(1865) Cours familier de littérature. XX « CXVIe entretien. Le Lépreux de la cité d’Aoste, par M. Xavier de Maistre » pp. 5-79
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(1865) Cours familier de littérature. XX « CXVIe entretien. Le Lépreux de la cité d’Aoste, par M. Xavier de Maistre » pp. 5-79

CXVIe entretien.
Le Lépreux de la cité d’Aoste, par M. Xavier de Maistre

I

J’entrai au collège des Pères de la foi en 1806 ; les Pères de la foi, pseudonyme des Jésuites, étaient la renaissance d’un ordre religieux, célèbre, qui n’avouait ni ses souvenirs, ni ses prétentions au monopole de l’enseignement de la jeunesse. L’autorité absolue était leur principe, l’obéissance était leur loi ; bien commander, bien obéir, étaient pour eux la société tout entière. C’est ainsi qu’ils comprenaient la politique. Ces principes, vrais quand on commande au nom de Dieu et quand on obéit par humilité volontaire, étaient admirables dans la famille, inapplicables dans la société politique. L’une est obligée de croire ce qu’on lui dit, l’autre est condamnée à examiner ce qu’elle croit. Bonnes ou mauvaises, ces doctrines qui renaissaient sous l’empire despotique de Bonaparte étaient infiniment propres à lui plaire. Aussi les Pères de la foi flattaient-ils l’empereur, et l’empereur favorisait-il les Pères de la foi ; le cardinal Fesch, oncle de Bonaparte et archevêque de Lyon, était l’intermédiaire de cette faveur mutuelle ; mais ce cardinal, homme de peu d’esprit et de beaucoup d’obstination, voyait dans les Pères de la foi des missionnaires du pape prêts à reconstituer la catholicité romaine avec son indépendance et sa suprématie. Bonaparte admettait bien le principe de la suprématie romaine, mais à condition que la suprématie impériale prévaudrait sur tout, et que la véritable église, absolue et universelle, ce serait lui et son empire. De là des dissentiments entre l’empereur et son oncle, qui se terminèrent peu de temps après par l’expulsion des Pères de la foi. L’empereur eut tort dans son intérêt ; les nouveaux Jésuites lui étaient tous dévoués ; ils s’efforçaient de nous élever dans son fanatisme, ils nous faisaient célébrer ses victoires et chanter ses apothéoses. Mais l’esprit de famille et l’esprit de contradiction, qui créent si vite l’esprit d’opposition contre ce qui gouverne, nous rendaient généralement plus hostiles au régime militaire de l’empereur que nous ne l’aurions été sous d’autres maîtres. Nous étions des roseaux, mais des roseaux rebelles ; on voulait nous courber d’un côté, nous nous courbions du côté contraire. Il y avait un esprit public dans ce collège composé de trois cents jeunes gens ; cet esprit public était républicain et royaliste. L’aristocratie de la maison se composait de cinq ou six élèves véritablement supérieurs à la masse indifférente et incapable. Les deux élèves qui primaient sur tout le reste étaient un jeune homme de Chambéry, nommé Louis de Vignet, et moi. J’étais plus disciplinable, de Vignet plus spirituel. À la fin de ma troisième année de rhétorique j’obtins les onze premiers prix de ma classe. De Vignet resta en arrière ; mais ce fut par défaut de caractère plus que par infériorité d’aptitudes. Tout le monde disait : « S’il avait voulu, il l’aurait emporté sur Lamartine et sur tous les autres. » C’était vrai, mais il avait deux ou trois ans de plus que moi, et puis il était naturellement jaloux, et je ne l’étais pas.

II

Louis de Vignet était par sa mère neveu des quatre de Maistre, gentilshommes savoyards, d’un vrai mérite, mais de mérite très différent. L’un, l’aîné, était le comte Joseph de Maistre, esprit original, paradoxal, superbe, déclamateur, fanatique, qui a laissé une immense réputation à réviser par son parti, homme de phrases magnifiques, mais de livres tantôt équivoques, tantôt scandaleusement faux, grand écrivain, pauvre philosophe. Il était alors ambassadeur de Sardaigne en Russie, espèce d’oracle versatile caché dans les neiges du Nord, tantôt ennemi de Bonaparte, tantôt le déclarant l’homme providentiel, et nouant une intrigue avec son ami le duc de Rovigo (Savary) pour se faire inviter à une entrevue confidentielle avec le chef de la France.

Le second était l’abbé de Maistre, ecclésiastique exemplaire et vénérable, quoique facétieux et spirituel, ami de Mme de Staël, et destiné depuis à être évêque d’une petite ville de Piémont, quand le roi parut à Turin après la restauration.

Le troisième, officier distingué au service du roi de Sardaigne, devait devenir plus tard colonel de la brigade de Savoie, c’est-à-dire général. Il était impossible de joindre plus de loyauté et de bravoure à plus de jovialité et à plus de candeur et d’agrément dans l’esprit.

Le plus jeune enfin, dont nous avons à vous parler, était le chevalier Xavier de Maistre, homme épisodique dans toute autre famille, homme principal dans celle-ci. Il servait avant la révolution dans un corps de nobles, à Turin, qu’on appelait les chevaliers-gardes. Il y menait la vie aimable et dissipée des gentilshommes oisifs du temps, comme on le voit dans le charmant Voyage autour de ma chambre, son premier délassement littéraire pendant quinze jours d’arrêt à Turin. Les Français, en 1799, ayant vaincu et chassé les Piémontais, Xavier de Maistre suivit le roi exilé en Sardaigne ; puis, appelé par son frère aîné à Pétersbourg, il y entra dans les chevaliers-gardes russes, et s’y maria avec une princesse russe de la suite de l’impératrice, séduit par sa figure et charmé de son esprit. Il y était encore à l’heure où je parle. Il devait revenir plus tard à Paris avec sa femme et sa nièce, et je devais le connaître chez la comtesse de Marcellus, ma voisine et sa dernière amie. Le connaître et l’aimer, c’était même chose. Je m’attachai à cet homme qui avait tous les agréments et tous les âges, omnis Aristippum decuit color . J’avais à peine quarante ans, il touchait à quatre-vingts ans.

III

Il n’avait jamais lutté avec la nature ; s’amuser et plaire avait été sa seule loi. Le prodigieux succès de son premier et léger ouvrage, à Turin (le Voyage autour de ma chambre), ne l’avait pas porté à recommencer. Il ne visait point à la gloire : il laissait la prophétie à son frère, la politique aux hommes d’État. Seulement, il avait la sensibilité vive et maladive, et quand une chose l’avait impressionné fortement à une époque quelconque de sa vie, il se souvenait toujours, et il n’avait point de trêve en lui-même tant qu’il n’avait pas fait éprouver aux autres ce qu’il portait perpétuellement en lui. Il ne le faisait point en exagérant l’impression et en ajoutant la rhétorique à la vérité, mais en revoyant en lui-même ce qu’il avait vu et en racontant simplement et candidement ce qu’il avait vu et senti. Son talent n’était qu’une lecture intérieure, une intuition renouvelée, qui faisait éclater le sourire ou couler les larmes quand il avait souri ou quand il avait pleuré. Une fois séparé de sa patrie par les steppes de la Moscovie, il revit en paix ce qu’il avait vu en Savoie, et il écrivit, dans le style de l’Imitation de J.-C., quelques pages incomparables et immortelles, un livre intitulé le Lépreux de la cité d’Aoste. Nous disons livre pour ne pas dire cri ou gémissement.

C’est le livre dont nous allons vous entretenir aujourd’hui. Quand un homme de talent est malheureux, ruiné ou exilé par l’infortune, loin des montagnes ou des ravins qui l’ont vu naître ; quand les lieux, le temps, les personnes se représentent à lui comme des angoisses ou des remords, et qu’il ne les apaise qu’en les exprimant, sa douleur devient du génie, et il sort alors de son âme des cris qui sont l’apogée des tristesses humaines. On dit : Qu’est-ce qui a poussé ce gémissement ? On ne sait pas son nom. Ce n’est pas un homme, c’est quelque chose d’humain.

Tel fut l’effet produit sur les êtres sensibles quand le Lépreux de la cité d’Aoste parut, — l’évangile de la douleur. — Il lui manquait une page que Job lui-même n’avait pas écrite : la suprême douleur de l’isolement dans le martyre.

Xavier de Maistre l’écrivit.

Elle subsistera quand les paradoxes de son frère auront mille fois disparu. Ce n’est pas un homme qui a écrit le Lépreux, c’est la douleur faite homme.

Cette page n’existait pas encore pour le public au moment où je connus Louis de Vignet, neveu de Xavier.

Louis portait quelque chose de la mélancolie du Lépreux sur ses traits de dix-sept ans.

IV

Il était grand et mince. Mais qu’ai-je besoin de rechercher dans ma mémoire ? Je l’ai ici dans un fidèle et charmant portrait de Mlle Stéphanie de Virieu, la sœur de notre ami commun, Aymon de Virieu, chez qui nous passions l’été en Dauphiné, au pied des monts de la Grande Chartreuse ; cette jeune personne, le Van Dyck à la sépia des femmes, fit son portrait pour moi, et le même pour lui aussi. Je vais le copier. Ce sera plus vrai et plus charmant.

V

Il avait environ vingt ans ; ses cheveux, secoués sur son front comme par un coup de vent perpétuel, formaient d’un côté de la tête une masse ondoyante et ruisselante le long de sa joue ; la ligne de ce front était longue, droite, renflée seulement par les deux lobes de la pensée. L’arcade sourcilière proéminente encadrait bien le regard ; mais ce regard encaissé était à demi fermé par deux longues paupières chargées de soucis précoces. Son nez était aquilin, la finesse naturelle du demi-Italien s’y révélait sur la bonhomie indécise du montagnard de Savoie ; ses lèvres étaient un peu pincées, mais un pli d’amertume triste en caractérisait fortement les coins ; son menton, trait principal de l’intelligence, était ferme, long, carré, et dessinait avec ses joues maigres et creuses un angle fermement accentué comme chez un vieillard. Il penchait habituellement le visage comme sous le poids de pensées trop lourdes ; sa taille mince et élevée en paraissait amoindrie. En tout, c’était la figure de Werther, amoureux, pensif, désespéré, tel que le capricieux génie de Goethe venait de le jeter dans l’imagination de l’Europe pour y vivre longtemps de ses larmes et de son sang. Jamais la mélancolie maladive n’incarna son image plus complète sur des traits humains que dans cette figure. On ne pouvait rester ni léger ni indifférent en le voyant ; il semblait porter un secret de tristesse.

