile : elle apercevra alors un effort, toujours semblable à lui-même, qui grandit sur la place qu’elle lui a assignée, et un sentiment qui, ne changeant pas de nom, grossit sans changer de nature. Il est vraisemblable que nous allons retrouver cette illusion de la conscience dans les états intermédiaires entre les efforts superficiels et les sentiments profonds. Un grand nombre d’états psychologiques sont accompagnés, en effet, de contractions musculaires et de sensations périphériques. Tantôt ces éléments superficiels sont coordonnés entre eux par une idée purement spéculative, tantôt par une représentation d’ordre pratique. Dans le premier cas, il y a effort intellectuel ou attention ; dans le second se produisent des émotions qu’on pourrait appeler violentes ou aiguës, la colère, la frayeur, et certaines variétés de la joie, de la douleur, de la passion et du désir. Montrons brièvement que la même définition de l’intensité convient à ces états intermédiaires.
L’attention n’est pas un phénomène purement physiologique ; mais on ne saurait nier que des mouvements l’accompagnent. Ces mouvements ne sont ni la cause ni le résultat du phénomène ; ils en font partie, ils l’expriment en étendue, comme l’a si remarquablement montré M. Ribot 6. Déjà Fechner réduisait le sentiment de l’effort d’attention, dans un organe des sens, au sentiment musculaire « produit en mettant en mouvement, par une sorte d’action réflexe, les muscles qui sont en rapport avec les différents organes sensoriels ». Il avait remarqué cette sensation très distincte de tension et de contraction de la peau de la tête, cette pression de dehors en dedans sur tout le crâne, que l’on éprouve quand on fait un grand effort pour se rappeler quelque chose. M. Ribot a étudié de plus près les mouvements caractéristiques de l’attention volontaire. « L’attention, dit-il, contracte le frontal : ce muscle… tire à lui le sourcil, l’élève, et détermine des rides transversales sur le front… Dans les cas extrêmes, la bouche s’ouvre largement. Chez les enfants et chez beaucoup d’adultes, l’attention vive produit une protrusion des lèvres, une espèce de moue. » Certes, il entrera toujours dans l’attention volontaire un facteur purement psychique, quand ce ne serait que l’exclusion, par la volonté, de toutes les idées étrangères à celle dont on désire s’occuper. Mais, une fois cette exclusion faite, nous croyons encore avoir conscience d’une tension croissante de l’âme, d’un effort immatériel qui grandit. Analyser cette impression, et vous n’y trouverez point autre chose que le sentiment d’une contraction musculaire qui gagne en surface ou change de nature, la tension devenant pression, fatigue, douleur.
Or, nous ne voyons pas de différence essentielle entre l’effort d’attention et ce qu’on pourrait appeler l’effort de tension de l’âme, désir aigu, colère déchaînée, amour passionné, haine violente. Chacun de ces états se réduirait, croyons-nous, à un système de contractions musculaires coordonnées par une idée : mais dans l’attention c’est l’idée plus ou moins réfléchie de connaître : dans l’émotion, l’idée irréfléchie d’agir. L’intensité de ces émotions violentes ne doit donc point être autre chose que la tension musculaire qui les accompagne. Darwin a remarquablement décrit les symptômes physiologiques de la fureur. « Les battements du cœur s’accélèrent : la face rougit ou prend une pâleur cadavérique ; la respiration est laborieuse ; la poitrine se soulève ; les narines frémissantes se dilatent. Souvent le corps entier tremble. La voix s’altère ; les dents se serrent ou se frottent les unes contre les autres, et le système musculaire est généralement excité à quelque acte violent, presque frénétique… Les gestes représentent plus ou moins parfaitement l’acte de frapper ou de lutter contre un ennemi 7. Nous n’irons point jusqu’à soutenir, avec M. William James 8, que l’émotion de la fureur se réduise à la somme de ces sensations organiques — il entrera toujours dans la colère un élément psychique irréductible, quand ce ne serait que cette idée de frapper ou de lutter dont parle Darwin, idée qui imprime à tant de mouvements divers une direction commune. Mais si cette idée détermine la direction de l’état émotionnel et l’orientation des mouvements concomitants, l’intensité croissante de l’état lui-même n’est point autre chose, croyons-nous, que l’ébranlement de plus en plus profond de l’organisme, ébranlement que la conscience mesure sans peine par le nombre et l’étendue des surfaces intéressées. En vain on alléguera qu’il y a des fureurs contenues, et d’autant plus intenses. C’est que là où l’émotion se donne libre carrière, la conscience ne s’arrête pas au détail des mouvements concomitants : elle s’y arrête au contraire, elle se concentre sur eux quand elle vise à les dissimuler. Éliminez enfin toute trace d’ébranlement organique, toute velléité de contraction musculaire : il ne restera de la colère qu’une idée, ou, si vous tenez encore à en faire une émotion, vous ne pourrez lui assigner d’intensité.
« Une frayeur intense, dit Herbert Spencer 9, s’exprime par des cris, des efforts pour se cacher ou s’échapper, des palpitations et du tremblement. » Nous allons plus loin, et nous soutenons que ces mouvements font partie de la frayeur même : par eux la frayeur devient une émotion, susceptible de passer par des degrés différents d’intensité. Supprimez-les entièrement, et à la frayeur plus ou moins intense succédera une idée de frayeur, la représentation tout intellectuelle d’un danger qu’il importe d’éviter. Il y a aussi une acuité de joie et de douleur, de désir, d’aversion et même de honte, dont on trouverait la raison d’être dans les mouvements de réaction automatique que l’organisme commence, et que la conscience perçoit. « L’amour, dit Darwin, fait battre le cœur, accélérer la respiration, rougir le visage 10. » L’aversion se marque par des mouvements de dégoût que l’on répète, sans y prendre garde, quand on pense à l’objet détesté. On rougit, on crispe involontairement les doigts quand on éprouve de la honte, fût-elle rétrospective. L’acuité de ces émotions s’évalue au nombre et à la nature des sensations périphériques qui les accompagnent. Peu à peu, et à mesure que l’état émotionnel perdra de sa violence pour gagner en profondeur, les sensations périphériques céderont la place à des éléments internes : ce ne seront plus nos mouvements extérieurs, mais nos idées, nos souvenirs, nos états de conscience en général qui s’orienteront, en plus ou moins grand nombre, dans une direction déterminée. Il n’y a donc pas de différence essentielle, au point de vue de l’intensité, entre les sentiments profonds, dont nous parlions au début de cette étude, et les émotions aiguës ou violentes que nous venons de passer en revue. Dire que l’amour, la haine, le désir gagnent en violence, c’est exprimer qu’ils se projettent au dehors, qu’ils rayonnent à la surface, qu’aux éléments internes se substituent des sensations périphériques : mais superficiels ou profonds, violents ou réfléchis, l’intensité de ces sentiments consiste toujours dans la multiplicité des états simples que la conscience y démêle confusément.
Nous nous sommes bornés jusqu’ici à des sentiments et à des efforts, états complexes, et dont l’intensité ne dépend pas absolument d’une cause extérieure. Mais les sensations nous apparaissent comme des états simples : en quoi consistera leur grandeur ? L’intensité de ces sensations varie comme la cause extérieure dont elles passent pour être l’équivalent conscient : comment expliquer l’invasion de la quantité dans un effet inextensif, et cette fois indivisible ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord distinguer entre les sensations dites affectives et les sensations représentatives. Sans doute on passe graduellement des unes aux autres ; sans doute il entre un élément affectif dans la plupart de nos représentations simples. Mais rien n’empêche de le dégager, et de rechercher séparément en quoi consiste l’intensité d’une sensation affective, plaisir on douleur.
