Lettres de m. l’Abbé Sabatier de Castres ; relatives aux trois siecles de la littérature françoise.ABCD
Lettres de M. L'Abbé
Sabatier de Castres ; relatives aux trois siecles de la
littérature françoise.ABCD
Lettre
*
A M. L’Abbé Aubert.ABCD
Paris, Février 1773.
E n attendant, Monsieur, que je confonde des impostures, & que je réponde à des gentillesses, je crois devoir désabuser le Public sur un bruit qu’on a fait courir au sujet des Trois Siecles de notre Littérature. On a répandu que MM. Fréron, Palissot, la Beaumelle, Clément, Rigoley de Juvigny, &c. avoient fourni plusieurs articles à cet Ouvrage. On l'a même insinué dans un Journal* où les absurdités devroient être sans conséquence. J’ai cru d’abord qu’un peu de réflexion suffiroit pour détruire une idée aussi folle, démentie par l’uniformité de style, par celle des principes & par mille autres raisons ; mais rien n’est plus ordinaire, dans un certain monde, que de tout avancer & de tout faire croire, au mépris de l’évidence ; & c’est ce monde qu’on nous assure bonnement être le seul en état de penser & de raisonner, A présent qu’il ne m’est plus permis de douter que ce bruit ne soit une ruse philosophique, imaginée pour décréditer des censures & des jugemens avoués par la plus saine partie de la Nation, en les attribuant à des motifs étrangers, je déclare qu’aucun des Ecrivains, que je viens de nommer, n’a eu part à mon travail. Je défie de plus tout Littérateur, d’oser avancer qu’il m’ait fourni, par écrit, je ne dis pas des observations, mais même une idée dont j’aye fait usage.
Que ces Auteurs, dont j’estime les talens, aient attaqué les Philosophes, ils ont fait connoître qu’ils étoient capables de les combattre avec succès. Pour moi, je n’ai eu besoin, ni d’être décidé par leurs suggestions, ni aidé de leurs secours, pour m’élever contre une morgue révoltante, contre des systêmes absurdes & des manéges odieux. J’ai vu, j’ai lu, j’ai écouté, j’ai réfléchi : c’est plus qu’il n’en faut pour exciter & seconder le zele que tout Homme doit à la Religion, à la raison, à la Littérature, & à l’équité. Qu’on attaque mes jugemens par des critiques honnêtes, je tâcherai d’y répondre ; mais employer de petits détours pour affoiblir le bon effet d’un Ouvrage, dont les demi-Philosophes ont été forcés de reconnoître la droiture & l’utilité, c’est, en se décriant soi-même, l’accréditer davantage, & confirmer, s’il en étoit besoin, ce que j’ai avancé contre la Philosophie moderne.
Je n’ai écrit, ni pour les furieux, ni pour les sors, ni pour les gens de mauvaise foi ; je n’ai ambitionné que le suffrage des Ames honnêtes, & j’ai eu le bonheur de l’obtenir. Content de leur approbation, j’aurois méprisé encore quelque temps ces pitoyables ressources d’un amour-propre déconcerté, si des Amis, aussi respectables par leur mérite que par leur rang, ne m’eussent fait sentir la nécessité de détromper le Public qu’on abuse depuis si long-temps & de tant de manieres.
Il faut espérer, Monsieur, que ce Public ouvrira enfin les yeux sur ses prétendus Maîtres, & que des lumieres plus saines le forceront de reconnoître cette vérité, que jamais notre Siecle n’a eu plus besoin d’être éclairé, que depuis que les Philosophes nous éclairent.
J’ai l’honneur d’être, &c.
Lettre
*
A M. Fréron.ABCD
Paris, 22 Mai 1773.
J e viens de voir, Monsieur, un Prospectus distribué à Lyon, qui annonce une nouvelle Edition des Trois Siecles, revue, corrigée & augmentée. On paroît insinuer dans ce Prospectus, que cette Edition se fait de l’aveu & par les soins de l’Auteur, tandis qu’il n’y a pas la moindre part. Je vous prie, Monsieur, d’insérer dans vos Feuilles ma protestation contre cette entreprise inouie. On a déjà pris des mesures pour arrêter un brigandage** si criant ; mais, comme le Public pourroit être induit en erreur par quelques exemplaires distribués furtivement, je crois devoir l’avertir qu’il y a actuellement sous presse deux Editions de mon Ouvrage, les seules que j’avoue : l’une est en trois volumes in-8°. l’autre en quatre volumes in-12.
C’est bien assez d’avoir en à supporter des Contrefactions multipliées & fautives, de mauvaises Critiques, des Libelles calomnieux, des clameurs, sans qu’on vienne, contre tout droit & toute décence, usurper mon travail, & me mettre dans le cas qu’on n’avance peut-être, sous mon nom, des choses que je n’aurois voulu ni penser, ni écrire.
J’ai l’honneur d’être, &c.
Lettre
Au même.ABCD
S. Cloud, 20 Avril 1774.
J e n’ai jamais été touché, Monsieur, des éloges donnés aux Trois Siecles, qu’autant que j’ai pu y reconnoître les applaudissemens de l’honnêteté, de la raison, ou l’expression du zele pour les vrais principes.
Par une suite de cette disposition, je ferai toujours sensible aux plus légeres critiques, dès qu’elles pourront jeter le moindre soupçon sur la droiture de mes intentions & sur l’équité que je me suis prescrite. Un Auteur que l’amour du bien public a dévoué, comme moi, à toute l’amertume ainsi qu’à tous les traits de l’animosité philosophique & littéraire, peut & doit même mépriser les déclamations atroces. La haine qui les enfante, l’indécence qui les avilit, les décréditent assez par elles-mêmes, & en sont la meilleure réfutation. Pourquoi s’abaisseroit-il jusqu’aux Ames dépravées qui les accueillent ? On tenteroit vainement de les éclairer. La seule maniere d’y répondre, sans descendre au niveau de ses adversaires, c’est lorsque l’Ecrivain attaqué, s’occupant moins de sa propre cause que de l’intérêt des vérités qu’il défend, cite au tribunal de la raison & de la décence les passions qui le combattent, les suit dans leurs détours, met en évidence leurs bassesses, leur perversité, tire de leurs travers & de leurs excès, de nouvelles lumieres, de nouvelles preuves, &, par un nouveau genre de sacrifice, immole à l’instruction publique les dégoûts de sa propre justification.
Il n’en est pas de même, Monsieur, des réclamations qui portent avec elles une apparence de justice, & sont accompagnées des égards, indispensables dans toutes les occasions, & dus à tout Littérateur.
Telles sont celles de quelques Personnes de Geneve, au sujet de l’article de feu M. Abauzit. On m’a écrit de cette Ville plusieurs Lettres anonymes, où, après m’avoir prodigué plus de louanges que je n’en mérite, on se plaint de ce que j’ai accusé cet Ecrivain d’être ennemi du Christianisme. J’applaudis à la louable délicatesse de ses concitoyens, sur un point essentiel au véritable honneur de leur compatriote. Je les remercie ensuite de l’estime qu’ils témoignent pour mes sentimens & pour la maniere dont je les ai exprimés. Leur suffrage me flatte d’autant plus, que, plus voisins du foyer de la contagion (de Ferney), ils paroissent avoir mieux résisté aux malignes vapeurs de l’atmosphere qui les environne, & en avoir senti plus vivement le danger. Mais, après avoir rendu justice à leur honnêteté, je suis fâché de ne pouvoir trouver solides les plaintes énoncées dans leurs Lettres particulieres, & dans le Journal Helvétique.
Pour défendre en peu de mots ma censure contre M. Abauzit, je soutiens qu’on ne peut la regarder, ni comme personnelle, ni comme injuste, ainsi qu’ils le font entendre.
Comment, en effet, aurois-je pu attaquer la personne d’un Ecrivain qui m’étoit inconnu, moi qui me suis fait une loi de ne juger les Auteurs que sur leurs Ecrits, & qui l’ai inviolablement observée à l’égard de tous les autres ? Il est vrai que je n’ai pu m’empêcher de marquer quelque étonnement sur l’admiration excessive de l’Auteur de la Nouvelle Héloïse * pour cet Ecrivain : il est vrai encore que les réflexions que cet enthousiasme m’a fournies, ne tournent pas à l’avantage de M. Abauzit, par la comparaison que j’ai faite de ses Ouvrages avec les sentimens de son Admirateur. Mais s’ensuit-il de là que ma critique ait été personnelle ou injuste ? On m’assure que ce Bibliothécaire de la ville de Geneve a toujours été rempli de religion & de probité. J’adopte volontiers ce témoignage ; mais, après tout, a-t-il pu paroître étonnant, à ceux qui prennent sa défense, que son Essai sur l’Apocalypse qu’ils conviennent avoir été désavoué avec repentir par son Auteur ; que ses Explications de plusieurs passages de la Genese, de quelques Chapitres de Daniel, du Nouveau Testament ; & d’autres Ecrits insérés dans l’Edition de ses Œuvres (deux volumes in-8°. à Londres 1771), Ouvrages où le Mystere de la Trinité & la Divinité de Jésus-Christ sont attaqués d’une maniere insidieuse ; a-t-il pu paroître étonnant, dis-je, que ces Ouvrages, rejetés même par la Censure de Geneve, m’aient autorisé à placer, parmi les Ecrivains ennemis du Christianisme, un Homme que je ne pouvois juger que par ses Livres ?