VI

Les relations de ses camarades avec lui étaient gênées et souvent épineuses, à cause de ce caractère sombre qui n’y laissait ni sécurité ni égalité. Il fallait le prendre et le laisser selon son heure. Ses maîtres s’en défiaient ; ils le regardaient comme un redoutable génie qui tournerait en bien ou en mal suivant la passion qui le saisirait au passage. Virieu et moi, nous étions souvent en froid avec lui ; il nous était trop supérieur en intelligence et en connaissance du monde pour être notre égal. Nous le considérions trop pour ne pas le craindre. Mais, quand il daignait s’abaisser vers nous pour nous rechercher, nous revenions facilement à lui et nous formions un trio d’intimité redoutable aux maîtres et aux élèves.

VII

Nos entretiens roulaient en général alors sur nos familles. Vignet surtout nous intéressait vivement en nous parlant de la sienne. Nous l’écoutions avec déférence. Il ne se lassait pas de nous parler avec un ton d’oracle des quatre oncles qui composaient ce cénacle de grands esprits : avant tout de son oncle l’aîné, l’ambassadeur, puis de son oncle le futur évêque, puis de son oncle le colonel, puis enfin de son oncle Xavier, qui avait dans sa famille la réputation du plus léger des écrivains et du plus modeste des hommes.

Nous connaissions le Voyage autour de ma chambre, aimable badinage qui avait paru entre 1795 et 1800 et dont les émigrés avaient fait en France la popularité. Mais nous ne connaissions pas autre chose de ce génie caché. Un soir pourtant il nous aborde avec un assez gros paquet timbré de Chambéry sous son bras. « C’est, nous dit-il, un envoi de ma mère, sœur de Xavier dont vous m’avez entendu parler ; il lui a adressé du fond de la Russie un petit ouvrage pour amuser ses soirées solitaires, intitulé le Lépreux de la cité d’Aoste. C’est, lui dit-il dans sa lettre, la simple histoire d’un pauvre homme malade, relégué du monde par une infirmité contagieuse, qu’on appelle la lèpre, qu’on soignait jadis dans les léproseries qui sont éteintes partout, mais qui subsiste encore aujourd’hui dans nos hautes montagnes. Si vous voulez, nous la lirons ensemble le premier jour de promenade au mont Colombier ; on nous y porte à dîner à cause de la distance, et nous aurons le temps de la lire en liberté et en solitude, entre le dîner et le retour. » Nous acceptâmes le rendez-vous avec joie, et nous attendions avec impatience que le jour de la longue promenade au mont Colombier fût ramené par la saison. Il ne tarda pas plus d’une semaine. C’était au printemps ; l’herbe précoce commençait à poindre sur les glaciers parmi les plus hautes cimes des montagnes du Bugey, voisines des Alpes de Savoie. Cette promenade était une récompense pour les meilleurs élèves du collège ; pour nous la récompense était double, car nous portions tour à tour sous notre habit le manuscrit de Xavier de Maistre dont nous ne soupçonnions pas encore le prix.

VIII

Ceux des Pères de la foi qui nous accompagnaient avaient divisé la course en deux journées de marche pour qu’elle ne dépassât pas nos forces. Le premier jour, nous allâmes dîner et coucher chez le père d’un de nos camarades, M. Jenin, ancien colonel de gendarmerie, retiré à Virieu-le-Grand, dans une solitude champêtre, où il élevait de beaux étalons, dans ses prés et hautes herbes, pour se rappeler son état, et les vendre aux inspecteurs des haras de l’empire. Un ruisseau d’eau de neige, tantôt troublé par la chute des avalanches, tantôt limpide, pendant l’été, roulait sans bords sur un large lit de cailloux devant la maison, avec un léger bruit d’eau courante sur les pierres rondes. Le village était plus haut, grimpant de pente en pente sur les collines dénudées. La clarté du jour, le murmure des eaux, la course folle des poulains dans les prés, les villageois aux fenêtres ou sur le seuil de leur porte, la gaieté tranquille de cette élite de jeunes gens retrouvant dans cette maison rustique, chez un de leurs camarades, l’image de leur demeure de famille, donnaient au paysage et à la demeure de M. Jenin un air de fête et de sérénité.

IX

M. Jenin le père nous attendait avec des guides pour le lendemain, et des granges pleines de paille et de foin odorant pour la nuit. Les longues tables, simplement mais abondamment servies, s’étendaient dans toute la maison : fête de la famille dont la nature faisait tous les frais. Après le repas, nous passâmes en revue devant les dames, puis nous allâmes faire la prière du soir dans le verger. On nous distribua ensuite dans les fenils et dans les granges, et nous nous couchâmes, sans quitter nos habits, sur les bottes de paille déliées pour nous. La conversation ne fut pas longue, nous devions nous mettre en route au crépuscule pour atteindre et gravir le mont Colombier, y passer la journée et revenir le soir souper et coucher à Virieu-le-Grand.

La montagne, qui s’élève presque inopinément d’un groupe montueux du haut Bugey, nous offrit peu de spectacles et d’incidents jusqu’au sommet. L’élévation nous opposa quelques petits glaciers, et un grand nombre d’entre nous y fut saisi d’accès de fièvre : les extrêmes ne sont pas bons à l’homme. Nous redescendîmes vite pour nous restaurer et nous répandre sur la pente parmi les sapins. Vignet nous fit signe, à Virieu et à moi, de nous séparer de la foule et de choisir un site écarté pour notre lecture. Nous rencontrâmes facilement une retraite inaccessible à l’œil et à l’oreille de nos compagnons. C’était un rocher à pic, dominant comme un promontoire les abords ombragés de la montagne et ombragé lui-même par derrière de sept à huit gigantesques sapins qui formaient rideau contre les regards curieux.

Le cours à sec d’une avalanche de neige y creusait devant nous un lit large et profond de pierres roulées, de rochers croulants, d’arbres déracinés, d’arbustes couchés à terre, espèce de vallée du Dante qui allait s’engouffrer dans la nuit de la forêt inférieure. À notre gauche un pan de mur à moitié démoli d’une ancienne chapelle du monastère, ou de la cellule d’un ermite, enfoui sous des branches d’arbres verts, s’élevait de quelques pieds seulement au-dessus du sol, et réverbérait sur nous les derniers reflets du soleil du soir.

Cette ruine isolée nous faisait penser à l’asile de ce lépreux dont nous allions lire les tristes aventures. Aucun site ne paraissait mieux choisi pour une pareille lecture.

Louis de Vignet déroula son manuscrit et nous dit avant de lire :

« Il faut que vous sachiez bien comment mon oncle fut amené sans y avoir pensé à écrire autrefois cette histoire. »

X

« Il commandait, en 1798, un petit détachement de troupes savoyardes, formant la garnison de la cité d’Aoste. La cité d’Aoste, petite ville solitaire et pittoresque, bâtie sur le revers des Alpes piémontaises, pouvait se trouver envahie par quelques colonnes des armées françaises quand elles descendraient vers Novare ou Turin. Elle se trouva en effet sur le chemin de Bonaparte allant plus tard de Genève à Marengo, après la prise du fort de Bar.

« Vous comprenez que les jours d’attente étaient longs pour un jeune officier, désœuvré dans un pareil séjour. Mon oncle s’ennuyait mortellement dans sa garnison voisine des nuages. Quand il eut reproduit avec son crayon et ses pinceaux (car il peignait le paysage comme il écrivait) les plus beaux sites, les plus riches pampres serpentant sur les remparts et les eaux les plus limpides de la vallée d’Aoste, les heures s’écoulaient fastidieusement pour lui. Quelques vieux officiers retirés et quelques chanoines de la cathédrale étaient ses seules ressources de société ; il ne savait comment abréger le temps. Il sondait de l’œil les plus pauvres chaumières, les masures les plus délabrées des fortifications, pour y découvrir quelques distractions à sa solitude.

« Mais je vais le laisser parler lui-même. Écoutons l’auteur avant d’écouter l’histoire. »

Ce préambule, facile à comprendre, nous avait disposés à l’attention et à l’intérêt. Vignet commença sa lecture. Quand nous eûmes entendu vingt pages, nous ne fûmes plus tentés d’interrompre. Les maîtres et les enfants, fatigués de la longue course du matin, s’étaient assoupis, loin de nous, sur le gazon tondu par les moutons de la montagne ; les murmures de la brise du milieu du jour, tamisés par les feuilles de sapin, étaient le seul accompagnement de la voix du lecteur. Quand nous fûmes à la moitié à peu près du manuscrit, Vignet me passa les pages et me pria de continuer ; il n’y eut pas une interruption, on ne connut le changement de lecteur qu’au changement de voix.

Seulement, quelques larmes tombées sur le papier et quelques sanglots mal étouffés dans nos poitrines disaient à la solitude l’émotion de nos silences. Ô silences ! nous n’avons jamais oublié ce que vous disiez à nos jeunes cœurs !…

XI

Il faut connaître la bonhomie de la société des petites villes de Savoie pour se rendre compte de l’état de l’âme de Xavier de Maistre à la cité d’Aoste.

Je trouve, dans un passage de J.-J. Rousseau, une peinture véridique et naïve de cette société à cette époque ; la voici :

Voilà presque l’unique fois qu’en n’écoutant que mes penchants je n’ai pas vu tromper mon attente. L’accueil aisé, l’esprit liant, l’humeur facile des habitants du pays, me rendit le commerce du monde aimable ; et le goût que j’y pris alors m’a bien prouvé que si je n’aime pas à vivre parmi les hommes, c’est moins ma faute que la leur.

