(1890) Causeries littéraires (1872-1888)
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(1890) Causeries littéraires (1872-1888)

Avertissement

Pendant plus de quinze années (1872-1888), M. Gaucher a rendu compte des livres de la semaine et des pièces nouvelles aux lecteurs de la Revue politique et littéraire. Ses articles étaient vraiment des « causeries » qui séduisaient par la facilité du tour, par la verve primesautière, par une gaieté spirituelle et toujours en éveil. Mais la forme seule en était légère ; à un goût très sûr, M. Gaucher joignait des connaissances étendues et solides ; et il n’avait pas moins de bon sens que d’esprit. S’il avait sa doctrine, ou pour mieux dire, ses préférences en littérature, il n’a jamais cédé à aucun parti pris d’école. Sa critique était accueillante, indulgente. Il ne s’est montré sévère que pour les œuvres prétentieuses et pour celles où se trahissait le souci de la réclame ; il a constamment refusé de les prendre au sérieux et de les discuter : son ironie se jouait, de la façon la plus amusante, autour du charlatanisme. Obligé de s’occuper trop souvent d’œuvres sans valeur et sans portée, il déployait, à propos des sujets les plus ingrats, de merveilleuses ressources d’imagination : il avait à un rare degré le talent de la mise en scène. Pour les œuvres enfin qui avaient quelque importance, il a su toujours les mettre à leur plan, et dire le mot juste.

On avait souvent engagé M. Gaucher à réunir en volume quelques-unes de ses causeries. Il s’y était décidé dans les derniers temps de sa vie. En publiant le présent recueil, nous ne faisons donc que nous conformer aux intentions de l’auteur.

Ces causeries ont charmé un public de lettrés. Nous sommes persuadés que sous cette nouvelle forme elles ne seront pas moins vivement goûtées. On pensera avec nous que tout ne devait pas périr dans une œuvre qui contient tant de pages d’excellente critique écrites d’un style alerte et souriant.

Les Français du dix-septième siècle1

Il y a quelque quinze ans, arrivant dans une ville de province justement fière de ses deux Facultés, j’y rencontrai un excellent homme bien perplexe. C’était un professeur qui allait débuter à la Faculté des sciences. Ses collègues lui avaient répété qu’il devait, et au public et à lui-même, et à la science, d’inaugurer son cours par une profession de foi, un exposé de principes, par quelque vaste synthèse. Cette perspective l’effrayait. Il aurait donné beaucoup pour être à sa seconde leçon ; mais il ne pouvait échapper à la nécessité de la première. Confident de ses angoisses, je l’engageais à ne pas se préoccuper de conseils dangereux. « Vous êtes bon, me disait-il avec un mélancolique sourire, et votre bonté vous abuse ; mais c’est une nécessité, il faudra bien que je trouve quelque chose ! » Et il errait par la ville, cherchant sa vaste synthèse. Le grand jour venu, avant de monter en chaire, il me glissait à l’oreille le mot d’Archimède : Eὐρήκα. En effet, il débuta ainsi : « Chargé par Son Excellence le ministre de l’instruction publique du cours de mathématiques pures et appliquées, et étant donnés les deux points A et B, je mène de l’un à l’autre la ligne C D. »

On en rit un peu. Moi, je le félicitai. Il avait échappé ainsi à mille critiques. On n’eût pas manqué de l’accuser, soit de vues étroites, soit de théories ambitieuses, soit de modestie feinte, soit de présomptueuse confiance. Ce qu’il était, ses auditeurs le devaient voir bientôt ; à quoi bon un programme et une annonce ? Rien de plus sage que ce début, qui, outre le mérite incontestable de la brièveté, se conformait au conseil de Boileau, étant simple et n’ayant rien d’affecté.

Suivons donc un si bon exemple. Chargé par une confiance qui m’honore de remplir ici une place vide depuis quelques mois, mais occupée longtemps avec éclat, et étant donné le dernier ouvrage de M. Gidel sur les Français du dix-septième siècle, je déclare que c’est un bon livre, substantiel, instructif, intéressant et d’une lecture très agréable.

J’ajoute qu’il vient fort à propos. Notre cher et malheureux pays vient de passer par de terribles épreuves. Tant de désastres, de folies, de crimes, ont jeté l’inquiétude dans bien des cœurs, le trouble dans bien des consciences. Beaucoup ont senti comme vaciller des convictions qu’ils avaient crues inébranlables. Ils se sont demandé avec effroi s’ils n’avaient pas été victimes d’une illusion, quand, les yeux tournés vers l’avenir, ils affirmaient leur foi dans le progrès. Terrible secousse morale dont tous ne sont pas encore remis ! Cette inquiétude, ce trouble des âmes, ce malaise énervant, il faut pourtant en sortir. Oui, il le faut ; mais il est une classe d’hommes qui, dans de vertueuses intentions, je le veux croire, ne veulent pas qu’on en sorte. Ils ont peur que nous ne reprenions confiance. Partisans de l’ancien ordre de choses, ils nous effrayent de l’avenir et nous invitent à retourner les yeux vers un passé qu’ils parent de séduisantes mais trompeuses couleurs. Elle n’est pas devant nous, disent-ils, la terre promise ; il faut revenir sur nos pas : et ils font de cette Égypte, laissée depuis longtemps derrière nous, un séjour enchanteur, baigné d’une douce lumière, rafraîchi par une perpétuelle verdure, égayé par le chant des oiseaux et le murmure des eaux courantes. L’histoire leur donnerait un trop éclatant démenti s’ils plaçaient cette ère de félicité au milieu des ténèbres du moyen âge, si sombre et si sanglant, au milieu des luttes du xvie  siècle, si cruellement déchiré par les discordes civiles et les guerres religieuses : le xviie  siècle se prête mieux à une peinture de fantaisie. N’a-t-il pas en effet et l’éclat des lettres et l’éclat des armes, et la splendeur des monuments et la politesse des mœurs, et l’influence exercée sur l’Europe entière, et le prestige d’un roi à qui l’histoire a conservé le titre de grand ?

C’est à cette glorification du passé que répond le livre de M. Gidel. Mais, ai-je entendu demander, était-il si nécessaire d’y répondre ? Ces retours vers un temps meilleur, ces souvenirs attendrissants et ces regrets onctueux, inspirés moins par un enthousiasme sincère pour le passé que par la haine déterminée du présent, produiront-ils la moindre impression sur ceux qui ont lu et ont, grâce à leurs livres, vécu quelque peu dans ce passé même ? Non sans doute, et rien n’est plus vrai. Nous avons tous, hommes de lecture et d’étude, assez vécu dans ce xviie  siècle pour être tout consolés de vivre en réalité dans le xixe . Nous avons entendu les gémissements de la Bastille ; nous avons vu passer les dragons qui allaient porter dans les provinces le baptême du sang ; nous avons vu les prélats qui, se joignant à eux, partaient avec enthousiasme pour ces missions à main armée ; nous avons vu les enfants arrachés à leurs mères ; et quand le cri des mères est monté au ciel, comme dit Michelet, ce cri, nous l’avons entendu. Nous avons vu, en compagnie de Mme de Sévigné, les pauvres Bretons pendus aux arbres, et nous n’en avons pas plaisanté comme elle ; nous avons appris que les soldats mettaient des enfants à la broche et nous n’en avons pas pris notre parti comme elle, ne trouvant pas tout fort bon pourvu qu’on se pût promener sous les beaux ombrages de la forêt de Vitré. Nous nous sommes apitoyés sur le paysan de La Bruyère, plus navrant encore que celui d’Holbein.

Il faut abréger cette énumération sombre, car nous n’en finirions pas avec ces lugubres évocations d’un passé si souriant. Mais quand nous avons quitté ceux qui souffraient, pleuraient et maudissaient, pour les privilégiés et les heureux, que n’avons-nous pas vu encore ! Des officiers qui n’étaient pas soldats, des prélats qui n’étaient pas prêtres, des juges vendant la justice, des courtisans prêts à boire toutes les hontes, grossiers d’ailleurs et souvent cruels sous leur écorce de politesse ; une dévotion étroite, hypocrite et toute de surface ; la chapelle de Versailles trop étroite quand le roi y vient, vide quand il est malade. Et le roi lui-même, nous l’avons vu étaler à tous les yeux le scandale de ses amours adultères, sans épargner même les yeux de la reine ; nous avons vu dans le même carrosse la reine, Mme de Montespan, Mlle de Lavallière et le Roi-Soleil, non pluribus impar.

Oui, nous avons vu tout cela ; et cependant pour nous, qui déjà connaissons les plaies et les gangrènes de cette société brillante, le livre de M. Gidel est précieux. Il complète nos souvenirs et les ravive ; il présente en faisceau, il éclaire d’une lumière intense ce qui était épars ou à demi effacé. Son enquête n’a rien omis ; tous les témoins ont été cités, toutes les révélations entendues. Notre conviction était faite, sans doute ; mais le geste, le ton, l’accent de tous ces témoins, la bonhomie franche des uns, l’indignation vibrante des autres, tout, en un mot, a enfoncé plus profondément en nous cette conviction, devenue en même temps plus passionnée.

Précieux pour nous, combien ce livre l’est-il plus encore pour ceux qui, moins familiers avec le xviie  siècle, pouvaient être tentés de regretter un passé dont on leur présentait de séduisantes peintures ! Après avoir entendu, je ne dirai pas ce réquisitoire, car M. Gidel se contente de produire les témoins, mais tant de dépositions accablantes, l’illusion ne sera plus possible. Le présent lui deviendra plus acceptable ; les conquêtes de l’esprit moderne, dont on leur parle trop souvent d’un ton de légèreté affectée, leur sembleront moins à dédaigner. Ils auront vu, en effet, par des images sensibles et des traits saisissants, ce qu’était la vie avant ces conquêtes ; ils auront mesuré la profondeur de l’abîme où nous retomberions le jour où, par impossible, elles seraient perdues pour nous. On était ingrat envers elles, ou du moins on n’en sentait pas assez le prix par l’habitude d’en jouir ; mais voici que l’on comprend mieux ce que vaut l’égalité quand on vient de voir Molière sortir le visage en sang des mains de La Feuillade, et forcé de se taire. On comprend mieux ce que vaut la liberté de conscience quand on vient d’assister avec Saint-Simon aux derniers moments du duc de la Force, un très bon et très honnête homme, qui, « à force d’exils, de prisons, d’enlèvements de ses enfants et de tous les tourments dont on s’est pu aviser, s’est fait catholique, et que le roi a soin de faire assister pour qu’il meure tel ». Et de même pour la liberté politique, la liberté individuelle, enfin tous ces principes sacrés qui ne pourraient maintenant sombrer sans que chacun de nous fût atteint aux points les plus sensibles de son cœur et de sa vie.

C’est donc là un bon livre et qui vient à propos. J’ai insisté sur la grande idée qui en fait l’unité et la portée. Je ne puis relever les détails instructifs et piquants qui y abondent, notamment sur les médecins, sur les avocats, sur l’éducation des femmes. Sur ces points de moindre importance, le lecteur verra que, là encore, notre siècle n’a rien à regretter : il y fait meilleur avoir des maladies ou des procès, et même se marier.

Victor Hugo

Quatre-vingt-treize

La nouvelle épopée en prose de Victor Hugo, Quatre-vingt-treize, a enfin paru. Dieu sait si on l’attendait avec impatience ! Le monde entier tournait les yeux vers le magasin de Michel Lévy ; les traducteurs tendaient des mains suppliantes vers les épreuves humides encore. De même qu’à Venise une serrure n’était point achevée que le conseil des Dix avait déjà la clef dans sa poche, l’œuvre nouvelle n’était pas terminée que déjà elle était traduite en toutes les langues connues. Attendue avec une impatience fiévreuse, elle va être discutée avec une passion emportée. Avant même toute discussion sérieuse elle a été saluée, dès la première heure, par des cris d’enthousiasme ou des invectives furibondes. Bouchons-nous les oreilles pour n’être point troublés par ces clameurs discordantes. Prenons l’œuvre en elle-même et n’écoutons que nos impressions spontanées, dont rien n’aura troublé la franchise et la candeur.

Il faut, pour cela, faire un certain effort. L’équilibre du jugement est difficile à conserver quand, d’un côté, on est révolté par l’injustice de certaines colères aveugles qui se déchaînent de parti pris contre le poète ; quand, de l’autre, on est irrité par l’intolérance des fanatiques, des séides, des hugolâtres, qui n’admettent comme possible devant le maître, le dieu, que la génuflexion et la thuricrémation. Non, nous n’avons pas le droit d’apprécier, à les entendre ; ceci ne peut juger cela. Le ver de terre ne discute pas l’étoile. Le grain de sable ne chicane pas le mont Atlas. La flaque d’eau de l’ornière ne pose pas des points d’interrogation à l’Océan. Ne cherchons même pas à expliquer, à comprendre, à analyser. On ne raconte pas l’inénarrable, on ne mesure pas l’incommensurable, on ne sonde pas l’insondable. La parcelle ne s’enquiert pas des dimensions de l’infini. La veilleuse ne cherche pas le pourquoi du soleil. Le courant d’air qui fait les rhumes ne demande pas compte de ses procédés à l’aquilon qui fait les naufrages.

Laissons-les dire cependant, et allons notre chemin. Il nous est agréable de reconnaître que le poème nouveau est supérieur à ce que Victor Hugo nous avait donné en ce genre depuis un certain nombre d’années. Il semble qu’il lui ait été salutaire de revenir au milieu du vrai public, d’être parfois averti par un geste d’étonnement ou même un sourire. L’encens perpétuel dont l’enivraient ses adorateurs lui avait de temps en temps troublé la vue. Le nuage s’est quelque peu dissipé. Au milieu de nous, le demi-dieu s’est entendu répéter qu’il était homme, et il a cessé de s’adorer lui-même dans ses moindres conceptions. Heureuse défiance, dont l’œuvre nouvelle a profité.

Et d’abord elle est plus fortement composée. N’y cherchez pas sans doute une très étroite unité, sans digressions ni hors-d’œuvre ; ce serait trop demander : du moins il est facile d’en saisir l’idée générale et le développement. L’action est longtemps comme une rivière coulant dans un lit où serait à l’aise un vaste fleuve : nous nous écartons sur le sable sec pour cueillir quelque fleur ou admirer quelque nid d’oiseau bâti dans les hautes herbes ; nous courons après le papillon qui vole, nous nous attardons à l’insecte qui bourdonne ; ailleurs nous sommes arrêtés par quelque animal étrange qui clapote dans la vase ; mais jamais nous ne perdons de vue le cours d’eau que nous devons rejoindre. Puis, peu à peu, les rives se resserrent ; l’eau, plus profondément encaissée, court plus rapide ; enfin elle nous entraîne d’un mouvement irrésistible.

Comme l’Iliade n’est qu’un épisode de la guerre de Troie, Quatre-vingt-treize n’est qu’un épisode de la guerre de Vendée, guerre étrange où la cruauté égale l’héroïsme, où l’horreur tient du prodige, « guerre abominable et magnifique, dit Victor Hugo, qui a désolé et enorgueilli la France : la Vendée est une plaie qui est une gloire ». Des deux côtés, même mot d’ordre : pas de quartier, dit la république ; pas de grâce, dit la chouannerie. Où se porteront les sympathies du poète, est-il besoin de le dire ? Elles ne seront pas pour ce troupeau de paysans qui meurt pour ceux qui l’ont tant fait souffrir, vil troupeau qui stupidement « aime ses rois, ses seigneurs, ses prêtres et ses poux ». Et cependant cette obstination dans le dévouement, cette patience dans la lutte, cet héroïsme devant la mort, ne le laissent pas insensible. Il trouve pour ces brutes héroïques des accents émus, il ne peut se défendre de l’admiration. Pour ceux qui les ont poussés à cette lutte, toutes ses colères ; pour eux, l’anathème, l’exécration. Et encore sa haine faiblit-elle vers la fin de l’œuvre. Cet impitoyable chef, le prince de Lantenac, type odieux de cruauté froide, ce fanatique implacable qui exploite la crédulité des pauvres gens qu’il envoie à la mort, il semble regretter de l’avoir fait si odieux. Brusquement, trop brusquement selon moi, il lui donne des entrailles. Celui qui tout à l’heure faisait fusiller des femmes, celui qui était prêt à sacrifier des bataillons entiers de ses propres soldats pour sauver son existence qu’il croit indispensable au succès de la cause sainte, le voilà qui se livre lui-même aux ennemis, et pourquoi ? pour sauver trois enfants. Revirement inattendu, trop inattendu, encore une fois. Transfiguration, dit le poète. Cela est bientôt dit, mais ne justifie rien. S’il a, contre toutes les règles de l’art, — et qui pis est contre toute vraisemblance, — opéré cette métamorphose, ce n’est pas qu’il en eût besoin pour son dénouement, ne lui faisons pas l’injure de le supposer : c’est qu’il avait quelque remords d’avoir été lui-même si implacable.

À cette figure froidement sinistre du noble, il oppose la figure idéalement chevaleresque du chef républicain. Gauvain, c’est le courage intrépide, mais en même temps généreux, humain, clément. Il y a dans l’âme de ce héros comme une source mal comprimée de sensibilité et presque de tendresse. Défenseur de la liberté et de l’égalité républicaines, il représente aussi la fraternité. Et cependant il lui est ordonné d’être implacable. Pas de quartier, c’est le mot d’ordre. Cruelle consigne, qu’il élude dès qu’il le peut. Mais à ses côtés la Convention a placé un bras de fer qui exécutera, lui, la consigne. C’est Cimourdain, son ancien précepteur, un ex-prêtre. Et l’intention me semble évidente. Celui qui tue, c’est le noble ; celui qui tue, c’est le prêtre ; celui qui sauve, c’est le soldat. Sans doute Victor Hugo sait bien que la noblesse et le clergé ont fourni à cette période sanglante plus de victimes que de bourreaux. Il a voulu simplement tracer, j’imagine, l’effrayante image du fanatisme politique. Fanatique royaliste, ce Lantenac, entraîné par la vieille ardeur des préjugés qui ont passionné sa vie ; fanatique républicain, ce Cimourdain qui étreint la statue de la liberté phrygienne avec le même emportement sombre, la même exaltation farouche qu’autrefois l’autel de son village.

Ce sont les trois héros du poème. Autour d’eux des comparses. Quelques figures dessinées d’un trait vigoureux, mais qu’on a vues souvent ailleurs. Trois têtes d’enfants qui reposent les yeux et jettent quelque fraîcheur dans cette atmosphère de feu et de sang. Pourquoi les faire servir au dénouement ? Pourquoi faire graviter autour d’eux une action où ils ne devraient paraître qu’au cinquième plan ? C’est le secret du poète, et qui m’échappe. Je sais bien qu’ils amènent la transfiguration de Lantenac, mais cette transfiguration elle-même est un secret qui m’échappe également.

Ne cherchons pas le mot de l’énigme et marquons en quelques traits les grandes lignes de l’action. Elle est très claire et très simple. Le prologue nous montre le bataillon du Bonnet-rouge fouillant avec précaution un bois suspect, et trouvant, au lieu d’ennemis en embuscade, trois orphelins qu’il adopte. Les pauvres petits êtres seront enlevés quelques jours après à leurs rudes parrains et tomberont aux mains des Bretons. Nous les retrouverons au dénouement.

Nous voici maintenant sur la Claymore, corvette d’apparence légère, équipée et armée pour soutenir les plus rudes chocs. Sur le pont, pensif et taciturne, se promène un paysan aux mains blanches qu’on appelle général. La négligence d’un des chefs de batterie perd la corvette. Une caronade mal assujettie se détache. Dans son va-et-vient insensé sur le plancher mouvant, elle heurte et brise la plupart des pièces d’artillerie, elle ouvre des voies d’eau dans les parois, qu’elle effondre comme ferait une catapulte. La corvette pourra-t-elle maintenant débarquer les soldats qu’elle devait déposer sur un point de la côte ? Oui, si elle passait inaperçue. Mais une petite escadre de bâtiments républicains l’observe et va la cerner. Fuir, ainsi avariée, elle ne le peut ; lutter, elle ne le peut non plus avec les neuf pièces qui seules lui restent. Il faut donc que la Claymore meure et s’ensevelisse dans la mer comme le Vengeur. Un seul passager ne doit pas mourir, car sa vie est nécessaire à la cause : c’est le paysan aux mains blanches, le général. Il vient de décorer de la croix de Saint-Louis le canonnier qui a enfin arrêté la caronade en exposant sa vie ; puis il l’a fait fusiller pour sa négligence coupable. Un matelot de bonne volonté le fera parvenir sur un youyou jusqu’à la côte. Tous deux s’aventurent, en effet, sur l’esquif. Une fois en pleine mer, le matelot annonce au général qu’il va le tuer ; ce matelot est le frère du canonnier fusillé. Le général fait tomber le pistolet des mains du paysan breton en prononçant de grands mots, — de trop grands mots, — sur le devoir, Dieu, le roi, la guerre sainte. Le paysan demande grâce au lieu de frapper ; il va devenir le messager qui, au nom du général, au nom de Lantenac, ira souffler l’incendie dans toute la Bretagne.

À peine sur la côte, Lantenac apprend que sa tête est mise à prix. Sauvé tout à l’heure par le matelot, il est sauvé de nouveau par un mendiant ; quelques heures après, il rencontre un détachement de blancs, il a une armée. Et le voilà, — lui que tout le monde sauve, — qui fait massacrer tous les prisonniers, même les femmes ; il n’épargne que trois enfants dont la mère a été fusillée par ses ordres. Cette mère ressuscitera, il est vrai, mais sans grand profit pour personne.

Ce que j’ai dit plus haut des caractères me permet maintenant de passer rapidement sur un volume entier, le second, le moins intéressant d’ailleurs. Il est employé à poser, comme on dit au théâtre, les deux autres héros, Gauvain et Cimourdain. Le poète profite de ce que Cimourdain est délégué par la Convention avec mission de surveiller son ancien élève suspect de sensibilité, pour nous faire assister à un entretien entre Danton, Marat et Robespierre, cette jeune figure gigantesque, comme il l’appelle. Il profite de ce qu’il nous a transportés à Paris pour nous décrire les sombres quartiers du vieux Paris. C’est le volume aux digressions ; cependant nous ne perdons pas complètement de vue l’action principale. Quittons Paris avec Cimourdain et arrivons avec lui à Dol, juste à temps pour assister à la terrible bataille que se livrent dans les rues tortueuses de la vieille ville les deux autres héros du poème. Gauvain va périr au milieu de sa victoire, son maître lui sauve la vie. Lantenac, en s’enfuyant, fait transporter les trois enfants qui doivent servir au dénouement dans le vieux fort de la Tourgue, son dernier refuge.

Là encore il est bloqué : après une héroïque résistance il va périr, quand un paysan pénètre dans la tour par un accès ignoré de tous et le fait échapper par l’issue secrète. Ce paysan est le même matelot dont il avait fait fusiller le frère sur la Claymore. Il semble que la lutte doive se prolonger encore : cependant nous touchons au dénouement. Les enfants ont été oubliés dans la partie supérieure de la Tourgue ; l’incendie, allumé par un des Vendéens au moment de la fuite, les menace. Ils vont périr, car nulle force humaine ne peut ébranler la porte de fer qui leur ferme le passage et dont Lantenac seul a la clef. Ils vont périr, quand Lantenac, qui n’a eu pitié de personne, a pitié d’eux ; il arrive et ouvre la porte. Les sauver, c’est se livrer lui-même, il le sait ; et il les sauve cependant. Mais pourquoi, puisque sa vie est si précieuse ? Nous l’avons déjà dit : il est transfiguré. Il ne lui reste plus qu’à mourir, et il ne tremble pas. Il insulte même son vainqueur : « Ah ! je vous dis vos vérités ! qu’est-ce que cela me fait ? Je suis mort. » — « Vous êtes libre, répond Gauvain, et, lui jetant son manteau de commandant sur les épaules, il le pousse dehors et prend sa place. » Si la transfiguration de Lantenac était inattendue, la générosité de son vainqueur n’a rien qui surprenne, et ce dénouement n’en est pas moins saisissant pour avoir été préparé. Mais Gauvain doit expier sa clémence ; il a violé la consigne : pas de grâce, pas de quartier. Pour lui non plus ni grâce ni quartier : c’est Cimourdain, son maître et son ami, qui le fait mener à la guillotine : quand cette tête jeune et charmante tombe sous le couperet, on entend un coup de pistolet. Cimourdain s’est traversé le cœur d’une balle, un flot de sang sort de sa bouche, il tombe mort. « Et ces deux âmes, sœurs tragiques, s’envolent ensemble, l’ombre de l’une mêlée à la lumière de l’autre. »

« Prions Dieu qu’il les ait en sa sainte garde ! » eussent ajouté les vieux trouvères du moyen âge. Victor Hugo se borne à l’enterrement civil.

Cette analyse décharnée donne naturellement une idée insuffisante du poème. Il faut donc ajouter que le génie de l’auteur anime d’une vie intense les principaux personnages, que la plupart des scènes sont peintes avec un relief et une puissance de coloris tels qu’on y croit assister, enfin et surtout qu’il circule dans l’œuvre un courant d’émotion vraie qui nous gagne. On peut opposer çà et là de la résistance, on peut même à de certains endroits ; mais je de lire la plus grande partie du premier volume le troisième presque entier sans être remué et attendri.

Si Victor Hugo pouvait assister à une lecture publique de son poème, il constaterait que l’émotion des auditeurs est profonde et vive là partout où il s’est oublié lui-même. Trop souvent encore il s’admire et s’écoute parler, trop encore il semble dire : Voyez cette antithèse ! Que dites-vous de ce mot ? Trop souvent il semble oublier l’action principale pour se complaire et s’attarder à quelque incident peu utile au poème, mais qui prête au beau style.

Admirable matière à mettre en vers latins,

disait Musset d’un ton leste, et il passait outre. Quand Victor Hugo trouve une de ces matières-là, il l’exploite à outrance. Lisez, par exemple, l’épisode de la caronade ; écoutez le discours de Lantenac au matelot qui veut le tuer. Ce n’est pas un témoin effrayé qui peint en quelques traits, et d’une voix frissonnante, la scène terrible ; ce n’est pas un homme ayant sa vie à sauver qui lutte : c’est un artiste ami de l’effet, des contrastes, de la couleur, de l’imprévu, des oppositions d’idées et des cliquetis de mots. C’est Victor Hugo, en un mot. Toujours lui, lui toujours ! Combien ce lui ou ce moi trop envahissant ferait sagement de s’effacer ! Autant je tiens à le voir et à l’entendre dans la poésie lyrique, autant je voudrais qu’il fût discret dans l’épopée. Mais, dira-t-on, pourquoi, critique prosaïque que vous êtes, interdire au poète de noter et de traduire toutes ses sensations ? C’est que quand ses sensations sont si nombreuses je me prends à douter de son émotion ; et si je ne le crois pas ému, j’aurai peine à l’être moi-même. Non, il n’a pas le droit de tout noter et de tout décrire quand il est en plein drame, ou alors c’est que le drame est une fiction à laquelle il ne croit pas tout le premier. Parlez à Victor Hugo de Théramène et de son récit, vous verrez ce qu’il en pense. Eh bien ! à son insu, il fait à chaque instant le récit de Théramène. Il décrit la croupe tortueuse du monstre qui avale son élève, au lieu de pleurer sur son élève avalé. Le voici, par exemple, avec le bataillon des bleus qui s’avancent prudemment dans un bois épais, peut-être plein d’embuscades. Les soldats sondent le terrain de la crosse de leurs fusils et de leurs yeux inquiets percent l’épaisseur des fourrés. Et le poète qui les accompagne, que fait-il ? Il herborise. Il prend note des fleurs diverses : glaïeuls, narcisse des prés, genotte qui annonce le printemps, safran et le reste. Il inventorie les différentes formes de la mousse, depuis celle qui ressemble à la chenille jusqu’à celle qui ressemble à l’étoile.

Ce moi est trop curieux de ce qui n’intéresse pas ses personnages. Il est aussi trop érudit, et même quelque peu pédant. Ce qu’il a amassé de documents doit passer en entier ; il ne fait grâce de rien. Il en remontre à un canonnier sur les canons, à un matelot sur les agrès du navire. Voulez-vous un exemple sensible de cet abus d’une érudition toute fraîche ? Écoutez Lantenac traçant au marin qui l’a sauvé et qui se fait son messager le programme qu’il doit accomplir. Écrire serait dangereux ; d’ailleurs le Breton ne sait pas lire. Il faudrait donc quelques mots précis faciles à retenir. Oui ; mais le poète a tout un itinéraire en Bretagne à placer, toute une description topographique et morale du pays, depuis Saint-Malo jusqu’à Lorient, qu’il veut utiliser ; il place l’itinéraire, il utilise la description. Singulier discours, presque aussi étrange que celui que le même Lantenac tenait tout à l’heure dans la barque au milieu des récifs, s’étonnant lui-même de ce qu’il disait et ajoutant : « Tu ne me comprends pas, n’est-ce pas ? peu importe. »

Ce moi est trop préoccupé de l’effet : voilà pourquoi il cherche les étrangetés de langage, l’inattendu de l’expression, le contraste violent et brutal. J’ai dit qu’il s’était quelque peu assagi et le maintiens ; cependant combien encore de hardiesses bizarres on pourrait noter ! Par exemple : les coups de coude de l’éclair ; se colleter avec la foudre. Il se plaît à heurter le mot trivial contre le mot noble. Ainsi le malheur des honnêtes gens deviendra un « abus de confiance de Dieu ». Mais ces taches, combien sont-elles rachetées par des beautés de premier ordre !

Quand on songe qu’il eût été facile de faire de ces trois volumes un petit chef-d’œuvre, on regrette que Victor Hugo ne connaisse pas les sages scrupules et les défiances salutaires. Oui, il se surveille plus qu’il ne faisait il y a quelques années ; mais ce n’est pas assez. Il faudrait avoir faire des sacrifices. Les fidèles racontent qu’il dicte d’une voix lente et solennelle ; ce qui est une fois dicté demeure définitif. Couché sur le papier, c’est coulé dans le bronze. Il faudrait revenir, au contraire, élaguer ce qui dépasse les justes proportions, adoucir ce qui est violent ou cru, atténuer certaines couleurs criardes ; il faudrait ne pas avoir un tel respect du premier jet ou, si l’on veut, de l’inspiration première ; il faudrait, en un mot, que le poète fût doublé d’un critique ; mais peut-être, s’il était critique, ne serait-il pas poète.

Théâtre en liberté

« Encore quelques jours et vous ne me verrez plus ; encore quelques jours et vous me verrez ! » Ces paroles du Christ à la veille d’être cloué à un infâme gibet, Victor Hugo aurait pu les prononcer à la veille de sa solennelle et triomphante apothéose. Et, en effet, il savait que bientôt nous entendrions retentir le son de sa bouche d’airain. Il avait pris toutes les dispositions nécessaires pour que son sépulcre ne fût pas hermétiquement scellé : il en sortira bien souvent encore à intervalles réguliers, et il reparaîtra parmi nous quelques instants. C’est M. Quantin qui demeure dépositaire de la clef du tombeau. Cette clef vient de faire son office pour permettre au grand poète de nous apporter son Théâtre en liberté. Pas plus tard que le mois prochain nous le verrons encore, et, cette fois, il fera résonner Toute la lyre.

Cette poésie d’outre-tombe ajoutera-t-elle beaucoup à la renommée du Maître ? Accroîtra-t-elle l’héritage de gloire qu’il a laissé à ses petits-fils, héritage immense, incomparable ? Non, peut-être pas cet héritage-là ; mais enfin c’est un devoir sacré de recueillir jusqu’au dernier souffle poétique exhalé de ses lèvres. Il eût vécu vingt ans encore, qu’il eût publié lui-même ce que l’on publie aujourd’hui, lui qui voulait que rien ne fût perdu, rien, pas même cet Âne malencontreux auquel les dévots, les fanatiques, les thuriféraires furent bien embarrassés de dresser un arc de triomphe. Ils en élevèrent un cependant, parce que c’était le programme. De cet arc triomphal il est bien resté quelques feuillages flétris et quelques fleurs fanées : je ne vois que ces débris à ramasser pour en joncher la scène sur laquelle vont s’agiter les acteurs bizarres, étranges, improbables, qui composent la troupe du Théâtre en liberté. Et ils ne s’en formaliseront pas, croyez-moi, car ils sont moins susceptibles que ces messieurs de la Comédie française. Pourquoi ? par la bonne raison que ce sont d’inoffensifs petits comédiens en bois et en carton, des fantoches, des pupazzi. Ils ont l’air de marcher ; mais ce sont les doigts de l’imprésario qui agitent leurs jambes ; ils ont l’air de parler, mais c’est l’imprésario qui parle pour eux. Non, bons petits Guignols, Guignolets et Bambochinets, vous ne demandez pas sous vos pieds de bois peint les mêmes feuillages et les mêmes fleurs que nous jetons à pleines mains sous les pas d’Hernani, de Ruy Blas et de Triboulet lui-même. Tu t’en rends bien compte, n’est-ce pas, Guignolet ? C’est déjà bien de l’honneur pour ta chétive personne que le Maître se mette de compte à demi avec toi dans cette comédie du trompe-l’œil dont il espère que nous serons dupes ; bien de l’honneur que le père d’Hernani soit ton compère.

Eh bien, non, nous ne sommes pas dupes. Et comment cela se pourrait-il faire ? Réfléchissez un peu. Dans le vrai théâtre, le vrai drame, avec de vrais acteurs, le poète, à chaque instant, impatient des limites étroites du décor, crevait la toile de fond et faisait irruption sur la scène : Me voilà ! me voilà ! À chaque instant il saisissait le personnage au collet et le renvoyait à la cantonade : Passe-moi ton pourpoint et va-t-en un moment, petit, que je chante à ta place ! Et il chantait un grand air, deux grands airs, en dehors, ou tout au moins à côté de l’action du drame ; puis comme soulagé : Allons, petit, reviens ; à ton tour maintenant ! — Et ce même géant qui d’un bond crevait la toile, d’un geste fonçait le décor, renversait les portants, pénétrait violemment dans le pourpoint de personnage, sauf à le lui rendre fendu et en lambeaux, ce géant vous laisserait seuls maîtres de la scène, pauvres petits fantoches que vous êtes, et il consentirait à ce qu’on n’entendît que vous ? Pourquoi ? Afin de produire l’illusion ? Oui, il a voulu d’abord produire l’illusion ; mais bientôt il n’a pu se contenir et il a laissé éclater sa voix puissante. Voilà comment le tonnerre du maître sortant de votre petit corps est d’un effet singulier, d’un surprenant qui touche au comique. Le contraste était déjà même quand le Maître se substituait à un Charles-Quint ; voyez à quel point il doit être violent quand il se substitue à des petits hommes en bois ! Considérez encore que s’il prenait souvent cette licence sur une vraie scène, là où la tyrannie des conventions lui était un frein après tout, il a dû la prendre avec intempérance sur une scène de fantaisie où tout était soumis à son caprice, sans souci du vrai ni même du vraisemblable. Où se serait-il cru en liberté, si ce n’est sur ce qu’il appelle lui-même le Théâtre en liberté.

Il s’en est donné à cœur joie. Après tout, il lui était bien loisible, dira-t-on. Étrange pédantisme de le chicaner là-dessus et de prétendre appliquer les règles ordinaires à ce qui en est dehors et au-delà de toutes les règles ! Les voilà bien, ces critiques, avec leur poétique étroite et leurs formules tyranniques ! Admettez donc que le poète sorte des conventions reçues et s’affranchisse des lois rigides du théâtre quand il s’élance par-delà les limites de la vie réelle pour voyager à sa guise dans un monde imaginaire ! — Voilà qui est bien dit ; mais je proteste que je n’ai la prétention d’appliquer aucune règle ni de couper les ailes à la fantaisie du poète. Je constate tout naïvement l’effet produit : disproportions choquantes, contrastes irritants, disparates, dissonances, effets comiques en aucune façon prémédités, fracas de tonnerre sortant de petits corps lilliputiens, efforts de géant pour briser un fétu de paille, grêle sur le persil, coups d’épée à la Roland dans une mare. Si ces contrastes étaient voulus, ils seraient réjouissants peut-être ; involontaires, ils provoquent une sorte d’étonnement lugubre. Cette fantaisie n’a pas d’ailes ; elle marche à pas lourds sur le sol qu’elle ébranle de son cothurne de plomb massif. Pourquoi Eschyle a-t-il voulu faire l’Aristophane ? Ce qui dans la tragédie est grand, dans la fantaisie devient énorme.

Et nous sommes tellement déconcertés que nous nous demandons sincèrement : Le poète a-t-il voulu faire rire ? A-t-il voulu, au contraire, nous émouvoir, éveiller en nous les réflexions sérieuses et les graves pensées ? Pourquoi ces déclamations tragiques, pourquoi ces tirades sur la destinée de l’homme, ces dissertations sur la politique, ces chants d’indépendance, de liberté, ces protestations en faveur des droits de l’homme et de la dignité de la conscience humaine, dans ce petit cadre et dans un milieu bizarre où s’agitent des êtres invraisemblables, tout de fantaisie ? Pourquoi la tragédie intervenant toujours dans ce décor de vaudeville et même d’opérette ? Car, il n’y a pas à dire, et l’action et les personnages appartiennent au répertoire bouffe. Les margraves, les grands-ducs et les rois qui y apparaissent auraient inspiré Offenbach ou Hervé. On s’étonne qu’ils ne s’appellent pas, comme au petit théâtre du passage Choiseul, la margrave de Tulipatan, le grand-duc Cocorico, le roi Kaperdulaboula. Ils ouvrent la bouche : sans doute il va en sortir une ariette folle, une chanson burlesque : point, un air de grand opéra où se mêlent quelques notes comiques qui détonnent.

Donc, tragédie, vaudeville et opérette tout à la fois, voilà ce qu’est chacune de ces fantaisies. Au fond, je crois que le Maître a médité, en amalgamant ainsi le burlesque et le sérieux, moins de provoquer le rire que de faire naître en nous les graves réflexions. Il me semble qu’il a voulu, là comme toujours, être un initiateur, un précurseur, un apôtre, l’apôtre de la liberté, de la dignité humaine, des vérités morales, des grandes réformes politiques et sociales. Il a mis un masque grotesque à la figure de tous ceux qui représentent la vieille tradition, les préjugés gothiques, le passé en un mot, et le masque solennel et tragique à ceux qui symbolisent le progrès, la révolution, l’émancipation, l’avenir. Ces derniers ont tous quelque trait de ressemblance avec lui-même et il semble les avoir faits plus ou moins à son image. Remarquez que tous sont, comme il l’était au jour où il imaginait ces petites scènes, des exilés, des proscrits, des victimes du pouvoir. Ils vivent loin du monde, dans quelque retraite cachée sous les arbres. On les traite comme des parias ; ils passent pour des esprits chagrins ou aigris, ou tout au moins des rêveurs qui, perdus dans leurs visions chimériques, ne peuvent s’astreindre aux lois existantes, aux nécessités que la multitude subit sans murmurer. Ils maudissent ce que la foule adore ; ils ne se courbent pas devant le pouvoir ; ce sont des révoltés. On évite de venir à leur retraite parce qu’ils sont compromettants et aussi parce que leur voix importune. Pourquoi nous crient-ils ainsi : Malheur à vous qui vous prosternez devant le veau d’or ? Pourquoi nous regardent-ils d’un air de pitié, nous qui sommes satisfaits, étant bien repus ? Pourquoi pleurent-ils quand nous rions ? Et alors que fait l’exilé, le solitaire, pour se consoler ou, mieux encore, pour ouvrir les yeux de ces aveugles volontaires qui prodiguent l’encens à leurs despotes, à tous ceux qui les tiennent asservis ? À ces victimes d’une double oppression, tyrannie politique, tyrannie religieuse, il présente dans un même cadre deux images : celle des tyrans, qu’il peint burlesques, grotesques, ridicules, hideux, et celle de l’apôtre proscrit, du Jérémie révolté, noble, imposante et belle. Et qui sait ? Peut-être cherche-t-il aussi à se rassurer lui-même. Il a pu lui arriver, en quelque instant de lassitude, de douter, de s’inquiéter au moins. Seul contre presque tous, traité de rêveur, de visionnaire, aurait-il pris pour la vérité suprême et pour un rayon d’en haut quelque lueur trompeuse, quelque mirage décevant ? Il se regarde attentivement alors, lui le solitaire, puis ceux qui entraînent la foule derrière leur char ; il fixe la double image sur la toile et, en voyant les deux portraits, il reprend confiance. — Oui, c’est bien moi dont le front rayonne d’une lueur divine !

Telle est, ce me semble, je le dis sans trop l’affirmer, l’intention générale de toutes ces scènes comico-tragiques et ce qui en fait l’unité. Il importait d’en dégager le sens philosophique pour qu’on ne vît pas là un simple jeu d’esprit et de la fantaisie sans objet et sans portée. Si cette explication est la vraie, on comprend du même coup comment toute une série de portraits est poussée à la charge et jusqu’aux dernières limites du grotesque. Voilà le pourquoi du grand-duc Cocorico et du roi Kaperdulaboula. Tout en me rendant compte de ces étranges disparates, je m’étonne que le grand poète n’ait pas reculé, en dépit du plaisir de la rancune satisfaite, devant l’énormité de certaines caricatures. Quoi ! ces difformités, ces gibbosités, ces obésités, ces monstruosités, ces tumeurs, ces verrues, ces pustules, tout cela n’a pas révolté ses délicatesses d’artiste ? Il ne s’est pas même demandé si de telles intempérances de crayon et de pinceau ne devaient pas nuire à sa thèse. N’était-il pas plus habile d’enlaidir légèrement ses adversaires ? En les défigurant, on s’expose à ce que les curieux qui visiteront la galerie se récrient : Mais non, ce ne sont pas eux ! Il fallait en faire des Chinois, pas des magots.

Mais il en a fait des magots, et quels magots ! Allez les voir et je suis assuré d’avance que vous serez de ceux qui protestent : Ah ! bien non, par exemple ! Regardez celui-ci dans le tableau qui porte cette inscription sur le cartouche : Mangeront-ils ? C’est un roi face à face avec un coupeur de bourses. Écoutez-les parler :

LE ROI.

Je suis un potentat.

LE BRIGAND.

Moi je suis un voleur.

LE ROI.

On peut s’entendre.

Ailleurs, le même potentat cherchant à séduire le même coupeur de bourses qu’il veut emmener à sa cour :

Je te fais prince. Viens.
 Non. Faites-vous voleur.
— Crûment ? Non. Je suis roi. Ça suffit.

« On se dit ces choses-là à soi-même », réclamerait Bridoison. Les rois se disent peut-être ces choses-là à eux-mêmes, mais ils ne les disent pas d’eux-mêmes à autrui et en présence de témoins. Je pourrais détacher cent traits du même genre, tout aussi invraisemblables et contre nature. Le vrai, c’est qu’aucun de ces fantoches ne dit ce qu’il devrait dire ; c’est le poète qui parle par leur bouche. Il parle longuement. À chaque instant, une dissertation, soit paradoxe, soit lieu commun, en un langage tantôt trivial, tantôt enflé. Un simple pâtre de la montagne se transforme en orateur-poète en même temps philosophé, et, une fois l’écluse ouverte aux métaphores, c’est un déluge. La même idée se représentera sous vingt formes différentes avec des cliquetis d’antithèses, des scintillements d’images et de couleurs dont les yeux seront pour longtemps éblouis, les oreilles assourdies. Jamais le style de Victor Hugo n’a été assez sobre pour le théâtre ; ici, sur ce théâtre en liberté, il ne cherche même plus à se modérer : c’est de l’intempérance. On le sent d’autant plus vivement cependant, que la scène étroite où s’agitent ces étranges petits personnages, que le ton général de l’œuvre, qui confine à l’opérette, sembleraient exiger un dialogue d’allure vive et pressée.

C’est donc une condition défavorable pour la virtuosité de l’incomparable artiste de s’être ainsi condamné volontairement à chanter sur une petite scène qui ne comporte pas les grands airs ni les puissants éclats de voix. Mais il était dit que tout devait tourner contre cette entreprise malheureuse.

Tout ? Ai-je signalé tout ? Il y aurait encore beaucoup à dire ; mais il faudrait entrer dans l’analyse de chacune de ces petites fantaisies, et ce serait à n’en pas finir. D’ailleurs, j’ai déjà quelque honte d’avoir réclamé sur tant de points, au risque de sembler irrévérencieux. C’est, au contraire, parce que j’ai une admiration profonde pour ce puissant et extraordinaire génie — une admiration que rien ne saurait entamer, — que j’ai apprécié en toute liberté un enfant de sa vieillesse qui n’ajoutera rien à sa gloire, mais qui ne peut rien contre elle.

Désiré Nisard.
Souvenirs et notes biographiques

Ce n’est pas une entreprise commode de parler des mémoires posthumes de Désiré Nisard.

Il leur a donné le nom modeste de Souvenirs et notes biographiques, pour bien marquer, dès la première page, qu’il n’avait pas été un grand premier rôle sur le théâtre politique, mais un figurant peu soucieux de se faire applaudir, un confident tout au plus. Il donnait à peine quelques courtes répliques dans les scènes intimes ; puis, quand le drame s’élargissait, quand les situations se tendaient, il rentrait dans la coulisse. Dans cette pénombre, puis dans ce lointain, il n’a pu ni voir bien distinctement, ni surtout manier les hommes et les choses de façon à porter un témoignage qui eût une autorité suffisante. Peu curieux, d’ailleurs, de pénétrer les secrets et les mystères de l’État, désireux même de ne pas y voir trop à fond, ce qui eût pu refroidir ses sympathies naturelles pour l’autorité, il n’a eu à nous livrer ni explications ni révélations posthumes. Les souvenirs qu’il évoque, les notes biographiques qu’il trace d’un crayon souvent malicieux, mais sans colères ni rancunes, ne serviront donc pas de documents pour l’histoire ; à peine y trouvera-t-elle quelques indications sur certaines physionomies, et encore celles de second plan.

Mais alors où est la difficulté d’en parler ? C’est qu’il y a encore bien des passions et des préventions autour du nom de Désiré Nisard. C’est que, sans nous y associer, et même étant tout disposé à excuser certaines faiblesses, pour ne considérer que ce qu’il y a de distingué, de supérieur chez cet honnête homme et ce galant homme, nous voici forcé par lui-même de l’examiner sous tous ses aspects, d’entrer dans tous les détails de sa vie et de sa conduite. Doutes, restrictions et réserves, vont s’imposer nécessairement. Il faudra bien reconnaître la part de vrai qu’il y a eu dans les accusations formulées contre lui par ses ennemis. Ils grossissaient et exagéraient tout, d’un grain de sable faisant une montagne ; oui, sans doute, mais le grain de sable n’en est pas moins là, dont nous aurons mieux aimé ne rien dire. Enfin, il le faut, et Désiré Nisard l’a voulu. C’est lui qui a provoqué la discussion en nous présentant cette apologie où sa figure se détache en une auréole radieuse, sans une ombre, sans la plus légère vapeur. Cette discussion sera courtoise et bienveillante ; réserves et restrictions seront indiquées aussi légèrement que possible. Si l’auréole n’est plus aussi radieuse, cette tête aimable, fine, aristocratique, apparaîtra encore en une assez belle et pure lumière.

Cette apologie, Désiré Nisard n’a pas voulu la présenter de son vivant. Il était trop fier pour se soumettre au jugement du public, trop dédaigneux surtout de l’opinion. Qui sait même s’il n’était pas flatté d’avoir été si constamment impopulaire. Il ne tenait pas plus aux acclamations de la foule pour lui-même que pour ses livres ;’il s’en fût alarmé. On t’applaudit : donc ou tu es vulgaire ou tu sacrifies quelque chose de l’austère vérité aux préjugés, aux passions de l’heure présente ! C’est ainsi qu’il se refusa, nous raconte-t-il lui-même, à aller entendre le P. Lacordaire, uniquement parce que les auditeurs affluaient de toutes parts. C’était là un indice suffisant, soit de vulgarité, soit de charlatanisme. Désiré Nisard aurait donc rougi de se présenter devant le tribunal de l’opinion pour présenter son apologie et faire son panégyrique. Il les écrivait en vue de l’avenir ; et cela en se refermant de plus en plus dans l’isolement hautain auquel il s’était de bonne heure accoutumé, car il n’avait pas attendu qu’on le condamnât à une sorte de quarantaine. Remarquez comme il s’était tenu toujours loin des cénacles, des salons littéraires, des relations de camaraderie, qui lui eussent suscité des défenseurs à certains jours d’orage. Mais pourquoi, avec ce dédain de l’opinion, écrire son apologie en vue de l’avenir ? C’est que Désiré Nisard était père et grand-père.

Pour lui, peu lui importait ; mais ses petits-fils liront quelque jour certaines pages où le nom de l’aïeul est prononcé avec amertume ; ils ouvriront tel volume de Victor Hugo, daté de Guernesey, et ils trouveront le nom de l’aïeul inscrit là comme à un pilori. Voilà le danger ! Il faut, ces petits-fils, les prémunir contre un coup si atroce ; il faut qu’ils ne le reçoivent qu’avertis et préparés, ayant par avance l’explication de ces haines, de ces injustices, de ces cruautés. Il faut qu’ils entendent dès maintenant la défense avant d’entendre, un jour ou l’autre, les réquisitoires. C’est donc pour eux surtout qu’elle est écrite, cette apologie. Si on la livre au public, c’est afin que les petits-fils ne se demandent pas avec inquiétude pourquoi elle n’a pas osé affronter le grand jour, et qu’ils ne soient pas même effleurés d’un sentiment, coupable de défiance. C’est aussi afin de rallier autour du nom de Désiré Nisard des affections et des sympathies dont l’écho sera pour les petits-fils une consolation aux malveillances non encore éteintes.

