(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Conclusion »
/ 2642
(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Conclusion »

Conclusion

Pourquoi cette histoire s’arrête au dix-neuvième siècle. — Illusions des jugements sur les contemporains. — § I. Ouvrages de philosophie politique et de polémique religieuse. — M. de Bonald et Mme de Staël. — Lamennais. — Joseph de Maistre. — § II. La poésie dans les deux premiers tiers du dix-neuvième siècle. — § III. L’histoire et les principaux historiens. — § IV. La critique littéraire. — La critique philosophique. — § V. Le théâtre et le roman. — Impression dernière.

A Chateaubriand doit s’arrêter cette histoire. La pousser plus loin, dire ce qui durera de tout ce que les deux premiers tiers du dix-neuvième siècle ont vu naître d’ouvrages d’esprit, je ne m’en sens pas l’autorité.

Nul n’est impartial pour les écrivains de son temps. Toute la suite de cette histoire témoigne de quelles illusions sont mêlés les jugements contemporains, et combien peu sont ratifiés par la postérité.

Les critiques, même malveillants, sont plus près de la vérité dernière que les admirateurs. Mais les critiques malveillants n’ont pas de mérite à avoir raison. Ils ne doivent leur sagacité qu’à la prodigieuse illusion des admirateurs. Plusieurs ont trouvé la vérité en cherchant le mal d’autrui. La Beaumelle prédisait la chute de la Henriade à force de la souhaiter.

Entre ces deux sortes de lecteurs passionnés, il peut se trouver un homme qui voit bien, qui, sans être indifférent, est impartial, qui, quoique prévenu pour ou contre les personnes, peut rester témoin véridique des œuvres ; un esprit capable de regarder la gloire elle-même, comme l’aigle le soleil, sans en être ébloui. Ce fut, au temps d’Auguste, Quinctilius Varus, ce fin critique, l’ami d’Horace, qui disait aux poètes : « Corrigez ceci et cela130 », et renvoyait les mauvais vers à l’enclume. Au dix-septième siècle, c’est Boileau. Boileau a pensé des auteurs de son temps ce que, deux siècles après lui, libres des préventions et des surprises dont il eut à se défendre, nous en pensons à notre tour, sans effort et presque sans mérite. Plus législateur en cela que dans son Art poétique, ses jugements sur les personnes nous dirigent plus sûrement que ses lois sur les genres. Vainement a-t-on essayé de les casser, d’abord par des plaidoyers sans les pièces justificatives, puis par ces pièces elles-mêmes, réimprimées avec luxe, et que recommandaient toutes les séductions du paradoxe. Les poètes dont il s’était moqué ont été rendus à la lumière, et comme ces corps qu’exhume une curiosité indiscrète, la seule impression de la lumière les a fait tomber en cendres. On connaît les réhabilitateurs ; on ne lit pas les réhabilités.

Mais qui oserait se croire doué de l’impartialité de Quinctilius Varus, ou du jugement prophétique de Boileau ?

Aux causes générales d’illusion qui troublent le jugement des contemporains sur les choses de la littérature, la politique de notre temps est venue ajouter les complaisances et les injustices de l’esprit de parti. Il n’y a pas, pour l’esprit de parti, de méchant écrivain qui ne soit bon, ni de bon écrivain qui ne soit un homme de génie, ni de vieillard qui baisse ; la dernière homélie de l’archevêque de Grenade est la meilleure. Par malheur, fort peu de gens, même parmi ceux qui se doutent de l’illusion, échappent à cette sorte de loi de nos mœurs. On est enveloppé, on est surpris. « Un caractère particulier de la France, et surtout de Paris, écrivait, en 1817, Joseph de Maistre, c’est le besoin et l’art de célébrer. » Depuis 1817, grâce à la politique, le besoin est devenu plus grand, et l’art moins délicat.

Je suis trop peu sûr de m’être gardé de toutes ces causes d’erreur, pour oser juger en historien les ouvrages d’esprit de mon temps. Mais comme il ne me plairait point de paraître un témoin indifférent, et surtout un lecteur ingrat de tout ce qui s’y est écrit d’excellent, je risquerai de dire, en quelques pages, mon impression dernière sur les œuvres que l’accord persévérant des bons juges a consacrées, ce qui équivaut à un commencement de gloire131.

Je ne parlerai que des genres et ne nommerai que les morts. Je m’en tiendrai, parmi les vivants, à ceux qui, selon les lois de la nature humaine, semblent avoir accompli leur œuvre, et qui depuis longtemps en sont récompensés par l’admiration publique. Je ne les nommerai ni ne les cacherai. Quant aux jeunes qui sont encore débattus, dont quelques-uns n’ont pas fini de se débattre avec eux-mêmes, l’avenir dira si leur âge viril a tenu les promesses de leur jeunesse et réalisé des espérances que je partage avec les plus prévenus de leurs amis.

§ I. Philosophie politique. — Polémique religieuse. — Madame de Staël. — De Bonald. — Lamennais. — Joseph de Maistre.

Après l’éclat des premiers ouvrages de Chateaubriand, apparaissent des talents plus grands que les œuvres, Mme de Staël, de Bonald, Lamennais, Joseph de Maistre. C’était un moment bien périlleux pour les livres. L’ambition des reconstructions était venue après les grandes ruines. On croyait que tout ce qui avait plié était rompu, que tout ce qui avait été vaincu était mort. Chacun s’évertuait, soit à retrouver les principes de la société humaine, soit à imaginer des ressorts nouveaux, comme si tous les anciens eussent été brisés, ou que les principaux ne se fussent pas redressés d’eux-mêmes dans la société conservée par la même providence qui conserve la vie humaine.

Les livres nés de cette ambition sont de ceux où vont volontiers rêver, sur l’origine des sociétés humaines et sur les formes des gouvernements, les esprits touchés d’idéologie. Ceux qui cherchent dans les ouvrages d’esprit des lumières sur les choses plus près d’eux, ou simplement les plaisirs si variés de l’art, ceux-là ne trouvent dans ces livres, un moment célèbres, qu’un désappointement égal à l’admiration qu’ils ont inspirée.

M. de Bonald est resté un nom imposant. Par combien d’abstractions ténébreuses, de rêveries auxquelles manque le charme poétique, ne faut-il pas passer avant d’arriver à une page éloquente, à une vérité neuve ou renouvelée par une expression originale ! Les livres de Mme de Staël, virils par l’ambition des sujets et par les mots, ne sont pas toujours d’une femme par la grâce de l’imagination, le naturel, la finesse, le bonheur des choses trouvées. On est régenté où l’on voudrait être attiré par le charme. Il y a, dans ces livres, assez de force pour soulever les questions, pas assez pour les résoudre ; assez de talent pour sortir du commun, pas assez pour être de l’élite ; un style qui brille sans éclairer ; outre le travers filial d’un publiciste pour qui la plus belle époque de l’histoire de France est celle du ministère de Necker, et qui voit dans le Directoire un gouvernement modèle, parce que les salons rouverts faisaient fête chaque soir à la brillante conversation de Mme de Staël.

Cependant le livre de l’Allemagne est à la fois une œuvre ingénieuse et un service rendu aux lettres ; et quoique notre siècle y ait pris, avec plus de libéralité envers le génie étranger, le goût des ombres de l’esthétique allemande, par beaucoup de pensées fécondes, par les perspectives qu’il ouvre devant l’esprit français, ce livre a été une influence, la première gloire après celle des œuvres durables.