C’est dommage que les Savoyards ne soient pas riches, ou peut-être serait-ce dommage qu’ils le fussent ; car, tels qu’ils sont, c’est le meilleur et le plus sociable peuple que je connaisse. S’il est une petite ville au monde où l’on goûte la douceur de la vie dans un commerce agréable et sûr, c’est Chambéry. La noblesse de la province, qui s’y rassemble, n’a que ce qu’il faut de bien pour vivre ; elle n’en a pas assez pour parvenir ; et, ne pouvant se livrer à l’ambition, elle suit par nécessité le conseil de Cynéas. Elle dévoue sa jeunesse à l’état militaire, puis revient vieillir paisiblement chez soi. L’honneur et la raison président à ce partage. Les femmes sont belles, et pourraient se passer de l’être ; elles ont tout ce qui peut faire valoir la beauté, et même y suppléer. Il est singulier qu’appelé par mon état à voir beaucoup de jeunes filles, je ne me rappelle pas d’en avoir vu à Chambéry une seule qui ne fût pas charmante. On dira que j’étais disposé à les trouver telles, et l’on peut avoir raison ; mais je n’avais pas besoin d’y mettre du mien pour cela. Je ne puis, en vérité, me rappeler sans plaisir le souvenir de mes jeunes écolières. Que ne puis-je, en nommant ici les plus aimables, les rappeler de même, et moi avec elles, à l’âge heureux où nous étions lors des moments aussi doux qu’innocents que j’ai passés auprès d’elles ! La première fut Mlle de Mellarède, ma voisine, sœur de l’élève de M. Gaime. C’était une brune très vive, mais d’une vivacité caressante, pleine de grâces, et sans étourderie. Elle était un peu maigre, comme sont la plupart des filles à son âge ; mais ses yeux brillants, sa taille fine, son air attirant, n’avaient pas besoin d’embonpoint pour plaire. J’y allais le matin, et elle était encore ordinairement en déshabillé, sans autre coiffure que ses cheveux négligemment relevés, ornés de quelque fleur qu’on mettait à mon arrivée, et qu’on ôtait à mon départ pour se coiffer. Je ne crains rien tant dans le monde qu’une jolie personne en déshabillé ; je la redouterais cent fois moins parée. Mlle de Menthon, chez qui j’allais l’après-midi, l’était toujours, et me faisait une impression tout aussi douce, mais différente. Ses cheveux étaient d’un blond cendré : elle était très mignonne, très timide et très blanche ; une voix nette, juste et flûtée, mais qui n’osait se développer. Elle avait au sein la cicatrice d’une brûlure d’eau bouillante, qu’un fichu de chenille bleue ne cachait pas extrêmement. Cette marque attirait quelquefois de ce côté mon attention, qui bientôt n’était plus pour la cicatrice. Mlle de Challes, une autre de mes voisines, était une fille faite ; grande, belle carrure, de l’embonpoint : elle avait été très bien. Ce n’était plus une beauté, mais c’était une personne à citer pour la bonne grâce, pour l’humeur égale, pour le bon naturel. Sa sœur, Mme de Charly, la plus belle femme de Chambéry, n’apprenait plus la musique, mais elle la faisait apprendre à sa fille, toute jeune encore, mais dont la beauté naissante eût promis d’égaler celle de sa mère, si malheureusement elle n’eût été un peu rousse. J’avais à la Visitation une petite demoiselle française, dont j’ai oublié le nom, mais qui mérite une place dans la liste de mes préférences. Elle avait pris le ton lent et traînant des religieuses, et sur ce ton traînant elle disait des choses très saillantes, qui ne semblaient point aller avec son maintien. Au reste, elle était paresseuse, n’aimant pas à prendre la peine de montrer son esprit, et c’était une faveur qu’elle n’accordait pas à tout le monde. Ce ne fut qu’après un mois ou deux de leçons et de négligence qu’elle s’avisa de cet expédient pour me rendre plus assidu ; car je n’ai jamais pu prendre sur moi de l’être. Je me plaisais à mes leçons quand j’y étais, mais je n’aimais pas être obligé de m’y rendre ni que l’heure me commandât : en toute chose la gêne et l’assujettissement me sont insupportables ; ils me feraient prendre en haine le plaisir même.

J’avais quelques écolières aussi dans la bourgeoisie, et une entre autres qui fut la cause indirecte d’un changement de relation, dont j’ai à parler, puisque enfin je dois tout dire. Elle était fille d’un épicier, et se nommait Mlle Lard, vrai modèle d’une statue grecque, et que je citerais pour la plus belle fille que j’aie jamais vue, s’il y avait quelque véritable beauté sans vie et sans âme. Son indolence, sa froideur, son insensibilité, allaient à un point incroyable. Il était également impossible de lui plaire et de la fâcher ; en lui faisant apprendre à chanter, en lui donnant un jeune maître, elle faisait tout de son mieux pour l’émoustiller ; mais cela ne réussit point. Mme Lard ajoutait à sa vivacité naturelle toute celle que sa fille aurait dû avoir. C’était un petit minois éveillé, chiffonné, marqué de petite vérole. Elle avait de petits yeux très ardents, et un peu rouges, parce qu’elle y avait presque toujours mal. Tous les matins, quand j’arrivais, je trouvais prêt mon café à la crème ; et la mère ne manquait jamais de m’accueillir par un baiser bien appliqué, et que par curiosité j’aurais bien voulu rendre à la fille, pour voir comment elle l’aurait pris. Au reste tout cela se faisait si simplement et si fort sans conséquence, que quand M. Lard était là, les agaceries n’en allaient pas moins leur train. C’était une bonne pâte d’homme, le vrai père de sa fille, et que sa femme ne trompait pas, parce qu’il n’en était pas besoin.

Je me prêtais à toutes ces caresses avec ma balourdise ordinaire, les prenant tout bonnement pour des marques de pure amitié. J’en étais pourtant importuné quelquefois, car la vive Mme Lard ne laissait pas d’être exigeante ; et si dans la journée j’avais passé devant la boutique sans m’arrêter, il y aurait eu du bruit. Il fallait, quand j’étais pressé, que je prisse un détour pour passer dans une autre rue, sachant bien qu’il n’était pas aussi aisé de sortir de chez elle que d’y entrer.

Mme Lard s’occupait trop de moi pour que je ne m’occupasse point d’elle. Ses attentions me touchaient beaucoup. J’en parlais à maman comme d’une chose sans mystère : et quand il y en aurait eu, je ne lui en aurais pas moins parlé ; car lui faire un secret de quoi que ce fût ne m’eût pas été possible ; mon cœur était ouvert devant elle comme devant Dieu. Elle ne prit pas tout à fait la chose avec la même simplicité que moi. Elle vit des avances où je n’avais vu que des amitiés ; elle jugea que Mme Lard, se faisant un point d’honneur de me laisser moins sot qu’elle ne m’avait trouvé, parviendrait de manière ou d’autre à se faire entendre ; et outre qu’il n’était pas juste qu’une autre femme se chargeât de l’instruction de son élève, elle avait des motifs plus dignes d’elle pour me garantir des pièges auxquels mon âge et mon état m’exposaient. Dans le même temps on m’en tendit un d’une espèce plus dangereuse, auquel j’échappai, mais qui lui fit sentir que les dangers qui me menaçaient sans cesse rendaient nécessaires tous les préservatifs qu’elle y pouvait apporter.

Mme la comtesse de Menthon, mère d’une de mes écolières, était une femme de beaucoup d’esprit, et passait pour n’avoir pas moins de méchanceté. Elle avait été cause, à ce qu’on disait, de bien des brouilleries, et d’une entre autres qui avait eu des suites fatales à la maison d’Antremont. Maman avait été assez liée avec elle pour connaître son caractère : ayant très innocemment inspiré du goût à quelqu’un sur qui Mme de Menthon avait des prétentions, elle resta chargée auprès d’elle du crime de cette préférence, quoiqu’elle n’eût été ni recherchée ni acceptée ; et Mme de Menthon chercha depuis lors à jouer à sa rivale plusieurs tours, dont aucun ne réussit. J’en rapporterai un des plus comiques par manière d’échantillon. Elles étaient ensemble à la campagne avec plusieurs gentilshommes du voisinage, et entre autres l’aspirant en question. Mme de Menthon dit un jour à un de ces messieurs que Mme de Warens n’était qu’une précieuse, qu’elle n’avait point de goût, qu’elle se mettait mal, qu’elle couvrait sa gorge comme une bourgeoise.

Je n’étais pas un personnage à occuper Mme de Menthon, qui ne voulait que des gens brillants autour d’elle : cependant elle fit quelque attention à moi, non pour ma figure dont assurément elle ne se souciait point du tout, mais pour l’esprit qu’on me supposait, et qui m’eût pu rendre utile à ses goûts. Elle en avait un assez vif pour la satire. Elle aimait à faire des chansons et des vers sur les gens qui lui déplaisaient. Si elle m’eût trouvé assez de talent pour lui aider à tourner ses vers, et assez de complaisance pour les écrire, entre elle et moi nous aurions bientôt mis Chambéry sens dessus dessous. On serait remonté à la source de ces libelles ; Mme de Menthon se serait tirée d’affaire en me sacrifiant, et j’aurais été enfermé le reste de mes jours peut-être, pour m’apprendre à faire le Phébus avec les dames.

Heureusement rien de tout cela n’arriva. Mme de Menthon me retint à dîner deux ou trois fois pour me faire causer, et trouva que je n’étais qu’un sot. Je le sentais moi-même, et j’en gémissais, enviant les talents de mon ami Venture, tandis que j’aurais dû remercier ma bêtise des périls dont elle me sauvait. Je demeurai pour Mme de Menthon le maître à chanter de sa fille et rien de plus ; mais je vécus tranquille et toujours bien vu dans Chambéry.

