(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « De la retraite de MM. Villemain et Cousin. » pp. 146-164
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(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « De la retraite de MM. Villemain et Cousin. » pp. 146-164

De la retraite de MM. Villemain et Cousin.

C’est au commencement de ce mois que MM. Villemain et Cousin ont demandé leur mise à la retraite comme professeurs de la faculté des lettres. Si nous sommes bien informé, ils n’ont donné aucun motif de cette détermination, sinon qu’ils croyaient que pour eux l’heure de se retirer était venue. Le ministre de l’Instruction publique, M. Fortoul, a fait tout ce qu’on pouvait attendre d’un homme dont la jeunesse a été nourrie des vives leçons de cet enseignement littéraire élevé. À l’égard de M. Villemain particulièrement, auquel il devait sa première entrée dans l’instruction publique, M. Fortoul n’a négligé aucune démarche ni aucune instance pour le retenir, et ce n’est qu’après s’être assuré qu’il y avait un parti pris et une résolution irrévocable, que le ministre a proposé au Prince-Président d’admettre à la retraite l’illustre professeur. M. Villemain, nous le savons, a été touché, et il a dû l’être, de ces efforts si honorables et si sincères tentés pour le conserver : il a lu à plusieurs personnes la lettre qui lui a été adressée par le ministre, et nous croyons ne pas nous compromettre en disant qu’au milieu des expressions personnelles de souvenir et de reconnaissance, elle contient à peu près ces termes :

J’ai cédé à votre demande, en proposant au Prince de vous admettre à la retraite. Les regrets d’un gouvernement fait pour apprécier, autant que d’autres, les plus éminentes qualités de l’esprit, s’associent aux regrets que la France entière témoignera bientôt, en apprenant qu’un des plus illustres représentants de son intelligence et de son goût s’est condamné, avant le temps, à quitter la chaire qu’il avait consacrée.

Ainsi, tout s’est passé dans les termes de la concorde et de la paix, ou, si l’on aime mieux, avec tous les honneurs de la guerre. On ne saurait reprocher au gouvernement d’avoir provoqué les démissions que les honorables professeurs ont cru devoir donner. On ne saurait dire non plus que cette retraite, qui prive les listes semestrielles de la faculté des plus beaux noms qui les décoraient, soit « un malheur public pour la jeunesse des Écoles » qui n’entendra plus désormais ces voix éloquentes ; car il y a vingt-deux ans que ces illustres maîtres avaient cessé de professer, et qu’ils ne remplissaient plus leurs chaires que par leurs lieutenants. Leurs services, depuis ce temps, étaient d’un autre ordre et se poursuivaient dans l’administration ou dans la politique. Ce qu’il faut dire, c’est que cette retraite, si l’on y joint celle de M. Guizot, qui eut lieu à la suite de la révolution de Février, achève et clôt une belle et brillante époque, la plus belle qu’ait eue l’enseignement public en France. Jamais, avant ces trois professeurs célèbres, l’enseignement ne s’était montré avec autant d’éclat, de concert et de mouvement.

Il serait bien naturel d’ajouter qu’il ne retrouvera plus rien de pareil et d’égal désormais. Mais, si disposés que nous soyons à saluer et à honorer ce qui cesse, n’oublions jamais cette loi supérieure des choses : pas un individu n’est essentiel ici-bas, pas une génération n’est indispensable ; la nature est féconde, et après les pertes les plus senties, et les plus irréparables ce semble, tout reprend bientôt et tout recommence. En littérature, la tradition sans doute est chose délicate, et qui ne se renoue pas si aisément ; mais, outre que l’héritage de ces hommes célèbres est depuis longtemps déjà aux mains d’hommes instruits et habiles qui en savent le prix et le poids, je dirai que la grande tradition ne se continue jamais par les disciples, mais par de nouveaux maîtres qui, en paraissant, reprennent l’ensemble des faits et des idées par d’autres aspects, et qui se placent d’eux-mêmes sur des hauteurs qui font la chaîne. Pour donner à ces vrais successeurs le temps de venir, un peu d’intervalle parfois est nécessaire.

