Chapitre V
Personnalité. — Talent, génie ; invention, art. M. Griffin poète subjectif ; M. de Régnier artiste plus objectif. Spontanéité retrouvée aux sources populaires. La personnalité de MM. de Régnier et Griffin. Manière et personnalité. Le style.
Il me reste à examiner chez MM. de Régnier et Griffin — et l’on voudra bien étendre ces observations à d’autres poètes de ces jours, — des qualités et des défauts qui se rattachent de plus loin à la philosophie, à la méthode ou à la forme qu’ils ont préférées ; ces notes réunies achèveront d’éclairer leur personnalité.
Si nous appelons génie l’instinct que traduit une parole spontanée et nouvelle et talent la faculté d’ordonner, d’harmonier les mots, les images et les sons, on décidera que tout écrivain créateur, s’il veut faire œuvre pérennelle, doit avoir à un égal degré talent et génie, qu’il doit être à la fois artiste et poète, subjectif puisqu’il est trouveur et conscient aussi des masses objectives pour douer sa trouvaille d’une forme aux justes proportions.
MM. de Régnier et Griffin sont tous deux jusqu’à un certain point objectifs car ils savent s’exprimer par des images ; ils sont aussi et surtout subjectifs car ils écoutent chanter la voix intime, — et le contraire eût été une surprise puisque M. de Régnier aussi bien que M. Griffin est de ceux-là qui réagirent contre l’immuable objectivité du Parnasse. Si le poète et l’artiste n’existaient pas en chacun d’eux, M. Griffin n’aurait écrit que des songeries sans forme, M. de Régnier n’aurait aligné que de froides statures sans âme. Celui-ci apporterait les devoirs corrigés et raclés soigneusement d’un consciencieux élève, celui-là serait un enfant mal venu de Lamartine, revu et corrigé par M. de Strada, et je n’aurais pas pris la peine d’analyser leurs vers.
Mais l’instinct parle plus haut en l’auteur des Cygnes, au lieu que les poèmes véritablement spontanés forment l’exception dans l’œuvre de M. de Régnier. Cette tendance est la conséquence nécessaire de leurs prédilections pour certaines formes musiques et plastiques ; leurs méthodes d’art la reflètent aussi. Je l’ai expliqué, tous deux ont employé le symbole, mais dès qu’ils l’abandonnent M. de Régnier s’approche de l’allégorie, M. Vielé-Griffin de l’expression directe. Que le second de ces deux modes soit plus subjectif que le premier, il est superflu de le démontrer et cette constatation a de quoi nous suffire ; mais bien qu’il se rattache étroitement à l’harmonie, le symbole lui-même me paraît plus que l’allégorie faire rayonner l’intérieure lumière. Certes, quant au résultat, il se montre comme elle objectif, — encore qu’il réclame du lecteur la complicité d’une pensée ; la différence jaillit quant à la cause d’où ces deux modes naquirent. Par le symbole le poète se recherche dans la vie ; il subjective les images au lieu d’objectiver en elles une pensée, — son but n’est autre que lui-même ; s’il examine les choses c’est pour en découvrir la synthèse, pour en recueillir les divers éléments idéaux, c’est-à-dire, — puisque nous ne connaissons des choses que leurs rapports avec nous-même, — les éléments les plus intimes de son moi qui s’y trouvent contenus. La création du symbole est une projection vers notre être futur. Au contraire, d’après M. de Régnier, l’allégorie objective l’idée qui le traverse : elle n’offre donc ainsi qu’une forme du passé. D’ailleurs▶, on se le rappelle, la vie pour M. Griffin est le miroir de l’action où se développe, où s’avère le moi ; et il ne faut pas s’y tromper, pour l’auteur des Épisodes le songe, s’il nous révèle parfois les images d’une antérieure existence, est un don venu de l’extérieur ; il éclaire notre âme et vivifie le lieu où il se déploie mais demeure une manifestation du Destin.
Que le génie l’emporte sur le talent chez M. Vielé-Griffin, tout le crie en son œuvre. Dans les Cygnes, dans la Chevauchée, le poète veut s’énoncer avant tout ; il parle d’une voix ingénue et libre, et le plus souvent ne paraît rien devoir qu’à lui-même ; comme M. Adolphe Retté, mais avec plus de simplicité et une personnalité très distincte, il étonne et captive par l’invention qui de strophe en strophe se renouvelle ; plus que personne il tire tout de son propre fonds et son vers est un vers de Griffin avant d’être un beau vers. Aussi la période est-elle inégale, souvent trop longue, — parfois dépourvue d’éclat lorsqu’elle dédaigne l’image, — de proportions plutôt naturellement venues que mesurées savamment et parfaites. Tandis que M. de Régnier, beau magicien des formes, crée en elles et par elles. Il ne laisse jamais errer son idée toute nue telle qu’elle descendit de son souvenir et ne l’abandonne qu’ornée de scintillants joyaux, de soies aux plis flottants et de métaux orfévris. Elle se meut avec harmonie, grave un peu, et aussi un peu froide ; ses attitudes concordent avec sa voix et sa démarche est réginale autant qu’aisée ; juvénile malgré son front sérieux, elle a maintes souplesses comme est léger son pas, mais s’en défend presque en surprise : son eurythmie répugne au cri soudain de la douleur ou de l’allégresse et sous les ingénieuses broderies de sa vêture, telle qu’elle se montre, on la voudrait souvent de gestes plus variés.