Les retraites jalouses où Lamennais se dérobe, même à ses amis, pendant de longs mois passés dans des méditations opiniâtres, ne me persuadent pas qu’il est un penseur. Un penseur n’est pas emporté avec cette violence aux deux pôles contraires, et je suspecte d’autant plus les méditations de Lamennais, qu’à ces deux pôles se trouve tour à tour la popularité. Ce qu’il amasse ainsi dans la solitude, ce sont des raisons pour ses colères contradictoires ; ce qu’il défend, même contre les distractions de l’amitié, c’est le temps prodigieux que demande l’art si difficile d’écrire avec correction des choses passionnées, et de mettre du goût dans la déclamation. Les écrits de Lamennais ne sont pas les seuls où l’on ait vu associés aux raffinements de l’art les derniers emportements de la passion.

On peut trouver le mot de déclamation trop dur à propos de cet écrivain. J’engage ceux qui s’en choqueraient à lire, dans l’Essai sur l’indifférence en matière de religion, les extraits de J.-J. Rousseau que Lamennais y intercale pour les réfuter. Les phrases du philosophe de Genève, déclamatoires dans l’ouvrage d’où son contradicteur les a tirées, paraissent, en regard de la réfutation, simples et naturelles. Vous diriez des tableaux de l’école française éteints par le voisinage de peintures vénitiennes.

Lamennais est une belle plume ; Joseph de Maistre est véritablement un penseur. Quoique absolu, il ne rebute pas ceux qu’il ne convainc pas ; on ne se débarrasse pas de lui comme on fait d’un déclamateur tyrannique, on se défend. La vie de l’homme ajoute au crédit du penseur. Tout ce qui mérite l’estime des hommes s’y trouve réuni : unité, consistance, fierté sans morgue ; un homme qui n’a pas toute l’ambition de ses talents ; pauvre et gardant un grand air ; l’agent d’un roi sans royaume, qui fait respecter dans son maître la dignité du malheur par la façon dont il fait respecter sa propre gêne ; aimable, civil, mêlé aux affaires sans en être possédé ; ayant, lui aussi, ses retraites et sa solitude, mais dans sa pensée tranquille, dans sa conscience de chrétien, dans les affections de la famille, si favorables à la recherche et à l’expression de la vérité.

Ses lettres, le plus aimable et peut-être le plus original de ses ouvrages, ont révélé dans ce penseur absolu, dans ce logicien inexorable, un père presque plus père que les plus tendres ; car tout ce que ceux-ci ont d’entrailles pour l’enfant qui vit sous leur toit, tout près de leur cœur, de Maistre l’avait pour une fille née le jour même où il quittait son pays, et dont il cherchait « à se représenter la figure », entrevue et devinée par le cœur dans les tristesses de l’exil, et embellie par l’orgueil paternel.

L’esprit chrétien peut seul expliquer comment tant de sévérité, — pour ne rien dire de plus, — dans les opinions, se concilie avec tant de tendresse dans les sentiments. Il y a deux sortes d’esprits absolus : les absolus du sens propre, et les absolus de la foi. Ceux-ci obéissent plus qu’ils ne commandent, ou ne commandent qu’au nom des choses auxquelles ils obéissent. On ne sait s’ils sont plus impérieux que soumis. De Maistre est de ce nombre. Il défend le foyer chrétien, comme on défend sa patrie contre l’envahissement de l’étranger, par tous les moyens de destruction que permettent les lois de la guerre. Dur aux idées plus qu’aux personnes, il ne croit pas plus licite d’être facile aux dépens de la vérité que libéral avec l’argent d’autrui. Il n’y a pas de risque que la raison moderne s’accommode jamais de ses exagérations ; mais telles de ses opinions qui ont fâché si fort ses contradicteurs, au temps des premières illusions de la liberté, suggéreront toujours des doutes utiles à qui saura de quels fonds de tendresse et de bonté elles sont sorties.

Sa haine pour la révolution française n’est pas ce qui donne le moins à penser. On ne s’étonne pas qu’il soit sans ménagements pour les chefs de parti qui s’en sont tour à tour disputé et arraché des mains le gouvernement, et qui ont payé de leur vie le droit d’être pendant quelques mois les seuls pourvoyeurs de l’échafaud politique. De Maistre n’est en reste avec personne, ni de paroles méprisantes quand il mesure leurs talents, ni d’indignation généreuse quand il flétrit leurs actes. Mais, après tout, il n’en dit pas plus, pour le fond, que n’en pense tout honnête homme. L’originalité de sa haine, c’est de n’être pas plus doux pour les victimes que pour les bourreaux. Il est peu de ceux qui meurent qu’il ne tienne pour les premiers coupables de leur mort. Leurs injustices ou leurs folies ont, selon lui, dressé l’échafaud qui les a dévorés.

Concentrer sur quelques misérables toute l’horreur qu’inspirent les crimes de la révolution, c’est risquer d’en rendre la leçon inutile. On est trop tenté de se croire innocent des révolutions, parce qu’on en hait vigoureusement les héros. En forçant tous les termes de la langue pour infliger aux hommes de 93 les qualifications qu’ils méritent, on ne nous rend pas leur mémoire plus odieuse ; mais on détourne notre pensée des fautes de la nation qui les a soufferts. Pourquoi doutons-nous que le Néron de Tacite n’ait pas été chargé ? C’est qu’on ne comprend pas qu’une nation ait pu tomber assez bas pour supporter un tel misérable, ni comment des gens comme Tacite ont pu vivre sous ses pareils. Un récit qui nous l’eût expliqué n’eût pas rendu Néron plus aimable ; mais il nous eût appris par quelle dépravation une société, devenue incapable d’une liberté réglée, se rend tout à la fois la complice et la proie d’un de ces despotismes monstrueux auxquels on ose à peine croire, même sur la foi d’un Tacite.

Il est par trop commode de rejeter tout le tort des catastrophes politiques soit sur le pouvoir qui tombe, soit sur celui qui le remplace. C’est une complaisance qu’on n’ose plus avoir pour soi-même quand on a lu de Maistre. Loin d’absoudre la France des excès de la révolution, il la force de s’en déclarer responsable ; et comme le confesseur qui presse le condamné, jusque sous le couteau, d’avouer et de se repentir, l’inexorable vengeur de la justice éternelle demande, jusque sur la charrette, une confession au malheureux qu’on mène à l’échafaud. Otez ce que l’expression a de trop violent, et ce singulier goût pour les expiations sanglantes, il n’y a plus là que de la sévérité chrétienne, et l’enseignement en est meilleur que de vaines invectives contre les bourreaux.

Croyons-en donc de Maistre : chaque homme a sa part dans les épreuves des sociétés et dans la destinée des gouvernements. Il n’est aucune iniquité individuelle qui ne les affecte grièvement, aucun mauvais exemple qui ne grossisse cette force destructive qui les ébranle ou les renverse. Quiconque a des reproches à se faire, le jour où éclate une révolution, doit s’en regarder comme coupable pour sa portion virile, et accepter le dommage qu’il en reçoit comme un châtiment qu’il a mérité.