J’ai toujours éprouvé un regret, je l’avoue, quand je pensais à ces trois professeurs célèbres, dont l’enseignement (quoi qu’ils aient pu faire depuis) restera la plus grande gloire : ce regret, c’est qu’ils n’aient pas assez compris ce que je dis en ce moment, que leur vraie gloire et leur vraie force était là. À aucun moment, depuis vingt-deux ans, ils n’ont songé à reparaître dans leurs chaires. Quand je dis qu’ils n’y ont pas songé, j’ai peut-être tort. Combien de fois M. Cousin n’a-t-il pas exprimé, en causant, cette noble envie de reprendre tout simplement son cours, de se remettre en communication directe avec cette jeunesse qui ne le connaissait plus que par ses écrits, de la ramener sur bien des points où on l’égarait ! Pourquoi lui ou quelqu’un de ses autres collègues n’a-t-il pas réalisé ce vœu si noble et si simple, si original, et si supérieur à tout ce qu’une demi-politique pouvait y opposer ? Y a-t-il eu en réalité un moment où l’un ou l’autre de ces trois maîtres ait pu ainsi reparaître dans nos écoles avec opportunité, avec convenance ? Je le crois. Leur talent n’a jamais été, plus ferme et plus mûr que dans ces dernières années. Ils auraient montré à cette jeunesse, que de faux déclamateurs enivraient, ce que c’est que le vrai talent littéraire et historique quand il s’est encore aguerri dans la pratique, même incomplète, des affaires, et dans l’expérience de la vie. Mais s’ils en ont eu à quelque moment l’idée ou la velléité, ils n’ont pas osé ; ils n’ont pas assez aimé la pure chose universitaire jour cela. La Harpe, dont on rit un peu, a été traversé par la Révolution de 89 et de 93, et par le coup d’État de Fructidor, et chaque fois il est remonté en chaire après ; on peut dire qu’il est mort en professant. C’est trop. Mais il y a dans cet exemple un courage digne de respect. Nos trois illustres maîtres, en s’épargnant ce retour sur un théâtre où ils avaient tant donné, mais où ils avaient à terminer encore, ont fait, selon moi, comme Turenne s’il avait manqué ses deux dernières campagnes, ou comme Racine s’il s’était retranché Esther et Athalie.

Qu’ils me pardonnent ce regret où il entre une si haute idée de ce que je leur reconnais avant tout, de leur talent même. Telle qu’elle vit dans nos souvenirs, telle qu’elle est résumée et fixée dans leurs leçons recueillies, leur renommée de professeurs reste assez belle. On a de M. Guizot deux grands ouvrages qui représentent son enseignement historique de 1820 à 1822, et de 1827 à 1830. L’Histoire de la civilisation en France, avec l’Histoire générale de la civilisation en Europe, qui y sert d’introduction, appartient aux trois dernières années de son cours (1827-1830), et l’Histoire des origines du gouvernement représentatif en France remonte aux années 1820-1822. C’est en 1851 seulement que M. Guizot a mis en ordre et rédigé cette dernière série d’anciennes leçons, qui n’avaient jamais été publiées avec l’étendue et le soin convenables. Il a fait paraître l’Histoire des origines du gouvernement représentatif en France dans un moment où l’on était bien peu disposé à en goûter les fruits, et où l’arbre, à force de monter en folles branches, compromettait toutes ses racines. M. Guizot raconte dans sa préface comment, en 1820, sortant des affaires où il était entré en seconde ligne avec ses amis les doctrinaires d’alors, il crut devoir entreprendre d’expliquer dans son cours l’origine et les principes du gouvernement que lui et ses amis avaient essayé de pratiquer : même quand il fait de l’histoire, M. Guizot songe toujours à la politique d’à côté :

Si j’appliquais aujourd’hui à ces études historiques de 1820, dit-il dans sa préface de 1851, tous les enseignements que, depuis cette époque, la vie politique m’a donnés, je modifierais peut-être quelques-unes des idées qui y sont exprimées sur quelques-unes des conditions et des formes du gouvernement représentatif. Ce gouvernement n’a point un type unique, et seul bon, d’après lequel il doive être partout et nécessairement institué. La Providence, qui fait aux nations des origines et des destinées diverses, ouvre aussi à la justice et à la liberté plus d’une voie pour entrer dans les gouvernements ; et ce serait réduire follement leurs chances de succès, que les condamner à se produire toujours sous les mêmes traits et par les mêmes moyens.