M. de Régnier est surtout un droit et pur artiste ; son vers a des lignes bien tracées, des couleurs transparentes et rares disposées avec justesse ; il démontre une grande probité d’écriture, un idéal d’art austère, la volonté d’un homme qui garde haute sa conscience. La strophe arrêtée à des limites assez précises reste presque toujours harmonieuse et ses éléments convergent vers un centre d’impression. Je crois pourtant qu’il y a là moins les effets d’un assidu travail que l’expansion naturelle de généreux dons lyriques. Avec son vocabulaire opulent et varié d’où surgissent à chaque phrase les mots strictement choisis, avec sa claire vision de paysages fondus, ses images dorées, ses plastiques ondulantes ou sévères, M. de Régnier a le goût qui distingue, élit, compare et dispose ; il a l’instinct souverain de l’ordonnance qui assigne à ses poèmes la solidité du verbe immobilisé comme un marbre. Cependant, par une défaillance peut-être de la volonté, cela ne va pas toujours jusqu’à l’ininterrompue continuité des formes, jusqu’à leur cohésion décisive en l’unité du livre ou même de chaque poème, — j’y ai fait allusion en même temps qu’à sa tendance vers l’allégorie ; et, marquée d’un défaut qu’on dirait contraire, cette expression rigoureuse et sûre peut amener de la monotonie. On la désirerait, à certaines places, secouée de plus de nouveauté, vivifiée par des trouvailles ; et, si elle devait ne chercher que sa propre beauté, s’arrêter à la seule splendeur de ses lignes sculpturales, il faudrait (mais je cherche ici par trop la petite bête !) que le vers acquît une plus totale fermeté, qu’un labeur patient achevât ce que les dons innés commencèrent, que l’artiste arrachât les quelques négligences laissées par le poète, — que ce fût par exemple la trame élastique et indéchirable des vers de Stéphane Mallarmé ou l’infrangible et sonore métal frappé du sceau de Hérédia ; que ce fût aussi l’impeccable et classique syntaxe des Trophées, ou cette autre syntaxe d’une intellectuelle logique, souple, fuyante mais impressive, étroitement serrée et pourtant impalpable, qui étonne et séduit dans l’Après-midi d’un faune ou dans Hérodiade.
Pas plus que M. Stéphane Mallarmé, M. de Régnier n’a voulu borner à la forme ses désirs ; il est pour penser ainsi, trop poète. Mais les visions qu’il rêve se prêtent on le dirait d’elles-mêmes à l’harmonie. — Une fée le toucha de sa baguette fleurie, lorsqu’il naquit, et de cette caresse enchantée ses yeux s’ouvrirent à la Beauté. Pour lui, le sens des belles formes n’a pas dû être, comme chez d’autres, développé par l’étude, la comparaison, la « mesure » de toutes choses qui se fait en nous vers l’adolescence ; il a compris sans doute l’eurythmie aux premiers mots qu’il ouït prononcer, au premier
paysage dont s’éblouit son regard d’enfant. On se reporte, en le lisant, à l’exclamation d’Ovide :
quidquid scribere conabar, versus erat
, tant il semble que le simple délice d’écrire et la facilité inconsciente à modeler les courbes de la Parole ont suffi, dans une âme attirée vers le songe, pour tracer ces strophes aux lignes justes28.
Pour tout ce qui est forme, M. de Régnier ne doit se défier que de sa facilité même, si elle est bien telle que je l’ai supposée ici — et rendre parfait ce qui l’est presque. De toute la génération qui vient, il est peut-être à ce point de vue celui qui a le plus approché du définitif ; ses vers s’arrêtent lorsqu’il sied, chaque parole comme chaque strophe s’incline vers ses limites naturelles, et le poème s’érige par ses propres forces. Avec des qualités spéciales et beaucoup plus de vivacité et d’intimité dans le sentir, M. de Régnier s’apparie ainsi à M. Bernard Lazare dont on connaît la prose correcte et bien nombrée ; c’est aussi qu’il s’est préoccupé surtout de l’élément objectif de son œuvre ; de livre en livre, il en a précisé la forme plutôt que renouvelé l’esprit29.
Au contraire, c’est en la forme que M. Griffin se trouve inférieur à lui-même. J’ai dit combien elle était inégale. Elle manque fréquemment de fermeté, se dilue en longues périodes plastiquement peu consistantes et n’a pas toujours les proportions qu’il faudrait, — malgré, certes, la cohésion et l’équilibre de telles strophes30.
Le vocabulaire se montre relativement restreint ce qui n’est pas toujours, en soi, un défaut à mes yeux ; n’y a-t-il même pas pour un poète un mérite nouveau à exprimer avec un petit nombre de moyens autant et plus que d’autres, qui remuèrent toute la langue française ? la force des secrètes mélodies qu’il écoute est ainsi avérée avec plus de clarté. Mais une certaine indigence de mots et d’images se découvre à des prosaïsmes, à des expressions trop approximatives, qui étonnent et détonnent ; ou bien, à maintes places, un adjectif, un nom, un verbe qui ne sont plus de la langue chantée, ou qui ramènent trop près de nous. Ces défauts sont visibles dans les œuvres les plus anciennes aussi bien que dans les autres. Par exemple, dans les premiers Cygnes, il s’adresse à la Mer :
Quand rutilant et doux à l’occident splendideLe glorieux soleil s’immerge en tes flots d’orJe rêve au mythe exquis de la belle AtlantideQui sous ta houle avide à jamais rêve et dort.
Et, dans la Chevauchée, des banalités telles que celles-ci :
Sa vie avait une ombre de tristesse.……………………………………………Le passé s’estompait au lointain
Mais son vers séduit par une clarté diaphane en laquelle il se dissout, ne laissant de la parole envolée qu’un rythme et le souvenir de l’émotion qui le suscita. Il est ductile, fluent, allégé, « sans rien qui pèse ou qui pose »
. Il s’écrie comme d’une bouche juvénile, il attire et retient par sa sincérité. Il ne doit rien à la mythologie grecque, ni à l’histoire ancienne ou moderne, ni à Boileau, ni aux noms propres de M. Leconte de Lisle. Peut-être ce vers impudent se vante-t-il d’être ignorant ? Certes il aurait tort, malgré des apparences. Mais je ne sais. Au moins est-il lui-même, avec des défauts que j’ai indiqués, avec les qualités qu’on a définies. À ce point de vue comme à beaucoup d’autres, il m’amuserait de comparer M. Vielé-Griffin à un poète qui fut plus savant versificateur que lui mais regarda de plus petites choses à Jean de La Fontaine. Et non seulement pour cette ressemblance extérieure que l’un composa des vers libres et l’autre des vers inégaux ; plutôt parce que leur parole écrite fut sincère et fidèle, — et plus encore parce que tous deux ils ont participé du génie populaire. La Fontaine fut près du peuple par bonhomie narquoise, sans doute aussi très naïvement, sans le savoir, en campagnard un peu touché par des souvenirs archaïques. Je n’oserais jurer que chez M. Vielé-Griffin ce retour à la terre nourricière ait été inconscient. Peut-être connut-il d’abord la tendance du lettré goûtant un arôme d’inédit parmi les formes naïves ; pourtant il ne paraît pas être de ceux-là qui cherchent de plus subtils détours dans tout l’inexploré des choses ingénues ; il fut
poussé davantage j’en suis sûr par son propre penchant à la simplicité et par de longs séjours aux champs.