Quoi de plus légitime que cette préoccupation de l’aïeul ? Pour lui, il a dédaigné l’opinion des contemporains, et il dédaignerait tout autant celle de l’avenir ; mais un intérêt sacré le force d’en tenir compte. Voilà pourquoi il écrit son apologie ; et si cette apologie prend des airs de panégyrique, si elle est orgueilleuse bien souvent, vous en voyez encore la raison… Serait-il de la dignité de l’aïeul de se présenter comme un accusé à la barre, de plaider sa cause, d’invoquer les circonstances atténuantes ? C’est un rôle qu’il n’accepte pas. Alors, comme Socrate, au lieu de se justifier, il se glorifie et prononce même un réquisitoire contre ses accusateurs. Une telle attitude ne manque pas de noblesse, j’imagine. À regarder de très près, cependant, c’est une attitude. En réalité, le panégyrique est un plaidoyer. Allons tout de suite au point central du débat. Quel est le grief essentiel, celui d’où découlent tous les autres ? D’abord les poignées de main échangées avec Louis-Philippe aux Tuileries, puis surtout les fréquents séjours à Saint-Cloud, à Compiègne, les sourires de Napoléon III et de l’impératrice.

Voilà le point capital de l’accusation et sur quoi il faut se défendre ; tous les autres griefs découlent de celui-là ; de là vient la défaveur ou l’hostilité. Malveillance ou résistance rencontrée à l’École normale, à la Sorbonne, à l’Académie et en maint endroit, n’a pas d’autre origine. Voilà ce qui a fait la grande impopularité. Désiré Nisard le comprit bien et c’est sur ce point que va porter tout l’effort de son apologie, sans qu’on le voie trop néanmoins, car il y aurait peu de politique à y appuyer trop fortement. L’avocat de sa propre cause rappelle donc, mais comme d’un air détaché et sans trop indiquer le plan et l’intention de sa défense, que son père a été un des fervents du premier empire. Quant à lui, il est descendu dans la rue aux journées de juillet 1830, alors que la branche aînée violait la Charte. Il se frappe bien un peu la poitrine, car ce jour-là il s’est mis en révolte contre le pouvoir constitué ; mais il se la frappe sans la meurtrir : au fond, il n’est pas fâché de rappeler qu’il n’a pas toujours été-pour l’autorité et qu’il a eu, lui aussi, sa période d’effervescence libérale. Héros de juillet, n’est-ce donc pas son droit d’aimer le roi citoyen et de lui serrer la main ? N’est-il pas un des soutiens naturels du régime nouveau ? Si, vingt ans après, il se rallie à l’empire, n’est-ce pas une transmission des idées paternelles et comme un effet d’atavisme ? Et qu’on ne voie pas là tout simplement une de ces mystérieuses influences de l’hérédité. Outre qu’elle est héréditaire, cette passion pour les Napoléon est raisonnée. Il n’aime pas uniquement le neveu du petit caporal, il aime aussi l’homme qui, selon lui, a arrêté la France au bord de l’abîme où elle allait être précipitée, Il éprouve le besoin de le redire et le répète souvent en effet : Napoléon III a été le sauveur du pays. Et il ajoute, à plusieurs reprises aussi, qu’il a assuré aux écrivains la paix et la liberté du travail, qu’il leur a rendu la sécurité du lendemain. Aveu précieux à recueillir, car il signifie : fonctionnaire bien rétribué sous le régime de juillet, me voici fonctionnaire mieux rétribué encore sous le régime de décembre. De 1848 à 1852, il n’en a pas été ainsi. Et l’on me reprocherait d’aimer un gouvernement qui répare envers moi les torts de ces quatre années ! Mais, qu’on me blâme ou me loue, il y a un sentiment odieux qui jamais ne trouvera place dans mon cœur, l’ingratitude. Ici nous commentons bien un peu et paraphrasons ; mais tel est le sens ou le sous-entendu du plaidoyer.

Nous touchons là au point délicat ; il faut dire cependant toute notre pensée, et il se trouve que Désiré Nisard a cru volontiers la patrie à l’abri du danger le jour où il était lui-même à l’abri du souci du lendemain ; c’est là une illusion qui n’a rien de criminel et dont les esprits les plus honnêtes peuvent être involontairement le jouet. Pour citer Tacite, comme le fait volontiers M. Nisard : « Des malheurs publics, nous ne sentons guère que ce qui atteint nos fortunes particulières. » Il faut ajouter, pour être juste, qu’il ne consultait pas en cela son intérêt seul. En se ralliant au pouvoir nouveau, il obéissait à son goût naturel pour ce qui représente l’ordre, la stabilité, la discipline, son aversion pour ce qui est agitation et trouble. Il était de ceux qui spontanément, en dehors de tout calcul, se rangent autour de l’autorité, de ceux qui sont, ainsi qu’on le disait en ce temps-là, du côté du manche. Le second empire, qui sentait le tort que lui faisait l’éloignement ou l’hostilité de l’élite des gens de lettres, devait nécessairement faire des avances à Désiré Nisard, qui, de son côté, devait nécessairement aller à l’empire.

Il me semble même que le représentant de la littérature difficile se persuadait remplir un devoir en assurant aux muses sérieuses la protection et les faveurs du gouvernement. N’était-ce pas justice que le pouvoir leur donnât ce que leur refusait le public frivole, si disposé cependant à faire tomber une pluie d’or sur les muses légères ? Vous trouverez vers la fin du premier volume une anecdote significative. Un jour, Désiré Nisard, qui, après avoir longtemps déjeuné d’un petit pain, déjeunait alors d’une côtelette, vint voir J. Janin dans son très bel appartement de la rue de Tournon, qu’il n’occupait pas seul. Il l’y trouva en joyeuse compagnie, au sortir de table, un peu ému, comme ses convives, du déjeuner qui venait de finir. J. Janin, l’interpellant aussitôt de sa grosse voix pleine de rire : « Je te connais, toi, représentant de la littérature difficile, tu veux les honneurs littéraires, tu veux l’Académie ; tu y arriveras. Moi, j’aime mieux ce que me donnent les lettres faciles. » Et il énuméra très gaiement ce qu’en effet elles lui donnaient. Ce souvenir était resté dans l’esprit de Désiré Nisard, et cette répartition inégale et injuste était de nature à l’irriter. Quand il aurait cru remplir un devoir envers les lettres austères en leur assurant une compensation, quoi d’étonnant à cela ? Toujours est-il que le souci d’avoir, non une position, ce qui est bon pour les petits et les humbles, mais une situation, apparaît à plus d’un endroit. Ceci non plus n’est pas un crime.

Voilà donc le gros grief, les Tuileries et Compiègne ; voilà pourquoi le vide s’est toujours un peu fait, partout ailleurs, autour de Désiré Nisard. Mauvais vouloirs, méchants tours, hostilités, tout vient de là. Il est donc naturel que, dans son apologie, il y rattache les principaux incidents de sa vie. C’est le point central. Lui créer quelque difficulté, susciter contre lui l’opinion, c’était lui faire expier la faveur d’en haut, c’était aussi faire acte d’opposition à l’empire. De tous ces incidents, le plus bruyant — le bruit n’en est pas encore éteint, — c’est celui dit : des deux morales. J’étais là, en ce jour fameux dans les fastes de la Sorbonne ; mes souvenirs sont demeurés très fidèles et je peux témoigner que Désiré Nisard fut victime de l’humeur agressive et de la disposition malveillante du doyen. Un puits de science, Joseph-Victor Leclerc, mais un puits absolument désagréable et pour les candidats et même pour certains collègues. Il aimait à faire des malices. Je le vois encore tout boudiné dans sa redingote trop étroite, parlant avec des trémoli continus, trémoli adoptés pour dissimuler un léger bégayement. Ses deux yeux, absolument indépendants l’un de l’autre, jouaient chacun un rôle différent. Tandis que le droit restait fixé opiniâtrement sur le patient, le gauche se promenait circulairement sur l’auditoire, s’arrêtant sur un abbé au moment où la bouche lançait quelque plaisanterie voltairienne. Ce jour-là, Victor Leclerc saisit au vol un mot très innocent et très juste de Nisard et, lui donnant une interprétation qu’il ne comportait nullement, protesta d’une voix irritée contre une prétendue théorie de deux morales. Je veux croire qu’il s’est trompé innocemment. Toujours est-il qu’ayant affaire à tout autre collègue, il eût demandé l’explication de ce mot qui lui semblait équivoque, au lieu de lancer sur-le-champ l’anathème. On sait quel bruit s’ensuivit et quel scandale, et combien s’en accrut une impopularité contre laquelle la victime dédaigna trop peut-être de réagir.

Prenez toutes les scènes retracées dans ces Souvenirs : vous verrez à l’honneur de Désiré Nisard que les actes hostiles se sont adressés à l’homme politique et les témoignages d’amitié sincère, de dévouement, à l’homme. Comme la politique nous a singulièrement envahis depuis cinquante ans, il ne faudra pas s’étonner si le nombre des amis de Nisard est bien moindre que le nombre de ses ennemis. Oui, bien peu, hélas ! mais de qualité excellente, sinon de grande notoriété, et il en parle avec une vraie chaleur de cœur. On voit que ce lui est un bonheur et comme un rafraîchissement de revivre avec eux par la pensée. En même temps, c’est une façon de faire constater et à ses petits-fils et à nous que son âme aimante savait conquérir et retenir des affections toutes désintéressées et des plus honorables. Nous en concluons presque qu’il n’aurait eu que des amis s’il eût vécu dans un autre monde que celui de la politique et des lettres.

Ce qui vous frappera encore dans cette galerie de portraits, c’est que ceux des ennemis même ne sont pas trop cruellement noircis. Il semble que Désiré Nisard ait mis une sorte de coquetterie à modérer sa vengeance. Parfois on sent que l’ironie va atteindre à l’expression méprisante, mais le mot blessant qui allait sortir demeure sur les lèvres. Les plus grandes sévérités sont peut-être pour Sainte-Beuve. Il a peine à lui pardonner tel ou tel acte qui lui paraît une espèce de trahison. Ce discours où le nouveau sénateur, péniblement arrivé au Sénat, cherche à reconquérir sa popularité auprès de la jeunesse en scandalisant l’Impératrice, n’est-ce donc pas de l’ingratitude et de la déloyauté ? Nisard se rend ce témoignage qu’il n’a jamais, lui, voté ou parlé contre le gré du gouvernement dont il s’est fait l’allié. Mais ces moments de colère sont rares, et il s’attriste plus souvent qu’il ne s’indigne.

Je n’ai pu donner que l’idée générale de ces deux volumes et indiquer l’intention de cette apologie. On a vu qu’elle ne persuadait pas absolument, parce qu’elle dissimulait le vrai motif, qui était la douce habitude de l’émargement. Néanmoins, elle aura raison des accusations trop impitoyables. Sans doute on va voir revenir à Désiré Nisard un certain nombre d’esprits, ceux qui admettent qu’il n’y ait pas seulement des Thraséas. Ils ne l’admireront pas comme stoïcien, mais la sympathie peut exister sans admiration. Ils ne lui seront pas plus sévères qu’à Sainte-Beuve, à qui Compiègne a été bien moins reproché. À tout le moins on rendra hommage à la fidélité de ses affections, on lui saura gré de n’avoir pas brisé ce qu’il avait adoré. La famille a donc bien fait de publier ces souvenirs, alors même qu’ils n’ajouteraient pas beaucoup à la gloire littéraire de Désiré Nisard.

M. Ernest Renan.
Souvenirs d’enfance et de jeunesse

Lorsqu’on a gravi une montagne escarpée, avant de s’engager dans les bois qui la couronnent ou de descendre l’autre versant, on s’arrête : c’est un plaisir de jeter un regard encore sur la route parcourue, d’envoyer comme un adieu au bouquet d’arbres qui vous a quelques instants abrité, à la source qui vous a rafraîchi. On tend l’oreille pour entendre encore le bruit du ruisseau qui tombe en cascade. De même dans la vie, aux approches de la vieillesse, on aime à s’arrêter pour revoir encore — revoir de loin, hélas ! — tous les replis de la route et compter les étapes, quelques-unes marquées par une joie fugitive, le plus grand nombre par quelque douloureuse épreuve. C’est ainsi qu’aujourd’hui M. Renan, sur le point de descendre l’autre versant de la montagne, se retourne pour dire adieu aux ormeaux qui lui ont donné leur ombre, aux fontaines qui lui ont donné leur eau glacée, aux ronces même qui l’ont meurtri. Il lui semble qu’il ne peut s’éloigner ainsi avant d’avoir dit adieu aux arbres qui bordent le chemin. Il a dit alors : j’établirai ici ma tente pour un jour et je me complairai à parcourir d’un œil attendri tous les replis de cette route. Je referai en imagination chacune de ces étapes, et il me semblera entendre l’écho lointain de ma jeunesse et de mon enfance.

Mais ce n’était pas assez de réveiller pour lui-même ces chers souvenirs, M. Renan a voulu les raconter au public. Était-ce donc qu’il tenait à fournir des documents aux Vapereaux présents et aux Bouillets à venir ? Non, grand Dieu, il tenait uniquement à nous initier à l’histoire de son âme, à nous raconter sa genèse intellectuelle et morale. C’était presque un devoir pour lui d’expliquer ses évolutions, que quelques-uns ont mal interprétées, d’autres calomniées sciemment. En effet, beaucoup ne comprennent pas, beaucoup feignent de ne pas comprendre. M. Renan sait très bien qu’il a des ennemis un peu partout, qui travaillent à écarter de lui les sympathies. J’imagine que lorsqu’il va en son pays natal, à Tréguier, et qu’il traverse la place de l’Église, il ne rencontre guère que des regards irrités. En passant près de lui, le jeune vicaire doit murmurer : Vade retro ! la loueuse de chaises fait le signe de la croix en signe d’exorcisme ; de l’autre côté de la place, entre ses bocaux, M. Homais lui montre le poing en grondant, car pour M. Homais M. Renan est un clérical. Oui, parfaitement, un clérical, et c’est ce que vous démontrera aisément M. Homais, qui n’aime pas la calotte. Oui, un clérical, car enfin conçoit-on ? Enlever les statues des autels en les prenant avec respect et en les pressant presque contre son cœur ! Est-ce là un iconoclaste ? non, n’est-ce pas ! Et le cabaretier du coin grogne : lui, un pur ? Ah ! malheur ! Le jeune vicaire, la loueuse de chaises, M. Homais, le débitant, tout cela contre M. Renan ! Autant d’ennemis et qui en recrutent autour d’eux un grand nombre, car ils sont chefs de légions.

Pour la politique, c’est de même. M. Renan, de ce chef-là, n’est pas moins impopulaire. Ayant trop d’esprit pour être dupe, trop de bonne foi pour faire croire qu’il l’est, il a mis contre lui tous les partis extrêmes. Les modérés eux-mêmes ne l’aiment, guère, parce qu’il n’a pas de colère et encore moins de haine contre les excessifs. Il sourit finement, regarde d’un air narquois tous ces batailleurs, et murmure entre ses dents : de braves gens au fond ! Veut-on le prendre pour arbitre, il se récuse ; si l’on insiste, il répond : l’ancien régime est un facteur respectable, la révolution un facteur utile, je voudrais combiner le produit de ces deux facteurs en donnant une valeur supérieure au second, mais l’entreprise est malaisée. Et des compliments à chacun des camps, avec accompagnement d’épigrammes lancées d’un air bonhomme. Les flèches n’en ont pas moins entamé la peau. Cet air bénin et ironique en même temps irrite plus que ne ferait la violence et la colère. Un adversaire qui se jette sur vous violemment pour vous pourfendre soit avec un sabre, soit avec des arguments, témoigne au moins de l’estime pour votre courage ou votre intelligence. M. Renan ne fait aux gens l’honneur ni de se battre ni de discuter avec eux, ce qui offense bien plus. Si vous insistez pour le gagner à votre cause, il répondra : Il y du vrai dans ce que vous dites ! mais il le répondra avec un léger haussement d’épaules, en homme qui ne veut pas perdre de temps avec vous, de même que M. Bertrand autrefois à Paul-Louis Courier qui tenait à discuter avec lui : Oui, monsieur, avec grand plaisir et tout que vous voudrez, jusqu’à quatre heures et demie qui, je crois, vont sonner. Et voilà pourquoi M. Renan n’est pas populaire.

Il serait fâché de l’être : les sympathies de M. Homais et du débitant du coin de la place lui tiennent peu au cœur. Il a un suprême dédain, une nature aristocratique s’il en fut, pour ce que M. Thiers lui-même, le petit bourgeois, appelait la vile multitude. La couche supérieure et moyenne le laisse encore indifférent, j’imagine. Mais sans doute il a souci de l’opinion des juges éclairés et ne veut pas que ses nombreux ennemis, que nous voyions groupés tout à l’heure, soient crus des esprits d’élite. C’est pour protester contre leurs imputations ou leurs insinuations qu’il fait ses confidences à l’aréopage dont le jugement seul le préoccupe. Peut-être est-ce sage, et la précaution n’est-elle pas inutile. Je sais, en effet, plus d’un esprit distingué et d’un cœur généreux que les fluctuations de M. Renan préoccupaient. Ils le trouvaient indécis, ondoyant, brillant et vacillant. Ils se plaignaient qu’on ne pût le saisir et qu’il échappât toujours comme Protée. Quel homme est-ce donc, disaient-ils avec humeur ; un fils des Croisés ou un fils de la Révolution ? Un autoritaire ou un libéral ? Vous vous imaginez qu’il est avec vous, et brusquement il vous lance quelque flèche aiguë. Vous vous persuadez alors qu’il est du camp opposé, et voici qu’il vous couvre de son bouclier et ferraille contre vos ennemis. Il n’a donc la religion d’aucun drapeau ? Ne serait-ce pas alors un sceptique par dilettantisme, s’amusant par pur jeu d’esprit à témoigner une sympathie ironique tantôt à ceux-ci, tantôt à ceux-là ? Ne se divertirait-il pas de l’étonnement des naïfs ? Enfin que penser de lui, qu’en dire, et quel homme est-ce donc ?

Ainsi parlaient quelques-uns de ceux dont l’opinion n’est pas indifférente à M. Renan. Grâce à ces confidences et souvenirs de jeunesse, il n’y a plus d’équivoque possible ; la sincérité ou du moins le sérieux de M. Renan est hors de cause. On ne demandera plus : quel homme est-ce ? on dira : il y a en lui deux hommes, le rêveur et le penseur, le poète et le critique, l’homme d’imagination et l’homme de raisonnement. Et ces deux hommes ne se font pas place tour à tour ; non, ils sont là toujours tous deux ensemble. Quand l’un des deux s’avance au premier plan, l’autre est derrière lui, mais tout près de lui, comme son ombre, et il interrompt par des apartés. Et alors on conçoit que la Poésie et la Vérité indissolublement mariées, sans espoir de divorce, se disputent quelquefois et, s’échauffant, se mettent à crier ensemble. Au bruit de leurs querelles nous nous étonnons, ne sachant à qui entendre. Ainsi, par exemple, au sujet de M. Homais, la Vérité dit en le voyant : Bravo, le libre penseur est dégagé de l’erreur ! La Poésie proteste : Fuyons loin de cet homme grossier, sans idéal ! Allons là-bas sous le saule du cimetière, où ce vieux Breton à cheveux blancs prie agenouillé devant une croix de bois et croit que l’âme du fils qu’il pleure lui répond ! Demain la poésie s’enthousiasmera pour les tourelles et les ponts-levis du vieux château féodal, mais, sans tarder, la Vérité lui montrera les oubliettes. C’est ainsi qu’en apercevant toujours tous les aspects des choses, et la face et le revers, le critique poète semble hésiter et osciller, comme on le lui reproche dans les grandes questions qui touchent à la religion ou à la politique. Et, en effet, il n’a pas la superbe assurance de M. Homais ni du jeune vicaire. Cet apparent scepticisme, ce qui semble de l’indifférence ou du dédain pour ce qui passionne la foule, n’est que la vue large et compréhensive des choses. L’ironie qui a pu vous blesser parfois s’explique ainsi aisément. Le poète prenait son vol, le critique s’élance et le retient brusquement par les ailes et tous les deux reprennent pied sur terre. Ce voyage interrompu les fait sourire l’un et l’autre.

S’il y a deux hommes en M. Renan, comment se sont formés ces deux hommes ? Hérédité d’abord ; influence du père, un Breton, de la mère, une Gasconne, de la grand-mère maternelle elle-même, une fanatique des rois et des nobles. Devenue par son mariage Bretonne de cœur, la mère de M. Renan était demeurée Gasconne d’esprit. Elle racontait à son fils tout jeune les antiques légendes de l’Armorique, les miracles opérés par les saints, les apparitions surnaturelles au pied des calvaires, et en redisant ces naïves légendes ses yeux brillaient, sa voix vibrait d’admiration ; puis, tout à coup, un sourire, une intonation ironique. La Gasconne reparaissait brusquement dans la Bretonne ; la Vérité arrêtait par le bout des ailes la Poésie qui s’envolait. Napoléon Ier disait : « On porte toujours sa mère au-dedans de soi. » Cela n’est-il pas absolument vrai de M. Renan, lui aussi Breton et Gascon ? Mais il faut ajouter encore : Parisien, ce qui va nous donner trois hommes au lieu de deux. Eh bien, mettons trois ! Les deux premiers ont été formés par la nature et l’éducation des jeunes années, le troisième par une éducation et des influences postérieures. C’est l’action de ces causes diverses qu’il est surtout intéressant de suivre dans le récit de ces souvenirs d’enfance et de jeunesse.

J’ai marqué l’empreinte laissée par le père, Breton à la foi naïve ; par la mère, éprise de la poésie des vieilles légendes et sceptique par instants, sans se rendre compte peut-être de son doute qui lui eût semblé criminel. Il faut citer encore l’influence d’une sœur très pieuse, presque une sainte, dont M. Renan ne parle que peu, comme s’il craignait de profaner ce souvenir sacré. C’est à elle qu’il songe lorsqu’il trace son idéal de la femme, simple d’esprit comme de cœur, l’irrationnel, comme il l’appelle, c’est-à-dire l’imagination et la poésie pures, le rêve et l’illusion. Je ne sais si toutes les lectrices de M. Renan accepteront comme l’idéal ce portrait de « la femme qui n’est que femme », — c’est encore une de ses définitions ; — elles trouveront peut-être égoïste ce penseur qui ne veut pas qu’elles pensent, ce critique qui leur défend de critiquer. Il leur semblera aussi que c’est bien de l’orgueil à lui de vouloir être seul à manger le pain des forts. Il croit, lui, leur laisser un beau rôle en leur assignant pour tâche de rafraîchir de leur haleine le front brûlant du chercheur enfiévré par l’étude. Il se persuade être un ami meilleur pour elles que ne l’a été Abélard pour Héloïse dont il avait fait une pédante. Il se peut ; mais moi, je serais tenté aussi de prononcer le mot d’égoïsme. M. Renan ne cherche-t-il pas à se ménager, au milieu de la prose de sa vie de travailleur obstiné, une source toujours jaillissante de poésie ? Je pose la question sans la résoudre. Ce qui ressort, clairement du moins, c’est cette disposition de l’âme à comprendre toutes les joies les plus opposées. Les plaisirs de l’intelligence seuls ne lui suffisent pas ; il lui faut ceux de l’imagination, le rêve après la réalité. Il veut être de toutes les fêtes. C’est ainsi qu’il ne se console pas de vivre dans le temps présent, bien qu’après tout il le préfère au passé. Mais s’il pouvait vivre à la fois dans les siècles passés, dont le pittoresque ou la poésie le charment, et dans les siècles à venir où l’humanité saura davantage ! Rêve irréalisable, hélas ! mais M. Renan n’en prend pas aisément son parti.

Après les influences du pays natal, celles du pays et du milieu. Suivez attentivement l’ordre et la marche, et vous comprendrez que M. Renan se glorifie justement d’avoir les vertus cardinales du prêtre, tout en ayant écrit la Vie de Jésus et étant devenu père de famille. Les vertus essentielles qu’il revendique comme siennes sont le contentement dans la pauvreté, la modestie, la politesse, la chasteté. Le dédain de l’argent lui a été enseigné par sa bonne petite ville de Tréguier, ville tout ecclésiastique, demeurant étrangère au commerce et à l’industrie, un vaste monastère où l’on appelait vanité ce que les autres hommes poursuivent, et où ce que les laïques appellent chimères passait pour la seule réalité. Il lui a été enseigné encore par l’exemple des bons prêtres qui ont formé son enfance et se contentaient de la table, du logement et d’une soutane neuve chaque année. Certain noble l’a encore instruit par son exemple à mépriser l’argent, l’héritier d’un grand nom qui eût pu obtenir une large compensation pour ses domaines achetés à vil prix par les acquéreurs des biens nationaux. Il avait préféré se nourrir de racines, arrivant bien juste à ne pas mourir de faim en broyant du lin pendant la nuit, travail non roturier, et qui ne le faisait pas déroger. Pour mépriser ce qui passionne la foule avide il faut se proposer un plus noble idéal. Cet idéal, il l’avait entrevu dans les légendes des saints qu’on lui racontait à la veillée, dans les romans d’aventure et de chevalerie que son père avait sauvés de l’incendie, alors que les missionnaires faisaient là-bas des autodafés de tous les livres. Ce sentiment exalté s’est accru encore sur les bords du Jourdain et aussi à la vue du Parthénon. Le Breton est alors devenu un Grec épris, comme les fils de l’Attique, de l’idéal et du divin. Les enseignements que lui avait donnés saint Renan de Bretagne ont été fortifiés par ceux que lui donnait la Minerve attique, la déesse dont le culte signifie raison et sagesse. Les saints étaient des héros de féerie ; Minerve une déesse d’épopée ; de tels maîtres devaient lui inspirer le dédain de tout ce qui passionne le vulgaire. Ainsi s’explique son mépris les biens de ce monde, sa crainte même de posséder des terres ou des maisons. À peine résigne-t-il aux valeurs en portefeuille, fortune légère, presque imperceptible, volatile en quelque sorte.

La seconde vertu sacerdotale dont se glorifie M. Renan, la modestie, lui a été enseignée par ses maîtres de Tréguier, puis par ceux d’Issy et de Saint-Sulpice. C’est une règle fidèlement observée par les uns et les autres de ne pas chercher la gloire littéraire, d’éteindre même son style de peur de se signaler par un éclat original. M. Renan s’est efforcé sans doute, il le dit, de demeurer également dans la pénombre. S’il en est sorti, c’est malgré lui. Évidemment, il n’a pas fait les visites traditionnelles pour être élu par l’Académie française. De ce que ses efforts pour demeurer obscur n’ont pas eu le succès qu’il en attendait, ce n’est pas une raison pour ne pas leur rendre hommage.

Quant à la politesse, complimentons-le de prendre, comme il nous le révèle, les moins bons morceaux à table et les places du milieu en chemin de fer. Cependant, je le louerai surtout de ce dont il se vante moins, de son respect pour les idées d’autrui et de sa courtoisie à l’égard de ses adversaires. Cette politesse d’ordre supérieur vient de sa vue large des choses et de l’esprit de tolérance qui en est la conséquence. Tout en se séparant radicalement de ses premiers maîtres, il a conservé un profond respect pour leur personne. Le Gascon qui est en lui dit sans doute : têtes fermées et cerveaux étroits ! Mais tout aussitôt le Breton riposte : cœurs sincères, âmes honnêtes ! Et alors le Gascon, qui serait tenté de rire avec irrévérence, se soumet au Breton qui l’arrête, et à peine voyons-nous sur ses lèvres une esquisse de sourire. Cette politesse, qui ne serait que convenance chez tout autre, n’est-elle pas presque digne d’admiration chez M. Renan, si cruellement traité et déchiré sans miséricorde par ceux-là mêmes qu’il continue de traiter avec respect ?

Le chapitre de la chasteté, chapitre intime s’il en fut, est toujours délicat. Il faut nous en rapporter là-dessus à M. Renan. Il nous dit qu’il aurait pu, déjà à un âge respectable, briguer les couronnes de Nanterre. À la vérité, il ajoute tout aussitôt qu’il ne s’en fait pas un mérite. C’était pour lui une nécessité de situation. On l’eût accusé autrement d’avoir jeté le froc aux orties afin d’assouvir ses passions ; il a voulu que si cette accusation était formulée, ce fût une manifeste calomnie. Certains mots qui viennent ensuite pourraient donner à croire qu’il regrette maintenant ce renoncement, et que si c’était à recommencer !… Mais ne lui faisons pas dire ce qu’il n’a pas voulu dire peut-être.

Je n’ai pu indiquer que les lignes générales. Combien de détails instructifs et précieux, notamment sur le séjour au séminaire, sur les épreuves morales, les angoisses qui ont précédé le départ ! Que de portraits tracés de main de maître, en particulier celui de M. Dupanloup ! Et quel art admirable, quelle vie, quel éclat dans ces tableaux ! Et dire que par esprit d’humilité M. Renan ne trempe son pinceau que dans les godets des couleurs modestement pâles ! Que serait-ce donc s’il n’était pas humble ? Mais je ne veux pas louer l’artiste, puisque ces éloges alarmeraient sa conscience et qu’il se reprocherait d’avoir sacrifié au désir de briller. Ce que je puis dire du moins, c’est que la lecture de ces confidences intimes nous explique ce qui pouvait être une inquiétude ou un doute, le scepticisme de surface, l’indifférence et l’égoïsme apparents, et même ce que quelques-uns appelaient le relâchement de la morale. On ferme le livre avec une sympathie plus vive pour l’homme, une sympathie qui va jusqu’au respect.

M. Sully-Prudhomme

Italiam ! Italiam ! Un poète ! un poète ! Saluons l’apparition dans un ciel brumeux d’une étoile nouvelle, étoile de moyenne grandeur et d’éclat modéré, mais ayant ses rayons à elle et non une lueur de reflet.

L’avouerai-je ? Je ne reçois jamais un volume de vers sans éprouver une émotion toute particulière. Ce n’est pas précisément de la peur, mais une sorte d’inquiétude générale. Comme le condamné à mort qui ne voulait point se laisser faire, j’ai de la méfiance. J’ai été aussi trop éprouvé. Au beau temps de la poésie intime, lorsque tant de bons jeunes gens croyaient devoir au public la confidence rimée de leurs petites aventures personnelles, j’en ai tant écouté de ces confessions où le pénitent seul trouvait de l’intérêt ! Aux jours où a fleuri la poésie familière, on m’a tant promené par les fermes et par les mansardes, on m’a tant fait asseoir sur l’escabeau de bois ou la chaise de paille qui n’a plus de paille ! Sous prétexte de réalisme on m’a fait voir tant de choses laides, on m’a fait sentir tant de choses nauséabondes ! Et encore si c’eût été la laideur vraie et la mauvaise odeur franche ! Mais non, sur ces verrues il y avait de la poudre de riz, à ces émanations de fumier et de soupe aux choux se mêlaient le musc et le patchouli ! Et les néo-parnassiens, grands dieux ! les stylistes, les sculpteurs, les coloristes, les musiciens, pour qui la poésie est un burin, un ciseau, un pinceau, un ophicléide, ont-ils assez fatigué mes yeux et mes oreilles ! Oh ! ma méfiance était bien motivée ! Ce qui ajoutait encore à mon inquiétude tandis que je soupesais mélancoliquement les deux volumes de M. Sully-Prudhomme, c’est que précisément ils étaient éclos sur l’Hélicon des néo-parnassiens, lequel est situé passage Choiseul. C’était bien le format coquet, l’élégance raffinée, le vélin teinté, les fleurons, les culs-de-lampe, la photographie de l’auteur, enfin tout le signalement de certains autres volumes où il m’avait semblé que la richesse du papier, de l’impression et même des rimes ne faisait que mieux ressortir par le contraste la pauvreté — voulue d’ailleurs et préméditée — de la poésie et du sentiment. Terreurs vaines, grâce à Dieu ! M. Sully-Prudhomme n’est ni un styliste, ni un coloriste, ni un sculpteur, ni un musicien ; c’est un poète.

C’est un poète et c’est un homme. J’entends par là qu’il est sincère et ne joue pas au mélancolique, à l’archange foudroyé, à l’incompris, au désenchanté. Non qu’il sente comme vous et moi, car alors ce serait un bon bourgeois et non un poète ; mais chacun des sentiments qu’il exprime a réellement fait battre son cœur ; chacun des rêves qu’il décrit l’a en effet ébloui de ses visions radieuses ; chacune des illusions perdues qu’il pleure l’a autrefois emporté sur ses ailes d’or pour le laisser retomber brusquement à terre. Qualité précieuse, qualité inestimable que cette sincérité ! Elle ne calcule rien, ne cherche pas à être habile, et il se trouve que cette indifférence pour l’habileté est la plus grande des habiletés. En effet, je suis touché de la candeur de l’homme qui nous dit ce qui lui est venu au cœur. Je m’associe à ses joies et à ses douleurs ; je m’abandonne sans réserve à l’émotion que fait naître en moi son émotion toujours franche. Je n’ai pas peur, comme avec d’autres, d’être pris pour dupe, et je me livre.

Pas d’aventures extraordinaires d’ailleurs ; les joies et les souffrances de la plupart des hommes, mais ressenties par un poète. Là est l’intérêt. Les événements les plus banals prennent dès lors une physionomie distincte. La mort d’un moineau, par exemple, nous laisserait froids ; mais que ce moineau ait été aimé de Lesbie et qu’il soit pleuré par Catulle, voilà que l’émotion me gagne. M. Sully-Prudhomme se rit des critiques qui, le scalpel en main, vont dépeçant et disséquant le cœur des poètes ; il a raison, et je ne veux pas disséquer le sien. Cependant, à ne prendre de ce cœur que ce qui se livre et se trahit, je crois noter différentes phases, et je me plais à reconstruire l’histoire, ou, cela est encore bien possible, le roman.

Et d’abord il a aimé. C’est l’histoire de tous, direz-vous. Oui, mais il a aimé en poète, c’est-à-dire qu’il a donné moins qu’il ne recevait, c’est-à-dire qu’il a fait souffrir, c’est-à-dire que sa vanité inquiète a craint l’esclavage et a imposé une domination superbe, c’est-à-dire qu’il a redouté par-dessus tout l’humiliation d’être laissé le premier :

Non ! je veux qu’étant mienne, à ma guise pétrie,
Ce soit elle et non moi qui craigne l’abandon.

Oh ! que c’est bien là l’amour du poète, amour égoïste, vaniteux et tyrannique, et combien est plus soumis, humble et reconnaissant l’amour du parfait notaire ! Elle vient pourtant, l’heure de l’abandon. Les âmes paisibles se consolent, mais non le poète. Il lui semble que c’est un renversement monstrueux des rôles, qu’il soit délaissé, lui, lui-même. Quoi ! on s’est affranchi des souffrances qu’il daignait infliger, l’esclave a secoué le joug dont l’honorait un tel maître ! Il y a là une énigme indéchiffrable pour sa raison ; il ne faut plus croire à rien, ni aux femmes, ni même aux hommes, ni même à Dieu. C’est la seconde phase, celle du doute, doute fatal, doute mortel pour quelques-uns, pour Musset par exemple. M. Sully-Prudhomme a subi cette épreuve, mais sans que sa raison fît un complet naufrage. Par une transition insensible il a passé des spasmes violents du doute à la molle et nonchalante somnolence de la rêverie. Son imagination s’est alors égarée dans les plaines de l’éther ; son cœur endolori s’est assoupi, bercé par l’ineffable harmonie des astres qui gravitent dans l’espace. C’est la troisième phase, la phase du rêve. Ainsi voisin du ciel, ou tout au moins des nuages, il s’est enorgueilli quelque temps de ne plus poser ses pieds sur la trace des autres hommes. Il se croyait heureux dans son isolement hautain, il se savait bon gré de dédaigner ce qui fait battre le cœur de l’humanité. Un jour cependant, jour heureux pour lui, il s’est demandé si cet ennui superbe était du bonheur, il a compris qu’à vivre ainsi il ne tarderait pas à mourir.

Pendant que cette foule au grand marché s’écrase,
Tu n’entends ni sa voix, ni le bruit de ses pas ;
Tu la laisses courir, et ton âme en extase,
Immobile et profonde, exhale comme un vase
Un parfum qui l’enivre et ne la soutient pas.

Rassemblant alors ce qui lui restait d’énergie, il est rentré dans la vie, il s’est passionné pour l’action, pour le droit, la justice, la liberté. Avec cette mobilité d’impressions qui caractérise le poète, le voilà tout aussitôt épris de tout ce qui a travaillé et combattu dans le monde. Il admire les stoïciens,

Qui ne se laissaient choir qu’après avoir lutté,

il admire le laboureur qui fend la plaine, le tisserand qui met en mouvement son métier ; il admire même la roue qui soulève la poussière du chemin, la charrue qui gémit dans le sillon. Homo sum , s’écrie-t-il, je suis homme, et il l’est en effet devenu sans cesser d’être poète.

Encore une fois, c’est peut-être un roman que je bâtis là ; je ne garantis rien : et cependant, je serais bien étonné que ce roman fût très éloigné de la réalité. M. Sully-Prudhomme a dû passer par ces épreuves successives et être frappé de tous ces coups dont le retentissement un peu sourd et l’écho un peu affaibli nous est apporté par ses vers. Écho affaibli, ai-je dit, et, en effet, le poète reconnaît lui-même que l’instrument rebelle n’a pas rendu toujours le son que demandait la main ; le poème du cœur était supérieur au poème du livre. C’est le désespoir de tous les vrais artistes que l’œuvre ne réalise jamais l’idéal entrevu.

Que n’ai-je un peu de voix ! J’ai le cruel ennui
De sentir mon poème en ma poitrine éclore,
Et de ne pouvoir pas, plus créateur encore,
Comme j’ai mis mon cœur, mettre mon souffle en lui.

Oui, cela est vrai parfois : on sent çà et là que l’émotion de l’auteur a été plus vibrante que ne l’est sa strophe, que l’harmonie qu’il a entendue a été plus douce que celle qu’il nous fait entendre. Mais que M. Sully-Prudhomme se console : mieux vaut mille fois l’expression qui traduit un peu faiblement un sentiment puissant que l’expression emphatique qui exagère et enfle une pensée médiocre. Si l’instrument est un peu rebelle, on l’assouplira, on le domptera ; c’est une affaire de volonté et d’effort. Déjà même, dans les vers qui chantent non plus l’amour, ni le doute, ni le rêve, mais l’action, le son est plus plein et plus vibrant. Par exemple, sa belle pièce intitulée Damnation, ne doit laisser à M. Sully ni scrupules ni regrets. On y trouverait à peine quelques légères défaillances d’expression. Si ailleurs il est moins content de tel tour ou de tel mot, eh bien ! qu’il revienne sur son œuvre, qu’il lutte, qu’il se batte avec son vers, qu’il se mesure corps à corps et ne cède point de guerre lasse : de ce combat il doit sortir vainqueur. Pourquoi, en effet, se résigner à la défaite ? Je suppose que l’auteur, quand il a écrit ce vers :

Viens, il passe au forum un immense zéphire,

n’était pas plus charmé que je ne le suis moi-même de ce zéphire immense. Pour soulever les orages de la place publique, ce n’est pas trop de l’aquilon. Le zéphire, doux et modéré de sa nature, bon petit vent tiède et printanier, caresse mollement d’un souffle léger ; mais, s’il devient immense, il cesse d’être zéphire. Ce que je dis là, M. Sully-Prudhomme se l’est dit assurément à lui-même. Pourquoi alors ne pas chercher l’expression vraie ? — Ailleurs, c’est un trait de goût douteux. L’auteur refuse d’entrer dans la bureaucratie et de devenir plumitif :

Non ! je n’écris jamais que mon cœur ne s’en mêle,
J’honore dans la plume un souvenir de l’aile.

Assurément encore M. Sully a conçu des inquiétudes sur ce rapprochement forcé ; car enfin, qu’il se serve de plumes de fer, son raisonnement tombe. Supposons même que sa plume ne soit pas de ce vil métal, encore faudrait-il qu’elle eût été arrachée à l’aile de l’aigle. Autrement si la plume lui rappelle l’aile, l’aile lui rappellera l’oie, et alors où est l’incompatibilité avec la bureaucratie ? J’ai honte de faire ces chicanes, et je m’arrête. Je voulais simplement montrer à M. Sully-Prudhomme combien il lui serait facile de supprimer des taches dont ses propres yeux sont offensés. Il a l’émotion vraie, l’accent sincère, la note originale ; il a été effleuré par l’aile de la Muse ; il a éveillé les abeilles, sinon sur les hautes cimes, du moins sur les premières pentes de l’Hymette, ce qui est déjà fort beau ; l’inspiration vient souvent quand il l’appelle ; en un mot, c’est un poète. Voilà ce que la nature a fait pour lui,

Le reste est en sa main, c’est à lui d’y rêver,

comme dit le vieux Corneille.

M. Émile Zola2

[Notes biographiques]

On élevait aux empereurs romains des autels de leur vivant ; de son vivant, Louis XIV voyait se dresser sur la place des Victoires sa statue équestre, aux quatre pieds de laquelle le maréchal de la Feuillade entretenait des lampes et des cassolettes. M. Zola, lui aussi, entre de son vivant dans l’immortalité ; à lui aussi on élève dès maintenant des autels. En voici un du moins, construit par un des diacres du grand prêtre naturaliste. Ce diacre, c’est M. Paul Alexis. Il l’a pieusement édifié, ce monument prématuré, et l’a orné avec amour ; tout autour il fait fumer l’encens jour et nuit. Il en est l’architecte, le sculpteur et la vestale. Ne croyez pas que Zola soit le moins du monde déconcerté. Non, sa modestie n’en souffre même pas. D’autres auraient protesté, au moins pour la forme ; lui, tout rayonnant : — Très bien, Alexis ! Et pour que, le monde entier dès aujourd’hui, et, dans la suite des siècles, la postérité, sachent bien que votre piété m’est agréable, j’y veux collaborer, moi aussi, à mon autel. Prenez donc ces vers, premiers enfants de mon génie, et gravez-les sur les parois du monument. — Et le disciple les y a gravés, en effet, sans se demander si le maître ne témoignait pas à son endroit une sorte de défiance. Ne semble-t-il pas craindre, en effet, que la construction du fidèle Alexis n’ait pas des éléments suffisants d’éclat et de durée ? C’est pour cela qu’il y veut mettre son empreinte. Quelques lignes de lui, même de ses vers : c’est assez pour que le monument resplendisse et qu’il dure éternellement.

Leurs actions seules peuvent célébrer dignement les héros, disait Bossuet ; toute autre louange languit auprès des grands noms. Voilà pourquoi M. Alexis déclare n’être qu’un historien fidèle exposant les faits en toute sincérité. En même temps, il ne cache pas qu’il est un historien ami, ce qui explique que sur tels ou tels faits, comme les articles envoyés en Russie ou encore la lettre adressée à certain critique : « Passez-moi la casse, je vous passerai le séné », il s’étende peu ou même garde un silence prudent. Petits détails, après tout ; et puis, tout le monde les connaît. Ce qui importe bien plus, c’est de révéler à l’âge présent et aux siècles futurs les faits jusqu’ici ignorés ou seulement à moitié connus du public. Le maître les a racontés à ses disciples en ces entretiens charmants et familiers où il se livre avec bonté : c’est pour que les disciples les racontent à leur tour. Prêtons donc l’oreille.

Nous apprenons alors que le maître a dans les veines du sang de trois nations : du sang français par ses grands-parents maternels, du sang italien par son grand-père paternel, du sang grec par la femme de ce grand-père. Oh ! alors, je ne m’étonne plus s’il a la constance et l’énergie des vieux Romains, la grâce sémillante des Français, le goût sobre et délicat des Attiques. Il est né à Paris, en avril 1840, mais entre deux voyages de ses parents à Aix. Tout aussitôt, M. Alexis, très versé dans l’art de vérifier les dates, fait des calculs. Avril 1840 nous fait remonter à juillet 1839. Mais alors à la Provence, la plus grande part d’honneur ! Paris fut le théâtre de l’effet, Aix le théâtre de la cause. Et cet effet, où s’est-il produit ? En face le marché Saint-Joseph. Prédestination, coïncidence qui n’a rien de fortuit. Il est né devant un marché à la viande, aux poissons et aux légumes, celui qui devait écrire le Ventre de Paris !

Comme on voit, M. Alexis prend les choses de loin et son dieu dès le sein de sa mère et même dès celui de ses grand-mères. Si nous le suivons pas à pas, nous n’en finirons jamais. Voulez-vous que nous sautions par-dessus la première enfance ? Eh bien, non cependant, pas d’un seul bond, car j’aperçois un détail curieux à noter. Émile n’était pas très mièvre ni très éveillé ; mais, ce qui chagrinait sa famille, c’était une certaine paresse de langue, non pas un bégayement caractérisé, mais de la difficulté à articuler certaines consonnes. Ainsi, par exemple, au lieu de saucisson, il disait tautitton. Un jour pourtant, vers quatre ans et demi, dans un moment de colère, il proféra un superbe : Cochon ! Le père fut si ravi qu’il donna cent sous à Émile. Cela n’est-il pas curieux, en effet, que le premier mot qu’il prononce nettement soit un mot réaliste, un gros mot, un mot gras — et ce mot lui rapporte immédiatement. Voyons, de bonne foi, n’y a-t-il pas là un avertissement d’en haut : Hoc verbo vinces  ? Oui, un présage, un symbole, comme une marque de prédestination ! Évidemment cette pièce de cinq francs gagnée d’un seul mot, M. Zola se l’est un beau jour rappelée, au temps où les choses décentes qu’il écrivait ne faisaient pas venir un centime à la caisse. Une révélation, ce souvenir se réveillant brusquement ! Et alors il se sera écrié : Eh bien, au fait, et les mots à cent sous ! Alors, de même qu’en son jeune âge, ils lui ont porté bonheur. Comme tout, dans l’intervalle, avait renchéri, on les lui a payés dix francs ; aujourd’hui, vingt ou trente, que sais-je ? enfin, ce qu’il veut.

Mais revenons sur nos pas. Voici Émile au petit collège communal de la Provence, toujours un peu timide et gauche. Anathème à son professeur de sixième, qui ne l’a pas deviné ! Plus tard il vient finir ses études au lycée Saint-Louis : gloire à M. Levasseur et à M. Étienne, qui lui ont donné des bons points pour ses compositions françaises ! Le voici à la Sorbonne, subissant par deux fois les épreuves du baccalauréat ès sciences, car le baccalauréat ès lettres l’effraye. Par deux fois il est refusé pour la partie littéraire. Honte et malédiction à l’examinateur qui lui a donné la boule noire ! Ah ! si M. Alexis savait le nom de cet homme ! comme il le vouerait à l’exécration des siècles futurs ! Eh bien non, M. Zola n’est pas bachelier ; mais est-il un argument plus triomphant contre ces examens, que M. Alexis déclare illogiques et grotesques ?

Viennent les années d’épreuves, la misère bravement et dignement supportée, le travail aride tout le jour, car il faut manger ; puis la nuit, les veilles studieuses, l’effort qui ne se décourage jamais. Et ici, je le dis avec plaisir, un certain nombre de pages vraiment intéressantes. Nous sortons des petits détails insignifiants et puérils. Ce n’est que justice de rendre hommage à l’énergie déployée par M. Zola pendant ces années sans soleil. D’autres se seraient laissé abattre ; lui, il lutte avec cette ténacité opiniâtre qui est la marque des forts. Et c’est un fort, en effet ; on ne saurait le contester. Quand viendra enfin le succès longtemps attendu, faut-il s’étonner que dans la plénitude de sa joie bruyante on sente le contentement du parvenu ? Ce qui étonnerait plus, c’est qu’il eût porté modestement le poids de sa fortune. Les plus forts payent toujours leur tribut à la faiblesse humaine.

M. de Villemessant le premier comprit Émile. Il pressentit, lui qui s’entendait si bien à faire attrouper les passants autour de sa voiture — presque aussi bien que Mangin, — que le bras d’Émile était spécialement doué pour faire retentir la peau d’âne et mugir les cymbales. En effet, quel beau tapage dès qu’Émile monta sur le chariot de l’Événement ! Dès ce jour-là, Émile comprit que le succès était assuré ; il avait trouvé sa voie. Depuis lors il n’a pas cessé de battre la grosse caisse. Et zing badaboum ! Les théories réalistes sur la peinture et la sculpture, grosse caisse ! Les thèses naturalistes sur le drame et le roman, grosse caisse ! Les formidables éreintements des plus grands noms, y compris Victor Hugo, grosse caisse ! Les tableaux de l’Assommoir et de Nana, grosse caisse ! Et ce n’est pas fini. Voici maintenant Pot-bouille, énorme caricature des classes bourgeoises : grosse caisse, toujours grosse caisse !