XII

On voit dans ces lignes de confessions quelle pouvait être la vie des jeunes gentilshommes savoyards dans une ville de garnison. L’oisiveté, l’ennui, quelques amours silencieux ou modestes, étaient pour ceux que l’étude n’absorbait pas l’unique distraction à leur monotonie. Telle était la vie de maître Xavier de Maistre. Voyez comme il la décrit :

La partie méridionale de la cité d’Aoste est presque déserte, et paraît n’avoir jamais été fort habitée. On y voit des champs labourés et des prairies terminées d’un côté par les remparts antiques que les Romains élevèrent pour lui servir d’enceinte, et de l’autre par les murailles de quelques jardins. Cet emplacement solitaire peut cependant intéresser les voyageurs. Auprès de la porte de la ville, on voit les ruines d’un château, dans lequel, si l’on en croit la tradition populaire, le comte René de Chalans, poussé par les fureurs de la jalousie, laissa mourir de faim, dans le quinzième siècle, la princesse Marie de Bragance, son épouse : de là le nom de Bramafan (qui signifie cri de la faim) donné à ce château par les gens du pays.

Plus loin, à quelques centaines de pas, est une tour carrée, adossée au mur antique, et construite avec le marbre dont il était jadis revêtu : on l’appelle la Tour de la frayeur, parce que le peuple l’a crue longtemps habitée par des revenants. Les vieilles femmes de la cité d’Aoste se ressouviennent fort bien d’en avoir vu sortir, pendant les nuits sombres, une grande femme blanche, tenant une lampe à la main.

Il y a environ quinze ans que cette tour fut réparée par ordre du gouvernement et entourée d’une enceinte, pour y loger un lépreux et le séparer ainsi de la société, en lui procurant tous les agréments dont sa triste situation était susceptible. L’hôpital de Saint-Maurice fut chargé de pourvoir à sa subsistance, et on lui fournit quelques meubles, ainsi que les instruments nécessaires pour cultiver un jardin. C’est là qu’il vivait depuis longtemps, livré à lui-même, ne voyant jamais personne, excepté le prêtre qui de temps en temps allait lui porter les secours de la religion, et l’homme qui chaque semaine lui apportait ses provisions de l’hôpital. — Pendant la guerre des Alpes, en l’année 1797, un militaire, se trouvant à la cité d’Aoste, passa un jour, par hasard, auprès du jardin du lépreux, dont la porte était entrouverte, et il eut la curiosité d’y entrer. Il y trouva un homme vêtu simplement, appuyé contre un arbre et plongé dans une profonde méditation. Au bruit que fit l’officier en entrant, le solitaire, sans se retourner et sans regarder, s’écria d’une voix triste : Qui est là, et que me veut-on ? Excusez un étranger, répondit le militaire, auquel l’aspect agréable de votre jardin a peut-être fait commettre une indiscrétion, mais qui ne veut nullement vous troubler. N’avancez pas, répondit l’habitant de la tour en lui faisant signe de la main, n’avancez pas ; vous êtes auprès d’un malheureux attaqué de la lèpre. Quelle que soit votre infortune, répliqua le voyageur, je ne m’éloignerai point ; je n’ai jamais fui les malheureux ; cependant, si ma présence vous importune, je suis prêt à me retirer.

Soyez le bienvenu, dit alors le lépreux en se retournant tout à coup, et restez, si vous l’osez, après m’avoir regardé. Le militaire fut quelque temps immobile d’étonnement et d’effroi à l’aspect de cet infortuné, que la lèpre avait totalement défiguré. Je resterai volontiers, lui dit-il, si vous agréez la visite d’un homme que le hasard conduit ici, mais qu’un vif intérêt y retient.

 

LE LÉPREUX.

De l’intérêt !… Je n’ai jamais excité que la pitié.

 

LE MILITAIRE.

Je me croirais heureux si je pouvais vous offrir quelque consolation.

 

LE LÉPREUX.

C’en est une grande pour moi de voir des hommes, d’entendre le son de la voix humaine, qui semble me fuir.

 

LE MILITAIRE.

Permettez-moi donc de converser quelques moments avec vous et de parcourir votre demeure.

 

LE LÉPREUX.

Bien volontiers, si cela peut vous faire plaisir. (En disant ces mots, le lépreux se couvrit la tête d’un large feutre dont les bords rabattus lui cachaient le visage.) Passez, ajouta-t-il, ici, au midi. Je cultive un petit parterre de fleurs qui pourront vous plaire ; vous en trouverez d’assez rares. Je me suis procuré les graines de toutes celles qui croissent d’elles-mêmes sur les Alpes, et j’ai tâché de les faire doubler et de les embellir par la culture.

 

LE MILITAIRE.

En effet, voilà des fleurs dont l’aspect est tout à fait nouveau pour moi.

 

LE LÉPREUX.

Remarquez ce petit buisson de roses ; c’est le rosier sans épines, qui ne croît que sur les hautes Alpes ; mais il perd déjà cette propriété, et il pousse des épines à mesure qu’on le cultive et qu’il se multiplie.

LE MILITAIRE.

Il devrait être l’emblème de l’ingratitude.

LE LÉPREUX.

Si quelques-unes de ces fleurs vous paraissent belles, vous pouvez les prendre sans crainte, et vous ne courrez aucun risque en les portant sur vous. Je les ai semées, j’ai le plaisir de les arroser et de les voir, mais je ne les touche jamais.

 

LE MILITAIRE.

Pourquoi donc ?

 

LE LÉPREUX.

Je craindrais de les souiller, et je n’oserais plus les offrir.

LE MILITAIRE.

À qui les destinez-vous ?

 

LE LÉPREUX.

Les personnes qui m’apportent des provisions de l’hôpital ne craignent pas de s’en faire des bouquets. Quelquefois aussi les enfants de la ville se présentent à la porte de mon jardin. Je monte aussitôt dans la tour, de peur de les effrayer ou de leur nuire. Je les vois folâtrer de ma fenêtre et me dérober quelques fleurs. Lorsqu’ils s’en vont, ils lèvent les yeux vers moi : Bonjour, Lépreux, me disent-ils en riant, et cela me réjouit un peu.

 

LE MILITAIRE.

Vous avez su réunir ici bien des plantes différentes : voilà des vignes et des arbres fruitiers de plusieurs espèces.

 

LE LÉPREUX.

Les arbres sont encore jeunes : je les ai plantés moi-même, ainsi que cette vigne, que j’ai fait monter jusqu’au-dessus du mur antique que voilà, et dont la largeur me forme un petit promenoir ; c’est ma place favorite… Montez le long de ces pierres ; c’est un escalier dont je suis l’architecte. Tenez-vous au mur.

 

LE MILITAIRE.

Le charmant réduit ! et comme il est bien fait pour les méditations d’un solitaire !

 

LE LÉPREUX.

Aussi je l’aime beaucoup ; je vois d’ici la campagne et les laboureurs dans les champs ; je vois tout ce qui se passe dans la prairie, et je ne suis vu de personne.

 

LE MILITAIRE.

J’admire combien cette retraite est tranquille et solitaire. On est dans une ville, et l’on croirait être dans un désert.

 

LE LÉPREUX.

La solitude n’est pas toujours au milieu des forêts et des rochers. L’infortuné est seul partout.

 

LE MILITAIRE.

Quelle suite d’événements vous amena dans cette retraite ? Ce pays est-il votre patrie ?

 

LE LÉPREUX.

Je suis né sur les bords de la mer, dans la principauté d’Oneille, et je n’habite ici que depuis quinze ans. Quant à mon histoire, elle n’est qu’une longue et uniforme calamité.

 

LE MILITAIRE.

Avez-vous toujours vécu seul ?

 

LE LÉPREUX.

J’ai perdu mes parents dans mon enfance et je ne les connus jamais : une sœur qui me restait est morte depuis deux ans. Je n’ai jamais eu d’ami.

 

LE MILITAIRE.

Infortuné !

 

LE LÉPREUX.

Tels sont les desseins de Dieu.

LE MILITAIRE.

Quel est votre nom, je vous prie ?

 

LE LÉPREUX.

Ah ! mon nom est terrible ! je m’appelle le Lépreux ! On ignore dans le monde celui que je tiens de ma famille et celui que la religion m’a donné le jour de ma naissance. Je suis le Lépreux ; voilà le seul titre que j’ai à la bienveillance des hommes. Puissent-ils ignorer éternellement qui je suis !

 

LE MILITAIRE.

Cette sœur que vous avez perdue vivait-elle avec vous ?

 

LE LÉPREUX.

Elle a demeuré cinq ans avec moi dans cette même habitation où vous me voyez. Aussi malheureuse que moi, elle partageait mes peines, et je tâchais d’adoucir les siennes.

 

LE MILITAIRE.

Quelles peuvent être maintenant vos occupations, dans une solitude aussi profonde ?

 

LE LÉPREUX.

Le détail des occupations d’un solitaire tel que moi ne pourrait être que bien monotone pour un homme du monde, qui trouve son bonheur dans l’activité de la vie sociale.

 

LE MILITAIRE.

Ah ! vous connaissez peu ce monde, qui ne m’a jamais donné le bonheur. Je suis souvent solitaire par choix, et il y a peut-être plus d’analogie entre nos idées que vous ne le pensez ; cependant, je l’avoue, une solitude éternelle m’épouvante ; j’ai de la peine à la concevoir.

 

LE LÉPREUX.

Celui qui chérit sa cellule y trouvera la paix. L’Imitation de Jésus-Christ nous l’apprend. Je commence par éprouver la vérité de ces paroles consolantes. Le sentiment de la solitude s’adoucit aussi par le travail. L’homme qui travaille n’est jamais complètement malheureux, et j’en suis la preuve. Pendant la belle saison, la culture de mon jardin et de mon parterre m’occupe suffisamment ; pendant l’hiver, je fais des corbeilles et des nattes ; je travaille à me faire des habits ; je prépare chaque jour moi-même ma nourriture avec les provisions qu’on m’apporte de l’hôpital, et la prière remplit les heures que le travail me laisse. Enfin l’année s’écoule, et, lorsqu’elle est passée, elle me paraît encore avoir été bien courte.