Dans Joies déjà, la chanson populaire lançait sa note claire et vive. Ou bien elle glissait, espaçant ses vers pour donner naissance à maintes strophes qui s’y enroulaient, ou bien quelques mots de vieille cantilène, au début de chaque pièce, bien que développés avec des richesses plus modernes et conduits loin de leur sens premier, ajoutaient au poème leur vert parfum agreste. Mais ce n’étaient encore que des essais. Plus tard, ce fut dans la chair et le sang de sa poésie que M. Griffin infusa l’esprit même du peuple, et il en passa quelque chose dans la forme désormais plus aisée qui trouva des grâces nouvelles, comme « à la bonne franquette » parmi les vergers fleuris.
Avant lui, M. Paul Verlaine avait compris la saveur des paroles et des tours populaires et maints poèmes furent enlacés de ces virides guirlandes. D’autres, comme M. Gustave Kahn et M. Moréas avaient retrouvé la veine oubliée de la chanson, mais avec peut-être trop de visible littérature, trop peu d’apparent abandon. (J’ai soin de dire apparent, car il n’est de plus belle simplicité que la simplicité conquise par le travail.) — M. Vielé-Griffin alla comme eux vers la poésie du peuple pour les raisons que j’ai énumérées plus haut, et aussi, je l’ai fait pressentir en parlant de la technique, parce que la liberté d’allure de ces rythmes devait attirer sa spontanéité ennemie des règles imposées31.
Au contraire M. de Régnier, plus artiste, plus soucieux de formes sculpturales. Par les Odelettes dont j’ai parlé à plusieurs reprises, il se rapproche il est vrai des choses simples, mais dans un esprit différent. Il a des images de la campagne plutôt que l’âme populaire, laquelle est ◀d’ailleurs▶ de la ville aussi bien que du village ; il fait songer à un promeneur qui regarde et s’étonne mais demeure étranger au paysage.
Le cadre populaire n’est pour lui, d’habitude, qu’un décor propice judicieusement interprété, mais dont le choix s’indique seulement par une préférence momentanée, un goût de personnages plus humbles après de brillantes ou de rares visions. Tels de ses vers s’appuient sur des souvenirs de la mythologie antique et, ranimant des sylvains et des hippocentaures qui n’ont rien de commun avec les croyances et les traditions de nos races, dénoncent ainsi la main du littérateur, le souvenir d’études faites, de choses prises dans les livres. M. de Régnier s’inquiète de légende, transporte ses poèmes en des avenues de temps délicieux et flottants ; mais chez lui la légende est un motif à beaux vers et à mélancolie d’artiste, une occasion d’attitudes enchantées auxquelles une époque imprécise assigne du lointain, plutôt qu’une effusion contenue mais spontanée dans le vieux trésor des siècles. Encore qu’elle séduise par des beautés certaines, sa vision légendaire ne me satisfait qu’à demi ; elle n’a pas assez de verdeur ni de bonne foi crédule, on la devine trop vite maîtresse de soi, raison née, volontaire, telle qu’on la voit dans les ballades de Hugo ; d’une forme très pure, elle manque de naïveté soit innée, soit acquise, et j’en admire l’expression sans qu’elle me touche en mon intimité ; je la voudrais plus proche des contes de Perrault.
C’est un rêve de mon adolescence que la légende fût comprise enfin jusqu’au fond d’elle-même par des lettrés dignes de la transfigurer en la touchant. Pourquoi des compositions enfantines à la fois et profondes telles que l’Ondine de l’allemand Lamothe Fouqué, telles que tant de contes du danois Andersen ne pourraient-elles naître chez nous ? Les pleines gerbées de fables, de traditions, de récits mythiques rassemblées chaque mois par les recueils de folklore prouvent que le génie de la France s’y prête à l’égal du génie germanique. Et en même temps que la légende, interprétée avec simplesse mais illuminée de symboles et grandie par toutes les magies de la langue, je voudrais la chanson enfin, car la chanson parfaite doit naître assurément en France ! Et elle dirait des mots purs, doux et vastes, la cantilène enfin trouvée ; elle serait d’allure ingénue, pourtant imagée, savoureuse, même subtile mais toujours naturelle et franche d’aspect, et naïve à force d’art ; je voudrais qu’elle parût jaillie d’elle-même sur des lèvres ignorantes, mais que le penseur et l’esthète vinssent avec elle s’unir, comme l’on songe, comme on se mire au clair tranquille d’une eau qui rafraîchira maintes bouches et coule sans les voir sous les visages penchés.
Les littératures de l’étranger se sont fréquemment rapprochées du vieux sol où fleurissent les croyances d’un temps jadis. L’Iliade et l’Odyssée (œuvre commune d’aèdes anonymes et quasi inconscients, je le sais, mais retranscrite et unifiée ensuite par l’art) sont un répertoire du folklore grec que vient encore compléter Hésiode. Les grands tragiques d’Athènes interprétèrent ce que songeait leur race. Shakespeare emprunta aux traditions du peuple, aux contes de nourrices, mille traits de ses drames et le sujet d’un grand nombre de comédies. Le Faust de Goethe, les Nibelungen de Wagner pour ne citer que ces poèmes, sortent directement du fonds allemand32. En France, rien de semblable ; il ne s’est pas trouvé de Pisistrate pour grandir jusqu’à l’œuvre d’art l’épopée magnifique de nos trouvères, et hier encore nul poète investi par l’Harmonie n’avait voulu ordonner en ses vers les chants qui naissent de la terre sous nos pas, les souvenirs qui, au temps de l’enfance, mirent à nos fronts une auréole fée ! Non seulement on est loin de la verve naturelle du peuple, dans la Poésie lyrique, mais on n’écrit pas même d’après les traditions héroïques de la race. C’est là, je le crois, un legs de cette littérature latine qu’une parenté de langage nous imposa trop longtemps. Nous ne provenons certes pas uniquement des Latins, mais comme ils pèsent encore sur nous ! Rome faisait des vers selon la Grèce et nous faisons des vers selon Rome ; l’esprit d’un peuple d’arrangeurs et d’adaptateurs a engendré un peuple digne de lui et à l’envi nous pratiquons « l’instar » qui pourtant nous paraît ailleurs ridicule. En France on n’écrit pas selon les croyances et les légendes françaises ; la Tradition Française est d’écrire selon les traditions des autres.