Peut-être la difficulté de ce dernier problème tient-elle surtout à ce qu’on ne veut pas voir dans l’état affectif autre chose que l’expression consciente d’un ébranlement organique, ou le retentissement interne d’une cause extérieure. On remarque qu’à un plus grand ébranlement nerveux correspond généralement une sensation plus intense ; mais comme ces ébranlements sont inconscients en tant que mouvements puisqu’ils prennent pour la conscience l’aspect d’une sensation qui ne leur ressemble guère, on ne voit pas comment ils transmettraient à la sensation quelque chose de leur propre grandeur. Car il n’y a rien de commun, nous le répétons, entre des grandeurs superposables telles que des amplitudes de vibration, par exemple, et des sensations qui n’occupent point d’espace. Si la sensation plus intense nous paraît contenir la sensation de moindre intensité, si elle revêt pour nous, comme l’ébranlement organique lui-même, la forme d’une grandeur, c’est vraisemblablement qu’elle conserve quelque chose de l’ébranlement physique auquel elle correspond. Et elle n’en conservera rien si elle n’est que la traduction consciente d’un mouvement de molécules ; car précisément parce que ce mouvement se traduit en sensation de plaisir ou de douleur, il demeure inconscient en tant que mouvement moléculaire.
Mais on pourrait se demander si le plaisir et la douleur, au lieu d’exprimer seulement ce qui vient de se passer ou ce qui se passe dans l’organisme, comme on le croit d’ordinaire, n’indiqueraient pas aussi ce qui va s’y produire, ce qui tend à s’y passer. Il semble en effet assez peu vraisemblable que la nature, si profondément utilitaire, ait assigné ici à la conscience la tâche toute scientifique de nous renseigner sur le passé ou le présent, qui ne dépendent plus de nous. Il faut remarquer en outre qu’on s’élève par degrés insensibles des mouvements automatiques aux mouvements libres, et que ces derniers diffèrent surtout des précédents en ce qu’ils nous présentent, entre l’action extérieure qui en est l’occasion et la réaction voulue qui s’ensuit, une sensation affective intercalée. On pourrait même concevoir que toutes nos actions fussent automatiques, et l’on connaît ◀d’ailleurs▶ une infinie variété d’êtres organisés chez qui une excitation extérieure engendre une réaction déterminée sans passer par l’intermédiaire de la conscience. Si le plaisir et la douleur se produisent chez quelques privilégiés, c’est vraisemblablement pour autoriser de leur part une résistance à la réaction automatique qui se produirait ; ou la sensation n’a pas de raison d’être, ou c’est un commencement de liberté. Mais comment nous permettrait-elle de résister à la réaction qui se prépare si elle ne nous en faisait connaître la nature par quelque signe précis ? et quel peut être ce signe, sinon l’esquisse et comme la préformation des mouvements automatiques futurs au sein même de la sensation éprouvée ? L’état affectif ne doit donc pas correspondre seulement aux ébranlements, mouvements ou phénomènes physiques qui ont été, mais encore et surtout à ceux qui se préparent, à ceux qui voudraient être.
Il est vrai qu’on ne voit pas d’abord comment cette hypothèse simplifie le problème. Car nous cherchons ce qu’il peut y avoir de commun entre un phénomène physique et un état de conscience au point de vue de la grandeur, et il semble qu’on se borne à retourner la difficulté quand on fait de l’état de conscience présent un indice de la réaction à venir, plutôt qu’une traduction psychique de l’excitation passée. La différence est considérable cependant entre les deux hypothèses. Car les ébranlements moléculaires dont on parlait tout à l’heure étaient nécessairement inconscients, puisque rien ne pouvait subsister de ces mouvements eux-mêmes dans la sensation qui les traduisait. Mais les mouvements automatiques qui tendent à suivre l’excitation subie, et qui en constitueraient le prolongement naturel, sont vraisemblablement conscients en tant que mouvements : ou bien alors la sensation elle-même, dont le rôle est de nous inviter à un choix entre cette réaction automatique et d’autres mouvements possibles, n’aurait aucune raison d’être. L’intensité des sensations affectives ne serait donc que la conscience que nous prenons des mouvements involontaires qui commencent, qui se dessinent en quelque sorte dans ces états, et qui auraient suivi leur libre cours si la nature eût fait de nous des automates, et non des êtres conscients.
Si ce raisonnement est fondé, on ne devra pas comparer une douleur d’intensité croissante à une note de la gamme qui deviendrait de plus en plus sonore, mais plutôt à une symphonie, où un nombre croissant d’instruments se feraient entendre. Au sein de la sensation caractéristique, qui donne le ton à toutes les autres, la conscience démêlera une multiplicité plus ou moins considérable de sensations émanant des différents points de la périphérie, contractions musculaires, mouvements organiques de tout genre : le concert de ces états psychiques élémentaires exprime les exigences nouvelles de l’organisme, en présence de la nouvelle situation qui lui est faite. En d’autres termes, nous évaluons l’intensité d’une douleur à l’intérêt qu’une partie plus ou moins grande de l’organisme veut bien y prendre. M. Richet 11 a observé qu’on rapportait son mal à un endroit d’autant plus précis que la douleur est plus faible : si elle devient plus intense, on la rapporte à tout le membre malade. Et il conclut en disant que « la douleur s’irradie d’autant plus qu’elle est plus intense 12 ». Nous croyons qu’il faut retourner cette proposition, et définir précisément l’intensité de la douleur par le nombre et l’étendue des parties du corps qui sympathisent avec elle et réagissent, au vu et su de la conscience. Il suffira, pour s’en convaincre, de lire la remarquable description que le même auteur a donnée du dégoût : « Si l’excitation est faible, il peut n’y avoir ni nausée ni vomissement… Si l’excitation est plus forte, au lieu de se limiter au pneumo-gastrique elle s’irradie et porte sur presque tout le système de la vie organique. La face pâlit, les muscles lisses de la peau se contractent, la peau se couvre d’une sueur froide, le cœur suspend ses battements : en un mot, il y a perturbation organique générale consécutive à l’excitation de la moelle allongée, et cette perturbation est l’expression suprême du dégoût 13. » — Mais n’en est-elle que l’expression ? En quoi consistera donc la sensation générale de dégoût, sinon dans la somme de ces sensations élémentaires ? Et que pouvons-nous entendre ici par intensité croissante, si ce n’est le nombre toujours croissant de sensations qui viennent s’ajouter aux sensations déjà aperçues ? Darwin a tracé une peinture saisissante des réactions consécutives à une douleur de plus en plus aiguë : « Elle pousse l’animal à exécuter les efforts les plus violents et les plus variés pour échapper à la cause qui la produit… Dans la souffrance intense, la bouche se contracte fortement, les lèvres se crispent, les dents se serrent. Tantôt les yeux s’ouvrent tout grands, tantôt les sourcils se contractent fortement le corps est baigné de sueur ; la circulation se modifie ainsi que la respiration 14. » — N’est-ce pas précisément à cette contraction des muscles intéressés que nous mesurons l’intensité d’une douleur ? Analysez l’idée que vous vous faites d’une souffrance que vous déclarez extrême : n’entendez-vous pas par là qu’elle est insupportable, c’est-à-dire qu’elle incite l’organisme à mille actions diverses pour y échapper ? On conçoit qu’un nerf transmette une douleur indépendante de toute réaction automatique ; on conçoit aussi que des excitations plus ou moins fortes influencent ce nerf diversement. Mais ces différences de sensations ne seraient point interprétées par votre conscience comme des différences de quantité, si vous n’y rattachiez les réactions plus ou moins étendues, plus ou moins graves, qui ont coutume de les accompagner. Sans ces réactions consécutives, l’intensité de la douleur serait une qualité, et non pas une grandeur.
Nous n’avons guère d’autre moyen pour comparer entre eux plusieurs plaisirs. Qu’est-ce qu’un plus grand plaisir, sinon un plaisir préféré ? Et que peut être notre préférence sinon une certaine disposition de nos organes, qui fait que, les deux plaisirs se présentant simultanément à notre esprit, notre corps incline vers l’un d’eux ? Analysez cette inclination elle-même, et vous y trouverez mille petits mouvements qui commencent, qui se dessinent dans les organes intéressés et même dans le reste du corps, comme si l’organisme allait au-devant du plaisir représenté. Quand on définit l’inclination un mouvement, on ne fait pas une métaphore. En présence de plusieurs plaisirs conçus par l’intelligence, notre corps s’oriente vers l’un d’eux spontanément, comme par une action réflexe. Il dépend de nous de l’arrêter, mais l’attrait du plaisir n’est point autre chose que ce mouvement commencé, et l’acuité même du plaisir, pendant qu’on le goûte, n’est que l’inertie de l’organisme qui s’y noie, refusant toute autre sensation. Sans cette force d’inertie, dont nous prenons conscience par la résistance que nous opposons à ce qui pourrait nous distraire, le plaisir serait encore un état, mais non plus une grandeur. Dans le monde moral, comme dans le monde physique, l’attraction sert à expliquer le mouvement plutôt qu’à le produire.