 

LE MILITAIRE.

Elle devrait vous paraître un siècle.

 

LE LÉPREUX.

Les maux et les chagrins font paraître les heures longues ; mais les années s’envolent toujours avec la même rapidité. Il est d’ailleurs encore, au dernier terme de l’infortune, une jouissance que le commun des hommes ne peut connaître, et qui vous paraîtra bien singulière, c’est celle d’exister et de respirer. Je passe des journées entières de la belle saison, immobile sur ce rempart, à jouir de l’air et de la beauté de la nature : toutes mes idées alors sont vagues, indécises ; la tristesse repose dans mon cœur sans l’accabler ; mes regards errent sur cette campagne et sur les rochers qui nous environnent ; ces différents aspects sont tellement empreints dans ma mémoire, qu’ils font, pour ainsi dire, partie de moi-même, et chaque site est un ami que je vois avec plaisir tous les jours.

 

LE MILITAIRE.

J’ai souvent éprouvé quelque chose de semblable. Lorsque le chagrin s’appesantit sur moi, et que je ne trouve pas dans le cœur des hommes ce que le mien désire, l’aspect de la nature et des choses inanimées me console ; je m’affectionne aux rochers et aux arbres, et il me semble que tous les êtres de la création sont des amis que Dieu m’a donnés.

 

LE LÉPREUX.

Vous m’encouragez à vous expliquer à mon tour ce qui se passe en moi. J’aime véritablement les objets qui sont, pour ainsi dire, mes compagnons de vie, et que je vois chaque jour : aussi, tous les soirs, avant de me retirer dans la tour, je viens saluer les glaciers de Ruifort, les bois sombres du mont Saint-Bernard, et les pointes bizarres qui dominent la vallée de Rhème. Quoique la puissance de Dieu soit aussi visible dans la création d’une fourmi que dans celle de l’univers entier, le grand spectacle des montagnes en impose cependant davantage à mes sens : je ne puis voir ces masses énormes, recouvertes de glaces éternelles, sans éprouver un étonnement religieux ; mais, dans ce vaste tableau qui m’entoure, j’ai des sites favoris et que j’aime de préférence ; de ce nombre est l’ermitage que vous voyez là-haut sur la sommité de la montagne de Chaveuse. Isolé au milieu des bois, auprès d’un champ désert, il reçoit les derniers rayons du soleil couchant. Quoique je n’y aie jamais été, j’éprouve un plaisir singulier à le voir. Lorsque le jour tombe, assis dans mon jardin, je fixe mes regards sur cet ermitage solitaire, et mon imagination s’y repose. Il est devenu pour moi une espèce de propriété ; il me semble qu’une réminiscence confuse m’apprend que j’ai vécu là jadis dans des temps plus heureux, et dont la mémoire s’est effacée en moi. J’aime surtout à contempler les montagnes éloignées qui se confondent avec le ciel dans l’horizon. Ainsi que l’avenir, l’éloignement fait naître en moi le sentiment de l’espérance, mon cœur opprimé croit qu’il existe peut-être une terre bien éloignée, où, à une époque de l’avenir, je pourrai goûter enfin ce bonheur pour lequel je soupire, et qu’un instinct secret me présente sans cesse comme possible.

 

LE MILITAIRE.

Avec une âme ardente comme la vôtre, il vous a fallu sans doute bien des efforts pour vous résigner à votre destinée, et pour ne pas vous abandonner au désespoir.

 

LE LÉPREUX.

Je vous tromperais en vous laissant croire que je suis toujours résigné à mon sort ; je n’ai point atteint cette abnégation de soi-même où quelques anachorètes sont parvenus. Ce sacrifice complet de toutes les affections humaines n’est point encore accompli : ma vie se passe en combats continuels, et les secours puissants de la religion elle-même ne sont pas toujours capables de réprimer les élans de mon imagination. Elle m’entraîne souvent malgré moi dans un océan de désirs chimériques, qui tous me ramènent vers ce monde dont je n’ai aucune idée, et dont l’image fantastique est toujours présente pour me tourmenter.

 

LE MILITAIRE.

Si je pouvais vous faire lire dans mon âme, et vous donner du monde l’idée que j’en ai, tous vos désirs et vos regrets s’évanouiraient à l’instant.

 

LE LÉPREUX.

En vain quelques livres m’ont instruit de la perversité des hommes et des malheurs inséparables de l’humanité ; mon cœur se refuse à les croire. Je me représente toujours des sociétés d’amis sincères et vertueux ; des époux assortis, que la santé, la jeunesse et la fortune réunies comblent de bonheur. Je crois les voir errants ensemble dans des bocages plus verts et plus frais que ceux qui me prêtent leur ombre, éclairés par un soleil plus brillant que celui qui m’éclaire, et leur sort me semble plus digne d’envie, à mesure que le mien est plus misérable. Au commencement du printemps, lorsque le vent du Piémont souffle dans notre vallée, je me sens pénétré par sa chaleur vivifiante, et je tressaille malgré moi. J’éprouve un désir inexplicable et le sentiment confus d’une félicité immense dont je pourrais jouir et qui m’est refusée. Alors je fuis de ma cellule, j’erre dans la campagne pour respirer plus librement. J’évite d’être vu par ces mêmes hommes que mon cœur brûle de rencontrer ; et du haut de la colline, caché entre les broussailles comme une bête fauve, mes regards se portent sur la ville d’Aoste. Je vois de loin, avec des yeux d’envie, ses heureux habitants qui me connaissent à peine ; je leur tends les mains en gémissant, et je leur demande ma portion de bonheur. Dans mon transport, vous l’avouerai-je ? j’ai quelquefois serré dans mes bras les arbres de la forêt, en priant Dieu de les animer pour moi, et de me donner un ami ! Mais les arbres sont muets ; leur froide écorce me repousse ; elle n’a rien de commun avec mon cœur, qui palpite et qui brûle. Accablé de fatigue, las de la vie, je me traîne de nouveau dans ma retraite, j’expose à Dieu mes tourments, et la prière ramène un peu de calme dans mon âme.

LE MILITAIRE.

Ainsi, pauvre malheureux, vous souffrez à la fois tous les maux de l’âme et du corps ?

 

LE LÉPREUX.

Ces derniers ne sont pas les plus cruels !

 

LE MILITAIRE.

Ils vous laissent donc quelquefois du relâche ?

 

LE LÉPREUX.

Tous les mois ils augmentent et diminuent avec le cours de la lune. Lorsqu’elle commence à se montrer, je souffre ordinairement davantage ; la maladie diminue ensuite, et semble changer de nature : ma peau se dessèche et blanchit, et je ne sens presque plus mon mal ; mais il serait toujours supportable sans les insomnies affreuses qu’il me cause.

 

LE MILITAIRE.

Quoi ! le sommeil même vous abandonne !

 

LE LÉPREUX.

Ah ! monsieur, les insomnies ! les insomnies ! Vous ne pouvez vous figurer combien est longue et triste une nuit qu’un malheureux passe tout entière sans fermer l’œil, l’esprit fixé sur une situation affreuse et sur un avenir sans espoir. Non ! personne ne peut le comprendre. Mes inquiétudes augmentent à mesure que la nuit s’avance ; et lorsqu’elle est près de finir, mon agitation est telle que je ne sais plus que devenir : mes pensées se brouillent ; j’éprouve un sentiment extraordinaire que je ne trouve jamais en moi que dans ces tristes moments. Tantôt il me semble qu’une force irrésistible m’entraîne dans un gouffre sans fond ; tantôt je vois des taches noires devant mes yeux ; mais, pendant que je les examine, elles se croisent avec la rapidité de l’éclair, elles grossissent en s’approchant de moi, et bientôt ce sont des montagnes qui m’accablent de leur poids. D’autres fois aussi je vois des nuages sortir de la terre autour de moi, comme des flots qui s’enflent, qui s’amoncellent et menacent de m’engloutir ; et lorsque je veux me lever pour me distraire de ces idées, je me sens comme retenu par des liens invisibles qui m’ôtent les forces. Vous croirez peut-être que ce sont des songes ; mais non, je suis bien éveillé. Je revois sans cesse les mêmes objets, et c’est une sensation d’horreur qui surpasse tous mes autres maux.

 

LE LÉPREUX.

Il est possible que vous ayez la fièvre pendant ces cruelles insomnies, et c’est elle sans doute qui vous cause cette espèce de délire.

 

LE LÉPREUX.

Vous croyez que cela peut venir de la fièvre ? Ah ! je voudrais bien que vous disiez vrai. J’avais craint jusqu’à présent que ces visions ne fussent un symptôme de folie, et je vous avoue que cela m’inquiétait beaucoup. Plût à Dieu que ce fût en effet la fièvre !

LE MILITAIRE.

Vous m’intéressez vivement. J’avoue que je ne me serais jamais fait l’idée d’une situation semblable à la vôtre. Je pense cependant qu’elle devait être moins triste lorsque votre sœur vivait.

 

LE LÉPREUX.

Dieu sait lui seul ce que j’ai perdu par la mort de ma sœur. — Mais ne craignez-vous point de vous trouver si près de moi ? Asseyez-vous ici, sur cette pierre ; je me placerai derrière le feuillage, et nous converserons sans nous voir.

 

LE MILITAIRE.

Pourquoi donc ? Non, vous ne me quitterez point ; placez-vous près de moi. (En disant ces mots, le voyageur fit un mouvement involontaire pour saisir la main du Lépreux, qui la retira avec vivacité.)

 

LE LÉPREUX.

Imprudent ! vous alliez saisir ma main !

 

LE MILITAIRE.

Eh bien, je l’aurais serrée de bon cœur.

 

LE LÉPREUX.