En soi, peut-être ce dernier trait ne serait-il pas un très grand mal ; ce qui nous intéresse c’est l’homme en dehors de l’époque et du pays où vécut tel personnage ; que ce personnage fût italien, allemand, lapon, nègre ou malais, cela importerait peu si le Poète devenait à son gré lapon, malais ou italien, et s’il n’était tenté aussi de sacrifier l’esprit de son œuvre aux puérilités de la « couleur locale ». Mais à être si loin de ce qu’on voit et connaît, on risque d’être loin de soi-même : le défaut de cette tendance c’est d’amener à une littérature plus artificielle. On a parlé des héros grecs avec le langage de la France, c’était une âme française qui se pliait à imaginer Thésée, Brutus ou Cinna. Hugo a cherché l’homme en Italie, en Angleterre, en Espagne. M. Leconte de Lisle dans l’Inde et le Touran, M. de Hérédia — seul logique — chez les conquérants de l’or. Qui donc, avant ces dix années l’a découvert en France33 ?
Le fait que j’indique ici brièvement est à la fois un résultat et une cause. L’afflux trop puissant de la littérature antique aux xve et xvie siècles nous a jetés trop loin de nous ; seul Rabelais avait pu se plonger dans ce courant sans qu’il l’emportât : les autres n’y purent résister et nous sommes partis pour ailleurs. Mais c’est parce que, pendant si longtemps, nous avons négligé de regarder à nos pieds, c’est pour cela que nous pouvons malaisément aujourd’hui retrouver tout ce qui s’épanouit à même notre terre. Nous avons été artificiels durant tant d’années que nous trouvons quelque peine à redevenir naturels, à nous unir de nouveau avec l’âme populaire, demeurée elle-même malgré nous. Et nous sentons pourtant, oui, on commence je crois à le sentir, quelle force inconnue naîtrait de ce magique baiser, quel courant réciproque de nos yeux à la terre et de la terre jusqu’à nos lèvres !
Une influence impérieuse doit grandir de ce folklore partout étudié à présent ; elle nous envahira comme elle faillit envahir les mystiques Allemagnes aux temps du Romantisme, — ces temps qui furent là-bas les frères de notre présent. Déjà nous nous sommes rapprochés de la légende, et la légende à son tour nous rapprochera de l’âme populaire. Ce ne seront plus, alors, les devoirs de littérature qu’on écrivit trop souvent chez nous ; ce ne sera pas non plus la ballade unie et assez vaine de Bürger, ni le récit uniquement pittoresque de Hugo ; mais puisque les hantises de la philosophie ont invinciblement enlacé nos esprits, puisqu’ils s’accoutument à susciter des choses la signification cachée, une Légende, une Chanson doivent se révéler, vivantes et nouvelles, où la spontanéité jaillira toute ingénue dans le rythme, où notre inquiétude d’art s’exercera à des plastiques sûres mais non dominatrices, — où notre idée s’affirmera plus claire en une mélodieuse simplicité.
* *
Les longues pages précédentes ont fait pressentir déjà quelle est la personnalité des deux poètes dont j’ai choisi les œuvres. Celle de Vielé-Griffin est particulièrement apparente. Certes, il est avant tout un poète subjectif, et aussi un peu volontaire et entêté comme le sont les apôtres, mais il séduit surtout par ce qu’il montre de franchise et de vraie jeunesse. C’est un adolescent libre qui va, vient, s’encourt à travers la prairie et jusqu’à la forêt. Nonchalant de sa longue promenade il s’est couché parmi les herbes, et regarde. D’un sourire il salue le soleil au lacis des ramures, lève ses mains vers les rayons, joue avec les clartés qui ballent au gré des branches ; une fleur le captive, une autre encore le ravit, — les mouvements, les parfums de ces choses l’émerveillent, — il s’étonne des bêtes qui surviennent, surprend des insectes enrichis d’inouïes bigarrures, s’ébahit d’un oiseau qui s’envole aux touffeurs du feuillage. Mais bientôt, il écoute grandir de partout une inquiétude encore inapprise : voici la forêt soudain tout obscurcie, et lui-même tressaille dans l’immobile silence ; car l’orage s’approche, tonne et s’impose. (Ici, que chaque lecteur veuille bien se faire à lui-même la description d’un orage mêlé de tempête ; pour moi, je m’en dispenserai.) — Cependant mon jeune héros n’a jamais vu d’orage, encore moins de tempête, et il croit qu’une guerre terrifiante s’est ruée au cœur des solitudes.
Il frémit des éclairs, il s’épouvante du souffle tout-puissant qui passe, contemple avec chagrin les arbres terrassés raidissant sur le sol leur stature vaincue, lorsque voici tomber enfin l’eau lustrale dans la fuite des tonnerres lointains et la lumière peu à peu, comme sur l’étendue des bois tout entiers, est redescendu en lui. — Alors il réfléchit et s’en retourne la tête penchée, cherchant la raison de ce qu’il a aperçu, songeant à la vie dure et belle, à la lutte ; mais longuement attristé par sa rêverie, il relève pourtant le front, s’exalte de la joie d’être et dit ce qu’il a vu et compris. Or, en cette promenade, ses émerveillements, ses émois, ses chagrins, sa frayeur ont mis sur ses cheveux la lourde couronne de la pensée ; désormais sa parole est virile : il s’adresse à l’homme ainsi qu’au frère d’une contrée voisine et d’une voix souple et franche, parlant les mots inattendus qui peuvent suggérer, il est heureux de ce qu’il chante, dit la beauté de toute la vie, même la beauté de la douleur et nous commande là saine Joie.