Le propre des livres de de Maistre est de nous faire faire des examens de conscience. Il n’en est pas de même des livres de Lamennais. On ne s’interroge pas sur les affirmations violentes dont ils sont pleins ; on ne descend pas en soi-même pour en vérifier la justesse ; on n’en accepte pas la leçon. L’imagination seule s’intéresse au spectacle de tant de talent dépensé à se contredire avec scandale, et à s’ôter toute créance parmi les hommes. La chimère de l’infaillibilité du témoignage humain, comme principe unique de la vérité religieuse, a rejoint la chimère de l’infaillibilité du peuple, comme fondement unique des gouvernements. Rêveries que Lamennais eût désavouées tout le premier, si les événements lui avaient mis dans la main le pouvoir de réaliser la première par le rétablissement de l’inquisition, la seconde par le règne de la démagogie. Les idées de de Maistre sur la papauté ont, à l’heure même où j’écris, l’éclatante fortune de faire réfléchir bien des esprits et de remuer bien des consciences, et sa théorie des révolutions, considérées comme des expiations publiques, où ceux qui tuent n’innocentent pas ceux qui sont tués, est une leçon qui n’est pas près de perdre de son à-propos. Les écrits de Lamennais nous renvoient éblouis et contristés ; Joseph de Maistre, après une première et vive résistance, nous laisse pour toujours avertis et fortifiés.

Tous les deux sont violents : de Maistre, à la façon des violents de l’Évangile, dont il est dit qu’ils emportent le royaume de Dieu ; Lamennais, à la façon de ces esprits sans mesure qui, après avoir accablé tout le monde de leurs affirmations, n’en trouvent pas une, au moment suprême, qui leur dise où ils vont et qui les aide à mourir. Mais parce qu’ils ont été violents tous les deux, ils ne prendront pas place parmi les grands écrivains et les grands esprits, avec cette différence que de Maistre paraîtra toujours plus près d’être un grand esprit, et Lamennais un grand écrivain.

§ II. La poésie dans la première moitié du dix-neuvième siècle.

On donnerait trop d’avantages aux poètes de notre temps en les comparant à ceux du dix-huitième siècle, André Chénier et Voltaire exceptés. Il faut chercher les termes de comparaison jusque dans le dix-septième siècle. S’il n’y a pas eu progrès de la poésie française dans les genres où ce siècle a atteint la perfection, il y a eu développement du fonds poétique et enrichissement de la langue des vers, par l’invention ou par des reprises intelligentes du passé.

L’art d’écrire en vers s’est renouvelé ; la rime s’est enrichie, comme on le voulait au dix-septième siècle, par la richesse du sens ; la phrase poétique a repris son ancienne liberté ; le mot propre a été substitué à la périphrase, et le poète est allé le prendre hors de cette élite jalouse de mots auxquels un goût de cour, timide et circonspect comme l’étiquette, avait reconnu exclusivement la qualité de noble.

Mais ce renouvellement de l’art d’écrire en vers n’aurait que la valeur d’un travail ingénieux sur les mots, si la poésie elle-même ne s’était renouvelée.

Au dix-septième siècle, le poète prête son âme à des personnages imaginaires, et ne découvre de son fonds que ce qui lui est commun avec tous les hommes. La personne est si bien cachée derrière l’auteur, que si la vie de nos grands poètes n’avait eu des témoins, ou s’il n’était resté d’eux quelques lettres où ils se sont montrés sans le vouloir, à grand’peine pourrait-on, par la conjecture, s’en faire des images nettes d’après leurs ouvrages. Ces ouvrages eux-mêmes ont été composés selon des poétiques auxquelles les auteurs s’étaient comme ajustés, par la conformité de leur tour d’esprit avec le genre choisi par eux. Rester sévèrement renfermé dans les limites et les caractères du genre, c’était là le goût. Il semble qu’ils se soient plus étudiés à trouver les sentiments des autres qu’à exprimer les leurs. On reconnaît aussi, dans leurs œuvres, un dessein d’enseignement et la pensée d’une sorte de devoir public à remplir ; et ce n’est pas la moins éminente de leurs qualités que, travaillant pour l’éducation de l’esprit humain, aucun d’eux ne sente son docteur.

Au dix-neuvième siècle, les plus belles poésies ne sont plus des peintures de l’homme dans des cadres appelés genres. Il n’y a qu’un genre, sous divers titres particuliers ; c’est le genre lyrique. Le poète parle en son nom de tout ce qui l’a touché, peines, plaisirs, espérances, regrets, impressions des grands événements et des beautés de la nature, amour, enthousiasme, tentations du doute, rêveries, désenchantements, tout ce qui a passé par l’âme de René, René, le type de la poésie personnelle, l’aîné de cette noble famille qui le continue, non par imitation, mais parce que sa mélancolie est l’état des âmes d’élite au dix-neuvième siècle.

N’allons pas croire pourtant que tout, dans la poésie personnelle, soit l’expression vraie de la personne, ni que tout ce qui est écrit ait été senti. Plus d’une pièce nous donne, au lieu du poète lui-même, l’image flatteuse qu’il veut nous laisser de lui. C’est le piège de la poésie personnelle ; mais là où le portrait reproduit fidèlement l’original, l’art n’a pas de beautés plus pénétrantes.

Parmi les poètes qui s’y sont illustrés de notre temps, il en est trois qui, de l’aveu même de leurs émules, ont représenté avec le plus d’éclat la poésie personnelle.

Dans le premier132, elle s’épanche en des vers d’une harmonie que Racine même n’a pas connue. Cuvier comparait ces vers, apparus pour la première fois vers 1820, à un chant qu’entendrait tout à coup un promeneur solitaire et qui répondrait à ses secrets sentiments. L’image est aussi juste qu’aimable. Chant est le mot qui convient à ces choses à la fois si profondes et si légères133. Il y a en effet les paroles, expression des pensées, et un musicien invisible qui les accompagne avec un instrument sans nom, plus riche, plus doux et plus mélodieux que le plus parfait qui ait été fabriqué de main d’homme.

Nous y reconnaissons nos sentiments, comme en un rêve où nous n’avons qu’à demi conscience de nous-mêmes, et où nous goûtons la vie sans en sentir le poids. Dans cette poésie délicieuse, on reste sur le seuil de beaucoup de choses ; rien ne va jusqu’à la pensée poignante. Les plus tristes n’affectent l’âme que comme une douleur qui a perdu son aiguillon. La tristesse elle-même est caressante, et les larmes que répand le poète glissent sur la joue sans la brûler. Les mots sont à l’unisson des choses. En lisant ces vers, on ne s’avise plus d’accuser notre langue de dureté. Tous les angles s’émoussent ; les syllabes les plus rudes se polissent en se touchant, et, de ces mots si rebelles aux mains les plus habiles, se forme une langue musicale comme celles de l’antiquité. La lyre, la harpe éolienne, dont les cordes effleurées, par les souffles du ciel, rendaient des sons harmonieux, ne sont plus des symboles ; tout ce qui s’est dit au figuré de l’art du poète est vrai au propre du poète dont je parle.

Le second a rendu sa pensée visible par un talent non moins nouveau dans l’histoire de notre poésie. Si tout est chant dans le premier, dans celui-ci tout est forme et couleur. La pensée ne s’y joue pas autour du cœur ; elle veut y entrer de force, et il semble qu’elle y entre par les sens. Le monde moral et le monde physique se confondent ; les sentiments sont des sensations ; les idées ont des contours ; l’abstrait prend un corps, et l’invisible même veut qu’on le voie.