Ce serait la première fois que ce bonheur m’aurait été accordé : ma main n’a jamais été serrée par personne.

 

LE MILITAIRE.

Quoi donc ! hormis cette sœur dont vous m’avez parlé, vous n’avez jamais eu de liaison, vous n’avez jamais été chéri par aucun de vos semblables ?

 

LE LÉPREUX.

Heureusement pour l’humanité, je n’ai plus de semblable sur la terre.

LE MILITAIRE.

Vous me faites frémir !

 

LE LÉPREUX.

Pardonnez, compatissant étranger ! vous savez que les malheureux aiment à parler de leurs infortunes.

 

LE MILITAIRE.

Parlez, parlez, homme intéressant ! Vous m’avez dit qu’une sœur vivait jadis avec vous, et vous aidait à supporter vos souffrances.

 

LE LÉPREUX.

C’était le seul lien par lequel je tenais encore au reste des humains ! Il plut à Dieu de le rompre et de me laisser isolé et seul au milieu du monde. Son âme était digne du ciel qui la possède, et son exemple me soutenait contre le découragement qui m’accable souvent depuis sa mort. Nous ne vivions cependant pas dans cette intimité délicieuse dont je me fais une idée, et qui devrait unir des amis malheureux. Le genre de nos maux nous privait de cette consolation. Lors même que nous nous rapprochions pour prier Dieu, nous évitions réciproquement de nous regarder, de peur que le spectacle de nos maux ne troublât nos méditations, et nos regards n’osaient plus se réunir que dans le ciel. Après nos prières, ma sœur se retirait ordinairement dans sa cellule ou sous les noisetiers qui terminent le jardin, et nous vivions presque toujours séparés.

 

LE MILITAIRE.

Mais pourquoi vous imposer cette dure contrainte ?

 

LE LÉPREUX.

Lorsque ma sœur fut attaquée par la maladie contagieuse dont toute ma famille a été la victime, et qu’elle vint partager ma retraite, nous ne nous étions jamais vus : son effroi fut extrême en m’apercevant pour la première fois. La crainte de l’affliger, la crainte plus grande encore d’augmenter son mal en l’approchant, m’avait forcé d’adopter ce triste genre de vie. La lèpre n’avait attaqué que sa poitrine, et je conservais encore quelque espoir de la voir guérir. Vous voyez ce reste de treillage que j’ai négligé ; c’était alors une haie de houblon que j’entretenais avec soin et qui partageait le jardin en deux parties. J’avais ménagé de chaque côté un petit sentier, le long duquel nous pouvions nous promener et converser ensemble sans nous voir et sans trop nous approcher.

 

LE MILITAIRE.

On dirait que le ciel se plaisait à empoisonner les tristes jouissances qu’il vous laissait.

 

LE LÉPREUX.

Mais du moins je n’étais pas seul alors ; la présence de ma sœur rendait cette retraite vivante. J’entendais le bruit de ses pas dans ma solitude. Quand je revenais à l’aube du jour prier Dieu sous ces arbres, la porte de la tour s’ouvrait doucement, et la voix de ma sœur se mêlait insensiblement à la mienne. Le soir, lorsque j’arrosais mon jardin, elle se promenait quelquefois au soleil couchant, ici, au même endroit où je vous parle, et je voyais son ombre passer et repasser sur mes fleurs. Lors même que je ne la voyais pas, je trouvais partout des traces de sa présence. Maintenant il ne m’arrive plus de rencontrer sur mon chemin une fleur effeuillée, ou quelques branches d’arbrisseau qu’elle y laissait tomber en passant ; je suis seul : il n’y a plus ni mouvement ni vie autour de moi, et le sentier qui conduisait à son bosquet favori disparaît déjà sous l’herbe. Sans paraître s’occuper de moi, elle veillait sans cesse à ce qui pouvait me faire plaisir. Lorsque je rentrais dans ma chambre, j’étais quelquefois surpris d’y trouver des vases de fleurs nouvelles, ou quelque beau fruit qu’elle avait soigné elle-même. Je n’osais pas lui rendre les mêmes services, et je l’avais même priée de ne jamais entrer dans ma chambre ; mais qui peut mettre des bornes à l’affection d’une sœur ? Un seul trait pourra vous donner une idée de sa tendresse pour moi. Je marchais une nuit à grands pas dans ma cellule, tourmenté de douleurs affreuses. Au milieu de la nuit, m’étant assis un instant pour me reposer, j’entendis un bruit léger à l’entrée de ma chambre. J’approche, je prête l’oreille : jugez de mon étonnement ! c’était ma sœur qui priait Dieu en dehors sur le seuil de ma porte. Elle avait entendu mes plaintes. Sa tendresse lui avait fait craindre de me troubler ; mais elle venait pour être à portée de me secourir au besoin. Je l’entendis qui récitait à voix basse le Miserere. Je me mis à genoux près de la porte, et, sans l’interrompre, je suivis mentalement ses paroles. Mes yeux étaient pleins de larmes : qui n’eût été touché d’une telle affection ? Lorsque je crus que sa prière était terminée : Adieu, ma sœur, adieu, retire-toi, je me sens un peu mieux ; que Dieu te bénisse et te récompense de ta piété ! » Elle se retira en silence, et sans doute sa prière fut exaucée, car je dormis enfin quelques heures d’un sommeil tranquille.

 

LE MILITAIRE.

Combien ont dû vous paraître tristes les premiers jours qui suivirent la mort de cette sœur chérie !

 

LE LÉPREUX.

Je fus longtemps dans une espèce de stupeur qui m’ôtait la faculté de sentir toute l’étendue de mon infortune ; lorsque enfin je revins à moi, et que je fus à même de juger de ma situation, ma raison fut prête à m’abandonner. Cette époque sera toujours doublement triste pour moi ; elle me rappelle le plus grand de mes malheurs, et le crime qui faillit en être la suite.

LE MILITAIRE.

Un crime ! je ne puis vous en croire capable.

 

LE LÉPREUX.

Cela n’est que trop vrai, et en vous racontant cette époque de ma vie je sens trop que je perdrai beaucoup dans votre estime ; mais je ne veux pas me peindre meilleur que je ne suis, et vous me plaindrez peut-être en me condamnant. Déjà, dans quelques accès de mélancolie, l’idée de quitter cette vie volontairement s’était présentée à moi : cependant la crainte de Dieu me l’avait toujours fait repousser, lorsque la circonstance la plus simple et la moins faite en apparence pour me troubler pensa me perdre pour l’éternité. Je venais d’éprouver un nouveau chagrin. Depuis quelques années un petit chien s’était donné à nous : ma sœur l’avait aimé, et je vous avoue que depuis qu’elle n’existait plus ce pauvre animal était une véritable consolation pour moi.

Nous devions sans doute à sa laideur le choix qu’il avait fait de notre demeure pour son refuge. Il avait été rebuté par tout le monde ; mais il était encore un trésor pour la maison du Lépreux. En reconnaissance de la faveur que Dieu nous avait accordée en nous donnant cet ami, ma sœur l’avait appelé Miracle ; et son nom, qui contrastait avec sa laideur, ainsi que sa gaieté continuelle, nous avait souvent distraits de nos chagrins. Malgré le soin que j’en avais, il s’échappait quelquefois, et je n’avais jamais pensé que cela pût être nuisible à personne. Cependant quelques habitants de la ville s’en alarmèrent, et crurent qu’il pouvait porter parmi eux le germe de ma maladie ; ils se déterminèrent à porter des plaintes au commandant, qui ordonna que mon chien fût tué sur-le-champ. Des soldats, accompagnés de quelques habitants, vinrent aussitôt chez moi pour exécuter cet ordre cruel. Ils lui passèrent une corde au cou en ma présence, et l’entraînèrent. Lorsqu’il fut à la porte du jardin, je ne pus m’empêcher de le regarder encore une fois : je le vis tourner ses yeux vers moi pour me demander un secours que je ne pouvais lui donner. On voulait le noyer dans la Doire ; mais la populace, qui l’attendait en dehors, l’assomma à coups de pierres. J’entendis ses cris, et je rentrai dans ma tour plus mort que vif ; mes genoux tremblants ne pouvaient me soutenir : je me jetai sur mon lit dans un état impossible à décrire. Ma douleur ne me permit de voir dans cet ordre juste, mais sévère, qu’une barbarie aussi atroce qu’inutile ; et quoique j’aie honte aujourd’hui du sentiment qui m’animait alors, je ne puis encore y penser de sang-froid. Je passai toute la journée dans la plus grande agitation. C’était le dernier être vivant qu’on venait d’arracher d’auprès de moi, et ce nouveau coup avait rouvert toutes les plaies de mon cœur.

Telle était ma situation, lorsque le même jour, vers le coucher du soleil, je vins m’asseoir ici, sur cette pierre où vous êtes assis maintenant. J’y réfléchissais depuis quelque temps sur mon triste sort, lorsque là-bas, vers ces deux bouleaux qui terminent la haie, je vis paraître deux jeunes époux qui venaient de s’unir depuis peu. Ils s’avancèrent le long du sentier, à travers la prairie, et passèrent près de moi. La délicieuse tranquillité qu’inspire un bonheur certain était empreinte sur leurs belles physionomies ; ils marchaient lentement ; leurs bras étaient entrelacés. Tout à coup je les vis s’arrêter : la jeune femme pencha la tête sur le sein de son époux, qui la serra dans ses bras avec transport. Je sentis mon cœur se serrer. Vous l’avouerai-je ? l’envie se glissa pour la première fois dans mon cœur : jamais l’image du bonheur ne s’était présentée à moi avec tant de force. Je les suivis des yeux jusqu’au bout de la prairie, et j’allais les perdre de vue dans les arbres, lorsque des cris d’allégresse vinrent frapper mon oreille : c’étaient leurs familles réunies qui venaient à leur rencontre. Des vieillards, des femmes, des enfants, les entouraient ; j’entendais le murmure confus de la joie ; je voyais entre les arbres les couleurs brillantes de leurs vêtements, et ce groupe entier semblait environné d’un nuage de bonheur. Je ne pus supporter ce spectacle ; les tourments de l’enfer étaient entrés dans mon cœur : je détournai mes regards, et je me précipitai dans ma cellule. Dieu ! qu’elle me parut déserte, sombre, effroyable ! C’est donc ici, me dis-je, que ma demeure est fixée pour toujours ; c’est donc ici où, traînant une vie déplorable, j’attendrai la fin tardive de mes jours ! L’Éternel a répandu le bonheur, il l’a répandu à torrents sur tout ce qui respire ; et moi, moi seul ! sans aide, sans amis, sans compagne… Quelle affreuse destinée !

