(1922) Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein « Chapitre VI. L’espace-temps à quatre dimensions »
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(1922) Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein « Chapitre VI. L’espace-temps à quatre dimensions »

Chapitre VI.
L’espace-temps à quatre dimensions

Comment s’introduit l’idée d’une quatrième dimension. — Comment l’immobilité s’exprime en termes de mouvement. — Comment le Temps s’amalgame avec l’Espace. — La conception générale d’un Espace-Temps à quatre dimensions. — Ce qu’elle ajoute et ce qu’elle enlève à la réalité. — Double illusion à laquelle elle nous expose. — Caractère tout particulier de cette conception dans la théorie de la Relativité. — Confusion spéciale où l’on risque ici de tomber. — Le réel et le virtuel. — Ce que représente effectivement l’amalgame Espace-Temps.

Laissons maintenant de côté notre figure de lumière avec ses déformations successives. Nous devions nous en servir pour donner un corps aux abstractions de la théorie de la Relativité et aussi pour dégager les postulats qu’elle implique. La relation déjà établie par nous entre les Temps multiples et le temps psychologique en est peut-être devenue plus claire. Et peut-être a-t-on vu s’entrouvrir la porte par où s’introduira dans la théorie l’idée d’un Espace-Temps à quatre dimensions. C’est de l’Espace-Temps que nous allons nous occuper maintenant.

Déjà l’analyse que nous venons de faire a montré comment cette théorie traite le rapport de la chose à son expression. La chose est ce qui est perçu ; l’expression est ce que l’esprit met à la place de la chose pour la soumettre au calcul. La chose est donnée dans une vision réelle ; l’expression correspond tout au plus à ce que nous appelons une vision fantasmatique. D’ordinaire, nous nous représentons les visions fantasmatiques comme entourant, fugitives, le noyau stable et ferme de vision réelle. Mais l’essence de la théorie de la Relativité est de mettre toutes ces visions au même rang. La vision que nous appelons réelle ne serait que l’une des visions fantasmatiques. Je le veux bien, en ce sens qu’il n’y a aucun moyen de traduire mathématiquement la différence entre les deux. Mais il ne faudrait pas conclure de là à une similitude de nature. C’est pourtant ce qu’on fait quand on attribue un sens métaphysique au continu de Minkowski et d’Einstein, à leur Espace-Temps à quatre dimensions. Voyons, en effet, comment l’idée de cet Espace-Temps surgit.

Nous n’avons pour cela qu’à déterminer avec précision la nature des « visions fantasmatiques » dans le cas où un observateur intérieur à un système S′, ayant eu la perception réelle d’une longueur invariable l, se représenterait l’invariabilité de cette longueur en se plaçant par la pensée hors du système et en supposant alors le système animé de toutes les vitesses possibles. Il se dirait : « Puisqu’une ligne A′ B′ du système mobile S′, en passant devant moi dans le système immobile S où je m’installe, coïncide avec une longueur l de ce système, c’est que cette ligne, au repos, serait égale à

équation
.l. Considérons le carré L2 =
équation
de cette grandeur. De combien surpasse-t-il le carré de l ? De la quantité
équation
.
équation
, laquelle peut s’écrire
équation
.2Or
équation
mesure précisément l’intervalle de temps T qui s’écoule pour moi, transporté dans le système S, entre deux événements se passant respectivement en A′ et B′ qui m’apparaîtraient simultanés si j’étais dans le système S′. Donc, à mesure que la vitesse de S′ croît à partir de zéro, l’intervalle de temps T grandit entre les deux événements qui se passent aux points A′ et B′ et qui sont donnés en S′ comme simultanés ; mais les choses se passent de telle manière que la différence L2c2 T2 reste constante. C’est cette différence que j’appelais autrefois l 2. » Ainsi, prenant c pour unité de temps, nous pouvons dire que ce qui est donné à un observateur réel en S′ comme la fixité d’une grandeur spatiale, comme l’invariabilité d’un carré l 2, apparaîtrait à un observateur fictif en S comme la constance de la différence entre le carré d’un espace et le carré d’un temps.

Mais nous venons de nous placer dans un cas particulier. Généralisons la question, et demandons-nous d’abord comment s’exprime, par rapport à des axes rectangulaires situés à l’intérieur d’un système matériel S′, la distance entre deux points du système. Nous chercherons ensuite comment elle s’exprimera par rapport à des axes situés dans un système S par rapport auquel S′ deviendrait mobile.

 

Si notre espace était à deux dimensions, réduit à la présente feuille de papier, si les deux points considérés étaient A′ et B′, dont les distances respectives aux deux axes O′ Y′ et O′ X′ sont x′₁, y′₁ et x′₂, y′₂, il est clair que nous aurions

[équation]

Nous pourrions alors prendre tout autre système d’axes immobiles par rapport aux premiers et donner ainsi à x′₁, x′₂ y′₁, y′₂ des valeurs qui seraient généralement différentes des premières : la somme des deux carrés

équation
demeurerait la même, puisqu’elle serait toujours égale à
équation
. De même, dans un espace à trois dimensions, les points A′ et B′ n’étant plus supposés alors dans le plan X′O′Y′ et étant cette fois définis par leurs distances x′₁, y′₁, z′₁, x′₂, y′₂, z′₂, aux trois faces d’un trièdre trirectangle dont le sommet est O′, on constaterait l’invariance de la somme

équation

C’est par cette invariance même que s’exprimerait la fixité de la distance entre A′ et B′ pour un observateur situé en S′.

Mais supposons que notre observateur se mette par la pensée dans le système S, par rapport auquel S′ est censé en mouvement. Supposons aussi qu’il rapporte les points A′ et B′ à des axes situés dans son nouveau système, se plaçant d’ailleurs dans les conditions simplifiées que nous avons décrites plus haut quand nous établissions les équations de Lorentz. Les distances respectives des points A′ et B′ aux trois plans rectangulaires se coupant en S seront maintenant x₁, y₁, z1 ; x₂, y₂, z2. Le carré de la distance A′ B′ de nos deux points va d’ailleurs encore nous être donné par une somme de trois carrés qui sera

 

équation

Mais, d’après les équations de Lorentz, si les deux derniers carrés de cette somme sont identiques aux deux derniers de la précédente, il n’en va pas de même pour le premier, car ces équations nous donnent pour x₁ et x₂ respectivement les valeurs

équation
et
équation
 ; de sorte que le premier carré sera
équation
. Nous nous trouvons naturellement devant le cas particulier que nous examinions tout à l’heure. Nous avions considéré en effet dans le système S′ une certaine longueur A′ B′, c’est-à-dire la distance entre deux événements instantanés et simultanés se produisant respectivement en A′ et B′. Mais nous voulons maintenant généraliser la question. Supposons donc que les deux événements soient successifs pour l’observateur en S′. Si l’un se produit au moment t′₁ et l’autre au moment t′₂, les équations de Lorentz vous nous donner

équation

équation

de sorte que notre premier carré deviendra

équation

et que notre primitive somme de trois carrés sera remplacée par

équation

grandeur qui dépend de v et n’est plus invariante.

Mais si, dans cette expression, nous considérons le premier terme

équation
, qui nous donne la valeur de
équation
, nous voyons 41 qu’il surpasse
équation
de la quantité :

équation

Or les équations de Lorentz donnent :

équation

Nous avons donc

équation

ou

équation

ou enfin

équation

équation

 

Résultat qui pourrait s’énoncer de la manière suivante : Si l’observateur en S′ avait considéré, au lieu de la somme de trois carrés

équation

l’expression

équation

où entre un quatrième carré, il eût rétabli, par l’introduction du Temps, l’invariance qui avait cessé d’exister dans l’Espace.