Têtu et songeur comme les Bretons dont il descend, M. Vielé-Griffin va jusqu’au bout de ce qu’il croit ; mais ses pères ont passé par ces Amériques où tout enseigne l’âpre bataille, où se forge plus dure la lame d’un personnel vouloir ; il a appris la lutte encore par d’autres ancêtres dont les mains portèrent des armes34, et il s’en est enfin venu habiter la plantureuse Touraine. Ainsi s’est effumé le mysticisme des landes d’Armor ; pourtant l’on ne s’étonnera pas si l’artiste a gardé de son autre patrie une sorte de rude esprit de combat que révèlent son aspect et mille manières d’être, mais qui s’apaise en une tranquille force aux courbes des campagnes douces et claires, décors de ses poèmes.
M. de Régnier vient aussi de Bretagne, me dit-on, — au moins cela est-il vrai pour un lointain passé ; mais voici longtemps que la Champagne du Nord et l’Ardenne française l’ont vu vivre et il a mêlé heureusement les souvenirs anciens aux plus récentes visions. On le supposerait volontiers contemporain d’une autre époque (disons un frère cadet du vieux Chrestien de Troyes), s’il ne se liait à celle-ci par la modernité de son art dont la noblesse quasi féodale rappelle pourtant l’or et l’argent, l’hermine et le vair et les quatre émaux héraldiques ; — mais tout notre art ne regarde-t-il pas sur la route, derrière soi, autant qu’il discerne les choses attendues et qui viendront ?
On aime à se représenter ce poète en seigneur de jadis, et pourquoi pas choisir, à cause de son nom, ce Thibaut de Champagne qui parcourut la terre d’Ardenne et connut les rives de la Meuse ? Mais ce serait un Thibaut moins léger, au plus grand cœur, et qui eût saisi la main tendue de la destinée. Le vrai Thibaut, en son adolescence, rencontra à la cour de Lorraine la damoiselle Gertrude de Moha, sa cousine, et pour cette orpheline il composa des vers. Mais au retour d’un long voyage il la trouva mariée de force à Théobald, fils du duc Ferry. Alors il se lamenta et composa de vives rimes. Or, peu après, Théobald étant mort, le comte Thibaut parut un jour par surprise au château de Moha et vingt comtes et barons, chanoines et princes s’étant assemblés en grande fête, l’évêque de Liège Hugues de Pierrepont unit les jeunes amants. Après quoi Thibaut vécut paisible à Moha, puis abandonna la comtesse pour écrire ailleurs quelque tenson allègre. La Meuse était pour lui trop cristalline, et trop vastes les immémoriales forêts de ses domaines.
Bien que les annales n’en content rien, (et c’est grand dommage), je pense qu’à sa place Henri de Régnier eût agi autrement. Il a de Thibaut l’élégance et l’esprit ; mais s’il avait aimé la comtesse de Moha il se fût refugié au plus profond des sylves de l’Ardenne. Il n’aurait point cherché celle qu’on lui avait ravie, — il a pour cela trop de fierté, peut-être aussi trop de dédain ; mais par une déférence éblouie pour un ancien mirage, dans la solitude il l’aurait évoquée et se serait fortifié de son illusoire présence. Pour elle il eût donné d’imaginaires et magiques tournois ; chaque trouée du taillis aurait connu l’or des armures et dans les fabuleux territoires du Songe des villes eussent été conquises, des peuples de géants domptés ; maintes merveilles somptueuses, maintes prouesses d’héroïsme comme en une haute-lisse assemblées en leurs images, seraient devenues un tapis idéal pour les pieds de la Fiancée et cela, combats, trésors, gloires et joies, eût formé le poème de son âme tout entière, — pur, vaste et noble drame, mélancolique comme l’attente, mystérieux comme la forêt, riche autant que les splendeurs songées, mais triste surtout et résigné, parce qu’Elle n’était point là et ne devait jamais venir.
Quant à M. Vielé-Griffin, il eût assurément tenté lui-même ces prouesses, par la hache et le glaive, car il aime tout ce qui montre en action la magnificence de la force. Il y a en M. de Régnier la noblesse d’une attitude morale face à face avec la noblesse des attitudes arrêtées au clair de ses strophes ; il est cependant bien loin du poète des Cygnes, qui me paraît épris de la Beauté morale au moins autant que de la Beauté plastique ; la joie de l’Acte est belle en soi, pour l’un, et, pour l’autre, presque indifférente si on la sépare de la forme qui l’exprime. Aussi, je le répète encore, tandis que M. de Régnier s’abandonne tout entier à une contemplation résignée et presque passive, M. Griffin, arc-bouté déjà et prêt au corps à corps, exalte l’énergie, la parole qu’affirme ou remplace le geste. Les Cygnes comme la Chevauchée montrent l’élan direct d’un cœur impatient de bondir et de frapper de son choc d’autres cœurs, le vœu d’une personnalité prompte à se manifester, insistante, impérieuse. On devine aussi que ces lèvres ont des paroles à proférer et qu’elles les articuleront malgré tout, avides d’être écoutées ; il y a là une volonté, ferme et nerveuse à la fois, qui prétend s’imposer et s’impose véritablement, parce qu’elle avertit l’homme de lui-même et s’appuie sur notre propre force. Les champs où parmi la folle avoine M. Griffin fait grandir ses riches tulipes sont ouverts à tous librement et vastes, vastes comme la vie ; et du milieu de leur étendue en fleurs lorsqu’il nous appelle, nous obéissons à cette voix entendue près de nous et qui peut toujours nous parler de nous. Les Cygnes sont des poèmes humains, dans le meilleur sens de ce mot, puisqu’ils font vivre l’homme, l’homme d’à présent, d’hier et de demain, celui qui a toujours été, celui que nous voyons, celui-là même de l’avenir : l’homme en tant qu’être sensitif et agissant, voué à la douleur et à la joie et tenant en ses mains la force qui fait créer.
Mais, bien qu’elle commande irrésistiblement la sympathie, je ne m’attarderai pas à expliquer en détail la personnalité de M. Griffin, car elle se révèle trop franchement pour qu’on n’en ait point saisi depuis longtemps l’aspect. Celle de M. de Régnier diffère infiniment de celle-ci ; pourtant, — outre la sympathie, — elles ont toutes deux, sinon au même degré, au moins une qualité commune : la « santé », par laquelle je n’entends pas précisément ce qu’appelle ainsi, dans Pro Arte, M. Edmond Picard — mais le naturel, la sincérité et aussi le goût de ce qui est lumineux, frais, vivace et pur.