Comme Léonard de Vinci, qui regardait tout pour tout dessiner, jusqu’aux rides des vieilles murailles, où il trouvait des airs de tête, des figures étranges, des confusions de bataille, des habillements capricieux, le poète coloriste a tout regardé pour tout peindre. Par la puissance du même don, tout ce qu’il voit le regarde à son tour. Toute chose lui est comme un de ces portraits de maître qui, dans les musées, semblent suivre de l’œil les visiteurs, il n’y a pas dans la nature, telle qu’il la sent, d’objets inanimés ; tout a vie, et le sait ; il n’y a pas d’aspects, mais des visages. C’est la pensée de Pascal retournée : l’univers connaît l’homme, et s’il écrasait l’homme, il saurait qu’il l’écrase.

Cette poésie prodigieuse a fait peur presque autant qu’elle a été admirée. On craint que, devant ces innombrables yeux ouverts sur sa vie, l’homme, regardé de tous côtés et connu de la nature, ne finisse par moins estimer le privilège de la pensée qui cesse d’être un mystère entre Dieu et lui.

Il se mêlera toujours des scrupules à l’admiration pour le grand poète coloriste. Le goût français fera aussi des réserves sur ses défauts. Rayons et Ombres, ce titre d’un de ses recueils, sera sa devise, si on l’entend non seulement de ces alternatives de tristesse et de joie, de doute et de croyance, d’espoirs et de découragements, qui de l’âme du poète se communiquent à la nôtre, mais de ses beautés qui resplendissent comme des rayons, et de ses défauts qui pèsent sur l’esprit comme des ombres134.

Si j’ai une secrète préférence pour le dernier de ces trois poètes, et le plus jeune, que nous avons vu mourir, Alfred de Musset, tout ce livre en dit les motifs. Alfred de Musset, aussi original que ses deux aînés, est plus dans la tradition classique, qui est l’originalité même de la France. Il procède de La Fontaine, voire de Boileau, quoique en des jours d’insurrection capricieuse il ait regimbé contre sa discipline. Le fond de son talent est la raison. Son imagination lui obéit. Il sent tout ce qu’il dit, et, le sentiment épuisé, il ne le prolonge pas par le développement de rhétorique ; il passe à autre chose, comme La Fontaine. Il hait la thèse.

Sa langue, quoique bien à lui, se tient tout près de celle de ses grands devanciers. Les images, comme chez ceux-ci, y sont rares et justes ; le descriptif n’y a rien de l’inventaire ; il est de sentiment, comme tout le reste. Cette poésie ne fait pas d’efforts pour s’éloigner de la prose ; elle sait qu’il n’y a rien de plus charmant que la prose française, et que le mieux qu’elle puisse faire, c’est de ressembler à sa sœur en gardant sa physionomie. Elle est élevée sans prêcher, rêveuse sans se perdre dans le vague ; elle plaisante sans grimace ; elle raille sans déchirer.

Un mot en dira plus que tout ce détail : tout y vient du cœur, même l’esprit, qui chez tant d’autres vient de la tête ; à plus forte raison la passion, si éloquente et si simple, dans les vers d’Alfred de Musset. Nous n’avons pas de poète chez qui l’amour soit plus pur de galanterie comme d’exagération romanesque, soit plus l’amour, pour tout dire. Par ce trait il ressemble à André Chénier, qui l’annonce. Vrais frères, et noms de vrais poètes, aussi imposants qu’aimables, on se plaît à les associer dans les regrets qu’on donne à leur mort prématurée et à leur œuvre interrompue, en pleurant l’un et en plaignant l’autre.

Dans le recueil des chansons de Béranger, nos enfants ne liront pas celles que nous avons le plus chantées, parce que nous les chantions sous l’influence des mêmes préventions qui les lui avaient inspirées. En revanche, ils liront et goûteront plus d’une pièce que nous n’avons point chantée, où la poésie politique fait place à la poésie personnelle, où de belles strophes parlent à l’homme de tous les temps de la vie de tous les jours, à la France de sa gloire militaire et du grand homme qui lui en a le plus donné.

Une première idée fausse a gâté dans Alfred de Vigny un vrai naturel de poète. Cette idée, c’est que l’isolement est la condition du génie, et que la poésie doit se voiler aux regards vulgaires. De là, dans ses œuvres, distinguées plutôt que de premier ordre, la délicatesse tournant à la manière, la finesse à l’énigme ; de là un poète qui, pour se dérober aux yeux des profanes, s’enveloppe d’ombres, et finit par se perdre de vue lui-même. Mais de Vigny avait le don si rare des beaux vers, et telle est l’excellence de la beauté poétique, que là où elle brille il y a vie et durée. On ne connaîtrait ni toute la hauteur, ni certaines grâces exquises de l’art des vers au dix-neuvième siècle, si l’on n’avait pas lu Moïse, Éloa, et surtout la Colère de Samson, où, dans un cadre plus restreint, les beautés pressées laissent à peine voir quelques légères taches voulues ou non évitées.

Écho discret des enthousiasmes passagers de la jeunesse d’avant 1830, inventeur timide d’un art de transaction entre la grande tradition classique et la nouvelle école, Casimir Delavigne est plutôt un talent imposant qu’un vrai poète. Chez lui tout est combinaison, habileté, travail ingénieux ; il lui manque « la veine riche », sans laquelle, au dire d’Horace, qui s’y connaissait, le travail ne peut rien135. Je ne vois ses poésies ni dans les mains des jeunes gens, qui sont tout aux nouveautés retentissantes, ni dans les mains des pères, qui relisent les œuvres durables. Une seule chose est de source dans Casimir Delavigne, c’est l’esprit ; et cet esprit, joint à un rare talent de versification et au don de l’élégance, lui a fait faire le meilleur de ses ouvrages, celui qui lui appartient le plus en propre, l’École des Vieillards.

Sous le titre menaçant d’Iambes, d’admirables odes, sorties d’un cœur passionné pour l’honnête, éclataient en même temps que la Révolution de 1830, et en dominaient un moment le tumulte, comme le clairon domine tous les bruits de la bataille. On se détourna du spectacle des événements, pour entendre cette explosion de colère d’un pacifique. Les ïambes ont jeté sur les hommes et les choses de cette époque une lumière sombre, qui ne s’éteindra jamais.

Après quelque hésitation entre la peinture et la poésie, qui tout d’abord l’avaient attiré en même temps, Théophile Gautier choisit la poésie comme offrant plus de ressources à son talent, le plus plastique qui ait paru dans l’histoire de notre littérature. Sa plume dessine, peint, grave, cisèle. Le titre d’Émaux et Camées, que porte un de ses recueils, caractérise et loue tout à la fois l’ensemble de ses œuvres poétiques. Ce que le poète, dans ces prouesses d’art pur, laisse échapper de sentiments délicats et d’aperçus fins sur la vie morale, fait regretter qu’il n’ait pas eu plus souvent besoin de tourner du dehors au dedans un œil qui voit si bien, et qu’il ait semblé parfois se servir de l’art, comme les Orientaux de l’opium, pour se dérober aux souffrances de la pensée.

C’est, au contraire, de ces viriles souffrances que s’est inspiré, dans ses œuvres récentes, un poète de plus haut vol, disciple original de Lamartine, et successeur brillant d’Alfred de Vigny. Le sentiment de la nature, l’amour de l’humanité idéale, la méditation chrétienne, l’adoration de l’art, tel est le fond de ses premiers ouvrages. Les beaux vers y abondent, mêlés à des imitations d’école, qui faisaient penser à d’autres maîtres, et désirer que le poète s’en affranchît. D’accord avec son progrès intérieur, une critique amie lui conseillait de faire plus de place aux figures dans ses paysages, de mettre l’homme au premier plan et l’arbre au second, de dégager de ses mystiques aspirations sa pensée et ses sentiments. Il était prêt ; il a renouvelé son talent, et ses dernières poésies, vivantes et passionnées, et que remplit l’humain, ont achevé sa célébrité brillamment commencée par les œuvres de sa première manière.