Quelque envie que j’eusse de me rendre aux honnêtes représentations de ses Défenseurs, il n’est donc pas possible de rétracter ce que j’ai dit à son sujet. Tout ce que je puis faire, après le témoignage rendu à la religion de M. Abauzit, est de convenir que ses erreurs peuvent être regardées comme involontaires, & une suite presque inévitable de la démangeaison indiscrete de tout approfondir & de tout commenter, en matiere de Religion. Sous ce point de vue, elles doivent, quoique très-repréhensibles en elles-mêmes, paroître moins coupables aux yeux de l'indulgence ; bien différentes, en cela, de celles des Incrédules systématiques & de profession, qui sont aussi odieuses dans leurs motifs que pitoyables dans leurs excès.
Telle est, Monsieur, la maniere dont je me serois exprimé, si j'avois eu sur le personnel de M. Abauzit les connoissances qu'on me fournit aujourd'hui de Geneve, & dans le Journal Helvétique ; telle est celle dont je m'exprimerois, si j'avois à retoucher son Article. Je promets même de le faire à la premiere occasion. Plût à Dieu que je fusse dans le cas d'en faire autant à l'égard de tous les Auteurs irréligieux !
A propos du Journal Helvétique, permettez, Monsieur,
que je réponde à un autre objet qui me regarde. On a inséré dans ce
Journal (eh ! où n'insere-t-on pas, eh ! que n'insere-t-on pas
contre moi !) une Lettre, dans laquelle on me
reproche deux petits Contes imprimés dans les Etrennes du Parnasse de 1772 ; & l'on
s'efforce d'en tirer des armes victorieuses, en les mettant en
opposition avec la vivacité de mes censures contre les talens
corrupteurs. Quand j'aurois fait ces deux Contes, taxés de galanterie & de libertinage, au moins
mon zele à proscrire dans les Trois Siecles les
Ouvrages licencieux,
pourroit-il être regardé
comme l'effet d'un repentir, sans exemple parmi tant d'Auteurs obscenes
que nous avons aujourd'hui. Mais j'ai une meilleure raison à
apporter ; ces deux Contes n'ont jamais été de moi. On m'avoit déjà
rendu le service de me les attribuer, dès la premiere publication de mon
dernier Ouvrage. Je me plaignis aussitôt de cette indignité ; &
sur mes plaintes, le Rédacteur de l'Almanach ou Etrennes du Parnasse, imprima dans son premier
Recueil, page 124, la Note suivante,
que l'Auteur de la Lettre auroit pu connoître aussi
bien que les deux Contes. « Nous croyons devoir avertir nos
Lecteurs, que M. l'Abbé Sabatier de Castres n'est
point l'Auteur de deux Pieces de vers insérées sous son nom dans le
Recueil de l'année précédente, l'une intitulée la Dame
fidelle, & l'autre la Fille perdue &
retrouvée. Ces deux Contes, qui lui ont été attribués par
erreur, sont de M. C***, Avocat à la Cour des Aides de Montpellier
».
Que pensez-vous, Monsieur, de la noble activité qui s'épuise à me susciter de nouvelles accusations ? Il y a long-temps qu'elle enrichit mes observations, sans effleurer ma patience. Mais le trait dont je vous parle n'est rien en comparaison de celui-ci. Imprimez, disoit derniérement à un Libraire, un des plus zélés serviteurs de la Philosophie, connu dans Paris pour l'espion du Chef de la Secte, imprimez, sous le nom de l'Abbé Sabatier, un Recueil de Poésies les plus libertines, & dont les noms sont inconnus : ce Recueil aura du débit, je vous jure. Vous vengerez par-là les Philosophes qu'il a maltraités ; vous décrierez sans retour la cause qu'il défend. Il désavouera l'Ouvrage ; mais avant que le Livre soit parvenu à sa connoissance, il aura * produit son effet. La proposition ne fit pas rougir celui qui la faisoit, mais elle fit horreur au Libraire qui me l'a répétée.
Après cela, Monsieur, à quoi ne dois-je pas m'attendre ? Des imaginations si heureuses s'arrêteront-elles dans le cours de leurs dignes inventions : Aussi je ne désespere pas que quelque jour on ne m'impute, avec bien plus de vraisemblance, d'autres nouvelles Productions ; par exemple, l'Apologie du Systême de la Nature, le Panégyrique de M. de Voltaire, ou l'Oraison funebre de la Philosophie.
J'ai l'honneur d'être, &c.
Lettre
A M. de la Condamine, de l'Académie Françoise.ABCD
Paris, 23 Février 1773.
Monsieur,
J'ai été étonné, pour moi-même, de votre Lettre, & je ne crains pas de dire que j'en ai été affligé pour vous. Je n'aurois jamais cru qu'un Homme de votre mérite & si indépendant des petites opinions qu'on ne peut semer que dans les petits esprits, eût pu se déterminer à me faire un crime de me glorifier de son amitié. Que sera-ce, Monsieur, si je puis vous assurer que je ne l'ai pas commis ce crime, & que j'ai eu pour vous les ménagemens que vous me demandez aujourd'hui, sans prévoir que vous me les demandassiez un jour ? Je me suis toujours douté que les Gens à intrigues ne me pardonneroient pas un Ami tel que vous : c'est pourquoi j'ai eu la discrétion de ne parler ni de notre liaison, ni des Livres que vous avez eu la bonté de me prêter. J'ajouterai même que, depuis la publication de l'Ouvrage où j'ai maltraité, selon vous, tant d'honnêtes gens, tant d'autres, qui le sont plus incontestablement, se sont déclarés si ouvertement en ma faveur, que le sacrifice de votre amitié couteroit peu à mon intérêt & à ma vanité, si ces deux indignes motifs avoient été le principe de mes sentimens pour vous.
Je vous le répete, Monsieur, je ne me suis vanté nulle part des bontés que vous m'avez témoignées ; personne n'a vu vos Lettres, ni les Livres en question. C'est plus qu'il n'en faut pour dissiper vos alarmes, que je crois devoir cacher à ce Public, dont on doit véritablement ambitionner l'estime, & qui ne vous les pardonneroit peut-être pas aussi facilement que moi. Je vous aurois déjà renvoyé vos Livres, si j'eusse pu regarder la Lettre que vous m'avez écrite comme une inspiration de votre cœur, plutôt que comme un effet de la suggestion de quelques Ames basses & noires, qui ne cherchent qu'à surprendre les Ames droites & honnêtes. J'ai tant de peine à la concilier avec les politesses que je reçus de vous, la derniere fois que j'eus l'honneur de vous voir, que j'en attendrai une seconde avant de vous les faire reporter.
Permettez-moi, Monsieur, de faire une réflexion sur les motifs qui vous ont porté à agir à mon égard comme vous le faites. Vous craignez de vous brouiller avec vos Amis. Quels Amis que ceux qui osent vous tyranniser ainsi, & vous engager à un procédé si propre à vous faire partager la honte dont ils ne cessent de se couvrir !…
Non, Monsieur, je le dirai encore, je ne croirai jamais que votre Lettre soit l'expression de vos vrais sentimens ; vous sentez trop que la foiblesse ne conduit jamais à cette paix, dont vous paroissez si jaloux, encore moins quand on lui sacrifie des Amis, qui vous respectent & vous aiment véritablement, pour d'autres prétendus Amis, qui n'ont que l'odieux mérite de se faire craindre. M. d'Alembert, que vous m'avez appris vous-même à apprécier, ne se seroit-il reconcilié avec vous, que pour avoir le droit d'éloigner de votre Société les Gens de Lettres qui ne fléchissent pas sous son despotisme ?… Vous en conviendrez, Monsieur, qu'après avoir affronté les Elémens, les Climats, les Sauvages, c'est trop redouter les clameurs d'une petite Horde que la raison & le temps détruiront, s'ils ne peuvent la contenir & la civiliser. Je me sens plus de courage que vous : je penserai toujours de même sur le compte des Philosophes ; &, quoi qu'il m'arrive de votre part, je n'oublierai jamais, que depuis dix ans vous m'avez jugé digne de vos bontés, malgré la Ratomanie & le Tableau philosophique de l'Esprit de M. de Voltaire *, où la Philosophie n'est pas plus ménagée que dans les Trois Siecles. C'est ce souvenir qui ne cessera de m'inspirer des égards pour vos sentimens, & des procédés conformes à ma reconnoissance.
J'ai l'honneur d'être, &c.