M. Zola a, bien évidemment, autre chose qu’un vigoureux biceps, car il ne suffit pas de frapper à tour de bras sur la peau d’âne. Il a du talent, cela est incontestable ; mais, s’il cessait de monter sur son chariot, s’il renonçait aux cymbales et à cette grosse caisse, comme les rangs des badauds s’éclairciraient ! Aussi n’a-t-il garde. Et, tenez ! que fait-il aujourd’hui en encourageant M. Paul Alexis ? Il renforce son orchestre. L’adjonction d’un petit fifre aigre et perçant ne saurait nuire. C’est une note aiguë qui pénètre dans les oreilles que commençaient à assourdir les éternels boum boum. On allait passer sans s’arrêter. Tiens ! dit-on, du nouveau ! Et on revient sur ses pas. Vous voyez, moi tout le premier, moins badaud que les autres. Vous allez faire de même, vous aussi.

C’est ce qui me dispense de vous dire en détail tout ce qu’il chante, ce fifre. Cela n’en finirait pas d’ailleurs, car il faudrait suivre M. Zola depuis son lever jusqu’à son coucher. Que dis-je ? passé même ce coucher. En effet, quand, la nuit, près de la petite maison de Médan passe le train de Dieppe ou celui du Havre ou celui de Cherbourg encore, — ce sont là des documents humains, n’oublions pas une seule ligne ferrée, — parfois le sifflet de la locomotive réveille Émile. Il se dresse alors sur son séant et regarde vers la fenêtre d’‘un air rêveur. Comment M. Alexis est-il si bien informé, si Émile ne lui a pas lui-même révélé les secrets de ses nuits ? Quelle coiffure nocturne orne le front de l’auteur de Nana ? M. Alexis ne le dit pas. Regrettable lacune. En revanche, il a immortalisé les chiens du maître : Bertrand, « un bon gros terre-neuve », et Raton, « un sacré petit rageur ».

Que d’autres détails qui nous semblent puérils à nous, mais qui ont leur sens caché et leur importance pour les diacres et les dévots ! Par exemple, sur la chasteté de M. Zola. Nos compliments cependant ; mais passons vite pour arriver à ce qui est significatif, car enfin il y a des pages intéressantes — j’en ai déjà signalé quelques-unes — dans le livre de M. Paul Alexis. Il est assez curieux, par exemple, de savoir les procédés de travail du maître. Pour le milieu où s’agiteront ses personnages, rien de plus simple : une enquête, un inventaire exact, l’observation minutieuse de la réalité. Ainsi un séjour prolongé à l’Assommoir — M. Alexis ne nous parle pas des emprunts faits aux études antérieures, comme le Sublime, naturellement ; on n’avoue pas des documents de seconde main. — Pour les personnages mêmes, autre méthode. L’apôtre du naturalisme commence à travailler à un roman sans savoir ni quels événements en seront la trame, ni quels personnages y prendront part, ni enfin quel sera le commencement et quelle sera la fin ; non, il lui suffit de connaître le héros du premier plan. Il fait alors sa généalogie, retrouve dans les ancêtres les germes qui s’épanouiront en lui par les lois de l’hérédité. Il se demande encore comment ce fond de nature aura pu être modifié par les influences de milieu, les habitudes professionnelles, les tics même et les manies les plus insignifiantes. Il s’enquiert du journal auquel il est abonné, j’imagine, et du vin qu’il boit. Vient-il du Mâconnais, ce vin, ou du Bordelais ? Cela aurait, en effet, son importance. Le dossier grossit peu à peu. Quand il est complet, M. Zola tire ses conclusions, les déduisant par une sorte de mécanique : né ainsi, élevé de cette façon, soumis à de telles influences, il agira de telle manière. Si ce qu’il fera doit étonner ou scandaliser le public, M. Zola s’en lave les mains. Il était impossible que Lantier fît et dît autre chose que ce qu’il fait et dit.

Telle est, à prendre les lignes principales, la méthode. Eh bien, je m’explique alors comment il se fait que ces personnages du roman réaliste ne vivent pas d’une vie réelle. Ce sont des automates ou encore des concepts, comme disent les philosophes. Ils ont le mouvement d’une machine et non celui d’un être humain. Les vrais hommes ne sont pas ainsi tout d’une pièce, ni emportés par une force fatale que jamais rien ne contrarie. Il y a dans le jeu d’une passion, si impérieuse qu’elle soit, des temps d’arrêt, de l’imprévu, du caprice, des inconséquences même et des contradictions. C’est ainsi qu’Harpagon est sur le point d’épouser une fille sans dot. Oui, je m’explique alors comment de ces conceptions a priori sortent des figures que nous n’avons pas rencontrées dans la vie. Non qu’elles soient de pure imagination ; mais ce qu’il y a de vrai en elles est tendu jusqu’à se briser, poussé à outrance jusqu’à l’impossible. Et nous disons : Non, dans la nature, les choses ne sont pas ainsi. Nous l’avons dit avec quelque timidité quand M. Zola nous exhibait la clientèle de l’Assommoir, que nous ne fréquentions pas. Étrange, bien étrange ! murmurions-nous ; mais enfin le romancier naturaliste répondait : J’ai vu. De même pour les couches du demi-monde où s’agitait Nana. Les gens bien informés nous disaient sans doute : Allons donc ! Mais nous hésitions, car M. Zola répondait : J’ai vu. Voici que maintenant nous sommes moins timides après avoir lu les premiers chapitres de Pot-bouille, où nous devons trouver, nous assure-t-on, la peinture exacte de la bourgeoisie. Oh ! ici c’est autre chose. Pour la bourgeoisie, nous aussi nous pouvons dire : J’ai vu ! Et alors nous protestons avec pleine assurance. Des bourgeois, ces pantins grotesques, ces polichinelles goitreux, ventrus et libidineux ! des bourgeoises, ces poupées de son surmontées d’une tête de porcelaine plaquée de carmin, toutes plus ou moins idiotes, perverties, hystériques, nauséabondes ! Non, grâce à Dieu, ce n’est pas là la bourgeoisie ! Vous les avez vus en rêve, ces fantoches monstrueux ; ce sont les enfants de votre imagination — à laquelle, entre parenthèses, il n’y a pas lieu de faire compliment. Ne nous parlez donc plus d’observation minutieuse, de vérité prise sur le fait, de corps écorchés vifs, de cœurs fouillés d’un scalpel implacable. Cela ne prend plus. Au fond, vous savez bien vous-même que ce musée de grotesques ne ressemble à rien ; mais bourgeois et bourgeoises vont s’indigner, mais certains critiques feront la grosse voix en vous disant : Vous calomniez la bourgeoisie ! Vous leur répondrez avec votre aménité ordinaire : Oh ! la la ! les Prudhommes ! — Tout cela fera du tapage, ce à quoi vous tenez. Toujours la grosse caisse !

M. Alexis, qui n’est pas aimable pour les critiques dont son demi-dieu ne respire point l’encens, se récriera, comme il l’a déjà fait, que nous cherchons là des querelles de pédant, qu’à l’étranger toutes les peintures de M. Zola sont accueillies avec enthousiasme comme l’image fidèle de la vérité. S’il en est ainsi et si c’est sur ce musée que l’on nous juge au loin, il y a vraiment lieu d’exprimer notre gratitude au peintre. Élevons-lui donc un monument commémoratif : À Zola la bourgeoisie reconnaissante !

Mais j’oubliais. Et les vers inédits que M. Zola a autorisé son fidèle Alexis à publier à la suite du panégyrique ? Des vers très honnêtes, très incolores, des imitations maladroites de Musset. Œuvre d’écolier d’ailleurs, aussi pauvre de rimes que d’inspiration. Elle montre que M. Zola était né pour la prose.

Nos auteurs dramatiques

M. Émile Zola, après avoir fait un certain nombre de lundis, au Bien public et au Voltaire, dans la critique théâtrale, y a renoncé. Un premier recueil de ses articles sous ce titre : le Naturalisme au théâtre, et le second qu’il vient de faire paraître sous cet autre titre : Nos auteurs dramatiques, prouvent surabondamment qu’il a bien fait.

M. Zola, comme critique, n’était cependant pas sans originalité. Ses articles ont ce trait caractéristique qu’il y est toujours question de M. Zola. C’est par là qu’ils se distinguent, par ce moi continu, s’étalant avec candeur et s’épanouissant sans le moindre embarras. Aucune précaution pour se dissimuler, pas le moindre manège d’éventail. À d’autres ces petits artifices, ces petites roueries d’une coquetterie trop habile ; M. Zola les dédaigne. Il découvre en plein sa figure ; tant pis pour ceux que le spectacle ne charmera pas. Cette franchise est loin de me déplaire. Je rends justice également à un mérite très réel, celui de toujours bien faire comprendre ce que l’on veut dire. Jamais d’à peu près, jamais de réticences ni de sous-entendus. M. Zola laisse aux gens d’esprit l’allure capricieuse et ondoyante, les écarts imprévus dans les petits sentiers fleuris, puis les brusques coups d’aile faisant reparaître le voltigeant critique que l’on avait perdu de vue. Non, il ne voltige pas, grand Dieu ! D’un pas lourd et opiniâtre, comme le bœuf à la charrue, il trace son sillon. Pour les délicats, il est pénible d’entendre la charrue grincer et le bœuf souffler ; mais le sillon est rectiligne. C’est quelque chose, et c’est même beaucoup, soyons juste. Seulement toujours le même sillon, hier, aujourd’hui, demain, et les jours qui suivront, voilà ce qui nous plaît moins.

Cette monotonie était fort sensible déjà quand on lisait chacun de ces articles séparément, avec l’intervalle d’une semaine. Réunis maintenant, les lire de suite et coup sur coup, cela devient non plus seulement monotone, mais exaspérant. On entrevoit çà et là quelque repos, un peu de variété : Peut-être, se dit-on, n’allons nous plus voir M. Zola ! Hélas ! si ! C’est encore lui ! Nous comptions sur M. Dumas fils ; au premier plan, M. Zola ! sur M. Sardou ; encore M. Zola ! sur M. Feuillet ; encore M. Zola ! Cependant, cette fois, il va être question de Victor Hugo, et il serait malheureux !… Non, encore M. Zola ! Du moins, puisque nous arrivons à Racine et à Corneille, nous voici préservés ? Eh bien ! non, encore et toujours M. Zola ! Mais pourquoi ? — Vous demandez pourquoi ? Parce que le théâtre est condamné par M. Zola, tout comme la république, à être zoliste. Même formule. Ou il sera zoliste, ou il ne sera pas. Et alors, arrivant devant chaque auteur dramatique, le père de Bouton de rose lui dit : Me ressembles-tu ? Non ? alors tu n’es pas ! Tu as quelque analogie avec moi ? alors tu existes au quart ou aux deux tiers ! Regarde-moi bien et modèle ta tête sur la mienne, et alors tu existeras tout à fait.

Certain personnage de Labiche, un ancien marchand de bois, très justement fier de sa profession, ne voit et ne comprend rien en dehors d’elle. Si on lui fait l’éloge de quelqu’un : Très bien, dit-il ; mais est-il marchand de bois ? De même M. Zola : Êtes-vous naturaliste ? Montrez-moi patte noire, ou je n’ouvre pas. Et justement, c’est là sa condamnation, comme critique, de ne pas ouvrir. L’esprit critique est accueillant et hospitalier. Il ne demande pas au talent de s’embrigader dans tel ou tel régiment, de prendre un mot d’ordre et d’obéir à une consigne. Qu’ils soient les bienvenus, tous ceux qui ont quelque chose dans la tête et dans le cœur ! Les voici, arrivant par les chemins les plus divers, les uns drapés dans une longue toge aux larges plis, les autres à l’aise sous une tunique légère ; ceux-ci le front ceint du laurier divin, ceux-là n’ayant qu’un petit bouquet de fleurs des champs : place à tous et salut à tous ! C’est ainsi que la critique s’inclinera avec respect devant Hernani et sourira amicalement à Fortunio. Son admiration pour les grandes œuvres ne l’empêchera pas de goûter les œuvres légères ; l’art sérieux ne la rendra pas injuste pour l’art qui admet le caprice et la fantaisie. Pour Hamlet la place d’honneur, mais une place aussi pour Ariel et Prospero !

Voilà pourquoi il faut se consoler de ce que M. Zola ait renoncé à juger les œuvres dramatiques. C’était un critique sans largeur et sans ouverture, exclusif, intolérant, ne comprenant rien à ce qui n’était pas dans sa formule à lui. Avec les quatre hommes dont il est le caporal, il prétendait caporaliser l’art. Aucun danger sans doute qu’il y réussît ; mais pour la galerie, qui avait ri d’abord, ce spectacle devenait sans charmes. J’ajoute que cette retraite de M. Zola est heureuse même pour sa réputation d’écrivain. Il semble qu’il ait besoin de loisirs et de longs efforts pour produire. Le travail précipité du journalisme ne va pas à son talent. Quand il a devant lui beaucoup de temps, il écrit de façon suffisante, sans éclat ni agrément, ni esprit, mais d’un style ferme et précis. L’heure le talonnant, le prote aussi, sa plume forcée de prendre une allure qui n’est pas la sienne, bronche et choppe. Par exemple, s’il est question du dédain avec lequel M. Labiche a envisagé notre pauvre espèce, étudiant l’homme comme un pantin sans conséquence et un insecte grotesque, M. Zola, pressé, écrit que c’est, en somme, « traiter l’humanité d’une façon fort méprisable ». Il eût eu quelques heures devant lui, il aurait écrit, j’en suis presque certain, « méprisante ». Mais n’insistons pas sur les détails de ce genre ; M. Zola m’appellerait normalien.

Un dernier mot seulement. Dans cette revue de nos auteurs dramatiques, quel étrange oubli ! Je vois bien Victor Hugo, Sardou, Feuillet, Dumas fils, Augier ; mais William Busnach n’y est pas. Busnach qui a rendu possibles à la scène des romans de M. Zola ! Busnach, qui connaissant les nécessités du théâtre, les y a appropriés en les rappropriant un peu ! Busnach dont les ciseaux ont si gentiment manœuvré ! Busnach qui a tondu Nana et coupé l’Assommoir ! Ô Émile, seriez-vous ingrat ? Non, Émile n’est pas ingrat ; mais l’ami Busnach le trouble et le gêne. Les ciseaux de Busnach, tondant et coupant, lui apparaissent dans ses rêves comme une protestation ironique contre le naturalisme au théâtre. Le succès obtenu grâce à ces ciseaux, mais c’est la négation du système ! Et voilà pourquoi M. Zola regarde Busnach de travers avec un silence farouche. Il n’est pas ingrat cependant, surtout les jours où il passe à la caisse du théâtre. Ce soir-là, il envoie à Busnach un regard attendri, quand il croit que personne ne l’observe.

Les Romanciers naturalistes

Vous vous rappelez peut-être certain dessin de Gavarni dans la série des Enfants terribles. Une salle à manger ; autour de la table, monsieur, madame, et bébé, plus un invité chauve en tenue de cérémonie. Sur la table un lapin : « Maman, demande le gamin, est-ce que c’est le lapin crevé hier, que tu as dit que ce serait toujours assez bon pour lui ? » Voici le même lapin servi par M. Émile Zola au public. Mais comme il est très franc — pas le lapin, — il nous en avertit honnêtement. Non, on ne le lui fait pas dire, et de lui-même il prévient ses invités. — Ce nouveau volume sur les romanciers contemporains, nous dit-il, s’ouvre par une étude sur Balzac qui est tout à fait indigne de lui. Ce n’est qu’une compilation faite à l’aide de sa correspondance. Il aurait fallu l’accommoder autrement, confectionner une sauce qui î eût l’air d’une sauce ; ma foi, tant pis ! je n’ai pas le temps ! Voici encore des études sur MM. Sandeau, Ulbach, About, Claretie et autres. Sont-ce bien des études ? Des notes jetées à la hâte sur le papier, car cela était destiné à la Russie où on devait les traduire. Alors naturellement le style est lâché. Vous n’y trouverez pas mes finesses ordinaires, mais des bavures en quantité. Il eût fallu refondre et ciseler cette première épreuve ; ma foi, tant pis ! Je n’ai pas le temps ! Et puis on m’a forcé à publier telle quelle cette copie retour de Russie, car vous savez quel fracas ç’a été quand on a appris comme je traitais ceux qui ne fournissent pas, comme moi, la maison qui est au coin du quai ! C’est donc un plat manqué, comme celui où figure Balzac ; mais je me suis dit que ce serait toujours assez bon pour vous ! — Ainsi parle M. Émile Zola, et la candeur de ses aveux me touche. Ce n’est pas le moment de faire les difficiles quand nous acceptons la fortune du pot. Tout au plus pouvons-nous dire avec lui : Vous avez raison, cela n’est pas fameux. M. Zola nous avertit encore qu’il ne croit pas être le premier homme du siècle, que, loin de là, vingt fois par matinée, il se traite d’idiot. J’ai toujours dit, moi, que le sens critique était sa faculté dominante. Vingt fois par matinée, c’est peut-être un peu trop cependant. Toujours la même tendance à exagérer.

M. Alphonse Daudet

Les Rois en exil

M. Alphonse Daudet dédie ses Rois en exil à l’auteur de Germinie Lacerteux, en témoignage de sa grande admiration. L’auteur de Nana vient de déclarer que les Rois en exil sont un véritable chef-d’œuvre qu’il admire grandement. Oui, un chef-d’œuvre, bien qu’il ne soit pas édité par Charpentier ! Comme ces grandes admirations sont naturellement sincères, comme ce n’est nullement le cas de répéter ce mot : Qui trompe-t-on ici ? il faut y voir une touchante manifestation d’éclectisme littéraire. Plus de frontières naturelles, plus de départements, plus de petits drapeaux, de petites cocardes ; fusion générale dans une apothéose universelle. Ni naturalistes, ni réalistes, ni idéalistes, tous grands hommes.

Le public cependant demeure étonné de voir des gens de lettres s’étreindre si fort de leurs bras nerveux. Ne serait-ce pas pour s’étrangler ? murmurent quelques sceptiques. Nullement. Ce qu’il faut croire, c’est qu’à de certaines hauteurs où nous n’atteignons pas, nous faibles mortels, les objets les plus dissemblables revêtent une teinte uniforme qui leur donne un air de famille. Pour moi qui ne monte pas jusqu’à ces cimes, cette illusion ne se produit pas ; et c’est précisément parce que je n’admire ni Germinie Lacerteux, ni surtout Nana, que je suis tout près d’admirer les Rois en exil.

C’est une œuvre très forte, très puissante, d’une observation attentive, curieuse, passionnée, observation qui ne se borne pas au corps, aux gestes, aux attitudes, mais fouille jusqu’au fond des âmes. C’est une œuvre cruelle, si l’on veut, comme le sera toute étude profonde de la misère humaine ; mais on n’y sent pas je ne sais quel indigne plaisir de faire crier la plaie. Au contraire, elle tressaille comme d’un sentiment secret de pitié et de tristesse. C’est une œuvre de justice, ce n’est pas une œuvre de colère et de vengeance. À côté de ce roi qu’une révolution n’a fait que renverser du trône, mais qui, lui, se jette dans la boue, voyez cette noble et vaillante figure d’une princesse, reine, mère, femme malheureuse, qui dévore ses larmes, qui, pour faire croire qu’il y a encore un roi sous le veston court du viveur, fait sans se lasser les gestes de ce pantin hébété, et qui demeure debout, la tête haute, le front droit, comme pour y maintenir cette couronne qui en est tombée. Grâce à elle, circule un souffle d’air pur dans ces miasmes. Ne vous y trompez pas, réalistes et naturalistes, mes amis ! Le personnage principal du roman, c’est pour vous sans doute Christian parce qu’il trouve dans Paris une Sodome, dans le club un assommoir, dans ses amours la fille Élisa ; pour nous, c’est la reine, qui souffre de ces douleurs que vous n’avez jamais songé à observer ou à dépeindre. Quant à M. Daudet, je ne nie pas qu’il ait pris trop de plaisir à nous conduire à Mabille et autres lieux : que voulez-vous ? la descriptivité est la maladie régnante. De même, pour les peintures honnêtes, il ne résiste pas au plaisir de faire vivre devant nos yeux dans ses mille détails variés la foire aux pains d’épices. Mais alors même il sait faire que ces menus détails éveillent quelque sentiment, une idée, un souvenir dans l’âme de ses héros. Cette dégradation progressive de Christian qui le fait rouler de la débauche élégante jusqu’à la crapule, est-ce une occasion seulement de décrire toute la hiérarchie des sophas, depuis le sopha en brocatelle jusqu’au sopha en lasting éraillé ? Non, il y a une peinture d’une autre valeur : celle d’une âme qui s’affaisse, s’énerve, puis se décompose et se pourrit.

Comme il est saisi sur le vif, ce pantin royal ! Tant qu’il a été sur le trône, dans un pays où d’ailleurs le plaisir était rare, il s’est tenu à peu près. Des échappées furtives ; puis le maintien voulu, le décorum officiel. La révolution qui l’a banni lui a, en réalité, donné des vacances. Le voilà à Paris. On pleure autour de lui ; il feint aussi la tristesse ; en réalité, il est soulagé. Il ira le soir à Mabille ! Et cette Colette dont il a fait aussitôt sa maîtresse, la belle-fille d’un vieux général qui se ruine pour faire vivre la famille de son ancien roi ? Elle croit lui plaire en lui parlant de son trône à reconquérir. Comme il l’a vite quittée pour la petite Tata des Bouffes ! À la bonne heure, celle-là ! elle ne la lui fait pas à la royauté ! Elle ne l’appelle pas sire ! Non, elle l’a baptisé du nom de Rigolo, et de ce nom de guerre le voilà aussi fier qu’un de ses confrères en exil du sobriquet de Queue-de-Poule. Mais ne craignez pas que je vous raconte ce que vous venez de lire ou que vous lirez demain. Je voulais indiquer seulement que, même dans la partie la moins distinguée de l’œuvre, celle qui touche par certains points au réalisme, il y a, à côté de la description des objets extérieurs, la vérité de l’observation morale. Le milieu où nous transporte M. Daudet est exactement dépeint, mérite banal. Dans ce milieu, ce n’est pas le premier venu qui sombre et s’abîme. Non, c’est un être particulier, avec sa nature propre, sa physionomie à lui, ses traits qui ne sont pas ceux de tout le monde, une âme enfin portant l’empreinte de l’éducation reçue, des influences subies, des vices qui y ont germé du dedans, des blessures et des souillures qui l’ont atteint du dehors.

Et si ce que je dis là est vrai de la partie la moins distinguée du roman, à plus forte raison de l’autre. La figure de Frédérique est une création de premier ordre. Ici, pas même le mélange — là-bas nécessaire — du détail matériel et banal. Il n’y a qu’une âme qui souffre, lutte, espère contre l’espérance, se décourage enfin, mais, dans ce découragement même, conserve sa virile et courageuse physionomie. Au dernier tableau de ce drame tout intime, quand Frédérique étreint son chétif enfant condamné par la science, on sent qu’elle va déployer la même énergie dans cette lutte nouvelle contre un nouveau danger.

Je ne désigne pas les belles scènes, à quoi bon ? Elles ont frappé ou frapperont mes lecteurs. Il y en a deux ou trois de premier ordre, celle surtout de la consultation. Mais, me dira-t-on, pourquoi, au lieu de dire : J’admire, dites-vous : Je suis tout prêt d’admirer ? Ah ! voilà.

C’est que le rôle joué par Méraut ne me plaît qu’à moitié. Pourquoi lui faire crever l’œil de cet enfant par un accident vulgaire ? Pour amener la consultation finale ? Il y avait mille autres moyens. En réalité, c’est pour motiver une rupture entre Frédérique et lui à l’instant où l’amour leur gagnait le cœur. Eh bien, il fallait leur faire à tous deux affronter ce danger. J’en veux à M. Daudet de les y avoir dérobés, et surtout de s’être dérobé lui-même. — C’est encore qu’il y a, comme je disais, un trop grand luxe de description. — C’est enfin que le style n’échappe pas à toute accusation de préciosité. Style distingué d’ailleurs, délicat, énergique au besoin, et qui ouvrirait à M. Daudet les portes de l’Académie, si l’Académie m’en croyait.

Numa Roumestan

Démocrite dit que les Abdéritains sont menteurs ; or Démocrite est Abdéritain, donc Démocrite a menti, donc les Abdéritains ne sont pas menteurs ; donc Démocrite n’a pas menti, donc les Abdéritains sont menteurs, donc… Et encore très longtemps comme cela. Vous connaissez ce sophisme dont s’amusait l’École, ne dédaignant pas de s’égayer de ce qu’on a baptisé depuis du nom de scie d’atelier. M. Alphonse Daudet dit que les méridionaux sont menteurs, or M. Alphonse Daudet est méridional, donc… Voir plus haut. Et M. Daudet le dit longuement, pendant tout un volume où il n’y a guère que cela, sous toutes les formes et tous les assaisonnements. Et c’est la conclusion du récit. Un enfant de cinq semaines sourit dans son berceau. S’il est né vers l’embouchure du Rhône, c’est par circonstance ; sa vie s’écoulera sur les bords de la Seine ; sa mère est du Pas-de-Calais : toutes circonstances rassurantes, pronostics d’un cœur sincère. Oui, mais son père est de Vaucluse : c’est assez pour que la mère s’effraye par avance et, penchée sur son bébé : Est-ce que tu seras menteur, toi aussi ? Est-ce que tu prendras la vie en virtuose, en chanteur de cavatines ? Est-ce que tu feras le trafic des mots sans t’inquiéter de leur valeur, de leur accord avec l’idée, pourvu qu’ils brillent et qu’ils sonnent ?

Ainsi parle-une mère du Nord redoutant pour son fils l’influence terrible d’un père du Midi. Ainsi s’inquiète Mme Numa Roumestan, qui a souffert assez du méridionalisme comme femme et qui voudrait n’en pas souffrir comme mère. Oh ! les méridionaux ! A-t-elle contre eux assez de griefs ! Mais aussi comme M. Alphonse Daudet, le méridional, la venge ! Une vraie Saint-Barthélemy de ces bavards, de ces vantards, de ces hâbleurs, de ces Abdéritains ! C’est un carnage, et le terrain est jonché de cadavres.

Vous avez vu dans les fêtes champêtres, ou même à la foire aux pains d’épices, les baraques où est installé le jeu qu’on appelle : le massacre. Au fond, en rangs d’oignons, une ligne de bonshommes grotesques, en bois, chevelures hérissées et menaçantes ou bonnets de coton mélancoliques, yeux torves ou hébétés, nez phénoménaux, bouches grimaçantes, barbes hirsutes ; puis une robe de madapolam défraîchi cache le buste. Ce buste, une simple planche, car si ces grotesques ont une apparence de tête, ils n’ont ni corps ni pieds. Sur le devant de la baraque, des paniers pleins de balles en son ou en chiffe. Pour la somme de cinq centimes vous avez droit à quatre balles, et vous pouvez attraper en plein visage quatre bonshommes qui basculeront et tomberont à la renverse. Ce massacre des innocents à quatre victimes pour un sou est censé entretenir l’esprit guerrier dans les masses. Je veux bien ; mais en tout cas il ne développe pas les instincts généreux. Attaquer des adversaires impuissants à se défendre, faire le brave contre des ennemis de bois, voilà qui n’a rien de chevaleresque.

Eh bien, le roman de M. Daudet rappelle beaucoup le jeu du massacre. Une rangée de bonshommes de bois, ni hommes ni femmes, tous méridionaux ; un panier — et même beaucoup de paniers — avec des balles en son, et pif ! et paf ! Attrape, toi, l’homme de Tarascon ! En pleine trogne, à toi, natif de Montélimar ! Et il faut voir comme il s’échauffe à ce jeu, M. Daudet, et avec quelle joie il regarde le sol jonché de cadavres en bois, sabre de bois ! Cependant, comme il ne veut pas qu’on l’accuse de massacrer des innocents, il les fait parler tout en les accablant de projectiles, ces pauvres guignols du Midi. Ils ont l’air de parler du moins, car c’est peut-être M. Daudet avec sa pratique qui parle pour eux. Toujours est-il que ce qu’ils disent est si exaspérant pour l’oreille et l’esprit, qu’ils nous irritent tellement par leur bruyante et leur turbulente vantardise, que lorsqu’ils tombent nous crions, nous aussi : C’est bien fait ! Il va se taire enfin, l’homme de Tarascon ! M. Daudet se persuade qu’ainsi son rôle est plus chevaleresque. Il ne s’attaque pas à des adversaires muets. Je veux bien encore, quoique l’on pût objecter que c’est une aggravation de cruauté. Ses bonshommes sont plus à plaindre que ceux des baraques foraines. Ceux-ci succombent à une violence que rien ne justifie et dont les âmes généreuses supportent difficilement le douloureux spectacle ; les siens, grâce à ce qu’il leur fait dire, semblent avoir mérité leur sort. L’agresseur a l’air d’un vengeur, la victime a l’air d’un condamné.

« Monsieur et madame le maire est-il content ? » demandait Odry à l’autorité de la ville de Meaux, à la fin de la représentation. Ici, quand le rideau tombe, l’imprésario ne demande pas : Tarascon et Arles est-il content ? Non, Arles et Tarascon ne doivent pas être ravis. Et ce n’est pas seulement parce qu’on leur a meurtri le visage avec ces balles de son ; c’est surtout parce qu’on les humilie par un désobligeant parallèle. On ne cesse de leur dire : À la bonne heure, Saint-Omer et Béthune ! Et toujours Béthune et toujours Saint-Omer, et toujours le Rempart du Midi tombé par l’Hercule du Nord. Voilà ce qui fait de plus cruelles blessures que les balles.

Pour moi, qui ne suis ni de Tarascon, ni de Saint-Omer, mais de Mitry (Seine-et-Marne), je suis tout à fait désintéressé dans la question. Que le Midi soit content ou non, ce n’est pas mon affaire. Ce qui me préoccupe seulement, c’est l’explication de ces attaques si vives et surtout de ce désobligeant parallèle, dont l’intention est évidente. Sans ce parallèle, il n’y aurait pas la moindre énigme à déchiffrer. Rien de plus impie alors : l’artiste et le psychologue ont été attirés par un curieux sujet d’étude. Le Midi, par l’éclat de sa lumière, par son fracas, son tumulte, ses sonorités, ses vibrations, voilà a tenté l’artiste. Le psychologue a cru constater qu’il avait sous ses draperies éclatantes, non du marbre, mais du plâtre, que tout ce fracas et cette sonorité venaient du vide comme le bruit du tambour. Ce contraste entre l’intérieur et l’extérieur, voilà qui mérite sans doute d’être marqué en traits profonds ; en temps ces dehors si brillants et si bruyants, cette vie exubérante, n’est-ce pas pour le pinceau un sujet tentant ? Tout s’expliquerait ainsi aisément ; mais ce parallèle constant, mais Saint-Omer ? pourquoi cet air de malveillance ou tout au moins de mauvaise humeur ?

Deux explications possibles. Commençons par celle qui pourrait se présenter à quelques esprits chagrins, enclins à voir de toutes choses le côté le moins favorable. Il faut reconnaître d’ailleurs que certains mots qui échappent çà et là à M. Daudet peuvent donner une apparence à leurs hypothèses malignes. Donc, pour ces malveillants, il semblerait que M. Daudet n’est pas content du Midi, que les populations ne détellent pas sa voiture pour se mettre dans les brancards, qu’on ne dresse pas assez d’arcs de triomphe, enfin que tous ces cœurs si chauds en apparence sont froids pour l’auteur si fêté ici. Il arriverait à M. Daudet juste le contraire de ce qui arrive au grand homme de province quand il vient à Paris et qu’il s’y trouve perdu, isolé. Lui, le grand homme de Paris, se trouve isolé en province. Et ce n’est pas tout : qui sait s’il ne souffre pas cruellement dans son amour-propre en faisant certaines comparaisons douloureuses ? Là-bas, il trouve les arcs de triomphe sous lesquels a passé la veille le député du cru, aujourd’hui ministre, le gros Numa, le bruyant Numa. Et pour les méridionaux, quelle distance entre Numa et Alphonse ! Le petit Alphonse, il écrivaille dans les gazettes, té, mon bon, il noircit du papier ; mais le gros Numa, pécaïre ! le voilà au pinacle ! Et qu’attendre du petit Alphonse ? un billet pour quelque espectacle quand on ira voir la capitale ; mais du gros Numa, une ligne de chemin de fer, et des bureaux de tabac, et des perceptions, et des bourses de collège pour le pitchoûn. Et bon enfant, ce Numa, donnant des poignées de main à tous les compatriotes, se dépensant en sourires, appelant chacun par son nom ! Un petit air fiérot, cet Alphonse, et en dedans ; pas le cœur sur la main ! Vive Numa, le gros Numa, le grand Numa, l’orgueil du pays, bagasse !

Et voilà ce qui met Alphonse de mauvaise humeur. Pour lui, le proverbe : Nul n’est prophète en son pays, est vrai ; il ne l’est pas pour Numa. Et alors Alphonse, mécontent du Midi, se venge en faisant tomber le Rempart de Marseille par l’Hercule du Nord. Et si Mme Alphonse a été étonnée du froid accueil, il la console en lui dédiant le monument de sa vengeance.

« À ma chère femme », telle est la dédicace du volume irrité. En voyant ce que sont les méridionaux, elle se dira qu’elle avait couru grand risque à prendre pour mari un méridional, et qu’elle l’a échappée belle. Le mari de Mme Roumestan passe sous des arcs de triomphe ; mais elle, la malheureuse Mme Roumestan, gravit un calvaire.

Telle pourrait donc être la première explication, celle qui serait peu bienveillante et que je ne crois pas la vraie. La vraie est plus simple, plus naturelle, et il n’est pas besoin de la tirer de si loin. M. Alphonse Daudet a, dans le temps, chanté la grâce et la poésie du Midi ; aujourd’hui il en raille les expansions bruyantes, les turbulentes et les tumultueuses gaietés, la hâblerie fanfaronne, la facilité au mensonge qui n’est qu’un entraînement de l’imagination et une illusion involontaire, l’emphase sonore et vibrante, l’éloquence à l’huile et à l’ail comme la cuisine : la raison de cette volte-face est toute simple. Tant qu’il a vécu dans cette atmosphère, sa délicatesse n’en souffrait point. La lumière crue et excessive du Midi n’éblouissait pas ses yeux, le fracas et la turbulence des voix n’assourdissaient pas ses oreilles qui en avaient l’habitude. Vous êtes dans une chambre où il y a beaucoup de monde ; vous ne souffrez pas de l’air épaissi et concentré. Sortez-en quelques minutes et rentrez : l’odeur de renfermé vous saisit au nez et à la gorge. C’est ce qui est arrivé à M. Daudet. Tant qu’il a vécu dans ce milieu, il n’en a pas souffert ; quand il y retourne aujourd’hui, ce qui lui semblait autrefois naturel l’offense et le blesse ; ses yeux et ses oreilles protestent. Ainsi lui, méridional, peint le Midi comme un étranger qui y viendrait pour première fois. Son étonnement se traduit par une satire très vive, très intense, d’une animation et d’un éclat extraordinaires, et enfin, pour tout dire, d’une fougue vraiment méridionale.

C’est là le trait que je tiens essentiellement à noter. Oui, M. Daudet est parti en guerre contre le Midi avec toute l’impétuosité d’un homme du Midi. Il y a dans son réquisitoire de l’enflure, de la redondance, une sonorité creuse, enfin ce qu’il appelle plaisamment lui-même de la tarasconnade. Son style a des grelots, des sonnettes, des plumets et des panaches comme les colliers qu’on met aux chevaux de là-bas. Il piaffe sur place ou tourne en rond comme dans un manège. Il soulève beaucoup de poussière et fait grand fracas, mais toujours sur une même piste où il repasse en retombant juste sur l’empreinte laissée au tour précédent. Qui l’a vu pendant le premier quart d’heure l’a vu pendant tout l’exercice ; vous pouvez fermer les yeux pendant quelque temps, vous le retrouverez revenant au même obstacle, qu’il franchit d’ailleurs avec aisance et qu’il franchira tout à l’heure encore. Cette monotonie nous fatigue un peu, il faut bien l’avouer. M. Daudet ne pouvait-il donc multiplier les incidents, imaginer des péripéties, donner enfin un intérêt dramatique à son tableau ?

Mais, répondra-t-on, il y a un intérêt d’une bien autre portée, celui de l’étude psychologique. Je ne le nie pas ; cependant remarquez que les natures méridionales, expansives, ouvertes, déboutonnées si l’on peut dire, se laissent pénétrer aisément. Toutes en surface, il faut quelque temps sans doute pour en faire le tour ; mais il n’en faut pas beaucoup pour en trouver le fond. Quand M. Daudet observe Numa Roumestan à l’extérieur, le son creux que rend le grand homme à l’auscultation nous a déjà suffisamment renseignés sur le vide du dedans. Nous n’avons plus grand-chose ensuite à apprendre. Les symptômes et les phénomènes qu’on analysera longuement tout à l’heure confirmeront l’observation première sans y rien ajouter. Voilà pourquoi on est tenté de crier à M. Daudet : Eh bien ! oui, c’est convenu ! Sur tout cela nous sommes fixés ; à autre chose maintenant ! Voilà pourquoi il fallait ajouter à l’analyse psychologique une intrigue, une action, car enfin il n’y en a pas, ou si peu que ce n’est pas la peine de dire.

Et en effet Numa Roumestan trompe une première fois sa femme avec une quadragénaire très osseuse ; Mme Roumestan pardonne, mais en jurant qu’une seconde fois ce serait la rupture éclatante, la séparation retentissante. Numa promet d’être fidèle comme un lévrier, et d’ailleurs il l’adore, sa femme du Nord, sa bonne conseillère, sa régulatrice, son balancier compensateur, son Égérie : Ah ! les promesses du Midi ! Rechute de Numa, et rechute plus grave, dans le boudoir trop glissant d’une actrice de troisième ordre. Sa trahison nouvelle est révélée à Mme Roumestan, qui a juré de ne plus pardonner. Ah ! les serments du Nord ! Elle pardonne et la toile tombe. Pourquoi maintenant, plutôt qu’à la première découverte ? Pourquoi maintenant, plutôt qu’à une troisième escapade de Numa, ou une quatrième, ou une cinquième, puisque ces méridionaux sont terribles ? Pourquoi ? parce que M. Daudet suppose que nous connaissons maintenant à fond son héros. Ah ! grand Dieu, oui ! il y avait longtemps déjà que nous n’avions plus rien à apprendre sur Numa et que M. Daudet ne nous avait en effet rien révélé de nouveau. Et même, en se prolongeant, le récit arrive à infirmer un peu la thèse soutenue, celle de la supériorité du Nord sur le Midi. Voyez, en effet, comme Mme Roumestan tient mal sa parole ! Tout comme une Arlésienne ! Et si elle a manqué ainsi à son serment de vengeance, c’est que sa mère, Mme Lequesnois, lui a révélé qu’elle aussi avait été trompée. Or M. Lequesnois, un grave président à la Cour de cassation, est né dans le département du Nord. Eh bien ! alors, que conclure ? Quoi ! eux aussi, les hommes du Nord, comme les hommes du Midi ! La thèse croule.

On dit de certaines œuvres dramatiques où l’on trouve beaucoup d’observation et d’esprit, mais point de charpente : Il n’y a pas de pièce. De même, on peut dire de l’œuvre nouvelle de M. Daudet : Il n’y a pas de roman. Ce n’est pas une condamnation pour un livre comme pour une pièce de théâtre, fort heureusement. S’il n’y a pas de roman, il y a un long monologue plein d’esprit et de verve, puisque c’est M. Alphonse Daudet qui parle ; un long feu d’artifice où les fusées et les chandelles romaines partent bruyamment sans interruption ; à peine quelques-unes sont-elles obscurcies par la fumée. Ces météores qui se succèdent ne forment pas à un moment donné le tableau enflammé de rigueur ; mais les yeux ont été éblouis, et on a longtemps encore le bruit des détonations dans les oreilles. C’est l’éclat et le fracas qui plaisent surtout dans le Midi. M. Daudet, qui prétend se détacher des méridionaux, a été, cette fois, le méridional sans le vouloir.

L’Immortel 3

Là-bas, tout là-bas, tout en bas, au royaume sombre, dans un recoin ombreux des Champs-Élysées, des cris de colère et des lamentations. C’est Richelieu, le père de l’Académie française, qui rugit : « Il n’y a donc plus de potences ? À moi, Laffemas ! » C’est Conrart, le grand-père de l’Académie, qui, sortant de son silence, gémit : Per deos immortales ! Le bon Conrart se lamente en langue morte. Traduction pour les dames : « Dieux immortels, laisserez-vous impuni cet audacieux mortel qui se raille si cruellement des quarante immortels dans son volume impie, l’Immortel ? » S’il y a des colères de l’autre côté de l’Achéron, il n’y en a pas moins sur la rive gauche de la Seine, au bout du pont des Arts. M. Alphonse ne prête à ces cris qu’une oreille indifférente : il s’y attendait et s’est cuirassé d’avance d’un triple airain. Il sourit même, en homme qui n’a pas de remords, mais tout au contraire la conscience d’un devoir accomplu. Était-ce absolument un devoir ? L’Académie est-elle un danger public ou un ridicule national ? Voilà ce qui ne semble pas absolument démontré. En tout cas, M. Daudet a usé d’un droit très incontestable. Pourquoi nos académiciens échapperaient-ils, par un privilège unique, à la critique et à la satire ? Poètes comiques et romanciers ont ri à gorge déployée des médecins, des avocats, des professeurs. Et du notariat, grand Dieu ! et de l’épicerie ! Les Quarante seraient donc seuls inviolables ?

Vous vous rappelez ce roi de Perse qui avait chargé un de ses esclaves de venir, chaque matin, au réveil, lui dire d’une voix caverneuse : « Souviens-toi que tu es homme ! » Eh bien, M. Alphonse Daudet vient dire, sans en avoir été chargé, aux quarante immortels : « Souvenez-vous que vous êtes mortels ! » Et pas à tous de la même intonation. C’est selon les oreilles. Or il y a pour lui trois catégories d’oreilles à l’Académie : celle de la gentry, celle des cabotins, comme ils se désignent eux-mêmes plaisamment, c’est-à-dire poètes dramatiques, romanciers, hommes d’imagination, — ceux qu’il aime, — enfin celle des Petdeloup, les pédants, les compilateurs, les érudits laborieux, ceux qui élucubrent de gros volumes très indigestes que personne ne lit. Pour les premières, très fines, le « souviens-toi que tu es mortel », avec accompagnement de petite flûte ; pour les secondes, accompagnement de mirliton, et les cabotins se retournent en clignant de l’œil, avec l’air de dire : « Mais nous le savons bien, mon cher, que nous ne sommes pas immortels. » Pour les troisièmes, accompagnement d’ophicléides. Ah ! c’est qu’elles sont dures, celles-là, et il faut souffler ferme pour être entendu.

Avec les cabotins, M. Alphonse Daudet a donc des façons agréables. Tout au plus nous demande-t-il avec étonnement : Mais pourquoi s’être pendu au flanc gauche une épée avec rigole pour l’écoulement du sang ? Avec la gentry, il ne serait pas loin de s’entendre et son unique grief, ce me semble, c’est qu’elle tient absolument à ce que l’Académie soit un salon du faubourg Saint-Germain et qu’elle fait des titres nobiliaires des titres littéraires. Outre cet esprit de caste, peut-être encore une tendance trop marquée à faire mouvoir de hautes et puissantes machines à la veille des élections. Non, tout cela n’est pas bien grave et les dissentiments ne sont pas profonds. Mais c’est contre les Petdeloup, inédits, pédants, compilateurs, réfractaires à l’art, ennemis de toute originalité que la haine de M. Alphonse Daudet est violente, acharnée, implacable. C’est à cause d’eux qu’il est parti en guerre contre l’Académie. Et combien sont-ils cependant, sous la coupole, ces pauvres Petdeloup si malmenés qu’on a envie de les plaindre ? Comptez bien, le nombre n’en est pas grand. Mais voilà ! Il suffit dans une réunion d’un ou deux personnages antipathiques pour que nous nous y déplaisions et filions à l’anglaise. Et nous disons : « Voilà une maison où on ne me reverra pas souvent ! il est odieux, ce salon ! » De même fait M. Daudet. Son indignation contre les Petdeloup rejaillit sur l’Académie, et, parce qu’ils lui sont un voisinage exécrable, elle lui devient une réunion insupportable. Et Dieu sait tout ce qu’il lance de cruel à la face de cette pauvre Académie !

Cependant la vénérable fille de Richelieu s’étonne : pourquoi donc ces attaques, pourquoi donc tant de haine ? Que lui ai-je fait à cet enfant chéri des Muses, qu’il entre contre moi en de si violentes colères ? Il n’a jamais eu de moi que sourires engageants et œillades incendiaires. Combien de fois lui ai-je fait psst ! psst ! au risque de me compromettre ! Combien de nos racoleurs lui ai-je dépêchés pour l’avertir que ma porte, mon bras et mon cœur lui étaient tout grands ouverts ! Toujours il a repoussé mes avances, et qui plus est, devant témoins, choisissant même de préférence l’instant où il y avait des témoins. Ç’a été pour moi le comble de l’humiliation. Cependant qu’il dédaignât mes avances, soit ! mais, pour s’élancer ainsi contre moi et me faire des blessures au visage, au sein, un peu partout, il faut qu’il ait des griefs ! Lesquels ? Lesquels ? — Non, respectable fille de Richelieu, aucun grief personnel. Remarquez-le bien et que vos amis le remarquent de même, aucun. Mais, s’il en avait un seul, et qu’il poursuivît ainsi cette vénérable dame en la frappant d’un gros paquet d’orties et de chardons pour satisfaire ses rancunes et exercer une vengeance, il y aurait là quelque chose d’odieux. Mais non, il n’a rien à venger : c’est uniquement pour cause d’utilité publique. Il croit rendre service à la société. Je ne prétends pas, par exemple, qu’il ne s’exagère point le service rendu ; nous n’avons pas tant que cela besoin d’être sauvés.

En quoi donc, à son sens, l’Académie est-elle un danger ? D’abord parce que ceux qu’elle reçoit dans son sein y perdent leur originalité et leur vigueur. Ce sein est réfrigérant, on s’y morfond. Leur sang se fige, tant l’air qu’on respire sous la coupole est glacé. Finies, les belles inventions ; finis, les beaux coups d’audace. On Immobilise, de peur de faire quelque accroc à l’habit vert. Et ce n’est pas seulement du jour où on l’a endossé, c’est dès l’instant où l’on aspire à s’en endimancher. Tout aussitôt on se condamne à l’allure correcte et guindée. On hante les salons spéciaux où se cuisinent les élections, où l’on fait d’avance les pointages, où les candidats, comme les chevaux de course, se prennent à dix contre un. Dans le monde où l’on s’ennuie, on s’habitue à ne parler qu’à demi-voix, à ne faire que des gestes compassés. On y subit des lectures qui sont de véritables douches pour l’esprit, et il est difficile ensuite de le réchauffer. Tel poète, habitué au grand air des champs, s’étiole à respirer cet air renfermé. Ses vers, qui avaient une bonne et saine odeur de muguet et de menthe sauvage, ne sentent plus bientôt que le laurier académique. Tel fantaisiste, qui versait à pleins flots du vin pétillant et mousseux, débite de l’orgeat, mieux goûté dans ces salons. En quelques semaines, on est devenu un jeune vieillard. Est-ce tout ? Non, il y a encore à craindre, outre l’affaissement de l’esprit, l’affaissement du caractère. Ce n’est pas impunément qu’on subit la triste obligation des trente-neuf visites à faire, qu’on se résigne aux mauvais compliments, aux rebuffades des immortels grincheux, rebuffades auxquelles il faut répondre par un lâche sourire, ce qu’on appelle au collège le rire au professeur. Est-ce tout ? non ; il est encore à craindre qu’on ne soit envahi par de mauvais sentiments. Ainsi on éprouvera une vive satisfaction en apprenant qu’un des Quarante est malade, mais, là, sérieusement malade ; puis on poussera un soupir douloureux quand on lira dans un journal que le moribond de la veille est complètement rétabli. Ajoutez à cela qu’on en vient à ne plus compter sur son mérite, mais sur les protections, les influences, les intrigues, les circonstances favorables. Et, en effet, si vous avez mis le pied dans les salons qui sont comme l’antichambre de l’Académie, une chose a dû vous frapper : c’est le genre de calculs auxquels on s’y livre. Les considérations déterminantes sont la nécessité de renforcer tel groupe où se sont faits des vides, le désir de faire une concession à tel immortel influent qui vous en a fait une à l’élection dernière. C’est encore le plaisir d’être désagréable au gouvernement et de se donner des airs d’opposition. Voilà les raisons invoquées, et d’autres encore du même genre, mais toujours raisons en dehors de la littérature, qui est étrangère à l’événement. Et si, tout surpris, vous marquez votre étonnement, on vous regarde avec un sourire narquois, qui clairement vous dit : Êtes-vous assez naïf !

Tel est, en substance, le réquisitoire de M. Alphonse Daudet et le résumé de ses griefs contre l’Académie, griefs nullement personnels, comme vous voyez, ce qui enlève à ces violences tout caractère odieux. Remarquez, de grâce, que je joue ici le rôle de rapporteur, ne prenant nullement à mon compte ces accusations, dont quelques-unes excitent en moi une sorte d’effarement douloureux. Pour un homme nourri dans le respect de l’Académie, il y a là des choses qu’on n’entend pas sans frissonner. Tout au moins M. Daudet a-t-il la main cruelle. Il la pose sur des petits boutons à peine visibles ; puis ces boutons, il les frotte, il les racle, jusqu’à ce qu’ils deviennent écorchure, et même large plaie. Enfin, si c’est pour cause d’utilité publique ! De même, je m’explique mal sa haine particulièrement exaspérée contre les Petdeloup de l’Académie, en d’autres termes les universitaires. Je passe en revue, aux jours de séances solennelles, les quarante fauteuils ; je compte ceux d’entre les immortels qui ont échangé leur toque contre le claque emplumé et leur robe contre le frac verdoyant. Eh bien, je ne vois guère parmi eux que des esprits très libres, très vivants, de très libre allure, très dans le mouvement, pas du tout en us. Évidemment, M. Daudet a conservé un mauvais souvenir du collège. Il se persuade qu’il y a trouvé des maîtres à l’esprit lourd ou timoré qui ont voulu étouffer son imagination et couper les ailes à sa fantaisie. Ce qui est certain, c’est qu’ils n’y ont pas réussi, et peut-être M. Daudet exagère-t-il leurs coupables desseins. Ils auraient vainement effort d’ailleurs ; on n’éteint pas plus la flamme intérieure du poète éteint une étoile au ciel.