Nous avons étudié à part les sensations affectives. Remarquons maintenant que beaucoup de sensations représentatives ont un caractère affectif, et provoquent ainsi de notre part une réaction dont nous tenons compte dans l’appréciation de leur intensité. Un accroissement considérable de lumière se traduit pour nous par une sensation caractéristique, qui n’est pas encore de la douleur, mais qui présente des analogies avec l’éblouissement. A mesure que l’amplitude de la vibration sonore augmente, notre tête, puis notre corps nous font l’effet de vibrer ou de recevoir un choc. Certaines sensations représentatives, celles de saveur, d’odeur et de température, ont même constamment un caractère agréable ou désagréable. Entre des saveurs plus ou moins amères, vous ne démêleriez guère que des différences de qualité ; ce sont comme les nuances d’une même couleur. Mais ces différences de qualité s’interprètent aussitôt comme des différences de quantité, à cause de leur caractère affectif et des mouvements plus ou moins prononcés de réaction, plaisir ou dégoût, qu’elles nous suggèrent. En outre, même quand la sensation reste purement représentative, sa cause extérieure ne peut dépasser un certain degré de force ou de faiblesse sans provoquer de notre part des mouvements, qui nous servent à la mesurer. Tantôt, en effet, nous avons à faire effort pour apercevoir cette sensation, comme si elle se dérobait ; tantôt au contraire elle nous envahit, s’impose à nous, et nous absorbe de telle manière que nous employons tout notre effort à nous en dégager, et à rester nous-mêmes. La sensation est dite peu intense dans le premier cas, et très intense dans l’autre. Ainsi, pour percevoir un son lointain, pour distinguer ce que nous appelons une odeur légère et une faible lumière, nous tendons tous les ressorts de notre activité, nous « faisons attention ». Et c’est justement parce que l’odeur et la lumière demandent alors à se renforcer de notre effort qu’elles nous paraissent faibles. Inversement, nous reconnaissons la sensation d’intensité extrême aux mouvements irrésistibles de réaction automatique qu’elle provoque de notre part, ou à l’impuissance dont elle nous frappe. Un coup de canon tiré à nos oreilles, une lumière éblouissante s’allumant tout à coup, nous enlèvent pendant un instant la conscience de notre personnalité ; cet état pourra même se prolonger chez un sujet prédisposé. Il faut ajouter que, même dans la région des intensités dites moyennes, alors qu’on traite d’égal à égal avec la sensation représentative, nous en apprécions souvent l’importance en la comparant à une autre qu’elle supplante, ou en tenant compte de la persistance avec laquelle elle revient. Ainsi le tic-tac d’une montre paraît plus sonore pendant la nuit, parce qu’il absorbe sans peine une conscience presque vide de sensations et d’idées. Des étrangers, conversant entre eux dans une langue que nous ne comprenons point, nous font l’effet de parler très haut, parce que leurs paroles, n’évoquant plus d’idées dans notre esprit, éclatent au milieu d’une espèce de silence intellectuel, et accaparent notre attention comme le tic-tac d’une montre pendant la nuit. Toutefois, avec ces sensations dites moyennes, nous abordons une série d’états psychiques dont l’intensité doit avoir une signification nouvelle. Car, la plupart du temps, l’organisme ne réagit guère, du moins d’une manière apparente ; et pourtant nous érigeons encore en grandeur une hauteur de son, une intensité de lumière, une saturation de couleur. Sans doute l’observation minutieuse de ce qui se passe dans l’ensemble de l’organisme quand nous entendons telle ou telle note, quand nous percevons telle ou telle couleur, nous réserve plus d’une surprise : M. Ch. Féré n’a-t-il pas montré que toute sensation est accompagnée d’une augmentation de force musculaire, mesurable au dynamomètre 15 ? Toutefois cette augmentation ne frappe guère la conscience et si l’on réfléchit à la précision avec laquelle nous distinguons les sons et les couleurs, voire les poids et les températures, on devinera sans peine qu’un nouvel élément d’appréciation doit entrer ici en jeu. La nature de cet élément est ◀d’ailleurs▶ aisée à déterminer.
À mesure, en effet, qu’une sensation perd son caractère affectif pour passer à l’état de représentation, les mouvements de réaction qu’elle provoquait de notre part tendent à s’effacer ; mais aussi nous apercevons l’objet extérieur qui en est la cause, ou, si nous ne l’apercevons pas, nous l’avons aperçu, et nous y pensons. Or, celle cause est extensive et par conséquent mesurable : une expérience de tous les instants, qui a commencé avec les premières lueurs de la conscience et qui se poursuit pendant notre existence entière, nous montre une nuance déterminée de la sensation répondant à une valeur déterminée de l’excitation. Nous associons alors à une certaine qualité de l’effet l’idée d’une certaine quantité de la cause ; et, finalement, comme il arrive pour toute perception acquise, nous mettons l’idée dans la sensation, la quantité de la cause dans la qualité de l’effet. A ce moment précis, l’intensité, qui n’était qu’une certaine nuance ou qualité de la sensation, devient une grandeur. On se rendra facilement compte de ce processus en tenant une épingle dans la main droite, par exemple, et en se piquant de plus en plus profondément la main gauche. Vous sentirez d’abord comme un chatouillement, puis un contact auquel succède une piqûre, ensuite une douleur localisée en un point, enfin une irradiation de cette douleur dans la zone environnante. Et plus vous y réfléchirez, plus vous verrez que ce sont là autant de sensations qualitativement distinctes, autant de variétés d’une même espèce. Pourtant vous parliez d’abord d’une seule et même sensation de plus en plus envahissante, d’une piqûre de plus en plus intense. C’est que, sans y prendre garde, vous localisiez dans la sensation de la main gauche, qui est piquée, l’effort progressif de la main droite qui la pique. Vous introduisiez ainsi la cause dans l’effet, et vous interprétiez inconsciemment la qualité en quantité, l’intensité en grandeur. Il est aisé de voir que l’intensité de toute sensation représentative doit s’entendre de la même manière.
Les sensations de son nous présentent des degrés bien accusés d’intensité. Nous avons déjà dit qu’il fallait tenir compte du caractère affectif de ces sensations, de la secousse reçue par l’ensemble de l’organisme. Nous avons montré qu’un son très intense est celui qui absorbe notre attention, qui supplante tous les autres. Mais faites abstraction du choc, de la vibration bien caractérisée que vous ressentez parfois dans la tête ou même dans tout le corps ; faites abstraction de la concurrence que se font entre eux les sons simultanés : que restera-t-il, sinon une indéfinissable qualité du son entendu ? Seulement, cette qualité s’interprète aussitôt en quantité, parce que vous l’avez mille fois obtenue vous-même en frappant un objet, par exemple, et en fournissant par là une quantité déterminée d’effort. Vous savez aussi jusqu’à quel point vous auriez à enfler votre voix pour produire un son analogue, et l’idée de cet effort se présente instantanément à votre esprit quand vous érigez l’intensité du son en grandeur. Wundt 16 a attiré l’attention sur les liaisons toutes particulières de filets nerveux vocaux et auditifs qui s’effectuent dans le cerveau humain. N’a-t-on pas dit qu’entendre, c’est se parler à soi-même ? Certains névropathes ne peuvent assister à une conversation sans remuer les lèvres ; ce n’est là qu’une exagération de ce qui se passe chez chacun de nous. Comprendrait-on le pouvoir expressif ou plutôt suggestif de la musique, si l’on n’admettait pas que nous répétons intérieurement les sons entendus, de manière à nous replacer dans l’état psychologique d’où ils sont sortis, état original, qu’on ne saurait exprimer, mais que les mouvements adoptés par l’ensemble de notre corps nous suggèrent ?