Lettre
A M. le Marquis de S. Marc.ABCD
Paris, 1774.
I l paroît bien, Monsieur, que vous n'avez pas lu la nouvelle Edition des Trois Siecles. Il est même évident que vous ne la connoissez que sur des rapports infideles. Tant d'Auteurs justement critiqués sont intéressés à répandre la contagion de leurs mécontentemens, que je ne puis attribuer le vôtre qu'à l'honnête suggestion de quelqu'un d'eux. Donnez-vous la peine de lire vous-même l'article où vous vous croyez blessé : vous verrez, Monsieur, que le ridicule répandu sur le Chevalier de S. Marc demeure sans partage à cet Auteur, & que la louange donnée à la Fête de Flore & à Adele de Ponthieu, appartient toute entiere à l'Auteur de ces deux agréables Productions. Le doute, que j'énonce tout exprès, vous distingue avantageusement de l'Homonyme. Le plus léger coup-d'œil suffit pour faire saisir ma distinction.
Après avoir justifié mes motifs aux yeux du Public, serai-je donc obligé de faire mon apologie vis-à-vis de chaque particulier ? Ce n'est certainement pas mon intention ; mais je mets, Monsieur, une très-grande différence entre la modération & l'honnêteté de vos plaintes, & les aigres déclamations de nos Mirmidons littéraires. C'est pour cette raison que j'entre volontiers en justification avec vous.
J'en ai dit, je pense, assez pour vous satisfaire. Rendez-vous donc plus de justice à vous-même. La pusillanimité, qui par amour du repos redoute également la gloire & les critiques, n'est pas faite pour entrer dans un caractere comme le vôtre : Elle est à la fois le poison des talens & celui de la société. La célébrité pendant la vie est un but honnête, & le plus digne prix des bons Ouvrages. Après la mort, elle est peut-être quelque chose de mieux, puisqu'elle devient un objet d'émulation pour la Postérité, qui, sans elle, retomberoit dans la barbarie. La premiere chute des Arts se fût perpétuée jusqu'à la fin du monde, si de petites craintes eussent arrêté ceux qui étoient faits pour s'engager dans la carriere des Lettres, & prétendre, comme vous, à ses distinctions.
J'ai l'honneur d'être, &c.
Lettre
Au roi de Sardaigne Victor Amédée III,
En lui envoyant l'Abrégé historique de la Vie du Roi Charles-Emmanuel III, son pere.
Paris, 9 Mars 1773.
Sire,
L e tableau des actions de votre auguste Pere, que j'ose présenter à Votre Majesté, a été fait pour être inséré dans un Ouvrage intitulé Galerie des Hommes célebres de toutes les Nations. Sa mort vient de me ravir l'honneur de lui offrir à lui-même cette image d'un regne aussi glorieux que sage. A qui puis-je mieux l'adresser aujourd'hui, qu'à un Monarque formé sur un si grand modele, & qui peut y lire ce que la Postérité dira de lui à son tour ? Avant l'avénement de Votre Majesté à la Couronne, la Renommée nous avoit déjà appris, Sire, que la destinée de succéder à un grand homme, qui est communément un écueil pour le plus grand mérite, n’en seroit pas un pour vous. L’Abrégé historique de la Vie de Charles-Emmanuel n’exposera donc à vos yeux que la peinture de ce que vous pouviez désirer d’être, & de ce que vous êtes en effet.
J’ose, Sire, joindre à cet hommage celui d’un Livre que je viens de donner au Public, & que les honnêtes gens de ma Patrie ont accueilli avec estime. Ce succès est un titre qui m’encourage à le présenter à Votre Majesté. Vous aimez, Sire, les Lettres ; vous les aimez, non seulement en Prince, mais en Littérateur éclairé, capable de saisir avec justesse les beautés de l’Art, &, ce qui est bien supérieur, en Sage qui en fait sentir les abus & les détester. Sous ce dernier titre, Votre Majesté ne pourra qu’applaudir au zele qui m’a inspiré dans l’exposé des Trois Siecles de notre Littérature, & dans la censure des travers philosophiques, qui dégradent les Lettres parmi nous. La sagesse du feu Roi, votre Pere, a su préserver vos Etats de cette contagion : la vôtre ne sera pas moins attentive, parce que ses lumieres savent également en discerner le vice & en prévoir les dangers.
Il est doux, Sire, de pouvoir offrir ses travaux à un Prince capable de les apprécier ; il est plus doux encore d’ajouter, par ce moyen, les témoignages d’une admiration particuliere à ceux de l’admiration générale.
Je suis avec le plus profond respect,
Sire,
de Votre Majesté
Les très-humble & très-obéissant, &c.
Lettre
à l’Impératrice-Reine de
Hongrie.ABCD
Paris, 1 Avril 1773.
Madame,
A près avoir eu l’honneur d’être choisi pour tracer le Tableau historique des actions de Votre Majesté Impériale, mon premier empressement doit être de le lui présenter. Ce Tableau offrira à la Postérité l’Abrégé d’une Vie non seulement très-intéressante, mais encore la plus digne d’être proposée pour modele à tous les Souverains.
J’ose joindre à cet hommage, Madame, celui d’un Ouvrage que je viens de mettre au jour, & que les Hommes zélés pour les vrais principes ont honoré de leur suffrage & accueilli avec applaudissement. Ce succès m’enhardit à le présenter à Votre Majesté. Quoi de plus flatteur que d’avoir pour juge de ses travaux une Princesse si capable de les apprécier ? Je puis donc espérer, Madame, que Votre Majesté voudra bien agréer ce témoignage d’une admiration particuliere, que je me ferai toujours un devoir de joindre aux justes sentimens de l’admiration publique.
Je suis avec le plus profond respect,
Madame,
de Votre Majesté Impériale
Le très-humble, &c.
Lettre
au Prince Charles de Lorraine,
Oncle de l’Empereur, Gouverneur des Pays-Bas, &c.
Paris, 3 Avril 1773.
Monseigneur,
C’est présenter à Votre Altesse Royale un hommage digne d’elle, que de lui offrir le Tableau historique des actions de deux Souverains, si dignes de l’admiration de l’Europe. La gloire de Marie-Thérese & celle d’Emmanuel III, ont droit de vous intéresser autant par les liaisons du sang, que par la conformité de vos vertus avec celles qui les distinguent. L’Abrégé de leur Vie, que je mets sous les yeux de Votre Altesse Royale, a été composé pour être inséré dans la Galerie des Personnes célebres actuellement vivantes chez toutes les Nations. Le récit de ce que vous avez fait vous-même, Monseigneur, figurera à son tout avec éclat dans cette intéressante Collection. On y verra avec sensibilité les traits mémorables de votre bravoure dans les combats, &, ce qui est plus estimable encore, les éloges dus à la bienfaisance, à l’humanité, à la sagesse de votre administration.
Si j’étois assez heureux que d’être choisi, parmi nos Gens de Lettres, pour peindre à la Postérité tant de qualités précieuses, j’aurois alors un nouveau sujet de m’applaudir de n’avoir consacré ma plume qu’à louer des Princes vraiment estimables, après l’avoir exercée jusqu’à présent à la seule défense de la Religion & de la saine Littérature.
Recevez du moins aujourd’hui, Monseigneur, ce léger tribut d’une admiration particuliere, & ce témoignage du très-profond respect avec lequel je suis,
Monseigneur,
de Votre Altesse Royale,
Le très-humble, &c.
Lettre
à un Journaliste.ABCD
Versailles, 26 Février 1779.
J e vous prie, Monsieur, de m’accorder une place dans votre Journal, pour réclamer contre les faits & les Pieces citées dans une brochure qu’on vient de publier. Elle a pour titre, Problême Littéraire, & pour but, de prouver que les meilleurs Morceaux des Trois Siecles sont de la façon d’un Vicaire de Paroisse, nommé Martin, mort il y a environ deux ans, avec lequel j’ai été long-temps lié de l’amitié la plus étroite.
Ce n’est pas, Monsieur, que je sois jaloux de mes Productions. L’utilité publique étant le seul prix que j’y attache, je dois peu m’inquiéter des efforts que font mes Ennemis, pour me ravir le foible mérite qu’elles annoncent. Mais puisqu’ils m’ont forcé, par leurs calomnies, de me déclarer pour être le seul Auteur des Trois Siecles, je crois devoir réfuter les imputations qui tendent à persuader que j’ai eu des Coopérateurs. C’est ce que j’ai fait dans une nouvelle Edition de cet Ouvrage, qui paroîtra dans moins de six semaines, & qui auroit déjà paru, si l’impression n’en avoit été suspendue pour des raisons étrangeres à mon travail.
En attendant que cette nouvelle Edition soit publique, je vais transcrire ici une Note du Discours Préliminaire, capable seule de ramener à la justice & à la vérité, les Esprits que l’Auteur du prétendu Problême auroit pu tromper.