Notre calcul aura paru un peu gauche. Il l’est effectivement. Rien n’eût été plus simple que de constater tout de suite que l’expression

équation

ne change pas quand on fait subir la transformation de Lorentz aux termes qui la composent. Mais c’eût été mettre sur le même rang tous les systèmes où sont censées avoir été prises toutes les mesures. Le mathématicien et le physicien doivent le faire, puisqu’ils ne cherchent pas à interpréter en termes de réalité l’Espace-Temps de la théorie de la Relativité, mais simplement à l’utiliser. Au contraire, notre objet à nous est cette interprétation même. Nous devions donc partir des mesures prises dans le système S′ par l’observateur en S′, — seules mesures réelles attribuables à un observateur réel, — et considérer les mesures prises dans les autres systèmes comme des altérations ou déformations de celles-là, altérations ou déformations coordonnées entre elles de telle manière que certaines relations entre les mesures restent les mêmes. Pour conserver au point de vue de l’observateur en S′ sa place centrale et pour préparer ainsi l’analyse que nous donnerons tout à l’heure de l’Espace-Temps, le détour que nous venons de faire était donc nécessaire. Il fallait aussi, comme on le verra, établir une distinction entre le cas où l’observateur en S′ apercevait simultanés les événements A′ et B′, et le cas où il les note successifs. Cette distinction se fût évanouie si nous n’avions fait de la simultanéité que le cas particulier où l’on a t′₂ — t′₁ = 0 ; nous l’aurions ainsi résorbée dans la succession ; toute différence de nature eût encore été abolie entre les mesures réellement prises par l’observateur en S′ et les mesures simplement pensées que prendraient des observateurs extérieurs au système. Mais peu importe pour le moment. Montrons simplement comment la théorie de la Relativité est bien conduite par les considérations qui précèdent à poser un Espace-Temps à quatre dimensions.

Nous disions que l’expression du carré de la distance entre deux points A′ et B′, rapportés à deux axes rectangulaires dans un espace à deux dimensions, est

équation
si l’on appelle x₁, y₁, x₂, y₂, leurs distances respectives aux deux axes. Nous ajoutions que dans un espace à trois dimensions ce serait
équation
. Rien ne nous empêche d’imaginer des espaces à 4, 5, 6…, n dimensions. Le carré de la distance entre deux points y serait donné par une somme de 4, 5, 6…. n carrés, chacun de ces carrés étant celui de la différence entre les distances des points A′ et B′ à l’un des 4, 5, 6…, n plans. Considérons alors notre expression

équation

Si la somme des trois premiers termes était invariante, elle pourrait exprimer l’invariance de la distance, telle que nous la concevions dans notre Espace à trois dimensions avant la théorie de la Relativité. Mais celle-ci consiste essentiellement à dire qu’il faut introduire le quatrième terme pour obtenir l’invariance. Pourquoi ce quatrième terme ne correspondrait-il pas à une quatrième dimension ? Deux considérations semblent d’abord s’y opposer, si nous nous en tenons à notre expression de la distance : d’une part, le carré

équation
est précédé du signe moins au lieu du signe plus, et d’autre part il est affecté d’un coefficient c 2 différent de l’unité. Mais comme, sur un quatrième axe qui serait représentatif du temps, les temps devraient nécessairement être portés comme des longueurs, nous pouvons décréter que la seconde y aura la longueur c : notre coefficient deviendra ainsi l’unité. D’autre part, si nous considérons un temps
équation
tel qu’on ait
équation
, et si, d’une manière générale, nous remplaçons t par la quantité imaginaire
équation
, notre quatrième carré sera
équation
, et c’est bien alors à une somme de quatre carrés que nous aurons affaire. Convenons d’appeler
équation
les quatre différences
équation
,
équation
,
équation
,
équation
qui sont les accroissements respectifs de x, y, z,
équation
quand on passe de x₁ à x₂, de y₁, à y₂, de z₁ à z₂ de
équation
et appelons
équation
l’intervalle entre les deux points A′ et B′. Nous aurons :

équation

Et dès lors rien ne nous empêchera de dire que s est une distance, ou mieux un intervalle, dans l’Espace et le Temps à la fois : le quatrième carré correspondrait à la quatrième dimension d’un continu Espace-Temps où le Temps et l’Espace seraient amalgamés ensemble.

Rien ne nous empêchera non plus de supposer les deux points A′ et B′ infiniment voisins, de telle manière que A′ B′ puisse aussi bien être un élément de courbe. Un accroissement fini tel que

équation
deviendra alors un accroissement infinitésimal dx, et nous aurons l’équation différentielle :

équation

d’où nous pourrons remonter par une sommation d’éléments infiniment petits, par « intégration », à l’intervalle s entre deux points d’une ligne cette fois quelconque, occupant à la fois de l’Espace et du Temps, que nous appellerons AB. Nous l’écrirons :

équation

 

expression qu’il faut connaître, mais sur laquelle nous ne reviendrons pas dans ce qui va suivre. Il vaudra mieux utiliser directement les considérations par lesquelles on y a été conduit 42.

On vient de voir comment la notation d’une quatrième dimension s’introduit pour ainsi dire automatiquement dans la théorie de la Relativité. De là, sans doute, l’opinion souvent exprimée que nous devons à cette théorie la première idée d’un milieu à quatre dimensions englobant le temps et l’espace. Ce qu’on n’a pas assez remarqué, c’est qu’une quatrième dimension d’espace est suggérée par toute spatialisation du temps : elle a donc toujours été impliquée par notre science et notre langage. Même, on la dégagerait sous une forme plus précise, en tout cas plus imagée, de la conception courante du temps que de la théorie de la Relativité. Seulement, dans la théorie courante, l’assimilation du temps à une quatrième dimension est sous-entendue, tandis que la physique de la Relativité est obligée de l’introduire dans ses calculs. Et cela tient au double effet d’endosmose et d’exosmose entre le temps et l’espace, à l’empiétement réciproque de l’un sur l’autre, que semblent traduire les équations de Lorentz : il devient ici nécessaire, pour situer un point, d’indiquer explicitement sa position dans le temps aussi bien que dans l’espace. Il n’en reste pas moins que l’Espace-Temps de Minkowski et d’Einstein est une espèce dont la spatialisation commune du Temps dans un Espace à quatre dimensions est le genre. La marche que nous avons à suivre est alors toute tracée. Nous devons commencer par chercher ce que signifie, d’une manière générale, l’introduction d’un milieu à quatre dimensions qui réunirait temps et espace. Puis nous nous demanderons ce qu’on y ajoute, ou ce qu’on en retranche, quand on conçoit le rapport entre les dimensions spatiales et la dimension temporelle à la manière de Minkowski et d’Einstein. Dès maintenant on entrevoit que, si la conception courante d’un espace accompagné de temps spatialisé prend tout naturellement pour l’esprit la forme d’un milieu à quatre dimensions, et si ce milieu est fictif en ce qu’il symbolise simplement la convention de spatialiser le temps, il en sera ainsi des espèces dont ce milieu à quatre dimensions aura été le genre. En tout cas, espèce et genre auront sans doute le même degré de réalité, et l’Espace-Temps de la théorie de la Relativité ne sera probablement pas plus incompatible avec notre ancienne conception de la durée que ne l’était un Espace-et-Temps à quatre dimensions symbolisant à la fois l’espace usuel et le temps spatialisé. Néanmoins, nous ne pourrons nous dispenser de considérer plus spécialement l’Espace-Temps de Minkowski et d’Einstein, quand une fois nous nous serons occupé d’un Espace-et-Temps général à quatre dimensions. Attachons-nous à celui-ci d’abord.