Quand nous parlons de l’intensité d’un son de force moyenne comme d’une grandeur, nous faisons donc surtout allusion au plus ou moins grand effort que nous aurions à fournir pour nous procurer à nouveau la même sensation auditive. Mais, à côté de l’intensité, nous distinguons une autre propriété caractéristique du son, la hauteur. Les différences de hauteur, telles que notre oreille les perçoit, sont-elles des différences quantitatives ? Nous accordons qu’une acuité supérieure de son évoque l’image d’une situation plus élevée dans l’espace. Mais suit-il de là que les notes de la gamme, en tant que sensations auditives, diffèrent autrement que par la qualité ? Oubliez ce que la physique vous a appris, examinez avec soin l’idée que vous avez d’une note plus ou moins haute, et dites si vous ne pensez pas tout simplement au plus ou moins grand effort que le muscle tenseur de vos cordes vocales aurait à fournir pour donner la note à son tour ? Comme l’effort par lequel votre voix passe d’une note à la suivante est discontinu, vous vous représentez ces notes successives comme des points de l’espace qu’on atteindrait l’un après l’autre par des sauts brusques, en franchissant chaque fois un intervalle vide qui les sépare : et c’est pourquoi vous établissez des intervalles entre les notes de la gamme. Reste à savoir, il est vrai, pourquoi la ligne sur laquelle nous les échelonnons est verticale plutôt qu’horizontale, et pourquoi nous disons que le son monte dans certains cas, descend dans d’autres. Il est incontestable que les notes aiguës nous paraissent produire des effets de résonance dans la tête, et les notes graves dans la cage thoracique ; cette perception, réelle ou illusoire, a contribué sans doute à nous faire compter verticalement les intervalles. Mais il faut remarquer aussi que, plus l’effort de tension des cordes vocales est considérable dans la voix de poitrine, plus grande est la surface du corps qui s’y intéresse chez le chanteur inexpérimenté ; c’est même pourquoi l’effort est senti par lui comme plus intense. Et comme il expire l’air de bas en haut, il attribuera la même direction au son que le courant d’air produit ; c’est donc par un mouvement de bas en haut que se traduira la sympathie d’une plus grande partie du corps avec les muscles de la voix. Nous dirons alors que la note est plus haute, parce que le corps fait un effort comme pour atteindre un objet plus élevé dans l’espace. L’habitude s’est ainsi contractée d’assigner une hauteur à chaque note de la gamme, et le jour où le physicien a pu la définir par le nombre de vibrations auxquelles elle correspond dans un temps donné, nous n’avons plus hésité à dire que notre oreille percevait directement des différences de quantité. Mais le son resterait qualité pure, si nous n’y introduisions l’effort musculaire qui le produirait, ou la vibration qui l’explique.
Les expériences récentes de Blix, Goldscheider et Donaldson 17 ont montré que ce ne sont pas les mêmes points de la surface du corps qui sentent le froid et la chaleur. La physiologie incline donc dès maintenant à établir entre les sensations de chaud et de froid une distinction de nature, et non plus de degré. Mais l’observation psychologique va plus loin, car une conscience attentive trouverait sans peine des différences spécifiques entre les diverses sensations de chaleur, comme aussi entre les sensations de froid. Une chaleur plus intense est réellement une chaleur autre. Nous la disons plus intense parce que nous avons mille fois éprouvé ce même changement quand nous nous rapprochions d’une source de chaleur, ou quand une plus grande surface de notre corps en était impressionnée. En outre, les sensations de chaleur et de froid deviennent bien vite affectives, et provoquent alors de notre part des réactions plus ou moins accentuées qui en mesurent la cause extérieure : comment n’établirions-nous pas des différences quantitatives analogues entre les sensations qui correspondent à des puissances intermédiaires de cette cause ? Nous n’insisterons pas davantage ; il appartient à chacun de s’interroger scrupuleusement sur ce point, en faisant table rase de tout ce que son expérience passée lui a appris sur la cause de sa sensation, en se plaçant face à face avec cette sensation elle-même. Le résultat de cet examen ne nous paraît pas douteux : on s’apercevra bien vite que la grandeur de la sensation représentative tient à ce qu’on mettait la cause dans l’effet, et l’intensité de l’élément affectif à ce qu’on introduisait dans la sensation les mouvements de réaction plus ou moins importants qui continuent l’excitation extérieure. Nous solliciterons le même examen pour les sensations de pression et même de poids. Quand vous dites qu’une pression exercée sur votre main devient de plus en plus forte, voyez si vous ne vous représentez pas par là que le contact est devenu pression, puis douleur, et que cette douleur elle-même, après avoir passé par plusieurs phases, s’est irradiée dans la région environnante. Voyez encore, voyez surtout si vous ne faites pas intervenir l’effort antagoniste de plus en plus intense, c’est-à-dire de plus en plus étendu, que vous opposez à la pression extérieure. Lorsque le psychophysicien soulève un poids plus lourd, il éprouve, dit-il, un accroissement de sensation. Examinez si cet accroissement de sensation ne devrait pas plutôt s’appeler une sensation d’accroissement. Toute la question est là, car dans le premier cas la sensation serait une quantité, comme sa cause extérieure, et dans le second une qualité, devenue représentative de la grandeur de sa cause. La distinction du lourd et du léger pourra paraître aussi arriérée, aussi naïve que celle du chaud et du froid. Mais la naïveté même de cette distinction en fait une réalité psychologique. Et non seulement le lourd et le léger constituent pour notre conscience des genres différents, mais les degrés de légèreté et de lourdeur sont autant d’espèces de ces deux genres. Il faut ajouter que la différence de qualité se traduit spontanément ici en différence de quantité, à cause de l’effort plus ou moins étendu que notre corps fournit pour soulever un poids donné. Vous vous en convaincrez sans peine si l’on vous invite à soulever un panier que l’on vous aura dit rempli de ferraille, alors qu’il est vide en réalité. Vous croirez perdre l’équilibre en le saisissant, comme si des muscles étrangers s’étaient intéressés par avance à l’opération et en éprouvaient un brusque désappointement. C’est surtout au nombre et à la nature de ces efforts sympathiques, accomplis sur divers points de l’organisme, que vous mesurez la sensation de pesanteur en un point donné ; et cette sensation ne serait qu’une qualité si vous n’y introduisiez ainsi l’idée d’une grandeur. Ce qui fortifie ◀d’ailleurs▶ votre illusion sur ce point, c’est l’habitude contractée de croire à la perception immédiate d’un mouvement homogène dans un espace homogène. Quand je soulève avec le bras un poids léger, tout le reste de mon corps demeurant immobile, j’éprouve une série de sensations musculaires dont chacune a son « signe local », sa nuance propre : c’est cette série que ma conscience interprète dans le sens d’un mouvement continu dans l’espace. Si je soulève ensuite à la même hauteur et avec la même vitesse un poids plus lourd, je passe par une nouvelle série de sensations musculaires, dont chacune diffère du terme correspondant de la série précédente : c’est de quoi je me convaincrai sans peine en les examinant bien. Mais comme j’interprète cette nouvelle série, elle aussi, dans le sens d’un mouvement continu, comme ce mouvement a la même direction, la même durée et la même vitesse que le précédent, il faut bien que ma conscience localise ailleurs que dans le mouvement lui-même la différence entre la seconde série de sensations et la première. Elle matérialise alors cette différence à l’extrémité du bras qui se meut ; elle se persuade que la sensation du mouvement a été identique dans les deux cas, tandis que la sensation de poids différait de grandeur. Mais mouvement et poids sont des distinctions de la conscience réfléchie : la conscience immédiate a la sensation d’un mouvement pesant, en quelque sorte, et cette sensation elle-même se résout à l’analyse en une série de sensations musculaires, dont chacune représente par sa nuance le lieu où elle se produit, et par sa coloration la grandeur du poids qu’on soulève.