« Il n’est pas inutile de remarquer qu’un autre Abbé, qui se pique aussi de Religion (je ne le nommerai point, pour ne pas lui nuire dans la place de confiance qu’il occupe), me poursuit depuis trois ou quatre ans, avec une haine & un acharnement d’autant plus inconcevables, que je ne lui ai donné aucun sujet de se plaindre de moi : il n’est question de lui dans aucun de mes Ouvrages ; je ne le connois même point, & je puis assurer que je n’ai entendu prononcer son nom, qu’à l’occasion de son monstrueux déchaînement.
Il veut à toute force m’enlever le peu de mérite que les Trois Siecles supposent, & ne me laisser que les haines qu’ils m’ont attirées. Rien de si comique, m’a-t-on dit, que de le voir se démener dans les Sociétés, pour prouver que, si M. l’Abbé Martin (mort il y a environ quatre ans) n’est pas l’Auteur des Trois Siecles, il l’est au moins des meilleurs Morceaux de cet Ouvrage, ainsi qu’il l’a donné lui-même à entendre à plusieurs Habitués de Paroisse.
Il ignore donc, ce charitable Ministre du Dieu de paix, que trois ans avant la mort de ce Vicaire, j’ai déclaré que personne n’avoit eu part à mon travail, & défié tout Littérature d’oser avancer qu’il m’eût fourni par écrit la moindre observation dont j’aye fait usage. On ne dira pas que ce défi, contre lequel M. l’Abbé Martin, ni aucune autre personne n’a réclamé, ait été fait secrétement ; il a été publié, en 1773, dans le Mercure de France, dans le Journal des Beaux-Arts, dans les Annonces & Affiches pour la Province, & dans plusieurs autres Feuilles périodiques ».
Ceux qui auront lu le prétendu Problême Littéraire, concluront sans doute, que le Personnage dont il est question dans ma Note, est l’Auteur de cette Production ténébreuse : il n’en est que le Complice ; car il s’est contenté d’en fournir les matériaux. Quoiqu’il ait choisi, pour les rédiger, un Littérateur* dont la plume est aussi peu propre à accréditer le mensonge, qu’à faire goûter la vérité, je crois devoir cependant m’inscrire en faux & contre les faits allégués dans le Libelle, & contre la plupart des Lettres qu’on y rapporte.
Si ma réclamation n’est point fondée, si le Libelle est de bonne foi, comme il le prétend, & qu’il veuille donner du poids à ses raisonnemens, qu’il se montre, qu’il me présente les originaux des Pieces sur lesquelles il s’appuie, qu’il tâche de me confondre. S’il craint de paroître devant moi, qu’il dépose ses Pieces entre les mains, non d’un Officier public, mais d’une personne dont les lumieres & la probité reconnues rendent le témoignage valable ; & si je n’en démontre l’abus & la fausseté, je consens à être traité moi-même de Calomniateur public. Le but de son imputation étant sans doute de m’humilier, il est de son intérêt de la fortifier au moins de l’autorité d’un Homme de bien.
Qu’il me désigne donc le Juge que je lui demande, & je pars sur le champ pour l’aller défier : 1°. De me convaincre, ainsi qu’on l’avance hardiment dans le Libelle, d’avoir jamais écrit à l’Abbé Martin aucune Lettre où je lui rende compte des Nouveautés Littéraires ; aucune, qui puisse donner à entendre qu’il ait fait un seul Article des Trois Siecles ; aucune, qu’il ait coopéré à cet Ouvrage, autrement que par des conseils & des corrections verbales ; aucune enfin, qui fasse soupçonner qu’il ait eu le plus petit droit sur le produit du plus volumineux comme du plus mince de mes Ecrits. 2°. De produire aucun papier signé ou seulement écrit de ma main, qui contredise ce que je viens de dire au sujet de mes Lettres. 3°. De me présenter un seul témoin, digne de foi, qui ait vu, avant la publication des Trois Siecles, un seul Article, une seule phrase de cet Ouvrage, écrite de la main de cet Abbé, ou qui m'ait vu écrire sous sa dictée, ou qui ait entendu cet Abbé dire, en ma présence, qu'il ait eu d'autre part à mon travail que de m'avoir aidé de ses conseils & quelquefois de ses critiques, pour les Articles concernant les Prédicateurs & les Ecrivains ascétiques. 4°. De prouver qu'aucune des Lettres, dont on cite des morceaux, pag. 17, 18, 19 & suiv. ait été écrite audit Abbé, comme l'assure le Libelliste : je dis plus, de me montrer dans toutes ces Lettres une seule expression, un seul mot écrit de ma main, qui dénote que ce soit à un Abbé, ou à un Ami, ou même à un François qu'elles ont été adressées.
Et moi, je prouverai incontestablement à la personne qu'on aura choisie pour m'entendre : 1°. Que ces Lettres mutilées, défigurées, & défrancisées (si l'on peut hasarder ce mot), par la malignité la plus coupable, font partie d'une Correspondance littéraire & suivie que j'ai eue avec un Seigneur de la Cour de Turin : 2°. Que les citations qu'on trouve sous les N°. 4, 5 & 6 du Libelle, ont été puisées dans des Notes que j'avois faites pour les Trois Siecles, & qui m'ont servi ou qui étoient destinées à composer les Articles des Auteurs qui en sont l'objet : 3°. que les Lettres (sans date, comme toutes les autres), dont on rapporte des morceaux, pag. 30, 31, 32, 37 & 45, & que je me rappelle très-bien avoir écrites, sont un monument manifeste de la mauvaise foi de l'audacieux Compilateur, puisqu'elles renferment précisément la réfutation de ce qu'il avance sans preuve ; réfutation qu'il s'est bien donné de garde d'exposer aux yeux de ses Lecteurs : 4°. enfin, qu'à l'exception de quelques Billets & de trois ou quatre Lettres que j'ai écrites en ma vie à l'Abbé Martin, tous les papiers de mon écriture qu'on cite ou dont on parle dans le Libelle, ne sont que des brouillons informes ou des matériaux d'Ouvrage, que je dois avoir laissé égarer ou qui m'ont été méchamment dérobés.
Voilà ce que j'offre de prouver à tout Homme honnête, qui croira pouvoir se charger de la justification du Libelliste, & au Libelliste lui-même, s'il a le courage de m'écouter, comme j'ai celui de lui pardonner sa Brochure.
Il sait, dit-il, que j'ai des Protections. De même que je n'ai point sollicité leur crédit pour arrêter son Libelle, il n'a pas à craindre que je le sollicite pour lui faire expier son audace. Si j'étois assez foible pour désirer d'être vengé, je n'aurois besoin que d'invoquer les Loix. Il n'est point de Tribunal qui ne condamnât, au moins à une réparation solennelle, un Homme qui, sans avoir à se plaindre de moi, n'a pas craint de violer le droit des Gens & toutes les bienséances, en publiant sous mon nom & sans ma participation, des papiers dont les trois quarts & demi ne sont ni signés, ni avoués ; & qui a osé m'accuser publiquement sans se faire connoître, & sans apporter une seule preuve irréfragable d'avoir usurpé à un de mes anciens Amis, qui ne vit plus, une propriété que cet Ami ne m'avoit point disputée de son vivant, quoique je l'eusse publiquement défié, plus de trois ans avant sa mort, de soutenir qu'il y eût le moindre droit. Je le répete, le Libelliste anonyme peut se montrer sans avoir à craindre d'autre vengeance de ma part, que d'être convaincu de son injustice. S'il s'obstine à demeurer caché, qu'il montre du moins les originaux dont il a fait usage ; & s'il craint de s'en rapporter à la décision d'une seule Personne, qu'il les remette à la Société de Théologiens & de Gens de Lettres, qui se proposent de réunir leurs lumieres & leurs travaux pour la défense de la Religion ; Société dont il parle, & dont j'ignore quels sont les Membres. Je consens à les prendre pour Juges. Qu'ils m'entendent, qu'ils me communiquent les Pieces justificatives du Libelle, & j'adopte & signe sans balancer leur jugement.
Il me seroit sans doute facile de confondre le Libelliste d'une maniere plus péremptoire, & beaucoup plus humiliante pour ses Complices ; mais je crois devoir épargner au Public des détails scandaleux qui tourneroient au désavantage de la Religion, dont la sainteté est néanmoins indépendante de la conduite de ses Ministres. J'aurois peut-être dû m'épargner à moi-même la honte d'être descendu jusqu'à répondre à un tel Calomniateur ; mais j'ai jugé qu'il étoit nécessaire de détruire, dans l'esprit de ceux qui le connoissent personnellement, les préventions que la gravité de son caractere & de son âge auroit pu inspirer en faveur de son imputation ; & dès-lors, par amour pour la vérité & par respect pour les Honnêtes Gens qui la cherchent de bonne foi, je me suis abstenu de lui marquer le mépris que je lui devois.
J'ai l'honneur d'être, &c.