Je ne me permets point de juger ce que fait ou ne fait pas la Providence, grand mot dont on abuse, et qui n’est souvent que la déification de notre propre pensée ; mais il me semble que si le gouvernement représentatif n’a pas un type unique et seul bon, et s’il n’est pas lui-même l’unique gouvernement possible, il faut se garder d’offrir toujours des types dans un ordre aussi changeant et aussi divers que celui de l’histoire, et dans lequel le fait donne à la théorie des démentis perpétuels. C’est cette histoire positive, vérace, à la Guichardin ou à la Machiavel, sans hypothèse, non adaptée aux vœux et aux combinaisons politiques du jour, toujours prête à voir ce qui est, ne relevant que de l’examen des faits et d’une connaissance sévère des hommes, qui est peut-être l’originalité à trouver et le correctif, après la manière de M. Guizot et dans une tout autre direction que lui. Car, dans l’ordre d’histoire ingénieusement et savamment construite et déduite, comme professeur il a peu laissé à faire, et parmi ceux même qui se croient assez loin de lui, je ne lui vois que des disciples.

M. Cousin, professeur de philosophie, a pris soin de recueillir, dans de nombreux petits volumes très exactement revus, et très curieusement remaniés, la série de ses leçons sur l’Histoire de la philosophie moderne, tant celles de 1815 à 1820, que celles de 1828 à 1830. Il y a des parties excellentes pour tout le monde, et même agréables, quand M. Cousin en vient à des analyses particulières de certains philosophes ou moralistes. On s’expliquerait peu, en lisant ces volumes de M. Cousin, l’espèce d’attaque et de défaveur dont sa philosophie a été l’objet, et l’on a besoin d’y ajouter quelques éclaircissements pour le faire comprendre. Si M. Cousin n’avait voulu que rétablir, contrairement aux résultats du xviiie  siècle, une philosophie où l’on prouvât, par diverses sortes de raisonnements plus ou moins rigoureux, l’existence de Dieu, la spiritualité de l’âme, son immortalité, la liberté morale de l’homme dans une certaine mesure, il y aurait eu peu à redire ; car une telle philosophie est la seule qui se puisse décemment enseigner, et elle a été généralement d’ailleurs la philosophie des Socrate, des Platon, des Descartes, des Bossuet, des Fénelon, des d’Aguesseau. Mais M. Cousin a voulu davantage : il a affecté la rigueur et l’invention dans la méthode ; il a prétendu serrer les choses de plus près que ses devanciers ; il a tenu à donner à sa philosophie une solidité indépendante de toute tradition révélée ; il a aspiré, en un mot, à fonder une grande école de philosophie intermédiaire, qui ne choquât point la religion, qui existât à côté, qui en fût indépendante, souvent auxiliaire en apparence, mais encore plus protectrice, et, par instants, dominatrice, en attendant peut-être qu’elle en devînt héritière. C’est dans cette prétention, secrète ou affichée, qu’a paru le danger, et c’est de ce côté qu’a porté le fort de l’attaque. D’une autre part, les rigoureux observateurs de la nature humaine lui ont reproché de maintenir orgueilleusement certains dogmes qu’une philosophie plus positive et plus hardie se croyait en droit de contester, de ne tenir aucun compte de l’homme physique et naturel dans les opérations de l’esprit, de se soucier moins d’être un vrai philosophe (ce qui n’est donné qu’à peu d’hommes) que de vouloir fonder une grande école de philosophie (ce qui est bien différent), et d’aller jusqu’à faire ensuite de cette philosophie une doctrine d’État, ayant cours et influence. Il en est résulté que sa grande et ambitieuse tentative, qui mécontentait et inquiétait les hommes religieux et le clergé, ne satisfaisait point d’ailleurs les savants et le petit nombre des libres philosophes ; elle avait contre elle les croyants, et n’avait pas pour elle les physiologistes. Mais ce n’est point ceux-ci qui lui ont le plus nui.

En effet, les savants de nos jours s’aventurent peu dans les questions générales ; mais le clergé est redevenu important, considérable, et il est naturel que l’on compte avec lui. La raison en est claire et socialement manifeste. Bien des gens se souciaient médiocrement de l’Église quand ils ne la voyaient que comme un obstacle qui les gênait dans leurs idées de progrès et d’élargissement de la voie publique ; mais, le jour où la société a été en danger d’être envahie, on s’est aperçu que l’Église faisait partie des fortifications et des remparts de la place, et c’est alors que bien des indifférents qui, la veille encore, auraient voulu la diminuer, sinon la détruire, ont compris l’importance de la défendre. Dans un tel état politique de défense et de siège, il n’y avait plus de place pour l’espèce de philosophie intermédiaire de M. Cousin, et le maître lui-même semble l’avoir compris en se réfugiant dans la littérature proprement dite, qui le distrait et le possède de plus en plus.