Peut-être M. Alphonse Daudet a-t-il senti que sa haine contre les Petdeloup l’entraînait hors des limites équitables. Il me semble, en effet, qu’il a voulu réparer cette injustice en donnant à son héros principal, l’académicien Astier-Réhu, incarnation du Petdeloup exaspéré, un rôle particulièrement honorable. Il commande l’estime, presque le respect ; seul il représente la droiture, le désintéressement parmi les vilains personnages qui s’agitent dans les trois récits bien distincts dont se compose le roman. Oui, trois actions qui se touchent sans se confondre. Chacune d’elles s’interrompt pour faire place à la suivante à intervalles réguliers, puis reparaît quand revient son tour. Il y a là une marche parallélique, une symétrie rectiligne vraiment étonnante. Aucune de ces intrigues différentes ne prend le pas sur les voisines ; c’est comme pour les poules qui vont aux champs, la première s’en va par devant.

De cette première, le héros est l’universitaire-académicien Astier-Réhu. Il est ridicule sans doute avec ses allures de pédant, ses airs importants, ses joues enflées, son orgueil épanoui, sa façon de dire : Mon histoire. Il est ridicule, presque grotesque, puisqu’il a pris pour des lettres authentiques de Charles-Quint des billevesées écrites par un vulgaire mystificateur sur un papier au travers duquel on peut lire : Angoulême 1836. Oui, ridicule, grotesque si vous voulez ; mais quelle force de volonté en lui, quelle droiture, quelle honnêteté ! Un avenir brillant s’ouvrait devant lui et il pouvait faire un riche mariage ; il a épousé une fille pauvre qui, par les relations de sa famille, pouvait lui frayer la voie vers l’Académie. Eh bien ! Mais je l’aime déjà, moi, cet énergique Auvergnat qui met ainsi l’honneur au-dessus de l’argent. Puis, quelle force de volonté déployée, quelle somme de travail dépensée pour tirer de documents menteurs cette histoire qui a fait illusion aux juges les plus clairvoyants ! Pour se procurer les faux autographes, aucun sacrifice ne lui coûte et il se condamne à vivre pauvrement : toujours même souci de la gloire, même dédain de l’argent. Il triomphe lourdement avec des airs de pachyderme vainqueur, mais enfin quoi de plus respectable que cette joie d’amour-propre ? Tout à coup un coup de tonnerre sous ce ciel longtemps radieux. Le fils de l’académicien se déshonore par un mariage scandaleux où le pousse une cupidité insatiable. Il faut voir alors le désespoir du vieillard, il faut l’entendre adjurer ce misérable de ne pas couvrir de honte ce nom jusqu’ici sans tache. Douleur touchante et qui me rend plus sympathique encore l’honnête Petdeloup. Puis c’est l’effondrement de la gloire académique et littéraire, la supercherie des faux manuscrits dévoilée en séance publique. — M. Daudet veut absolument que l’erreur d’un seul académicien soit un soufflet appliqué sur la joue de l’Académie tout entière : n’est-ce pas une conclusion allant au-delà des prémisses ? — Et dès lors l’infortuné Astier-Réhu, édifié d’ailleurs par sa femme, une mégère, sur les manœuvres qui l’ont amené au fauteuil convoité, et qu’il n’avait jamais soupçonnées, sent que la vie sans honneur lui sera un insupportable fardeau. Il se jette dans la Seine, à deux pas du pont des Arts, afin que son dernier regard soit pour l’Institut, qui a fait son bonheur et son malheur. En vérité, je vous le dis, il m’inspire de la sympathie et du respect, cet honnête homme, quels que soient ses travers et ses ridicules.

Le héros du second roman, alternant avec le premier et le troisième, est un poète de province victime d’une ambition démesurée des palmes vertes. Il ne songeait pas à mal, ce poète deux fois lauréat de l’Académie ; mais un jour Astier-Réhu lui a dit : Vous n’êtes plus de ceux qui reçoivent des couronnes, mais de ceux qui en décernent. Votre place est parmi nous ; vous devez être des nôtres. Prédiction fatale comme celle des sorcières à Macbeth : Tu seras roi ! Ce mot, on le repousse d’abord avec incrédulité. Moi, de l’Académie, quelle apparence ? Mais il s’est incrusté dans le cerveau et fait peu à peu son chemin. Quelques jours après, ce n’est plus : Quelle apparence ? mais : Et pourquoi non, en somme ? Puis bientôt : Mais ce sera justice ! Alors les démarches, les intrigues, les faux espoirs et les promesses décevantes qu’on accueille, puis les déceptions et les déboires. On s’acharne cependant, et c’est une course effrénée, sans trêve ni relâche, vers l’insaisissable. Telle est l’histoire du second héros, moins sympathique que le premier, surtout lorsqu’il néglige de pleurer sa sœur, morte l’avant-veille, pour faire, une fois de plus, les trente-neuf visites.

Le héros du troisième roman alternant avec le premier et le second est le propre fils d’Astier-Réhu. Un misérable, ce jeune architecte, qui spécule sur sa beauté pour amener au mariage une jeune veuve vingt fois millionnaire. Repoussé de façon humiliante, il cherche une autre proie. Une quinquagénaire, non moins millionnaire, récemment abandonnée par un prince famélique avec lequel elle vivait publiquement depuis dix ans, se rencontre : À moi le veau d’or ! à lui, en effet, en justes noces, ces millions et cette ruine, épaves d’un prince : l’art de s’accommoder des restes. Il est nauséabond, ce jeune architecte, non moins répugnant, le prince, et vous voyez que toute notre estime va au vieil Astier-Réhu, au ridicule mais honnête et presque chevaleresque Petdeloup. Telle est la réparation que lui offre M. Daudet pour ses sévérités outrées et la violence de ses attaques. Es-tu consolé, Astier-Réhu ?

Je doute qu’il le soit et ceux qui, comme moi, ont de la sympathie pour ce parfait honnête homme, victime d’ambitions démesurées, mais tout à fait avouables, ne trouveront pas la compensation suffisante. Et là-bas, dans le royaume des ombres, Richelieu et Conrart n’en continueront pas moins l’un de menacer, l’autre de gémir.

J’ai suffisamment marqué ce qu’il y a d’outré et d’excessif dans cette œuvre violente. N’oublions toujours pas que l’auteur n’avait aucun grief personnel, aucune vengeance à exercer, ce qui est une circonstance très atténuante. Il faut voir là surtout une fantaisie d’artiste. Ils ont l’imagination vive, ces artistes, et, dès qu’une idée se présente à eux, les voilà qui se passionnent. L’idée chauffe dans leur cerveau fumant, elle y fermente, elle y grandit et a pris bientôt des proportions démesurées. C’est ainsi qu’après avoir songé au début à signaler quelques inconvénients, à railler quelques légers ridicules, ils s’arment d’une massue pour réduire en poudre ce que leur imagination a transformé en un danger social. Quand le cerveau de M. Daudet se sera refroidi, il se dira lui-même qu’il n’y avait pas lieu de prendre cette massue, qui, en somme, n’aura rien détruit. L’Académie reste et restera debout, et le nombre des candidats n’est pas près de diminuer. À considérer la question d’art, il faut reprocher à l’Immortel ses trois actions juxtaposées sans se souder jamais. Les deux premières rentrent du moins dans la donnée fondamentale ; mais la troisième, celle qui montre l’architecte courant après les veuves millionnaires, ne s’y rattache ni de près ni de loin. Si quelqu’un découvrait à quel titre l’Académie y est intéressée, je lui serais reconnaissant de me le dire. Pour ma part, j’ai vainement cherché. Ne nous plaignons pas trop cependant, car, des trois récits, c’est peut-être le plus joli. Il y a là de charmantes scènes de comédie et des détails ravissants. Dans les trois, des portraits dessinés de main de maître, des situations vigoureusement traitées, et, par-dessus tout, une verve et un éclat de style incomparables. C’est enlevé.

M. Guy de Maupassant

Une vie

M. Guy de Maupassant a placé en tête de son dernier roman, Une Vie, dont le succès sera grand, cette épigraphe : « L’humble vérité. » Humble, c’est déjà un progrès. La vérité était moins qu’humble, n’est-ce pas ? dans la Maison Tellier. Vous verrez que le réalisme — il faut dire aussi que M. de Maupassant n’est qu’un demi-réaliste — finira par quitter les bas-fonds et les cloaques. Nous montons donc cette fois vers des régions moins malsaines ; héros et héroïnes sont présentables. De temps à autre nous sommes bien un peu scandalisés ; mais la faute en est plus au romancier qu’aux personnages et à leurs aventures. On eût pu les raconter discrètement, ces aventures, et vous n’auriez pas pris un instant votre éventail, madame ; mais il est certain que M. de Maupassant aime les choses grasses, il se complaît dans le détail scabreux ; sa joie est de se cacher dans les placards voisins des alcôves pour tout voir, tout entendre et tout nous redire ensuite. Il a un téléphone en communication avec les confessionnaux où s’agenouillent les belles pécheresses, et il ne perd rien de ce que murmurent soit les Madeleines repentantes, soit les honnêtes femmes gémissant d’être condamnées à un veuvage anticipé par un mari infidèle. Et il faut voir comme il tend l’oreille, surtout quand le confesseur est de ceux qui veulent tout savoir et connaître les choses par le menu. Il y a en nous tous, a-t-on dit spirituellement, un petit coin coquin : c’est un grand coin chez M. de Maupassant, tout un canton et même un arrondissement. Voilà pourquoi il appuie sur ce qu’il suffisait d’indiquer légèrement, et on sent qu’à ce moment-là il est heureux.

Le plaisir qu’il éprouve alors, il ne doute pas que le lecteur ne le partage. Eh bien, non. C’est alors justement que nous éprouvons comme un malaise. Ce qui nous charme, au contraire, et nous charme pleinement dans son œuvre, ce sont les pages dont la mère permettrait la lecture a sa fille. Que de jolies toiles de genre, que de petits tableaux ravissants, que de portraits d’une touche spirituelle et légère ! Voyez la scène du départ de Rouen, un matin sur la falaise, la barbue rapportée par le père et la fille et balayant de sa queue le gazon vert, certains épisodes du voyage en Corse, la silhouette de la vieille tante Toinon, le portrait en pied du bon vieux curé de village à la soutane luisante et constellée de taches indélébiles. Quant aux personnages principaux, ils sont peints de main de maître et se détachent avec un singulier relief. En serait-il ainsi pour ce mari et cette femme, dira M. de Maupassant, si je n’avais accumulé ces détails scabreux qui vous choquent, trop pudibond critique ? Oui, j’en suis persuadé. C’était assez d’une indication, et qui sait ? Peut-être notre imagination fût-elle allée plus loin que ne va votre pinceau et eût-elle vu plus de choses que vous n’en osez montrer, après tout, quelque plaisir que vous auriez à le faire. Il fallait nous laisser à deviner et s’en fier à nous.

Le titre du roman, Une vie, indique assez qu’ici comme dans Criquette de M. L. Halévy, nous avons le récit d’une existence entière ou peu s’en faut. Nous suivons l’héroïne depuis sa sortie du couvent jusqu’à l’heure où elle oublie les souffrances sans trêve de trente années d’épreuves en caressant de ses doigts amaigris l’enfant de son fils. Pendant ces trente années, à peine une éclaircie et un rayon de soleil, et encore ce moment de bonheur n’a-t-il été que pour ses sens. Elle a souffert par son mari avare et débauché, par sa mère dont elle a découvert les anciennes intrigues, par son fils qui a été un misérable de la pire espèce. Espérons qu’elle sera heureuse par sa petite-fille ; et encore, qui nous l’assure ? Le rideau tombe brusquement avant que la pièce soit finie.

Telle est, comme on sait, la poétique du naturalisme, qui nous présente les gens qui passent sans se croire tenu de nous dire d’où ils viennent et où ils vont. Je ne m’habituerai jamais à cela ; mais je n’en déclare pas moins que la série de tableaux que fait défiler devant nous M. de Maupassant est l’œuvre d’un coloriste et d’un styliste bien remarquable.

Bel-Ami

C’est une œuvre très forte, très puissante, mais aussi d’une vérité cruelle et légèrement répulsive, le Bel-Ami de M. Guy de Maupassant. Le titre en dit beaucoup, et même tant que je suis dispensé de caractériser par des traits précis la figure du héros. Vous voyez tout de suite de qui il s’agit : du monsieur qui arrive par les femmes. Il leur doit d’abord, à l’heure des débuts pénibles — c’est le premier pas qui est difficile, — le louis qui payera son dîner, puis les indications des opérations financières d’un succès certain, puis les plaques, les titres et enfin même le vif éclat d’un rôle important dans le monde politique. En vérité, ce misérable réussit, vous voyez comment, avec une chance si constante et il accepte ce succès comme chose due avec une si imperturbable sérénité que cela devient exaspérant. Vous faites des vœux contre lui et vous appelez sur cette belle tête un châtiment qui vous soulagerait. Sans doute, au dénouement, quelque statue de commandeur, quelque convive de pierre viendra le saisir et l’entraînera dans l’abîme ! Imprécations inutiles, non écoutées de la Providence, ni des commandeurs, ni de M. de Maupassant. Un dénouement qui venge la morale ? Mais vous savez bien qu’il n’y a plus de dénouements aujourd’hui ! C’était le vieux jeu et nous avons changé tout cela. La toile tombe quand il plaît au caprice de l’auteur, au beau milieu du drame ou de la comédie. Elle tombe ici sur Bel-Ami à l’instant où il annonce par un geste à certaine honnête dame dont le front rayonne sous ses cheveux frisottants qu’il compte encore sur elle et qu’il comptera encore avec elle. Le cours de ses exploits ou de ses spéculations n’est pas fixé. Mais c’est ainsi ; telle est la poétique nouvelle. Et tant pis pour les convives qui désireraient qu’on leur servît un cantalou dans son entier ! On met sur la table trois ou quatre tranches, et, si vous n’êtes pas contents, messieurs, allez dîner ailleurs ! Eh bien, non ; moi je reste tout de même, bien qu’en maugréant un peu contre le procédé, quand ces tranches sont présentées par M. Guy de Maupassant. Voilà, je suis friand ; et, voyez-vous, elles ont, venant de son jardin, une saveur et un suc tentateurs auxquels je ne résiste pas.

Ne résistez pas non plus, croyez-m’en. Et ne vous effrayez pas de ce que la vérité saisie sur le vif par une observation implacable est quelque peu répulsive. Oui, répulsive, mais jamais vulgairement nauséabonde. Peut-être blesserait-on M. Guy de Maupassant si on lui disait qu’il n’est pas un réaliste pur : ne le lui disons donc pas ; mais remarquons que c’est un réaliste qui choisit. Il n’est pas de ceux qui versent pêle-mêle en un tas peu odorant tous les documents humains ; il fait un triage, lui, l’aristocrate. Et il ne rejette pas seulement ceux qui sont malpropres, mais ceux qui tiendraient une place inutile ou feraient double emploi. Le gros mot et le mot gras n’ont pas pour lui un attrait particulier, le détail répugnant un charme spécial. Faut-il absolument un de ces mots et un de ces détails pour jeter une note qui concoure à l’effet général, il l’articule vite et non pas en gourmand qui s’en délecte et en a plein la bouche. En vérité, je vous le dis, c’est un aristocrate, un réaliste en gants paille. C’est un artiste ! et fin, et délicat et distingué ! Aussi, comme on dit parmi ces dames qui ne résistent pas à Bel-Ami, j’ai un béguin pour lui. Et la preuve, c’est que le sujet de son récit me froisse, que certaines scènes, trop vraies, hélas ! me choquent et m’irritent ; que l’intérêt dramatique de ce roman, qui ne finit même pas, me semble nul ou à peu près, et que cependant, une fois ce livre bleu entre les mains, je ne l’ai pas lâché, mais l’ai lu tout d’une haleine, non pas le dévorant, mais le savourant. Que voulez vous ? Cela est à la fois irritant et exquis.

Pierre et Jean

C’est une joie pour les lettrés quand M. Guy de Maupassant réunit en un écrin quelques-unes de ses jolies nouvelles, qui presque toujours sont des bijoux ; une joie bien plus vive encore quand il se décide à écrire une œuvre de longue haleine. Pour lui témoigner notre reconnaissance, ne faisons pas attendre un instant son Pierre et Jean, et vite le tour de faveur.

C’est une œuvre exquise. Caractères observés sur le vif, intérêt dramatique, relief des figures, netteté et sobriété des détails, touche puissante et en même temps délicate, style coloré et original, sans qu’on sente un moment l’affectation ou le désir d’étonner, art savant de composition sous une apparente négligence d’allures, on ne sait à quoi il faut le plus applaudir. Pourquoi ce roman très bien fait — que l’auteur ne s’indigne pas, lui qui proteste contre les romans bien faits ! — est-il précédé d’une préface absolument inutile ? Peut-être uniquement pour donner plus d’ampleur au volume, qui eût été un peu mince. M. de Maupassant comble et accable de conseils messieurs de la critique. Il leur refuse notamment le droit de contester au romancier la sincérité de ses sentiments et la vérité de ses tableaux. Que répondrez-vous au romancier, s’écrie-t-il, si le romancier vous dit : Nous avons les yeux faits autrement sans doute ; ce que vous affirmez ne pas voir ainsi, moi, je le vois ainsi. On pourrait répliquer qu’il y a aussi des peintres qui donnent à toutes choses la nuance épinards sous prétexte qu’ils voient vert. Mais à quoi bon soulever cette question ? Est-ce que jamais on a contesté à M. Guy de Maupassant l’exactitude de ses couleurs ? De même quand il recommande à la critique d’admettre indifféremment toutes les conceptions de la vie, toutes les tendances, soit philosophiques, soit sociales, pourvu que l’auteur ait fait œuvre d’art. Mais bien assurément ; et faut-il rappeler combien de fois on a absous M. de Maupassant de certaines violences ou de certaines audaces en faveur de son talent ou de son tempérament d’artiste ? Vainement la morale gémissait ; on laissait gémir la morale pour ne regarder que l’art qui rayonnait. Elle est donc bien inutile, cette préface, surtout si le romancier a cru plaider pour sa maison. Peut-être aussi est-ce un défi, cette critique de la critique, défi adressé par un raffinement de coquetterie juste à l’heure où la pauvre assaillie chercherait en vain à mordre, si elle le désirait, ce que je ne suppose pas, d’ailleurs.

La seule chose que je veuille retenir de cette préface, c’est qu’il n’y aurait aucun signe auquel pût se reconnaître un roman bien fait. — Eh bien, si, et ce roman bien fait, c’est Pierre et Jean. Très bien fait même et fort habilement charpenté. L’action est vive et pressée, tous les épisodes accessoires s’y rattachent étroitement, péripéties et coups de théâtre sont adroitement ménagés, le dénouement est autre qu’on ne l’attendait ; l’auteur avec ingéniosité nous avait fait tourner les yeux vers une autre issue. Il y a donc, outre la vérité des caractères, la vie intense animant l’œuvre entière, l’originalité et le relief du style, mérites supérieurs du grand artiste, une intrigue bien menée, une attente et une curiosité savamment provoquées, puis des surprises, enfin tous les ingrédients dramatiques, qualités nécessaires et requises du bon ouvrier.

Jugez-en. Nous sommes au Havre, dans un intérieur bourgeois, chez un ancien passementier de la rue Saint-Martin retiré là plutôt qu’ailleurs parce que, après avoir canoté à Bougival, il ambitionnait d’avoir une embarcation bercée par la mer. Au lieu de pêcher des goujons, il pêche maintenant des limandes. Il a ainsi le droit de prendre des allures de vieux marin, tonnerre de Brest. Cet idiot d’aspect brutal est inoffensif au fond. Sa femme est une grosse blonde indolente et résignée. Les deux fils Pierre et Jean, l’un brun, l’autre blond, l’un médecin encore sans malades, l’autre avocat encore sans clients, passent là leurs derniers jours de loisirs avant d’entrer dans la vie active. Différents de taille, de structure, ils diffèrent aussi de goûts et à certains gestes brusques, certains mots aigres, on sent qu’il y a entre eux une sorte d’antipathie de nature ou au moins de sourde hostilité. Le voisinage d’une jeune veuve que l’un et l’autre épouseraient volontiers suffit cependant à expliquer leurs rapports tendus. Nous ne cherchions pas plus loin, quand on annonce un notaire. Qu’apporte-t-il ? L’annonce d’un legs de vingt mille francs de rente laissés à Jean, le frère blond, par un M. Maréchal, de Paris, dont on n’avait pas de nouvelles depuis quinze ans. Rue Saint-Martin, il était l’ami de tous les jours ; pas de bonnes fêtes sans lui, et chaque matin un bouquet pour la passementière. Aussitôt nous voici songeurs. Pourquoi cette fortune laissée au second des deux frères et pas aux deux ? Et comme Pierre annonce à un voisin l’héritage qui vient d’échoir à Jean : Oh ! oh ! dit le bonhomme, cela ne fera pas bon effet. Ce mot suffit comme le mot d’Iago : « Je n’aime pas cela ! » pour déchaîner une tempête sous un crâne. Il faut voir dans le roman par quelles phases et quelles gradations le fils arrive à soupçonner sa mère ; comment, après avoir vainement tenté d’écarter cette horrible pensée, il la creuse, la retourne et veut enfin faire la lumière. Le voici transformé en juge d’instruction, posant des questions insidieuses, demandant des dates exactes, se jetant sur la piste d’un portrait de l’ancien ami de la maison, torturant de ses regards inquisiteurs, de ses mots à double entente la malheureuse qui a été coupable ; en effet, elle finit par l’avouer. Remarquez que ces soupçons et ces doutes ne se changent pas pour nous en certitude avant l’heure de l’aveu. Cette enquête cruelle, nous l’avons suivie inquiets et haletants, nous attachant à ces mêmes pistes auxquelles s’attache le fils qui s’est constitué juge. Car enfin, qui sait ? Il n’y a pas de preuves jusqu’ici, rien que des présomptions.

Après l’aveu, quel dénouement ? On nous a montré dans une scène épisodique le jeune docteur menaçant son père d’une apoplexie s’il continuait à cultiver la bouteille. Le voilà alors le dénouement. Le père mourra, le fils dénaturé s’expatriera à jamais, la mère vivra avec son fils Jean qui sait tout, mais s’incline devant elle comme devant une sainte martyre. Eh bien, non, le père ne meurt pas, il continue à pêcher à la ligne sans avoir rien soupçonné, le fils dénaturé reviendra par intervalle au foyer, la mère y restera, heureuse enfin de trouver l’affection de son bien-aimé Jean, qui, marié, va habiter dans la rue voisine. Comme la situation n’est pas tranchée tragiquement par un ou deux décès, M. Guy de Maupassant se félicite peut-être : ce n’est pas là ce qu’on appellera un roman bien fait, puisqu’il n’y a pas de dénouement ! — Il est bien fait et il y a un dénouement, dénouement très vrai, très humain. C’est bien l’image de la vie. Les crises les plus violentes n’y aboutissent pas toujours à des explosions où tout se brise, mais bien souvent à des apaisements où tout se tasse.

M. de Maupassant me pardonnera-t-il d’avoir loué en lui, en même temps que le grand artiste, l’habile ouvrier ?

M. Pierre Loti

Mon frère Yves

Ce n’est pas sans quelque embarras que j’aborde l’œuvre de M. Pierre Loti, Mon frère Yves. Vous n’ignorez pas, en effet, qu’on lui a fait son procès dans certains journaux pour certains récits de combats et de massacres dont il avait été témoin, On s’en est même ému en haut lieu, paraît-il, et M. Loti aurait été rappelé pour s’expliquer. Cette situation nous commande donc une grande réserve, car si je reprochais à M. Loti de dire trop haut la vérité sur les mœurs des matelots — et il les aime cependant, ces braves gens, — ce serait fournir des arguments contre lui. M. Loti ne se rappelle pas assez le précepte de la sagesse des nations : Il ne faut dire que la vérité, mais il ne faut pas dire toute la vérité. Voilà pourquoi il a raconté ingénument que le Breton Yves, un rude matelot, un loup de mer comme pas un, et un vaillant gars et un honnête cœur — et Dieu sait qu’il a de l’affection pour cet Yves, au point de l’appeler son frère, — a une passion irrésistible pour la bouteille. Il lui faut, à terre, bon souper, bon gîte et le reste. Eh, mon Dieu, après des mois et des années de navigation, quand le matelot débarque portant dans sa ceinture l’argent amassé, peut-on lui demander, soyez franc, de se comporter comme une petite demoiselle ? Les jours de débarquement, les officiers savent bien qu’il n’y a pas à lutter contre ce déchaînement de la bête ; ils ferment les yeux pour ne pas voir. C’est ainsi dans les ports de mer : à Brest, à Toulon, à Cherbourg, chacun sait ça , comme chante Max dans le Chalet. Mais voilà ! On va objecter à l’officier que ce qu’il feint de ne pas voir, il ne doit pas le dire. Si le petit frère Yves est rencontré par lui ronflant dans un ruisseau quand apparaît l’aurore aux doigts de rose, que le grand frère Loti ne le raconte pas aux deux mondes ! Le silence alors serait de la fraternité bien entendue. Oui, sans doute ; cependant le grand frère pourrait répondre : Je n’ai rien révélé d’inconnu. J’ai peint, sans croire nuire à mon petit frère, ce que chacun savait de lui et avait pu voir de ses yeux. Vous qui faites les scandalisés et prenez des airs de pudeur effarouchée, soyez francs, vous ai-je révélé des mystères ignorés ? Les secrets de famille, il faut les garder ; mais sont-ce des secrets, les petites misères dont tout le monde a été témoin ? Ainsi parlerait le grand frère, et avec sens, à mon avis.

Tout au plus pourrait-on dire à ce peintre fidèle qu’il est un peintre terrible ; quant à incriminer ses intentions, c’est autre chose. La vérité, c’est que ce qui peut scandaliser quelques-uns de nous ne le scandalise pas. Affaire de milieu. S’il n’y a pas moyen de ne pas voir Yves dans son ruisseau, on le fourre à fond de cale, les fers aux pieds, pendant huit jours. À l’expiration de la peine, on n’en veut pas à Yves et on l’estime toujours comme un brave qu’on a vu à l’œuvre à l’heure du danger. C’est ainsi que, dans ses précédents tableaux, M. Pierre Loti nous avait fait assister à certaines scènes d’amour en plein air, là-bas, tout là-bas, dans les pays très chauds, du côté du tropique. Ne nous montrait-il pas même, sans voile et sans gaze, certains couples bercés par le flot dans la nacelle qui balançait leurs amours ? Et nous étions un peu choqués de ces tableaux par trop vivants. Lui, pas du tout. Là-bas, les choses se passent journellement ainsi ! Et sans doute il s’étonnait de notre étonnement : Qu’ont-ils donc, ces pudibonds avec leurs airs effarouchés ? Je leur fais voir ce que j’ai vu et mille autres comme moi ? Dans son ingénuité de voyageur familiarisé avec les mœurs primitives, il ne se rendait pas compte. Il ne se disait même pas que les scènes réalistes vues là-bas à distance, sa toile les rapprochait singulièrement de nos yeux, que son pinceau donnait à tous les objets un tel relief, et sa couleur une telle intensité d’éclat, que l’effet produit en devenait bien autrement troublant.

Ses intentions étaient pures alors ; elles le sont de même aujourd’hui, et, si le petit frère Yves réclamait, le petit frère Yves aurait tort. C’est plutôt le lecteur qui aurait quelque droit de se plaindre si les aventures d’Yves étaient le principal intérêt de ce tableau. Yves a bu, Yves boit, Yves jure de ne plus boire, Yves reboit encore ; nouveaux serments suivis de nouvelles rechutes ; enfin guérison complète, Yves ne boit plus. En vérité, je m’en soucie médiocrement, et il y aurait là matière pour une moralisante image d’Épinal, pas autre chose. Mais non, là n’est pas l’intérêt. Il n’est qu’un prétexte, cet Yves courant sur toutes les mers pour nous peindre ces mers mêmes. Et ces peintures s’ont de petits chefs-d’œuvre. Michelet seul peut-être a porté aussi loin l’art de produire avec des mots la sensation de la couleur et de faire entendre les grandes voix de la nature. Et, après avoir admiré cet art, disons que, si M. Loti essayait un jour de placer dans ses tableaux des hommes comme nous, j’entends par là des hommes moins primitifs, plus civilisés, plus compliqués, livrant des luttes à leurs passions ou à leurs instincts, d’une conscience plus inquiète surtout, des hommes moins nature en un mot, nous aurions à la fois une peinture et un drame éveillant en nous des sentiments en même temps que des sensations, et nous lui en serions reconnaissants. Tel est mon vœu : un peu d’esprit dans cette matière, une âme à ces corps.

Pêcheur d’Islande

C’est un chef-d’œuvre. Vous l’avez là, ce Pêcheur d’Islande, ou vous allez le lire, et vous ne me contredirez point : c’est un chef-d’œuvre. Puisque vous avez pleuré ou que vous allez pleurer sur le petit Sylvestre, le géant Yann et la grande blonde Gaud, inutile, n’est-ce pas ? de vous raconter le drame. Et il est si simple ! C’est une toute petite histoire, et qui tiendrait en cinq pages, et qui est presque banale, car allez là-bas, là-bas, à Paimpol ou Tréguier, vous trouverez sur la place du Marché dix femmes vêtues de noir. Interrogez-les : les unes, les plus vieilles, sont en deuil d’un petit-fils, d’un Sylvestre qui n’est pas revenu du Tonkin ; les autres, les plus jeunes, sont en deuil d’un mari, d’un Yann, que la mer a ravi à sa « femme de chair » pour l’étreindre éternellement dans sa froide couche à elle « l’épousée du tombeau ». Oui, simple histoire, banale histoire ; mais, racontée par Pierre Loti, c’est un chef-d’œuvre. Pourquoi ? Je le sais bien, pourquoi ; seulement je voudrais bien avoir entre les doigts la plume de Pierre Loti pour ne pas vous le dire, ce qui est insuffisant, mais vous le faire voir, vous le faire sentir comme je le vois et je le sens.

Car c’est là le secret de Pierre Loti. Il donne à tout, hommes et choses, une telle intensité de vie, un tel relief, tant de mouvement et tant de couleur, que nous ne lisons pas ses récits, nous les voyons. Au bout de quelques pages, ses héros sont déjà pour nous comme de vieux amis ; il nous semble que nous avons vécu toujours avec eux. Les personnages même de troisième et quatrième plan, les plus insignifiants, nous intéressent et nous attachent. Non qu’ils empiètent et viennent ambitieusement quêter un regard affectueux, mais par cette raison unique qu’ils vivent d’une vie intense. Tenez, par exemple, les morues. Nous les avons si bien vu se jouer dans l’eau transparente, se précipiter, en gloutonnes qu’elles sont, vers l’appât tendu, elles nous ont si bien gagné le cœur par la gentillesse de leurs ébats et cette confiance naïve qui ne soupçonne pas de pièges parce qu’elles n’ont jamais jusqu’ici rencontré l’homme, que nous sommes tentés de leur crier : « N’approchez pas de l’hameçon, malheureuses ! » Et quand, enlevées par la ligne, elles retombent sur le plancher du bateau, quand le grand couteau les fend soudain en deux, ce coup de couteau nous frappe au cœur. Si nous nous intéressons ainsi aux comparses, jugez ce que ce sera pour les premiers sujets.

Et tenez — j’aime mieux ne pas insister sur la riche palette de Pierre Loti, et sur cette merveilleuse puissance de rendre (ce qui a été signalé déjà vingt fois à propos de chacun de ses ouvrages), mais indiquer ou hasarder ce qui me semble une vue plus neuve, — ne quittons pas encore ces morues. Si je pleure sur elles, c’est d’abord parce qu’elles sont bien cruellement éventrées, c’est peut-être aussi parce que leur exécuteur est d’une indifférence complète à leur égard. S’il avait pour elles quelque pitié ou s’il y mettait de la colère, je serais moins tenté de m’apitoyer. Mais non, il manœuvre son grand coutelas tout tranquillement et comme ferait une machine. Le contraste entre le supplice des victimes et la nonchalance apathique du bourreau ajoute encore à mon émotion. Supposez que vous voyiez dans une tempête un malheureux englouti par une vague écumante qui semble irritée contre lui ; en outre, le vent fait rage, le ciel noir tonne, toute la nature est en fureur. Peut-être votre émotion sera moins poignante que si vous voyiez un paisible nageur qui se serait écarté du rivage par un beau temps et qui, pris d’une crampe, s’enfoncerait peu à peu et disparaîtrait. La mer calme, le ciel serein, la nature en fête et ce drame inattendu, ce dénouement terrible, quel contraste navrant ! Eh bien, à l’égard de Sylvestre, de Yann et de Gaud, il me semble que Pierre Loti procède un peu comme le matelot de tout à l’heure, le matelot au grand coutelas. Il ne se réjouit pas en ennemi de leur infortune, non, grands dieux ! mais il ne verse pas non plus d’abondantes larmes. Il décrit et peint leurs souffrances en témoin qui a bien souvent assisté à de semblables spectacles. Ce n’est pas de l’impassibilité, si vous voulez, c’est tout au moins l’indifférence résignée qui naît de l’habitude. Là-bas, sur les côtes, on sait trop qu’il faut sa proie à la mer. Mais nous, les terriens, la résignation de ces braves gens nous émeut, et nous sommes d’autant plus tentés de verser des larmes qu’ils en versent moins. Voilà comment Pierre Loti, en ne gémissant pas, mais en racontant d’un voix grave et calme ces morts et ces deuils, nous remue plus profondément. Il dément le vieux précepte :

Pour me tirer des pleurs il faut que vous pleuriez.

C’est un témoin, grave et calme lui-même, comme l’est l’accent de sa voix. C’est un témoin, mais pas de ces témoins inquiets, fureteurs, tatillons, qui entassent les petits faits et les menus détails pour que rien ne manque à leurs procès-verbaux. C’est un témoin, mais pas un de ces témoins qui cherchent une occasion de briller et de produire leur petit effet à l’heure où ils feront leur déposition. Il ne groupe pas artificiellement les circonstances, il n’ajoute rien, n’enjolive pas, ne dramatise pas ; il dit, ou pour mieux parler, il peint fidèlement ce qu’il a vu — ce qu’il a vu plus que ce qu’il a jugé ou conclu, car il ne tient pas à nous influencer et il veut laisser la parole aux faits. Avec lui, les faits parlent leur vrai langage. C’est un témoin, mais pas de ceux qui, ayant leurs préjugés ou leurs passions, voient les choses à travers ces passions et ces préjugés. Peut-être même lui reprocherais-je d’être un peu trop conciliant et indulgent, s’il n’avait pas voyagé si au loin et si longtemps. Mais, que voulez-vous ? quand on a vu des mœurs si diverses, des usages si disparates, de si étranges contradictions et dans les idées et dans les coutumes, on devient plus tolérant. Vérité en deçà de l’Équateur, erreur au-delà. Vice de ce côté du Tropique, vertu de l’autre côté. C’est une question de latitude. Même, sans aller si loin, tel costume de bain qui, sur certaines côtes primitives de la Bretagne est presque une exagération de pudeur, serait à Trouville ou à Dieppe passible d’une amende pour outrage aux mœurs. Quand Pierre Loti a vu dans ces contrées plus tolérantes encore que la Bretagne des baigneurs et des baigneuses également dépourvus de préjugés et de costumes, il les a dépeints avec son coloris et son relief ordinaires, les baigneuses surtout, en témoin qui a beaucoup voyagé. Pourquoi aurait-il jeté les hauts cris ? C’est la coutume des gens de là-bas. De même, quand il a dépeint Yves cuvant son vin, il n’a pas songé à s’indigner contre Yves. C’est la coutume des bonnes gens de là-bas, et vous auriez passé dix mois à bord, et on vous débarquerait sur la côte de Brest avec votre masse qui aurait engraissé six ans, vous suivriez cet excellent Yves au cabaret et ailleurs encore. Pierre Loti est un témoin ; prenez-le comme témoin ; ne lui demandez pas de se faire juge.

Ah ! que je lui sais gré, à ce témoin, d’être ainsi impartial, accessible, bienveillant, libre de toute préoccupation morale ou philosophique, de n’apporter dans son observation aiguë et pénétrante aucun esprit de système, ni thèses sociales ni théories humanitaires, qui troubleraient sa clairvoyance ! Il en arrive, à force de large indifférence, à un tel degré d’impersonnalité, que ce n’est même plus un témoin, mais un objectif. On dirait un miroir où tout se reflète, phénomènes physiques riants ou tristes, sentiments et mouvements de l’âme bons ou mauvais, innocents ou coupables. Hier, il fixait sur la plaque les rayonnements et éblouissements du ciel tropical ; aujourd’hui, c’est la pâle lueur du soleil de l’Islande et les teintes grisâtres des côtes bretonnes. Hier, c’étaient les passions impétueuses qui se déchaînent librement à Taïti ; aujourd’hui, ce sont les mouvements plus tranquilles et comme alanguis des marins du Finistère ou des Côtes-du-Nord.

Avec quelle fidélité ! cela dépasse ce que l’on pourrait imaginer. Le style a une telle transparence, une telle souplesse, et, pour ainsi dire, une telle élasticité, que la pensée apparaît dans toute sa lumière et que tous les contours en sont dessinés et ressortent en vives saillies. Il est merveilleux, ce style, en ce qu’il ne nous donne pas seulement l’idée des choses, mais la sensation. Et notez que Pierre Loti n’a pas plus la prétention d’être un écrivain que celle d’être un penseur et un philosophe. À bien des endroits, vous reconnaissez que l’auteur n’est pas un homme du métier. L’art n’est pour rien en tout cela ; non, il y a là un don de nature.

Heureux Pierre Loti ! Il a double don et de bien voir et d’exprimer merveilleusement ce qu’il a vu, plutôt qu’il n’a l’invention, car rien de ce qu’il a mis sur la toile ne semble avoir été imaginé par lui. Eh bien, il se trouve que le milieu où il a été placé lui a offert de curieux sujets d’observation. Il n’a eu qu’à ouvrir les yeux pour rencontrer une réalité pittoresque et poétique. Elle lui réserve encore sans doute d’autres modèles dignes de son pinceau. Ne formons donc pas le vœu qu’il aborde le roman, qui demande plus d’efforts d’invention personnelle, ni qu’il mette en scène des héros plus difficiles à pénétrer, plus compliqués et dont l’âme ait plus de replis. Et cependant si, tentant cette entreprise plus malaisée, il devait là aussi nous donner un chef-d’œuvre, ce serait un chef-d’œuvre de plus haut prix encore ! Mais ne soyons pas trop ambitieux dans nos désirs et souhaitons simplement un pendant à Pêcheur d’Islande.

M. Paul Bourget

Essais de psychologie contemporaine

Voici un bien intéressant volume, Essais de psychologie contemporaine par M. Paul Bourget, fertile en idées, riche en aperçus nouveaux et d’un style très distingué, très délicat, auquel on pourrait seulement reprocher ça et là l’abus de la langue philosophique. C’est une œuvre tout à fait personnelle, absolument originale, et qui commande l’attention, mais attristante aussi et nullement de nature à nous rassurer sur notre santé morale. Le xixe  siècle est bien malade. M. Paul Bourget nous tâte, nous ausculte, applique l’oreille à nos poumons, à notre cœur, puis hoche la tête de façon sinistre. Quel est donc notre mal ? Le pessimisme. Et qui nous a mis en si triste état ? Cinq coupables : MM. Baudelaire, Renan, Flaubert, Taine et Stendhal. Coupables, oui, sans doute, mais victimes aussi, car le médecin Tant-Pis ne les rend pas absolument responsables. Eux-mêmes, en respirant le mauvais air de ce siècle, ont été d’abord atteints ; puis, cet air, ils nous l’ont insufflé à leur tour, devenu, après avoir passé par leur poitrine, plus délétère encore. Et, comme ce sont de grands séducteurs qui nous attirent ainsi que des sirènes, combien en est-il qui échappent ? Il faudrait nous boucher les oreilles avec de la cire ; mais le moyen d’avoir ce courage !

Et ils sont cinq, remarquez bien, nous captivant tous les cinq par des séductions différentes. Si nous résistons à l’enchantement de l’un, nous succomberons aux charmes de l’autre. Êtes-vous effrayé par la basse très vibrante ou stridente de Baudelaire, le soprano caressant de M. Renan vous attire. De Charybde en Scylla. Sans compter les mélomanes qui courent de l’un à l’autre virtuose ! Et M. Bourget, mélomane lui aussi, ne saurait les blâmer, ces gloutons de musique ; seulement il gémit sur eux comme il gémit sur lui-même. Il se représente avec tristesse tel adolescent débordant de sève qui court chaque jour après l’une des sirènes. Le lundi, il étreint fiévreusement Baudelaire ; le mardi, il embrasse onctueusement M. Renan ; le mercredi, le voici dans le boudoir austère de M. Taine, une Circé raisonneuse qui exige absolument qu’il note ses sensations et les compare à celles du mardi. Ce n’est pas fini, le jeudi et le vendredi, où va-t-on le retrouver ? Pendu aux lèvres des sirènes Flaubert et Stendhal. Ah ! le malheureux ! Et M. Bourget chante sur lui la célèbre complainte du jeune homme empoisonné. J’ajoute, pour compléter la semaine de cet adolescent, que le samedi il va chez M. Bourget, qui lui explique que le vin de Syracuse qu’il a cru boire les jours précédents vient de la distillerie des Borgia. Et alors le jeune homme, qui n’était peut-être pas si intoxiqué que le dit M. Bourget, a l’imagination frappée. Oui, assurément, après ces six jours d’empoisonnement, il va mourir dans d’atroces douleurs : mieux vaut doucement finir ! Alors il fait comme Escousse, il allume un réchaud. Le septième jour il se repose. En suivant le convoi : « Voilà où mène ce que Stendhal appelait une philosophie qui fait désirer la mort ! » dira M. Paul Bourget.

Oui, sans doute ; mais n’y avez-vous pas un peu aidé, docteur Tant-Pis ? Et je songe au mot profond de M. Guillaume, dans l’Avocat Patelin, au sujet de ses moutons qu’il ne croit pas tous morts de la clavelée : « Les maladies font quelquefois de grands ravages, lui objecte son fils Valère. — Oui, avec les médecins ; mais les moutons n’en ont pas. » M. Bourget est bien un peu responsable de la mort de son jeune homme.

Et moi aussi, voilà que je m’inquiète pour moi-même, car enfin moi aussi je suis allé chez les sirènes et j’ai bu du vin de Syracuse. Mais cependant du sang-froid ! Peut-être M. Bourget s’amuse-t-il à nous faire peur. Peut-être est-il entraîné par le désir de systématiser, de faire entrer dans un même cadre ou une même formule des esprits très divers, dont, tout le premier d’ailleurs, il constate les caractères particuliers. Mais, tout en les distinguant avec une grande clairvoyance, ne serait-il pas tenté de leur trouver un trait commun qui permît de les réunir, en effet, dans un même cadre ? N’est-il pas heureux de montrer beaucoup d’esprit et de talent à établir une thèse quelque peu artificielle ? N’y aurait-il pas aussi l’empire d’une idée fixe ? Les aliénistes, on le sait, voient volontiers des aliénés un peu partout. Le docteur Bourget, qui semble prendre une spécialité, le pessimisme, ne verrait-il pas volontiers partout des désespérés ? Simples questions que je pose sans les résoudre, simples doutes et même, avouons-le, intéressés, car enfin M. Bourget me jette dans des transes affreuses et je cherche à me rassurer, ce qui se conçoit. Mettez qu’il m’alarme trop et que je me rassure trop : alors sans doute vous serez dans la vérité.

Si M. Paul Bourget se hâte un peu de chanter le De profundis sur son siècle, si la maladie n’est pas si générale et absolument mortelle, toujours est-il qu’il ne faut pas écouter avec insouciance ce glas funèbre. Si nous ne sommes pas encore tous morts, nous sommes pour la plupart frappés. Les symptômes que l’on nous décrits ne sont que trop réels.

Oui, il n’est que trop vrai, dans les classes d’élite, les ravages sont déjà grands. Scepticisme, mélancolie rêveuse ou ironie sèche, ennui, découragement, lassitude, fréquentes nausées. Trop de dilettantes, de raffinés, de byzantins. Et savez-vous ce qui nous manque ? Des préjugés. Nous en sommes trop affranchis, et nous en tirons trop volontiers vanité. Tenez, l’autre jour, je cherchais querelle à un esprit très distingué et très original ; je lui disais : Pourquoi désabuser Chauvin et désenchanter M. Prudhomme ? Eh bien, oui, il n’y a plus assez de Prudhommes et de Chauvins. Ajoutez à cela le déplacement des forces sociales, qui condamne à l’inaction, en politique, un certain nombre d’intelligences supérieures. Elles se livrent à un travail incessant sur elles-mêmes. C’est encore un des symptômes notés par M. Bourget. M. Taine et M. Renan, deux des plus hauts noms de la littérature contemporaine, de ces noms qui font sommet, laissent froids les électeurs, qui se passionnent pour des publicistes qui ne sont pas des sommets, à peine des monticules. Et alors, dédaignés, ils deviennent dédaigneux. Ils regardent avec un aristocratique mépris le tourbillonnement de la fourmilière et fredonnent le fameux Suave mari magno. Tandis que Baudelaire et Stendhal se répandent en ironies amères contre la niaiserie des simples, eux laissent percer leur dédain pour la stupidité des masses. Et ainsi se détachent de la vie commune bien des esprits qui devraient y jouer le premier rôle. Mais voici qu’entraîné par M. Bourget, je vais abonder dans le sens où il abonde lui-même. Eh bien, non ; M. Taine et M. Renan ne sont pas si pessimistes qu’il les fait.

C’est donc sur le degré précis et la mesure exacte que je contesterai. Le fond de la thèse est vrai. Avec quel talent, quelle finesse d’ingénieux aperçus et quel charme de style elle est développée, je l’ai dit déjà ; mais je veux, en finissant, le répéter encore. Il faut lire ce volume, qui invite à penser.

Nouveaux essais de psychologie contemporaine

M. Paul Bourget continue sa minutieuse enquête sur le pessimisme, la maladie du siècle. Il nous avait déjà alarmés avec un premier dossier ; en voici un second qui nous abat et nous consterne : Nouveaux essais de psychologie contemporaine. Il n’y a plus à dire maintenant, les symptômes ne sont que trop concluants, les ravages constatés que trop évidents : nous avons mal à l’âme. Elle est en proie, cette pauvre âme, à une incurable mélancolie, à une désespérance sans remède. Ne nous parlez pas des Werther et des Obermann ou encore des René : de petits cas anodins, comparés au nôtre. Auprès de nous, Obermann était un folâtre et Werther un badin. Notre société se meurt, notre société est morte. S’il y en a, parmi nous, qui cherchent à s’étourdir en chantant, écoutez bien : leur chanson, comme leur gaieté, sonne faux. Ils vous font songer aux jeunes seigneurs du dernier acte de Lucrèce Borgia qui chantent, eux aussi, le vin, l’amour et les roses, l’orgie et la table rougie ; mais c’est d’une voix qui bientôt tremble et va s’éteignant, car ils entendent retentir au dehors le lugubre De profundis clamavi ad te Domine ! Ces moines qui se rapprochent de la salle du festin et vont y pénétrer avec leur torche fumeuse, et cette cagoule funèbre qui, en se relevant, démasquera des figures sépulcrales, ce sont et M. Renan, et M. Taine, et M. Dumas fils, et M. Leconte de Lisle, et, avec eux, Baudelaire et Flaubert, sortis tout exprès pour nous effrayer du royaume des ombres. Tous font cercle autour de la table rougie, et d’une voix sourde comme un glas d’enterrement : Frères, il faut mourir ! — Eh bien donc, nous mourrons ! Quelques-uns des seigneurs, voyant leurs catafalques tout préparés, avaient bien envie de rire pour faire les forts, et en voici deux ou trois qui disent : Dansons un peu auparavant ! Et ils esquissent le pas du cercueil ; en réalité, ils ont une peur horrible, froid au dos, froid aux os et froid à l’âme. Ils sont morts déjà, ces danseurs. Ah ! messieurs les moines, ah ! monsieur Bourget qui nous les amenez, qu’avez-vous fait là ?