Post-scriptum.ABCD
J'apprends, dans le moment qu'on acheve d'imprimer cette Lettre, que tandis qu'on s'efforce, d'un côté, de m'enlever le peu de bon qu'il y a dans mes Ouvrages, on s'occupe, de l'autre, à m'attribuer ceux que je n'ai point faits. Il n'a pas tenu au zele charitable de quelques Personnes, non Philosophes, mais pires, de persuader à l'Aristide du Clergé de France, à un Prélat qui m'honore d'une bienveillance particuliere dont je fais ma gloire, que j'étois l'Auteur d'une nouvelle Traduction, en dix volumes, des Contes de Jean Bocace. Les bonnes Ames ! il leur importe peu de me faire honneur du talent que cette Version suppose (car on la dit très-exacte), pourvu qu'elles réussissent à me nuire auprès des personnes dont l'estime m'est précieuse. Quantùm mortalia pectora cœca noctis habent !….
Je ne trouve point étrange que les Auteurs ; dont j'ai blâmé les défauts ou combattu les erreurs, déclament contre moi dans les Sociétés, & me poursuivent par des calomnies : ils ont leur amour-propre à venger ; mais ce qui m'étonne, sans cependant me décourager, c'est que des Hommes obligés, par état, à plus de décence & de vertu que les autres, se fassent, sans me connoître & sans avoir à se plaindre de moi, les Satellites & l'instrument docile de l'animosité de mes ennemis. On m'a fait connoître plusieurs de ces Colporteurs d'Anecdotes scandaleuses ; mais ils n'ont pas à craindre que je les révele. La vengeance est une foiblesse étrangere à mon ame naturellement fiere & depuis long-temps exercée à pardonner. D'ailleurs, les Méchans ne sont-ils pas assez punis de l'être ? Comme le fer, ils engendrent une rouille qui les ronge, qui détourne d'en approcher, & qui finit par les détruire.
Lettre
a MM. les auteurs du
Journal de Paris.
Versailles, 8 Juin 1779.
Messieurs,
J'ose me flatter que vous ne me refuserez pas une place dans votre Journal, pour rendre compte d'une Lettre que je viens de recevoir : Elle est de M. l'Abbé Liger, Auteur d'une Brochure qui a paru contre moi, dans le mois de Février de cette année. Cette Brochure, sans doute oubliée, avoit pour titre, Problême Littéraire, & pour but de prouver que les Articles les moins foibles des Trois Siecles sont de la façon d'un Vicaire de Paroisse, mort fou il y a trois ans, & qui n'a pas laissé seulement un Prône digne d'être imprimé. Son nom l'auroit infailliblement suivi dans le tombeau, si mes Ennemis ne s'en étoient servis pour me persécuter.
Les Personnes qui s'occupent des querelles des Auteurs, savent que j'ai répondu à ce Libelle par une Lettre à un Journaliste, dans laquelle je me suis hautement inscrit en faux contre les Pièces & les faits qui paroissoient favoriser cette absurde Calomnie. L'Auteur du prétendu Problême a gardé le silence sur cette Réponse, & ne m'a repliqué que par la Lettre qu'il vient de m'écrire.
Cette Lettre, Messieurs, est un désaveu formel de son Pamphlet. Il ne l'a composé, dit-il, que d'après les sollicitations réitérées du plus acharné de mes Ennemis, qui lui en a fourni les matériaux. M. l'Abbé Liger étoit d'autant plus éloigné de le soupçonner de haine & de mauvaise foi, que ce Personnage se pique de Religion, & qu'il se trouve dans la double obligation de l'enseigner, puisqu'il est Prêtre & P*** d'un C*** de la Capitale. C'est le même Ecclésiastique de qui j'ai eu occasion de parler, dans une Note du Discours préliminaire de la quatrieme Edition des Trois Siecles, pag. 49. & suiv.
Il est inutile de rendre compte des circonstances qui l'ont démasqué aux yeux de celui qui s'est laissé surprendre par des artifices. Je ne rapporterai pas non plus les choses horribles qu'on m'apprend sur son compte, quoiqu'on me permette de les rendre publiques : je me bornerai à citer les Morceaux où l'Auteur de la Lettre exprime le regret qu'il a de s'être fait l'organe du mensonge & l'instrument de la méchanceté.
« Vous ne sauriez croire, me dit-il, en parlant toujours de l'Homme qui l'a trompé, vous ne sauriez croire avec quel acharnement il vous poursuit. Il n'a pas tenu à ses sollicitations que je n'aye repris la plume contre vous, non seulement pour attaquer vos nouvelles Productions, mais votre personne. Il publie à présent que les Articles que vous avez ajoutés à votre Ouvrage depuis la mort de l'Abbé Martin, sont d'un vieux Médecin de Franche-Comté : il n'est point d'absurdité que l'excès de sa haine ne lui fasse débiter contre vous. Mon regret est d'en avoir été le complice, sans l'être de sa mauvaise foi. Dès que je l'ai connue, je la lui ai reprochée, & j'ai rompu avec lui. J'allois vous en informer, lorsque je fus obligé de faire un voyage en Province. Mon premier soin, depuis mon retour, a été de découvrir votre demeure, pour vous faire connoître mes sentimens. Plein d'estime pour votre façon de penser & d'agir, je me porterai à tout ce qui pourra vous satisfaire ; mais vous êtes assez généreux pour pardonner à un ennemi aussi abject. Vous seriez plus tranquille, si vous étiez moins estimé. La jalousie, au lieu de déprimer les talens, leur donne un nouveau lustre, Merges profundo pulchrior evenit. Faites de ma Lettre l'usage que vous jugerez à propos. Je désire qu'elle serve de témoignage aux sentimens de considération & d'estime, avec lesquels j'ai l'honneur, &c. »
Je ne me permettrai aucune réflexion sur cette Lettre, dont je n'ai cité que la fin : il n'est personne qui ne sente combien il est honorable d'avoir de pareils Personnages pour ennemis.
J'ai l'honneur d'être, &c.
Lettre
A M. L'Abbé de Fontenai,
Rédacteur des Annonces & Affiches pour la Province. Sur feu M. de Voltaire.
Versailles, 29 Mars 1779.
R ecevez mes remercîmens, mon cher & aimable Compatriote, des soins que vous vous êtes donnés pour faire imprimer ma Lettre à un Journaliste, en réponse au prétendu Problême Littéraire. Je suis loin de désapprouver les petits changemens que le Censeur y a faits : ils sont une preuve de l'intérêt qu'il prend à moi, & je vous prie de lui en témoigner ma sensibilité….
Quand le Discours de M. Ducis me seroit parvenu avant qu'on eût achevé d'imprimer l'article Voltaire, de la nouvelle Edition des Trois Siecles, cette lecture ne m'auroit rien fait changer au jugement que j'ai porté de cet Ecrivain célebre. Je ne me décide point d'après les idées d'autrui : je ne juge, comme vous, que d'après les regles imprescriptibles de la raison & du goût.
Nous ne sommes pas les seuls Critiques, mon cher Ami, qui jugions ainsi. Le Continuateur du Dictionnaire Historique de l'Abbé Ladvocat, se montre beaucoup plus sévere que moi à l'égard de M. de Voltaire, dans l'Article qu'il a consacré* à la mémoire de ce Patriarche de la moderne Philosophie. Je ne sais si vous en penserez comme moi ; mais cet article me paroît sage. Il annonce un Esprit aussi zélé pour les vrais principes du goût, que pour ceux de la Morale & de la Religion. L'Auteur y parle d'avance le langage de la Postérité ; car il ne faut pas croire que la Postérité se laisse subjuguer par les hommages que le Siecle présent a rendus & rend encore à l'Auteur de la Pucelle. De même que nous ne jugeons point du mérite de Ronsard par les éloges pompeux que lui donnerent ses Contemporains, nos Descendans ne jugeront pas non plus de celui de M. de Voltaire, par les nombreux panégyriques publiés de nos jours en son honneur. Personne ne conteste qu'il n'ait eu de grands talens : il en falloit assurément pour opérer la révolution qu'il a faite dans nos idées & dans nos mœurs, & je ne l'ai point dissimulé dans les Trois Siecles ; mais les Esprits justes & vraiment connoisseurs, conviendront sans peine qu'il est loin de justifier les éloges & les honneurs qu'on lui a prodigués sans mesure. Si l'Homme de génie, en Littérature, est celui-là seul qui a reculé les bornes d'un Art ; M. de Voltaire, qui n'a pas été plus loin, ni si loin qu'Homere, Virgile & le Tasse dans l'Epopée, que l'Arioste dans la Poésie Héroïque, que Corneille, Moliere, Quinault, J. B. Rousseau, dans la Tragédie, la Comédie, l'Opéra, la Poésie lyrique ; M. de Voltaire, dis-je, ne sera jamais placé au rang des Hommes de génie, que par l'enthousiasme ou la mauvaise foi. Si, dans les Sciences, le Grand Homme, est celui-là seul qui a un caractere décidé, des principes fixes, un systême suivi de raison ou d'idées ; qui osera soutenir que M. de Voltaire mérite ce titre ? Quel Ecrivain s'inquiéta moins que lui de mettre de l'unité & de la suite dans ses conceptions ? Il est aisé de remarquer, dans tout ce qu'il a écrit, l'inspiration du moment, les variations de l'humeur, l'inconstance des affections, la différence des intérêts. De là vient qu'on ne le trouve jamais le même, qu'il a changé de façon de penser selon les circonstances, que le pour & le contre se débattent dans la Collection de ses Œuvres, qu'il détruit & qu'il édifie, qu'il décide & qu'il rétracte, & qu'après avoir passé par toutes les nuances, il finit par être sans couleur & sans forme déterminée.