Des trois professeurs, c’est, ce me semble, M. Villemain qui a le moins perdu dans ce récapitulé final, parce que c’était celui qui avait le moins entrepris hors de son cercle. M. Guizot voulait, en effet, moins encore enseigner l’histoire que constituer et professer le gouvernement moderne de la France ; M. Cousin voulait moins encore exposer quelques doctrines consolantes et désirables pour l’esprit humain, et nous énumérer les ambitieuses chimères des philosophes, que faire prévaloir à son tour une école de plus, laquelle, au milieu de ses vues supérieures, avait aussi sa part d’ambition et de chimère. Quant à M. Villemain, il n’était que le plus brillant, le plus ingénieux, le plus éloquent des littérateurs, agrandissant et prolongeant sans doute le plus qu’il pouvait son domaine, un peu trop curieux, je le crois, d’y faire entrer avec une émulation visible les beautés parlementaires de nos voisins qui étaient à l’ordre du jour, mais fécondant d’ailleurs tout ce qu’il touchait, et nous en offrant le sentiment et la fleur. Les seules parties de son enseignement qui aient été recueillies, le Tableau de la littérature du Moyen Âge, et surtout celui de la littérature au xviiie  siècle, sont des modèles de goût, d’élégance dans les recherches et dans l’exposition, et de bon sens rapide revêtu de grâce.

Et quand tout cela était non pas lu, mais dit, mais chanté, né à l’instant et le matin même, quand on voyait tout ce talent jaillir de source pendant des heures et courir sous le regard ; quand il en était de même des leçons plus grandioses et plus imposantes de M. Cousin, et de cette parole, déjà si nette et si tranchée, de M. Guizot, qu’on juge de l’effet, de l’intérêt du spectacle mêlé à la satisfaction de l’esprit ; qu’on y répande cette émotion générale et communicative qui régnait aisément pendant toute cette fin de la Restauration, et qui faisait croire à l’unité d’une opinion publique à la fois juste et puissante, et l’on comprendra ce qu’ont été ces fêtes de l’intelligence, dont les livres mêmes qui en sont sortis ne donnent qu’une idée froide et décolorée. Si l’un ou l’autre des trois professeurs s’était décidé ensuite à reprendre son cours isolément et dans des circonstances si différentes, il lui aurait certes fallu, avant tout, faire un sacrifice d’amour-propre ; le mérite n’en eût été que plus grand, et bientôt le succès sérieux l’aurait payé. Mais laissons les regrets.

Aujourd’hui, s’ils ont cessé d’être professeurs titulaires, eux qui depuis longtemps n’étaient qu’honoraires en effet, ces trois hommes célèbres sont loin d’avoir renoncé aux lettres et aux travaux de l’esprit, et c’est ici, sous cette forme nouvelle, que j’aime à leur rendre hommage et à signaler tout ce qu’ils produisent, tout ce qu’on peut attendre d’eux encore.

M. Guizot, depuis deux ans, n’a cessé, indépendamment de ses écrits historiques, de recueillir et de publier, en les revoyant, d’anciens morceaux très distingués15, qui vont former toute une bibliothèque morale et littéraire : Méditations et études morales ; — Études sur les beaux-arts en général ; — Shakespeare et son temps ; — Corneille et son temps. Ce dernier volume, qui va paraître, contient : 1º un morceau étendu, De l’état de la poésie en France avant Corneille ; 2º une étude développée sur Corneille lui-même ; 3º trois biographies d’auteurs du temps, Rotrou, Chapelain et Scarron. Il est curieux de retrouver M. Guizot sur ce terrain tout littéraire où il a fait, il y a quarante ans, ses premiers pas. Quand il parle de poésie proprement dite, il lui manque, je le crains, quelque chose : « Celui qui veut comprendre le poète, a dit Goethe, doit aller dans le pays du poète. » M. Guizot a trop vécu dans d’autres pays que celui-là : mais Corneille, mais Shakespeare, c’est encore l’histoire, et il est bon d’écouter un esprit aussi éminent et aussi ferme que M. Guizot revenant à ces analyses de drames et de comédies, et les discutant à fond comme il a discuté tant d’autres choses. Il y a des moments où la plume politique reparaît à l’improviste, et non à contretemps, jusque dans ces appréciations plus légères. Ainsi, à propos de Ronsard, si méprisé par ses successeurs du xviie  siècle, auxquels il n’avait fait cependant qu’ouvrir la route : « Les hommes qui font les révolutions, dit M. Guizot, sont toujours méprisés par ceux qui en profitent. »