Que les vers des Cygnes soient sains il n’y a là rien de surprenant. M. de Régnier a peut-être plus de mérite à garder tels ses songes mélancoliques, car par certaines prédilections il se rapproche parfois d’une école issue de Baudelaire, et dont l’idéal fut étrangement factice. C’est en Belgique, en Flandre et à Bruxelles, qu’elle se développa le plus complètement et je me rappelle y avoir entendu souvent des axiomes tels que ceux-ci : « la douleur est plus artiste que la joie ; la pureté n’offre guère d’intérêt non plus que la franche vie ; il n’y a de beau que le vice, la maladie, la souffrance et la mort. »
M. Maurice Maeterlinck lorsqu’il créa ses admirables Serres chaudes admettait certainement qu’un poème doit être profondément « malade », et sans doute M. Albert Giraud, aussi bien que M. Gilkin ou M. Van Lerberghe35. Un poète exquis, M. Fernand Severin, arrivé des bords de la Meuse se fixer à Bruxelles, y modula des vers d’une enchanteresse candeur ; mais il croyait de bonne foi écrire des poèmes « malades » en composant le Lys. Il est vrai qu’à la différence de ses confrères Flamands il restait fort loin du but. Détail curieux : cette influence ne dépassa point Bruxelles ; les littérateurs liégeois, tels que MM. Demblon, Chainaye, et plus récemment MM. Gérardy, Delchevalerie et Edmond Rassenfosse, y échappèrent complètement. — Je le dis sans regret : un seul exemplaire de des Esseintes nous suffit et il vaut mieux qu’il demeure isolé, plus prestigieux par son exception. Je pense ◀d’ailleurs▶ qu’à présent les idées ont un peu changé ; M. Giraud, par exemple, et surtout M. Van Lerberghe me paraissent bien moins qu’autrefois attirés par cet idéal morbide. Quant à M. de Régnier il n’eut guère avec cette école d’autres attaches que les complexités encore artificielles d’un talent subtil et rare — comme l’est assurément celui de MM. Giraud et Gilkin, desquels il s’écarte bientôt par sa force et par une sorte d’élan malgré tout juvénile.
Si sa personnalité n’a pas un dur relief, il s’en faut qu’il n’en possède aucune ! M. Vielé-Griffin laboure des terres aux bornes plus reculées mais M. de Régnier cultive aussi son propre jardin et l’orne d’une flore plus précieuse. Le titre d’un fragment exquis de ses « poèmes anciens » paraît avoir été choisi par un devin subtil pour signifier à jamais les paroles qu’il devait dire ensuite : motifs de légende et de mélancolie… et voilà l’œuvre entière du poète appelée par ces mots. Plusieurs passages des chapitres précédents ont déjà laissé voir la particulière clarté douce et grave de l’âme ainsi révélée. Les exemples cités l’auraient indiqué davantage si trop souvent la préoccupation de la forme n’atténuait le vif éclair du sentiment et de la pensée. Du sentiment surtout, car M. de Régnier communie avec les choses plus qu’il ne théorise ; et cette communion fait naître une mélodie pénétrante et persuasive qui, sur un mode égal et lent de tristesse sans révolte, s’enlace invinciblement à l’esprit qu’elle atteint ; elle fait songer à ces dards fleuris des féeries qui percent comme en une caresse et déjà sont devenus un captivant réseau. C’est un long geste, sans surprise, élevant par guirlandes de riches, somnifères et troublantes corolles bientôt nouées à notre front ; ou bien un doigt haut levé
en un signe conduit nos yeux jusqu’à les perdre parmi les fondantes magies de l’horizon qui se déroule. « Ces visions enchantées, (ainsi écrivais-je dans la Wallonie), elles sont de l’ordre le plus noble ; elles passent dans le soleil parmi des cristaux, des lacs aux forêts captives, des femmes qui sont reines ou fées bien loin dans nulle histoire. Et elles se déploient doucement, vêtues de gaze comme d’ailes nacrées, en de vagues paysages aux grandes lignes qui sont de courbes et pensives. »
Mais, sinon quant à la parure d’images devenue plus distante, M. de Régnier ne s’est pas assez renouvelé jusqu’ici : ce motif de mélancolie n’a guère changé depuis les poèmes qu’il désigne, sans doute parce qu’il apparut au tournant de la route où le voyageur pressentit enfin son but après des chevauchées trop vainement glorieuses ; au moins s’est-il dégagé avec plus d’évidente force en quelques pièces récentes où le songeur a mis le plus de lui-même et qui s’illuminent telles qu’un miroir propre à refléter peut-être un plus lointain essor.
Cette adolescente expansion dans l’enthousiasme des choses soudain comprises, cet élan vernal et clair dont j’ai parlé aux premières pages de cette étude, M. de Régnier semble en avoir trop tôt réglé la bondissante énergie ; l’artiste est né précocement à côté du poète qu’il a voulu dominer jusqu’à l’asservir. Des visions opulentes et chaudes comme de lumineuses fanfares lui signalèrent les formes et il s’en éblouit au point de les faire régner sur ses vers en impératrices absolues, par les plastiques de brillantes métaphores, par la plastique même de la strophe qu’avaient pétrie ses doigts. Les formes ne furent plus pour lui les vassales du sentiment ou de l’idée qu’elles contiennent, — comme chez M. Griffin, — ou leurs immuables sœurs ainsi que l’enseigne le symbole ; il les grandit à une insolite ampleur et, pour les égaler, haussa sa jeune cantilène jusqu’à des hymnes héroïques que ne pouvait remplir sa voix. Il créa certes ainsi de très beaux vers, mais dont l’apparat un peu étranger masquait une plus silencieuse et plus sûre noblesse. Le sonnet que j’ai reproduit (chap. III, page 63) montre bien cet état et en indique ◀d’ailleurs▶ le point culminant.
