(1911) La morale de l’ironie « Chapitre II. Le rôle de la morale » pp. 28-80
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(1911) La morale de l’ironie « Chapitre II. Le rôle de la morale » pp. 28-80

Chapitre II.
Le rôle de la morale

§ 1

Un premier moyen de subvenir aux imperfections de la solidarité sociale, et surtout de les empêcher de s’aggraver en étant reconnues et admises, c’est de les nier. C’est là un procédé à demi artistique, à demi pratique, assez curieux. D’une part, il ouvre à l’homme un monde fictif, analogue à celui de l’art, d’un art assez bas, de l’art des romans optimistes et sentimentaux, mais d’un art qui veut se faire prendre pour la réalité même pour devenir réel. D’autre part il détourne l’homme de profiter des lacunes de la solidarité sociale pour suivre, contre les autres, son propre intérêt.

Aussi a-t-on affirmé la perfection, au moins relative, de la solidarité. « Le crime finit toujours par être puni », « une bonne action trouve toujours sa récompense », « si vous êtes bon, on sera bon pour vous », « aimez et l’on vous aimera », ce sont là, avec bien d’autres, des lieux communs de l’éducation. Les affirmations et les préceptes de ce genre encombrent le cerveau des éducateurs et des enfants. On leur présente ainsi comme réel un monde idéal, souvent assez puéril, et passablement contradictoire. Des livres ont été écrits, des traités composés pour célébrer les merveilleuses harmonies de ce monde. Des récits fictifs, des manières de romans édifiants ont servi de preuve à la logique, peu rigoureuse, des sentiments. En somme les exagérations de l’école libérale en économie politique ne sont qu’une application spéciale de la même méthode.

Et l’anarchisme ne fait guère qu’appliquer autrement, avec une logique plus dure et un abandon plus marqué de quelques croyances traditionnelles une conception analogue. Lui aussi admet l’harmonie naturelle, et qu’elle va se réaliser, pourvu seulement qu’on ne l’entrave pas par des règlements, des lois, de la contrainte. Au reste, on retrouve dans toutes les théories qui supposent la bonté native et originelle de l’homme, c’est-à-dire, qu’on le veuille ou non, l’harmonie naturelle des individus et l’adaptation spontanée de l’homme à la vie collective, c’est-à-dire encore l’« unité », l’« unanimité » (au sens étymologique) des hommes, un bizarre retour de l’esprit social vers l’instinct individualiste sur lequel j’insisterai car il est significatif et curieux.

L’esprit social ruse, en effet. Il s’efface en quelque sorte devant les instincts égoïstes pour reprendre ensuite le pouvoir, une fois l’individu persuadé qu’on va désormais bien s’entendre. Il n’y a qu’à laisser faire l’homme, et la société s’organisera pour le mieux. Voilà le sentiment personnel satisfait. L’individu et la société bien comprise seront d’accord. Donc il faut réformer ou dissoudre la société existante où les conflits pullulent, et faire surgir, subitement ou peu à peu, une autre société. Mais si l’individu et la société sont, par nature, en harmonie, ceux qui troublent le nouvel ordre social ou qui retardent sa venue s’opposent par là à la libre action de l’individu. Il faut donc les punir, du moins les empêcher de nuire. Et là-dessus, un nouveau despotisme social, très dur, très absolu, va se fonder. L’idée de liberté complète est un excellent point de départ pour arriver à une réglementation insupportable destinée en principe à sauvegarder cette liberté. Il n’existe aucun moyen d’assurer la liberté de quelqu’un sinon de réprimer la liberté des autres. Ma liberté d’aller tranquillement le soir dans la rue ne vaut que par la répression de la liberté de ceux qui seraient tentés de fouiller mes poches. Et je ne puis jouir librement d’aucun bien si les autres ont la liberté de me le ravir. Pour que la liberté pût être généralisée, pour qu’elle n’impliquât pas forcément, comme l’envers suppose l’endroit, une gêne et une suppression de la liberté même, il faudrait que les désirs de chaque homme puissent être satisfaits en même temps que ceux de tous les hommes. Mais s’il en était ainsi, il serait bien inutile de faire des théories sur la liberté, sur l’anarchie, sur l’harmonie des intérêts, il serait beaucoup plus simple et bien préférable de pratiquer tout cela, et l’on ferait ainsi. Mais nous n’en sommes pas là ! Et jusque-là, le mot de liberté ne peut avoir aucun autre sens que celui de « liberté du bien », de ce que l’on considère comme le bien, impliquant forcément la répression de ce que l’on considère comme le mal, ou encore le mot de liberté ne prendra de valeur que par rapport à l’état constitué, c’est-à-dire qu’il signifierait le droit pour chacun de faire respecter sa liberté par l’État, mais non par les autres individus.