M. Cousin n’avait pas attendu l’exemple de M. Guizot pour revenir aux lettres pures, qui sont sa grande, son incontestable et charmante supériorité, n’en déplaise au philosophe. Qui n’a lu ses écrits sur Pascal, sur la sœur de Pascal, Jacqueline, qui lui doit une réputation ; sur les femmes célèbres du xviie  siècle, dont il s’est si vivement épris ? M. Cousin, un jour, traçait ainsi le plan idéal d’une vie d’homme de lettres : « Un monument et beaucoup d’épisodes. » Le monument, il considère sans doute qu’il l’a fait dans sa traduction de Platon, et il en est aux épisodes. Nous ne trouverons jamais qu’il s’en permet trop. Il est arrivé dans ces derniers temps à M. Cousin ce qui arrive quelquefois aux philosophes eux-mêmes : il est devenu amoureux. Il l’est devenu, de qui ? de Mme de Longueville en personne, oui, de cette sœur du Grand Condé, de cette beauté aux langueurs incomparables, qui, après avoir été une héroïne de la Fronde, est devenue un modèle de pénitence. M. Cousin, non content de l’étudier et de se plaire un instant avec elle, s’est mis à lui consacrer ses recherches, sa plume, son éloquence, et pourquoi ne le dirais-je pas ? son cœur. Qu’on lise les huit articles qu’il a publiés dans le Journal des savants (août 1851-avril 1852), et qui ne sont pas finis ; les deux articles qu’il a publiés dans la Revue des deux mondes (1er août 1851 et 15 mai 1852) : c’est une peinture toujours nouvelle, toujours recommençante, et ne craignant pas même de se recopier (il n’y a pas de redites en amour)16, de cette personne « aux grâces immortelles », et à qui il ne reconnaît plus de défauts. Les défauts mêmes de Mme de Longueville deviennent des charmes pour son biographe entraîné et séduit. Mme de Longueville a l’esprit subtil ; elle aime la gloire sous toutes les formes, et, quand elle l’a épuisée sous celle du roman et de la guerre civile, elle la retrouve et la recherche encore sous celle de la pénitence illustre et de l’humilité la plus raffinée. M. Cousin abjure ici toutes les explications de la philosophie, et il s’en tient aux apparences. Il porte son illusion jusqu’au physique ; il ne veut point, par exemple, que Mme de Longueville, d’assez bonne heure, ait dépéri, qu’elle ait été peut-être un peu maigre :

L’embonpoint, dit-il, et ses avantages ne lui manquaient pas. Quoi qu’en aient dit des gens mal informés, qui la peignent telle qu’elle a pu être aux Carmélites et à Port-Royal, elle possédait, je ne puis en douter en regardant les portraits authentiques qui sont sous mes yeux, ce genre d’attraits qu’on prisait si fort au xviie  siècle, et qui, avec de belles mains, avait fait la réputation un peu usurpée d’Anne d’Autriche.

On voit bien qu’il a pris parti dans la Fronde, et qu’il n’a pas été amoureux d’Anne d’Autriche, il ne paraît pas soupçonner un défaut essentiel qu’avait Mme de Longueville, et qu’il serait peu poli de rappeler en toutes lettres, mais dont Bussy et Brienne ont fait sentir quelque chose17. À tout moment, en le lisant, on se redit les vers d’Horace ou de Lucrèce, si bien traduits par Molière, sur les illusions particulières aux amants qui donnent un joli nom à chaque défaut de la personne qu’ils aiment :

Et dans l’objet aimé tout leur devient aimable !