En effet, je défie quiconque lira ses Ecrits avec réflexion, de trouver une seule opinion qu'il n'ait tour à tour approuvée & combattue, aucun systême qu'il n'ait réfuté & défendu. Dans un temps, il croit à la révélation, à la divinité de Jésus-Christ, à l'infaillibilité de l'Eglise ; & dans un autre, il attaque l'authenticité des Livres Saints, & l'autorité des Conciles. Tantôt il croit la matiere coéternelle avec Dieu, & tantôt il affirme la création du monde & de la matiere. Dans un Ouvrage, il écrit en faveur de la spiritualité & de l'immortalité de l'ame ; dans un autre, il établit que nous ne sommes que matiere, & que les ames finissent avec les corps. Ici, il s'éleve contre l'Athéisme, & en fait sentir tous les dangers ; là, il fait l'apologie des Athées & s'épuise en vains raisonnemens, pour prouver que leur systême n'est pas incompatible avec un bon Gouvernement. On l'a vu tour à tour prêcher la tolérance & la liberté de la presse, & réclamer l'intolérance & la sévérité contre ceux qui se servoient de la même presse pour combattre ses opinions ; recommander la modération dans les disputes, & donner l'exemple de l'emportement ; exiger du respect pour les mœurs, & les outrager par des Productions indécentes. Pour tout dire, en un mot, il loue & blâme, dans ses Ecrits, le même Homme, la même action, la même vertu, le même vice, le même sentiment, la même idée. Alternativement Gassendiste, Newtonien, Spinosiste, Pirrhonien ; tout à la fois Partisan & Ennemi de Wolfs, Panégyriste & Adversaire de Léibnitz, Louangeur & Antagoniste amer de Warburton, Enthousiaste & Détracteur de Shakespear, Ami & Critique acharné des deux Rousseau, de Maupertuis, de Montesquieu, de Crébillon, d'Helvetius ; après avoir été successivement Chrétien, Déiste, Théiste, Matérialiste, & avoir fait sur ses derniers jours plusieurs actes de Catholicité, il a fini…. comme vous savez……
A propos de l'universalité des talens de M. de Voltaire, il faut que je vous raconte une Anecdote assez plaisante. Je la tiens d'un des Acteurs de l'aventure. Elle fourniroit, ce me semble, une très-bonne scene à une parodie des Muses Rivales.
Il y a quelques années que plusieurs Savans se trouvoient réunis chez feu M. Duclos, Secrétaire de l'Académie Françoise. On y célébroit le Génie encyclopédique de M. de Voltaire. Un fameux Jurisconsulte Allemand survient : on l'admet à la Psalmodie, dont tous les Pséaumes finissoient par ce refrain : M. de Voltaire est un Génie universel. L'Allemand faisoit chorus avec les autres : il lui vint cependant un scrupule sur le Gloria Patri du Cantique Philosophique. Oui, dit-il, M. de Voltaire vir est omnimodè doctus ; la Poésie, l'Histoire, la Physique, les Mathématiques, la Médecine, l'Histoire Naturelle, la Critique, tout est de son ressort. C'est dommage qu'il soit un peu foible sur la Jurisprudence. Dès qu'il veut parler de Législation, de Politique, d'Administration, de Police, je ne sais, sa plume s'embarrasse & son génie semble l'abandonner. Je ne veux pas croire que ce soit pour cette raison qu'il a si souvent maltraité notre Grotius, notre Puffendorf & votre Montesquieu, qui en savoient un peu plus que lui sur ces matieres. Mais cette observation n'est qu'un bibus, & M. de Voltaire est un Génie universel.
Oui, dit un célebre Mathématicien, M. de Voltaire est un Génie à qui rien n'échappe. La Postérité refusera de croire que tant de Productions soient sorties de la même plume. Nos Descendans s'imagineront qu'il y a eu plusieurs Hommes de ce nom ; &, graces à lui, le Monde Intellectuel aura son Hercule, comme le Monde Fabuleux. Quel dommage qu'il ait voulu tâter des Mathématiques ! Car, entre nous, & je vous prie de ne point le répéter, ce n'est qu'un Ecolier en Géométrie, témoin ses Elémens de la Philosophie de Newton. Malgré cela, on ne peut disconvenir que M. de Voltaire ne soit un Homme unique. Non, il n'exista jamais de Génie plus vaste, d'Esprit plus universel.
M. de Mayran, autre Savant de ce Cercle qui vivoit alors, prit ensuite la parole : Les ennemis de M. de Voltaire ont beau dire & beau faire, dit-il, ils ne viendront jamais à bout de lui ôter le mérite de l'universalité des talens. Quel Homme ! Comme il plaisante excellemment ! Je dois à se Ecrits les plus heureux momens de ma vie. Ils m'amusent, ils me transportent toutes les fois que je les lis pour me délasser de mes travaux. Cet Auteur parle de tout avec esprit & avec grace. La Collection de ses Œuvres est une véritable Encyclopédie. Quel dommage qu'il ne soit pas aussi habile en Physique, qu'il est heureux en plaisanteries ! Car, il faut l'avouer, il est peu Physicien, & vous savez que je suis versé dans cette partie. A cela près, cet Auteur est vraiment prodigieux. Jamais on ne se distingua dans plus de genres différens ; on a donc raison de le regarder comme un Genie universel.
Un Historien Anglois, qui n'avoit encore rien dit, & qui rêvoit profondément : J'avoue avec vous que M. de Voltaire est un Homme qui n'eut jamais de pareil. Notre Angleterre n'a point encore produit de Génie aussi grand, aussi universel. Pope ne sauroit lui être comparé. Il réunit le mérite de Swif, d'Adisson, d'Otwai, de Bolingbrocke. C'est grand dommage qu'il ait écrit l'Histoire ! Son style est à la vérité charmant ; mais je suis forcé de dire qu'il n'a pas le ton convenable. Des Epigrammes, des Réflexions, des Portraits, des Altérations de faits….. Oh ! nous écrivons différemment l'Histoire. Nos Auteurs ne sacrifient jamais la vérité à la gentillesse. M. de Voltaire n'auroit pas dû cultiver ce genre de Littérature. Mais dans les autres parties, il est vraiment supérieur, divin. Vous n'aurez jamais de plus grand Philosophe, de plus fin Critique, de Raisonneur plus agréable. Cet Auteur est charmant, charmant ! En un mot c'est un Génie universel.
Je suis enchanté, dit M. B** Médecin* renommé par son profond savoir & ses grandes lumieres ; je suis vraiment enchanté de voir un Anglois rendre justice à M. de Voltaire d'une maniere si honorable pour notre Nation ; mais, Monsieur, en s'adressant à l'Anglois même, permettez-moi de vous dire que M. de Voltaire n'est pas si inexact, ni si frivole que vous le croyez, dans la partie Historique. J'ai vérifié la plupart des faits qu'il rapporte sans preuve & sans citer les sources, & je puis vous assurer que je suis parvenu à découvrir leur vérité, c'est-à-dire, à trouver des autorités capables de les appuyer, & qui prouvent du moins que M. de Voltaire ne les a point imaginés. S'il est foible en quelque chose, ce n'est pas, selon moi, dans l'Histoire, mais dans ce qui a rapport au physique de l'Homme, à la constitution animale de notre espece ; car il donne presque toujours à gauche toutes les fois qu'il raisonne sur ces matieres. Mais est-il obligé d'en savoir autant que les Physiologistes de profession ? Il y auroit de la mauvaise humeur à lui reprocher ses méprises à cet égard. Il excelle dans tant d'autres Sciences ! D'où je conclus que mon observation n'empêche pas que M. de Voltaire ne soit un Esprit universel.