Plein de ces tristes pensées, j’oubliai qu’il est un être consolateur, je m’oubliai moi-même. Pourquoi, me disais-je, la lumière me fut-elle accordée ? Pourquoi la nature n’est-elle injuste et marâtre que pour moi ? Semblable à l’enfant déshérité, j’ai sous les yeux le riche patrimoine de la famille humaine, et le ciel avare m’en refuse ma part. Non, non, m’écriai-je enfin dans un accès de rage, il n’est point de bonheur pour toi sur la terre ; meurs, infortuné, meurs ! assez longtemps tu as souillé la terre par ta présence ; puisse-t-elle t’engloutir vivant et ne laisser aucune trace de ton odieuse existence ! Ma fureur insensée s’augmentant par degrés, le désir de me détruire s’empara de moi, et fixa toutes mes pensées. Je conçus enfin la résolution d’incendier ma retraite, et de m’y laisser consumer avec tout ce qui aurait pu laisser quelque souvenir de moi. Agité, furieux, je sortis dans la campagne ; j’errai quelque temps dans l’ombre autour de mon habitation ; des hurlements involontaires sortaient de ma poitrine oppressée, et m’effrayaient moi-même dans le silence de la nuit. Je rentrai plein de rage dans ma demeure, en criant : Malheur à toi, Lépreux ! malheur à toi ! Et comme si tout avait dû contribuer à ma perte, j’entendis l’écho qui, du milieu des ruines du château de Bramafan, répéta distinctement : Malheur à toi ! Je m’arrêtai, saisi d’horreur, sur la porte de la tour, et l’écho faible de la montagne répéta longtemps après : Malheur à toi !

Je pris une lampe, et, résolu de mettre le feu à mon habitation, je descendis dans la chambre la plus basse, emportant avec moi des sarments et des branches sèches. C’était la chambre qu’avait habitée ma sœur, et je n’y étais plus rentré depuis sa mort : son fauteuil était encore placé comme lorsque je l’en avais retirée pour la dernière fois ; je sentis un frisson de crainte en voyant son voile et quelques parties de ses vêtements épars dans la chambre : les dernières paroles qu’elle avait prononcées avant d’en sortir se retracèrent à ma pensée : « Je ne t’abandonnerai pas en mourant, me disait-elle ; souviens-toi que je serai présente dans tes angoisses. » En posant la lampe sur la table, j’aperçus le cordon de la croix qu’elle portait à son cou, et qu’elle avait placée elle-même entre deux feuillets de sa Bible. À cet aspect, je reculai plein d’un saint effroi. La profondeur de l’abîme où j’allais me précipiter se présenta tout à coup à mes yeux dessillés ; je m’approchai en tremblant du livre sacré : Voilà, voilà, m’écriai-je, le secours qu’elle m’a promis ! Et comme je retirai la croix du livre, j’y trouvai un écrit cacheté, que ma bonne sœur y avait laissé pour moi. Mes larmes, retenues jusqu’alors par la douleur, s’échappèrent en torrents : tous mes funestes projets s’évanouirent à l’instant. Je pressai longtemps cette lettre précieuse sur mon cœur avant de pouvoir la lire ; et, me jetant à genoux pour implorer la miséricorde divine, je l’ouvris, et j’y lus en sanglotant ces paroles qui seront éternellement gravées dans mon cœur : « Mon frère, je vais bientôt te quitter ; mais je ne t’abandonnerai pas. Du ciel, où j’espère aller, je veillerai sur toi ; je prierai Dieu qu’il te donne le courage de supporter la vie avec résignation, jusqu’à ce qu’il lui plaise de nous réunir dans un autre monde : alors je pourrai te montrer toute mon affection ; rien ne m’empêchera plus de t’approcher, et rien ne pourra nous séparer. Je te laisse la petite croix que j’ai portée toute ma vie ; elle m’a souvent consolée dans mes peines, et mes larmes n’eurent jamais d’autres témoins qu’elle. Rappelle-toi, lorsque tu la verras, que mon dernier vœu fut que tu pusses vivre ou mourir en bon chrétien. » Lettre chérie ! elle ne me quittera jamais : je l’emporterai avec moi dans la tombe ; c’est elle qui m’ouvrira les portes du ciel, que mon crime devait me fermer à jamais. En achevant de la lire, je me sentis défaillir, épuisé par tout ce que je venais d’éprouver. Je vis un nuage se répandre sur ma vue, et pendant quelque temps je perdis à la fois le souvenir de mes maux et le sentiment de mon existence. Lorsque je revins à moi, la nuit était avancée. À mesure que mes idées s’éclaircissaient, j’éprouvais un sentiment de paix indéfinissable. Tout ce qui s’était passé dans la soirée me paraissait un rêve. Mon premier mouvement fut de lever les yeux vers le ciel pour le remercier de m’avoir préservé du plus grand des malheurs. Jamais le firmament ne m’avait paru si serein et si beau : une étoile brillait devant ma fenêtre ; je la contemplai longtemps avec un plaisir inexprimable, en remerciant Dieu de ce qu’il m’accordait encore le plaisir de la voir, et j’éprouvais une secrète consolation à penser qu’un de ses rayons était cependant destiné pour la triste cellule du Lépreux.

Je remontai chez moi plus tranquille. J’employai le reste de la nuit à lire le livre de Job, et le saint enthousiasme qu’il fit passer dans mon âme finit par dissiper entièrement les noires idées qui m’avaient obsédé. Je n’avais jamais éprouvé de ces moments affreux lorsque ma sœur vivait ; il me suffisait de la savoir près de moi pour être plus calme, et la seule pensée de l’affection qu’elle avait pour moi suffisait pour me consoler et me donner du courage.

Compatissant étranger ! Dieu vous préserve d’être jamais obligé de vivre seul ! Ma sœur, ma compagne n’est plus, mais le ciel m’accordera la force de supporter courageusement la vie ; il me l’accordera, je l’espère, car je le prie dans la sincérité de mon cœur.

 

LE MILITAIRE.

Quel âge avait votre sœur lorsque vous la perdîtes ?

LE LÉPREUX.

Elle avait à peine vingt-cinq ans ; mais ses souffrances la faisaient paraître plus âgée. Malgré la maladie qui l’a enlevée, et qui avait altéré ses traits, elle eût été belle encore sans une pâleur effrayante qui la déparait : c’était l’image de la mort vivante, et je ne pouvais la voir sans gémir.

LE MILITAIRE.

Vous l’avez perdue bien jeune.

LE LÉPREUX.

Sa complexion faible et délicate ne pouvait résister à tant de maux réunis : depuis quelque temps, je m’apercevais que sa perte était inévitable, et tel était son triste sort, que j’étais forcé de la désirer. En la voyant languir et se détruire chaque jour, j’observais avec une joie funeste s’approcher la fin de ses souffrances. Déjà, depuis un mois, sa faiblesse était augmentée ; de fréquents évanouissements menaçaient sa vie d’heure en heure. Un soir (c’était vers le commencement d’août) je la vis si abattue que je ne voulus pas la quitter : elle était dans son fauteuil, ne pouvant plus supporter le lit depuis quelques jours. Je m’assis moi-même auprès d’elle, et, dans l’obscurité la plus profonde, nous eûmes ensemble notre dernier entretien. Mes larmes ne pouvaient se tarir ; un cruel pressentiment m’agitait. Pourquoi pleures-tu ? me disait-elle ; pourquoi t’affliger ainsi ? je ne te quitterai pas en mourant, et je serai présente dans tes angoisses. »

Quelques instants après, elle me témoigna le désir d’être transportée hors de la tour, et de faire ses prières dans son bosquet de noisetiers : c’est là qu’elle passait la plus grande partie de la belle saison. « Je veux, disait-elle, mourir en regardant le ciel. » Je ne croyais cependant pas son heure si proche. Je la pris dans mes bras pour l’enlever. « Soutiens-moi seulement, me dit-elle ; j’aurai peut-être encore la force de marcher. » Je la conduisis lentement jusque dans les noisetiers ; je lui formai un coussin avec des feuilles sèches qu’elle y avait rassemblées elle-même, et, l’ayant couverte d’un voile, afin de la préserver de l’humidité de la nuit, je me plaçai auprès d’elle ; mais elle désira être seule dans sa dernière méditation : je m’éloignai sans la perdre de vue. Je voyais son voile s’élever de temps en temps, et ses mains blanches se diriger vers le ciel. Comme je me rapprochais du bosquet, elle me demanda de l’eau : j’en apportai dans sa coupe ; elle y trempa ses lèvres, mais elle ne put boire. « Je sens ma fin, me dit-elle en détournant la tête ; ma soif sera bientôt étanchée pour toujours. Soutiens-moi, mon frère ; aide ta sœur à franchir ce passage désiré, mais terrible. Soutiens-moi, récite la prière des agonisants. » Ce furent les dernières paroles qu’elle prononça. J’appuyai sa tête contre mon sein ; je récitai la prière des agonisants : « Passe à l’éternité ! lui disais-je, ma chère sœur ; délivre-toi de la vie ; laisse cette dépouille dans mes bras ! » Pendant trois heures je la soutins ainsi dans la dernière lutte de la nature ; elle s’éteignit enfin doucement, et son âme se détacha sans effort de la terre.