Appellerons-nous quantité ou traiterons-nous comme une qualité l’intensité de la lumière ? On n’a peut-être pas assez remarqué la multitude d’éléments très différents qui concourent, dans la vie journalière, à nous renseigner sur la nature de la source lumineuse. Nous savons de longue date que cette lumière est éloignée, ou près de s’éteindre, quand nous avons de la peine à démêler les contours et les détails des objets. L’expérience nous a appris qu’il fallait attribuer à une puissance supérieure de la cause cette sensation affective, prélude de l’éblouissement, que nous éprouvons dans certains cas. Selon qu’on augmente ou qu’on diminue le nombre des sources de lumière, les arêtes des corps ne se détachent pas de la même manière, non plus que les ombres qu’ils projettent. Mais il faut faire une part plus large encore, croyons-nous, aux changements de teinte que subissent les surfaces colorées — même les couleurs pures du spectre — sous l’influence d’une lumière plus faible ou plus brillante. A mesure que la source lumineuse se rapproche, le violet prend une teinte bleuâtre, le vert tend au jaune blanchâtre et le rouge au jaune brillant. Inversement, quand cette lumière s’éloigne, le bleu d’outremer passe au violet, le jaune au vert ; finalement le rouge, le vert et le violet se rapprochent du jaune blanchâtre. Ces changements de teinte ont été remarqués depuis un certain temps par les physiciens 18 ; mais ce qui est autrement remarquable, selon nous, c’est que la plupart des hommes ne s’en aperçoivent guère, à moins d’y prêter attention ou d’en être avertis. Décidés à interpréter les changements de qualité en changements de quantité, nous commençons par poser en principe que tout objet a sa couleur propre, déterminée et invariable. Et quand la teinte des objets se rapprochera du jaune ou du bleu, au lieu de dire que nous voyons leur couleur changer sous l’influence d’un accroissement ou d’une diminution d’éclairage, nous affirmerons que cette couleur reste la même, mais que notre sensation d’intensité lumineuse augmente ou diminue. Nous substituons donc encore à l’impression qualitative que notre conscience reçoit l’interprétation quantitative que notre entendement en donne. Helmholtz a signalé un phénomène d’interprétation du même genre, mais plus compliqué encore : « Si l’on compose du blanc, dit-il, avec deux couleurs spectrales, et qu’on augmente ou diminue dans le même rapport les intensités des deux lumières chromatiques, de telle sorte que les proportions du mélange restent les mêmes, la couleur résultante reste la même, bien que le rapport d’intensité des sensations change notablement… Cela tient à ce que la lumière solaire, que nous considérons comme étant le blanc normal, pendant le jour, subit elle-même, quand l’intensité lumineuse varie, des modifications analogues de sa nuance 19. »
Toutefois, si nous jugeons souvent des variations de la source lumineuse par les changements relatifs de teinte des objets qui nous entourent, il n’en est plus ainsi dans les cas simples, où un objet unique, une surface blanche par exemple, passe successivement par différents degrés de luminosité. Nous devons insister tout particulièrement sur ce dernier point. La physique nous parle en effet des degrés d’intensité lumineuse comme de quantités véritables : ne les mesure-t-elle pas au photomètre ? Le psychophysicien va plus loin encore : il prétend que notre œil évalue lui-même les intensités de la lumière. Des expériences ont été tentées par M. Delboeuf 20 d’abord, puis par MM. Lehmann et Neiglick 21, pour établir une formule psychophysique sur la mensuration directe de nos sensations lumineuses. Nous ne contesterons pas les résultats de ces expériences, non plus que la valeur des procédés photométriques ; mais tout dépend de l’interprétation qu’on en donne.
Considérez attentivement une feuille de papier éclairée par quatre bougies, par exemple, et faites éteindre successivement une, deux, trois d’entre elles. Vous dites que la surface reste blanche et que son éclat diminue. Vous savez en effet, qu’on vient d’éteindre une bougie ; ou, si vous ne le savez pas, vous avez bien des fois noté un changement analogue dans l’aspect d’une surface blanche quand on diminuait l’éclairage. Mais faites abstraction de vos souvenirs et de vos habitudes de langage : ce que vous avez aperçu réellement, ce n’est pas une diminution d’éclairage de la surface blanche, c’est une couche d’ombre passant sur cette surface au moment où s’éteignait la bougie. Cette ombre est une réalité pour votre conscience, comme la lumière elle-même. Si vous appeliez blanche la surface primitive dans tout son éclat, il faudra donner un autre nom à ce que vous voyez, car c’est autre chose : ce serait, si l’on pouvait parler ainsi, une nouvelle nuance du blanc. Faut-il maintenant tout dire ? Nous avons été habitués par notre expérience passée, et aussi par les théories physiques, à considérer le noir comme une absence ou tout au moins comme un minimum de sensation lumineuse, et les nuances successives du gris comme des intensités décroissantes de la lumière blanche. Eh bien, le noir a autant de réalité pour notre conscience que le blanc, et les intensités décroissantes de la lumière blanche éclairant une surface donnée seraient pour une conscience non prévenue autant de nuances différentes, assez analogues aux diverses couleurs du spectre. Ce qui le prouve bien, c’est que le changement n’est pas continu dans la sensation comme dans sa cause extérieure, c’est que la lumière peut croître ou diminuer pendant un certain temps sans que l’éclairage de notre surface blanche nous paraisse changer : il ne paraîtra changer, en effet, que lorsque l’accroissement ou la diminution de la lumière extérieure suffiront à la création d’une qualité nouvelle. Les variations d’éclat d’une couleur donnée — abstraction faite des sensations affectives dont il a été parlé plus haut — se réduiraient donc à des changements qualitatifs, si nous n’avions pas contracté l’habitude de mettre la cause dans l’effet, et de substituer à notre impression naïve ce que l’expérience et la science nous apprennent. On en dirait autant des degrés de saturation. En effet, si les diverses intensités d’une couleur correspondent à autant de nuances différentes comprises entre cette couleur et le noir, les degrés de saturation sont comme des nuances intermédiaires entre cette même couleur et le blanc pur. Toute couleur, dirions-nous, peut être envisagée sous un double aspect, au point de vue du noir et au point de vue du blanc. Le noir serait à l’intensité ce que le blanc est à la saturation.
On comprendra maintenant le sens des expériences photométriques. Une bougie, placée à une certaine distance d’une feuille de papier, l’éclaire d’une certaine manière : vous doublez la distance, et vous constatez qu’il faut quatre bougies pour éveiller en vous la même sensation. De là vous concluez que, si vous aviez doublé la distance sans augmenter l’intensité de la source lumineuse, l’effet d’éclairage eût été quatre fois moins considérable. Mais il est trop évident qu’il s’agit ici de l’effet physique, et non pas psychologique. Car on ne peut pas dire que nous ayons comparé deux sensations entre elles : nous avons utilisé une sensation unique, pour comparer entre elles deux sources lumineuses différentes, la seconde quadruple de la première mais deux fois plus éloignée qu’elle. En un mot, le physicien ne fait jamais intervenir des sensations doubles ou triples les unes des autres, mais seulement des sensations identiques, destinées à servir d’intermédiaires entre deux quantités physiques qu’on pourra alors égaler l’une à l’autre. La sensation lumineuse joue ici le rôle de ces inconnues auxiliaires que le mathématicien introduit dans ses calculs, et qui disparaissent du résultat final.