On a de la peine à imaginer une dimension nouvelle si l’on part d’un Espace à trois dimensions, puisque l’expérience ne nous en montre pas une quatrième. Mais rien n’est plus simple, si c’est un Espace à deux dimensions que nous dotons de cette dimension supplémentaire. Nous pouvons évoquer des êtres plats, vivant sur une surface, se confondant avec elle, ne connaissant que deux dimensions d’espace. L’un d’eux aura été conduit par ses calculs à postuler l’existence d’une troisième dimension. Superficiels au double sens du mot, ses congénères refuseront sans doute de le suivre ; lui-même ne réussira pas à imaginer ce que son entendement aura pu concevoir. Mais nous, qui vivons dans un Espace à trois dimensions, nous aurions la perception réelle de ce qu’il se serait simplement représenté comme possible : nous nous rendrions exactement compte de ce qu’il aurait ajouté en introduisant une dimension nouvelle. Et comme ce serait quelque chose du même genre que nous ferions nous-mêmes si nous supposions, réduits à trois dimensions comme nous le sommes, que nous sommes immergé dans un milieu à quatre dimensions, nous imaginerions presque ainsi cette quatrième dimension qui nous paraissait d’abord inimaginable. Ce ne serait pas tout à fait la même chose, il est vrai. Car un espace à plus de trois dimensions est une pure conception de l’esprit et peut ne correspondre à aucune réalité. Tandis que l’Espace à trois dimensions est celui de notre expérience. Lors donc que, dans ce qui va suivre, nous nous servirons de notre Espace à trois dimensions, réellement perçu, pour donner un corps aux représentations d’un mathématicien assujetti à un univers plat, — représentations pour lui concevables mais non pas imaginables, — cela ne voudra pas dire qu’il existe ou puisse exister un Espace à quatre dimensions capable à son tour de réaliser en forme concrète nos propres conceptions mathématiques quand elles transcendent notre monde à trois dimensions. Ce serait faire la part trop belle à ceux qui interprètent tout de suite métaphysiquement la théorie de la Relativité. L’artifice dont nous allons user a pour unique objet de fournir un support imaginatif à la théorie, de la rendre ainsi plus claire, et par là de faire mieux apercevoir les erreurs où des conclusions hâtives nous feraient tomber.

Nous allons donc simplement revenir à l’hypothèse dont nous étions parti quand nous tracions deux axes rectangulaires et considérions une ligne A′ B′ dans le même plan qu’eux. Nous ne nous donnions que la surface de la feuille de papier. Ce monde à deux dimensions, la théorie de la Relativité le dote d’une dimension additionnelle qui serait le temps : l’invariant ne sera plus dx 2 + dy 2, mais dx 2 + dy 2c 2 dt 2. Certes, cette dimension additionnelle est de nature toute spéciale, puisque l’invariant serait dx 2 + dy 2 + dt 2 sans qu’il fût besoin d’un artifice d’écriture pour l’amener à cette forme, si le temps était une dimension comme les autres. Nous devrons tenir compte de cette différence caractéristique, qui nous a préoccupé déjà et sur laquelle nous concentrerons notre attention tout à l’heure. Mais nous la laissons de côté pour le moment, puisque la théorie de la Relativité elle-même nous invite à le faire : si elle a eu recours ici à un artifice, et si elle a posé un temps imaginaire, c’était précisément pour que son invariant conservât la forme d’une somme de quatre carrés ayant tous pour coefficient l’unité, et pour que la dimension nouvelle fût provisoirement assimilable aux autres. Demandons-nous donc, d’une manière générale, ce qu’on apporte, ce que peut-être aussi l’on enlève, à un univers à deux dimensions quand on fait de son temps une dimension supplémentaire. Nous tiendrons compte ensuite du rôle spécial que joue cette nouvelle dimension dans la théorie de la Relativité.

On ne saurait trop le répéter : le temps du mathématicien est nécessairement un temps qui se mesure et par conséquent un temps spatialisé. Point n’est besoin de se placer dans l’hypothèse de la Relativité : de toute manière (nous le faisions remarquer, il y a plus de trente ans) le temps mathématique pourra être traité comme une dimension additionnelle de l’espace. Supposons un univers superficiel réduit au plan P, et considérons dans ce plan un mobile M qui décrit une ligne quelconque, par exemple une circonférence, à partir d’un certain point que nous prendrons pour origine. Nous qui habitons un monde à trois dimensions, nous pourrons nous représenter le mobile M entraînant avec lui une ligne MN perpendiculaire au plan et dont la longueur variable mesurerait à chaque instant le temps écoulé depuis l’origine. L’extrémité N de cette ligne décrira dans l’Espace à trois dimensions une courbe qui sera, dans le cas actuel, de forme hélicoïdale. Il est aisé de voir que cette courbe tracée dans l’Espace à trois dimensions nous livre toutes les particularités temporelles du changement survenu dans l’Espace à deux dimensions P. La distance d’un point quelconque de l’hélice au plan P nous indique en effet le moment du temps auquel nous avons affaire, et la tangente à la courbe de ce point nous donne, par son inclinaison sur le plan P, la vitesse du mobile à ce moment 43. Ainsi, dira-t-on, la « courbe à deux dimensions » 44 ne dessine qu’une partie de la réalité constatée sur le plan P, parce qu’elle n’est qu’espace, au sens que les habitants de P donnent à ce mot. Au contraire, la « courbe à trois dimensions » contient cette réalité tout entière : elle a trois dimensions d’espace pour nous ; elle serait de l’Espace-et-Temps à trois dimensions pour un mathématicien à deux dimensions qui habiterait le plan P et qui, incapable d’imaginer la troisième dimension, serait amené par la constatation du mouvement à la concevoir, et à l’exprimer analytiquement. Il pourrait ensuite apprendre de nous qu’une courbe à trois dimensions existe effectivement comme image.

Une fois posée d’ailleurs la courbe à trois dimensions, espace et temps tout à la fois, la courbe à deux dimensions apparaîtrait au mathématicien de l’univers plat comme une simple projection de celle-ci sur le plan qu’il habite. Elle ne serait que l’aspect superficiel et spatial d’une réalité solide qui devrait s’appeler temps et espace à la fois.

Bref, la forme d’une courbe à trois dimensions nous renseigne ici et sur la trajectoire plane et sur les particularités temporelles d’un mouvement s’effectuant dans un espace à deux dimensions. Plus généralement, ce qui est donné comme mouvement dans un espace d’un nombre quelconque de dimensions peut être représenté comme forme dans un espace ayant une dimension de plus.

Mais cette représentation est-elle réellement adéquate au représenté ? Contient-elle tout juste ce que celui-ci contient ? On le croirait au premier abord, comme nous venons de le dire. Mais la vérité est qu’elle renferme plus par un côté, moins par un autre, et que si les deux choses paraissent interchangeables, c’est parce que notre esprit retranche subrepticement de la représentation ce qu’il y a en trop, introduit non moins subrepticement ce qui manque.