Ces vers et beaucoup d’autres, si on les confronte à des pages composées plus tard font penser aux sveltesses d’un adolescent qui aurait bouclé sur sa poitrine le miroitant métal d’une armure. Sous le casque les cheveux disparaissent, mais on devine encore derrière les sept barreaux d’argent s’éveiller de longs yeux pensifs. L’armure du guerrier n’est pas faite à sa taille, pourtant il la meut sans fléchir, même avec grâce ; mais comme sa juvénile chanson ne passe qu’avec peine à travers le resplendissant grillage, voilà qu’il arrache son cimier, délace le gorgerin et respire ! Et la cuirasse encore le gêne et la rondache pèse à son bras : alors il rejette tout cet arroi rigide, foule aux pieds l’écrasant appareil de la guerre et marche soudain libre dans les champs et les prés dont il compte les fleurs.
M. de Régnier a dépouillé aussi ses vers de leur trop inflexible éclat et, comme l’enfant de cette authentique légende, le voici maître de ses mouvements. Mais il n’a pas je crois abandonné l’armure sans la regarder à loisir ; il en a considéré les justes proportions, il a compté les gemmes incrustées et je sais fort bien qu’il en a détaché une sombre et radieuse améthyste pour parer sa mélancolie.
Cette histoire est l’histoire de plusieurs poètes, celle de M. Hérold, celle de M. Fontainas et sans doute d’autres hommes, sincères et artistes, qui subirent d’abord l’influence du Parnasse et se découvrirent ensuite. Mais, ainsi qu’à M. de Régnier, elle ne s’applique à personne aussi bien qu’au magnificent et sonore évocateur des Fastes, M. Stuart Merrill, qui trouve une voix inconnue, infiniment douce, très simple et véridiquement personnelle pour moduler ses petits poèmes d’automne. Quant à la voix nouvelle de M. de Régnier, elle a des inflexions spécialement rares et pures, avec parfois une sorte de chaleur interne qui, pour les Sites, les Épisodes, les Poèmes anciens, l’Alérion et la Gardienne, demeurait étrangement inconnue ; on l’entendra chanter en tous ses derniers vers, et surtout en ceux-ci qui sont des plus proches de la perfection et s’orientent vers un mystère émouvant et discret :
J’ai vu fleurir, ce soir, des roses à ta main,— Ta main pourtant est vide et semble inanimée —Je t’écoute comme marcher sur le chemin,— Et tu es là pourtant et la porte est fermée —
J’entends ta voix, mon frère, et tu ne parles pas ;L’horloge sonne une heure étrange que j’entendsVenir et vibrer jusques à moi de là-bas…L’heure qui sonne est une heure d’un autre temps.
Elle n’a pas sonné, ici, dans ta tristesseIl me semble l’entendre ailleurs et dans ta joieEt plus l’obscurité de la chambre est épaisse,Mieux il me semble qu’en la clarté je te voie.
L’ombre scelle d’un doigt les lèvres du Silence :Je vois fleurir des fleurs de roses à ta main,Et par-delà ta vie autre et comme d’avanceDe grands soleils mourir derrière ton Destin.
Une âme réside en cette mélodie ; elle est significative par son intimité cachée.
M. de Régnier est en effet d’une réserve telle qu’elle fut longtemps un défaut. Il répugne, on le dirait, aux abandons sans réticences, à la confidence complète et ouverte de soi que le fait d’écrire des vers promet implicitement au lecteur. Certes, les livres de M. Griffin sont la preuve que cette expansion, ◀d’ailleurs▶ limitée chez lui, peut s’allier à de la distinction ; mais je présume que le poète de Tel qu’en songe la redoute pour lui-même — et chez d’autres, non sans raison, la hait comme un acte d’impudeur : qu’il y voit un peu le débordant tumulte du commis-voyageur qui se raconte à tout venant. Et pourtant il est, lui aussi, le conteur de soi-même ; mais sur un mode tranquille et froid, à l’aide d’emblématiques personnages comme le Silence, la Nuit, la Tristesse, avec des mots vagues et voilés, qui gardent un doigt sur les lèvres ; le plus constamment usité d’entre eux est le mot taciturne. Même lorsqu’il parle de son âme — ce qui arrive trop fréquemment, — il semble impossible qu’il ne s’agisse pas d’une âme supposée. Il y a dans les œuvres de M. de Régnier, comme en sa vie elle-même, beaucoup de cet ancien précepte si complètement oublié aujourd’hui : qu’un homme bien élevé évite de se mettre en scène.
* *
À cela tient, sans doute, que sa personnalité n’apparaisse point sinon distante et cachée à demi. Viril et combattif, au contraire, le poète des Cygnes se dessine en un relief certain. J’ai dit la présence du poète devinée derrière le transparent rideau des vers ; elle se dénonce encore par des spécialités de tournures certes heureuses, mais dont le retour périodique marque parfois la strophe d’un signe extérieur apparent, d’une « manière » que j’en voudrais bannir.
Or, il faut distinguer la manière de la personnalité : elle est à celle-ci ce que le paraphe est à la signature. La manière tient à des particularités dans l’expression, à des habitudes du pinceau, de la plume ou de l’ébauchoir ; elle ne se confond pas toujours avec l’afféterie comme le suppose le langage courant, mais son défaut est d’arrêter un peu trop à des formes extérieures qu’elle disjoint ainsi de leur contenu ; elle signifie l’Individu au lieu de signifier l’Homme et n’est pas la conséquence nécessaire de la personnalité : Chopin, Grieg, Schumann ont une manière très visible ; le grand Bach n’en a point mais n’est-il pas plus personnel ? La noblesse ineffable de ses musicales architectures, le jet tout puissant de sa pensée, la force et la grâce de son tour ont signé toutes ses œuvres sans qu’il eût besoin d’y ajouter la boucle d’un trait de plume.
Le génie et le talent ont souvent leur manière, il est vrai, — Rembrandt, Hugo en sont la preuve aussi bien que M. Carrière, — mais ce n’est pas elle qui les grandit ; le plus souvent, comme pour les musiciens que j’ai cités, elle indique dans les idées une certaine inquiétude impuissante, en s’unissant pourtant chez Chopin à une distinction mièvre et anémiée, maladive, passionnée par intermittences, — chez Grieg à une compréhension originale et vive du génie populaire et de la légende, à de claires et juvéniles visions, à des trouvailles de cantilènes peu profondes mais douces et qui donnent à songer, — chez Schumann à une organisation musicale brillante et riche, à une sentimentalité très vulgaire mais intense et à un instinct des naïvetés qui, au bout d’une longue avenue de mélancolie laisse entrevoir un merveilleux jardin où sourient des enfants espiègles.