Tout autre est l’objet du psychophysicien : c’est la sensation lumineuse elle-même qu’il étudie, et qu’il prétend mesurer. Tantôt il procédera à une intégration de différences infiniment petites, selon la méthode de Fechner ; tantôt il comparera directement une sensation à une autre sensation. Cette dernière méthode, due à Plateau et à Delbœuf, diffère beaucoup moins qu’on ne l’a cru jusqu’ici de celle de Fechner ; mais, comme elle porte plus spécialement sur les sensations lumineuses, nous nous en occuperons d’abord. M. Delbœuf place un observateur en présence de trois anneaux concentriques à éclat variable. Un dispositif ingénieux lui permet de faire passer chacun de ces anneaux par toutes les teintes intermédiaires entre le blanc et le noir. Supposons deux de ces teintes grises simultanément produites sur deux anneaux, et maintenues invariables ; nous les appellerons A et B par exemple. M. Delbœuf fait varier l’éclat C du troisième anneau, et demande à l’observateur de lui dire si, à un moment donné, la teinte grise B lui paraît également éloignée des deux autres. Un moment arrive, en effet, où celui-ci déclare le contraste AB égal au contraste BC ; de telle sorte qu’on pourrait construire, selon M. Delbœuf, une échelle d’intensités lumineuses où l’on passerait de chaque sensation à la suivante par contrastes sensibles égaux : nos sensations se mesureraient ainsi les unes par les autres. Nous ne suivrons pas M. Delbœuf dans les conclusions qu’il a tirées de ces remarquables expériences : la question essentielle, la question unique, selon nous, est de savoir si un contraste AB, formé des éléments A et B, est réellement égal à un contraste BC, composé différemment. Le jour où l’on aurait établi que deux sensations peuvent être égales sans être identiques, la psychophysique serait fondée. Mais c’est cette égalité qui nous paraît contestable : il est facile d’expliquer, en effet, comment une sensation d’intensité lumineuse peut être dite à égale distance de deux autres.
Supposons un instant que, depuis notre naissance, les variations d’intensité d’une source lumineuse se fussent traduites à notre conscience par la perception successive des diverses couleurs du spectre. Il n’est pas douteux que ces couleurs nous apparaîtraient alors comme autant de notes d’une gamme, comme des degrés plus ou moins élevés dans une échelle, comme des grandeurs en un mot. D’autre part, il nous serait facile d’assigner à chacune d’elles sa place dans la série. En effet, si la cause extensive varie d’une manière continue, la sensation colorée change d’une manière discontinue, passant d’une nuance à une autre nuance. Quelque nombreuses que puissent donc être les nuances intermédiaires entre deux couleurs A et B, on pourra toujours les compter par la pensée, du moins grossièrement, et vérifier si ce nombre est à peu près égal à celui des nuances qui séparent B d’une autre couleur C. Dans ce dernier cas, on dira que B est également distant de A et de C, que le contraste est le même de part et d’autre. Mais ce ne sera toujours là qu’une interprétation commode : car bien que le nombre des nuances intermédiaires soit égal des deux côtés, bien que l’on passe de l’une à l’autre par des sauts brusques, nous ne savons pas si ces sauts sont des grandeurs, ni des grandeurs égales : surtout, il faudrait nous montrer que les intermédiaires qui ont servi à la mesure se retrouvent, en quelque sorte, au sein de l’objet mesuré. Sinon, c’est par métaphore seulement qu’une sensation pourra être dite à égale distance de deux autres.
Or, si l’on veut bien nous accorder ce que nous disions plus haut des intensités lumineuses, on reconnaîtra que les diverses teintes grises présentées par M. Delbœuf à notre observation sont tout à fait analogues, pour notre conscience, à des couleurs, et que si nous déclarons une teinte grise équidistante de deux autres teintes grises, c’est dans le même sens où l’on pourrait dire que l’orangé, par exemple, est à égale distance du vert et du rouge. Seulement il y a cette différence que, dans toute notre expérience passée, la succession des teintes grises s’est produite à propos d’une augmentation ou d’une diminution progressive d’éclairage. De là vient que nous faisons pour les différences d’éclat ce que nous ne songeons pas à faire pour les différences de coloration : nous érigeons les changements de qualité en variations de grandeur. La mesure se fait ◀d’ailleurs▶ sans peine, parce que les nuances successives du gris amenées par une diminution continue d’éclairage sont discontinues, étant des qualités, et que nous pouvons compter approximativement les principaux intermédiaires qui séparent deux d’entre elles. Le contraste AB sera donc déclaré égal au contraste BC quand notre imagination, aidée de notre mémoire, interposera de part et d’autre le même nombre de points de repère. Cette appréciation devra ◀d’ailleurs▶ être des plus grossières, et l’on peut prévoir qu’elle variera considérablement avec les personnes. Surtout, il faut s’attendre à ce que les hésitations et les écarts d’appréciation soient d’autant plus marqués qu’on augmentera davantage la différence d’éclat entre les anneaux A et B, car un effort de plus en plus pénible sera requis pour évaluer le nombre des teintes intercalaires. C’est précisément ce qui arrive, comme on s’en convaincra sans peine, en jetant un coup d’œil sur les deux tableaux dressés par M. Delbœuf 22. A mesure qu’il fait croître la différence d’éclat entre l’anneau extérieur et l’anneau moyen, l’écart entre les chiffres auxquels s’arrêtent tour à tour un même observateur ou des observateurs différents augmente d’une manière à peu près continue de 3 degrés à 94, de 5 à 73, de 10 à 25, de 7 à 40. Mais laissons de côté ces écarts ; supposons que les observateurs soient toujours d’accord avec eux-mêmes, toujours d’accord entre eux : aura-t-on établi que les contrastes AB et BC soient égaux ? Il faudrait d’abord avoir prouvé que deux contrastes élémentaires successifs sont des quantités égales, et nous savons seulement qu’ils sont successifs. Il faudrait ensuite avoir établi qu’on retrouve dans une teinte grise donnée les teintes inférieures par lesquelles notre imagination a passé pour évaluer l’intensité objective de la source de lumière. En un mot, la psychophysique de M. Delbœuf suppose un postulat théorique de la plus haute importance, qui se dissimule en vain sous des apparences expérimentales, et que nous formulerions ainsi : « Quand on fait croître d’une manière continue la quantité objective de lumière, les différences entre les teintes grises successivement obtenues, différences qui traduisent chacune le plus petit accroissement perçu d’excitation physique, sont des quantités égales entre elles. Et de plus, on peut égaler l’une quelconque des sensations obtenues à la somme des différences qui séparent les unes des autres les sensations antérieures, depuis la sensation nulle. » — Or, c’est là précisément le postulat de la psychophysique de Fechner, que nous allons examiner.
Fechner est parti d’une loi découverte par Weber et d’après laquelle, étant donnée une certaine excitation provoquant une certaine sensation, la quantité d’excitation qu’il faut ajouter à la première pour que la conscience s’aperçoive d’un changement sera dans un rapport constant avec elle. Ainsi, en désignant par E l’excitation qui correspond à la sensation S, et par ∆E la quantité d’excitation de même nature qu’il faut ajouter à la première pour qu’une sensation de différence se produise, on aurait : ΔE/E=const.
Cette formule a été profondément modifiée par les disciples de Fechner : nous n’interviendrons pas dans le débat ; il appartient à l’expérience de décider entre la relation établie par Weber et celles qu’on y substitue. Nous ne ferons ◀d’ailleurs▶ aucune difficulté pour admettre l’existence probable d’une loi de ce genre. Il ne s’agit pas ici, en effet, de mesurer la sensation, mais seulement de déterminer le moment précis où un accroissement d’excitation la fait changer. Or, si une quantité déterminée d’excitation produit une nuance déterminée de sensation, il est clair que la quantité minima d’excitation exigée pour provoquer un changement de cette nuance est déterminée aussi ; et puisqu’elle n’est pas constante, elle doit être fonction de l’excitation à laquelle elle s’ajoute. — Mais comment passer, d’une relation entre l’excitation et son accroissement minimum, à une équation qui lie la « quantité de la sensation » à l’excitation correspondante ? Toute la psychophysique est dans ce passage, qu’il importe d’étudier attentivement.