Un talent naturel, un art ingénieux, un sujet neuf, et des beautés neuves, ont fait goûter, vers 1835, un recueil de poésies sur les hommes et les choses de la mer. Né sur les rives de la Méditerranée, l’auteur a vu et entendu à son tour ce que, jusqu’à la fin des temps, l’imagination des poètes verra dans les flots aux mille aspects de la mer, entendra dans les mille murmures de sa voix. Lui aussi a senti, comme Pierre Lebrun136,

Pour l’eau bleue et profonde un indicible amour.

Cet amour il l’a épanché en une suite de petites pièces où sont décrits tous les spectacles de la mer, où est exprimé tout ce qu’il y a de poésie ingénue dans les cœurs vaillants qui ont fait amitié avec elle.

Ce poète a un autre amour encore. Il aime les petits, non pour en faire les grands dans un état social imaginaire, mais pour les avoir vus de près, dévoués et contents, remplissant, à la place où Dieu les a mis, le beau rôle qui leur a été donné de soutiens, de défenseurs, de nourriciers des sociétés humaines. Le laboureur dans son sillon, le vendangeur dans sa vigne, le marin sur l’Océan, le soldat devant l’ennemi, paraissent tour à tour, en des cadres appropriés aux portraits, non avec des perfections romanesques, mais avec les mœurs simples et fortes que fait le travail, et que transmettent les pères aux enfants, dans les familles encore nombreuses, grâce à Dieu, qui sont comme le sel de la terre française.

Le poète aimable et souriant à qui nous devons les Poèmes de la mer et La flûte et le tambour, a donné un exemple dont on trouvera tout simple que je le loue. En un temps où l’on a si fort exalté les écrits de premier jet, et dénoncé le travail comme l’ennemi de l’inspiration, il s’est imposé, sur la foi d’Horace, « le travail et la lenteur de la lime », sur la foi de Boileau, le

Polissez-le sans cesse et le repolissez ;

il a cru avec Voltaire que « qui ne sait pas se corriger ne sait pas écrire », et il a retravaillé ses poésies avant de les donner à lire dans une dernière édition. Ce qu’il a gagné à cette sévérité envers lui-même, ce ne sont pas seulement quelques vers redressés par l’enclume, c’est l’inspiration vraie retrouvée sous ce qui n’en était que l’apparence ; c’est, en plus d’une pièce, au lieu des « trompeuses amorces » de la poésie, la poésie elle-même se révélant tout entière, sur le tard, à un cœur où s’est conservée la sensibilité première, à un esprit mûr qui a gardé la jeunesse.

§ III. L’histoire dans la première moitié du dix-neuvième siècle.

Si la politique est venue ajouter aux causes générales d’erreur sur les écrivains contemporains les illusions de l’esprit de parti, en revanche elle a apporté dans l’histoire, avec de nouvelles lumières sur le passé, de nouvelles beautés littéraires. Le progrès dont ce grand art est redevable à la politique, c’est la politique elle-même se faisant sa place dans l’histoire, et expliquant son œuvre dans la conduite des sociétés humaines.

Assistée de cette science nouvelle, l’histoire nous enseigne par quel travail se forme et se développe une société politique ; comment elle se maintient ; par quelles causes se détruit l’édifice, édifice si beau, même aux époques où l’architecture en est le plus défectueuse ; comment de ces destructions, qui ne sont que des transformations, sort un édifice nouveau ; dans quelles proportions le vieux s’y mêle au neuf ; quels sont, dans les crises violentes qu’on appelle les révolutions, les intérêts en lutte, les passions aux prises, les vérités en travail, les pertes où les conquêtes de la civilisation. Voilà les faits, de nature si diverse, que nous avons vus analysés et décrits avec une précision supérieure, parmi d’attachants récits, dans des ouvrages dont la civilisation moderne et la révolution d’Angleterre ont fourni les sujets.

Le caractère philosophique de ces livres, la morale tirée des événements, la profondeur et la gravité des maximes ; des vues supérieures et des leçons éloquentes sur la part de chacun dans la bonne et la mauvaise fortune des sociétés ; plus de penchant pour le principe d’autorité que pour le principe de liberté, dans une conviction égale de la nécessité des deux choses pour la bonne conduite et pour la gloire des sociétés humaines : toutes ces qualités indiquent que les nobles habitudes de l’enseignement public ont passé par là. On ne se sent pas seulement intéressé et éclairé : on est conduit137.

D’autres habitudes d’esprit, un autre génie développé par les luttes de la tribune et les improvisations de la presse, ont inspiré un genre d’histoire qu’on pourrait appeler l’histoire des affaires. La pratique du gouvernement de discussion en a fait naître le goût dans notre pays. Paix, guerres, expéditions, négociations, finances, administration intérieure, toutes ces choses par lesquelles la vie de chacun de nous est plus ou moins touchée, nous voulons en être instruits à fond. L’Histoire du Consulat et de l’Empire a contenté ce besoin de notre temps, avec un assentiment extraordinaire des bons juges et de la foule. Si quelques esprits restés fidèles à l’ancien type historique, et justement préoccupés de précision, de choix sévère entre le nécessaire et le superflu, de beauté soutenue du langage, ont pu croire par moments qu’ils lisaient moins une histoire qu’un vaste et éloquent rapport, ils sont d’accord avec les bons juges et la foule pour admirer cette facilité, cette lumière universelle qui, de l’esprit de l’écrivain, se répand sur tous les sujets qu’il traite, cette pénétration qu’aucune difficulté ne met en défaut, cette éloquence qui, même où elle surabonde, ne sent jamais l’amplification, cette veine de français des meilleurs temps de la langue, qui court à travers les négligences et les locutions vieillissantes de la langue politique138.

Raconter, peindre, c’est tout le génie d’Augustin Thierry. Il a l’imagination, par laquelle l’historien se fait le témoin de la vie des aïeux, la sensibilité par laquelle il prend sa part de leurs joies et de leurs peines, le style qui seul préserve les ouvrages d’histoire de la fortune passagère des romans.

Même dans les parties de son œuvre où la critique historique conteste si justement sa théorie sur les luttes des races, ce style soutient les pages contestées. Il vit par toutes les vérités particulières qui le nourrissent et l’animent, et surtout par la candeur, par l’accent de sincérité d’un écrivain qui, entre autres nobles exemples, a donné celui d’avouer ses erreurs et de les effacer.

Dans l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, un critique si éminent a signalé un genre d’injustice d’ailleurs si rare, qu’il y a du mérite à en encourir le reproche, la partialité pour les vaincus. Il a dit spirituellement de l’historien, trop Saxon contre les Normands, qu’il avait retourné le mot de Brennus, et remplacé le væ victis par le vœ victoribus 139.