Le Lépreux, à la fin de ce récit, couvrit son visage de ses mains ; la douleur ôtait la voix au voyageur. Après un instant de silence, le Lépreux se leva. Étranger, dit-il, lorsque le chagrin ou le découragement s’approcheront de vous, pensez au solitaire de la cité d’Aoste ; vous ne lui aurez pas fait une visite inutile.

Ils s’acheminèrent ensemble vers la porte du jardin. Lorsque le militaire fut au moment de sortir, il mit son gant à la main droite : Vous n’avez jamais serré la main de personne, dit-il au Lépreux ; accordez-moi la faveur de serrer la mienne : c’est celle d’un ami qui s’intéresse vivement à votre sort. Le Lépreux recula de quelques pas avec une sorte d’effroi, et levant les yeux et les mains au ciel : Dieu de bonté, s’écria-t-il, comble de tes bénédictions cet homme compatissant !

Accordez-moi donc une autre grâce, reprit le voyageur. Je vais partir ; nous ne nous reverrons peut-être pas de bien longtemps : ne pourrions-nous pas, avec les précautions nécessaires, nous écrire quelquefois ? une semblable relation pourrait vous distraire, et me ferait un grand plaisir à moi-même. Le Lépreux réfléchit quelque temps. Pourquoi, dit-il enfin, chercherais-je à me faire illusion ? Je ne dois avoir d’autre société que moi-même, d’autre ami que Dieu ; nous nous reverrons en lui. Adieu, généreux étranger, soyez heureux… Adieu pour jamais ! Le voyageur sortit. Le Lépreux ferma la porte et en poussa les verrous.

XIII

Vignet, qui s’était tu après la mort du chien, parce qu’il ne pouvait continuer à lire, me passa le manuscrit et je lus le reste. Le manuscrit s’échappa de mes mains et je n’eus pas la force de le relever. Il était tout mouillé de nos larmes ; nous restâmes longtemps sans parler ; toute réflexion nous aurait semblé une dissonance. Ce ne fut que longtemps après que nous pûmes parler.

— Eh bien, nous dit enfin Vignet, que pensez-vous du talent de mon oncle Xavier ?

— C’est comme si tu nous disais : Que pensez-vous de la nature ? lui répondit Virieu : l’homme qui écrit cela n’est ni un écrivain, ni un poète ; c’est un traducteur de Dieu !

— C’est vrai, dis-je à mon tour. Il n’y a ni à réfléchir, ni à s’extasier ; il n’y a qu’à tomber à genoux devant cet interprète de la douleur suprême, et à verser autant de larmes qu’il y a de mots. — Comment a-t-il pu écrire cette prose de Job, de Job sur son fumier, sans être inspiré par celui qui a fait du cœur humain (dit-on) le clavier de la douleur ? Laisse-nous copier ces pages comme la partition de toutes les plaintes que nous aurons, hélas ! peut-être, à exhaler un jour dans notre vie inconnue.

— Non, dit-il, j’ai promis à ma mère, qui s’est fiée à moi, que je n’en prendrais ni n’en laisserais prendre copie d’une seule syllabe. C’est un secret de famille, qui ne sera révélé au monde que plus tard ; n’anticipons pas le moment.

XIV

Nous nous levâmes, nous rejoignîmes nos camarades, et nous reprîmes avec eux la descente de Virieu-le-Grand.

Mais cette lecture nous avait mis sur le front et sur les lèvres un sceau de mélancolie et de gravité qui n’était pas de notre âge, et qui distinguait notre groupe de ceux qui nous précédaient et qui nous suivaient.

Nous n’avions jusque-là rien lu de pareil. Nous ne connaissions dans ce genre que l’accent lyrique du prophète, de Job et de Chateaubriand. C’était beau, cela tombait avec bruit sur l’âme ; mais cela n’y pénétrait pas comme une pluie insensible qui amollit les sens et qui fait de la douleur non pas la déclamation de l’écrivain, mais l’impression même de celui qui souffre. Cette différence ne m’échappa pas, tout jeune et tout inexpérimenté que j’étais ; je la fis sentir à mes condisciples et à Vignet lui-même. De nous trois il avait le plus de goût pour un peu de déclamation. Il savait par cœur les Nuits d’Young, et les sublimes passages de Werther, d’Atala et de René.

— Vois donc, lui disais-je, quelle différence ! Comme cela commence et comme cela finit !

D’abord la description la plus simple et la plus triste du site où il place la scène de sa sublime tristesse ! Une tour démantelée et à moitié démolie d’une enceinte de fortifications autour d’une ville, dont les remparts en ruines s’élèvent comme une végétation flétrie de pierres : y a-t-il une plus sinistre image de désolation dans un paysage ? La description n’y ajoute rien ; le mot seul dit tout. On voit les vieux murs blanchir au soleil, les corneilles voler sur le toit, et le vent, du midi au nord, secouer, au milieu de tourbillons de poussière, du pied de la tour les lambeaux de vieille mousse qui tombe, comme les plis d’un manteau, de la cime du donjon. L’ombre immobile de ce spectre s’étend sur le rempart lumineux et muet, et s’allonge à mesure que le soleil baisse dans la vallée.

XV

Le dialogue commence ; il forme le plus sobre et le plus naturel des discours.

LE MILITAIRE.

J’admire combien cette retraite est tranquille et solitaire. On est dans une ville, et l’on croirait être dans un désert.

 

LE LÉPREUX.

La solitude n’est pas toujours au milieu des forêts et des rochers. L’infortuné est seul partout !

Et là il raconte sans détails superflus son histoire et celle de sa famille. Il avait une sœur, il la perd : comme son deuil est profond ! Et comme aussi son âme plus isolée est prompte à se rattacher et à s’incorporer à la nature ! « Tous les soirs, avant de me retirer dans ma tour, je viens saluer d’ici les glaciers de Ruifort, les bois sombres du mont Saint-Bernard, et les pointes bizarres qui dominent la vallée de Rhème. Quoique la puissance de Dieu soit aussi visible dans la création d’une fourmi que dans celle de l’univers entier, le grand spectacle des montagnes impose cependant davantage à nos sens. Je ne puis voir ces masses énormes recouvertes de glaces éternelles sans éprouver un étonnement religieux. Mais dans ce vaste tableau qui m’entoure j’ai des sites favoris que j’aime de préférence (l’amitié qui se révèle et s’attache, faute de réciprocité, aux choses inanimées). De ce nombre est l’ermitage que vous voyez là-haut sur la cime de la montagne de Chaveuse. Isolé sur le bord du bois, auprès d’un champ désert, il reçoit les derniers rayons du soleil couchant, etc., etc. »

Et la mort chrétienne et réfléchie de sa sœur ! et jusqu’à la mort du chien Miracle, martyr de son amitié pour lui, a-t-on jamais fouillé le cœur humain si bas pour lui faire exprimer ce qu’il y a de plus instinctif dans la douleur ? Et quel autre qu’un solitaire absolu pouvait comprendre la perte du chien, ce dernier asile de l’affection humaine ? On comprend qu’après ce coup il ait maudit les hommes et leur barbare injustice. C’est pis que la mort, car c’est la mort infligée en punition de l’amour ! Ah ! il faut mourir quand il n’est plus permis d’aimer !

Excepté certaines pages de l’Imitation de Jésus-Christ, avions-nous jamais lu dans les chefs-d’œuvre de l’antiquité rien de comparable ? Oui, peut-être le chien d’Ulysse, dans l’Odyssée. Mais ce n’est pas si tragique, car Ulysse pourrait retrouver un autre chien. Mais lui, le lépreux, où retrouverait-il Miracle ? Cela fend le cœur, et on ne peut parler d’autre chose.

— Quant à moi, dit Virieu, le plus positif et le plus spirituel d’entre nous, ce qui m’étonne toujours, c’est le faible de l’art et la toute-puissance de la nature ! Où est l’art ici ? Il n’y en a point. La nature est tout, c’est elle seule qui pense et qui parle ! Mais non, je me trompe ; elle ne pense pas, elle sent seulement, et elle dit ce qu’elle sent, comme l’enfant dit ce qu’il voit ; elle n’a pas d’autre rhétorique que la vérité ! Aussi je n’aime pas les écrivains de métier ; je les regarde comme des comédiens qui jouent un rôle. Vivent les hommes qui ne pensent pas à ce qu’ils disent ! Il n’y a que ceux-là qui savent le dire, parce que c’est la nature qui parle à leur place. Qu’est-ce donc que penser, concevoir, imaginer et écrire ? C’est faire un effort pour accoucher d’un mensonge. Mais celui qui, comme une harpe éolienne, s’abandonne au vent et ne sait pas d’avance l’effet qu’il veut produire, voilà l’homme qui ne manque jamais son coup, voilà ton oncle, voilà mon écrivain ! Ah ! quand serai-je assez indépendant pour chasser de ma bibliothèque tous ces rhétoriciens dont on nous ennuie au collège, pour n’y donner place qu’aux hommes qui n’ont de rhétorique que le sentiment ! — Amen ! criâmes-nous tous les deux ; heureux le jour où nous pourrons lire pour seul livre : la nature !

XVI

Nous causâmes ainsi en descendant le mont Colombier, jusqu’à l’heure où la première ombre de la nuit se rembrunissait sur les chaumières de Virieu-le-Grand. Un souper nous attendait chez M. Jenin, servi par ses fils et ses filles. Mais la lassitude et le sommeil fermaient nos paupières et étouffaient nos entretiens. Une paille fraîche nous reçut dans la grange, et nous saluâmes d’un cordial adieu, au lever du jour, l’hospitalière demeure où nous avions été si bien accueillis.

Nous reprîmes, après un frugal repas, la route de Belley, ne cessant de parler à nos compagnons de cette découverte d’une littérature nouvelle et selon nous supérieure à tout ce que nous avions lu jusque-là, contenue dans quelques pages de l’oncle de notre ami, et nous nous promîmes d’en rechercher partout d’autres pages.

L’occasion s’en fit attendre longtemps.

 

Lamartine.