Nous distinguerons plusieurs artifices différents dans l’opération par laquelle on passe, des expériences de Weber ou de toute autre série d’observations analogues, à une loi psychophysique comme celle de Fechner. On convient d’abord de considérer comme un accroissement de la sensation S la conscience que nous avons d’un accroissement d’excitation ; on l’appellera donc ΔS correspondant au plus petit accroissement perceptible d’une excitation sont égales entre elles. On les traite alors comme des quantités, et ces quantités étant toujours égales, d’une part, tandis que d’autre part l’expérience a donné entre l’excitation E et son accroissement minimum une certaine relation ΔE=T(E), on exprime la constance de ΔS en écrivant : ΔS=DE/T(E), C étant une quantité constante. On convient enfin de remplacer les différences très petites ΔS et ΔE par les différences infiniment petites dS et dE, d’où une équation cette fois différentielle : dS=C(dE/T(E))
Il ne restera plus alors qu’à intégrer les deux membres pour obtenir la relation cherchée 23 : S=CTE OdE/T(E) ; Et l’on passera ainsi d’une loi vérifiée, où l’apparition de la sensation était seule en cause, à une loi invérifiable, qui en donne la mesure.
Sans entrer dans une discussion approfondie de cette ingénieuse opération, montrons en quelques mots comment Fechner a saisi la véritable difficulté du problème, comment il a essayé de la surmonter, et où réside, selon nous, le vice de son raisonnement.
Fechner a compris qu’on ne saurait introduire la mesure en psychologie sans y définir d’abord l’égalité et l’addition de deux états simples, de deux sensations par exemple. D’autre part, à moins d’être identiques, on ne voit pas d’abord comment deux sensations seraient égales. Sans doute, dans le monde physique, égalité n’est point synonyme d’identité. Mais c’est que tout phénomène, tout objet, s’y présente sous un double aspect, l’un qualitatif, l’autre extensif : rien n’empêche de faire abstraction du premier, et il ne reste plus alors que des termes capables d’être superposés directement ou indirectement l’un à l’autre, et de s’identifier ensemble par conséquent. Or, cet élément qualitatif, que l’on commence par éliminer des choses extérieures pour en rendre la mesure possible, est précisément celui que la psychophysique retient et prétend mesurer. Et c’est en vain qu’elle chercherait à évaluer cette qualité Q par quelque quantité physique Q′ située au-dessous d’elle ; car il faudrait préalablement avoir montré que Q est fonction de Q′ et ceci ne pourrait se faire que si l’on avait d’abord mesuré la qualité Q avec quelque fraction d’elle-même. Ainsi, rien n’empêcherait de mesurer la sensation de chaleur par le degré de température ; mais ce ne serait là qu’une convention, et la psychophysique consiste précisément à repousser cette convention et à chercher comment la sensation de chaleur varie quand varie la température. Bref, il semble que deux sensations différentes ne puissent être dites égales que si quelque fond identique demeure après l’élimination de leur différence qualitative ; et, d’autre part, cette différence qualitative étant tout ce que nous sentons, on ne voit pas ce qui pourrait subsister une fois qu’on l’aurait éliminée.
L’originalité de Fechner est de n’avoir pas jugé cette difficulté insurmontable. Profitant de ce que la sensation varie par sauts brusques quand l’excitation croît d’une manière continue, il n’a pas hésité à désigner ces différences de sensation par le même nom : ce sont des différences minima, en effet, puisqu’elles correspondent chacune au plus petit accroissement perceptible de l’excitation extérieure. Dès lors, vous pouvez faire abstraction de la nuance ou qualité spécifique de ces différences successives ; un fond commun demeurera par où elles s’identifieront en quelque sorte ensemble : elles sont minima les unes et les autres. Voilà la définition cherchée de l’égalité. Celle de l’addition suivra naturellement. Car si l’on traite comme une quantité la différence aperçue par la conscience entre deux sensations qui se succèdent le long d’un accroissement continu d’excitation, si l’on appelle la première S et la seconde S+DS, on devra considérer toute sensation S comme une somme, obtenue par l’addition des différences minima que l’on traverse avant de l’atteindre. Il ne restera plus alors qu’à utiliser cette double définition pour établir une relation entre les différences ΔS+DE d’abord, puis, par l’intermédiaire des différentielles, entre les deux variables. Il est vrai que les mathématiciens pourront protester ici contre le passage de la différence à la différentielle ; les psychologues se demanderont si la quantité ΔS, au lieu d’être constante, ne varierait pas comme la sensation S elle-même 24 (1) : enfin l’on discutera sur le sens véritable de la loi psychophysique, une fois établie. Mais par cela seul que l’on considère ΔS comme une quantité et S comme une somme, on admet le postulat fondamental de l’opération entière.
Or, c’est ce postulat qui nous paraît contestable, et même assez peu intelligible. Supposez, en effet, que j’éprouve une sensation S, et que, faisant croître l’excitation d’une manière continue, je m’aperçoive de cet accroissement au bout d’un certain temps. Me voilà averti de l’accroissement de la cause : mais quel rapport établir entre cet avertissement et une différence ? Sans doute l’avertissement consiste ici en ce que l’état primitif S a changé ; il est devenu S′ ; mais pour que le passage de S à S′ fût comparable à une différence arithmétique, il faudrait que j’eusse conscience, pour ainsi dire, d’un intervalle entre S et S′, et que ma sensibilité montât de S à S′ par l’addition de quelque chose. En donnant à ce passage un nom, en l’appelant ∆S, vous en faites une réalité d’abord, une quantité ensuite. Or, non seulement vous ne sauriez expliquer en quel sens ce passage est une quantité, mais vous vous apercevrez, en y réfléchissant, que ce n’est même pas une réalité ; il n’y a de réels que les états S et S′ par lesquels on passe. Sans doute, si S et S′ étaient des nombres, je pourrais affirmer la réalité de la différence S′ — S, lors même que S′ et S seraient seuls donnés : c’est que le nombre S′ — S, qui est une certaine somme d’unités, représentera précisément alors les moments successifs de l’addition par laquelle on passe de S à S′. Mais si S et S′ sont des états simples, en quoi consistera l’intervalle qui les sépare ? Et que sera donc le passage du premier état au second, sinon un acte de votre pensée, qui assimile arbitrairement, et pour le besoin de la cause, une succession de deux états à une différenciation de deux grandeurs ?