Les Récits des temps mérovingiens, ouvrage si neuf et si dramatique, trahit, dans l’auteur, le penchant à croire que tout contemporain du passé est nécessairement un témoin fidèle, que tout ce qui est en vieux langage est naïf, que tout ce qui est authentique est vrai. Peut-être la critique aurait-elle noté encore, en ses derniers écrits, une mise en œuvre disproportionnée, par moments, à l’importance des faits, si elle avait pu oublier que, réduit par la cécité à chercher par les mains et à voir par les yeux d’autrui, Augustin Thierry s’attachait avec une sorte de passion inquiète à ces faits rendus trop précieux par leur rareté même, et qu’il les agrandissait ou les embellissait à force d’y penser uniquement, dans ce travail où l’histoire finit par se confondre avec une composition poétique.

Nous avons vu l’histoire sous d’autres formes également goûtées, tantôt comme une ingénieuse et facile reproduction des chroniques140, tantôt comme une discussion approfondie et sévère des témoignages, où le récit n’est qu’un exposé lumineux des preuves ; tantôt avec les grâces d’un poème et les infidélités d’un roman141. Nous l’avons vue aussi parmi les choses les plus voyantes et les plus bruyantes, moitié rêve, moitié chant lyrique, idéalisant les multitudes, et cherchant les grands hommes dans les propos de leurs valets, tombant des hauteurs du symbole dans l’anecdote, mais éloquente, vivante, dans une langue dont les emportements mêmes sont savants et qui est travaillée jusqu’au souci du rythme. On cherche quel nom donner à cette histoire, et si c’est de l’histoire ; on le cherchera encore après nous, et ce sera une sorte de gloire à laquelle contribueront les gens de goût, même en y résistant142.

Il a paru, en ces derniers temps, une œuvre historique qui a jeté un grand lustre sur notre littérature et sur notre pays. Elle est tout entière prise aux sources. Rien n’y est de seconde main ; rien non plus n’y est de trop. On peut dire de l’historien de Jules César ce que Cicéron a dit de César écrivain : il a ôté l’envie de refaire ce qu’il a fait. Ce livre, où toutes les sciences dont s’aide l’histoire pour élucider les questions, philologie, archéologie, topographie, tactique, ont apporté leurs preuves, est en même temps une œuvre d’art par les qualités du récit, par la peinture des hommes et des choses, par l’intérêt dramatique, par le style. Prévenu, comme je le suis, pour les modèles sévères, on trouvera tout simple que j’aie goûté surtout, pour l’autorité qu’en reçoivent mes doctrines, la simplicité nerveuse de ce style, une absence de recherche qui est moins d’un écrivain qui la dédaigne que d’un penseur qui l’ignore, une langue où les images ne sont que le dernier degré de la propriété et de la justesse.

Vu du côté de la politique, ce livre est plein d’utiles leçons pour les gouvernements qui veulent durer. Il leur apprend, par le détail approfondi et le tableau expressif des fautes qui minaient le gouvernement aristocratique à Rome, qu’il faut ne pas s’entêter ni s’opiniâtrer ; savoir ne garder du passé que ce qui en est vivant, et rompre avec ce qui en est caduc ; apercevoir de loin à l’horizon les intérêts nouveaux, et, le moment venu, leur faire leur juste part ; se convaincre enfin qu’au milieu des idées qui changent, des mœurs qui se renouvellent, des souffrances et des espérances qui travaillent les sociétés humaines, un gouvernement est tenu de ne pas vieillir.

Chose remarquable, cette histoire, qui semble une apologie du dictateur César, est peut-être le livre qui indique avec le plus de sincérité et de précision ce qu’il eût fallu faire pour échapper à sa dictature, pour renfermer sa grandeur menaçante dans le cercle légal de la constitution de son pays. S’il s’y trouve des paroles d’admiration passionnée pour les hommes, grands entre tous, auxquels la Providence confère la tutelle des sociétés que leurs fautes et celles de leurs gouvernements ont menées aux abîmes, toute la partie politique du livre n’est qu’un long enseignement des moyens de ne pas rendre cette tutelle nécessaire. Ni révolution, ni dictature, mais l’étude continuelle et la pratique résolue du vrai progrès, parmi les impatiences qu’excite et les séductions qu’exerce le faux progrès : tel est l’esprit de ce bel ouvrage, et c’est par là qu’il prend une des premières places à côté de ce qui s’est écrit de durable sur les choses romaines, pour l’enseignement du monde moderne.

§ IV. La critique littéraire. — La critique appliquée aux beaux-arts. — La critique philosophique.

Si je ne suis pas dupe d’un vain désir de distinguer, il y a eu de notre temps quatre sortes de critique littéraire. La première est comme une partie nouvelle et essentielle de l’histoire générale. Les révolutions de l’esprit, les changements du goût, les chefs-d’œuvre en sont les événements ; les écrivains en sont les héros. On y fait voir l’influence de la société sur les auteurs, des auteurs sur la société ; on y prouve que la science des lettres n’est pas la moins relevée des sciences morales143.

La seconde sorte de critique est à la première ce que les mémoires sont à l’histoire. Elle s’occupe plus de la chronique des lettres que de leur histoire, et elle fait plus de portraits que de tableaux. Pour elle tout auteur est un type, et aucun type n’est méprisable. Aussi ne donne-t-elle pas de rangs ; elle se plaît aux talents aussi divers que les visages. Elle est moins touchée des lois générales de l’esprit que de ses diversités individuelles. Pour le fond comme pour la méthode, cette critique est celle qui s’éloigne le plus de l’enseignement et qui a l’allure la plus libre. La pénétration qui ne craint pas d’être subtile, la sensibilité, la raison, pourvu qu’elle ne sente pas l’école, le caprice même à l’occasion, le fin du détail, l’image transportée de la poésie dans la prose, telles en sont les qualités éminentes. En lisant les Causeries de Sainte-Beuve on pense à Plutarque et à Bayle, et on les retrouve, avec le trait poétique qui leur manque.

La troisième sorte de critique choisit, parmi tous les objets d’étude qu’offrent les lettres, une question qu’elle traite à fond, en prenant grand soin de n’en avoir pas l’air. S’agit-il, par exemple, de l’usage des passions dans le drame, elle recueille dans les auteurs dramatiques les plus divers et les plus inégaux les traits vrais ou spécieux dont ils ont peint une passion ; elle compare les morceaux, non pour donner des rangs, mais pour faire profiter de ces rapprochements la vérité et le goût ; elle y ajoute ses propres pensées, et de ce travail de comparaison et de critique elle fait ressortir quelque vérité de l’ordre moral. C’est là son objet : tirer des lettres un enseignement pratique, songer moins à conduire l’esprit que le cœur, prendre plus de souci de la morale que de l’esthétique. C’est de la littérature comparée qui conclut par de la morale144.

J’éprouve quelque embarras à définir la quatrième sorte de critique. Celle-ci se rapproche plus d’un traité ; elle a la prétention de régler les plaisirs de l’esprit, de soustraire les ouvrages à la tyrannie du chacun son goût, d’être une science exacte, plus jalouse de conduire l’esprit que de lui plaire. Elle s’est fait un idéal de l’esprit humain dans les livres ; elle s’en est fait un du génie particulier de la France, un autre de sa langue ; elle met chaque auteur et chaque livre en regard de ce triple idéal. Elle note ce qui s’en rapproche : voilà le bon ; ce qui s’en éloigne : voilà le mauvais. Si son objet est élevé, si elle ne fait tort ni à l’esprit humain, qu’elle étudie dans son imposante unité, ni au génie de la France, qu’elle veut montrer toujours semblable à lui-même, ni à notre langue, qu’elle défend contre les caprices de la mode, il faut avouer qu’elle se prive des grâces que donnent aux trois premières sortes de critique la diversité, la liberté, l’histoire mêlée aux lettres, la beauté des tableaux, la vie des portraits, les rapprochements de la littérature comparée. J’ai peut-être des raisons personnelles pour ne pas mépriser ce genre ; j’en ai plus encore pour le trouver difficile et périlleux.