Quoi ! Messieurs, lorsque chacun de vous célebre le génie du Favori de toutes les Muses, je garderois un coupable silence, s'écria un Abbé Théologien qui aspiroit à l'Académie Françoise ! Non, je veux & je dois lui rendre aussi mon tribut d'admiration. M. de Voltaire, selon moi, réunit en lui seul, les lumieres & les talens qui ont immortalisé Aristote, Platon, Plutarque, Cicéron, Tacite, Sophocles, Anacréon, Lucrèce, Virgile, Horace, & les deux Plines. Graces à ses Ouvrages, notre Langue deviendra classique, comme celle des Grecs & des Romains. Un mérite qui distingue ce Grand Homme de tous les Philosophes ses prédécesseurs, c'est d'avoir eu le courage & l'adresse de déchirer le voile des préjugés religieux. Lucien, à cet égard, n'est qu'un écolier auprès de lui. Personne n'a mieux manié l'arme du ridicule, & vous savez que c'est la plus efficace contre les erreurs. Heureux s'il s'en fût tenu à celle-là, sur le chapitre de la Religion ! Lorsqu'il a voulu employer celle du raisonnement, il a malheureusement donné dans des bévues qui n'ont pas échappé à nos Théologiens érudits ; ils les lui ont même reprochées amérement, & je suis obligé de convenir avec eux, d'après l'étude particuliere que j'ai faite des Langues anciennes, que M. de Voltaire n'a pas la moindre connoissance de l'Hébreu, qu'il ne fait point le Grec, & qu'il n'a pas puisé dans les sources ses Observations critiques sur Abraham, Moïse, David, Salomon, les Prophetes, les Loix, & les Mœurs Hébraïques ; je doute même qu'il ait jamais lu les Peres de l'Eglise, qu'il cite souvent. Mais le moyen qu'un Génie si sublime ait pu descendre à des études si seches, si arides ! Ses ennemis diront qu'il n'eût pas dû raisonner sur ce qu'il ne connoissoit pas à fond, ou du moins qu'il eût dû mieux choisir ses Faiseurs d'extraits ; mais je leur répondrai que Jupiter a eu ses foiblesses, & que si, pour s’être fait Taureau, il n’a point cessé d’être le Maître des Dieux, M. de Voltaire, pour s’être quelquefois oublié, n'a point cessé d’être Voltaire, c’est-à-dire, le Maître des Beaux-Esprits, des Savans, des Philosophes, des Poëtes, des Historiens, & des Littérateurs de toutes les especes.
Un Poëte comique, un Poëte Lyrique, un Savant érudit, qui se trouvoient aussi dans l’Assemblée, alloient parler à leur tour, quand les Interlocuteurs se mirent à se regarder & à éclater de rire. Il étoit temps, car l’Homme universel se seroit bientôt trouvé réduit à peu de chose.
M. Duclos, qui, par politesse, avoit laissé parler les autres, rompit la séance, recommanda qu’il ne fût jamais dit que sa maison eût été profanée par de semblables propos, & surtout qu’il eût ri comme le reste de la Compagnie.
Je vous abandonne, mon cher Ami, aux réflexions si naturelles, après un tel fait dont je vous garantis la vérité, aux expressions près. Cette Anecdote ne suffiroit-elle pas pour justifier ma prétendue partialité contre M. de Voltaire ?
J’ai l’honneur d’être, &c.
Lettre
à M. Fabre du Vernai
*.
Versailles, 18 Juin 1779.
J e ne suis point étonné, Monsieur & cher Ami, de tout ce que vous avez entendu dire, depuis votre retour d’Amérique, & contre les Trois Siecles, & contre leur Auteur. En publiant cet Ouvrage, j’étois assuré qu’il exciteroit de la contrariété dans les opinions, & qu'il ne manqueroit pas de me susciter des ennemis. Avoir à lutter contre la morgue de nos prétendus Philosophes & l’amour propre des petits Ecrivains ; entreprendre de persuader aux uns qu’ils dégradent la raison en croyant l’enrichir & la développer ; qu'ils pervertissent tous les genres en se vantant de les perfectionner : vouloir rappeler les autres à l’autorité des regles imprescriptibles du Goût, quand ils se trouvent si bien de s'en être écartés : n’est-ce pas en effet déchaîner une Ménagerie, & provoquer des criailleries aussi aiguës qu’interminables ?
Je connoissois trop bien la sensibilité des Auteurs, pour m’être aveuglé sur les suites de mon entreprise. J’avouerai cependant que j’étois loin de prévoir la maniere basse & ridicule dont ils m’ont marqué leur ressentiment. Vous jugerez vous-même, Monsieur, s’il est possible de se défendre plus mal, par les détails que vous me demandez & que je vais mettre sous vos yeux.
A peine les Trois Siecles ont-ils paru, que tout l’Olympe Philosophique & tous les marais du Parnasse se sont soulevés contre moi. J’ai été déclaré profane, sacrilége, frénétique. Les Bureaux d’esprit & les Cafés ont retenti d’anathêmes & de malédictions contre le Téméraire qui osoit manquer ainsi de respect aux Dieux de la Littérature. La portion du beau Sexe qui se pique de Philosophie, c’est-à-dire, une douzaine de femmes passablement folles, précisément depuis qu’elles se mêlent de philosopher, ont crié & crient encore tous les jours à l'injustice, au blasphême. Elles ont vu les Idoles de leur culte profanées, leurs Prophetes décriés, leurs Ecrivains favoris persiflés, les voilà aussi-tôt devenues des Euménides ; car, si j’en crois les rapports, elles ne peuvent entendre prononcer mon nom, sans entrer dans des convulsions de zele qui prouvent que leur Philosophie n’est rien moins que douce & tolérante.
Si vous êtes curieux d’apprendre comment, au milieu de cet ébranlement général, les Divinités majeures du Monde Philosophique ont vu les atteintes portées à leur culte & à leurs Adorateurs, vous saurez qu’elles sont restées muettes pendant quelque temps. Je m’étois aguerri contre la terreur de leurs foudres ; je n’en ai pas même entendu le bruit. Elles ont caché leur indignation à la multitude. Leurs Dévots les plus zélés ont été les seuls confidens du sublime dépit qui les animoit, & c’est à de simples mortels qu’elles ont confié le soin de venger leur gloire outragée. Mais les Ministres de leur courroux n’ont pas bien secondé leur vengeance ; car, pour parler sans figure, il s’agissoit de faire arrêter mon Livre ; & le succès n’a pas répondu aux démarches que les Valets-protecteurs de la Secte ont faites, dans cette noble intention. Les honnêtes gens eussent été surpris & révoltés de voir le cri d’un Citoyen étouffé, précisément parce qu’il opposoit la voix de la raison à celle de l’aveuglement & du délire Le Gouvernement est trop désabusé & trop sage, pour n’avoir pas compris qu’il lui importe peu que de plats Ecrivains soient redressés, & beaucoup, que de mauvais Raisonneurs soient confondus.
Du Cabinet des Ministres j’ai été traduit au Tribunal de l’Académie, par le froid Ecrivain qui en est le Greffier. Son but étoit de la porter à solliciter des ordres contre ma liberté, sous prétexte que les hommes que je décriois étoient des hommes de génie & la gloire du Génie François. Vous jugerez sans doute qu’il a fallu la croire bien bonne, cette Académie, pour compter assez sur son zele à épouser, à titre d’intérêt général, quelques intérêts particuliers. Moi décrier des hommes de génie ou des Ecrivains vraiment supérieurs ! Les Descartes, les Malebranche, les Pascal, les Corneille, les Racine, les Moliere, les Lafontaine, les Despréaux, les Bossuet, les Fénélon, les Bourdaloue, & tant d’autres, n’ont-ils pas reçu de ma part les hommages dus à la supériorité de leurs talens & au véritable honneur qu’ils font à la Nation ?…… La tentative a été aussi stérile qu’elle étoit absurde.
D’un autre côté, pendant que l’Académie se montroit sourde aux sollicitations de son Secrétaire, des Lettres anonymes, c’est-à-dire, des torrens de fiel, d’injures, & de grossiéretés, sont venues m’exhaler la fureur des subalternes & peut-être même des Chefs du parti offensé. Que ne puis-je mettre sous les yeux du Public ces monumens de démence ! Il y verroit l’amour-propre des Auteurs bien plus avili par les bassesses de son dépit, qu’humilié par les atteintes de ma critique.
Ce n’est pas tout, j’ai été travesti dans le monde en Méchant, en Hipocrite, en Monstre, en Démon. Ces heureuses épithetes voltigent sur le bec acéré des Philosophes ; les perroquets de la Secte les répetent dans les sociétés, & les bonnes Gens croient tout cela.
On s’est fait, pour me décrier, ces formules très-commodes, faciles à retenir, & qui n’exigent aucune discussion : Les Trois Siecles sont détestables ; c’est une plate Compilation, une Rapsodie, le cri d’un Energumene. L’Abbé Sabatier n’a point fait son Ouvrage : c’est Fréron, la Beaumelle, Linguet, Palissot, Clément, Rigoley de Juvigny, qui ont fabriqué à frais communs cette Production monstrueuse. Si l'unité d’esprit, de systêmes, & de style, force les moins habiles à n’y reconnoître qu’une seule main, on se retourne d’un autre côté ; on attribue l’Ouvrage à un Habitué de Paroisse, qui, malheureusement pour ceux qui veulent lui faire honneur de mon travail, est mort il y a près de trois ans ; car pour rendre la chose vraisemblable, on n’auroit pas manqué de lui attribuer, aussi les augmentations faites depuis, & qui n’annoncent pas une plume différente.