C’est une remarque ni neuve ni consolante, que la lecture des livres de médecine est dangereuse. Nous nous croyons bientôt atteints de toutes les affections que nous voyons décrites. Il nous semble que tous les symptômes précurseurs du mal, nous les avons sentis ce matin même ou hier soir. Nous nous tâtons avec anxiété : Oui, c’est bien cela ! Et si, au bout d’un temps, on se rassure, c’est précisément parce qu’on se dit : Mais je ne saurais avoir tant de maladies à la fois ! On se rassure moins vite quand le livre est écrit par un spécialiste qui fait dériver tous les cas dangereux d’un principe unique, comme le docteur Sangrado de Gil Blas ou le vieux Raspail, l’un voyant partout l’inflammation du sang pour appliquer sa saignée et son eau tiède, l’autre trouvant dans le corps humain des myriades de parasites pour débiter son camphre et son aloès. J’ai vu des gens très inquiets après avoir lu Raspail, se mettant en quête d’insecticides foudroyants pour l’usage interne et criant, non pas : Mon royaume pour un cheval ! mais : Ma fortune pour un bon vermifuge ! M. Bourget, médecin des affections morales, voué à l’auscultation des âmes, est précisément un spécialiste. Il n’y a pour lui qu’une seule et unique maladie, et, bien que les phénomènes semblent quelque peu différer, c’est toujours un même principe et une seule cause. Il fait passer à son cabinet de consultation les esprits les plus divers, comme M. Renan, M. Edmond de Goncourt, M. Dumas fils et M. Taine, qui se portent très bien ; il palpe, il ausculte et, hochant la tête : Voilà qui est grave ! Si l’un d’eux se récrie : Mais je vais à merveille, docteur ! Lui, d’une voix triste : Cruel problème ! — Car il a une tendance, comme vous savez, à trouver partout une cruelle énigme et un problème douloureux. Et ces problèmes divers, il les résout tous de même : Pessimisme ! désespérance ! — Mais non, réclame M. Renan ; vous savez bien qu’on m’a reproché d’être l’homme qui rit, et j’ai expliqué là-bas, à Tréguier, en Bretagne, pourquoi et comment j’étais, en effet, très gai. — Je sais bien, réplique le docteur ; vous vous croyez gai : cruelle illusion ! Cela complique encore le cruel problème ; mais c’est toujours pour moi la même solution : Pessimisme ! Ajoutons, par exemple : « inconscient ». Oui, pessimisme inconscient, ce qui rend votre cas plus grave. — Heureusement pour M. Renan qu’il ne se laisse pas impressionner, lui. Il sort donc de la consultation très rassuré, le cœur léger et le sourire aux lèvres.

Il me semble bien que M. Dumas fils ne doit pas non plus s’inquiéter outre mesure. C’est un sceptique de beaucoup d’esprit, qui s’amuse bien souvent à effrayer le bon public pour voir la tête que nous faisons dans notre stalle. C’est un jeu pour lui. Quand M. Bourget prend ce jeu-là tout à fait au sérieux et s’en alarme pour la santé du sceptique, M. Dumas doit rire intérieurement Cependant il se pourrait bien qu’il ne protestât pas : d’abord pour ne pas désobliger le docteur, puis parce qu’il ne lui déplaît nullement sans doute de passer pour une âme ravagée. Et les autres malades passant tour à tour à la consultation ? Le temps me manque pour leur demander s’ils en croient absolument le docteur spécialiste. Il est bien à croire que plus d’un ne s’est pas laissé effrayer. Tenez, Flaubert notamment, comme on a pu le voir dans sa correspondance publiée il n’y a pas très longtemps. Lisez plutôt l’article très spirituel qui lui est consacré dans un aimable volume de M. Pierre Véron : Tir aux oisons 4. Un pessimiste, Flaubert ? Oh ! que non pas ! dit M. Véron ; un geignard ! Ses colères enfantines contre l’humanité, l’explication en est facile. Il a débuté par un succès éclatant, écrasant : il était gai alors. Puis il est allé en déclinant ; puis après, les demi-succès, les chutes terribles, comme celle de son Candidat. Il n’y a pas à chercher ailleurs. « Ah ! j’ai mangé mon pain blanc le premier, s’écrie-t-il dans une de ces lettres, et la vieillesse ne s’annonce pas sous des couleurs folichonnes. » Le voilà, l’aveu ; la voilà mise à nu, la blessure d’amour-propre qui torture Flaubert et le rend non pas pessimiste, mais maussade, aigre, atrabilaire.

Ainsi conclut M. Pierre Véron, avec grand sens, selon moi. D’un des autres pessimistes de M. Bourget il dira d’un ton cavalier : « C’est un poseur. » Poseur, celui dont M. Sarcey a dit avec bonhomie : « Tout cela, c’est de la fumisterie. » Il ne m’étonnerait pas que ces explications toutes simples, qui n’ont pas été précédées de profonds sondages au fond de cruels problèmes, fussent, en somme, l’explication vraie. Nous pourrions alors reprendre un peu de confiance et nous dire que nous ne sommes pas si morts que cela. Et puis j’entends M. Prudhomme qui répète les refrains consacrés : Eh bien ! et la vieille gaieté française ? Eh bien ! et le tempérament gaulois ? Ne sommes-nous plus les fils de Voltaire ? — Ne faisons pas trop fi des airs connus que répète M. Prudhomme, pas plus que de la sagesse des nations passant par la bouche de Sancho. Je veux bien que tous ces diagnostics rassurants que je recueille pour me guérir de la peur que m’a faite M. Bourget ne semblent pas aux esprits plus profonds d’une autorité suffisante. On dira à ces médecins Tant mieux : Mais pour vous il n’y a jamais de question compliquée ! — Il est possible, mais il y a aussi des esprits qui compliquent trop toutes les questions, qui veulent y trouver trop de replis, trop de mystères, et qui tiennent à faire aboutir toutes leurs observations partielles à un système unique, lequel système devra se résumer en une seule formule. Il faut que tout, hommes et choses, rentre dans cette formule.

Après avoir trop compliqué, ils simplifient trop. Donc admirons leur pénétration, leur finesse, leur sagacité, leur subtilité même, car leur œuvre demande les qualités d’esprit les plus variées et les plus délicates. Rendons hommage à ce genre de critique qui vise bien autre chose que le goût et le sens littéraire, mais se complique de psychologie, de physiologie, de biologie, de sociologie et d’histologie au besoin. Cet hommage rendu, disons-nous qu’il ne faut pas, après tout, nous alarmer tant que cela de ce De profundis chanté sur nous. On nous a tués par raison démonstrative ; mais nous vivons encore, grâce à Dieu. Tirons aussi cette morale qu’il faut se défier des formules qui emprisonnent en un seul mot tout un siècle, toute une société. Il n’en est pas qui puisse contenir même un homme seul. Voyez plutôt pour M. Renan. Pessimiste, dit M. Bourget ; homme de doute, disait il y a six mois M. Jules Lemaître, qui dit aujourd’hui : Homme de foi. Eh bien, il y a dans M. Renan ces trois hommes en même temps, et peut-être encore un quatrième et un cinquième.

Cruelle énigme

Cruelle énigme, nous dit M. Paul Bourget. Est-ce bien une énigme et est-elle cruelle tant que cela ? Il me semble que la clef n’en est pas si difficile à trouver, et peut-être aussi, qu’on ouvre ou non cette serrure à secret, n’y a-t-il pas de quoi se désoler outre mesure. Enfin M. Paul Bourget se désole. Quelle est donc l’énigme ? La faiblesse de l’homme qui succombe à l’amour, la trahison de la femme qui, tout en aimant Fortunio, a un caprice pour Clavaroche : voilà l’énigme. Questions sans réponse, s’il faut en croire M. Bourget. Comment ? le problème lui semble insoluble à ce point, à lui, un psychologue si curieux, si clairvoyant et doué d’une pénétration singulière ? C’est le cas de M. Bourget qui me paraît, à moi, une énigme, bien plus que celui de son héros et de son héroïne. Il a la clef dans les mains et ne veut pas s’en servir, voilà tout. Vous allez en juger. Votre étonnement égalera le mien, car ce petit roman n’est pas seulement un bijou de prix, taillé et ciselé avec un art supérieur : c’est une œuvre d’analyse curieuse et subtile, une étude du cœur humain qui décèle un observateur habitué à en fouiller les replis les plus secrets. Vous direz, j’en suis sûr, comme moi, que le moraliste qui pénètre si avant, qui surprend le jeu et le mouvement des fibres les plus cachées et saisit le jeu des ressorts les plus déliés et les plus délicats est trop timide ou trop modeste quand il conclut en disant : Je ne comprends pas.

L’œuvre de M. Bourget pourrait porter pour épigraphe ces vers de Musset :

Le cœur d’un homme vierge est un vase profond ;
Mais si la première eau qu’on y verse est impure,
La mer y passerait sans laver la souillure,
Car l’abîme est immense et la tache est au fond.

Tel est le cœur du héros de M. Paul Bourget, le jeune Hubert de Liauran. Sur ce cœur encore pur veillent, pour le préserver de cette tache fatale, une mère et une aïeule dont Hubert est l’orgueil et la joie. Dans leur vigilance entre bien un peu de jalousie, car l’idée d’une autre affection qui leur enlèverait une partie de ce cœur, qu’elles veulent tout entier pour elles, leur est une insupportable angoisse. Le tableau d’intérieur où nous les voyons s’alarmer, puis trembler, puis se désoler — car Hubert devient distrait, puis sombre, puis il s’ennuie — est touché de main de maître.

Et si cette inquiétude, cette sensibilité, ces angoisses, ces tortures, présentées brusquement comme je vous les présente, vous paraissent quelque peu exagérées, il n’en sera pas de même quand vous verrez le tableau. Tout y est disposé pour rendre ces terreurs vraisemblables et naturelles. Non, on ne s’inquiète pas ainsi partout de préserver la candeur d’un jeune homme de vingt ans ; mais là, dans cet antique salon du faubourg Saint-Germain, dans ce milieu où se sont conservées les idées d’un autre âge, en présence de ces deux saintes qui ne sont pas dans le mouvement du siècle, vous ne songez pas à vous étonner. Ce qui fait sourire Mme Benoîton fait trembler et pâlir Mme de Liauran et la respectable aïeule. Les symptômes constatés par elles avec effroi ne sont, hélas ! que trop significatifs pour leur clairvoyance alarmée. Un geste brusque, un soupir d’ennui et de lassitude qui échappe au jeune homme, c’est pour elles toute une révélation. Un instinct divinatoire les avertit. Le danger, c’est une certaine Mme de Sauve, dont les aventures antérieures ont eu quelque retentissement. L’écho en est venu jusqu’à ce salon fermé aux bruits du dehors, grâce à un vieil ami, à un général qui, sans être un mondain, apprend de temps en temps ce qui se passe dans le monde. Si, en ce temps-là, on eût déjà joué la Denise de M. Dumas fils, les bonnes dames auraient eu une ressource : envoyer au Théâtre-Français le jeune Hubert. Peut-être les théories de l’ennuyeux raisonneur qui exhorte la jeunesse à se préserver des Dalilas ou des Putiphars jusqu’au jour du mariage auraient-elles fait sur lui une impression salutaire. Mais, que voulez-vous ? on ne jouait pas encore Denise, et voilà comment l’infortuné Hubert laisse déchirer par Mme Putiphar sa robe d’innocence.

Ne souriez pas : ces scènes qui pouvaient être banalement scabreuses sont au contraire charmantes, traitées avec un art et une délicatesse suprêmes. Une ombre discrète s’étend sur la catastrophe de la chute définitive et toute la lumière est portée sur les épisodes préliminaires. C’est un long voyage comme dans le Roman de la Rose et où les deux voyageurs passent par des phases diverses : le trouble, l’émotion, les désirs aussitôt réprimés et les timides hardiesses d’un côté ; de l’autre, la joie d’impressions toutes nouvelles, l’orgueil d’échauffer un cœur jusque-là glacé, le plaisir de savourer des émotions que n’avait pas fait connaître Clavaroche. Et lorsque, comme dit une héroïne de Racine,

De l’austère pudeur les bornes sont passées,

il y a encore de part et d’autre comme un respect attendri. Mme de Sauve, jusque-là plus hardie, a des confusions de jeune fille et je ne sais quelle crainte de profaner cet enfant. Il semble qu’elle l’ait moins perverti qu’il ne l’a purifiée. Pendant qu’ils sont heureux d’un bonheur nouveau pour l’un et l’autre, la vieille aïeule et la mère pleurent. Elles sentent bien que leur affection ennuie et lasse l’enfant prodigue.

Ces tableaux, de joie ici, et là de douleur, sont donc exquis et suffisent à faire du roman de M. Paul Bourget une œuvre hors pair. J’aime moins, je l’avouerai, quoiqu’il y ait encore et beaucoup d’observation délicate et un grand talent d’exécution, les scènes qui font contrepartie et revirement. Mme de Sauve continue à adorer le blond et frêle Fortunio, ce qui ne l’empêche pas d’accueillir un nouveau Clavaroche, très brun, très robuste, un jeune faune à la barbe abondante. Et Fortunio, qui l’apprend, se désole. Sa douleur, les comparaisons cruelles qu’il établit lui-même entre sa pâleur maladive et la santé débordante de son rival rappellent un peu, ce me semble, les tortures du célèbre héros de M. Feydeau dans son roman de Fanny. C’est le même supplice ; et c’est aussi la même lâcheté. Quoique torturé par la jalousie et le cœur soulevé de mépris, il ne peut briser sa chaîne, et le voilà qui revient vaincu et soumis. Sa fierté, sa dignité, il oublie tout. Un homme à la mer ! M. Bourget ne s’inquiète même plus de ce qu’il deviendra. Il s’arrête brusquement en le voyant tomber dans l’abîme, puis prend un autre chemin sans même retourner la tête, comme si le sort de ce misérable lui était indifférent désormais. C’est être bien sévère. Seulement il murmure d’une voix triste : Cruelles énigmes ! Cruelle énigme, l’infidélité de la femme ! Cruelle énigme, la lâcheté de l’homme !

Énigme si l’on veut. Cette Mme de Sauve aime Fortunio pour les sentiments qu’il éveille en elle, et Clavaroche pour les sensations. Quant à Fortunio, c’est précisément parce qu’il est timide… Mais voyons ! M. Bourget comprend cela tout aussi bien que vous et moi. Ne lui faisons donc pas la leçon et n’en remontrons pas, comme Gros-Jean, à notre curé. Ah ! monsieur le curé, quelle jolie histoire vous nous avez contée, et avec quelle délicatesse, quel tact ! Comme vous lisez couramment dans le cœur humain — mieux qu’un notaire, monsieur le curé, vous qui prétendez y trouver des énigmes indéchiffrables ! Vous avez voulu y coudre un bout de sermon, voilà tout, pour nous faire réfléchir aux misères de notre pauvre nature. Eh bien, encore d’autres petits sermons comme celui-ci, à la condition qu’ils seront précédés d’histoires comme celle-là ! C’est la grâce que je nous souhaite.

André Cornélis

Disons bien vite que cet André Cornélis, le grand héros du jour, dont le succès est un succès d’enthousiasme, mérite bien tant d’acclamations et un si retentissant triomphe. De tous côtés, on tresse des couronnes pour M. Paul Bourget : je veux arriver des premiers, lui apportant la mienne. Il a fait presque un chef-d’œuvre.

Peu de matière et beaucoup d’art, telle était la devise des anciens. Ici, si peu de matière que c’est à peine s’il en reste au fond du creuset, l’analyse chimique opérée, deux ou trois parcelles. Oui, tout au juste trois, à bien examiner : deux d’or pur, une d’étain. Mais de l’art, tout ce qu’on peut en souhaiter, et du plus fin, et du plus délicat, et du plus rare. Jamais l’observation psychologique n’a atteint à un tel degré de clairvoyance, de pénétration subtile, de précision dans l’anatomie morale. Et sur quels éléments ? Sur ce qu’il y a de plus mince, de plus ténu et de presque impalpable. Un seul sentiment, semble-t-il d’abord, comme sujet d’analyse. Oui, mais ce sentiment est complexe, multiple, variable, sans cesse renouvelé et modifié, prenant mille formes et mille aspects divers. Et le scalpel de M. Bourget le fouille et le décompose ; et sa pince y saisit tour à tour une multitude de fibres presque impalpables qui, sous la dent de l’acier, se tordent et frémissent.

C’est ce frétillement qui nous permet de les entrapercevoir, car, sans cela, nous n’en aurions pas soupçonné l’existence. Et, les ayant entraperçues, nous ne songeons nullement à contester. Nous ne disons pas, comme pour d’autres psychologies de roman : hypothèses, chimères, fantaisies, inventions ingénieuses et fictions, tours de passe-passe et illusions amusantes ! Non ; faisant un effort sur nous-mêmes, nous plaçant par l’imagination dans la situation du héros, nous sentons s’agiter, en nous aussi, ces fibres. Oh ! d’un mouvement si imperceptible que nous n’en aurions pas eu conscience si nous n’avions été avertis par M. Bourget ; mais, prévenus et éclairés par lui !… Aussi, pas plus dans le monde moral que dans le monde physique, nous ne nierons maintenant la divisibilité à l’infini.

Faut-il l’avouer, cependant ? Suivre le scalpel de M. Bourget travaillant dans les infiniment petits, se pencher sur son épaule pour essayer de voir à travers sa loupe, c’est un plaisir qui ne va pas sans quelque fatigue. Nos pauvres yeux, mal habitués à une telle concentration d’efforts, pleurent un peu à la fin de la séance ou tout au moins nous piquent. Et puis, faisant ensuite sur nous la même opération que sur le sujet étudié, afin de bien nous convaincre qu’il n’était pas une exception, un phénomène, ou encore un écorché d’Auzoux enrichi de fibres artificielles pour les besoins du roman, nous voici soumis à une assez redoutable épreuve. Il semble d’abord que ce ne soit rien. Et, en effet, à quoi ce scalpel va-t-il s’attaquer ? À une infiniment petite partie de notre grosse personne, une seule et unique fibre, mince comme un fil de soie. Allons, nous pouvons bien lui livrer ce fil ! Oui ; mais cette pointe d’acier fouillant toujours au même endroit, la même piqûre sans cesse renouvelée, voilà ce qui devient à la longue irritant et lancinant. On préférerait la chute d’une poutre vous meurtrissant en une fois tout le corps à cette aiguille creusant dans la même petite plaie, sans relâche et sans trêve.

Et néanmoins, sauf à pousser un cri de temps à autre, ceux du moins qui ont des nerfs aisément exaspérés, on tient bon. Que dis-je ? on tient bon ? On prend plaisir à sa souffrance ; on est irrité et on est ravi ; on s’écrie : Assez ! assez ! — puis, tout aussitôt : Encore ! encore ! cette douleur est un plaisir, cette torture une jouissance. Nous sommes là frémissants, mais sous le charme, comme hypnotisés. Des obsédés et des possédés, voilà ce qu’a fait de nous M. Bourget, qui n’aura pas pour cela la fin tragique d’Urbain Grandier. Ce dominateur s’empare de notre âme, et nous cessons de nous appartenir. Faites-en l’épreuve, et vous verrez. Vous ne serez plus vous-même, vous allez être André Cornélis. Vous pleurerez votre père assassiné ; vous chercherez l’assassin en tremblant de le trouver assis à votre foyer domestique ; vous poursuivrez cette enquête anxieuse et haletante pendant des années qui seront des siècles ; enfin, vous frapperez le coupable d’une main fiévreuse ; mais, la vengeance accomplie, vous vous répéterez avec angoisse le mot de l’Écriture : Tu ne tueras point !

Car c’est là tout le drame. Il rappelle Hamlet ; mais Cornélis-Hamlet n’est plus ce rêveur impuissant à agir, hésitant, à la raison troublée, cherchant des motifs pour différer la vengeance. Il est tout autrement viril, bien que nerveux et agité, d’une sensibilité quelque peu maladive. Il n’hésite pas à tuer, sauf à murmurer ensuite avec effroi : Tu ne tueras point !

J’ai parlé d’Hamlet parce que le roman de M. Bourget évoque inévitablement le souvenir du chef-d’œuvre anglais : en réalité, il n’y a entre eux que des analogies extérieures et de surface. M. Bourget ne doit rien à Shakespeare ; son œuvre n’est pas une imitation : c’est une création dans le sens le plus large et le plus élevé du mot. Création puissante et absolument originale, ne s’inspirant d’aucune école : ni de l’école romantique, puisque l’observation y joue le grand rôle, l’imagination et la fantaisie un rôle secondaire ; ni de l’école réaliste ou naturaliste, puisque cette observation est toute morale et psychologique. Le cadre, le décor, les détails extérieurs, les accessoires sont indiqués sans doute, car le drame a pour théâtre le monde réel ; mais tout cela a été vu à travers la passion qui le transfigure. Cette passion verse en quelque sorte sur les objets son trouble et sa tristesse. À tous, elle donne un sentiment, une expression qui sont moins en eux qu’ils ne viennent d’elle-même. Tout ce qui entoure le héros prend, si l’on peut dire, la teinte de son âme.

Je crains de sembler en ce moment raffiné et subtil ; c’est le danger en étudiant des œuvres comme celle-ci où l’originalité confine parfois au raffinement et à la subtilité. Cependant, malgré ma crainte, je hasarderai encore une remarque. Dans ce cadre et ce décor vus à travers la passion du moment et peints surtout par l’impression qu’ils font sur l’âme du héros, les personnages qui l’entourent vivent moins de leur vie propre que de celle qu’il leur communique. Ces diverses figures, peu nombreuses d’ailleurs, ont sans doute un puissant relief ; mais Cornélis ne les a pas saisies sur le vif et directement, sans parti pris d’avance, sans idée préconçue ; il les a observées d’un œil prévenu, apportant à son examen ses affections ou ses haines, ses préoccupations tout au moins. Les voilà, non pas tant tels qu’ils étaient peut-être, que tels qu’il les a vues ou qu’il a voulu les voir. Elles nous intéressent par elles-mêmes : elles nous intéressent plus encore parce que tel de leurs traits, tour à tour grossi ou atténué, témoigne de la disposition du peintre à leur endroit et de l’état de son âme à ce moment-là. En elles, c’est encore Cornélis que nous retrouvons. Qu’on me passe ce mot abstrait et pédantesque : c’est de la peinture subjective et en quelque sorte réflexe.

L’effet de concentration n’en est que plus intense et l’âcreté plus saisissante. Tous les éléments du drame aboutissent à un même centre, tous les rayons convergent à un seul foyer : l’âme du héros. Dans cette âme une seule passion dominante, la passion maîtresse ; toutes les autres n’en sont que les satellites — c’est bien pour cela que l’œuvre est dédiée à M. Taine, — et cette passion maîtresse, c’est le besoin d’être aimé.

Ne vous récriez pas, de grâce, si ce point de vue vous paraît au premier instant assez étrange, et attendez la démonstration. Les œuvres de M. Bourget tenant toujours un peu de l’énigme ou du problème, il faut bien, quoi qu’on en ait, arriver à la vieille formule : Ce qui était à démontrer.

Il est bien évident d’abord qu’ici le problème est purement psychologique et que c’est l’âme du héros qui doit nous intéresser seule. Les faits ne sont que l’accessoire. Il semble même que M. Bourget ait choisi ce sujet à dessein afin de montrer tout son mépris pour l’imbroglio et les aventures. Un homme assassiné, la justice impuissante à découvrir le coupable, la police y renonçant, le fils alors reprenant la tâche abandonnée par la police et la justice, n’est-ce pas là un thème à la Gaboriau ? — Il semble qu’on va voir surgir M. Lecoq avec ses déguisements et son assortiment de perruques. Auprès de lui un limier sagace et résolu. Une empreinte de doigt sanglant sur un rideau, la trace d’un pied crotté sur le tapis : ce sera assez pour M. Lecoq et son limier. À eux deux, ils découvriront ce que la police avait renoncé à découvrir. — Mais M. Bourget n’est nullement héritier de Gaboriau, n’est-ce pas ? Aussi, pas un indice matériel, pas une pièce de conviction. Où donc le fils qui veut venger son père trouvera-t-il un point de départ et des éléments pour son enquête ? Dans son âme.

Voyez le premier éveil du soupçon, l’indication primordiale qui lui fera jeter des regards défiants sur le coupable, le second mari de sa mère : c’est le manque de tendresse qu’il sent pour lui chez cet homme et la difficulté qu’il éprouve lui-même à lui témoigner quelque affection. Entre eux est comme un mur de glace. Pourquoi ? D’où vient que sa nature aimante éprouve comme une instinctive aversion ? Sans doute, il ne part pas de là pour dire : Cet homme est l’assassin de mon père. Non, de tels pressentiments pris pour un avertissement du ciel, voilà qui serait du mélodrame et du romantisme de pacotille ; mais enfin une sorte de défiance en naît, défiance qui avec le temps arrivera au soupçon.

Cette soif de tendresse et d’affection qui, chez Cornélis, va jusqu’à la passion et est même la passion dominante, nous la trouvons marquée en éclatants caractères à chaque page de sa confession. Il la révèle même par ce besoin de se confesser. Le secret du meurtre qu’il a commis pour venger son père, personne ne le sait ni même ne le soupçonne. Ce secret l’étouffe. Il se rappelle le temps où, après avoir avoué ses fautes au prêtre et après avoir reçu une exhortation, un mot de sympathie, il s’en allait heureux et léger : eh bien, aujourd’hui qu’il ne croit plus au prêtre et qu’il n’a pas un ami, il se confessera à lui-même, il jettera sur le papier, lambeau par lambeau, les souvenirs qui l’obsèdent. Peut-être alors, après avoir reconstitué la tragédie dans son ensemble, après avoir repassé par toutes les étapes qui l’ont amené à tuer, trouvera-t-il dans cet enchaînement inexorable des faits une raison de rassurer sa conscience et de ne plus trembler au son de la voix qui lui crie : Tu ne tueras point !

Et dans cet espoir il écrit le journal de sa vie. Nous l’y voyons d’abord enfant, heureux de l’affection toute virile de son père et de la tendresse de sa mère. Les heures qu’il passe au lycée, où il est externe, sont les plus sombres parce que là il a des camarades sans avoir d’amis. Ses heures de soleil sont celles où il est au foyer paternel, sous les yeux et au milieu des caresses de la famille. Le père meurt assassiné ; c’est la moitié de son âme qui est arrachée à l’enfant. Il n’a plus que sa mère à aimer et pour l’aimer. Hélas ! nouvelle amertume ! Un étranger s’interpose entre eux, un étranger pour qui la veuve a des regards plus tendres qu’autrefois pour son mari. Pauvre André ! il se consolait un peu de la mort de son père par la pensée qu’il serait seul désormais dans le cœur de sa mère, et voilà que ce cœur lui échappe presque. Puis l’isolement, l’exil au lycée de Versailles, où on le vient voir parce que cela est bienséant. Là encore des camarades et pas d’amis, car il reste volontiers à l’écart, ne trouvant pas d’âmes dignes de la sienne. Triste période où tout lui est blessure, jusqu’à l’air de dédain du domestique qui vient le chercher le dimanche. Autrefois ce même Frontin était plein d’égards et de prévenances ; aujourd’hui à quoi bon se mettre en frais pour lui ? Il n’est plus dans la maison maternelle qu’un étranger. Elle l’aime sans doute, cette mère insoucieuse et indolente ; mais il est quelqu’un qu’elle aime plus encore. Contre celui-là, ah ! comme il se sent monter au cœur des mouvements de haine ! Et pourtant aucun grief à articuler. Il est, celui-là, décemment aimable et bienveillant en apparence ; mais on sent percer l’indifférence et l’ennui. Et le jeune homme a beau faire effort, il ne peut, lui non plus, parvenir à l’aimer. De cette répulsion, de ce malaise éprouvé en face de lui, naîtra la première défiance. Rien de précis encore ; mais une impression mauvaise et une sorte d’appréhension vague.

C’est pour échapper à ce malaise qu’il allait souvent passer quelques semaines chez une vieille tante, la sœur de son père, qui l’enveloppait, elle, d’une chaude tendresse. Cette tante meurt, frappée de paralysie, après lui avoir demandé instamment à brûler une liasse de lettres. Il pleure d’abord sur cette autre affection qui s’en va ; puis, lisant ces lettres, il découvre que son père a souffert longtemps de la froideur un peu dédaigneuse de sa femme. A-t-il été jaloux ? Non, mais un peu inquiet. Et de qui ? de l’homme qui devait devenir le beau-père d’André. La voilà donc expliquée, la défiance instinctive du jeune homme ! Et la défiance tourne aux soupçons. Mais, quoi ? Sa mère aurait-elle été complice ? Alors il faudrait donc qu’il la maudît, et il devrait renoncer alors à la dernière affection sur laquelle il compte encore, tout attiédie qu’elle soit !

De là ses incertitudes et ses angoisses. De là son irrésolution à commencer l’enquête terrible. Si elle allait aboutir à cette découverte qu’il y a eu complicité, ou même seulement qu’après le crime elle a tout appris et pardonné ? Une fois assuré qu’elle a été absolument étrangère au crime et qu’elle l’a toujours ignoré, il n’hésite plus et commence l’enquête, enquête faite uniquement par des moyens psychologiques et sur des données morales. Il épie un geste, interprète un regard, pose des questions insidieuses et attend avec anxiété un tremblement de la voix, une pâleur soudaine qui soit une révélation. C’est là la partie la plus neuve, la plus originale du roman.

Ce que je veux faire remarquer surtout, c’est l’acharnement déployé une fois que-la mère est hors de cause. Cornélis n’a pas un instant d’hésitation ni de pitié ; il a hâte de convaincre le coupable et de le punir, car alors il sera délivré de l’homme qui le prive de l’affection à laquelle il a droit. C’est moins son père qu’il veut venger, que sa mère qu’il veut reconquérir et avoir à lui seul. Comment une indiscrétion le met sur la voie, comment il trouve l’assassin qui n’a été que l’instrument, comment il se sert de la ressemblance qui fait de lui le portrait vivant de son père pour lui apparaître comme un fantôme, laissez-moi le taire. C’est là l’épisode plus vulgaire, la parcelle d’étain mêlée à l’or pur. Enfin la scène de la vengeance, le meurtre de celui qui a armé l’assassin. Maintenant sa mère sera à lui ! Et comme sa victime, avant d’expirer, trace quelques mots qui feront croire à un suicide, comme la mère ne pourra même pas soupçonner son fils d’avoir joué le rôle d’Oreste, sûr de posséder à jamais ce cœur tout entier, il est comme pénétré d’admiration pour cette délicatesse du mourant ; il voue une sorte de culte pieux à l’homme qui a tué autrefois son père.

Sans doute il écoute avec effroi la voix qui, la nuit, lui fait entendre le mot de l’Écriture : Tu ne tueras point. Parfois il est comme tenté d’aller se dénoncer à la justice ; mais, s’il le faisait, il briserait le cœur de sa mère, et puis surtout, qui sait si elle ne le maudirait pas. Ses remords se calmeront, et il oubliera comme un mauvais rêve cette tragédie fatale, consolé par l’affection et la tendresse maternelle. Ce besoin d’être aimé sera enfin satisfait.

Je ne vois donc à contester que l’épisode du fantôme apparaissant à l’assassin. Il nous transporte des régions de l’observation psychologique dans le domaine du mélodrame. Supprimez cette parcelle d’étain, le presque chef-d’œuvre mériterait le nom de chef-d’œuvre.

Mensonges

L’événement du jour, c’est l’apparition du nouveau roman de M. Paul Bourget, Mensonges. Prenons notre loupe, car tout ce qu’écrit M. Bourget demande à être vu à la loupe. Quels sont ces mensonges ? Ceux de l’amour féminin. Si le titre n’est pas lui-même menteur, voilà qui sera intéressant. Cependant il ne semble pas que les deux menteuses mises là en scène soient le sujet d’étude psychologique, d’investigation morale qui ait attiré l’auteur.

Ce sont deux menteuses banales, absolument banales. L’une est une actrice qui ment par habitude, par manière d’acquit, car elle sait bien d’avance qu’aucun de ses mensonges ne sera pris pour argent comptant. Celui à qui elle les débite, un homme de lettres très spirituel et très sceptique, n’est pas de ceux que l’on dupe aisément. Il n’a même pas la politesse de feindre d’y croire : tout aussitôt il formule son démenti par un sourire, parfois aussi par des coups de canne. Mensonges et démentis — soit railleurs, soit violents — n’empêchent pas du reste les sentiments ou, pour parler plus juste, les sensations. Comme celles-ci sont partagées, comme l’habitude en est devenue pour les deux un besoin intense, la chaîne qui les unit n’est pas près de se rompre. L’autre menteuse est une grande dame du meilleur monde. Elle a depuis longtemps menti à son mari, qui n’a pas un seul moment eu un soupçon contre l’ami intime de la maison. Mensonges faciles et élémentaires, n’est-ce pas ? À cet ami elle ne ment pas d’abord, n’ayant rien à lui cacher ; elle n’a même pas besoin de lui faire des protestations mensongères d’amour, car est-ce qu’il tient absolument à être aimé ? Il commandite Madame, ce vieux garçon méthodique, parce qu’il a dans la maison ses habitudes. L’amour pour lui est une fonction périodique. Il n’aime pas plus à changer là qu’ailleurs : c’est ainsi qu’il a depuis des années le même masseur. Donc jusqu’ici quelques mensonges à peine et pas compliqués, l’enfance de l’art. Le jour vient où les mensonges se multiplient et se compliquent, le jour où le ménage à trois devient le ménage à quatre. À l’égard du mari, le plus heureux des quatre, il n’est pas nécessaire de déployer de grandes ressources. Pour le vieil ami plus clairvoyant, il faut inaugurer l’ère du mensonge. Mais c’est avec le nouveau venu qu’il est besoin de plus d’artifices et de ruses. Évidemment avec lui le mensonge est indispensable ; et encore c’est un naïf, ce nouveau larron, un candide, un jeune poète sorti pour la première fois du petit monde bourgeois dont il est, et tout ébaubi d’être aimé d’une grande dame. Est-ce cette étude de mensonges comparés qui a séduit M. Bourget ? Bien évidemment non, en dépit du titre.

Qu’est-ce donc alors ? le parallèle entre le sceptique — l’homme à la canne, — qui ne se laisse pas duper, et le naïf — l’homme aux sonnets, — qui ne soupçonne même pas ce qui est su de tout Paris ? Pas davantage. Serait-ce, en ce cas, la perspective d’une histoire à péripéties violentes, d’un drame à surprises, d’une intrigue compliquée ? Encore moins ; il n’y a là ni drame à coups de théâtre, ni émotions vives, ni maniement habile, difficile, des fils d’une intrigue à grandes complications. Ce qui a séduit M. Bourget, c’est d’abord l’originalité des figures à dessiner. Peut-être pas celles des deux menteuses, mais celles de l’ami commanditeur, du poète naïf, de la sœur du poète, une jeune femme honnête dont la vue repose, enfin celles de quelques braves gens qui, au début, apportent un peu d’air pur, et c’est tant mieux, ma foi, car on va bientôt avoir peine à respirer. C’est surtout, et peut-être uniquement, l’analyse délicate du cœur de ce jeune poète candide transporté d’un milieu bourgeois dans le plus grand monde, prenant alors en pitié ses petites joies et ses bonheurs mesquins d’autrefois, devenant cruel pour les cœurs qui le chérissent le plus tendrement, enivré par l’orgueil d’une brillante conquête, oubliant pour sa passion l’art, comme il a méconnu sa famille, puis, à la découverte des mensonges dont il a été dupe, souffrant d’indicibles tortures peut-être encore plus d’amour-propre déçu que d’amour trompé.

Ne dites pas : Mais ces tortures, combien les ont endurées ! Comment la peinture n’en serait-elle pas banale ? — Oui, si c’étaient les tortures de vous ou de moi ; mais si M. Bourget n’a pas étudié ici un cas exceptionnel, unique, comme dans Crime d’amour, vous devez bien penser qu’il a choisi un cas tout au moins rare. Son héros n’est ni vous ni moi. C’est un poète, et ne savez-vous pas que, pour un poète, être trahi, c’est comme le renversement de toutes les lois de la nature ! Relisez alors la Confession d’un enfant du siècle, puis Lui et Elle. C’est un enfant gâté dont le moindre caprice a toujours fait loi, qui n’a jamais rencontré une résistance. Ce qui nous serait zéphyr lui est aquilon. Avant de se savoir trompé, il a aimé, non pas comme vous et moi, mais comme un poète qu’il était. Et voilà comment cette peinture d’une passion, d’un caractère particulier, ne sera pas, elle non plus, banale. Mais quand il a été dans l’enivrement de son bonheur, en poète qu’il était, il a dédaigné ceux qui le chérissaient ; il a broyé un cœur honnête qui ne battait que pour lui : nous n’aurions pas eu cette cruauté, nous, ou au moins nous y aurions mis des formes, nous aurions été décents. Une fois certain de la trahison, il s’est tiré un coup de pistolet. Vous êtes-vous jamais tiré un coup de pistolet, vous ? Vous voyez donc bien que le cas de ce jeune homme n’est pas le cas de tout le monde.

M. Bourget le sait bien, et aussi que le cœur de son héros a des fibres que nous n’avons ni vous ni moi. C’est-à-dire si : nous les avons si vous voulez ; mais elles ne sont pas au même point vibrantes. Elles flottent lâches et détendues chez nous ; chez ce jeune poète, elles sont tendues à se briser. Voilà pourquoi M. Bourget arrête de temps en temps le récit pour démonter son héros il le dévisse, nous fait toucher les fibres, puis le revisse, et alors le drame reprend. Comme le drame est ce qui m’intéresse le moins là-dedans, je n’ai garde de me plaindre. Tout au plus regretterai-je que ce roman ne soit pas sous forme de journal intime. Quand on lit un carnet autobiographique, on n’est pas surpris que le héros y ait noté un à un tous les battements de son cœur. Ici, à voir M. Bourget arrêter si souvent sa narration pour dire : Attendez que j’ausculte le sujet ! on s’étonne, et le plaisir ainsi interrompu tourne pour quelques-uns à la fatigue. Je ne suis pas de ces quelques-uns là — des gens qui n’aiment pas à ce qu’on travaille dans le fin du fin, — mais je les comprends.

M. Jules Lemaître

Les Médaillons

C’est à n’y pas croire, et cependant rien n’est plus réel. Voici un cas exceptionnel, un phénomène inouï, invraisemblable, non classé : un poète moins content de son œuvre que nous ne le sommes et que ne le sera le public. Ce poète modèle, oiseau rare, c’est M. Jules Lemaître. En nous présentant ses Médaillons, il a l’air contrit, presque honteux. Des médaillons quand j’aurais l’ambition de peindre des tableaux ! Hélas ! j’avais vu les grandes Muses me sourire dans mes rêves ; puis, éveillé, je n’ai plus trouvé que la petite Musette d’Henri Mürger ! Vouloir et ne pas pouvoir ! comme dit le portier dans Shakespeare :

Ma langue balbutie, inégale à mes rêves,
Et jamais leur beauté n’aura fleuri qu’en moi !

Que M. Jules Lemaître se console ; c’est la marque des vrais artistes de mesurer douloureusement l’espace qui sépare de l’idéal entrevu, l’œuvre exécutée ; seulement, aucun d’eux ne l’avoue avec cette candeur touchante :

Donc je veux oublier cet intime poète,
Si vague et si caché que seul hélas ! j’y crois,
Et, ce labeur usant ma souffrance inquiète,
Je lime des sonnets ingénieux et froids.

Eh bien, non, trop de modestie. Ils sont ingénieux sans être froids, ces sonnets lestes et cavaliers ; et surtout ils ne sont pas limés, mais ciselés, ce qui est tout autre chose. Combien d’autres, à la place de M. Lemaître, seraient fiers des faveurs de cette Musette au rire frais qui découvre des dents blanches et aiguës ! Qu’elle est mutine, pimpante et fringante, et comme il faut peu de chose pour qu’elle ait bonne grâce tout autant qu’elle a bonne humeur ! Un bout de ruban gentiment chiffonné comme son minois, et la voici parée. Ses cheveux sont quelque peu emmêlés et en désordre ; que voulez-vous ? elle jette si souvent son bonnet par-dessus les moulins ! Mais non, au fait, ce n’est plus un bonnet ainsi qu’au temps de Mürger, c’est une toque, oui, une toque surmontée d’un oiseau de paradis ; c’est même par cet oiseau seul que Musette nous fait songer au paradis. Quand elle l’incline un peu trop crânement sur l’oreille, cette toque, pour lancer quelque refrain hasardé et qui rappelle Bougival et la Grenouillère, par exemple la chanson consacrée à Nini-Voyou, M. Jules Lemaître se fâche et lui fait la leçon. Il a en réserve une toque, noire celle-là, doctorale, professorale, et il montre à l’évaporée comment on s’en coiffe décemment et sérieusement. Et alors, pour la punir d’avoir chanté cette Nini, il la force à chanter Bossuet, La Rochefoucauld, Pascal, Vauvenargues et autres personnages non moins graves. Musette chante par obéissance, mais le cœur n’y est pas.

C’est ainsi que nous passons du plaisant au sévère, comme le conseillait Boileau. Il semble que M. Lemaître ait voulu essayer, par ces préludes variés, toutes les cordes de sa lyre. Souhaitons que le succès de cet agréable volume le décide enfin à tenter les grandes entreprises et à réaliser les beaux rêves dont il nous parle. À vrai dire, j’ai quelque crainte qu’il n’y ait là plutôt fantaisie d’imagination que passion de cœur. Qui sait s’il n’aime pas les muses sérieuses comme il nous avoue avoir aimé tant de jeunes filles ? Je puis bien révéler ici ce secret, puisqu’il a livré lui-même ses confidences au public dans une des plus jolies pièces de ce recueil, le Don Juan intime. Voici l’histoire. M. Lemaître a naturellement rencontré dans le monde un grand nombre de jeunes personnes charmantes, avec lesquelles il a plus ou moins valsé. Il demeurait froid. Pas le moindre tressaillement, pas un symptôme de palpitations. C’était son droit. Mais pas une de ces jeunes filles ne s’est mariée, que M. Lemaître n’ait senti ce jour-là comme un coup douloureux. Il lui semblait que c’était lui qui eût dû la conduire à l’autel. Pour un peu il eût interpellé le marié et crié au voleur ! Supposons-le vivant à Cologne du temps des onze mille vierges : le jour du massacre terrible, il se fût aperçu qu’il avait au cœur onze mille inclinations. Peut-être en est-il de même de ses passions et de ses regrets en poésie. Peut-être est-ce lorsque paraissaient les poèmes, soit de Sully-Prudhomme, soit de Mme Ackermann, qu’il s’est dit : Mais ces choses-là, je les avais senties ou pensées ! Mais ces poèmes, j’aurais dû les faire !

Qu’il se décide donc une bonne fois à aimer pour tout de bon et qu’il n’attende plus, pour demander la main d’une jeune fille, qu’il ne soit plus temps ; il finirait autrement par coiffer saint Nicolas. Il résulte de sa confession que, jusqu’ici, comme poète, il a constamment manque le train : ce n’est pas une raison pour le manquer toute la vie. Si j’insiste, c’est que, dans ce léger volume, qui n’est pas la grande œuvre rêvée par lui, je trouve des qualités rares de distinction, d’originalité, de franchise. Le style est net et décidé ; s’il y a quelques négligences çà et là, ce sont de celles que comporte et demande même un genre modeste et familier. Il semble que M. Lemaître ait voulu caractériser sa manière actuelle, qui n’est pas sa manière définitive, en décrivant les campagnes de son pays :

La campagne de chez nous
A le charme intime :
Point de paysages fous,
Point d’horreur sublime ;
Mais des prés moelleux aux pieds,
Petits bois, petits sentiers,
Et des rangs de peupliers
Dont tremble la cime.

À bientôt, n’est-ce pas ? les vastes horizons, les chênes gigantesques, les abîmes sans fond, les rochers meurtris par la foudre, enfin les paysages fous et les sublimes horreurs.

Petites Orientales

M. Jules Lemaître, retour d’Orient, ramène un joli harem de petites Orientales. C’est lui-même qui dit de ses odalisques qu’elles sont petites ; moi, j’ajoute qu’elles sont toutes charmantes, ou presque toutes. Affaire de goût, vous savez : je préfère les mutines, les provocantes, à celles qui lèvent au ciel des regards langoureux et murmurent des prières au Dieu personnel ou impersonnel qui est l’âme du monde. Ah ! vraiment l’instant est bien choisi, mes petites odalisques ! Voulez-vous bien dénouer vos écharpes multicolores et nous danser le pas des mouchoirs ! — Mais non ; nous ne faisons pas partie du harem, nous autres, répliquent-elles. Des invitées simplement, afin qu’il y ait plus de monde. Nous sommes de la Montagne Sainte-Geneviève, nous, assidues aux cours du Collège de France et de la Sorbonne. Pas de méprises offensantes, monsieur ! — Pardonnez mon erreur, graves demoiselles fourvoyées !

M. Jules Lemaître est Tourangeau, comme le vigneron Paul-Louis ; et, dans l’Orient, il regrettait la douce et molle Touraine. Ce ciel enflammé, cette lumière d’incendie brûlait ses yeux ; l’atmosphère embrasée pesait à son corps accablé. La nature, là-bas, n’est plus une mère :

Elle ne comprend pas nos besoins de tendresses ;
L’éclat de ses couleurs éblouit sans charmer ;
Sa clarté sans pénombre, ignore les caresses,
Et ses contours sont durs comme un refus d’aimer.

Ainsi gémissait l’Africain malgré lui que l’Orient n’avait ni fasciné ni même charmé. Aussi, tenez, disons-le entre nous : son harem n’est pas du tout de provenance authentique. Pas plus de l’Orient, ces Orientales, que n’en est le marchand de nougats aux Champs-Élysées. Non, des petites Parisiennes et aussi quelques Tourangelles, très joliment costumées et de façon à faire illusion un instant. Quelques minutes, pas plus ; et les chères petites ne voudraient nullement vous tromper, d’ailleurs. Avec pleine franchise elles vous disent bientôt : Moi, je suis de Vouvray ; moi, du quartier des Italiens ; moi, de Batignolles. Très gentilles, les Tourangelles, et je préfère peut-être encore les natives de la rue du Helder ou de l’avenue de Clichy. Elles sont tout à fait divertissantes, outre que leur minois mutin est piquant. Écoutez comme elles se raillent de l’Orient, ces Orientales pour rire, de l’Orient emparisiennisé, où la maison de la Belle-Jardinière a sans doute maintenant des succursales, car le frac s’y mêle au burnous et le chapeau tuyau de poêle au turban,

Et ce que chantait devant l’arche
Le roi David se mêle aux airs
De Planquette ou couvre la marche
Fantasque d’Orphée aux Enfers.

Ce pêle-mêle de contrastes, cette bigarrure d’antithèses les amusent fort ; aussi elles en rient d’un rire frais et sonore. Et cependant, quand elles rencontrent en quelque coin la physionomie vraie du vieil et pur Orient, quelques pauvres Kabyles assis ou couchés au fond de quelque antique café maure, elles s’arrêtent émerveillées, nos petites Parisiennes : Ah ! les beaux hommes et comme on n’en voit guère comme cela sur le boulevard des Italiens ! Et quelle calme béatitude !

Cette immobile indifférence
Où, parmi de croissants dégoûts,
L’expérience et la souffrance
Mènent les plus forts d’entre nous,
Cette paix divine où nos sages
Ne parviennent que dévastés,
Tous ces gueux aux calmes visages
Du premier coup y sont montés.
Et, tandis qu’en proie aux névroses
Les philosophes de Paris,
Pour trop méditer sur les causes,
Sont laids, ridés et rabougris,
Ces loqueteux, défi suprême,
Qui semblent sans l’avoir cherché
Tenir le mot du grand problème,
Sont beaux par-dessus le marché.

Ainsi babillent ces soi-disant Orientales, agréablement comme vous voyez : elles ont le geste délibéré, le sourire narquois et le nez retroussé de Mme Chaumont. Leur voix n’est pas bien puissante ; elle est même un peu aigrelette ; mais, si ce ne sont pas des prima dona, ce sont d’aimables divettes.

Les Contemporains

Je ne suis pas bien à l’aise pour dire tout le bien que je pense du volume de M. Jules Lemaître : les Contemporains. Pourquoi ? C’est que chacun des portraits qui composent cette brillante galerie a paru ici même. La Revue, si elle en fait l’éloge auquel ils ont droit, aura tout l’air de s’admirer elle-même. Vous êtes de la Revue bleue, monsieur Josse ! Et puis l’impression a été si vive, si spontanée, les applaudissements si nourris, quand ces pages de fin moraliste et dilettante littéraire ont éclaté tout à coup dans nos colonnes comme un feu d’artifice, qu’il ne reste qu’à rappeler à nos lecteurs le plaisir qu’ils ont ressenti. Tout le monde a été sous le charme. Ceux-là même qui ne demeuraient pas toujours convaincus, car certaines sévérités leurs semblaient excessives et certains enthousiasmes immodérés, applaudissaient comme tout le monde à cette verve endiablée, à cette veine d’esprit toujours jaillissante, à ce style bride abattue qui court avec une furie française. Et notez que cette rapidité n’a rien de brutal ni de haletant : la phrase s’élance avec impétuosité, mais en se surveillant néanmoins, et même avec une certaine coquetterie. C’est un tourbillon qui soigne ses effets.

Je suis de ceux qui ont applaudi très fort et qui n’ont pas toujours été convaincus. Et tenez, en parcourant cette fois la galerie complète, je continue à admirer une si étonnante virtuosité, et çà et là cependant je hoche la tête. Mes doutes, mes scrupules sont ceux d’un vieil humaniste, d’un vieux professeur ; ils ne sont pas pour préoccuper beaucoup M. Lemaître, à qui le clan des vieux classiques inspire un dédain tempéré par la pitié. Je puis donc les exprimer avec ma sincérité habituelle, sans crainte de jeter en son jeune cœur la moindre inquiétude.