La « manière » est ◀d’ailleurs peu sensible chez M. Vielé-Griffin et peut-être ai-je eu tort d’y faire allusion. Malgré l’importance parfois excessive de l’enveloppe visible, elle n’existe guère chez M. de Régnier, en ses vers du moins36.
Si l’on entend par personnalité l’originalité interne, foncière d’un artiste, laquelle se trahit en révélant une nuance de la Beauté, certes M. Vielé-Griffin en affirme une vigoureuse, nul ne le niera ; mais celle de M. de Régnier, moins rudement musclée, élève une silhouette aux traits presque aussi fermes. La première affirme, ordonne et convainc, la seconde suppose et persuade ; l’une parle et s’écrie, l’autre chuchotte. Selon le précepte de Flaubert celle-ci se dérobe pour devenir cette « impersonnalité » haute et pure, où le poète laisse parler son œuvre plutôt qu’il ne parle lui-même. — Tandis que M. Griffin développe sa personnalité et la manifeste en un style subjectif et particulier, M. de Régnier détruit la structure apparente de la sienne pour la subordonner à des lignes objectives et atteindre le Style.
Car, comme il est un William Shakespeare et un Jean Racine, il est deux sortes de styles. L’un demande à tous les éléments de plastique, de musique, de syntaxe, l’expression vive et nouvelle d’une idée ; il se glorifie souvent par des luxuriances qu’on s’étonne de ne guère rencontrer dans les Cygnes. Enfanté par l’invention, c’est elle encore qui l’alimente sans cesse ; il a moins d’eurythmie que de variété, plus de couleur que de plans, des gestes plutôt que des attitudes, le mouvement avant l’harmonie. Il séduit surtout par d’inédites saveurs, par des aspects inattendus, par d’inouïes légèretés qui se volatilisent ou par le choc d’une force tout à coup surgie. Il porte la marque durement sigillée de l’artiste qui se profère par ses mille voix et de l’un à l’autre change et se meut comme le moment dont il est le reflet. M. Joris Karl Huysmans et M. de Goncourt l’ont efficacement célébré par leurs œuvres et M. Camille Lemonnier, qui le pratique avec maîtrise, en a rappelé par d’éloquentes paroles la puissance trop souvent oubliée.
Mais outre ce style entièrement subjectif il en existe un autre, celui que l’on désigne ordinairement par ce mot. La règle du premier paraît être : rien de trop peu ; il prétend exprimer toute la pensée, toute l’image, avec toutes leurs nuances, avec toutes leurs complémentaires musiques. Le second est proche de l’architecture ; son précepte est bien connu et le rien de trop n’a pas été gravé récemment sur la pierre du temple. Je n’en dirai rien ici, pour ne point répéter ce que j’ai déjà écrit au sujet de l’Harmonie ; comme elle il est stable et comme elle définitif. La logique est sa raison d’être, la proportion est sa méthode ; son but est la pureté impeccable des formes, — leur objectivité, son aboutissement.
Il est des artistes qui donnent à l’un de ces deux styles toute leur dévotion, et presqu’à l’exclusion de l’autre37. Mais la suprême Beauté ne suppose point qu’on les sépare : De tout notre instinct et de toute notre énergie nous devons aimer et poursuivre le premier, — admirer le second par tout ce que notre esprit contient de jugement et de lumineuse raison, — mais infrangiblement les unir si nous voulons que notre œuvre soit vivante et sacrée, tressaillante et surnaturelle. M. Vielé-Griffin et M. de Régnier prouvent par leurs livres qu’ils pensent bien ainsi. L’un écouteur plus direct de sa spontanéité, l’autre plus fidèle prêtre de l’immuable norme, de loin ils se tendent les mains, car M. de Régnier sait aussi d’ingénues mélodies et M. Griffin a donné à beaucoup de ses strophes l’équilibre et la mesure. — S’il était en mon pouvoir, je me garderais de les pousser l’un vers l’autre ; en se rapprochant, peut-être ne diraient-ils plus ce qu’ils doivent dire, car le talent et le génie se combattent implacablement : il faut une virile puissance pour accorder leurs voix en un seul hymne et souvent, à vouloir dominer l’un de ces deux ennemis qui lui échappait encore, le poète a perdu celui qu’il avait déjà maîtrisé. Pourtant, — MM. de Régnier et Griffin l’ont compris en tentant la poésie la plus noble, — il n’est pas de demi Beauté ; et qui d’entre nous, se disant artiste, aurait la lâcheté de ne pas dévouer tout son être au poème éternel ? Qui de nous ne sent pas au plus vif de lui-même bondir encore l’espoir de la parfaite Musique ?
Car il s’est trouvé des hommes pour fondre en un seul et indestructible métal les styles et le Style, le génie et le talent. Ceux-là se sont appelés Eschyle et Dante, Michel-Ange et Phidias, Christian von Gluck, Sébastien Bach, Léonard de Vinci, mais ils ont porté aussi d’autres noms qui sont plus près de nous. Ils ne sont pas ceux que l’on aime ou que l’on admire : ils suscitent à la fois l’élan vierge du cœur avec l’assentiment de la hautaine intelligence dont ils agenouillent le respect. — Or nous tous, voyageurs qui gravissons l’âpre montagne, si quelque fierté d’âme convie notre faiblesse à ne point nous trahir, nous ne pourrons nous arrêter à l’aube par crainte des brûlants midis torrentiels. Il n’est pas de demi Beauté ; et nous ne serons pas assez vils pour rechercher d’autres buts que le seul, parce que nous n’avons pas oublié le passé et parce qu’aux lointains du songe, comme un énorme monolithe d’un bloc inébranlable, l’œuvre future déjà nous apparaît, érigeant haut sa face immobile et polie où les mondes en tournant refléteront sans fin leurs ellipses.