Il y a une autre sorte de critique qui ne se pique point d’être un genre, et qui en refuserait l’éloge. L’art de lire les bons livres serait son vrai nom. Elle parle plus volontiers de ses plaisirs que de ses dégoûts ; elle tient plus à nous faire aimer les beautés des livres, qu’à nous rendre trop délicats sur les défauts des écrivains. S’il n’avait pas suffi, pour l’inventer, de la justesse d’esprit et de la candeur d’âme dans un homme de bien, je dirais de l’écrivain qui s’y est fait de nos jours une aimable célébrité, qu’il en a pris le modèle à Fénelon et à Rollin.

La critique est la faculté générale et dominante du dix-neuvième siècle. Elle a attiré à elle et gardé pour elle des talents qui avaient donné des gages éclatants à la poésie, au théâtre, au roman. Elle est l’âme de tous les ouvrages ; elle est mêlée à tous les genres.

Appliquée à l’histoire des beaux-arts et au jugement des chefs-d’œuvre, elle a, dans des Études sur l’art à toutes les époques, esquissé l’histoire des grandes écoles et mis en lumière des vérités qui apprennent à bien voir et à bien juger. La plus étendue et la plus intéressante de ces Études a appelé sur l’œuvre du plus doux et du plus expressif de nos peintres, Eustache Lesueur, un retour de célébrité auquel est associé désormais le nom de son historien145.

Nous avons, vers la fin du premier tiers de ce siècle, admiré comme auditeurs, et nous admirons aujourd’hui comme lecteurs, une brillante application de la critique à l’histoire de la philosophie. C’étaient de belles fêtes pour l’esprit que ces leçons où l’exposition la plus lucide mettait sous nos yeux les quatre systèmes élémentaires nés des premières réflexions de l’homme sur lui-même, sensualisme, idéalisme, scepticisme, mysticisme ; où la dialectique la plus pénétrante démêlait le vrai d’avec le faux dans chaque système, et combattait les erreurs de l’un par les vérités de l’autre ; où l’éloquence, inspirée du seul intérêt de ces hautes matières, nous rendait quelque chose de l’ampleur de Descartes et de l’éclat de Malebranche ; où, charmés et persuadés, nous sentions notre nature morale s’élever et s’améliorer par les mêmes plaisirs d’esprit qui formaient notre goût.

Ces leçons, devenues des livres, ont gardé dans leurs parties les plus solides les qualités du style durable ; et, dans tout ce qui n’est que brillant, elles en ont encore le grand air. Peut-être eût-on désiré pour une si belle plume une fortune plus haute que l’histoire ou la critique des systèmes ; peut-être un nouvel effort supérieur d’invention et de démonstration, pour nous faire monter quelques échelons de plus vers l’inaccessible, eût-il plus servi la philosophie que les modestes affirmations de l’éclectisme. En tout cas, ce regret ne fait pas tort à l’homme illustre qui nous avait donné tant d’ambition pour lui146, et il ne nous rend pas indifférents à ce qui fut, il y a quarante ans, comme un souffle puissant de spiritualisme, qui purifia notre atmosphère intellectuelle des grossières vapeurs que le sensualisme du dix-huitième siècle y avait répandues.

Est-il vrai que plus d’un auditeur de la Sorbonne, sous le charme de tant de belles paroles sur Dieu, l’homme, le monde et leurs rapports, s’achemina vers Notre-Dame plus qu’à demi conquis aux vérités religieuses, qu’enseignaient, du haut de la chaire chrétienne, des prédicateurs plus loin des voies des grands sermonnaires que le philosophe ne l’était des voies de Descartes ? Ces auditeurs étaient-ils des gens touchés, allant du Dieu de l’éclectisme au Dieu de l’Evangile, ou des Athéniens courant d’une tribune à une autre tribune, du plaisir de la parole au plaisir de la parole ? En tout cas, la Sorbonne était digne de recruter pour Notre-Dame, et si on lui en donne la louange, c’est un honneur que ne refuserait pas la philosophie la plus jalouse de rester distincte de la religion.

§ V. Le théâtre et le roman au dix-neuvième siècle. — Dernière impression.

Parmi tous les ouvrages d’esprit, il n’en est pas où les contemporains soient plus sujets à se tromper que les pièces de théâtre ou les romans.

Je m’effraye des vicissitudes de fortune que subissent les pièces de théâtre. Le nombre des auteurs qui ont écrit pour la scène, au dix-huitième siècle, et dont la plupart s’y sont fait applaudir, est tout près de passer cent. Les pièces jouées et applaudies sont innombrables. Je compte sur mes doigts celles qui se jouent aujourd’hui ; encore y faut-il un acteur, né tout exprès, un retour du goût passager qui les a fait réussir, une pénurie momentanée de pièces nouvelles. Il est jusqu’à trois ou quatre comédies de Beaumarchais et de Marivaux qui se jouent et se lisent. Dans une histoire des ouvrages durables, je n’ai pas trouvé à nommer Sedaine. Nous sommes reconnaissants envers les écrivains qui ont éclairé et instruit nos pères, nous oublions ceux qui les ont amusés. Ce qui défraye les pièces de théâtre, c’est le travers du jour, c’est le tour d’esprit du jour, c’est le langage du jour. Une mode vient-elle à tourner les esprits d’un autre côté, tout ce bruit cesse, et voilà de la pâture pour les rares curieux des livres qui ne se lisent plus.

La tragédie est plus tôt négligée et plus vite oubliée que la comédie. On parle des auteurs de comédies comme d’agréables esprits qui ont fait passer de bons moments à leurs contemporains ; on parle des auteurs de tragédies comme d’esprits fourvoyés qui ont eu le travers de viser au génie. L’oubli pour une tragédie a presque l’air d’une punition.

Le genre si français de la comédie légère s’est personnifié dans un homme d’un charmant esprit, Scribe, qui, dans la fécondité du théâtre contemporain, a été à lui seul aussi fécond que tous. Je ne dirai de lui qu’une chose : c’est que je voudrais ne pas craindre pour Scribe la fortune de Sedaine.

Les pièces en prose sont plus fragiles que les pièces en vers, parce que la langue en est plus semblable à celle que la conversation use et renouvelle si rapidement dans notre pays. Les pièces en vers, pourvu qu’il n’y manque pas un poète, ont plus de chance de durée, parce qu’il y a là un travail supérieur qui élève l’écrivain au-dessus du temps présent, qui l’excite à chercher dans le rôle le caractère, dans le personnage le type, qui le préoccupe d’idéal, qui le met en commerce avec les maîtres de l’art et le fait penser à la gloire. Il est telle tragédie contemporaine, au tour et au vers cornéliens, telle comédie étincelante d’esprit, de caprice et de style, qui témoigne, avec éclat, de la fécondité de la tradition chez des poètes bien doués, qui ont lu les modèles pour s’éclairer sur leur propre fonds, et pour apprendre d’eux à faire bien sans faire comme eux.

C’est l’étude passionnée de ces modèles, mêlés et comme identifiés à sa nature, qui inspirait à Ponsard, dans des pièces inégales, les belles scènes où il tire des beautés nouvelles du même cœur humain que Corneille et Molière ont fait parler, et où sa langue, hardie avec goût, neuve sans néologismes, est plutôt un heureux accroissement qu’un écho de la leur.