Eh bien, je me demande si le jeune professeur, car il professait il n’y a pas longtemps encore, ne songe pas trop à la robe dont il est heureux d’être enfin dépouillé. Il y songe, j’en ai peur, car il me semble tenir à faire croire qu’il ne l’a jamais portée. C’est un universitaire libéré, soit ; mais enfin c’est un universitaire, et il ne serait pas bien aise que cela se vît. De là une certaine affectation de désinvolture cavalière. De là aussi comme un parti pris d’incliner, en toute question littéraire, vers les solutions les plus hardies, les décisions les plus révolutionnaires. On devine, je crois deviner du moins qu’il se dit alors : « Voici qui ne sent pas son pédant ! » Il faut que l’on voie bien dans le public qu’il est dégagé de toute tradition d’école, libre de toute doctrine officielle. S’il rencontre le nom de Bossuet : « Est-ce que vous avez le courage de lire Bossuet, vous ? » Ce n’est pas assez de n’être lié par aucune doctrine officielle : il serait encore plus cavalier de n’avoir pas de doctrine du tout. Non ; ni loi, ni règle, ni mesure, ni compas, enfin rien de ce qui rappelle l’école. Vite, tout cela à la mer ! Mais alors comment juger ? On jugera d’après son impression. La Bruyère disait : « Quand une œuvre vous inspire de grands sentiments et vous élève l’âme… » On dira : « Quand en lisant une œuvre je voudrais l’avoir faite, j’admire. » Et alors, comme on aimerait mieux avoir écrit le Crime de Sylvestre Bonnard — une œuvre très jolie d’ailleurs — que les oraisons funèbres de Bossuet, on s’écrie : « Les oraisons funèbres, peuh ! Le Crime de Sylvestre Bonnard, quel chef-d’œuvre ! » Et si les vieux humanistes s’étonnent, ne nous inquiétons pas des vieux humanistes. Quant aux bourgeois, ah, les bourgeois ! Cette crainte d’être pris pour un bourgeois qui aime Scribe et s’amuse au Maître de Forges hante M. Jules Lemaître presque autant que celle de passer pour un régent de collège. Aussi manifeste-t-il bruyamment ses antipathies pour le genre bourgeois. Là encore il va trop loin, comme pour Bossuet ; il force la note et étonne par trop le public. On se demande s’il n’y a pas là de l’affectation ; car enfin, se récrie-t-on, cela est étrange de vouloir me faire avouer que, puisque je me suis intéressé au Maître de Forges, je suis un épicier et un mollusque ! J’ai vu des gens d’esprit tout à fait fâchés à ce propos ; l’un d’eux disait : « Ah ! tu m’appelles bourgeois ! Eh bien, je riposte : Impressionniste ! » Et puis ces mêmes gens d’esprit, après s’être fâchés, s’apaisaient vite, car la verve étincelante de M. Lemaître les ravissait malgré tout. Le lui dirai-je ? Oui, tant pis ; il faut qu’il le sache : Eh bien, il y a des hommes d’esprit qui sont en même temps passionnés et pour M. Ohnet et pour lui.

M. Jules Lemaître est jeune, heureusement pour lui et pour ses lecteurs, qu’il charmera longtemps. Avant peu, j’imagine, il sera délivré de cette crainte de passer pour un classique et un bourgeois. Il apportera, en appréciant les livres, une candeur et une intégrité de jugement que ne troublera plus aucune préoccupation personnelle. Alors il n’y aura qu’à applaudir, sans réserve, sans arrière-pensée. Quand il juge les hommes et peint leurs caractères, c’est déjà un moraliste hors pair ; car je n’ai pas dit et je tiens à dire combien il y a dans ces pages si étincelantes de jours ouverts sur l’âme humaine, d’aperçus délicats, de pensées exquises, et, malgré le ton d’ironie qui domine, comme des coins de fraîcheur délicieuse. Quand le critique voudra être simplement ce qu’il est, sans se soucier de ce qu’il peut paraître, il ne gagnera pas comme éclat, ce qui serait impossible, mais il gagnera en autorité. Ce jour-là, ce sera un maître.

Impressions de théâtre

Voici un régal, un vrai régal de délicats et de gourmets : M. Jules Lemaître vient de publier la première série de ses Impressions de théâtre. La seconde série ne tardera pas sans doute ; mais je ne veux pas l’attendre : aussi bien les articles dont elle sera composée nous sont déjà connus. Je songe à eux tout autant qu’à ceux qui sont réunis dans ce premier volume en disant à quel point je suis sous le charme. Imaginez un vin mousseux, pétillant, léger et frais, et en même temps ayant du corps, de la saveur et du bouquet. Oui, c’est un régal.

M. Jules Lemaître, en abordant la critique dramatique, a remporté dès le premier jour d’aussi éclatants succès que d’abord sur le terrain de la critique littéraire. Il a donc été bien inspiré de ne pas hésiter à tenter une aventure qui ne pouvait manquer d’ajouter à son auréole de nouveaux rayons. Il faut l’en féliciter d’autant plus que son talent y a gagné encore, ce qui semblait malaisé. Qu’a-t-il donc gagné, en effet ? Un peu plus de modération dans l’allure, devenue plus prudente sans rien perdre de sa grâce aimable et de sa brillante fantaisie.

Ses impressions de lecture, impressions ressenties par un poète, un artiste, un psychologue qui rêve dans son cabinet loin du public et sans tenir compte de ce qu’a éprouvé ce public, étaient d’une vivacité telle que parfois elles déconcertaient tout en charmant. Quelques-uns se scandalisaient d’entendre dire à M. Lemaître que, pour trouver du plaisir à lire telle ou telle œuvre, il fallait être le dernier des bourgeois ou le premier des idiots. Mais, réclamaient-ils, j’y ai pris plaisir, moi ! Mais je n’admets pas du tout que je sois un idiot, moi ! C’est autre chose aujourd’hui : ces Impressions de théâtre ont été ressenties au théâtre, parmi ce même public dont M. Lemaître demeurait éloigné autrefois. Oh ! il n’est pas homme à faire des concessions au goût vulgaire de la foule ; mais il n’en ressent pas moins à son insu le contrecoup de l’émotion générale. Le courant qui s’établit et circule dans la salle ne l’atteint pas bien profondément sans doute, mais enfin il en est effleuré. Puis, quand il voit tant d’honnêtes gens qui humectent leur mouchoir au moment pathétique, il ne peut, bien qu’il demeure, lui, les yeux à peu près secs, leur crier : « Vous êtes des bourgeois ! Regardez comme tout cela me laisse insensible, moi qui suis un artiste ! » Cela serait de mauvais goût. Et puis, enfin, il lui faut bien certifier par écrit le succès de larmes, et il le fait, puisque c’est son devoir. À peine un léger haussement d’épaules ou un sifflement ironique de la voix légèrement railleuse, c’est une façon de se consoler de n’avoir pas pu siffler tout seul dans sa stalle. M. Lemaître excelle maintenant dans l’art d’indiquer au public, sans le blesser, qu’il ne partage pas tel de ses engouements bourgeois. Tout le monde ainsi est content : le public qui n’a pas été traité de foule idiote, et M. Lemaître, qui a marqué après tout son vrai sentiment d’artiste, et ceux de nous qui s’associent à son sentiment : tout le monde, sauf l’auteur.

Voici, par exemple, deux salades. C’est d’abord la salade japonaise de Francillon, salade rare, brillante, fantaisiste, étincelante, triomphante, salade inquiétante aussi, gare aux estomacs ! Le public y goûtera avec curiosité plutôt qu’il ne l’engloutira avec enthousiasme. M. Lemaître, lui, ne se tiendra pas d’aise. Ne croyez pas qu’il l’engloutisse ; ce sont façons de goinfre, et M. Lemaître est un délicat ; mais il la savourera en se délectant, cette artistique salade. C’est maintenant la salade de l’abbé Constantin, une bonne et honnête chicorée, un peu amère comme il est du devoir de toute chicorée vertueuse, — il n’y a même qu’elle dans la pièce qui ne soit pas douceâtre, — eh bien, le bon public s’attable devant ce patriarcal saladier : M. Lemaître y porte sa fourchette d’un air un peu hésitant. Comme autour de lui on s’exclame : « Parfait ! excellent ! n’est-ce pas, monsieur Lemaître ? » Il est bien forcé par politesse de répondre : « Bonne petite salade bourgeoise. » Et cette brave foule est contente, n’étant pas contrecarrée brusquement ; nous, qui regardons du coin de l’œil M. Lemaître, nous lui disons à l’oreille « Allons, décidément vous préférez la japonaise. »

Voilà donc comment M. Lemaître, sans renoncer à ses goûts personnels, sans modifier ses sentiments d’artiste et de poète, est devenu à l’égard des bourgeois moins Alceste et plus Philinte. Il ne rompt plus si brusquement en visière. Songez d’ailleurs qu’au temps de ses virulentes sorties il était tout entier à la préoccupation de l’idéal, ne vivant par la pensée que sur les plus hautes cimes et dans les régions éthérées de l’art pur : ce qui lui rendait tout à fait insupportables les œuvres écloses à mi-côte. Les genres secondaires où la médiocrité est admise lui semblaient indignes d’exister. Rien ne vous corrige mieux de ces vues exclusives et de cette superbe intolérance que la nécessité de suivre le mouvement théâtral. Les vaudevilles de Cluny ou du théâtre de Déjazet sont des écoles de résignation. On en vient à admettre qu’il faut subir en art, comme en toutes choses, du médiocre : et alors, sans y prendre goût, oh ! pour cela non ! on ne lance plus foudre et grêle sur l’humble persil qui a sa raison d’être au théâtre et dans le roman comme en cuisine. Notez encore qu’au début, M. Lemaître, non encore acclimaté, ne connaissait que le titre de certaines œuvres. Pour parler de tel auteur, il a dû lire ces œuvres de suite, coup sur coup. Dix volumes, ou douze, qui, absorbés séparément, l’auraient quelque peu énervé, engloutis ainsi en un seul repas, l’ont exaspéré. Par surcroît, c’était en été : il a eu envie de mordre. Il a mordu. Apaisé, aujourd’hui, de cassant devenu liant, il n’en est que plus aimable, sans cesser d’être redoutable et redouté. Ce qu’il marquait avec colère, il l’indique avec ironie. Par le fait, il dit tout autant, par un geste significatif, une intonation railleuse, un sourire dédaigneux.

Son autorité n’en est peut-être devenue que plus considérable. On n’est plus tenté de dire que le critique va au-delà de la mesure ni qu’il a ses nerfs. Comme il ne frappe plus si fort, on trouve qu’il frappe plus juste. Au fond il a les mêmes répugnances et les mêmes antipathies pour le banal, le vulgaire, tout ce qui est bourgeois. Son idéal de l’art est toujours aussi haut placé. Toujours aussi, en moraliste et psychologue qu’il est par-dessus tout, il dédaigne dans les œuvres qui doivent nous donner jour sur l’âme humaine ce qui n’est qu’artifice, charpente, main-d’œuvre, savoir-faire et métier. La pièce qu’on appelle la pièce bien faite ne parle pas à son cœur. La bonne humeur débordante, la large et grosse gaieté ne le gagnent pas davantage. Leurs succès le mettent plutôt d’assez méchante humeur. Il n’a de goût vif que pour le délicat, le rare et le distingué. Il faut du style pour lui plaire. C’est un aristocrate.

Nous nous expliquons ainsi comment, dans cette première série, il a passé rapidement sur les ouvrages de second ordre pour aller droit aux chefs-d’œuvre. S’il vous parle de Franc-chignon, une assez pauvre parodie d’ailleurs, c’est parce que le métier le veut, mais on sent que le cœur n’y est pas. Ah ! qu’il aime mieux qu’une occasion se présente de remonter sur les hauteurs, vers Shakespeare, Musset, Corneille, Racine, Molière. Et qu’il a raison, et quel charme c’est de l’entendre ! Oui, un plaisir exquis de revenir avec lui à ces chefs-d’œuvre qu’il rajeunit et auxquels il rend vraiment un air de fraîcheur et de verte nouveauté. Tantôt il se transforme en contemporain du grand poète et assiste à la première représentation avec les idées et les sentiments de ce temps-là ; tantôt, au contraire, il voit l’œuvre et la juge comme si elle était d’hier. C’est un jeu sans doute ; mais combien fécond en vues originales et en aperçus inédits ! Vous pressentez ce qu’un moraliste aussi ingénieux y trouve d’occasions de rapprochements et de comparaisons entre les mœurs d’autrefois et les mœurs d’aujourd’hui. Le jeu fini, il replace les choses en leur vrai milieu, car il ne serait pas équitable, par exemple, de reprocher à Molière la conduite des jeunes marquis à l’égard de Célimène démasquée et confondue. Ce qui serait en notre siècle dureté étrange et grossière était alors naturel en un siècle où un vernis superficiel recouvrait un fond très réel de brutalité. De même pour le Cid et Chimène : ils nous semblent l’un et l’autre jouer une comédie un peu naïve, l’un en offrant sa tête qu’il sait bien qu’on ne prendra pas ; l’autre en demandant cette même tête qu’elle sait bien qu’on ne lui accordera pas. Oui, comédie naïve pour nous très clairvoyants et sceptiques, mais non pour les contemporains de ces héros, grands enfants sublimes.

Que d’autres problèmes délicats encore, ingénieusement résolus, et que nous voilà loin de la vieille critique classique et officielle ! Peut-être ne conclurez-vous pas toujours comme notre moraliste, si clairvoyant qu’il soit. Ainsi il ne me paraît pas démontré que, dans le Misanthrope, Philinte soit le sage de la pièce. Il me semble plutôt que Molière a voulu dire : Le vrai sage, c’est Alceste, c’est moi (car il s’est peint en Alceste) ; mais cette sagesse est trop austère, elle attriste l’entourage, elle effraye Célimène ; elle n’est pas « de commerce ». Imitez plutôt mon ami Chapelle qui n’est pas un sage, lui, mais qui n’attriste personne et est plus heureux. Si donc, sur quelques points, on est tenté de discuter, cela même est encore un plaisir. Il n’en saurait aller autrement avec des œuvres comme celles-là, si riches d’aperçus et si suggestives. Je ne puis dire combien on est captivé et charme. Est-il nécessaire maintenant de louer ce style tout pétillant de verve et d’esprit, constellé de mots lumineux dont les rayons éclairent si vivement jusqu’aux replis les plus enveloppés de toutes ces idées délicates auxquelles ne suffirait pas la lueur d’une clarté banale ? À ces qualités d’ordre supérieur, se joignent la vivacité, la souplesse, la familiarité distinguée. Les Impressions de théâtre sont donc assurées du même succès de vogue que les Études sur les contemporains.

Les Décadents

Marquons ce jour d’une pierre blanche ! Un grand mystère nous est révélé, le mystère du décadisme, jusqu’ici enveloppé de nuages. M. Maurice du Plessys est le dieu des décadents, et M. Anatole Baju est son prophète. Le dieu était muet ; le prophète consent à parler. Grâce à lui, nous allons pénétrer au fond du sanctuaire, explorer le tabernacle : plus de nuages, plus de voiles, plus de mystères ! Oyez, peuple, oyez, tous ! comme dit la tragédie. Et nous sommes saisis d’une sorte de terreur religieuse à l’instant où M. Anatole Baju ouvre la bouche, car il a l’air de Moïse sur le mont Sinaï environné de foudres et d’éclairs.

Cette bouche, pourquoi ne l’avoir pas ouverte plus tôt, monsieur Baju ? Mais c’est ainsi : toute école nouvelle opère pendant assez longtemps dans l’ombre et ne livre pas tout d’abord son secret. Elle fait attendre et sa formule et le mot d’ordre, peut-être parce qu’elle ne les a pas elle-même dès le premier jour. Elle hésite, elle cherche. Quand elle a enfin trouvé la formule décisive, triomphante, alors seulement elle proclame son dogme. Il en a été ainsi pour le romantisme lui-même, si nous en croyons Alfred de Musset. Relisez les célèbres Lettres de Dupuy et de Cotonnet ; à quelques lieues de Paris, à la Ferté-sous-Jouarre, combien de temps on a prononcé le mot de romantisme sans être fixé sur le sens ! Qu’est-ce que les romantiques ? se demandait-on avec anxiété. Et Mme Gavet, l’excellente dame qui avait un jour brûlé ses marabouts à la bougie en défendant avec passion l’abbé Delille, inclinait à croire que c’étaient des jeunes hommes pâles qui refusaient de couper leurs cheveux et de monter leur garde. C’était autre chose cependant, comme Mme Gavet s’en est convaincue depuis.

De même, nous : « Qu’est-ce que les décadents ? » Mais puisque M. Anatole Baju ouvre la bouche, soyons tout oreilles. Silence, mesdames ! Enfin nous allons savoir !

Cependant M. Baju ne prononce pas d’abord le mot décisif. Il commence par nous dire ce que ne sont pas les décadents, procédé cher à la rhétorique et à M. Prudhomme : L’infanterie n’est pas la cavalerie. Donc les décadents ne sont pas des romantiques, pas davantage des incohérents, pas non plus des déliquescents, moins encore des naturalistes courbés sur la matière, penchés sur les parties basses de l’humanité et en recueillant les émanations. Oh ! les naturalistes ! il ne prononce leur nom qu’avec une sainte horreur.

Après avoir dit ce que les décadents ne sont pas, il va sans doute enfin nous révéler ce qu’ils sont. Non, pas encore. Il tient d’abord à démontrer qu’ils sont. Pour cela, il rappelle à combien d’attaques injustes, à quelles clameurs blasphématoires ils ont été en butte et de quelle rude façon les ont bousculés « d’incurables scribes ». Trouvez-moi plus triomphant argument ! Je reçois des horions, donc je suis. — Fort bien ; mais qui êtes-vous ? — Attendez ! vous pourriez supposer je ne sais quelle éclosion soudaine, une génération spontanée, voir en nous des cryptogames : non, nous ne sommes pas d’hier ; nous avons des ancêtres, tout au moins des précurseurs. Un précurseur, Baudelaire ; des pères, Verlaine, Mallarmé et Rimbaud, ce dernier peut-être actuellement roi d’une peuplade sauvage. La gestation du décadisme a été longue et son éclosion s’est produite à l’heure où elle devait se produire, à l’heure où le naturalisme vénal et stérile donnait la mesure de sa passion pour tout ce qui est bas, répugnant et nauséabond. C’était en 1885, au mois d’août, date mémorable et qui appartient à l’histoire.

Ce jour-là donc, le décadisme est né, et, nous dit M. Baju, au milieu de bocks de bière et de verres d’absinthe. On l’en a baptisé. Il a eu pour parrain Gambrinus, pour marraine la Fée aux yeux verts, qui lui ont donné ce nom sans trop de raison, sans bien savoir pourquoi. Nom trompeur, sobriquet et calomniateur, car dès ses premiers vagissements l’enfant raidissait ses petits bras pour étouffer le naturalisme et le réalisme, deux vrais décadents, ceux-là. Tel, Hercule au berceau étouffait les serpents. Mais voilà ! quelques railleurs, et il y en a toujours contre tout ce qui est noblesse, générosité, grandeur de vues — excelsior en un mot (un des mots de M. Baju) — avaient prononcé le mot de décadisme, et les parrains se sont écriés : « Va pour décadisme ! » L’enfant est de force à supporter ce sobriquet. Il le rendra illustre, et plus grande sera sa gloire quand on verra vers quelles hautes cimes s’élance ce prétendu décadent. C’était une imprudence cependant ; mais enfin le nouveau-né, en grandissant, a bien prouvé qu’il ne méritait pas ce nom, mais bien plutôt celui d’excelsior. Ce n’est pas lui qui rampera dans la fange ; il dédaigne la terre et a un mépris souverain pour la matière. Il est tout esprit. Il ne traduit que les vibrations intérieures, les impressions du cœur, les émotions de l’âme. Il n’a qu’un domaine, celui du sentiment ; il ne s’intéresse à la sensation qu’autant qu’elle est l’écho d’une joie ou d’une souffrance morale. Et il ne dissimule pas qu’en se spiritualisant et se subtilisant ainsi il lui faut renoncer à conquérir l’épaisse bourgeoisie et le grossier populaire ; mais que lui importe ? Il en est fier au contraire, l’aristocrate. Que d’autres versent à flots du vin bleu dans de grands verres ; il distille, lui, une quintessence de liqueur précieuse dans des dés à coudre.

C’est bien pourquoi il s’est fait une loi de la brièveté. De gros drames, des épopées, de longs romans, jamais, jamais ! Un sonnet, pas pins ; de temps à autre, une courte Nouvelle, et encore ! Dans ses plus longues expansions, vous ne trouverez jamais un tableau ni même un croquis de la nature : la nature, c’est de la matière, de la vile matière, et tout ce qui est matière est indigne de son spiritualisme. Ces spectacles, sujets pour les autres artistes de vastes descriptions, sont-ils beaux, sublimes, effrayants ? Un seul mot, un seul cri de l’âme du décadent traduira l’impression par lui ressentie. Ô puissance de l’adjectif ! Aussi en ont-ils de frémissants, de palpitants, de vibrants, de rutilants, de rayonnants, de trépidants, d’enthousiastes, de découragés, de voltigeants, d’affaissés ; des adjectifs tous cris de l’âme. Un seul suffit pour exprimer l’émotion qu’a produite la vue des choses du dehors ; c’est à nous, en présence de cette émotion, de reconstituer le tableau. Et même à quoi bon ? Le décadent n’y tient guère. C’est moi qu’il faut regarder et entendre, nous dit-il ; c’est mon âme qu’il suffit d’écouter. Moi, dis-je, et c’est assez ! Et il met sur son drapeau cette devise : « Synthétiser la matière, analyser le cœur. »

Savez-vous que cette prétention a sa noblesse ? Seulement, à force d’antibourgeoisisme et de spiritualisme, de concentration et de condensation soit d’idées soit de sentiments, le décadisme s’expose au danger de devenir inintelligible. Il redouterait d’être compris du vulgaire grossier, oui ; mais au-dessus de cette foule il y a des esprits distingués qui voudraient bien comprendre et qui malheureusement font de vains efforts.

Cette langue, claire, je veux le croire, pour les initiés, est terriblement obscure pour nous, qui ne sommes pas de l’église ou de la chapelle. Ce sont rébus — non, disons hiéroglyphes — par trop indéchiffrables. Devant ces casse-tête chinois nous sommes tentés de traiter tel ou tel sonnet apocalyptique de chinoiserie. Voilà le danger de nous présenter une quintessence trop subtilisée. Il me semble que les décadents, outre qu’ils concentrent à l’excès idées et sentiments, se sont fait un style qui diffère un peu trop du français. Par quels procédés ont-ils créé cette langue à eux ? Ah ! je vous le dirais volontiers ; mais vraiment je ne sais pas, et M. Anatole Baju ne fait aucune révélation sur ce point En vérité, je le regrette, car je vous en aurais fait part aussi fidèlement que de la conception générale de l’art tel que l’entend le décadisme, conception qui est trop étroite et exclusive, chimérique même si on veut, mais en tout cas n’est pas vulgaire. De grâce, monsieur Baju, édifiez-nous là-dessus ! Que nous sachions au juste en quoi diffèrent les procédés de style de l’école décadente de ceux de l’école déliquescente. Donnez-nous la formule ou la recette pour écrire de façon à n’être compris qu’au quart ! N’ayez pas peur : nous n’en ferons pas un mauvais usage, ni même aucun usage. C’est pure curiosité, toute désintéressée, je vous jure.

M. Baju n’a pas voulu livrer tous les secrets ; il a préféré jeter les fleurs à pleines mains sur les initiés, les adeptes, même un peu lointains, comme M. Barbey d’Aurevilly, qui sera sans doute étonné de se voir rattaché à l’école décadente. Saviez-vous qu’il fût décadiste ? Trop de fleurs ! trop de fleurs ! M. Paul Verlaine succombe sous le poids, et en effet il y a de quoi écraser un homme. Il s’entend proclamer le plus grand poète de tous les temps, pas davantage. Lui et M. d’Aurevilly, deux géants auprès desquels Victor Hugo lui-même est un nain. Il se voit aussi mis en parallèle avec le général Boulanger, ce dont il doit être un peu surpris ; mais c’est une occasion pour M. Baju de flétrir notre société pourrie qui méconnaît le grand Paul pour acclamer le petit Ernest. Puis c’est M. Maurice du Plessys qui vient recevoir sa couronne avec quelques mots bien sentis. Lui, il est « quasiment vierge de toutes sortes de productions », ce qui ne l’empêche pas d’être « une sorte d’Atlas portant sur ses épaules le ciel tempétueux du monde décadent ». Pourquoi n’a-t-il pas produit ? Parce que c’est un gentleman qui — il le dit lui-même — « n’est apte qu’à ne rien faire ». Il est en outre un don Juan à qui nulle femme ne résiste, malgré « l’exiguïté de ses mollets ». Enfin il est le « Bidel du Verbe ». Il faut espérer alors que Bidel-don-Juan-Atlas deviendra apte à faire quelque chose. Mais n’assistons pas au défilé de tous les lauréats ; c’est assez comme cela, n’est-ce pas ? et même par égard pour eux. Ils seraient trop gênés de recevoir des fleurs avec des pavés devant le monde. Enfin les intentions de M. Baju étaient pures. L’école décadente lui pardonnera cette distribution de prix finale et lui sera reconnaissante, comme nous d’ailleurs qui n’avons là aucun intérêt personnel, d’avoir formulé ce qu’il y a, en somme, de noble dans ses aspirations et d’élevé dans son dogme supra-spiritualiste et ultra-idéaliste.

M. Émile Augier

Madame Caverlet

C’est un plaidoyer en faveur du divorce. Et quel plaidoyer ! Nullement attendri ou cherchant à provoquer la commisération pour son client ; mais si violent, si âpre, si agressif, qu’il devient un vrai réquisitoire contre le Code civil ! Oui, c’est le Code qui s’assied sur la sellette entre les gendarmes étonnés ; et il entend demander contre lui le maximum de la peine. Où est donc l’Augier de Gabrielle, gratifié d’un prix de vertu par l’Académie française ? Que les temps sont changés ! Poésie du devoir accompli, de la résignation aux petites nécessités de la vie bourgeoise ; poésie de la prose honnête, que fait ton chantre aujourd’hui ? Lui qui célébrait les convenances et les conventions sociales, voici qu’il glorifie les irréguliers, voici qu’il couronne d’une brillante auréole les faux ménages ! Écoute-le entonner le chant de la révolte, la Marseillaise de l’amour sans maire !

Il fallait tout le talent de M. Augier pour faire — je ne dirai pas accepter — mais entendre une semblable thèse. Le public des premières représentations, toujours un peu sceptique, est assez accommodant sur le chapitre des principes ; la question d’art le préoccupe avant tout. Par instants, cependant, il a été sur le point de se cabrer ; si l’auteur ne l’avait pas étreint d’une main si puissante, que serait-il arrivé ? Je me demande si le public des autres représentations se laissera également maîtriser. Les sourdes inquiétudes que nous sentions au fond de nos consciences, d’autres ne les laisseront-ils pas éclater en protestations ? C’est ce que l’avenir dira. Sans discuter avec l’auteur sur le divorce, voyons la fable imaginée par lui pour présenter et faire valoir sa thèse.

Nous sommes dans un élégant chalet, en face d’un lac de Suisse. Dans ce chalet vit depuis quinze ans, d’une vie patriarcale, une famille d’étrangers ; M. et Mme Caverlet sont venus s’établir près de Lausanne après leur mariage. Ils amenaient avec eux deux jeunes enfants dont M. Caverlet n’est pas le père. Mme Caverlet, en effet, l’a épousé après avoir obtenu le divorce contre son premier mari, sir John Merson. Elle a profité de la liberté que lui rendait la loi anglaise pour chercher le bonheur que ne lui avait pas donné sa première union. Son fils et sa fille ont trouvé dans M. Caverlet le plus vigilant des précepteurs, le plus dévoué des amis : il a fait pour eux ce qu’assurément n’eût jamais fait leur père. De celui-ci on leur a appris à parler avec respect ; cependant ils s’étonnent qu’il ne s’inquiète nullement d’eux ; ils ont perdu jusqu’au souvenir de ses traits ; de l’Angleterre même, leur patrie, de la langue anglaise, leur première langue, c’est à peine s’il reste quelques traces confuses en leur mémoire. Dans cet intérieur honnête et paisible, les bruits du dehors ne parviennent pas. Aucune relation n’a été formée. Personne ne franchit le chalet. Il n’a été fait d’exception que pour un excellent homme, un juge de paix de Lausanne, et son fils, qui, ayant grandi avec les jeunes Merson, est depuis longtemps pour eux un frère ; son vœu le plus cher est cependant de ne pas toujours demeurer un frère pour la jeune étrangère. Elle, de son côté, est dans des dispositions toutes semblables à son égard. Ils n’ont pas, du reste, échangé un seul mot à ce sujet ; mais leurs cœurs se sont compris, et ils ont foi l’un dans l’autre.

Voilà donc un coin de la terre où le bonheur est l’hôte de tous les jours, un bonheur calme, constant, fait d’affections honnêtes et de paisibles vertus. Depuis quinze ans, un ciel sans nuages sur ces heureux époux. L’orage va éclater. Le fils du juge de paix a déclaré à son ami ses intentions à l’égard de sa sœur, intention que celui-ci révèle immédiatement à la partie intéressée. Tous les trois se réjouissent, car ils ne doutent pas que dans les deux familles le consentement ne soit égal au leur. Dans quelques instants, le juge de paix va venir en habit noir et en gants blancs faire la demande officielle. Il vient, en effet ; mais, avant qu’il ait ouvert la bouche, M. Caverlet lui révèle sa situation véritable. Mme Caverlet n’est pas sa femme ; il n’a pu l’épouser, car elle n’est pas Anglaise et divorcée. M. Merson n’est pas Anglais ; c’est un Parisien très célèbre, même à Paris, par ses folies et ses scandales. La loi française n’a offert d’autre ressource à l’infortunée, trahie, insultée, ruinée par lui, qu’une séparation de corps. Elle s’était retirée alors avec ses enfants auprès d’une tante millionnaire, à Avranches. C’est près de là, sur la plage de Saint-Enogat, qu’elle s’est rencontrée avec M. Caverlet. Tous deux, de l’amitié et de l’estime, ont passé à l’amour ; mais il n’eût rien obtenu d’elle si la tante d’Avranches, accueillant des commérages de province, n’eût fermé la porte à sa nièce calomniée. Ainsi abandonnée, sans ressources d’ailleurs, redoutant pour ses deux enfants les souffrances de la misère, elle a suivi celui qui, sans le soupçonner même, l’avait compromise et perdue. Ils sont venus en Suisse, et là, s’isolant du monde entier, ils ont vécu la vie des patriarches. Pour n’être pas Mme Caverlet de par la loi, cette femme si austère, si dévouée à ceux qui l’entourent, cette sainte en est-elle moins digne de tous les respects ? — Sans doute, balbutie le juge de paix, une sainte !… un ange !… femme admirable ! et il se retire sans avoir formulé la demande qu’il venait faire. C’est l’expiation qui commence. La fausse Mme Caverlet va être punie par les sévérités de l’opinion, par le malheur de ses enfants et surtout par leur jugement ; il lui faudra rougir sous leur regard.

Cette expiation était tellement inévitable, dirai-je à l’héroïne, que vous auriez dû la prévoir, madame. Vous auriez dû vous dire que vos enfants n’auraient pas toujours cinq ans. — Mais je projetais, répondez-vous, de quitter un jour le foyer d’autrui pour rentrer en France ; mes amis de Paris me croyaient à Avranches, ceux d’Avranches me croyaient à Paris : personne n’eût rien connu de ces quinze années, et l’opinion ou le préjugé n’eût atteint ni moi ni mes enfants. — Soit, si vous le voulez, bien que vous ayez là d’étranges amis tant à Paris qu’à Avranches ; mais enfin, au jour de la séparation, quand vos enfants auraient dit adieu à M. Caverlet, comment leur expliquer cette séparation même ? La vérité leur fût apparue alors. Cette diminution de leur estime que vous redoutez tant, et avec raison, vous vous y étiez donc condamnée par avance ? Voilà votre faute, votre très grande faute, madame ; voilà en quoi l’expiation est méritée. M. Augier, en vous la faisant subir, proteste contre elle et la déclare inique ; à l’entendre, ce n’est pas vous qui êtes coupable : c’est la loi, c’est l’opinion publique. Admettons un instant que la loi et l’opinion méritent qu’on leur fasse ce procès ; cependant vous connaissiez leur rigueur. Pourquoi avoir fait si bon marché d’un tel péril ? Et maintenant, quant à cette excuse de la pauvreté redoutée, même pour vos enfants, permettez-moi de ne pas l’admettre. Elle introduit je ne sais quel esprit de calcul dans une détermination que l’entraînement aveugle de la passion eût peut-être justifiée. Singulière façon de comprendre l’intérêt de votre fils et de votre fille que de leur assurer la vie heureuse et large pendant quelques années, pour les condamner ensuite à vous voir méprisée par le monde et peut-être à vous mépriser eux-mêmes ! Demandez-leur aujourd’hui ce qu’ils en pensent ; et vous-même, s’il était possible de revenir au moment où vous êtes partie pour la Suisse au bras de M. Caverlet, ce bras, le prendriez-vous encore ?

Très méritée donc, cette expiation, et — voyez ma cruauté — je la voudrais plus rigoureuse encore, non seulement parce que le dénouement arrange les choses à votre satisfaction, mais parce que vous ne souffrez pas assez longtemps. Par une répartition très peu équitable, il se trouve que M. Caverlet subit les chocs les plus violents ; C’est lui, vous l’avouez, qui dans votre maison, — j’allais dire votre association, a tout apporté. Et, en effet, il a sacrifié pour vous sa jeunesse, sa carrière, son avenir, ses amitiés ; il s’est condamné à l’isolement, à l’exil ; il a employé ses plus nobles facultés à élever les enfants du sieur Merson ; et vous, quelle a été votre part ? Eh bien ! dans l’impossibilité où est M. Augier de vous placer longtemps en face de votre fils, — car, la révélation faite, il tombe à genoux en se voilant la figure ; vous, vous cachez votre visage dans vos mains et c’est tout, — que fait-il ? Il lance le jeune homme furieux, éperdu, contre M. Caverlet. C’est M. Caverlet qui est le lâche, le menteur, le faussaire, le voleur d’estime et d’affection, et il faut qu’il se défende. Il s’en acquitte, du reste, à merveille ; et cette scène, la plus belle du drame, est remarquablement traitée. Il n’en est pas moins vrai que la répartition est inégale et que, au point de vue de l’art, il y a manque de proportion. Mme Caverlet est l’héroïne, et c’est M. Caverlet que nous voyons au premier plan ; c’est elle qu’il s’agit de justifier, et le poète sent si bien que sa cause est mauvaise qu’il plaide surtout pour M. Caverlet, que personne ne condamnerait sévèrement, en somme.

Comment la vérité est-elle connue du jeune Henri Merson ? Par l’arrivée inattendue de son père. Cet abominable drôle, ayant appris que la tante d’Avranches vient de mourir en laissant un million à sa nièce, fond comme un épervier sur sa proie. Il ne parle pas de ce million, par prudence. Il vient, dit-il, parce qu’il a des regrets, des remords ; il a songé enfin à l’avenir de ses enfants ; il faut, dans leur intérêt, que Mme Merson réintègre le domicile conjugal. Si elle refuse, il emmènera son fils et sa fille ; car la justice sera pour lui maintenant : il lui suffira de dire que leur mère les retient dans le domicile de son amant. Mot foudroyant. La lutte est impossible contre cet homme, à moins que M. Caverlet ne s’éloigne. Un instant les deux victimes songent à échapper à tant de douleurs par le suicide : c’est encore M. Caverlet qui a le beau rôle ; c’est lui qui rappelle à la mère ce qu’elle doit à ses enfants. Il le faut ; qu’elle demeure avec eux ; lui, il partira. Cependant, si le fils connaît l’affreuse vérité, la jeune Fanny l’ignore. Qui la lui dévoilera pour qu’elle s’explique le départ de M. Caverlet ? La mère se résout à le faire elle-même ; mais au moment de boire la lie du calice, le courage lui manque. Elle raconte son histoire sans se nommer, laissant croire qu’il s’agit d’une amie. Son châtiment suprême, c’est le simple mot de la jeune fille : « Mais cette femme n’avait donc pas d’enfants ! » L’effet produit par le cri d’une conscience naïve a été considérable ; il semblait que les spectateurs fussent heureux d’entendre enfin condamner Mme Caverlet et non plus la loi.

Que les âmes sensibles se rassurent ; tout finit bien. Le juge de paix avait raconté au premier acte qu’il suffit d’acheter un arpent de terre en Suisse pour être naturalisés. Les habiles comme moi s’étaient dit : Voilà la poulie par laquelle descendra le dénouement. En effet, M. Merson, persuadé par la moitié du million d’Avranches, qui lui est comptée comme salaire, achète un arpent, se fait naturaliser Suisse et consent à divorcer à la faveur de la loi helvétique. Dénouement commode, mais logique en ce qu’il exprime bien la pensée de M. Augier : notre loi faisait le malheur de ces nobles cœurs ; la loi qui permet le divorce va les rendre tous heureux.

La thèse est donc présentée avec énergie, audace même, et l’œuvre entière a quelque chose de militant. M. Augier s’en est allé en guerre : trop peut-être au point de vue de l’art. Il me semble, en effet, que parfois son drame sent le réquisitoire violent. Il en résulte que le spectateur se préoccupe plus des théories exprimées qu’il ne s’intéresse aux personnages. Ceux-ci deviennent des symboles, des allégories en quelque sorte, ou comme les porte-drapeaux d’une idée. Pour tout dire, enfin, on est frappé çà et là par quelque grand coup, bien donné d’ailleurs ; on n’est pas remué et entraîné d’une impulsion continue. C’est néanmoins une œuvre forte, une œuvre puissante, où l’énergie va même parfois jusqu’à la brutalité. Avec cela beaucoup d’esprit, des mots à l’emporte-pièce, des traits qui portent loin, des éclairs qui jettent une lueur effrayante sur certains recoins du cœur humain. On s’arrêtera, on protestera peut-être ; mais si l’on n’éprouve pas un vif plaisir en écoutant ce drame, on ne regrettera pas de l’avoir entendu.

L’interprétation est plus que suffisante. Lafontaine au premier rang ; puis Parade, à la fois comique et attendri dans le rôle du juge de paix ; Dieudonné amusant à son ordinaire ; Berton ni meilleur ni pire ; Saint-Germain faisant ce qu’il est possible de faire d’un rôle antipathique et médiocre. Mlle Bartet est une fort agréable ingénue ; Mlle Rousseil est convenable dans le rôle de Mme Caverlet, je ne puis dire rien de plus.

Les Fourchambault

Les Fourchambault, de M. Émile Augier, ont obtenu au Théâtre-Français un éclatant et retentissant succès. C’est un triomphe dont le bruit est porté au loin par les cent trompettes de la Renommée. Les critiques le célèbrent à l’envi, heureux de rendre hommage à une œuvre saine, forte, virile, inspirant de généreuses résolutions, faisant monter plus haut les cœurs. Je suis heureux de mêler ma voix à ce concert et d’apporter ce tribut d’hommages à ce drame qui rend le spectateur meilleur pendant une heure ou deux, qui l’élève quelques instants au-dessus des petites misères, des mesquins calculs, des préjugés misérables dont est faite la trame de la vie ordinaire. Quand il n’aurait que ce mérite de nous imposer une haine vigoureuse pour certaines iniquités sociales, certaines lâchetés ou certains compromis de conscience que le monde admet et tolère, il lui faudrait être reconnaissant. Mais en même temps que ces haines, il éveille, ce qui vaut mieux encore, l’admiration pour le dévouement et le sacrifice. Il nous en donne presque le goût. Si une occasion se présentait à nous à ce moment-là, qui sait ? peut-être serions-nous capables d’héroïsme. Ainsi transportés, notre enthousiasme pour le héros rejaillit sur le drame lui-même et sur l’auteur : on prononce le mot de chef-d’œuvre, on nomme Corneille. C’est aller peut-être un peu loin ; mais, dans le premier moment, on est entraîné, et c’est en toute franchise.

Ce qui ajoute encore au prix de ce grand succès, c’est qu’il n’a été ni préparé à l’avance, ni déterminé à l’heure décisive par des moyens bruyants. M. Augier a toujours dédaigné tout ce qui sent le charlatanisme, il ne bat la grosse caisse ni avant ni pendant. Il n’annonce pas avec fracas une œuvre qui doit sauver la société ; son drame se présente sur la scène simplement, honnêtement, sans se donner des airs inspirés. Nos auteurs dramatiques ne dédaignent pas d’attirer l’attention du public soit en l’étonnant, soit en l’assourdissant. Volontiers M. Dumas coupe la queue de son terre-neuve ; M. Sardou attache à celle de son caniche une casserole : M. Augier, lui, ne fait pas retourner les passants, ni mettre le monde aux fenêtres. Est-ce à dire que ses œuvres n’aient point de portée sociale ? Il me semble, au contraire, que si elles ne s’attaquent pas au Code — sauf Madame Caverlet, — elles atteignent profondément les mœurs, les idées courantes, les abus, les conventions, les préjugés, les lâchetés ou les injustices de l’opinion, en un mot ce qui est le fond même de la société.

Et en cela elles font œuvre bien autrement utile. La loi, en effet, est un obstacle tout extérieur, elle est sans action sur l’âme ; on la subit sans être persuadé ni pénétré par elle ; parfois même notre conscience proteste contre ses rigueurs ou ses indulgences excessives. Elle frappe l’homme qui s’est battu en duel même pour une cause sainte, et cet homme qu’elle vient de frapper, nous sommes fiers de lui serrer la main ; elle ne frappe pas Me Guérin, le faiseur habile et rusé qui la tourne, et à Me Guérin nous tournons le dos. La loi ne coule donc pas dans nos mœurs ; mais l’opinion, le préjugé, voilà ce qui les pénètre au contraire et les corrompt. C’est un courant qui nous emporte et nous submerge. Nous sommes imprégnés des miasmes qui s’en dégagent ; et nos poumons, hélas ! s’habituent à respirer cet air malsain. Voilà le danger : ce n’est pas la loi qui nous gâte, mais la société. Sagesse du monde, morale des salons, maximes reçues, honnêteté courante, tolérance de l’opinion, M. Augier proteste contre tout cela, et en appelle à la conscience. À cette honnêteté de convention il oppose l’honneur. N’écoutez pas ce que vous dit le monde, mais retrouvez au fond de vos cœurs la loi naturelle gravée par Dieu. Tel est son premier précepte, celui de Socrate en somme, qui voulait qu’on nettoyât l’âme de la couche de poussière apportée par les préjugés, l’opinion, les exemples, et qu’on fît reparaître l’empreinte divine. C’est aussi celui de Rousseau : l’homme sort bon des mains de la nature ; la civilisation et la société le gâtent.

Et voyez ! quels sont les sages dans le théâtre de M. Augier ? Des solitaires qui fuient le monde, ou au milieu du monde s’isolent et ont échappé ainsi à la contagion. Le duc de Montmayran a été un fou assez longtemps ; un beau jour, il s’est engagé, il vit sous la tente au milieu des sables de l’Afrique ; il n’est plus du monde, c’est maintenant un sauvage : c’est un sage. Si Gaston de Presles avait passé quelques années en Afrique, il n’aurait pas au retour fait de son nom et de son titre un trafic que l’opinion admet. Le fils de Me Guérin est également un soldat. Je suis un fumier, dit de lui-même Giboyer, un fumier qui a fait croître un lys mais ce lys, où a-t-il grandi ? À l’écart, loin de l’air méphitique. Fernande, souffrant de ce qu’elle voit autour d’elle, n’a subi ni l’influence de M. Maréchal, ni le contact de sa belle-mère : elle s’est repliée sur elle-même et s’est fait, dans ce milieu où tout la blesse, une véritable solitude. Aussi quel fier mépris des préjugés et de l’opinion ! Quand le monde n’a que dédains pour un homme de cœur sans nom et sans fortune, elle va vers cet homme et lui tend la main. M. Augier s’est plu à tracer ces figures de jeunes filles ou de jeunes femmes viriles qui n’ont pas été atteintes de la malaria ; ce sont ses héroïnes préférées. Je pourrais multiplier les exemples ; mais à quoi bon ? Les Fourchambault vont confirmer suffisamment ce que j’avance. Quelle est la thèse de la comédie ? a-t-on demandé. La voici : c’est de la conscience interrogée avec candeur que vient le bien ; c’est de l’opinion du monde complaisamment écoutée que vient le mal. Là encore les héros et les sages sont des solitaires qui ont échappé à la contagion ; les médiocres, les faibles et les lâches sont de molles natures que la société a gâtées.

Ce n’était pas un méchant jeune homme il y a quarante ans, ce Fourchambault aujourd’hui en cheveux blancs. Quand il avait promis mariage à une jeune maîtresse de piano, il était de bonne foi. S’il n’avait écouté que sa conscience, il eût tenu sa parole ; mais la voix de l’opinion lui murmura alors à l’oreille : Oh ! une maîtresse de piano ! Quel don-quichottisme ! Mais il est admis que cette catégorie de déshéritées, gouvernantes, institutrices, est un gibier destiné aux fils de famille ! On n’épouse pas cela ! C’est s’exposer à la risée publique ! Qu’en dirait-on au club ? On hausserait les épaules ! Et puis c’est, dans l’avenir, la vie étroite, l’économie forcée ! Tiens, ami Fourchambault, voici une jeune fille de ton monde, ornée de huit cent mille francs. C’est ce qu’il te faut. — Mais mon fils n’aura point de père ! Ton fils ? Ton fils ? On te le dit, tu le crois, et cela d’un cœur candide. Ainsi parla l’opinion et le jeune Fourchambault fut ébranlé, et il ne voulut point passer pour candide, et il épousa les huit cent mille francs.

Qu’en advint-il ? Vous allez le voir à peine le rideau levé. Mme Fourchambault a dès le premier jour fait sonner bien haut sa dot, et elle a proclamé son droit incontestable au luxe, à la dépense qui ne calcule pas. Cette dot, elle l’a déjà mangée trois ou quatre fois. À l’heure présente, la situation est tendue, le budget ne s’équilibre plus. Il ne faudrait pas une bien grave atteinte pour que la solidité de la banque Fourchambault fût compromise. Fourchambault prêche donc l’économie ; on lui rit au nez en rappelant les huit cent mille francs. Voilà pour la fortune. De bonheur domestique, de vie intérieure, point. Du mariage sont nés deux enfants. Léopold Fourchambault est un gandin de la plus belle eau, entretenant des actrices, perdant gros au baccarat. Il semble se ranger depuis quelque temps ; mais c’est qu’une jeune orpheline pauvre, élevée à l’ile Bourbon, reçoit l’hospitalité dans la maison en attendant une place. Il lui fait la cour et espère réussir, ce que Mme Fourchambault voit sans déplaisir : une institutrice, bagatelle ! Quant à Mlle Fourchambault, c’est une petite péronnelle de vingt ans, d’agréable plumage et de gentil ramage, mais elle en sait et en dit beaucoup pour son âge. Un instant son cœur a battu pour un honnête garçon qui a plus de mérite que de fortune ; sa mère a mis bien vite le holà. Épouser un commis, devenir Mme Chauvet ! Et le monde ! et l’opinion ! Il y a là le fils du préfet, le jeune baron Rastiboulois : à la bonne heure ! Voilà un parti ! Peu intelligent, le baron, joueur, viveur et usé, mais c’est là le train ordinaire ; les jeunes filles du monde ne regardent pas à cela. Tu seras baronne, chère enfant. Et la petite Fourchambault déchire lestement les premières pages de son petit roman. C’est une fille pratique, et elle dit en souriant : Je serai baronne !

Tel est l’aimable intérieur que nous montre d’abord M. Augier. Voilà ce qu’est la femme qu’a épousée Fourchambault par respect pour l’opinion ; voilà ce qu’elle a fait de sa fortune, de ses rêves de bonheur tranquille, de ses enfants. Voyons ce qu’eût fait la femme vers qui le poussaient son cœur et sa confiance. C’est là le saisissant contraste qu’a voulu faire ressortir M. Augier, car Mme Bernard, l’abandonnée d’autrefois, est, bien qu’elle apparaisse peu dans le drame, l’âme même du drame. L’énergie, la générosité des sentiments, l’héroïsme que va montrer le fils naturel de Fourchambault, c’est elle qui les a mis dans son cœur. C’est elle, à l’instant décisif, qui l’anime et le soutient. Tout ce qu’il fera de noble et de grand, il le fera, comme il le dit à plusieurs reprises, sur le commandement de sa mère. Nous voici donc, au sortir de la villa brillante du banquier, transportés dans un salon simple et sévère. Les futilités du luxe moderne n’ont pas pénétré dans cette austère maison. La solitude a été une nécessité pour la femme délaissée et le bâtard. Ils s’y sont complu, et, loin de chercher à sortir de leur isolement, ils ont fui ce monde qui manquerait d’indulgence pour ce qu’il y a d’irrégulier dans leur situation. Ils ont vécu dans le recueillement et le travail. Tandis que Mme Fourchambault ruinait son mari, Mme Bernard aidait son fils à faire une belle fortune. Si les spéculations de l’armateur Bernard ont été heureuses, s’il a évité les pièges où tombait Fourchambault, c’est, il le proclame, grâce aux conseils et à l’intuition de sa mère. Il l’aime à l’adoration, non seulement parce qu’elle l’a fait riche, mais surtout parce qu’elle l’a fait honnête homme. Cependant dans ce noble cœur a germé une haine vivace et profonde, la haine de ce père qui l’a délaissé. Mme Bernard a pardonné depuis longtemps ; lui, il n’en a pas la force. C’est pourquoi elle refuse obstinément de lui dire le nom de son père ; il ne le saura que le jour où il n’y aura plus en lui ni haine ni colère. Ce jour ne semble pas proche, car son ressentiment légitime s’accroît d’une douleur nouvelle. Il aime, sans trop se l’avouer encore, la jeune institutrice qu’ont accueillie les Fourchambault et qui lui a été également recommandée. Mais il n’a pas le droit d’aimer, n’ayant pas de nom à offrir, et surtout ne voulant à aucun prix que sa mère ait à rougir en avouant que le nom de Mme Bernard est un nom d’emprunt.