Dans un des articles qu’il a consacrés à Mme de Longueville, M. Cousin a exposé une théorie qui peut s’appeler la théorie des appas, et dans laquelle il a mêlé bien des idées ingénieuses et en partie vraies, à d’autres qui sont singulières et un peu hasardées. Il paraît croire18 que, dans les grands siècles, les siècles classiques, « qui ont seuls le goût de la grande beauté », il y a en effet et bien réellement une beauté plus abondante et plus exubérante que dans d’autres ; et qu’ainsi au xviie  siècle, non loin de Descartes, de Pascal ou de Malebranche (dussent-ils en user très peu), il y a de plus belles femmes au physique qu’à côté de Condillac, d’Helvétius et de Galiani, qui les aimaient davantage. Il ne dit pas seulement cela du type de beauté à la mode, mais de la réalité même. En un mot, il croit que la femme maigre était assez bonne pour les héros de Rossbach et pour les philosophes sensualistes du xviiie  siècle, tandis que les héros de Rocroi et les contemporains spiritualistes de Descartes avaient droit à des beautés plus réelles, et à plus de solidité comme dirait Mme de Sévigné ; et, comme dit encore le proverbe, « Tant moins ils en voulaient, tant plus ils en avaient. » Le buste de Mme Du Barry protesterait au besoin contre cette théorie dont M. Cousin, au risque de se tromper, a fait l’application à Mme de Longueville.

Mais l’endroit où M. Cousin a le plus découvert sa passion pour Mme de Longueville, c’est en ce qui est de M. de La Rochefoucauld. Il n’en parle pas comme un juge ni comme un critique, mais comme un rival : « Elle n’a aimé véritablement qu’une seule personne, La Rochefoucauld », dit-il de Mme de Longueville ; et cela le mène à dire : « Je ne m’en défends pas, je n’aime pas La Rochefoucauld… » Dans cette véritable diatribe contre La Rochefoucauld, M. Cousin a trouvé l’une de ses plus belles pages19, et comme lui seul en sait écrire. Il fait remarquer qu’en donnant ses Maximes, La Rochefoucauld a gravé son propre portrait :

Et le portrait, ajoute-t-il magnifiquement, est aussi celui de l’homme de son temps, tel que La Rochefoucauld l’avait vu, et même de l’humanité tout entière. Car nous sommes tous de la même famille ; nous avons tous les mêmes misères, auxquelles se mêle un rayon de grandeur : ce rayon-là, qui souvent ne brille qu’un moment et à travers mille nuages, La Rochefoucauld, ne l’apercevant pas en lui, quoiqu’il y fût sans doute mais bien caché, ne l’a pas reconnu dans les autres, ni dans Condé, ni dans Bossuet, ni dans M. Vincent, ni dans la Mère Angélique, ni dans Mlle de La Vallière, ni hélas ! dans Mme de Longueville (remarquez en passant cet Hélas !). Vain par-dessus tout, il a donné la vanité comme le principe unique de toutes nos actions, de toutes nos pensées, de tous nos sentiments ; et cela est très vrai en général, même pour le plus grand des hommes, qui n’en est que le moins petit. Mais il y a tel instant où, du fond de cette vanité, de cet égoïsme, de cette petitesse, de ces misères, de cette boue dont nous sommes faits, sort tout à coup un je ne sais quoi, un cri du cœur, un mouvement instinctif et irréfléchi, quelquefois même une résolution, qui ne se rapporte pas à nous, mais à un autre, mais à une idée, à notre père et à notre mère, à notre ami, à la patrie, à Dieu, à l’humanité malheureuse, et cela seul trahit en nous quelque chose de désintéressé, un reste ou un commencement de grandeur, qui, bien cultivé, peut se répandre dans l’âme et dans la vie tout entière, soutenir ou réparer nos défaillances, et protester du moins contre les vices qui nous entraînent et contre les fautes qui nous échappent. Admettez un seul acte ou même un seul sentiment vraiment honnête et généreux, et c’en est fait du système des Maximes. Mais je ne les considère ici qu’au seul point de vue littéraire, et, à ce point de vue, on ne peut trop les admirer.

On voit combien M. Cousin devient éloquent dans la passion. Malgré tout, malgré cet appel héroïque qui dit à l’humanité : Montons au Capitole ! je crains que La Rochefoucauld, bien compris, n’ait en définitive raison ; car, sans nier l’élan de l’amour-propre sous sa forme sublime et glorieuse, et en se bornant à l’expliquer, c’est précisément au solennel qu’il en veut dans l’habitude de la vie, c’est à toutes les comédies même sérieuses, à toutes les emphases et à tous les charlatanismes ; il les voit, il les perce à jour, il les remet à leur place d’un mot.

Tout au contraire de La Rochefoucauld, M. Cousin aime mieux le grandiose que le fin, et s’il n’y prend garde, il va à la solennité aisément ; il exagère. Ainsi il ne paraît pas soupçonner ce qu’il y avait de charlatan dans le philosophe Campanella, et il louera Turgot à l’excès, sans faire la part de ce qu’il y avait de gauche et de peu applicable en lui.