Si je suis effrayé pour les œuvres du théâtre, combien ne le suis-je pas plus pour les romans ! Tout y vient du temps, et ce qu’une mode y fait lire avec délices, une autre mode en dégoûte. La fortune la plus semblable à celle des costumes, c’est la fortune des romans.

Cependant quelques noms destinés à durer dominent la foule brillante de nos romanciers.

Je craindrais moins les retours du goût pour les bons romans de Balzac si les mœurs en étaient moins anecdotiques et la langue plus naturelle. Dans sa trop vaste galerie, parmi une multitude d’ébauches excessives, mais vivantes, il y a deux portraits achevés, ceux du père Grandet et de sa fille, dans le roman durable d’Eugénie Grandet.

Observateur moins profond, Alexandre Dumas conte avec plus de vivacité, dialogue avec plus de verve et de naturel, écrit dans une meilleure langue. Ses premiers vers avaient annoncé un poète ; ses dernières pièces promettaient un maître de la scène ; il a mieux aimé conter, et le public charmé l’a appelé le plus grand amuseur de son temps. L’éloge n’est pas petit. Peut-être en eût-il mérité un plus enviable, s’il eût fait la différence entre produire beaucoup et travailler. Je cherche, dans la bibliothèque immense sortie de son puissant cerveau, le livre qui durera autant que son nom.

Entre ce producteur effréné et le romancier le plus ménager de son talent, Prosper Mérimée, le contraste est complet. Celui-ci s’est concentré dans quelques œuvres, et bien qu’ayant mis en appétit le public, il a su le rationner. On sait s’il s’en est bien trouvé.

Mérimée n’a pas la vraie sensibilité, mais il n’affecte pas la fausse. La passion lui fait défaut, mais il n’en prend pas le masque. L’imagination, chez lui, n’est pas riche, mais partout où elle doit avoir part à l’œuvre, il la trouve à son commandement. S’il n’a pas les qualités du grand écrivain, je cherche ce qui lui manque de l’excellent. En composant ses romans, il a eu si peur de s’abandonner, de paraître dupe de ses inventions, qu’on se retient en les lisant, et qu’on lui fait la politesse de n’y pas croire plus qu’il n’y croit lui-même. On ne pleure pas, quelque envie qu’on en ait, de peur d’être vu par lui. Le lecteur est à deux de jeu avec l’auteur. C’est ainsi que, pour impression dernière, la moitié de l’œuvre de Mérimée est un peu dans le ton négatif. Mais par cela même cette moitié offre peu de prise à la critique, et dans la seconde moitié, il y a Colomba !

Mérimée a donné à Colomba tout ce dont il avait fait épargne dans ses autres romans. L’émotion y est sincère. Le goût, sans timidité ni sécheresse, semble un tact heureux plutôt qu’un fruit de la réflexion. La finesse d’analyse, où excelle Mérimée, se rapproche plus de la peinture, et la langue, dans sa propriété irréprochable, a de l’abondance, du coloris et de l’accent. Bref, Colomba vit, c’est un type, et comme le dit Balzac, dans une boutade de vanité, de ses propres personnages, « c’est un nouvel être ajouté à l’état civil. »

La beauté poétique, par laquelle toutes les autres beautés de l’art ont leur lustre, donne un rang à part aux romans d’une femme célèbre, à qui, du consentement de tous, parmi les écrivains de ce temps, appartient la première place, Georges Sand.

Peintures de mœurs et de caractères, dialogues, récits, descriptions, tout dans ses livres est revêtu de cette beauté suprême. L’esprit se sent élevé par ces pures créations de l’art, alors même que le bon sens s’étonne de ce qui s’y mêle de critiques spécieuses contre des usages et des croyances que respectent tous les honnêtes gens. On veut croire que cette part d’utopie agressive n’appartient pas à l’auteur. Elle y paraît étrangère, comme le sont, dans sa langue naturelle et simple, certaines expressions tirées du vocabulaire romanesque du jour, que la mémoire inattentive de l’écrivain emprunte à de moins riches que lui.

Les gens de goût ont fait parmi ses œuvres un choix de quelques romans où la beauté morale se joint à la beauté poétique. Des aventures touchantes, les mœurs de la vie des champs, des paysages frais dans quelque coin de notre belle France, des villageois auxquels l’écrivain prête sa langue élégante, non comme Fontenelle a prêté la sienne à ses bergers, pour leur faire parler le beau langage de la ville, mais pour les aider à mieux rendre leurs sentiments ; le style des Confessions, avec plus d’aisance et de grâce ; le pinceau de Bernardin de Saint-Pierre retrouvé, ont rendu certaines pastorales aussi populaires que Paul et Virginie ; et de même que Paul et Virginie a plus fait pour la gloire de Bernardin de Saint-Pierre que ses Études et ses Harmonies, ainsi ces pastorales seront plus comptées à leur illustre auteur que les plus ingénieuses de ses utopies sociales.

Si je ne craignais d’être doublement dans l’illusion, comme contemporain et comme ami, j’oserais prédire à deux conteurs charmants et populaires, aussi heureux dans le roman qu’au théâtre, que leurs œuvres auront des lecteurs en France, tant qu’on y goûtera les délicatesses du sentiment et de la pensée exprimées dans la langue des bons écrivains.

Arrivé au terme de cette trop rapide revue, la gloire de mon temps m’attire vers d’autres côtés, et je me sens pris d’un dernier doute sur le mérite d’un plan qui me force d’omettre tout ce qui n’est pas de pure littérature. Ainsi il faut me taire sur ces écrits d’État, si ce mot m’est permis, bulletins de victoire, notes politiques, discours aux grands corps de l’État, par lesquels la France du dix-neuvième siècle a parlé au monde avec un si grand retentissement. Il faut me taire également sur tant de beaux exemples de l’éloquence politique, telle qu’elle s’est fait entendre du haut de la tribune, plus pratique et plus près des affaires que dans les assemblées de la révolution, moins étroitement nationale que chez nos voisins, élevée, libérale, philosophique, ne séparant jamais la cause de la France de la cause du genre humain.

Enfin, dans les éloges que j’ai donnés aux œuvres purement littéraires, en ai-je dit assez, non pour les auteurs, dont les plus modestes souffrent volontiers qu’on le soit moins qu’eux en parlant de leurs livres, mais pour la vérité ? N’ai-je pas résisté à mon admiration pour le présent, de peur des démentis de l’avenir ? Il faut bien que j’encoure le risque. Si j’ai pu croire, pour les œuvres antérieures au dix-neuvième siècle, que je parlais au nom de beaucoup de gens, pour toutes les œuvres contemporaines je n’ai parlé qu’en mon nom.

On ne m’accusera pas du moins d’avoir estimé médiocrement mon temps. Si l’on inventait pour le dix-septième siècle un titre supérieur à celui de grand, je dirais volontiers que les soixante premières années du dix-neuvième siècle sont plus de la moitié d’un grand siècle. Je pourrais même affirmer que le nom lui en restera, si l’esprit français resserre son union, un moment relâchée, avec les deux antiquités, ses deux immortelles nourrices. C’est la meilleure éducation, même pour l’originalité qui veut s’ouvrir d’autres voies. Là est la force du génie français, et la valeur de chaque esprit sera toujours proportionnée à la part qu’il aura reçue de la nourriture commune147.