Quel père je quitterais, et pour quelle mère ! dit le jeune Joas. Quelle femme et quel fils j’ai quittés, et pour quelle femme et quels enfants ! dirait Fourchambault s’il savait que Bernard est son fils. C’est par eux qu’il va être sauvé, afin qu’il soit dit que tout le mal lui vient de la femme que l’opinion et le monde lui ont presque imposée ; tout le bien, honneur et salut, de la femme que sa conscience lui disait de choisir. En effet, la jeune institutrice est venue annoncer à Mme Bernard une triste nouvelle : la déconfiture d’une maison importante atteint par contrecoup la banque Fourchambault ; il faudrait au vieux banquier deux cent quarante mille francs ; faute de cette somme, c’est la faillite. — Il faut les lui porter, mon fils, dit d’une voix grave Mme Bernard. Et comme Bernard s’étonne, ne comprend point : Il le faut, te dis-je, je le veux. — C’est mon père ! s’écrie Bernard avec colère et sentant un flot de haine lui monter au cœur ; puis, par un effort héroïque sur lui-même : Eh bien, oui, je le sauverai !

Et il ne s’agit pas d’un simple service d’argent, d’une intervention momentanée. Bernard va prendre en main les affaires compromises ; il va imposer à Mme Fourchambault des réformes économiques ; il va aider de ses lumières comme de son crédit ce père qui l’a abandonné. Il devient la providence de cette maison où il n’est qu’un inconnu, un étranger. Admirable sacrifice de sa haine, courage surhumain qui étouffe la colère et comprime la révolte : voilà ce qu’il trouve la force de faire dans le sentiment d’un grand devoir à remplir ; voilà ce que lui inspire sa conscience et l’honnêteté naturelle. Voulez-vous voir en regard ce que conseillent l’honnêteté du monde et la morale courante ? Regardez deux de leurs représentants officiels, le notaire et le préfet. L’un invite Mme Fourchambault, dont la fortune n’est pas prise dans l’engrenage des affaires de son mari, à ne pas se dessaisir d’un centime, dût le malheureux banquier perdre l’honneur et, de désespoir, se suicider. L’autre, alarmé pour la dot et les espérances qui attiraient son fils, essaye de dégager sa parole. Entreprise difficile et qui lui coûte après tout, car enfin l’opinion publique s’étonnera peut-être de ce revirement : aussi trouve-t-il un expédient qui lui semble heureux. Le jeune Fourchambault a compromis Marie Letellier, l’institutrice, par ses assiduités ; Mme Fourchambault a donné à entendre que son fils n’était pas cruellement traité : c’est un prétexte suffisant pour le préfet. Il rompra ostensiblement et répétera partout qu’il ne peut laisser entrer son fils dans une maison qui abrite volontairement un pareil scandale. La rupture ne désole pas Mlle Fourchambault, car avec Bernard est entrée en cette demeure comme une bouffée d’air pur. Dans une scène charmante où Bernard et l’institutrice ont chanté comme en strophes alternées un hymne en l’honneur de l’amour vrai, l’étincelle a été réveillée dans son cœur. S’interrogeant elle-même au lieu d’écouter le bourdonnement des conventions sociales, elle a reconnu que le bonheur serait pour elle là où l’avait portée d’abord une inclination naturelle. Cette rupture, c’est donc pour elle le salut ; mais pour l’institutrice, c’est le scandale, le déshonneur.

Nous voici au point culminant du drame. Léopold Fourchambault a donné un coup d’épée au fils du préfet. Marie Letellier veut retourner aux colonies ; là, le bruit de la calomnie ne la suivra pas. Ce dénouement, qui pourrait suffire au jugement du monde, ne satisfait pas Bernard. Il faut que Léopold donne une autre réparation à la victime de son imprudente légèreté ; il faut qu’il l’épouse. Bernard le lui demande, le lui ordonne, faisant appel à la conscience, qui mieux que la morale du monde doit lui dicter son devoir. C’est pour Bernard un nouveau sacrifice, plus héroïque encore que les autres, car il sent alors combien il aime cette jeune fille. Léopold refuse net : il n’a rien à réparer. Puis, étonné de l’insistance de Bernard, il répond par des insinuations injurieuses, demandant à quoi il faut attribuer un si tendre intérêt pour une étrangère. Bernard éclate alors : « Vous êtes bien de votre famille ! Aujourd’hui encore, comme il y a quarante ans, on se dégage d’un devoir sacré par la calomnie ! » Et comme Léopold répond en le souffletant de son gant : « Ah ! comme il est heureux pour toi que tu sois mon frère ! » Mouvement admirable, scène transportante qui égale ce qu’il y a de plus beau au théâtre. Léopold cependant ne se rend pas encore. Son frère ! Mais les bruits autrefois répandus démentent cette fable. Alors, en quelques mots rapides, tirant ses preuves de son dévouement même, de l’ordre que lui a donné sa mère de sauver l’honneur et la vie de Fourchambault, Bernard l’amène à ses pieds, humble et repentant. Et alors lui montrant sa joue : « Eh bien, efface ! »

Non, il est impossible de peindre l’impression produite par cette scène qui touche au sublime. Je n’ai pas vu encore au théâtre une salle aussi profondément remuée et aussi vivement transportée. Jamais poète non plus n’a présenté en de plus nobles traits la vertu héroïque, sans phrases et sans emphase. La simplicité dans la grandeur, l’art atteignant les plus puissants effets sans que l’on sente l’art, voilà ce qu’on ne peut trop admirer.

En embrassant son frère, Léopold est tout à coup transformé. Cette réparation demandée, il est prêt à l’accorder maintenant, car le voici dégagé des préjugés du monde et dédaigneux des misérables conventions sociales. Il s’est élevé d’un bond dans les hautes régions où plane l’âme de Bernard. Mais maintenant c’est Marie Letellier qui refuse. Elle n’aime pas Léopold. Quand le monde saura qu’il lui a offert sa main et qu’elle ne l’a pas acceptée, qui donc croira qu’elle ait pu faillir ? Elle va donc partir et leur dire un dernier adieu. Et comme Bernard demeure immobile et consterné : « C’est toi qu’elle aime, et tu l’aimes aussi, lui dit sa mère. Épouse-la ; ne crains rien pour moi : elle a assez souffert pour comprendre. »

Tel est la substance de ce beau drame dont je n’ai donné qu’une analyse succincte. J’ai dégagé surtout ce qui accuse l’intention du poète, qui a voulu opposer à l’honneur et à la vertu selon le monde l’honneur vrai et la vertu selon la conscience. Il n’est pas de spectacle plus moral. Peut-être s’étonnera-t-on que pour Fourchambault tout le mal vienne de la main droite, tout le bien de la main gauche, que son nom et son bonheur soient compromis par ceux qui sont l’objet de ses affections légitimes, et que le salut lui soit apporté par les irréguliers qu’il a oubliés depuis longtemps. Je ne crois pas cependant que le poète ait voulu faire l’apothéose des filles séduites et des enfants naturels. Non, il a voulu seulement montrer de quels héroïsmes est capable la vertu humaine quand un isolement salutaire la préserve des préjugés, des passions, des influences mauvaises, enfin de la contagion du monde. Il a fait ainsi une œuvre saine, virile, fortifiante et qui élève les cœurs.

L’interprétation est remarquable. Got est arrivé à ce degré de l’art où l’art n’apparaît plus : ce n’est pas Got que l’on a devant soi, c’est Bernard. Coquelin est excellent. Barré et Thiron jouent, l’un avec rondeur, l’autre avec finesse, deux rôles difficiles parce qu’ils sont monotones. Mlles Croizette et Reichemberg sont fort agréables à voir et à entendre ; Mme Provost-Ponsin marque un peu trop, à mon gré, les côtés odieux de Mme Fourchambault ; Mlle Agar ressemble par trop à Niobé changée en statue de sel.

M. A. Dumas fils

La Femme de Claude

La nouvelle pièce d’Alexandre Dumas, la Femme de Claude, vient de tomber d’une chute retentissante. Mieux vaut pour une œuvre importante s’écrouler avec fracas que s’effondrer sans bruit ; l’amour-propre de l’auteur s’accommode mieux encore des protestations irritées d’un public qui se passionne que d’une morne et froide indifférence. Que M. Dumas cependant y prenne garde avant de continuer dans la voie où il s’engage aujourd’hui plus avant que jamais : la jeunesse n’est pas avec lui. Je suivais et notais avec soin les péripéties d’une soirée très orageuse : eh bien, les hommes mûrs secouaient la tête, mais prenaient leur parti ; les spectateurs plus jeunes ne se résignaient pas si facilement. Ils bondissaient dans leur fauteuil, et poussaient des oh ! et des ah ! partis d’une conscience sincèrement scandalisée. À un certain âge, on est plus sceptique ; ne le fût-on pas, on craint, en se passionnant pour la morale offensée, de ressembler à M. Prudhomme : la jeunesse, heureusement pour elle, n’a pas de ces craintes mesquines.

Que M. Dumas y réfléchisse donc. Qu’il songe aussi que tous les montreurs d’animaux féroces finissent par être mangés. Voulant de plus en plus étonner le public, ils frappent leurs pensionnaires, aujourd’hui avec une baguette, demain avec une cravache, après-demain avec une tige de fer ; après avoir mis un doigt entre les dents du tigre, ils mettent la main, puis le cou, et ce crescendo nécessaire aboutit à un dénouement tragique. De même a fait M. Dumas avec sa ménagerie. Il a joué d’abord avec elle, non sans quelque grâce ; puis il l’a agacée ; puis il l’a irritée ; puis il l’a montrée rugissante. Voici enfin qu’il ne lui suffit plus d’étonner son public, il veut l’effrayer, — de plus en plus fort, comme chez Nicolet, — et il pique d’un fer rougi ces animaux furieux. Ce sont alors des bonds insensés, des rugissements effroyables, des rictus et des coups de dents à donner le frisson. Le public prend peur, en effet, et crie : assez ! M. Dumas, au fond, est flatté. Il ne lui déplaît nullement d’effrayer ainsi les bons bourgeois ; il rit de la bonne tête que nous faisons dans notre stalle. Je ne gagerais pas qu’il n’essayât bientôt quelque exercice plus terrifiant encore ; c’est pourquoi je l’avertis du péril qu’il court lui-même ; il vient d’être entamé par son ours, qu’il prenne garde d’être mangé !

Me permettra-t-il encore un conseil ? Qu’il se défie également de sa tendance à devenir apôtre ! Qu’il se garde du mysticisme, de l’illuminisme, du somnambulisme ! Pour avoir gravi, afin d’étudier le demi-monde, les modestes hauteurs du quartier Bréda, qu’il ne se croie pas de force à escalader le Sinaï afin d’y converser de plain-pied avec Moïse ! Qu’il ne cherche même pas à l’entendre au fond d’un chapeau qui parle sur un guéridon qui tourne ! Qu’il regarde le monde de ses yeux d’observateur sans compter sur la double vue ! Depuis qu’il a voulu gravir les cimes fulgurantes des prophètes ou chercher des lumières chez les diseurs de bonne aventure, il semble en effet que sa vue se soit troublée. J’ai ouï dire, dit Nicole à Mme Jourdain, que nous avons pris pour renfort de potage un maître de philosophie. Voilà le restant de notre écu, répond Mme Jourdain. De même j’ai ouï dire que M. Dumas, qui déjà prenait des leçons chez cinq prophètes et douze médecins, s’est donné, pour renfort de potage, un professeur d’illuminisme. Voilà le restant de notre écu ! Et ainsi s’expliquerait, dans son nouveau drame, l’amalgame bizarre de tant d’éléments hétérogènes : réalisme brutal, grossier même, et avec cela rêveries vagues, mysticisme flottant, lyrisme nuageux, aspiration vers l’idéal : une main décrochant les étoiles tandis que l’autre remue de la fange.

Et ce qui est curieux, c’est le dédoublement que l’auteur opère de lui-même. Il ne confond pas le Dumas du mont Sinaï avec le Dumas du mont Bréda, et confie à chacun d’eux exclusivement tel ou tel personnage Ces deux collaborateurs qu’il y a en lui ne s’étant pas concertés le moins du monde, les figures qu’ils ont séparément dessinées se trouvent toutes surprises d’être brusquement réunies sur une même toile. Elles s’en étonnent elles-mêmes. « Mais je suis de la terre, moi ! » s’écrie la figure dessinée par Dumas première manière. « Je suis du ciel, moi ! » semble dire la figure qu’a esquissée le Dumas nouveau. Ariel ne comprend pas Caliban, pour Caliban Ariel est une énigme ; le spectateur, lui, ne comprend bien ni Ariel ni Caliban. S’ils existent dans le monde réel, c’est à l’état de phénomènes, et nous ne les avons pas rencontrés. Or, au théâtre, nous ne nous intéressons qu’à des figures déjà connues ou du moins entrevues : ces démons et ces anges ne nous ont jamais été présentés.

Types de fantaisie, ils s’agitent dans un milieu fantastique, aux prises avec des nécessités impossibles, provoquant ou subissant une foule d’événements invraisemblables. Un aperçu sommaire nous montrera ce qu’il y a de chimérique et dans la conception des personnages et dans les combinaisons de l’intrigue.

Le Caliban, le démon, c’est, le titre le fait pressentir, Césarine, la femme de Claude, la Messaline moderne.

Quand le rideau se lève au jour naissant, elle rentre presque furtivement au domicile conjugal comme Messaline au palais de l’empereur. La différence, c’est que son absence n’a pas duré quelques heures, mais quatre mois. Elle est pâle, souffrante, et elle raconte à sa camériste, longtemps sa confidente et sa complice, qu’elle a pensé mourir. Elle était allée soigner sa grand’mère, qui est enfin guérie, et elle a reçu pour prix de ses soins deux cent mille francs, moitié d’un héritage tombé d’Amérique. Tous ces détails vont avoir leur importance. Du reste, elle n’a pas l’air de croire un mot de ce qu’elle dit, ni la camériste un mot de ce qu’on lui raconte. Son mari s’est-il inquiété d’elle ? — Pas un moment. — Cette exposition est vive, nette, il s’en dégage beaucoup de lumière sur la situation des deux principaux personnages. C’est du Dumas première manière. L’ange, l’Ariel, le mari, nous est présenté à son tour, et ici déjà notre bon sens va protester. Ce mari, qui ne s’inquiète pas d’une absence de quatre mois que fait sa femme et ne lui demande même pas d’où elle vient, nous étonne un peu. Tant de philosophie est chose rare. Il l’a aimée, nous dit-il, cette femme ; mais son amour est mort, tué par un mépris profond, irrémédiable. À cet amour a succédé celui de l’humanité et de la science : en conséquence, il a inventé une mitrailleuse qui anéantira cent mille hommes en douze minutes. Et il nous décrit les expériences déjà faites, et il s’enivre de la perspective du succès prochain. Sans doute, il voit dans le succès de sa mitrailleuse la fin de toutes les guerres ; mais cette vue chimérique est déjà un trait de caractère. C’est Dieu qui lui a inspiré son invention, c’est Dieu qu’il invoque en mélangeant ses substances et en cuisinant ses produits chimiques, non plus le dieu des armées apparemment, mais le dieu des alambics et des cornues. Près de lui est un jeune cousin auquel il tient lieu de père, qui invente, lui aussi, et dans la même partie : il a trouvé un fusil sans chien qui fait merveille. Comme il est honnête, ce jeune armurier, il demande instamment à Claude de le laisser partir puisque la femme de Claude est revenue, et qu’il l’aime. Claude veut qu’il reste, et pour lui prouver sa confiance lui remet la clef de la caisse où est déposé le secret de son invention. Pour un mari si souvent trompé et qui sait de quoi sa femme est capable, pour un pyrotechnicien qui ne peut croire à l’inexplosibilité des matières inflammables, que de candeur ou quel stoïcisme surhumain ! Ou bien songerait-il à un flagrant délit pour user à son aise de la formule « Tue-la », et expérimenter sur une âme vile le fusil sans chien ? Le public s’étonne et murmure.

Mais voici une bonne grosse figure débonnaire qui apparaît. Attention ! C’est un ancien notaire de Marseille, aujourd’hui spéculateur et brasseur d’affaires, qui a appris par les journaux que Claude veut vendre son immeuble, car son invention l’a endetté. Il propose d’acheter, de prêter, de faire les fonds pour continuer les expériences ; toute combinaison sera acceptée par lui, pourvu qu’elle mène à bonne fin les travaux commencés : il a eu un fils tué par les Prussiens et veut hâter la revanche. Claude, attendri, mais rappelé par ses cornues, le prie d’en causer avec sa femme. Une fois seul avec elle, l’ancien notaire se démasque : il est l’agent d’une Compagnie puissante qui vole les découvertes scientifiques, a des espions partout, force toutes les portes, se glisse dans tous les laboratoires. Il vient acheter à la femme de l’inventeur le secret de son mari. Et qu’elle ne résiste pas, il connaît tout son passé ! Elle n’a pas eu un amant que la Compagnie n’en ait été informée ; le dernier même était un de ses agents, les deux cent mille francs que la femme de Claude a entre les mains étaient destinés à payer le secret ; l’agent s’est laissé séduire et a acheté la femme ; la Compagnie a déjà fait disparaître l’agent. Et ce voyage de quatre mois ? Elle est partie avec ce même amant pour aller à Paris, dans une maison interlope, qui se charge d’assurer les femmes coupables contre l’échéance d’une maternité dangereuse. Voilà pourquoi elle revient pâlie. Qu’elle obéisse donc, ou elle va être dénoncée au procureur du gouvernement qui régit actuellement la France. D’un côté, la cour d’assises, de l’autre une prime de deux millions.

Je renonce à peindre la stupeur du public. Quoi ! M. Dumas espère nous faire croire à l’existence de cette Compagnie fantastique ! Quoi ! ce gros homme est un second Rodin, du Juif errant, ou l’Homodei, d’Angelo ! Mais derrière Rodin, nous sentons une Compagnie dont l’existence n’est que trop réelle ; derrière Homodei, nous entrevoyons le Conseil des Dix, avec ses espions, ses sbires, ses couloirs secrets serpentant dans les murs de chaque demeure. Quand Homodei, que nous prenions pour un pauvre idiot, se lève terrible et accablant, nous comprenons confusément qu’il a dû être sûrement informé, et qu’un réseau a été tendu depuis longtemps autour de sa victime. Ici, non à Venise, mais dans une maison des champs dont les murs ne sont pas perméables, en plein xixe  siècle, nous nous refusons à croire. L’infortuné Pradeau a beau vouloir prendre un air farouche, cette grosse mappemonde ne réussit pas à se profiler en angles inquisiteurs. Le public sourit, puis se fâche quand il entend rappeler en termes cyniques et avec une sorte de complaisance libertine un genre de fautes ou de crimes qu’il suffisait d’indiquer pour que la coupable courbât la tête. Si dépravée qu’elle soit, nous souffrons de la voir ainsi frappée au visage et marquée d’un fer rouge par la main d’un tel misérable. Cette scène, qui est le pivot de la pièce, nous fait donc rire d’abord, puis nous révolte.

Le dénouement est facile à prévoir. Ce jeune homme, qui aime et se défie de lui-même s’il a à lutter contre sa passion : cette clef laissée entre ses mains et qui permet de livrer le manuscrit ; cette femme qui a peur du procureur de la République, si M. Dumas me permet de m’exprimer ainsi ; ce fusil chargé qui est là dans un coin : tous ces éléments réunis indiquent clairement l’ordre et la marche du drame, et il n’y a même plus l’émotion de la surprise. La femme séduira le jeune homme, le jeune homme ouvrira la caisse, le manuscrit sera livré à l’agent, le fusil tuera la femme. Tout cela va de soi. Il ne s’agit donc que de retarder le dénouement, pour que la femme ne soit tuée qu’à onze heures quarante. C’est ici que Dumas le réaliste réclame tout spécialement la collaboration de Dumas le prophète. Celui-ci fait descendre des nuages deux figures séraphiques, condamnées à jouer le rôle de grandes inutilités. C’est un père et une fille, venues en villégiature chez Claude, et qui doivent prendre le dernier train du soir pour Jérusalem. Il s’agit pour eux de retrouver les onze tribus d’Éphraïm, égarées dans les sables de Babylone, de les ramener dans la Terre promise, et de reconstituer la nationalité du peuple juif. Ne croyez pas que j’invente. Le père développe ses grandes vues en un style lyrico-mystico-biblique, qui est réellement de l’hébreu pour le spectateur, puis va prendre son café. La fille profite de cet intervalle pour s’approcher de Claude et lui déclarer qu’elle l’aime, qu’elle eût été heureuse de lui donner des enfants : mais du moins leurs âmes sont mariées, elles se retrouveront plus tard dans un monde meilleur, confondues dans un hymne éternel et baignées d’une pure lumière. — Ces deux intermèdes et ces deux personnages ne servant qu’à ralentir l’action, MM. les directeurs de province sont prévenus qu’ils peuvent les supprimer si leur ingénue n’a pas un visage suffisamment séraphique.

Cependant le jeune homme à la clef a succombé sans lutter longtemps. La femme de Claude lui persuade qu’il doit maintenant fuir avec elle, et le bon jeune homme, quoique ayant horreur d’elle et de lui, s’y croit forcé puisqu’il l’a-compromise. Cet excès de naïveté ne laisse pas que d’égayer certains spectateurs. Mais, bon jeune homme, vous n’avez donc pas vu le théâtre d’Alexandre Dumas ? Vous ne vous rappelez donc pas sa fameuse théorie de la table d’hôte ? Lisez-la, vous verrez qu’il n’y a ni engagement pris, ni réparation due, lorsqu’on reçoit des mains de son voisin de droite le plat qui passera après vous au voisin de gauche. Quoi qu’il en soit, il est décidé à fuir. Mais il faut de l’argent. Les 200,000 francs de Césarine sont dans la caisse dont il a la clef. Il l’ouvre, Césarine profite de l’instant pour saisir le manuscrit qui lui vaudra deux millions. Vainement il veut l’empêcher de livrer le secret à Homodei qui attend sous la fenêtre, l’acte infâme est consommé. C’est alors que Claude apparaît, saisit le fusil, tue sa femme, et dit philosophiquement au bon jeune homme : « Et maintenant allons, travaillons. » Admirable parole, digne de ce grand cœur !

Et il ira en effet à ses alambics et à ses fourneaux l’âme sereine et le cœur léger, car cet assassinat lui a été commandé par Dieu même. Oui, il a entendu la voix du Très-Haut tout à l’heure. Il a parlé à Dieu comme je vous parle, et Dieu lui a répondu : Tue-la ! — Nous avons, nous spectateurs, entendu sa prière impie, pathos amphigourique, déclamation d’halluciné, éjaculation mystique, mais la voix de Dieu n’était pas venue à nos oreilles ; lui, il l’a entendue et n’a plus hésité. Averti du crime qui est projeté, il n’avait qu’à rester près de sa caisse pour l’empêcher ; mais quoi ? c’eût été intervenir dans une affaire dont Dieu s’occupait. Non, il s’est absenté pour conduire au chemin de fer le juif illuminé et son angélique fille, juste à l’instant où le vol devait s’accomplir, certain qu’il était que Dieu le ferait revenir à temps pour empêcher ou pour punir.

Je n’en finirais pas si j’entreprenais de critiquer au point de vue plus restreint des lois de la scène ce drame incohérent, faux, mal venu, plein d’invraisemblances, tout béant de trous bouchés par des remplissages puérils, disloqué, sans suite, sans progression, dont les parties sont recousues par des fils gros comme des câbles, dénoué enfin par des révélations d’une bonne qui écoute aux portes. On passe encore volontiers sur l’invraisemblance des faits et la puérilité des moyens quand le poète dessine des figures vraies et intéressantes. Ici tous les personnages sont faux. L’auteur croit peut-être qu’ils existent parce que depuis sa singulière brochure sur la Femme du peuple et la Femme de la rue, son imagination le transporte dans un monde peuplé d’anges et de guenons, comme il les appelle. — Il a constaté que le public se refuse à l’y suivre et s’en irrite, à ce que l’on raconte. « Eh bien ! aurait-il dit, je vais alors leur servir une pièce qui s’appellera le Colonel et la Payse ! » Et pourquoi non, lui dirai-je ? Je ne vois pas d’objection contre ce colonel et n’ai aucun parti pris contre cette payse ; le colonel ne sera peut-être pas du régiment d’Éphraïm, et la payse peut-être sera une femme, non un ange ou une guenon.

Monsieur Alphonse

La représentation de la nouvelle comédie d’Alexandre Dumas est un événement. Applaudissements, et, ce qui est plus encore, rires et larmes, frémissements prolongés, en un mot triomphe complet. Il y a plusieurs années que je n’avais assisté à pareille scène d’enthousiasme au théâtre. Monsieur Alphonse est destiné à vivre longtemps. Je suis sûr que M. Dumas se rit intérieurement du bon public qui l’applaudit. Ah ! excellent public, très candide et naïf public, se dit-il sans doute, comme tu adores aujourd’hui ce que tu brûlais hier ! Tu as sifflé le ménage Claude, public mon ami ; eh bien, je te le ressers, et voici que tu n’as pas assez de bravos et d’enthousiasmes ! Vous trouvez ce vin-là mauvais ? dit l’hôtelier ; eh bien, attendez ! Et il met des toiles d’araignées sur la bouteille, et il place la bouteille dans un panier d’osier à roulettes : Buvez maintenant ! Vous le trouvez bon, celui-là ; eh bien, messieurs, c’est le même de tout à l’heure ! De son côté, le public est non seulement content de la pièce, mais content de lui-même. N’est-ce pas lui, en effet, qui a forcé M. Dumas à changer de voie ? Par sa sévérité, il l’a ramené vers des routes meilleures ; il s’en sait bon gré, et même se croit par suite quelque peu collaborateur.

M. Dumas n’est pas dans le faux, et le public n’a pas tout à fait tort. C’est bien la femme de Claude, mais dans un panier à roulettes. Je n’ai pas transigé ! dit M. Dumas, regardant la femme. — Je l’ai fait céder ! dit le public, regardant les roulettes. Vous plaît-il que nous examinions et les roulettes et la femme ?

Commençons par la femme. C’est encore une guenon de la tribu de Nod. Qu’ont donc fait les femmes à M. Dumas pour qu’il les peigne toujours sous des couleurs si atroces ? Mais cela ne me regarde point, passons. Celle-ci, jeune fille pauvre, ennuyée et mal surveillée, s’est laissé séduire par un bellâtre sans mœurs, sans esprit, sans cœur. Devenue mère, comme Jeannine, la bru de Mme Aubray, s’est-elle du moins, comme Jeannine, dévouée à son enfant ? Nullement. La petite fille a été placée chez des paysans où elle n’est pas maltraitée, mais où elle n’est pas heureuse. La mère, demandée en mariage par un honnête homme qui lui offrait un rang, un nom glorieux, une belle fortune, a arboré le bouquet de fleurs d’oranger et s’est laissé conduire à l’autel en baissant pudiquement les yeux. Quand la toile se lève, voilà six ans qu’elle vole à cet honnête homme son affection, son estime, tout en un mot, car elle tient tout de lui. Comme ce mari confiant est capitaine de frégate, elle profite de ses absences pour aller embrasser furtivement sa fille. Furtivement, car elle a l’opinion du monde à tromper aussi. Est-ce assez ? Non ; sa fille, elle va l’introduire comme une étrangère au foyer de son mari, et quand celui-ci embrassera l’enfant avec affection, elle permettra donc que cette tendresse-là aussi soit volée comme celle dont il l’entoure ?

Cette femme est un monstre, dites-vous, et le spectateur va se révolter contre elle de même que contre Mme Claude ? Eh bien, non ? M. Dumas a déployé un art admirable pour la faire accepter et lui gagner même les sympathies. Ce sont les roulettes. Il place auprès d’elle son séducteur et son complice, M. Alphonse, et il accumule sur cet infâme tant d’odieux, il fait déverser sur lui tant d’indignation, de mépris, de dégoûts, que ce courant impétueux emporte tout ce dont notre cœur pouvait disposer de haine et de colère. Il ne nous en reste plus pour la femme, que nous considérons moins comme sa complice que comme sa victime. Jeune fille, elle a été coupable ; mais c’est lui qui l’a perdue par ses ruses et ses violences. Mère, elle a presque abandonné sa fille ; mais lui, le père, n’a même pas eu pour l’enfant une caresse, une pensée. Femme, elle va tromper une fois de plus son mari en introduisant la preuve de sa faute au foyer domestique ; mais c’est M. Alphonse qui l’y contraint presque, et non par intérêt pour l’enfant, mais pour se rendre possible un riche et honteux mariage. Pour lui donc, tout ce que nous avons de colères ; pour elle, tout ce que nous avons de pitié.

Que M. Dumas ne triomphe donc pas de l’aveuglement du bon public ! Qu’il ne dise pas que nous subissons aujourd’hui ce que nous repoussions hier ! Non, c’est lui, et non le public, qui a fait des concessions. En envoyant sa Femme de Claude à M. Montigny, il lui écrivait, dit-on : « C’est roide, mais il faut que cela passe. » Cette fois, cela a passé parce que c’était moins roide ; parce qu’à force de préparations savantes, de contrastes habilement ménagés, de précautions, d’atténuations, de repoussoirs, il a rendu la figure acceptable. Il a été moins carré qu’il affectait superbement de l’être ; il a adouci les aspérités, arrondi les angles. C’est tant mieux si, cette fois, le succès l’instruit de la suprême nécessité d’être artiste dans les œuvres d’art.

Ce que je dis de la femme est encore plus vrai du mari. Lui aussi, c’est Claude, c’est-à-dire un être surhumain, idéal, planant au-dessus de la terre, détaché de toute passion humaine, un ange et un dieu. Claude tuait sa femme, mais c’était la patrie qu’il vengeait et non lui-même. Tant qu’il ne s’agissait que de sa confiance trahie, de sa tendresse trompée, de son honneur, à la façon dont l’entendent les hommes, livré à la risée publique, peu lui importait. Il avait tout pardonné, et, dans ce pardon, que d’indifférence et de dédain ! Il se souciait bien, en effet, de ce que pensent les hommes et de ce que pouvait faire contre lui une femme, c’est-à-dire un être faible, misérable, fait de poussière et de fange, lui qui conversait avec Dieu et recevait sa parole par l’intermédiaire des rayons de la lune ! De même, M. de Montaiglin pardonne tout. Lorsque l’aveu terrible échappe à celle qui, envers lui, est si coupable, — et avec combien d’art est amenée cette explosion involontaire et inconsciente ! — « Relève-toi, dit-il aussitôt, créature de Dieu ! » c’est la même indulgence surhumaine d’une nature au-dessus de la nôtre. Et cependant nous n’admettions pas Claude, nous admettons M. de Montaiglin. Personne de nous qui ne dise : Je n’en ferais pas autant ; mais personne qui n’accepte, en somme, comme possible, ce dont il serait lui-même tout à fait incapable. C’est qu’ici encore l’auteur a déployé toutes les ressources, toutes les habiletés, faut-il dire toutes les ruses de l’art le plus consommé. Oui, monsieur Dumas, toutes les ruses !

Vous n’en convenez pas, j’en suis sûr ; il vous plaît de nous trouver étranges d’applaudir aujourd’hui votre Claude II. Et, en effet, c’est bien le même homme : oui, mais vous lui avez mis des roulettes. Ce n’est pas sans intention que vous avez fait de lui un marin épris de l’Océan. Quand sa femme lui dit qu’elle l’aime et qu’elle serait heureuse de le voir rester toujours auprès d’elle, ce n’est pas sans raison que vous le faites parler en père plutôt qu’en époux. Cet amour, il n’y voit qu’une affection filiale, car ses tempes sont arides et ses cheveux argentés ; cet amour, il semble heureux de n’y croire qu’à moitié, car il sent bien qu’il recevrait plus qu’il ne peut donner lui-même. S’il s’est marié, c’est pour assurer une position meilleure à une jeune fille sans fortune ; c’est pour trouver, lorsqu’il revient, son foyer éclairé d’un rayon de soleil et de jeunesse, c’est pour ne pas vieillir dans la solitude le jour où il prendra sa retraite. Les joies de la vie de famille, ce n’est pas là ce qu’il a rêvé. Il est marié, et la jeune fille qu’on lui fait recueillir deviendra peut-être comme un enfant pour lui ; mais sa femme, c’est en réalité la mer, sa première et son unique passion ; ses enfants, ce sont les matelots au milieu desquels il a vieilli, et qui, en effet, voient en lui un père. Il n’a pas, comme Claude Ier, mis son amour, sa joie, son espoir, dans une femme. Aussi, quand il apprend la triste vérité, sentons-nous confusément que la meilleure part de son existence n’est pas atteinte ; son bonheur était ailleurs, et ce n’est pas en quelque sorte le naufrage complet de sa vie. C’est pour cela que l’indulgence lui est possible ; ce pardon, tout surhumain qu’il paraisse, nous comprenons qu’il l’accorde.

Je le répète donc, ce n’est pas le public qui a fait les concessions, c’est M. Alexandre Dumas. — Il a encore cédé sur un point. Sa thèse sociale sur les enfants naturels non reconnus, que chacun peut reconnaître à un moment donné et qui peuvent ainsi avoir trop de pères et de mères après n’en avoir pas eu du tout, est heureusement placée au second plan. En outre, ce qui est encore un plus beau résultat obtenu, au lieu de la développer en prêchant et en moralisant, l’auteur s’est résigné à en tirer des faits très plaisants. Il a dû lui en coûter de faire rire sur ces graves questions ; félicitons-le d’avoir eu ce courage.

Le lecteur me pardonnera de ne pas lui parler de M. Alphonse, dont M. Dumas a pu faire accepter la repoussante figure en tempérant l’odieux du personnage par la légèreté du caractère et l’absence de tout sentiment moral. S’il avait l’ombre d’une conscience et un atome de réflexion, ce M. Alphonse, on ne le supporterait pas. Je ne parlerai pas non plus de Mme Guichard, excellent type de servante enrichie, férue dudit M. Alphonse et le protégeant en attendant qu’elle l’épouse. Je suppose que vous avez vu ou que vous verrez la pièce, ou que vous en avez lu l’analyse dans les journaux. Je voulais non pas faire connaître l’intrigue, les péripéties et le dénouement ; mais chercher les causes de ce brillant succès réparant heureusement un retentissant échec. M. Dumas dit volontiers de la critique ce qu’en disait Alfred de Musset :

Je ne fais pas grand cas, pour moi, de la critique ;
Toute mouche qu’elle est, c’est rare qu’elle pique.

Qu’il ait été piqué ou non, il a fait sagement de tenir compte de ses réclamations et de ses avis. S’il dit qu’il n’a en rien modifié sa manière, c’est une illusion qu’on peut lui laisser, mais que le public ne doit pas partager.

Les Femmes qui tuent et les femmes qui votent

Elle avait été annoncée avec le fracas accoutumé, on l’attendait fiévreusement : la voici enfin, cette brochure sur les Femmes qui tuent et les femmes qui votent. Quelle trouvaille que ce titre qui attroupe les passants, et comme M. Dumas fils s’entend à la réclame et au boniment ! comme il a le génie des bagatelles de la porte ! Irez-vous lui dire que ce titre est d’un singulier français ? En effet, il ne s’agit pas des femmes qui tuent et de celles qui votent, puisque quelques femmes seulement tuent et qu’aucune femme ne vote. Lui faire cette objection, à quoi bon ? Il le sait aussi bien que vous, que cela n’est pas du français, lui de l’Académie française. Mais si ce patois vous a écorché l’oreille, tant mieux, c’était exprès. Vous vous êtes brusquement arrêté sur le coup, et voilà que vous prenez la file. M. Dumas est un apôtre et un prophète, comme chacun sait ; mais il n’ignore pas qu’une grosse caisse et un casque aident au débit du sermon et des oracles comme à celui des crayons. Et en avant la musique !

Notez-le bien, je ne me permettrais pas cette remarque si lui-même ne m’y autorisait. Mais, ingénument et sans qu’on l’en prie, il avoue ses procédés familiers. Il ne cache pas que les titres à fracas attirent le monde ; il nous dit même qu’il choisit avec intention le moment favorable où la foule circule le nez en l’air, bayant aux corneilles et ayant du temps à perdre. Le mois de septembre, celui où sénateurs et députés sont en vacances, où la politique chôme, est le mois qu’il préfère. C’est comme une série de trente dimanches, et le dimanche est le jour des grosses recettes. Il est bien entendu d’ailleurs que ce n’est pas chez lui désir vulgaire de voir beaucoup de monde passer à la caisse. Son ambition est plus haute et plus noble. Apôtre et prophète, il veut faire arriver à un plus grand nombre d’oreilles les vérités qui bouillonnent en lui. Plus il y aura de billets pris au bureau, plus il a de chances de faire des prosélytes et de retenir autour de lui des fidèles.

L’époque choisie, il faut aussi l’occasion. Elle lui a été fournie par M. Jules Claretie, qui, à la fin d’août, à l’occasion du procès de Mlle Dumaire et de Mme de Tilly, alors qu’on n’avait pas oublié encore celui de Mlle Marie Bière, lui a crié fort à propos : Eh bien, grand avocat des causes saignantes, vous vous taisez ! Tu dors, Brutus ? Non, Brutus ne dormait pas ; il préparait même déjà un nouveau manifeste ; mais, par malheur, ce manifeste n’allait pas être assez nouveau. Les jeunes filles qui pleurent leur capital, les mères qui cherchent à leur enfant un père dans le nombre, les femmes martyres qui demandent au revolver ou au vitriol l’arme que leur refuse la loi, autant de sujets d’homélies déjà exploités par M. Dumas lui-même. Les grandes vérités bonnes à dire ne le sont pas moins à redire, sans aucun doute ; mais enfin il est pénible de se répéter. Et M. Dumas attendait quelque crime un peu moins défraîchi, dont il pût se faire un prétexte. Hélas ! ce crime ne venait pas ; faute de mieux, il s’est contenté d’un délit, celui de Mlle Hubertine ; mais aussi quel délit ! Un délit tout neuf, original, piquant, inédit, et qui a fait un assez joli tapage. Et voilà comment le nom de Mlle Hubertine se trouve réuni dans la nouvelle brochure à ceux de Mlle Dumaire et de Mlle Marie Bière. Nous trouvons sur la même couverture, à côté des femmes qui tuent, la femme qui vote — ou, du moins, qui voudrait voter.

Je ne sais si la femme qui vote… mais non, elle ne vote pas ! Enfin, résignons-nous à la formule de M. Dumas ! — je ne sais, dis-je, si la femme qui vote sera très flattée du voisinage. Tant pis pour elle, après tout : pourquoi a-t-elle fourni l’occasion ou le prétexte de faire entendre à nouveau les vieux airs sur le divorce, la recherche du père et le capital des vierges ? Admirons cependant la dextérité avec laquelle M. Dumas réunit des noms et des causes tout à fait dissemblables. C’est un tour de passe-passe remarquable, qui nous fait retrouver sous un même gobelet des muscades que nous croyions renfermées dans des récipients très éloignés les uns des autres. Eh bien, voici : la jeune fille décapitalisée qui se venge de Lovelace en ruinant ensuite physiquement et moralement les jeunes Benoîton et les vieux barons Bulot ; la fille-mère qui cherche à main armée un père à son enfant : l’épouse martyre qui lance du vitriol moins à sa rivale qu’à la future belle-mère que l’on veut faire subir à ses fils ; la femme enfin qui, aussi intelligente que l’homme, travaillant comme lui, ne veut payer l’impôt comme lui qu’à la condition de voter comme lui : autant de victimes de la société, autant de victimes de la loi, qui ne les protège ni ne les venge et qui, étant mâle, ne fait rien pour les femelles. Mlle Dumaire, Mlle Marie Bière, Mme de Tilly, représentaient la revendication sociale ; Mlle Hubertine représente la revendication politique. C’est là le lien, la parenté ; c’est ainsi que vraiment elles sont sœurs. Bien artificiel, ce lien, dites-vous ; bien éloignée, cette parenté ! Non, car l’accomplissement d’une œuvre commune, un même effort d’ensemble pour faire avancer d’un pas l’humanité, voilà ce qui unit plus étroitement que le hasard aveugle de la naissance.

Et de ces deux revendications, la seconde sera plus efficace encore que la première, selon M. Alexandre Dumas. Quand elle a déchiré au nez du receveur le papier rose portant sommation et contrainte forcée, Mlle Hubertine a fait plus que ses sœurs. Ce papier lacéré va devenir une arme plus redoutable que le revolver et le vitriol. Et pourquoi ? C’est que les morceaux en deviendront quelque jour des bulletins de vote que les femmes iront déposer dans l’urne. Ce jour-là, la loi cessera d’être mâle ; elle sera androgyne. Alors les plateaux de sa balance seront chargés de deux poids égaux. Alors plus de représailles des victimes, puisqu’il n’y aura plus de victimes. Plus d’Arianes devenant filles de marbre ou de plâtre pour se venger sur d’autres de Lovelace ; plus de revolvers, plus de vitriol, plus de coups de couteau, plus même de coups de canif dans les contrats. La loi faite par la femme en même temps que par l’homme, la loi n’ayant plus de sexe ou ayant les deux, fera rendre à Ariane le capital et les intérêts ; elle donnera un mari à l’abandonnée, un père à l’enfant ; elle dira aux victimes et aux martyrs : Soyez libres !

Beau jour que je ne verrai pas, M. Dumas non plus ! Nos fils ou petits-fils, nos filles ou nos petites-filles surtout, car c’est pour elles que le jour de la rédemption aura lui, le salueront avec allégresse. Et M. Dumas, qui estime que ce sera dans cinquante ans, les convie à venir l’en informer en frappant sur la pierre de son tombeau avec leur canne ou leur ombrelle. Je les prie de ne pas m’oublier non plus en passant. Sans avoir jamais été le chevalier des dames, l’avocat des causes saignantes, je gémis, moi aussi, sur les iniquités de la loi mâle. Ah ! si Mlle Hubertine faisait école et si toutes les mains féminines déchiraient les sommations avec frais, qui sait ? Peut-être faudrait-il moins de cinquante ans, et assisterions-nous à ce spectacle. Mais le calcul de M. Dumas doit être juste, et puisque, comme Moïse, il annonce qu’il ne verra pas la Terre promise, il faut le croire. Ce qui retardera le grand jour, c’est qu’il faudra un intervalle entre le droit au vote et l’éligibilité. Les femmes, pendant une période qu’on peut estimer à trente-cinq ans, feront des législateurs, mais ne pourront l’être. M. Dumas — et je ne reconnais plus là sa galanterie — estime qu’on sera en droit de leur demander pendant cette phase de transition des garanties de sagesse.

Elles les donneront, n’en doutons pas. Le bulletin de vote va supprimer les passions. Hermione n’aurait pas brûlé pour Pyrrhus et elle ne l’eût pas assassiné si elle avait eu l’austère préoccupation de choisir pour son arrondissement un bon conseiller municipal. Les graves responsabilités font le cœur inaccessible aux troubles et aux agitations vulgaires. Si les femmes nous aiment, c’est qu’elles n’ont rien de bien sérieux à faire. Et même nous aiment-elles à ce point ? Mais non, « pas tant que ça », affirme M. Dumas. Un prélat le lui a raconté. Sur cent jeunes filles qui se marient, il y en a quatre-vingts au bas mot qui, après un mois, en sont au regret. Vous en concluriez peut-être que ces dames n’aiment pas leur mari ? M. Dumas et le prélat en concluent qu’elles n’aiment pas l’homme. Et pour confirmer cette conclusion, M. Dumas nous emmène chez les polygames. En route pour les Mormons !

Il faut nous attendre à des choses étranges. M. Dumas, comme on le sait, a des périodes d’enthousiasme pour telle théorie, tel système, tel sujet d’étude. Il s’enflamme alors d’un feu ardent qui s’éteint ensuite pour faire place à un autre incendie. Quoique électeur et éligible, il est très passionné. C’est ainsi qu’il a autrefois quitté le mont Bréda, où il avait effeuillé les camélias de Marguerite Gautier, pour gravir le mont Sinaï, où il s’entretenait avec Moïse. Il jurait alors par le Décalogue et il concluait volontiers en disant : « Cela est dans l’Ecclésiaste. » En ce temps-là, rencontrant des femmes coupables, il les tuait sans remords parce que Jephté avait immolé sa fille innocente. Dieu le veult ! Dieu le veult ! Ensuite il s’est passionné pour le magnétisme, les ombres qui parlent et les tables qui tournent ; il prenait régulièrement un bain complet dans le baquet de Mesmer. Puis est venue la phase extatique, la période de mysticisme. Aujourd’hui nouvelle évolution, et, cette fois, vers le positivisme et le darwinisme.

Dans cette passion nouvelle, même concentration absorbante, même déploiement de toutes les forces vives. Ne parlez donc plus de l’âme, des sentiments, du rêve, de l’idéal, des élans du cœur, des caprices de l’imagination ; il y a du sang, de la lymphe, des nerfs, des muscles, une boîte osseuse, de la matière cérébrale ; il s’agit de peser tout cela. Eh bien, tout cela est pesé, et M. Dumas est allé chez les Mormons avec ses balances pour ses expérimentations physiologiques ; il a constaté que ce qu’on a jusqu’ici appelé amour chez la femme existe à une dose infinitésimale. La polygamie est donc conforme à la nature. La femme se contente très bien d’une portion d’homme, telle est la formule définitive. Dans notre pays monogame, que de jeunes filles coiffent sainte Catherine ! Qu’elles émigrent chez les Mormons, et là, avec la portion qui leur suffit, elles trouveront la liberté que donne le mariage. Si cette perspective ne les séduit pas, qu’elles demeurent, mais alors qu’elles renoncent à cette chimère appelée amour ! Elles trouveront dans le travail, dans la concurrence faite aux industries que se réservaient jusqu’ici les hommes, l’affranchissement et le bonheur. Voilà pour elles le remède et c’est là l’avenir. À supposer que quelques-unes ne renonçassent point à l’amour, elles aimeront selon la nature et s’en tiendront aux unions libres.

Si quelqu’un se récriait, M. Dumas l’appellerait Joseph Prudhomme ; si quelqu’un raillait, M. Dumas répondrait : « Allons, bon, des platitudes maintenant ! » Remarquez, d’ailleurs, qu’il s’en lave les mains. Est-ce que ce sont des conseils qu’il donne ? Nullement. Il constate avec une précision toute scientifique ce qui sera bientôt, dans cinquante ans au plus, et cela nécessairement, fatalement, mathématiquement. Il serait aussi ridicule de lui en vouloir que de chercher querelle à l’astronome qui vous dit : Dépression générale du baromètre, cyclone venant de l’ouest, pluies et orages demain sur la Bretagne et sur la Normandie. Et moi, en entendant les pronostics énoncés avec cette assurance, je m’écrie comme M. Jourdain : « Ah ! que n’ai-je étudié, et la belle chose que de savoir toutes ces choses ! » — J’admire d’ailleurs avec quelle conscience il ne donne comme certain que ce qui est absolument certain. Dès qu’il entre dans ses prévisions un atome d’hypothèse, il le confesse le plus honnêtement du monde. Par exemple, il espère que les femmes, une fois ce qu’on appelait l’amour bien et dûment supprimé, seront prêtes à tous les sacrifices en faveur du positivisme et du darwinisme qui les aura délivrées. Il espère que quelques-unes se laisseront arracher les seins comme sainte Agathe, si ce sacrifice aide à révéler le mystère de la lactation ; il espère que quelques autres iront s’unir à des orangs-outangs pour qu’on sache si les résultats confirmeront les théories de Darwin. Mais ce ne sont là que des espérances, et il dit en toute franchise : Ce sont des espérances. Au fond du cœur il a confiance, et il voit d’avance les enfants nés des hommes et des guenons, des femmes et des singes. Quel beau temps alors, quelle joie pour la science et les fabricants de pâte épilatoire, si, avertis par M. Dumas, ils prennent un brevet !

Heureux ceux qui verront ces temps ! Qu’ils n’oublient pas les noms de Mlle Dumaire, de Mlle Marie Bière, de Mlle Hubertine Auclerc, puisque ce sont ces trois demoiselles qui ont, M. Dumas l’affirme, fait faire un grand pas à l’humanité vers cette terre promise. Nous ne l’aurions pas cru, pas même soupçonné ; mais c’est ainsi.