Ou vous vous en tenez à ce que la conscience vous donne, ou vous usez d’un mode de représentation conventionnel. Dans le premier cas, vous trouverez entre S et S′ une différence analogue à celle des nuances de l’arc-en-ciel, et point du tout un intervalle de grandeur. Dans le second, vous pourrez introduire le symbole ΔS, si vous voulez, mais c’est par convention que vous parlerez de différence arithmétique, par convention aussi que vous assimilerez une sensation donnée à une somme. Le plus pénétrant des critiques de Fechner, M. Jules Tannery, a mis ce dernier point en pleine lumière : « On dira, par exemple, qu’une sensation de 50 degrés est exprimée par le nombre de sensations différentielles qui se succéderaient depuis l’absence de sensation jusqu’à la sensation de 50 degrés… Je ne vois pas qu’il y ait là autre chose qu’une définition, aussi légitime qu’arbitraire 25. »
Nous ne croyons pas, quoi qu’on en ait dit, que la méthode des graduations moyennes ait fait entrer la psychophysique dans une voie nouvelle. L’originalité de M. Delbœuf a été de choisir un cas particulier où la conscience parût donner raison à Fechner, et où le sens commun fût lui-même psychophysicien. Il s’est demandé si certaines sensations ne nous apparaissaient pas immédiatement comme égales, quoique différentes, et si l’on ne pourrait pas dresser par leur intermédiaire un tableau de sensations doubles, triples, quadruples les unes des autres. L’erreur de Fechner, disions-nous, était d’avoir cru à un intervalle entre deux sensations successives S et S′, alors que de l’une à l’autre il y a simplement passage, et non pas différence au sens arithmétique du mot. Mais si les deux termes entre lesquels le passage s’effectue pouvaient être donnés simultanément, il y aurait cette fois contraste en outre du passage ; et quoique le contraste ne soit pas encore une différence arithmétique, il y ressemble par un certain côté ; les deux termes que l’on compare sont en présence l’un de l’autre comme dans une soustraction de deux nombres. Supposez maintenant que ces sensations soient de même nature, et que constamment, dans notre expérience passée, nous ayons assisté à leur défilé, pour ainsi dire, pendant que l’excitation physique croissait d’une manière continue : il est infiniment probable que nous mettrons la cause dans l’effet, et que l’idée de contraste viendra se fondre dans celle de différence arithmétique. Comme, d’autre part, nous aurons remarqué que la sensation changeait brusquement tandis que le progrès de l’excitation était continu, nous évaluerons sans doute la distance entre deux sensations données par le nombre, grossièrement reconstitué, de ces sauts brusques, ou tout au moins des sensations intermédiaires qui nous servent le plus ordinairement de jalons. En résumé, le contraste nous apparaîtra comme une différence, l’excitation comme une quantité, le saut brusque comme un élément d’égalité, combinant ces trois facteurs ensemble, nous aboutirons à l’idée de différences quantitatives égales. Or, nulle part ces conditions ne sont aussi bien réalisées que lorsque des surfaces de même couleur, plus ou moins éclairées, se présentent à nous simultanément. Non seulement il y a ici contraste entre sensations analogues, mais ces sensations correspondent à une cause dont l’influence nous a toujours paru étroitement liée à sa distance ; et comme cette distance peut varier d’une manière continue, nous avons dû noter, dans notre expérience passée, une innombrable multitude de nuances de sensation se succédant le long d’un accroissement continu de la cause. Nous pourrons donc dire que le contraste d’une première teinte grise avec une seconde, par exemple, nous paraît à peu près égal au contraste de la seconde avec une troisième ; et si l’on définit deux sensations égales en disant que ce sont des sensations qu’un raisonnement plus ou moins confus interprète comme telles, on aboutira, en effet, à une loi comme celle que propose M. Delbœuf. Mais il ne faudra pas oublier que la conscience a passé par les mêmes intermédiaires que le psychophysicien, et que son jugement vaut ici ce que vaut la psychophysique : c’est une interprétation symbolique de la qualité en quantité, une évaluation plus ou moins grossière du nombre des sensations qui se pourraient intercaler entre deux sensations données. La différence n’est donc pas aussi considérable qu’on le croit entre la méthode des modifications minima et celle des graduations moyennes, entre la psychophysique de Fechner et celle de M. Delbœuf. La première aboutit à une mesure conventionnelle de la sensation ; la seconde en appelle au sens commun dans les cas particuliers où il adopte une convention analogue. Bref, toute psychophysique est condamnée par son origine même a tourner dans un cercle vicieux, car le postulat théorique sur lequel elle repose la condamne à une vérification expérimentale, et elle ne peut être vérifiée expérimentalement que si l’on admet d’abord son postulat. C’est qu’il n’y a pas de point de contact entre l’inétendu et l’étendu, entre la qualité et la quantité. On peut interpréter l’une par l’autre, ériger l’une en équivalent de l’autre ; mais, tôt ou tard, au commencement ou à la fin, il faudra reconnaître le caractère conventionnel de cette assimilation.
À vrai dire, la psychophysique n’a fait que formuler avec précision et pousser à ses conséquences extrêmes une conception familière au sens commun. Comme nous parlons plutôt que nous ne pensons, comme aussi les objets extérieurs, qui sont du domaine commun, ont plus d’importance pour nous que les états subjectifs par lesquels nous passons, nous avons tout intérêt à objectiver ces états en y introduisant, dans la plus large mesure possible, la représentation de leur cause extérieure. Et plus nos connaissances s’accroissent, plus nous apercevons l’extensif derrière l’intensif et la quantité derrière la qualité, plus aussi nous tendons à mettre le premier terme dans le second, et à traiter nos sensations comme des grandeurs. La physique, dont le rôle est précisément de soumettre au calcul la cause extérieure de nos états internes, se préoccupe le moins possible de ces états eux-mêmes — sans cesse, et de parti pris, elle les confond avec leur cause. Elle encourage donc et exagère même sur ce point l’illusion du sens commun. Le moment devait fatalement arriver où, familiarisée avec cette confusion de la qualité avec la quantité et de la sensation avec l’excitation, la science chercherait à mesurer l’une comme elle mesure l’autre : tel a été l’objet de la psychophysique. A cette tentative hardie Fechner était encouragé par ses adversaires eux-mêmes, par les philosophes qui parlent de grandeurs intensives tout en déclarant les états psychiques réfractaires à la mesure. Si l’on admet, en effet, qu’une sensation puisse être plus forte qu’une autre sensation, et que cette inégalité réside dans les sensations mêmes, indépendamment de toute association d’idées, de toute considération plus ou moins consciente de nombre et d’espace, il est naturel de chercher de combien la première sensation surpasse la seconde, et d’établir un rapport quantitatif entre leurs intensités. Et il ne sert à rien de répondre, comme font souvent les adversaires de la psychophysique, que toute mesure implique superposition, et qu’il n’y a pas lieu de chercher un rapport numérique entre des intensités, qui ne sont pas choses superposables. Car il faudra alors expliquer pourquoi une sensation est dite plus intense qu’une autre sensation, et comment on peut appeler plus grandes ou plus petites des choses qui — on vient de le reconnaître — n’admettent point entre elles des relations de contenant à contenu. Que si, pour couper court à toute question de ce genre, on distingue deux espèces de quantité, l’une intensive, qui comporte seulement le plus et le moins, l’autre extensive, qui se prête à la mesure, on est bien près de donner raison à Fechner et aux psychophysiciens. Car, dès qu’une chose est reconnue susceptible de grandir et de diminuer, il semble naturel de chercher de combien elle diminue, de combien elle grandit. Et parce qu’une mesure de ce genre ne paraît pas directement possible, il ne s’ensuit pas que la science n’y puisse réussir par quelque procédé indirect, soit par une intégration d’éléments infiniment petits, comme le propose Fechner, soit par tout autre moyen détourné. Ou bien donc la sensation est qualité pure, ou, si c’est une grandeur, on doit chercher à la mesurer.
Pour résumer ce qui précède, nous dirons que la notion d’intensité se présente sous un double aspect, selon qu’on étudie les états de conscience représentatifs d’une cause extérieure, ou ceux qui se suffisent à eux-mêmes. Dans le premier cas, la perception de l’intensité consiste dans une certaine évaluation de la grandeur de la cause par une certaine qualité de l’effet : c’est, comme diraient les Écossais, une perception acquise. Dans le second, nous appelons intensité la multiplicité plus ou moins considérable de faits psychiques simples que nous devinons au sein de l’état fondamental : ce n’est plus une perception acquise, mais une perception confuse. ◀D’ailleurs ces deux sens du mot se pénètrent le plus souvent, parce que les faits plus simples qu’une émotion ou qu’un effort enveloppe sont généralement représentatifs, et que la plupart des états représentatifs, étant affectifs en même temps, embrassent eux-mêmes une multiplicité de faits psychiques élémentaires. L’idée d’intensité est donc située au point de jonction de deux courants, dont l’un nous apporte du dehors l’idée de grandeur extensive, et dont l’autre est allé chercher dans les profondeurs de la conscience, pour l’amener à la surface, l’image d’une multiplicité interne. Reste à savoir en quoi cette dernière image consiste, si elle se confond avec celle du nombre, ou si elle en diffère radicalement. Dans le chapitre qui va suivre, nous ne considérerons plus les états de conscience isolément les uns des autres, mais dans leur multiplicité concrète, en tant qu’ils se déroulent dans la pure durée. Et de même que nous nous sommes demandé ce que serait l’intensité d’une sensation représentative si nous n’y introduisions l’idée de sa cause, ainsi nous devrons rechercher maintenant ce que devient la multiplicité de nos états internes, quelle forme affecte la durée, quand on fait abstraction de l’espace où elle se développe. Cette seconde question est autrement importante que la première. Car si la confusion de la qualité avec la quantité se limitait à chacun des faits de conscience pris isolément, elle créerait des obscurités, comme nous venons de le voir, plutôt que des problèmes. Mais en envahissant la série de nos états psychologiques, en introduisant l’espace dans notre conception de la durée, elle corrompt, à leur source même, nos représentations du changement extérieur et du changement interne, du mouvement et de la liberté. De là les sophismes de l’école d’Élée, de là le problème du libre arbitre. Nous insisterons plutôt sur le second point ; mais au lieu de chercher à résoudre la question, nous montrerons l’illusion de ceux qui la posent.