Quoi qu’il en soit, La Rochefoucauld pour lui est le grand adversaire et le rival qui, il y a deux siècles, l’a supplanté : aussi lui impute-t-il tous les torts de celle qu’il eût sans doute bien mieux dirigée en sa place : « Je mets, dit-il en parlant de l’héroïne de la Fronde, je mets tous ses mouvements désordonnés sur le compte de l’esprit inquiet et mobile de La Rochefoucauld. C’est lui qui est l’ambitieux, c’est lui qui est l’intrigant ; c’est lui qui erre de parti en parti à tort et à travers… » À lui donc tout le mal et tous les torts, à elle tout le bien et surtout le mérite du retour chrétien et du repentir ; car le philosophe éclectique, tant accusé, se montre simplement chrétien et sans aucune malignité d’analyse dans ces études toutes littéraires. Il est si soumis de ton et si révérencieux, que parlant de l’archevêque de Sens, il lui échappe de dire en un endroit de son texte, Monseigneur de Gondrin, ce qui, ce me semble, est un terme de surérogation au xviie  siècle.

En s’introduisant dans le couvent des Grandes-Carmélites à la suite de Mme de Longueville, M. Cousin prend une à une les plus célèbres filles du couvent ; il les loue dans les termes mêmes des pieux panégyristes ; ce sont les amies de son amie ; il devient pour Mme de Longueville, mais avec un éclair de plus, ce qu’était hier encore le très regrettable M. Walckenaer pour Mme de Sévigné. Études aimables, inoffensives, où notre sourire se joint à notre admiration et à notre applaudissement ! On dira un jour de M. Cousin, on gravera au-dessous de son buste, comme si l’on traduisait une épigramme de l’Anthologie : « Il a voulu fonder une grande école de philosophie, et il aima Mme de Longueville. »

M. Villemain aussi a, depuis peu, redoublé de mélanges littéraires, et il a prodigué ses miscellanées brillantes. Il a du talent sur tout et à propos de tout ; soit qu’il reprenne pour la dixième fois ses Pères de l’Église et qu’il en découvre un encore auquel il n’avait point songé, soit qu’en parlant du concile de Nicée, il se ressouvienne un peu trop peut-être de la défunte Assemblée législative, soit surtout qu’il essaie, dans des morceaux d’une littérature exquise, de nous donner une flatteuse idée d’une histoire de l’Académie française pendant les deux derniers siècles, dans tous ces fragments qu’il ne tient qu’à lui de multiplier chaque matin avec fraîcheur, M. Villemain se retrouve le premier des écrivains du jour pour le coloris poli et nuancé, pour le mélange du savoir et de l’élégance. L’an dernier, l’Académie française avait proposé un prix pour une traduction de Pindare : personne n’eut ce prix ; mais M. Villemain, voulant critiquer les traductions des candidats par son exemple, s’avisa de donner des échantillons de la vraie manière, selon lui, de traduire le grand lyrique grec ; on assure que ces échantillons, en se multipliant, ont fini par se rejoindre, et que Pindare est traduit désormais. Ceux qui se piquent encore de littérature ont lu, dans une des dernières Revues des deux mondes, un brillant et éloquent morceau intitulé : « Une visite à l’École normale en 1812 », dans lequel M. Villemain a trouvé moyen de faire parler Napoléon en personne sur les études classiques et sur le haut enseignement. L’intention n’est pas douteuse : c’est une critique détournée que M. Villemain a voulu faire de certaines mesures récentes, et qu’il a mise adroitement dans la bouche même de l’Empereur. D’ailleurs, si on le pressait là-dessus, il s’empresserait d’ajouter que, dans ce morceau, « il y a pour le moins autant d’adhésion que d’opposition ». De telles critiques ne sont pas dangereuses, elles mériteraient presque des récompenses ; elles méritent surtout qu’on leur accorde ce qu’elles recherchent, la louange et l’applaudissement. Jamais M. Villemain ne s’est montré rhéteur plus accompli (au meilleur sens du mot) que dans ce morceau où il parle précisément contre les rhéteurs, et où il traduit une pensée d’homme d’État. Quelques mots, dont évidemment l’auteur s’est souvenu, et qui sont bien de Napoléon, sont enchâssés dans une trame habile, dont l’ensemble constitue le plus admirable discours d’un Conciones français. À y regarder de près cependant, il y a là des choses que n’a pu dire l’Empereur. Il a pu dire certainement : « Ma plus grande victoire, ce fut mon gouvernement civil… » Il a pu dire de Tacite « qu’il était de la minorité. C’est un sénateur mécontent, un boudeur d’Auteuil ». Ce sont là des mots napoléoniens ; mais il me paraît très douteux qu’il ait ajouté, en parlant du soin qu’il mit à rallier les chefs de file de tous les partis : « Sauf deux ou trois opiniâtres, je ne laissai rien de considérable en dehors, et j’enveloppai tout dans ma toge consulaire. »