Pour commencer par le second point, il est évident que le devenir proprement dit a été éliminé. C’est que la science n’en a que faire dans le cas actuel. Quel est son objet ? Simplement de savoir où le mobile sera en un moment quelconque de son parcours. Elle se transporte donc invariablement à l’extrémité d’un intervalle déjà parcouru ; elle ne s’occupe que du résultat une fois obtenu : si elle peut se représenter d’un seul coup tous les résultats acquis à tous les moments, et de manière à savoir quel résultat correspond à tel moment, elle a remporté le même succès que l’enfant devenu capable de lire instantanément un mot au lieu de l’épeler lettre par lettre. C’est ce qui arrive dans le cas de notre cercle et de notre hélice qui se correspondent point à point. Mais cette correspondance n’a de signification que parce que notre esprit parcourt la courbe et en occupe successivement des points. Si nous avons pu remplacer la succession par une juxtaposition, le temps réel par un temps spatialisé, le devenant par le devenu, c’est parce que nous conservons en nous le devenir, la durée réelle : quand l’enfant lit actuellement le mot tout d’un coup, il l’épèle virtuellement lettre par lettre. Ne nous imaginons donc pas que notre courbe à trois dimensions nous livre, cristallisés pour ainsi dire ensemble, le mouvement par lequel se trace la courbe plane et cette courbe plane elle-même. Elle a simplement extrait du devenir ce qui intéresse la science, et la science ne pourra d’ailleurs utiliser cet extrait que parce que notre esprit rétablira le devenir éliminé ou se sentira capable de le faire. En ce sens, la courbe à n + 1 dimensions toute tracée, qui serait l’équivalent de la courbe à n dimensions se traçant, représente réellement moins que ce qu’elle prétend représenter.

Mais, en un autre sens, elle représente davantage. Retranchant par ici, ajoutant par là, elle est doublement inadéquate.

Nous l’avons obtenue, en effet, par un procédé bien défini, par le mouvement circulaire, dans le plan P, d’un point M qui entraînait avec lui la droite de longueur variable MN, proportionnelle au temps écoulé. Ce plan, ce cercle, cette droite, ce mouvement, voilà les éléments parfaitement déterminés de l’opération par laquelle la figure se traçait. Mais la figure toute tracée n’implique pas nécessairement ce mode de génération. Même si elle l’implique encore, elle aura pu être l’effet du mouvement d’une autre droite, perpendiculaire à un autre plan, et dont l’extrémité M aura décrit dans ce plan, avec des vitesses toutes différentes, une courbe qui n’était pas une circonférence. Donnons-nous en effet un plan quelconque et projetons sur lui notre hélice : celle-ci sera aussi bien représentative de la nouvelle courbe plane, parcourue avec de nouvelles vitesses, amalgamée à de nouveaux temps. Si donc, au sens que nous définissions tout à l’heure, l’hélice contient moins que la circonférence et le mouvement qu’on y prétend retrouver, en un autre sens elle contient davantage : une fois acceptée comme l’amalgame d’une certaine figure plane avec un certain mode de mouvement, on y découvrirait aussi bien une infinité d’autres figures planes complétées respectivement par une infinité d’autres mouvements. Bref, comme nous l’annoncions, la représentation est doublement inadéquate : elle reste en deçà, elle va au-delà. Et l’on en devine la raison. En ajoutant une dimension à l’espace où l’on se trouve, on peut sans doute figurer par une chose, dans ce nouvel Espace, un processus ou un devenir constaté dans l’ancien. Mais comme on a substitué du tout fait à ce qu’on aperçoit se faisant, on a d’une part éliminé le devenir inhérent au temps, et l’on a d’autre part introduit la possibilité d’une infinité d’autres processus par lesquels la chose eût été aussi bien construite. Le long du temps où l’on constatait la genèse progressive de cette chose, il y avait un mode de génération bien déterminé ; mais dans le nouvel espace, accru d’une dimension, où la chose s’étale d’un seul coup par l’adjonction du temps à l’espace ancien, on est libre d’imaginer une infinité de modes de génération également possibles ; et celui qu’on a constaté effectivement, bien qu’il soit seul réel, n’apparaît plus comme privilégié : on le mettra — à tort — sur la même ligne que les autres.

Dès à présent l’on entrevoit le double danger auquel on s’expose quand on symbolise le temps par une quatrième dimension de l’espace. D’une part, on risque de prendre le déroulement de toute l’histoire passée, présente et future de l’univers pour une simple course de notre conscience le long de cette histoire donnée tout d’un coup dans l’éternité : les événements ne défileraient plus devant nous, c’est nous qui passerions devant leur alignement. Et d’autre part, dans l’Espace-et-Temps ou Espace-Temps qu’on aura ainsi constitué, on se croira libre de choisir entre une infinité de répartitions possibles de l’Espace et du Temps. C’était pourtant avec un Espace bien déterminé, un Temps bien déterminé, que cet Espace-Temps avait été construit : seule, une certaine distribution particulière en Espace et Temps était réelle. Mais on ne fait pas de distinction entre elle et toutes les autres distributions possibles : ou plutôt, on ne voit plus qu’une infinité de distributions possibles, la distribution réelle n’étant plus que l’une d’elles. Bref, on oublie que, le temps mesurable étant nécessairement symbolisé par de l’espace, il y a tout à la fois plus et moins dans la dimension d’espace prise pour symbole que dans le temps lui-même.

Mais on apercevra plus clairement ces deux points de la manière suivante. Nous avons supposé un univers à deux dimensions. Ce sera le plan P, prolongé indéfiniment. Chacun des états successifs de l’univers sera une image instantanée, occupant la totalité du plan et comprenant l’ensemble des objets, tous plats, dont l’univers est fait. Le plan sera donc comme un écran sur lequel se déroulerait la cinématographie de l’univers, avec cette différence toutefois qu’il n’y a pas ici de cinématographe extérieur à l’écran, pas de photographie projetée du dehors : l’image se dessine sur l’écran spontanément. Maintenant, les habitants du plan P pourront se représenter de deux manières différentes la succession des images cinématographiques dans leur espace. Ils se diviseront en deux camps, selon qu’ils tiendront davantage aux données de l’expérience ou au symbolisme de la science.

Les premiers estimeront qu’il y a bien des images successives, mais que nulle part ces images ne sont alignées ensemble le long d’un film ; et cela pour deux raisons : 1° Où le film trouverait-il à se loger ? Chacune des images, couvrant l’écran à elle seule, remplit par hypothèse la totalité d’un espace peut-être infini, la totalité de l’espace de l’univers. Force est donc bien à ces images de n’exister que successivement ; elles ne sauraient être données globalement. Le temps se présente d’ailleurs bien à notre conscience comme durée et succession, attributs irréductibles à tout autre et distincts de la juxtaposition. 2° Sur un film, tout serait prédéterminé ou, si vous aimez mieux, déterminé. Illusoire serait donc notre conscience de choisir, d’agir, de créer. S’il y a succession et durée, c’est justement parce que la réalité hésite, tâtonne, élabore graduellement de l’imprévisible nouveauté. Certes, la part de la détermination absolue est grande dans l’univers ; c’est justement pourquoi une physique mathématique est possible. Mais ce qui est prédéterminé est virtuellement du déjà fait et ne dure que par sa solidarité avec ce qui se fait, avec ce qui est durée réelle et succession : il faut tenir compte de cet entrelacement, et l’on voit alors que l’histoire passée, présente et future de l’univers ne saurait être donnée globalement le long d’un film 45.