Le connoissez-vous, dit l’un ? j’en suis assuré, il ne pense pas ce qu’il écrit. C’est un véritable Athée, qui ne déclame contre les Philosophes que parce qu’il est payé par le Clergé. Vous noterez, mon cher Ami, que le Clergé ne m’a pas donné de quoi acheter un seul des Ouvrages dangereux que j’ai réfutés. Je n’ai ni Bénéfice, ni Pension Ecclésiastique. Je n’en espere même pas ; je ne suis point dans les Ordres sacrés, & ma délicatesse ne me permettra jamais d’y entrer, comme tant d’autres, dans la vûe d’en obtenir.
L’avez-vous vu, dit l’autre ? C’est un petit singe, un embrion. Comment a-t-il osé nous attaquer ? Il ne faut qu’un souffle pour le renverser. Si je le tenois, disoit derniérement un Marquis Bel-Esprit-Philosophe, qui n’est brave que contre les gens d’Eglise, & qui figure dans la derniere édition ; si je le tenois, comme je…..
Mais il n’acheva pasCar il avoit l’ame trop bonne.
Ai-je besoin de vous dire, Monsieur, que je ne l’ai pas assez timide pour m’effrayer d’un pareil argument ?
Je ne vous répete point un millier de bons mots, de sentences, de dits mémorables dont je suis l’éternel sujet ; je ne vous répete pas les Epigrammes, dont on m’assaillit & que je pardonnerois à leurs Auteurs, quand même ils y mettroient du sel. Celle-ci suffira pour vous donner une juste idée des autres.
Mons Sabatier, ta sotte PaperassePour quelques mois te donnera du pain.L’Ami, je vois, à ta burlesque audace,Que tu crains moins le bâton que la faim.
Après les Epigrammes, ou plutôt en même temps, ont paru les Critiques : & quelles Critiques ! la personnalité y est substituée à la raison directe, l’injure mise à la place de la justification, un faux air de dédain opposé à la justice du reproche. Telle est la politique de la Philosophie ; elle croit se sauver, par des récriminations, de l’opprobre répandu sur ses erreurs & ses délires. Elle combat à peu près comme cet Athlete qui, renversé par son adversaire, s’efforçoit de prouver, par de faux argumens, qu’il étoit le vainqueur.
Les Libelles ont succédé aux Critiques. On en a publié de toutes les especes & sous toutes sortes de noms : mais comme les Philosophes n’ont, pour décrier leurs adversaires, qu’une somme bornée d’inventions & de mensonges qu'ils répetent sans cesse, en mille manieres différentes, tous ces Libelles renferment les mêmes injures, les mêmes calomnies, les mêmes absurdités. Voulez-vous connoître les principales impostures qu’on y débite contre moi ? lisez les dernieres pages du Discours préliminaire de la quatrieme Edition* des Trois Siecles, les Articles Condorcet & Helvétius, ainsi que les Lettres qui terminent le quatrieme volume.
Croiriez-vous que dans un de ces Libelles, vraiment philosophiques, on m’ait sérieusement reproché mon peu de fortune & attaqué du côté de la naissance ? On a peut-être voulu faire entendre que, pour fronder la Philosophie, il falloit, avant toutes choses, produire des titres de noblesse, comme lorsqu’il s’agissoit de combattre en champs clos. Je ne vous dirai point qu’il est peu de mes adversaires avec qui je ne pusse combattre à armes égales sur cet article ; je vous ferai seulement remarquer combien cette Philosophie, qui affiche la sublimité des sentimens, devient extravagante, quand elle se sent blessée. C’est un ballon gonflé d’air, qui n’a de consistance, que jusqu’à ce qu’une piqûre en décele le vide. Que d’écarts, direz-vous avec moi, dans ces demi-Dieux, qui prétendoient nous guider ! que de petitesses dans des Ames, qui vouloient passer pour fortes ! que de folies dans des Sages, qui insultoient si dédaigneusement à nos foiblesses !.. Voilà pourtant ces hommes, qu’on a long-temps regardés comme les Oracles de la raison, les ornemens du Siecle, les illustrateurs de la Nation !
J’avouerai cependant qu’on a pu d’abord s’y méprendre. Un ton imposant, un style dogmatique, un jargon maniéré, des phrases sentencieuses, des sentimens enthousiastes, des expressions systématiques, la répétition perpétuelle de ces mots parasites, humanité, vertu, raison, tolérance, bonheur, esprit philosophique, amour du genre humain, & mille autres termes qui sont devenus la sauvegarde des inepties qu’on a avancées, à la faveur de ces mots, ont pu éblouir quelque temps les esprits faciles. Ajoutez qu’en frondant les opinions générales, qu’en parlant sans cesse d’égalité, de liberté de superstition, de loi naturelle, il n’a pas été difficile aux Philosophes d’intéresser à leur gloire l’indocilité, la misanthropie, le libertinage, & de grossir, par d’autres manéges, le nombre de leurs Admirateurs. Moi-même je conviendrai que j’ai été la dupe, comme tant d'autres, de leur charlatanisme. Oui, Monsieur, quoique j’aye toujours eu une certaine antipathie pour la morgue philosophique, j’ai cependant été ébloui, dès les premieres années de mes études, de cet appareil imposant, dont ils savent si bien revêtir les choses médiocres. Je croyois qu’avec de grands mots, on étoit grand Ecrivain, qu’avec des sentences ampoulées on étoit grand Moraliste. Je ne pouvois soutenir long-temps la lecture de leurs Ecrits, mais je m’en prenois à mon peu d’intelligence. Je me défiois quelquefois de l’hypocrisie de leur jargon, mais je me le reprochois ensuite comme une injustice ; enfin, pour ne vous rien cacher, j’ai flotté pendant quelque temps entre l’enthousiasme & le degoût. Dans cet état, j’ai voulu examiner, m’instruire, afin de me décider. Je les ai donc relues plus attentivement, ces Productions tant vantées ; j’ai comparé les assertions & les raisonnemens ; j’ai rapproché les principes & les contradictions ; j’ai analysé l’expression & le sentiment ; j’ai approfondi les systêmes & les conséquences. De cet examen qu’est-il résulté ? Ce qui résultera pour tout Esprit qui voudra faire usage de ses propres lumieres, & se dépouiller de ses préjugés, du dépit contre la mauvaise logique, du mépris pour les inconséquences, de l’indignation contre l’audace & la mauvaise foi.
Après l’examen de leurs Ouvrages, j’ai voulu juger de leur personne. J’ai imité les Païens superstitieux, qui alloient eux-mêmes consulter les Oracles, quand ils n’étoient pas contens de leur réponse par écrit. Il est inutile de vous dire, Monsieur, avec quelle curiosité je pénétrai jusqu’à eux. Les premieres impressions me tenoient encore dans une sorte de respect. Je les vois, je les entends, je les revois, je me familiarise avec eux, & je reviens à mes derniers sentimens, avec la résolution de les professer hautement.
Je ne suis pas le seul, qui, avec les mêmes dispositions, ait éprouvé le même changement. Beaucoup d’Etrangers, accourus de différentes extrémités pour voir nos Salomons modernes, n’ont pas été plus tentés que moi de célébrer leur sagesse ; & bien des Princesses lointaines ont dit, après les avoir vus, tout le contraire de la Reine de Saba. Je vous en citerai un exemple.
Madame la Duchesse de W***, femme du Duc Régnant, pendant son séjour à Paris, voulut voir ces Philosophes tant prônés, afin de juger s’ils parloient plus raisonnablement que leurs Livres. Elle engagea feu Madame Geoffrin de lui donner à dîner avec les principaux d’entre eux. Je vous laisse à penser si ces Intelligences, qui la regardoient comme une prosélite, se parerent de tout leur éclat ! Ce fut quelque chose de singulier, ainsi que cette Princesse me l’a raconté elle-même, de voir ces Prophetes exalter leur cerveau pour répandre des lumieres. Avec quel complaisance ils raconterent leurs prouesses ! avec quelle pitié ils parlerent du reste des Mortels ! avec quel ton d’autorité ils donnerent des loix aux Princes qu’ils protégeoient ! Bref, l’extravagance fut complette : ils l’excéderent en voulant l’instruire ; ils la révolterent, en croyant se l’attacher. Je les écoutois, me dit-elle, avec un silence de mépris, qu’ils ne manquerent pas de prendre pour un silence d’admiration.
Tel est l’honneur que ces prétendus Sages croient faire à notre Nation ! Jugez, mon cher ami, si des Charlatans, si faciles à pénétrer, quand on les voit de près, sont des êtres qu’on ne puisse déprimer sans injustice, & si les Esprits sensés adopteront leurs clameurs & leurs calomnies contre un Ecrivain, qui les a connus parfaitement & les a fait connoître tels qu’ils sont en effet.
J’ai l’honneur d’être, &c.