Toge consulaire, il n’a pas dit cela. Il avait l’uniforme consulaire et non la toge. — Il se retrouve là un petit bout de la plume de ton plus brillant élève, ô Luce de Lancival !

En général, dans tout ce discours, il me semble que Napoléon et M. de Narbonne savent trop bien leurs livres et leurs auteurs ; que M. de Narbonne est bien foncé sur son siècle des Antonins et sur son histoire de l’Empire ; que le Dialogue de Sylla et d’Eucrate est resté bien longtemps ouvert sur la table de l’Empereur, et que Bossuet vient là vers la fin avec un peu trop de détail aussi. Ce sont les inconvénients inévitables de ce genre de discours refaits, lorsqu’en réalité il n’y a eu que des mots.

Il y en a assez d’excellents pour servir de clous d’or à ce fragment de pourpre, si heureusement drapé. Quant à ce qui ressort de tout le morceau, que « les lettres, c’est l’esprit, humain lui-même » ; que « l’étude des lettres, c’est l’éducation de l’âme », qu’il me soit cependant permis de faire à ce sujet aussi mon petit discours, non pas napoléonien, mais d’humble bon sens et d’observation un peu sévère.

Oui, j’ai toujours aimé à le croire, les lettres classiques, ce devrait être l’enseignement de l’âme, son baptême d’énergie, de désintéressement et d’indépendance à travers la vie. Mais, pourrait-on dire aujourd’hui à plusieurs de ceux qui ont le plus cultivé les lettres dès leur jeunesse, qu’y avez-vous gagné pour la morale même et pour la pratique libérale de la vie ? Vous, les maîtres dans les humanités classiques, quels préceptes de conduite en avez-vous tirés ? Quelle élévation morale au-dessus des autres qui vous entouraient ? De quel désintéressement particulier avez-vous fait preuve ? Quelle passion personnelle avez-vous étouffée en vous ? Non, les lettres si aimées et si consolantes n’ont pas cette vertu qu’on leur supposait ; cette vertu, l’éducation peut y aider sans doute, elle est avant tout dans une certaine nature première et dans le caractère même, qui ne se donne pas.

Vous paraissez vous plaindre que l’esprit ait le dessous en ce moment. Mais à qui s’en prendre ? Il y a eu abus de l’esprit. Tout professeur célèbre, tout écrivain habile s’est cru propre à être politique, orateur, ministre et gouvernant. Pendant quelque temps, ces ambitions se sont contenues dans un cercle de personnes distinguées : mais bientôt, avec le débordement croissant, tout a été envahi. Tout jeune homme se croyait fait pour être homme de lettres, tout homme de lettres pour être journaliste, tout journaliste pour être ministre ou président de l’État. Il n’y avait plus de digue. On a dû mettre l’esprit aux arrêts. Le professorat n’est plus un état ; le journalisme n’est plus une carrière ; pour se faire homme de lettres à l’heure qu’il est, il faut se sentir une dure vocation. Tant mieux ! les vrais talents gagneront peut-être à cette continence.

Nous qui parlons ici, nous en souffrons d’ailleurs autant que personne, et nous en ressentons la gêne. Il ne suffit pas, en effet, à la libre littérature, qu’on lui accorde une grande place et même du silence : elle a plus besoin encore d’attention et d’intérêt que de silence ; elle s’accommode plus d’un amphithéâtre que d’une plaine trop vaste. Aussi joindrons-nous en partie nos vœux à ceux qu’a exprimés M. Villemain. Nous osons rappeler, au milieu des portions florissantes et triomphantes de la nation industrielle et militaire, qu’il y a aussi un pays moral, littéraire ; et, sans trop imaginer les moyens de le rétablir et de le réconforter, nous désirons que de plus habiles que nous y songent. Il y a convenance et obligation à tout régime qui s’affermit dans notre France, et qui la rend calme et prospère, de susciter bientôt sa propre génération d’esprits et de talents.