Les autres répondraient : « D’abord, nous n’avons que faire de votre prétendue imprévisibilité. L’objet de la science est de calculer, et par conséquent de prévoir : nous négligerons donc votre sentiment d’indétermination, qui n’est peut-être qu’une illusion. Maintenant, vous dites qu’il n’y a pas de place, dans l’univers, pour loger des images autres que l’image dénommée présente. Ce serait vrai, si l’univers était condamné à n’avoir que ses deux dimensions. Mais nous pouvons lui en supposer une troisième, que nos sens n’atteignent pas, et à travers laquelle voyagerait précisément notre conscience quand elle se déroule dans le « Temps ». Grâce à cette troisième dimension d’Espace, toutes les images constituant tous les moments passés et futurs de l’univers sont données d’un seul coup avec l’image présente, non pas disposées les unes par rapport aux autres comme les photographies le long d’un film (pour cela, en effet, il n’y aurait pas de place), mais arrangées dans un ordre différent, que nous n’arrivons pas à imaginer, que nous pouvons cependant concevoir. Vivre dans le Temps consiste à traverser cette troisième dimension, c’est-à-dire à la détailler, à apercevoir une à une les images qu’elle met à même de se juxtaposer. L’indétermination apparente de celle que nous allons percevoir consiste simplement dans le fait qu’elle n’est pas encore perçue : c’est une objectivation de notre ignorance 46. Nous croyons que les images se créent au fur et à mesure de leur apparition, justement parce qu’elles semblent nous apparaître, c’est-à-dire se produire devant nous et pour nous, venir à nous. Mais n’oublions pas que tout mouvement est réciproque ou relatif : si nous les percevons venant à nous, il est aussi vrai de dire que nous allons à elles. Elles sont en réalité là ; elles nous attendent, alignées ; nous passons le long du front. Ne disons donc pas que les événements ou accidents nous arrivent ; c’est nous qui leur arrivons. Et nous le constaterions immédiatement si nous connaissions la troisième dimension comme les autres. »

Maintenant, je suppose qu’on me prenne pour arbitre entre les deux camps. Je me tournerais vers ceux qui viennent de parler, et je leur dirais : « Laissez-moi d’abord vous féliciter de n’avoir que deux dimensions, car vous allez ainsi obtenir pour votre thèse une vérification que je chercherais vainement, moi, si je faisais un raisonnement analogue au vôtre dans l’espace où le sort m’a jeté. » Il se trouve, en effet, que j’habite un espace à trois dimensions ; et lorsque j’accorde à tels ou tels philosophes qu’il pourrait bien y en avoir une quatrième, je dis quelque chose qui est peut-être absurde en soi, encore que concevable mathématiquement. Un surhomme, que je prendrais à mon tour pour arbitre entre eux et moi, nous expliquerait peut-être que l’idée d’une quatrième dimension s’obtient par le prolongement de certaines habitudes mathématiques contractées dans notre Espace (absolument comme vous avez obtenu l’idée d’une troisième dimension), mais que l’idée ne correspond cette fois et ne peut correspondre à aucune réalité. Il y a néanmoins un espace à trois dimensions, où précisément je me trouve : c’est une bonne fortune pour vous, et je vais pouvoir vous renseigner. Oui, vous avez deviné juste en croyant possible la coexistence d’images comme les vôtres, s’étendant chacune sur une « surface » infinie, alors qu’elle est impossible dans l’Espace tronqué où la totalité de votre univers vous paraît tenir à chaque instant. Il suffit que ces images — dénommées par nous « plates » — s’empilent, comme nous disons, les unes sur les autres. Les voilà empilées. Je vois votre univers « solide », selon notre manière de parler ; il est fait de l’entassement de toutes vos images plates, passées, présentes et futures. Je vois aussi votre conscience voyageant perpendiculairement à ces « plans » superposés, ne prenant jamais connaissance que de celui qu’elle traverse, le percevant comme du présent, se souvenant alors de celui qu’elle laisse en arrière, mais ignorant ceux qui sont en avant et qui entrent tour à tour dans son présent pour venir aussitôt enrichir son passé.

Seulement, voici ce qui me frappe encore.

J’ai pris des images quelconques, ou mieux des pellicules sans images, pour figurer votre avenir, que je ne connais pas. J’ai ainsi empilé sur l’état présent de votre univers des états futurs qui restent pour moi en blanc : ils font pendant aux états passés qui sont de l’autre côté de l’état présent et que j’aperçois, eux, comme des images déterminées. Mais je ne suis nullement sûr que votre avenir coexiste ainsi avec votre présent. C’est vous qui me le dites. J’ai construit ma figure sur vos indications, mais votre hypothèse reste une hypothèse. N’oubliez pas que c’est une hypothèse, et qu’elle traduit simplement certaines propriétés de faits tout particuliers, découpés dans l’immensité du réel, dont s’occupe la science physique. Maintenant, je puis vous dire, en vous faisant bénéficier de mon expérience de la troisième dimension, que votre représentation du temps par de l’espace va vous donner à la fois plus et moins que ce que vous voulez représenter.

Elle vous donnera moins, car le tas d’images empilées qui constitue la totalité des états de l’univers n’a rien qui implique ou explique le mouvement par lequel votre Espace P les occupe tour à tour, ou par lequel (cela revient au même, selon vous) elles viennent tour à tour remplir l’Espace P où vous êtes. Je sais bien que ce mouvement ne compte pas, à vos yeux. Du moment que toutes les images sont virtuellement données, — et c’est votre conviction, — du moment qu’on devrait théoriquement être à même de prendre celle qu’on voudra dans la partie du tas qui est en avant (en cela consiste le calcul ou la prévision d’un événement), le mouvement qui vous obligerait à passer d’abord le long des images intermédiaires entre cette image-là et l’image présente, — mouvement qui serait précisément le temps, — vous apparaît comme un simple « retard » ou empêchement apporté en fait à une vision qui serait immédiate en droit ; il n’y aurait ici qu’un déficit de votre connaissance empirique, précisément comblé par votre science mathématique. Enfin ce serait du négatif ; et l’on ne se donnerait pas plus, on se donnerait moins qu’on n’avait, quand on pose une succession, c’est-à-dire une nécessité de feuilleter l’album, alors que tous les feuillets sont là. Mais moi qui fais l’expérience de cet univers à trois dimensions et qui puis y percevoir effectivement le mouvement par vous imaginé, je dois vous avertir que vous envisagez un aspect seulement de la mobilité et par conséquent de la durée : l’autre, essentiel, vous échappe. On peut sans doute considérer comme théoriquement entassées les unes sur les autres, données par avance en droit, toutes les parties de tous les états futurs de l’univers qui sont prédéterminées : on ne fait qu’exprimer ainsi leur prédétermination. Mais ces parties, constitutives de ce qu’on appelle le monde physique, sont encadrées dans d’autres, sur lesquelles votre calcul n’a pas eu de prise jusqu’à présent, et que vous déclarez calculables par suite d’une assimilation entièrement hypothétique : il y a de l’organique, il y a du conscient. Moi qui suis inséré dans le monde organisé par mon corps, dans le monde conscient par l’esprit, je perçois la marche en avant comme un enrichissement graduel, comme une continuité d’invention et de création. Le temps est pour moi ce qu’il y a de plus réel et de plus nécessaire ; c’est la condition fondamentale de l’action ; — que dis-je ? c’est l’action même ; et l’obligation où je suis de le vivre, l’impossibilité de jamais enjamber l’intervalle de temps à venir, suffiraient à me démontrer — si je n’en avais pas le sentiment immédiat — que l’avenir est réellement ouvert, imprévisible, indéterminé. Ne me prenez pas pour un métaphysicien, si vous appelez ainsi l’homme des constructions dialectiques. Je n’ai rien construit, j’ai simplement constaté. Je vous livre ce qui s’offre à mes sens et à ma conscience : l’immédiatement donné doit être tenu pour réel tant qu’on ne l’a pas convaincu d’être une simple apparence ; à vous donc, si vous voyez là une illusion, d’apporter la preuve. Mais vous ne soupçonnez là une illusion que parce que vous faites, vous, une construction métaphysique. Ou plutôt la construction est déjà faite : elle date de Platon, qui tenait le temps pour une simple privation d’éternité ; et la plupart des métaphysiciens anciens et modernes l’ont adoptée telle quelle, parce qu’elle répond en effet à une exigence fondamentale de l’entendement humain. Fait pour établir des lois, c’est-à-dire pour extraire du flux changeant des choses certaines relations qui ne changent pas, notre entendement est naturellement porté à ne voir qu’elles ; elles seules existent pour lui ; il accomplit donc sa fonction, il répond à sa destination en se plaçant hors du temps qui coule et qui dure. Mais la pensée, qui déborde le pur entendement, sait bien que, si l’intelligence a pour essence de dégager des lois, c’est afin que notre action sache sur quoi compter, c’est afin que notre volonté ait plus de prise sur les choses : l’entendement traite la durée comme un déficit, comme une pure négation, afin que nous puissions travailler avec le plus d’efficacité possible dans cette durée qui est pourtant ce qu’il y a de plus positif au monde. La métaphysique de la plupart des métaphysiciens n’est donc que la loi même du fonctionnement de l’entendement, lequel est une des facultés de la pensée, mais non pas la pensée même. Celle-ci, dans son intégralité, tient compte de l’expérience intégrale, et l’intégralité de notre expérience est durée. Donc, quoi que vous fassiez, vous éliminez quelque chose, et même l’essentiel, en remplaçant par un bloc une fois posés les états de l’univers qui passent tour à tour 47.