Ces perspectives riantes où l’on aperçoit des couples libres s’ébattant sous les cocotiers — car il va être grand temps d’importer et d’acclimater les cocotiers — égayent un peu ce manifeste qui en avait grand besoin. Et, en effet, son principal défaut est d’être ennuyeux. Le mot peut sembler étrange appliqué à une œuvre de M. Alexandre Dumas fils, et cependant il n’est que strictement juste. La lecture en est fatigante.

C’est d’abord parce que jusqu’aux dernières pages ce ne sont que des redites. Nous avions déjà lu tout cela dans les manifestes précédents. Sur le capital des jeunes filles, sur la recherche de la paternité, sur le divorce, M. Dumas avait développé les mêmes théories. Il annonce que ce n’est pas fini et qu’il les développera de nouveau à la prochaine occasion, car il ne faut pas se lasser de faire entendre les mêmes vérités. Ce n’est qu’en frappant longtemps sur le clou qu’on le fait pénétrer dans la planche. Absolument vrai ; mais la planche souffre et gémit, et nous de même. — C’est ensuite parce que M. Dumas, réchauffant les mets qu’il a déjà servis, les mélange en un seul plat où ils se confondent à l’aventure. Il y verse un peu de l’un, un peu de l’autre, puis du troisième, et puise de nouveau dans le premier. Il y a là un pêle-mêle, une macédoine qui n’est pas du goût des délicats. — C’est encore parce qu’il nous irrite un peu par un excès d’assurance. Il croit trop avoir raison, et les objections, il ne les voit pas ou feint de ne pas les voir. À l’égard de ses adversaires, ses procédés sont choquants. Il hausse les épaules, il sourit de pitié. Leurs arguments ? misères, banalités à la Prudhomme ou raisonnements de sacristie bons tout au plus pour les vieilles dévotes. Dans un volume très sérieux paru récemment, sur la recherche de la paternité, MM. Coulet et Vaunois citaient l’opinion de graves magistrats, des jurisconsultes les plus autorisés. Cette opinion peut se discuter ; mais encore faudrait-il qu’on la discutât. Point. M. Dumas dédaigne. Qu’arrive-t-il alors ? c’est que, lorsqu’il prend des airs triomphants comme s’il avait pourfendu tous les adversaires, nous songeons à certain type connu de la comédie latine, le Miles gloriosus.

Cette lecture est fatigante enfin parce que, sauf en quelques pages plus alertes, ni l’œil ni l’esprit ne courent aisément à travers les ronces, les épines et les lianes d’un style touffu, enchevêtré, broussailleux. M. Dumas a laissé aller cette fois plus que jamais sa plume, comme sa pensée, à l’aventure. Il ne s’est pas mis en frais pour le public, toujours de bonne composition avec les auteurs qui ont établi sur lui leur empire. Je pourrais citer vingt exemples ; en voici un pris au hasard. Il s’agit d’exprimer cette vérité fort simple que l’impression faite sur le lecteur isolé est toujours moins vive que l’impression faite sur le public réuni au théâtre. Que dit M. Dumas ? « Il faut tenir compte aussi, dans ce jugement du public, des inégales influences atmosphériques du théâtre et du livre, du spectateur collectif et du lecteur individuel, ce qui peut supposer un écart de quinze degrés sur vingt, la chaleur cérébrale développée par la discussion imprimée, par la déduction philosophique d’un cas, ne pouvant jamais atteindre à celle que développe le même cas mis en forme et en action par des personnages des deux sexes devant des personnages mâles et femelles. » Que pensez-vous de ce galidumas ? Écart de degrés, chaleur cérébrale, spectateur individuel, un cas mis en forme, et vous, beaux messieurs de l’orchestre, belles dames du balcon devenant des mâles et des femelles ! Horreur et profanation ! Pourquoi pas des mammifères unguiculés ? Que vous en semble ? N’êtes-vous pas surtout choqués de ce perpétuel matérialisme d’expressions à propos de phénomènes moraux ? Voilà où est conduit M. Dumas par sa passion pour la physiologie. Espérons que cette passion n’aura qu’un temps.

M. Victorien Sardou

L’Oncle Sam

C’est un lieu commun de répéter avec tout le monde que M. Sardou est le plus adroit des imitateurs, et je n’y veux pas tomber. Il est bien certain qu’il a toujours groupé dans ses pièces un certain nombre de scènes dont l’effet avait été dûment constaté dans les pièces des autres. C’était à la fois de la modestie et de la prudence ; il faut d’ailleurs louer le tour de main, la prestesse, la grâce sémillante de l’exécution. Il y a de l’art à accommoder les restes. L’Oncle Sam est naturellement une imitation nouvelle. Ma tâche se borne à marquer en quoi elle diffère des autres. Jusqu’à présent, M. Sardou avait imité Bayard ou Scribe ou même les étoiles de second ordre parmi les auteurs dramatiques, et alors ses imitations étaient des pièces de théâtre. Pour l’Oncle Sam, il a dévalisé des voyageurs, des romanciers, des fantaisistes, comme Dickens, Oscar Comettant, Carlier, Assolant, surtout Assolant, et alors son imitation n’est plus une pièce. C’est une série de portraits, un roman dialogué, une satire, un pamphlet, une conférence surtout, mais pas une pièce. M. Sardou n’a pas eu la prudence cette fois d’attendre que le sujet eût déjà été traité au théâtre, et il a évidemment eu tort. Très spirituelle, étincelante même d’esprit, cette conférence ; mais on s’y ennuie, si amusante qu’elle soit. C’est que ce n’est pas ce genre d’amusement qu’on est venu chercher. On est alors comme déconcerté et fâché, et les corridors sont pleins de spectateurs grommelants.

Le conférencier est une conférencière. Une Française d’esprit se trouve jetée pour cause d’héritage en Amérique ; l’auteur fait défiler devant elle un certain nombre de types bizarres ; de même que dans les revues de fin d’année, les curiosités, les hommes-chiens et les femmes à deux têtes qui ont fait sensation défilent devant un personnage qu’on appelle le compère. Conférencière et compère s’étonnent, se récrient, critiquent, plaisantent sur ce qu’ils voient ; et comme toutes les curiosités ne peuvent défiler en une soirée, ils nous décrivent de souvenir celles qu’on ne nous montre pas, des portraits ou des caricatures. Dans l’Oncle Sam, la caricature domine. M. Sardou nous peint une Amérique de fantaisie, vue prise de Marly-le-Roy. Les saillies humoristiques et les boutades d’Assolant, qui s’est amusé à grossir les traits, il nous les ressert comme si c’était article de foi et avec un imperturbable sérieux. Ce sérieux est vraiment exagéré. Pourquoi donner à une pochade cet air de conviction ? Pourquoi dire, et par deux fois : L’Amérique de M. de Tocqueville, ah ! la bonne plaisanterie ! L’Amérique de M. de Tocqueville, ah ! une Amérique en sucre ! Serait-ce donc que l’Amérique de M. Sardou est une Amérique en granit ? Je deviens perplexe, je discute avec le conférencier, je suis tenté de croire que de M. de Tocqueville et de M. Sardou le plus confiseur n’est pas M. de Tocqueville ; bref, je me dis que je ne suis pas venu au théâtre pour discuter cela, et je m’ennuie. Il me semble que l’impression générale de fatigue et d’ennui serait allégée si l’on supprimait les formules de discussion et l’apparence d’une thèse. Amusez et n’argumentez pas ! Mais non, M. Sardou, homme sévère, mais juste, croit de son devoir d’infliger à l’Amérique un blâme motivé. Il ne peut se dispenser également de la comparer à la France et de prononcer entre elles. La France, elle, brille par les vertus de famille ; toutes les jeunes filles ne songent qu’à ourler la sainte mousseline et à préparer le thé du soir pour papa et maman, c’est l’auteur de la Famille Benoîton qui nous le dit. Ah ! le bon billet ! Tout cela n’est pas sérieux et veut avoir l’air sérieux, ce que je regrette. Autrement je prendrais sans doute plaisir à voir sur la scène défiler les figures amusantes que j’ai eu déjà du plaisir à voir défiler ailleurs : le commerçant fraîchement failli aussi fier que chez nous le fraîchement décoré ; le pasteur qui marie les gens tout en prenant son chocolat ; l’entrepreneur d’élections qui a dans ses poches un assortiment d’emplâtres pour ses hommes et lui ; la jeune fille qui flirte au bal, en wagon, en cabinet particulier ; enfin l’oncle Sam lui-même, le plus vrai de tous, type de l’activité américaine toujours entreprenante et rebondissante, marchand d’allumettes, puis de balais, puis de cirage, enrichi par le cacao, ruiné par le tabac, et remontant avec le porc salé pour aller s’asseoir sur le guano, fondateur de banques, de chemins de fer, ayant donné son nom à une ville qui n’est pas encore bâtie. J’en passe, et des meilleurs. Exhibez-moi ces types curieux, mais ne me demandez pas d’y croire absolument ; laissez-moi penser que les traits sont grossis pour la plus grande joie du spectateur, et surtout n’exigez pas que je me prononce contre M. de Tocqueville ni que j’inflige un blâme à l’Amérique ! Si M. Sardou avait travaillé pour le théâtre du Palais-Royal, il eût eu de moins hautes visées, il n’eût pas fait effort pour nous faire croire à la ressemblance du portrait ; et, comme il ne nous eût pas demandé d’y croire, nous y eussions peut-être cru plus aisément. L’effort qu’il fait pour nous persuader a pour résultat de nous rendre plus incrédules.

Cependant, il fallait bien une intrigue ou un semblant d’intrigue à cette conférence-revue. M. Sardou y a songé au troisième acte. Comme il avait Assolant sous la main, il s’est dit qu’on n’en saurait trop prendre, et il a puisé au même tonneau. Ceux de mes lecteurs qui voudraient connaître cette petite, toute petite intrigue bien modeste, violette qui étouffe dans un champ de luzerne, n’ont qu’à lire les Butterflies. Il serait injuste de ne pas reconnaître que M. Sardou a tiré, de la donnée qu’il empruntait, une scène charmante, traitée avec une délicatesse remarquable. C’est son habitude de tirer parti de ce qu’on lui prête ; il emprunte un qui vaut dix. La fille du vieux Sam a enlevé un jeune Français après s’être assurée que sa fortune était solidement établie. Elle flirtait avec lui loin des yeux paternels, qui d’ailleurs ne sont pas gênants ; elle allait l’amener sans doute à une demande formelle de mariage, quand tout à coup elle l’a quitté pour revenir au foyer ; mais, en Amérique, y a-t-il même un foyer ? Un calorifère de famille. Elle rentre inquiète, nerveuse, troublée. Le Français la rejoint, fou d’amour, éperdu de passion, et voici que cette jeune fille, hier provocante, irritante, osée, se livrant à moitié et même aux deux tiers, rougit, balbutie, se replie comme une sensitive ou une Française. Elle s’est brûlée à ce feu avec lequel elle jouait sans le craindre ; elle aime, et tout d’un coup la pudeur s’est éveillée en elle.

A-t-elle droit, s’est-on demandé, à cet éveil de la pudeur ? Pourquoi, d’ailleurs, cette pudeur et ce sentiment nouveau de honte à propos de manèges qu’elle a crus toujours permis et qu’on lui a même recommandes ? Cette pudeur impliquerait comme un remords, et elle n’a pas à rougir de ce qu’elle a fait croyant bien faire. Question délicate ; mais je me mets du côté de M. Sardou. Ces rougeurs, cette confusion, ces sentiments nouveaux, s’expliqueraient moins bien, ce me semble, si le jeune homme aimé était un Yankee. Mais c’est un Français, et elle n’a pas été sans remarquer son étonnement à certains instants. Tant qu’il lui a été indifférent, elle s’est peu inquiétée de ce qu’il pouvait penser. Du moment où elle l’aime, elle a besoin de son estime. Puis, dans ce trouble soudain n’entre-t-il pas autre chose que de la pudeur ? Si assurément : la crainte de soi-même. Elle a peur d’elle maintenant. Hier, elle était sûre de s’arrêter à la limite voulue ; aujourd’hui que la passion l’a envahie, qu’elle sent son cœur battre, que sa neige s’est fondue, sait-elle si elle ne se laissera pas entraîner ? Ce mélange de pudeur et de crainte, cette transformation de Galathée, cet amour qui voudrait tendre les bras à l’objet aimé et qui les referme avec effroi, tout cela forme une scène charmante, très finement dessinée par l’auteur et rendue avec beaucoup de délicatesse par Mlle Bartet. Cette scène suffirait à sauver l’ouvrage, qui se sauvera d’ailleurs par la mise en scène, la beauté des décors, le mouvement extérieur et la fièvre ou la tarentule qui tient toujours éveillées les pièces de M. Sardou. Le vin qu’il sert, même celui des plus petits crus, est toujours pétillant et mousseux. L’interprétation ne nuit pas à l’œuvre ; il ne m’a pas semblé qu’elle fût merveilleuse : Mlle Bartet m’a seule pleinement satisfait. Mme Fargueil a récité avec beaucoup d’esprit sa conférence, soulignant les moindres intentions, faisant valoir les plus petits détails. Peut-être souligne-t-elle trop et semble-t-elle trop contente des jolies choses qu’elle dit.

Abel, le Français qui fait fondre la neige des cœurs américains, n’est pas d’une grâce irrésistible ; en outre, il exagère le côté sentimental de son rôle et y met de l’emphase. Être Parisien et prêcher, cela ne se voit guère. Il a eu cependant quelques très bons moments dans la scène capitale. Parade est un oncle Sam de la rue Saint-Denis. Ce n’est pas là l’homme entreprenant qui a fait tant de métiers : c’est un bonnetier de père en fils et à perpétuité. Il devait, je le sais, représenter l’Américain vieilli, à la bonne heure ! mais non ankylosé. Les autres rôles sont convenablement tenus, sans grand éclat et sans assez de fantaisie. Le public des premiers soirs était froid et semblait fatigué avant la fin. J’entends dire qu’on a fait quelques coupures qui allègent la pièce. Si l’on a coupé tout ce qui était inutile, on doit la jouer maintenant en une heure un quart.

P. S. Comme je finissais cet article, je trouve dans un journal une lettre de M. Assolant à M. Sardou. M. Assolant se plaint d’être traité à l’américaine ; selon lui, M. Sardou a pris le drap par lui fabriqué pour s’y tailler un veston court. Il demande sa part de dollars dans les droits d’auteur. Je gage que M. Sardou va faire la sourde oreille.

Daniel Rochat

L’histoire du théâtre a enregistré un certain nombre de batailles mémorables : bataille du Cid entre Richelieu et le public, bataille de Phèdre entre Racine et Pradon, bataille d’Hernani entre les classiques et les romantiques ; en voici une nouvelle et qui fait grand vacarme : la bataille de Daniel Rochat entre M. Victorien Sardou et tous les maires ou adjoints de France. Honneur, gloire et respect au mariage religieux seul ! crie M. Sardou. — Hurrah pour le mariage civil ! ripostent en chœur toutes les municipalités.

Elles sont fort en colère et je le conçois, car cette comédie-manifeste est provocante, agressive, blessante, irritante. Que M. Sardou tienne le mariage religieux pour plus imposant, plus solennel que le mariage civil ; qu’il le présente comme nouant des liens qui ont plus de chance d’être respectés parce que les imaginations sont autrement frappées par le caractère auguste et sacré d’un engagement contracté devant les autels ; qu’il prenne parti pour la mariée, dont le regard et la pensée montent vers le ciel et qui veut avoir Dieu pour témoin, contre le marié sceptique ou athée dont l’esprit et les yeux ne s’élèvent pas au-dessus du plancher de la mairie et à qui il suffit pour témoin de ce gros monsieur qui songe au déjeuner qui va suivre, rien de mieux, c’est son droit, et, pour ma part, je suis pleinement de son avis. Cette thèse eût été présentée franchement et sans assaisonnement de méchancetés perfides, que ceux-là même qui sont d’opinion contraire n’eussent point protesté. Mais ce qui blesse et irrite, c’est que le vaudevilliste fasse la charge et la caricature de ceux qui ne voguent point dans les mêmes eaux que lui, c’est qu’il les affuble de travestissements grotesques, c’est qu’il nous présente une mariée de carnaval et un adjoint de mardi gras ; c’est surtout qu’il piétine sur l’écharpe municipale, dont il fait une misérable loque ; c’est enfin qu’il exhibe comme représentant de la libre pensée et de la philosophie positive un pantin aussi ridicule que son Daniel Rochat. Et notez que ce pantin, il le donne en même temps comme une dès lumières du parti républicain, car il veut ainsi faire coup double et remporter deux victoires faciles. Vous concevez alors qu’une partie du public se soulève et proteste. On récolte la tempête quand on a semé le vent, dit la sagesse des nations. M. Sardou a semé deux vents à la fois ; il est naturel qu’il récolte une double tempête.

Ce n’est pas la première fois que l’on veut nous faire rire, au théâtre, de la mairie et de l’écharpe municipale ; demandez plutôt à M. Labiche. Mais alors, en pleine farce, dans un monde de fantaisie où s’agitent des fantoches, quand il est bien convenu d’avance qu’on est là pour entendre des folies, qui donc songerait à se fâcher ? Ici c’est autre chose. Une comédie qui affiche la prétention d’être politique et sociale n’a pas et ne saurait avoir les immunités du vaudeville. Et c’est précisément là mon grand grief contre Daniel Rochat. M. Sardou a pris une donnée très grave, d’un haut intérêt et d’une haute portée, et il l’a traitée en vaudevilliste. À ne considérer même que la question d’art, il semblerait qu’il ait comme à plaisir amoindri son sujet et qu’il se soit évertué à faire d’une œuvre qui pouvait être très sérieuse une œuvre légère.

Quel est, en effet, le problème ? Étant donnés un positiviste et une croyante qui se rencontrent et s’aiment, le positiviste ne, considérant comme valable que le mariage à la mairie, la croyante — elle appartient à l’Église réformée — ne se considérant mariée que si l’union est consacrée au temple, que faire ? Allez, répond M. Sardou, et devant M. le maire et devant M. le pasteur.

Voilà donc ce qu’il faut démontrer. La vraie démonstration, M. Sardou en avait les éléments sous la main. Il n’avait qu’à faire passer ses héros par les épreuves qu’a subies un (les personnages du second plan, le docteur Bidache, et qui sont racontées incidemment. Il suffisait de changer le point de départ, puisque M. Bidache, positiviste, a épousé, lui, une positiviste qui n’est devenue que plus tard une croyante. Donc, au lieu de nous montrer son Rabagas II au jour du mariage, que ne nous le montre-t-il marié depuis longtemps, et sans avoir passé par le temple ? Il n’aurait pas épousé une libre penseuse cependant ; mais cette croyante un peu tiède aurait cédé sur ce point, dominée par l’ascendant, éblouie par le prestige d’un nom illustre, ou encore entraînée, si vous le voulez, par la violence de son amour. Cependant, après quelques années d’entente parfaite, le doute et l’inquiétude. Est-elle, en effet, légitimement mariée ? Est-elle épouse, n’est-elle pas maîtresse ? Sa conscience en émoi a besoin d’être rassurée. Plus de bonheur, plus de paix pour elle si l’on ne va pas au temple. Qu’en coûte-t-il à Rabagas de lui rendre sa sécurité ? Mais comme il se retranche alors derrière le consentement obtenu d’elle autrefois, comme il se refuse à démentir par ses actes ses paroles et ses doctrines, un abîme se creuse entre eux. Supposez avec cela l’intervention d’une influence étrangère et les anxiétés de la femme accrues par des conseils ou des insinuations qui l’effrayent. Une ombre noire apparaît qui s’assied entre les deux époux, au foyer, à la table de famille, puis se projette aux rideaux du lit nuptial ; et quand le mari irrité ordonne à cette ombre de quitter le logis, l’ombre répond : « C’est à vous d’en sortir ! » Ajoutez à cela les enfants témoins de la lutte, parfois juges passionnés, souvent aussi victimes, les regards de reproche, les protestations muettes, l’isolement se faisant autour du père et du mari. Voilà le long combat, le duel sans trêve qu’il nous fallait peindre ; voilà la vraie leçon et le profond enseignement que la comédie pouvait présenter. L’impression était vive alors en voyant ces conséquences terribles et ces retentissements douloureux ébranlant le bonheur et des intéressés et des êtres chers qui les entourent, jusqu’au plus profond de ses racines.

Au lieu de ce long et triste combat dont souffrirait l’existence entière, que nous montre-t-on ? De légères escarmouches, une épreuve de vingt-quatre heures dont la vie est à peine atteinte et effleurée ; un simple malentendu qui sera presque sans conséquences, car des deux côtés on reprend sa liberté et on pourra disposer à son gré de sa destinée. Nous voyons même là un excellent jeune homme qui va sous peu être l’époux heureux et aimé de celle qui a été, de nom seulement, Mme Rochat pendant l’espace d’une journée. Quant à Daniel, les émotions de la vie politique, les succès d’orateur, les triomphes de chef de parti, vont l’avoir bientôt distrait et consolé.

C’est ainsi que tout est léger et comme à fleur de peau — luttes, épreuves, conséquences — dans cette œuvre légère. Et ce n’est pas tout ; si peu saillante que soit la leçon, qui donc même atteint-elle ? Qui jamais a été ou sera placé dans les conditions bizarres, exceptionnelles, où se trouve le héros ? C’est, en effet, un tel concours de circonstances romanesques, dans un milieu tellement disposé à plaisir, sur une scène tellement remplie de trucs et de machines comme n’en comporte pas la vie réelle, que nous nous récrions tous : Mais pareille chose ne m’arrivera jamais ! C’est du théâtre, de la fiction, de la féerie ! — Vous connaissez cette plaisanterie vulgaire : On n’a pas idée de ces choses-là en province ! Eh bien ! nous sommes tentés de dire ici : On n’a idée de ces choses-là nulle part !

Jugez-en. La toile se lève sur un grand salon du château de Ferney. Dans le parc que nous apercevons, grande foule. C’est que en effet, on célèbre ce jour-là le centenaire de Voltaire ; on entendra des cantates, des salves d’artillerie et surtout, comme grande attraction et bouquet, un discours du célèbre orateur de Paris, le député Daniel Rochat, le leader des gauches. Narbonne l’a porté l’autre jour en triomphe après un manifeste contre l’intolérance et le joug de la religion ; c’est aujourd’hui le tour de Ferney. Cependant l’émotion est vive, car le grand orateur, qui n’a pas, paraît-il, la politesse des rois, est en retard. S’il allait manquer à sa promesse ? Mais non, le voilà ! Pourquoi ce retard ? C’est que Rochat flirte depuis quelques jours avec une jeune Américaine qu’il a rencontrée herborisant près du lac de Genève. Sans que le moindre aveu ait été échangé, il l’aime et s’en croit aimé. Amour d’hier, notez-le bien, et qui n’a pas poussé encore de profondes racines. Il se serait déclaré cependant ; mais une crainte l’arrête. Si cette adorable Léa ne partageait pas ses idées ? Si elle se scandalisait de son ardeur guerroyante contre tout sentiment religieux ? Ce serait folie alors de vouloir l’épouser, et il étoufferait son amour. — N’avais-je pas raison de vous dire que cette passion de la veille ne l’a pas absorbé tout entier ? Le premier mot qu’il prononce est pour nous apprendre qu’il saura en faire de lui-même le sacrifice. Si donc ce sacrifice se fait au dénouement, j’en prendrai aisément mon parti, comme il en a pris le sien lui-même d’avance.

Pour être fixé sur ce point délicat, il a imaginé un petit coup de théâtre. Miss Léa ignore son nom. Il la fait placer au premier rang des auditeurs avec la vieille tante qui l’accompagne. Quelle va être la surprise de la jeune miss en voyant que l’orateur est le jeune homme qui herborisait hier avec elle ! Si l’éclatante profession de foi qu’elle va entendre, si la déclaration de guerre qui va être lancée à l’Église semble l’effrayer, eh bien, tout est dit, adieu le rêve caressé ! Si elle applaudit, alors il pourra faire et son aveu et sa demande. Ô bonheur ! la tante et la nièce ont applaudi à faire éclater leurs gants ; un peu plus, elles allaient le porter en triomphe. Elles sont donc, elles aussi, des ennemies de l’Église ? Plus d’hésitation, alors ! Tout aussitôt aveu et demande, accueillis avec un empressement tout américain.

Et ici, je m’étonne. Quoi ! chez ces deux protestantes que nous allons voir tout à l’heure profondément pénétrées par le sentiment religieux, un tel enthousiasme pour un positiviste et un athée ! Ah ! que j’aurais bien voulu entendre Daniel Rochat lançant l’anathème aux religions ! Ce discours, que M. Sardou fait prudemment prononcera la cantonade, comportait donc l’équivoque et le malentendu, que la tante et la nièce se sont également méprises ? Admettons-le, puisque sans ces équivoques et ces malentendus il n’y aurait pas de pièce. D’ailleurs, nous allons voir plus étonnant encore en ce genre. Pour des raisons qu’il est inutile de rapporter ici, mais qui sont plausibles, les futurs doivent être unis presque séance tenante, et il a été convenu qu’on n’irait pas à l’église. On ne va même pas à la mairie de Versoix, car le maire, un charmant jeune homme chantant fort bien la romance, vient avec son écharpe, son registre et son greffier à la maison de ces dames. Ici la parodie du mariage civil et le piétinement très délibéré sur l’écharpe municipale : dérision qui a provoqué l’orage, comme j’ai dit. N’insistons pas. Daniel Rochat rayonne de joie. Un autre, plus clairvoyant, aurait quelque inquiétude, car enfin, dans cette maison, on n’aperçoit que traités pieux semés sur tous les meubles et glissés dans toutes les poches. Voilà un esprit de prosélytisme bien étrange chez des libres penseuses positivistes. Daniel ne s’en émeut pas : il a été convenu qu’on n’irait point à l’église ; il lui suffit. Confiance trompeuse, hélas ! Comme on va, le mariage civil terminé au son du piano, passer à la salle à manger, entre un long monsieur en longue lévite noire hermétiquement boutonnée et cravaté de blanc : « Quel est ce monsieur ? demande Daniel. — Mon ami, c’est le pasteur qui va, le déjeuner fini, nous marier au temple. »

Voilà le coup de foudre. N’admirez-vous pas encore ici les grandes conséquences d’un jeu de mots ? Quand ces dames parlaient avec dédain de l’église, le naïf Daniel se croyait en sûreté. Mais quoi ! l’église ce n’est pas le temple, de même que le temple ce n’est pas l’église. Ô grande puissance du quiproquo, ô singulière vertu du calembour ! Sans la méprise et le malentendu sur le discours de Daniel, le drame ne s’engageait pas ; sans l’équivoque d’un mot à double sens, il ne continuerait pas maintenant. Avais-je raison quand je disais que M. Sardou s’est montré un ingénieux vaudevilliste ?

Le drame continue donc, Daniel Rochat et Mme Rochat discutant et épiloguant. Le temple, mais c’est l’église, se récrie l’un. — Mais non, c’est autre chose, riposte l’autre. Au temple, pas de vitraux, pas d’encens, pas de surplis ni d’étole ; donc le temple n’est pas l’église. — Mais nous sommes mariés ! — Mais je ne suis pas mariée, moi ! Et la tante intervient : — Miss Léa ne sera Mme Rochat que lorsqu’on reviendra du temple ! Jusque-là on ne vivra pas sous le même toit. Et elle montre la porte à Daniel.

Pauvre Daniel ! Voilà ce qu’il t’en coûte de ne t’être pas assez défié des traités pieux qui inondaient le salon de ces dames, ni non plus des mots à double sens. Et dire qu’en t’expliquant clairement tu évitais cette position ridicule d’un mari éconduit !

Cependant minuit sonne, l’instant psychologique. Daniel rentre furtivement et arrive à l’improviste près de la chambre nuptiale. C’est ici la scène capitale. Des deux côtés efforts désespérés pour se convaincre ; mais des deux côtés on compte moins sur la force des arguments que sur le trouble des sens. Hélas ! oui, des deux côtés, car Léa sait bien des choses ; elle nous a même avertis que, comme à ses compatriotes, on lui a enseigné le danger afin qu’elle sût s’en préserver. Qu’elle se défie des pièges de ce genre, soit ! mais, de grâce, qu’elle n’en tende pas. Il est pénible, presque insoutenable de la voir déployer la même stratégie que Daniel. Ils sont là, les mains dans les mains, les yeux dans les yeux, cherchant à s’enfiévrer mutuellement et manœuvrant l’un du côté du temple, l’autre du côté de la chambre nuptiale. Contre ces effluves de la passion, c’est l’époux qui a le moins de forces pour résister. Il se rend à conditions. Quelles conditions ? C’est qu’ils iront au temple furtivement, à l’insu même de la famille. « J’irai, dit-il ; mais jure-moi que tu ne le diras pas ! »

Oui, lui, l’homme fort, l’homme à principes, l’homme de bronze, voilà ce qu’il propose ! Misère et honte ! C’est le dernier coup, n’est-ce pas, porté à ce triste personnage ? Eh bien non, ce n’est pas le dernier. Léa s’est refusée à ce subterfuge, à cette comédie dont l’idée la révolte, et de nouveau on a montré la porte à Daniel Rochat. Il revient le lendemain matin, et cette fois il consent à aller au temple. Il ira, il n’ira pas, il y va. Et pourquoi ce revirement ? C’est qu’un cousin de sa femme vient lui remontrer qu’il ne fera pas une profession de foi, qu’il rassurera simplement la conscience de Léa. « Mais oui, au fait, dit-il, la question ainsi posée, tout change de face ! » Et il se déclare prêt à aller au temple.

Mais il fallait la poser ainsi toi-même, la question, homme supérieur, lumière de ton parti ! Évidemment M. Sardou a voulu te rendre ridicule ente faisant si piteux et si pauvre d’esprit. Vois plutôt ! Léa elle-même te déclare que tu lui fais pitié. Elle te suivra au temple si c’est toi maintenant qui tiens à l’y conduire ; mais elle y marchera en victime. Son amour est mort avec l’admiration, l’estime même. Par bonheur, nous sommes en Suisse ; un acte de divorce a été préparé fort à propos ; on le signe, et chacun va de son côté.

Où donc, comme je disais, est le malheur, soit pour l’un, soit pour l’autre ? Ces vingt-quatre heures d’épreuves n’ont pas beaucoup troublé leur vie. C’est un accident, un malentendu ; il y a eu maldonne, voilà tout. Si M. Sardou a prétendu nous présenter un enseignement, celui-ci n’est pas bien profond, et vous voyez, en considérant cette triste figure du grand républicain Daniel Rochat, qu’il n’est ni équitable ni impartial. Pour ce qui est de la question d’art, j’ai assez marqué ce qu’il faut penser de tous les petits moyens, toutes les petites ruses, tous les procédés de vaudeville employés par l’auteur pour animer tant bien que mal un fantôme de comédie.

Daniel Rochat sera cependant ce qu’on appelle un succès d’argent, non pas malgré les tempêtes, mais à cause des tempêtes qu’il provoque. Il sera soutenu, en outre, par le talent d’artistes incomparables.

Odette

M. Sardou, qui avait obtenu l’an dernier avec Divorçons ! un succès de rire qui fera époque, vient de remporter avec Odette, au théâtre du Vaudeville, un succès de larmes non moins retentissant. L’an dernier, il prêchait avec gaieté aux époux une excellente morale : Supportez-vous l’un l’autre ! Cette année, il est l’apôtre du divorce avec toutes ses conséquences. Est-ce donc qu’il se contredirait ? Aux uns : Ne vous séparez donc pas ! Aux autres : Séparez-vous donc ! En aucune façon. C’est une seule et même doctrine : Ne vous séparez, pas à la légère ; mais si, pour motifs graves, vous vous séparez, que ce soit sérieusement et pour de bon ! Qu’il ne soit plus permis à madame de promener le nom de ce mari, qui n’est plus son mari, sur les trottoirs, ni de le traîner dans les ruisseaux. La même loi qui autorisera parfois monsieur à garder pour lui seul les enfants ne l’autorise pas à garder pour lui seul son nom, qui est cependant plus sûrement à lui. C’est cette loi que M. Sardou assiège et bombarde.

Les époux séparés par les tribunaux sont ici le comte et la comtesse de Clermont-Latour. Il faut reconnaître que les motifs étaient pour eux plus graves que pour le couple Des Prunelles dans Divorçons ! Ce qui était pour Mme Des Prunelles encore un projet vague a été complètement réalisé par la comtesse. Son mari ne peut avoir le moindre doute. Odette n’est pas d’ailleurs de celles qui s’abaissent à nier. Très crânement elle avoue : Oui, cet homme est mon amant ! Et maintenant tuez-moi ! Vous ne me tuez pas ? Eh bien alors, que faites-vous ?

Ce que fait le comte ? Il chasse sur-le-champ l’épouse adultère. Oui, il la met, à une heure du matin, sur le pavé et il ne lui permet pas même d’embrasser sa fille. Juste, mais sévère, le comte. En ce moment même on joue à l’Ambigu un drame populaire où un ouvrier zingueur acquiert la même conviction que le comte de Clermont-Latour. Lui aussi n’admet plus la vie en commun, le zingueur ; seulement c’est lui qui quitte la maison au lieu d’en chasser sa femme. On est moins impitoyable dans le peuple que dans le grand monde. M. Sardou a fait de son mari un justicier bien implacable.

Le premier acte, celui de la faute découverte et de la sentence prononcée, n’en est pas moins d’un grand effet. Plein de vie, de mouvement et de passion, il court avec un sifflement sinistre, puis brusquement éclate comme un obus. Et de tous côtés on s’étonnait, faut-il le dire ? car c’est l’habitude de M. Sardou de perdre son temps et de s’attarder au début, prodiguant les hors-d’œuvre, s’amusant aux jolis détails et aux bagatelles de la porte. Hélas ! ce n’était que partie remise. Après ce premier acte, il faut s’arrêter. Le drame, interrompu, ne reprendra que plus tard. Ah ! des intermèdes très brillants, des inutilités fort spirituelles ; mais, mon Dieu, que nous voudrions bien avancer ! Second acte, une heure d’arrêt. Pour passer le temps, écoutons un long récit de ce qui s’est passé au premier acte, nouvelle exposition destinée aux spectateurs qui n’étaient pas arrivés à l’heure. Écoutons encore une satire très spirituelle contre Nice, les Niçois, leur rivière, leur mer, leurs oliviers et leurs palmiers plumeaux. Très joli ce que dit ce monsieur niçophobe, mais en quoi tout cela sert-il au drame ? Puis des scènes fort délicatement traitées, mais longuement aussi, ayant pour objet de nous faire savoir que le comte est devenu pour sa fille une mère et un père en même temps. Fort bien, mais on pouvait nous l’indiquer en courant. Enfin des informations recueillies sur la comtesse, qui, depuis quinze ans, court le monde. C’est un ami qui révèle un détail, un autre qui nous en apprend un peu plus. Nous y apprenons, bribe par bribe, que la comtesse, après avoir mené une existence brillante et folle en Italie, est tombée de chute en chute, jusqu’à un certain Frontenac, sorte de chevalier d’industrie qui la bat après l’avoir ruinée. Cela, il importe que nous le sachions ; mais ce qui est maintenant en récits, nous le verrons tout à l’heure en action et se détachant avec un singulier relief : à quoi bon alors ces récits ?

Une seule scène utile en cet acte. Nous y apprenons que le mariage de la fille du comte avec un jeune homme qu’elle aime n’est possible que si la comtesse renonce à flétrir un titre et un nom que la loi devrait lui interdire de porter.

N’insistons pas sur les deux tiers du troisième acte, que remplissent également des épisodes amusants, mais infiniment trop prolongés. Il paraît d’ailleurs que M. Sardou a fait là d’utiles coupures. Enfin voici la comtesse que nous n’avions pas revue depuis si longtemps ! Le drame, qui reparaît avec elle, va sortir des eaux stagnantes pour être emporté d’un courant rapide. Dès les premiers mots qu’elle prononce, cette comtesse trop oubliée, comme nous sentons qu’elle a de cette vie écœurante le dégoût et la nausée ! Elle appelle à son aide la morphine. C’est un instant d’oubli, c’est le rêve. Et quel rêve ? la vie paisible du foyer, le coin du feu le soir, entre le mari qui lit et la fille qui brode. Après le rêve, le réveil, et le réveil de la colère contre le juge implacable qui a fait d’elle la pauvre misérable qu’elle est. Ah ! il propose de l’argent pour qu’elle quitte la France et prenne un autre nom ! Ah ! c’est dans l’intérêt de sa fille ! dit-il. Eh bien, qu’il souffre dans sa fille, ce voleur d’enfant : ce sera justice.

Ainsi elle menace ; mais quand elle la revoit, cette fille dont le nom n’éveillait en elle que des colères, son cœur se fond. Non, l’image si pure de la mère qu’elle croit morte, que Bérangère a gravée dans son cœur, la mère n’ira pas elle-même la briser ou la souiller. Et elle s’éloigne en étouffant ses sanglots sans s’être nommée, et elle pousse le dévouement jusqu’au sacrifice de la vie. Morte, elle est bien sûre alors de n’être ni un obstacle ni un trouble au bonheur de son enfant.

On peut regretter que la femme coupable et la mère longtemps indifférente ait, en somme, le beau rôle. En effet, il est certain que nous hésitons au moins à nous prononcer quand, mise en face de son mari, elle le maudit. Il y a une part de vérité, après tout, dans les anathèmes qu’elle lance au terrible justicier. On souffre à l’entendre, elle, la femme déchue, protester avec une apparence de raison contre l’honnête homme qu’elle rend responsable de sa vie irréparablement flétrie et perdue.

Cette impression pénible n’empêche pas ensuite les cœurs de se détendre et les pleurs de couler. C’est donc un grand, un très grand succès de larmes. Plus M. Sardou émondera la comédie qu’il a cousue à son drame, plus l’effet du drame sera puissant.

M. Édouard Pailleron.
Le Monde où l’on s’ennuie

Le Théâtre-Français vient de remporter une grande victoire avec le Monde où l’on s’ennuie de M. Pailleron. La pièce, l’auteur et les artistes ont été unanimement acclamés. J’ai rarement vu salle aussi enthousiaste. Et comme on avait ri pendant ces trois actes si gais, si vivants, si animés ! On avait ri franchement, sans songer plus que l’auteur, j’en suis sûr, aux allusions malignes et aux applications malveillantes. Ce n’est qu’après coup que l’on s’est avisé de mettre certains noms sur certains portraits, purement de fantaisie, et à fabriquer des clefs pour le Monde où l’on s’ennuie, comme on en faisait au xviie  siècle pour les Caractères de La Bruyère. M. Pailleron, n’en doutons pas, en est désolé tout le premier. Mais comment arrêter les faiseurs de clefs ? En vain on leur montrerait qu’elles ne s’adaptent nullement, leurs clefs, et qu’elles n’entrent ni n’ouvrent ; ils souriraient d’un air fin et en gens à qui on n’en fait pas accroire.

Pas plus qu’il ne songeait à faire d’odieuses personnalités, M. Pailleron ne voulait partir en guerre contre les savants, les travailleurs, les chercheurs, ni entreprendre une croisade contre la science. Il a, j’imagine, le respect des choses sérieuses et des hommes graves. Il ne prétend pas que philologues, sinologues, archéologues, paléontologues, égyptologues, laissent la philologie, sinologie, archéologie, paléontologie, égyptologie, pour courir au Cercle des Mirlitons. Il admet que chaque chose est bien à sa place ; seulement si elle change de milieu, si par exemple l’égyptologie a la prétention de récréer les salons et si la philologie veut se donner de petits airs mondains, oh ! alors il faut les renvoyer au cabinet, comme disait Alceste. De même encore, M. Pailleron permettra bien à telle jeune et jolie dame de s’intéresser à certaines questions sérieuses, de s’asseoir de temps en temps soit à la Sorbonne, soit au Collège de France, et même de prendre des notes ; mais si elle répète ensuite ce qu’elle a entendu, si elle pérore, si elle discute, oh ! alors, une leçon sévère à cette Philaminte, ou plutôt cette Armande, puisqu’elle est jeune encore.

Dans la pièce de M. Pailleron nous trouvons Armande et Philaminte. Armande est une jeune miss blonde et maigre, le nez vissé à un binocle, tout entière à l’objectif et au subjectif, au moi et au non-moi, discutant impertinemment sur les variétés de l’amour, s’échauffant contre l’amour platonique, enfin faisant, l’insupportable miss, tout ce qui ne concerne pas son état. Philaminte est une veuve, de maturité plus respectable, bien que moins sèche, qui aspire à jouer les duchesses de Rambouillet. Son salon a la prétention de rappeler le fameux hôtel. Philaminte, cependant, n’a pas comme son aïeule, la Philaminte de Molière, le culte pur des choses de l’esprit, ni la passion désintéressée. Elle est même avant tout ambitieuse, et son ardeur pour la science est surtout de politique et de calcul. Vous rappelez-vous Césarine dans la Camaraderie ? Eh bien, il y a une Césarine dans Philaminte. De son mari, elle n’avait pas pu faire un homme sérieux ; il était trop nul et elle ne voyait pour lui d’autre débouché que la politique. Mais son fils, c’est autre chose. Un bon jeune homme studieux, grave, ne reculant pas devant le travail ennuyeux. Elle lui a fait avoir une mission en Orient, d’où, ce soir précisément, il revient. Et vite, quitte le salon, mon enfant ; ne prends le temps d’embrasser ni ta mère ni ta cousine, et sur le champ, au travail ! Vite à ce rapport sur les tumuli ! Le ministre attend et l’occasion est favorable. Le vieux de Verle, qui a tant de places, est sur le point de mourir. — Oh ! cette fois, c’est pour tout de bon, bien qu’il ait l’habitude de mourir deux fois par an ! — Que ton rapport arrive demain, et à toi la direction de l’école néo-orientaliste.

Ainsi parle Césarine à son fils ; puis, comme le salon se peuple peu à peu de gens graves, égyptologuant et sinologuant une tasse de thé à la main, Césarine se dissimule sous Philaminte. Il faut se pâmer d’aise en complimentant celui-ci de sa dernière leçon, demander à celui-là une improvisation. Ne négligeons rien pour gagner tous les cœurs de savants ! Ils voteront un jour ou l’autre pour mon fils à cette académie-ci ou à cette académie-là. Au fond, Philaminte-Césarine, dans son monde où l’on s’ennuie, s’ennuie toute la première. Elle n’est pas de bonne foi et n’y va pas de bon cœur comme la jeune Anglaise. Mais c’est pour ouvrir un bel avenir à son fils, et elle se dévoue à cette tâche ; on n’est pas dans la vie pour s’amuser.

Réussira-t-elle, peu vous importe, n’est-ce pas ? à moi pas davantage, ni à M. Pailleron non plus d’ailleurs. Toutes ces petites intrigues de mère ambitieuse, et aussi toutes les menées pour étouffer l’amour qui vient d’éclore soudain dans le cœur du jeune savant, ému en revoyant sa jeune cousine, tout cela n’est que pour la forme. C’est un prétexte à faire défiler devant nous un certain nombre de figures amusantes. Voilà en effet les Trissotin et les Vadius de Molière, mais rajeunis et à la mode du jour. Ils sont vraiment bien plaisants, et s’ils touchent parfois à la caricature, c’est qu’en effet M. Pailleron n’a pris sur le vif aucun modèle et que son imagination s’est égarée en pleine fantaisie. À côté de ces figures légèrement grimaçantes, mais que l’on ne peut regarder sans rire, deux types charmants : une vieille tante qui n’aime pas les savants qui continuent à l’être dans les salons, et la petite cousine dont nous parlions. L’une, c’est l’esprit, le bon sens aiguisé, la gaieté ouverte ; l’autre, c’est la jeunesse, la candeur, le sourire frais et franc de la seizième année. À elles deux la victoire sur les ambitieux, les pédants et les pédantes. Et voyez si elles nous ont charmés ! Quand approche le dénouement de cette petite intrigue illusoire, fondée sur un pauvre quiproquo bien usé, nous voici presque inquiets et émus. Oui, une minute d’attendrissement après deux heures de rire sans interruption.

Le Monde où l’on s’ennuie sera un de ces succès qui font date dans l’histoire du théâtre.

M. Henry Becque.
Les Corbeaux

Le Théâtre-Français vient de livrer une grande bataille ; malheureusement nous ne pouvons annoncer une grande victoire. Ce n’est pas non plus une défaite humiliante, tant s’en faut. L’honneur est sauf. Ceux-là mêmes qui se sont retournés contre le lugubre bataillon de corbeaux que M. Becque lançait au combat ont été forcés de rendre hommage à leur valeur et de dire du chef : C’est un fort !

Oui, un fort, trop fort même. Trop d’énergie, d’ardeur et de tempérament. Il se précipite au-devant du péril sans hésiter, d’abord parce qu’il est brave et aussi parce que ce péril, il ne veut pas le voir. Il semble qu’il mette sa cuirasse non devant sa poitrine, mais devant ses yeux, et, sans tenir compte des avis prudents : En avant, crie-t-il, en avant ! C’est une valeur trop emportée : la fortune, au théâtre, aime les audacieux, non les téméraires. C’est précisément sur ce champ de bataille qu’il faut toujours avoir les yeux ouverts, envoyer même des éclaireurs, se défier de ce qui de loin semble une fondrière et qui est peut-être un précipice.

Donc M. Becque s’était dit qu’il ferait violence au public et le forcerait à subir des tableaux les plus sombres, les plus lugubres, les plus repoussants. Il vous faut, bons bourgeois, des teintes claires qui égayent les fonds noirs ? Vous voulez, à côté des fripons et des misérables, quelques personnages sympathiques qui vous consolent ? Eh bien ! non ! vous n’aurez ni teintes claires ni figures honnêtes. Du noir, rien que du noir ! — Et il a tenu parole.

À peine un rayon de soleil, et encore à travers la brume, dans l’exposition. La famille Vigneron, le père, la mère, trois filles et un fils, attendent leurs invités pour un dîner de contrat. La plus jeune des filles va se marier. On est heureux apparemment ? Oui, mais déjà des points noirs : la préoccupation de marier les deux aînées ; la nullité du fils, qui vit le plus souvent hors de la famille ; enfin tous s’inquiètent de la santé de M. Vigneron. Craintes trop fondées. Il va faire un tour à sa fabrique en attendant le dîner, et, à l’instant de passer à table, qu’apprend-on brusquement ? Qu’il vient de tomber frappé d’une apoplexie foudroyante.

Voilà le cadavre : les corbeaux arrivent. Associé, notaire, architectes, fournisseurs, tous fondent ensemble sur la proie. La fortune reposait sur la fabrique et des terrains à moitié construits : force sera de vendre fabrique et terrains à des prix dérisoires ; et ainsi d’une large aisance on tombe brusquement à la gêne, à la misère à peine décente, au souci du lendemain. Voilà l’œuvre des corbeaux, et personne, hélas ! qui lutte contre eux. Pas un homme pour défendre la mère et les trois filles contre les oiseaux de proie. Le fils ! il est parti, il s’est engagé ; les anciens amis ? mais ou ils font partie de la bande noire ou ils se sont prudemment éclipsés. C’est même mon regret que M. Becque n’ait pas mis auprès des quatre femmes, les quatre victimes, un cœur généreux qui essaye de combattre pour elles.

Outre que la vue d’un honnête homme nous consolerait un peu, le drame même gagnerait en intérêt à ce qu’il y eût au moins apparence de lutte, possibilité de salut. Mais non, il est évident d’avance que les quatre infortunées seront dévorées sans que les corbeaux soient même troublés dans leur repas. Avec le défenseur dont je parle, la thèse serait encore plus concluante. Nous n’aurions pas alors le droit de nous dire : Mais non ! en pareil malheur, on n’est pas ainsi abandonné ! Enfin, à défaut d’un défenseur suffisamment équipé pour tenter la lutte, placez là au moins un honnête homme désarmé qui proteste, un Desgenais qui leur dise leur fait, à ces corbeaux, et nous soulage !

Je voudrais encore que les oiseaux de proie montrassent quelque hypocrisie. Oui, trop de cynisme, une voracité trop bruyante. Ce n’est pas ainsi qu’ils procèdent. Ils vous mangent, mais en y mettant des formes, et même en pleurant sur vous. Ils vous déchirent le dos de leurs griffes, mais en pressant votre poitrine sur la leur.

Rien donc ne sauvera les infortunées. Celle des filles qui allait se marier avait commis la faute de se fier aux serments de son futur et s’était livrée : le lâche l’abandonne ; c’est pour elle, outre la ruine, le déshonneur. Ali ! que le frère n’est-il ici plutôt qu’au régiment ? Que n’est-ce un garçon de cœur et d’énergie ? Mais non, il est dit que les victimes seront sans aucun soutien. La sœur aînée espérait gagner sa vie et venir en aide à la famille en donnant des leçons de musique ou en chantant au théâtre. On lui avait dit assez souvent que sa voix était une fortune. On la désabuse brutalement. Alors la cadette s’immole pour le salut de tous. Elle épousera un vieillard, un fripon qu’elle méprise, le plus acharné des corbeaux, un misérable qui lui avait proposé tout à l’heure, sans parler de mariage, de venir dans sa demeure pour en être l’aimable ornement. Elle oublie donc cet outrage, elle s’immole, elle se vend ; à peine sa mère a-t-elle fait mine de l’en détourner.

Lugubre dénouement d’un drame trop lugubre. Il était dit que M. Becque creuserait dans le noir jusqu’à la fin et que son pessimisme nous désolerait sans pitié. Il dira que ce pessimisme a raison, que les choses sont ainsi qu’il les voit : je ne le crois pas ; en tout cas, il a tort au théâtre.