Vous vous donnez par là moins qu’il ne faut. Mais, en un autre sens, vous vous donnez plus qu’il ne faut.

Vous voulez en effet que votre plan P traverse toutes les images, postées là pour vous attendre, de tous les moments successifs de l’univers. Ou — ce qui revient au même — vous voulez que toutes ces images données dans l’instantané ou dans l’éternité soient condamnées, en raison d’une infirmité de votre perception, à vous apparaître comme passant tour à tour sur votre plan P. Peu importe d’ailleurs que vous vous exprimiez d’une manière ou de l’autre : dans les deux cas il y a un plan P — c’est l’Espace —, et un déplacement de ce plan parallèlement à lui-même — c’est le Temps — qui fait que le plan parcourt la totalité du bloc posé une fois pour toutes. Mais, si le bloc est réellement donné, vous pouvez aussi bien le couper par n’importe quel autre plan P′ se déplaçant encore parallèlement à lui-même et parcourant ainsi dans une autre direction la totalité du réel 48. Vous aurez fait une nouvelle répartition de l’espace et du temps, aussi légitime que la première, puisque le bloc solide a seul une réalité absolue. Telle est bien en effet votre hypothèse. Vous vous figurez avoir obtenu, par l’addition d’une dimension supplémentaire, un Espace-et-Temps à trois dimensions qui peut se diviser en espace et en temps d’une infinité de manières ; la vôtre, celle que vous expérimentez, ne serait que l’une d’elles ; elle serait au même rang que toutes les autres. Mais moi, qui vois ce que seraient toutes les expériences, par vous simplement conçues, d’observateurs attachés à vos plans P′ et se déplaçant avec eux, je puis vous dire qu’ayant à chaque instant la vision d’une image faite de points empruntés à tous les moments réels de l’univers, il vivrait dans l’incohérence et l’absurdité. L’ensemble de ces images incohérentes et absurdes reproduit en effet le bloc, mais c’est uniquement parce que le bloc a été constitué d’une tout autre manière — par un plan déterminé se mouvant dans une direction déterminée — qu’il existe un bloc, et qu’on peut se passer alors la fantaisie de le reconstituer par la pensée au moyen d’un plan quelconque se mouvant dans une autre direction. Mettre ces fantaisies sur la même ligne que la réalité, dire que le mouvement effectivement générateur du bloc n’est que l’un quelconque des mouvements possibles, est négliger le second point sur lequel je viens d’attirer votre attention : dans le bloc tout fait, et affranchi de la durée où il se faisait, le résultat une fois obtenu et détaché ne porte plus la marque expresse du travail par lequel on l’obtint. Mille opérations diverses, accomplies par la pensée, le recomposeraient aussi bien idéalement, quoiqu’il ait été composé effectivement d’une certaine et unique manière. Quand la maison sera bâtie, notre imagination la parcourra dans tous les sens et la reconstruira aussi bien en posant le toit d’abord, en y accrochant ensuite un à un les étages. Qui mettrait cette méthode au même rang que celle de l’architecte, et la tiendrait pour équivalente ? En y regardant de près, on verrait que la méthode de l’architecte est le seul moyen effectif de composer le tout, c’est-à-dire de le faire ; les autres, en dépit de l’apparence, ne sont que des moyens de le décomposer, c’est-à-dire, en somme, de le défaire ; il y en a donc autant qu’on voudra. Ce qui ne pouvait être construit que dans un certain ordre peut être détruit n’importe comment.

Tels sont les deux points qu’on ne devra jamais perdre de vue quand on joindra le temps à l’espace en dotant celui-ci d’une dimension additionnelle. Nous nous sommes placé dans le cas le plus général ; nous n’avons pas encore envisagé l’aspect tout spécial que cette nouvelle dimension présente dans la théorie de la Relativité. C’est que les théoriciens de la Relativité, toutes les fois qu’ils sont sortis de la science pure pour nous donner une idée de la réalité métaphysique que cette mathématique traduirait, ont commencé par admettre implicitement que la quatrième dimension avait au moins les attributs des trois autres, quitte à apporter quelque chose de plus. Ils ont parlé de leur Espace-Temps en prenant pour accordés les deux points suivants : 1° Toutes les répartitions qu’on y peut faire en espace et en temps doivent être mises au même rang (il est vrai que ces répartitions ne pourront être faites, dans l’hypothèse de la Relativité, que selon une loi spéciale, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure) ; 2° notre expérience d’événements successifs ne fait qu’illuminer un à un les points d’une ligne donnée tout d’un coup. — Ils semblent n’avoir pas tenu compte de ce que l’expression mathématique du temps, lui communiquant nécessairement en effet les caractères de l’espace et exigeant que la quatrième dimension, quelles que soient ses qualités propres, ait d’abord celles des trois autres, péchera par défaut et par excès tout à la fois, comme nous venons de le montrer. Quiconque n’apportera pas ici un double correctif risquera de se tromper sur la signification philosophique de la théorie de la Relativité et d’ériger une représentation mathématique en réalité transcendante. On s’en convaincra en se transportant à certains passages du livre déjà classique de M. Eddington : « Les événements n’arrivent pas ; ils sont là, et nous les rencontrons sur notre passage. La « formalité d’avoir lieu » est simplement l’indication que l’observateur, dans son voyage d’exploration, a passé dans le futur absolu de l’événement en question, et elle est sans grande importance 49 ». On lisait déjà dans un des premiers ouvrages sur la théorie de la Relativité, celui de Silberstein, que M. Wells avait merveilleusement devancé cette théorie quand il faisait dire à son « voyageur dans le Temps » : Il n’y a aucune différence entre le Temps et l’Espace, sinon que le long du Temps notre conscience se meut  50.

Mais nous devons maintenant nous occuper de l’aspect spécial que prend la quatrième dimension dans l’EspaceTemps de Minkowski et d’Einstein. Ici l’invariant ds 2 n’est plus une somme de quatre carrés ayant chacun pour coefficient l’unité, comme il le serait si le temps était une dimension semblable aux autres : le quatrième carré, affecté du coefficient c 2 doit être retranché de la somme des trois précédents, et se trouve ainsi avoir une situation à part. On peut, par un artifice approprié, effacer cette singularité de l’expression mathématique : elle n’en subsiste pas moins dans la chose exprimée, et le mathématicien nous en avertit en disant que les trois premières dimensions sont « réelles » et la quatrième « imaginaire ». Serrons donc d’aussi près que nous le pourrons cet Espace-Temps d’une forme particulière.

Mais annonçons tout de suite le résultat où nous nous acheminons. Il ressemblera nécessairement beaucoup à celui que nous a donné l’examen des Temps multiples ; il ne peut d’ailleurs qu’en être une expression nouvelle. Contre le sens commun et la tradition philosophique, qui se prononcent pour un Temps unique, la théorie de la Relativité avait d’abord paru affirmer la pluralité des Temps. En y regardant de plus près, nous n’avons jamais trouvé qu’un seul Temps réel, celui du physicien qui construit la science : les autres sont des Temps virtuels, je veux dire fictifs, attribués par lui à des observateurs virtuels, je veux dire fantasmatiques. Chacun de ces observateurs fantômes, s’animant tout à coup, s’installerait dans la durée réelle de l’ancien observateur réel, devenu fantôme à son tour. De sorte que la conception habituelle du Temps réel subsiste tout simplement, avec, en plus, une construction de l’esprit destinée à figurer que, si l’on applique les formules de Lorentz, l’expression mathématique des faits électro-magnétiques reste la même pour l’observateur censé immobile et pour l’observateur qui s’attribue n’importe quel mouvement uniforme. Or, l’Espace-Temps de Minkowski et d’Einstein ne représente pas autre chose. Si l’on entend par Espace-Temps à quatre dimensions un milieu réel où évoluent des êtres et des objets réels, l’Espace-Temps de la théorie de la Relativité est celui de tout le monde, car tous nous esquissons le geste de poser un Espace-Temps à quatre dimensions dès que nous spatialisons le temps, et nous ne pouvons mesurer le temps, nous ne pouvons même parler de lui sans le spatialiser 51. Mais, dans cet Espace-Temps, le Temps et l’Espace resteraient distincts : ni l’Espace ne pourrait dégorger du temps, ni le Temps rétrocéder de l’espace. S’ils mordent l’un sur l’autre, et dans des proportions variables selon la vitesse du système (c’est ce qu’ils font dans l’Espace-Temps d’Einstein), alors il ne s’agit plus que d’un Espace-Temps virtuel, celui d’un physicien imaginé comme expérimentant et non plus du physicien qui expérimente. Car ce dernier Espace-Temps est en repos, et dans un Espace-Temps qui est en repos le Temps et l’Espace restent distincts l’un de l’autre ; ils ne s’entremêlent, comme nous allons voir, que dans le brassage opéré par le mouvement du système ; mais le système n’est en mouvement que si le physicien qui s’y trouvait l’abandonne. Or, il ne saurait l’abandonner sans s’installer dans un autre système : celui-ci, qui est alors en repos, aura un Espace et un Temps nettement distincts comme les nôtres. De sorte qu’un Espace qui ingurgite du Temps, un Temps qui absorbe à son tour de l’Espace, sont un Temps ou un Espace toujours virtuels et simplement pensés, jamais actuels et réalisés. Il est vrai que la conception de cet Espace-Temps agira alors sur la perception de l’Espace et du Temps actuels. À travers le Temps et l’Espace que nous avons toujours connus distincts, et par là même amorphes, nous apercevrons, comme par transparence, un organisme d’Espace-Temps articulé. La notation mathématique de ces articulations, effectuée sur le virtuel et portée à son plus haut degré de généralité, nous donnera sur le réel une prise inattendue. Nous aurons entre les mains un moyen d’investigation puissant, un principe de recherche dont on peut prédire, dès aujourd’hui, que l’esprit humain n’y renoncera pas, lors même que l’expérience imposerait une nouvelle forme à la théorie de la Relativité.

Pour montrer comment Temps et Espace ne commencent à s’entrelacer qu’au moment où ils deviennent l’un et l’autre fictifs, revenons à notre système S′ et à notre observateur qui, placé effectivement en S′, se transporte par la pensée dans un autre système S, l’immobilisé et suppose alors S′ animé de toutes les vitesses possibles. Nous voulons savoir ce que signifie plus spécialement, dans la théorie de la Relativité, l’entrelacement de l’Espace avec le Temps considéré comme une dimension additionnelle. Nous ne changerons rien au résultat, et nous simplifierons notre exposition, en supposant que l’espace des systèmes S et S′ est réduit à une dimension unique, à une ligne droite, et que l’observateur en S′, ayant une forme vermiculaire, habite une portion de cette ligne. Au fond, nous ne faisons que nous replacer dans les conditions où nous nous mettions tout à l’heure (p. 141). Nous disions que notre observateur, tant qu’il maintient sa pensée en S′ où il est, constate purement et simplement la persistance de la longueur A′ B′ désignée par l. Mais, dès que sa pensée se transporte en S, il oublie l’invariabilité constatée et concrète de la longueur A′ B′ ou de son carré l 2 ; il ne se la représente plus que sous une forme abstraite comme l’invariance d’une différence entre deux carrés L2 et c 2T2, qui seraient seuls donnés (en appelant L l’espace allongé

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, et T l’intervalle de temps
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qui est venu s’intercaler entre les deux événements A′ et B′ perçus à l’intérieur du système S′ comme simultanés). Nous qui connaissons des Espaces à plus d’une dimension, nous n’avons pas de peine à traduire géométriquement la différence entre ces deux conceptions ; car dans l’Espace à deux dimensions qui entoure pour nous la ligne A′ B′ nous n’avons qu’à élever sur elle la perpendiculaire B′ C′ égale à cT, et nous remarquons tout de suite que l’observateur réel en S′ perçoit réellement comme invariable le côté A′ B′ du triangle rectangle, tandis que l’observateur fictif en S n’aperçoit (ou plutôt ne conçoit) directement que l’autre côté B′ C′ et l’hypoténuse A′ C′ de ce triangle : la ligne A′ B′ ne serait plus alors pour lui qu’un tracé mental par lequel il complète le triangle, une expression figurée de
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. Maintenant, supposons qu’un coup de baguette magique place notre observateur, réel en S′ et fictif en S, dans les conditions où nous sommes nous-mêmes, et lui fasse percevoir ou concevoir un Espace à plus d’une dimension. En tant qu’observateur réel en S′, il apercevra la ligne droite A′ B′ : c’est du réel. En tant que physicien fictif en S, il apercevra on concevra la ligne brisée A′ C′ B′ : ce n’est que du virtuel ; c’est la ligne droite A′ B′ apparaissant, allongée et dédoublée, dans le miroir du mouvement. Or, la ligne droite A′ B′ est Espace. Mais la ligne brisée A′ C′ B′ est Espace et Temps ; et il en serait ainsi d’une infinité d’autres lignes brisées A′ D′ B′, A′ E′ B′, …, etc., correspondant à des vitesses différentes du système S′, tandis que la droite A′ B′ reste Espace. Ces lignes brisées d’Espace-Temps, simplement virtuelles, sortent de la ligne droite d’Espace par le seul fait du mouvement que l’esprit imprime au système. Elles sont toutes soumises à cette loi que le carré de leur partie Espace, diminué du carré de leur partie Temps (on est convenu de prendre pour unité de temps la vitesse de la lumière) donne un reste égal au carré invariable de la ligne droite A′ B′, celle-ci ligne de pur Espace, mais réelle. Ainsi, nous voyons exactement le rapport de l’amalgame Espace-Temps à l’Espace et au Temps distincts, qu’on avait toujours laissés ici côte à côte lors même qu’on faisait du Temps, en le spatialisant, une dimension additionnelle d’Espace. Ce rapport devient tout à fait frappant dans le cas particulier que nous avons choisi à dessein, celui où la ligne A′ B′, perçue par un observateur placé en S′, joint l’un à l’autre deux événements A′ et B′ donnés dans ce système comme simultanés. Ici, Temps et Espace sont si bien distincts que le Temps s’éclipse, ne laissant que de l’Espace : un espace A′ B′, voilà tout ce qui est constaté, voilà le réel. Mais cette réalité peut être reconstituée virtuellement par un amalgame d’Espace virtuel et de Temps virtuel, cet Espace et ce Temps s’allongeant à mesure que croît la vitesse virtuelle imprimée au système par l’observateur qui s’en détache idéalement. Nous obtenons ainsi une infinité d’amalgames d’Espace et de Temps simplement pensés, tous équivalents à l’Espace pur et simple, perçu et réel.

Mais l’essence de la théorie de la Relativité est de mettre sur le même rang la vision réelle et les visions virtuelles. Le réel ne serait qu’un cas particulier du virtuel. Entre la perception de la ligne droite A′ B′ à l’intérieur du système S′, et la conception de la ligne brisée A′ C′ B′ quand on se suppose à l’intérieur du système S, il n’y aurait pas une différence de nature. La ligne droite A′ B′ serait une ligne brisée comme A′ C′ B′ avec un segment comme C′ B′ nul, la valeur zéro affectée ici par c 2T2 étant une valeur comme les autres. Mathématicien et physicien ont certes le droit de s’exprimer ainsi. Mais le philosophe, qui doit distinguer le réel du symbolique, parlera autrement. Il se contentera de décrire ce qui vient de se passer. Il y a une longueur perçue, réelle, A′ B′. Et si l’on convient de ne se donner qu’elle, en prenant A′ et B′ comme instantanés et simultanés, il y a simplement, par hypothèse, cette longueur d’Espace plus un néant de Temps. Mais un mouvement imprimé par la pensée au système fait que l’Espace primitivement considéré paraîtra se gonfler de Temps :

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deviendra L2 c’est-à-dire
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+ c 2T2. Il faudra alors que le nouvel espace dégorge du temps, que L2 soit diminué de c 2T2 pour que l’on retrouve
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.

Nous sommes ainsi ramenés à nos conclusions antérieures. On nous montrait que deux événements, simultanés pour le personnage qui les observe à l’intérieur de son système, seraient successifs pour celui qui se représenterait, du dehors, le système en mouvement. Nous l’accordions, mais nous faisions remarquer que l’intervalle entre les deux événements devenus successifs aurait beau s’appeler du temps, il ne pourrait contenir aucun événement : c’est, disions-nous, du « néant dilaté ». Ici nous assistons à la dilatation. Pour l’observateur en S′, la distance entre A′ et B′ était une longueur d’espace l accrue d’un zéro de temps. Quand la réalité

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devient la virtualité L2 le zéro de temps réel s’épanouit en un temps virtuel c 2T2. Mais cet intervalle de temps virtuel n’est que le néant de temps primitif, produisant je ne sais quel effet d’optique dans le miroir du mouvement. La pensée ne saurait y loger un événement, si court fût-il, pas plus qu’on ne pousserait un meuble dans le salon aperçu au fond d’une glace.

Mais nous avons envisagé un cas particulier, celui où les événements en A′ et B′ sont aperçus, à l’intérieur du système S′, comme simultanés. Il nous a paru que c’était le meilleur moyen d’analyser l’opération par laquelle l’Espace s’additionne au Temps et le Temps à l’Espace dans la théorie de la Relativité. Prenons maintenant le cas plus général où les événements A′ et B′ se passent à des moments différents pour l’observateur en S′. Nous revenons à notre première notation : nous appellerons

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le temps de l’événement A′ et
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celui de l’événement B′ ; nous désignerons par
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la distance de A′ à B′ dans l’Espace,
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et
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étant les distances respectives de A′ et de B′ à un point origine O′. Pour simplifier les choses, nous supposons encore l’Espace réduit à une seule dimension. Mais nous nous demanderons cette fois comment l’observateur intérieur à S′, constatant dans ce système et la constance de la longueur d’Espace
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et celle de la longueur de Temps
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pour toutes les vitesses dont on pourrait supposer le système animé, se représenterait cette constance en se plaçant par la pensée dans un système immobile S. Nous savons 52 que
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devrait pour cela s’être dilaté en

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quantité qui surpasse (x₂′ − x₁′)2 de

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Ici encore un temps, comme on voit, serait venu gonfler un espace.

 

Mais, à son tour, un espace s’est surajouté à un temps, car ce qui était primitivement

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est devenu 53

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quantité qui surpasse

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de

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De sorte que le carré du temps s’est accru d’une quantité qui, multipliée par c 2, donnerait l’accroissement du carré de l’espace. Nous voyons ainsi se constituer sous nos yeux, l’espace ramassant du temps et le temps ramassant de l’espace, l’invariance de la différence

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pour toutes les vitesses attribuées au système.

Mais cet amalgame d’Espace et de Temps ne commence à se produire, pour l’observateur en S′, qu’au moment précis où sa pensée met le système en mouvement. Et l’amalgame n’existe que dans sa pensée. Ce qui est réel, c’est-à-dire observé ou observable, c’est l’Espace et le Temps distincts auxquels il a affaire dans son système. Il peut les associer dans un continu à quatre dimensions : c’est ce que nous faisons tous, plus ou moins confusément, quand nous spatialisons le temps, et nous le spatialisons dès que nous le mesurons. Mais Espace et Temps restent alors séparément invariants. Ils ne s’amalgameront ensemble ou, plus précisément, l’invariance ne sera transférée à la différence

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que pour nos observateurs fantasmatiques. L’observateur réel laissera faire, car il est bien tranquille : comme chacun de ses deux termes
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et
équation
longueur d’espace et intervalle de temps, est invariable, quel que soit le point d’où il les considère à l’intérieur de son système, il les abandonne à l’observateur fantasmatique pour que celui-ci les fasse entrer comme il voudra dans l’expression de son invariant ; par avance il adopte cette expression, par avance il sait qu’elle conviendra à son système tel qu’il l’envisage lui-même, car une relation entre termes constants est nécessairement constante. Et il y aura beaucoup gagné, car l’expression qu’on lui apporte est celle d’une vérité physique nouvelle : elle indique comment la « transmission » de la lumière se comporte vis-à-vis de la « translation » des corps.

Mais elle le renseigne sur le rapport de cette transmission à cette translation, elle ne lui dit rien de nouveau sur l’Espace et le Temps : ceux-ci restent ce qu’ils étaient, distincts l’un de l’autre, incapables de se mêler autrement que par l’effet d’une fiction mathématique destinée à symboliser une vérité physique. Car cet Espace et ce Temps qui s’entrepénètrent ne sont l’Espace et le Temps d’aucun physicien réel ou conçu comme tel. Le physicien réel prend ses mesures dans le système où il se trouve, et qu’il immobilise en l’adoptant comme système de référence : Temps et Espace y restent distincts, impénétrables l’un à l’autre. Espace et Temps ne se pénètrent que dans les systèmes en mouvement où le physicien réel n’est pas, où n’habitent que des physiciens par lui imaginés, — imaginés pour le plus grand bien de la science. Mais ces physiciens ne sont pas imaginés comme réels ou comme pouvant l’être : les supposer réels, leur attribuer une conscience, serait ériger leur système en système de référence, se transporter là-bas soi-même et se confondre avec eux, de toute manière déclarer que leur Temps et leur Espace ont cessé de se compénétrer.

Nous revenons ainsi par un long détour à notre point de départ. De l’Espace convertible en Temps et du Temps reconvertible en Espace nous répétons simplement ce que nous avions dit de la pluralité des Temps, de la succession et de la simultanéité tenues pour interchangeables. Et c’est tout naturel, puisqu’il s’agit de la même chose dans les deux cas. L’invariance de

équation
résulte immédiatement des équations de Lorentz. Et l’Espace-Temps de Minkowski et d’Einstein ne fait que symboliser cette invariance, comme l’hypothèse de Temps multiples et de simultanéités convertibles en successions ne fait que traduire ces équations.