Sans doute rien n’est plus contraire aux désirs de quelques vrais révolutionnaires que l’issue logique de leurs efforts. Mais ils y sont conduits, eux ou leurs successeurs, par la force des événements. Et je ne veux point condamner absolument par là l’esprit révolutionnaire. Je le crois nécessaire parfois et bienfaisant, mais pas à la façon dont l’entendent ceux qu’il pousse. L’instinct individualiste, d’ailleurs, ne se laisse pas opprimer sans protestation. Trompé et surpris, il riposte par des contre-manœuvres. Mais les choses sont fort compliquées, impossibles à prévoir et à diriger à notre gré. Si les révolutionnaires veulent garder intact et pur leur idéal, il leur faudra conserver aussi leur attitude et rester perpétuellement, quel que soit le régime établi, quel que soit le parti au pouvoir, d’irréductibles opposants. Au reste, de quelque ordre et de quelque nature que soit le changement que l’on rêve, c’est là une loi générale. On ne conserve son idéal qu’à la condition de n’en pas accepter les réalisations, toujours grossières.

§ 2

La croyance aux harmonies sociales nous est imposée par tous les moyens et sous toutes les formes. Des livres vantent aux enfants un régime qui accorde au mérite toutes les places et toutes les distinctions, comme ils vanteraient aussi bien la grandeur d’un roi, ou la toute-puissance d’un Dieu. Il existe un ensemble de croyances et d’opinions toutes faites sur la vie collective, qui varie nécessairement avec les temps et les lieux, mais dont le but est toujours le même et qu’il est convenu de professer ou de paraître accepter. Chaque fonction, chaque situation sociale appelle son épithète, une épithète de nature. Comme Junon avait des yeux de vache, ainsi un magistrat est intègre, un officier est brave, un père est respectable. Quant à la mère, elle est sacrée. Vallès fut vertement blâmé, pour avoir, dans un livre très beau par ailleurs, parlé de ses parents sans ménagements appréciables. Vraiment, on se souciait peu de savoir s’il avait dit vrai. Et même je crois bien qu’on ne lui reprochait pas seulement d’avoir exprimé ses impressions, mais aussi de les avoir éprouvées et de l’avoir su. Il avait manqué au pacte social, à la complicité tacite qui lie tous les hommes vivant en société. Et je ne dis point, certes, que son livre ne heurte rien en moi ! Car pourquoi et comment n’aurais-je en rien les préjugés de mon temps ? Mais je tâche de comprendre leur nature. Et j’ai pu remarquer combien les idées convenues, les sentiments optimistes factices étaient puissants encore et solidement enracinés chez ceux qui s’en croient le plus dégagés, et qui choquent le plus les autres par leur irrespect.

Nos opinions nous sont ainsi dictées. Il n’en peut être autrement. L’acceptation de la vie sociale implique un certain optimisme fondamental à l’égard de la société, comme l’acceptation de la vie, le simple fait de ne pas se tuer implique un certain optimisme à l’égard de l’existence. Il faut que nous ayons confiance. Nous ne pouvons songer à nier absolument la bonté relative de l’organisation sociale que nous conservons. Il n’est pas possible que nous n’acceptions pas en principe comme justes, en moyenne, les jugements des tribunaux et des cours d’assises ; comme relativement honnêtes, les fonctionnaires ; comme relativement instruits, les professeurs. Ainsi de suite. Nous pouvons faire des réserves sur quelques cas. Sur l’ensemble, non. En tout cas, nous ne pouvons agir que comme si nous n’en faisions pas. Si nous ne sommes pas toujours convaincus logiquement, nous le sommes pratiquement. Que des protestations s’élèvent en nous, elles restent nulles, impuissantes. L’instinct social nous dirige et nous impose ses conventions.

Ou bien, s’il en est autrement, nous cessons d’être des éléments sociaux, au moins des éléments de la société dont nous faisions partie. L’instinct individualiste (ou un autre instinct social différent que je néglige pour simplifier, quoiqu’il soit important) l’emporte et nous soutient contre l’organisation où nous sommes pris. Nous devenons des sujets révoltés, des citoyens rebelles. Tant que nous éviterons cette extrémité, nous sommes, aveuglément ou de plein gré, les complices du mensonge social. Et nous restons tels encore, bien plus que nous ne le croyons, si nous nous décidons à la révolte.

§ 3

L’âme sociale nous unit ainsi en trompant et en enchaînant nos instincts égoïstes. C’est elle qui nous serre les uns contre les autres quand nos désirs individuels veulent nous séparer et nous faire combattre. C’est elle qui fait de nous une troupe dangereuse et agressive. Nous sommes des bandits qui s’entendent pour mettre la main sur une proie, s’unissent, se concertent, sacrifient — pour un moment — à l’ordre général leurs convoitises personnelles. Bandits honteux, d’ailleurs, qui appellent leurs pillages : victoires de la civilisation, et bandits glorieux qui exaltent les vertus de leurs chefs et le courage de leurs compagnons, la discipline de leurs bandes et l’exacte justice du butin réparti. Ainsi nous exploitons le monde, nous volons et nous tuons les plantes et les animaux, nous dépouillons quand nous le pouvons les races inférieures dès qu’elles sont vaincues, et nous mesurons leur infériorité à leur défaite. Nous ne pouvons vivre et prospérer que par le pillage et le meurtre, direct ou indirect. Mais en même temps nous ne pouvons vivre que par la domination relative de l’instinct social et des illusions qu’il nous inspire, et par le règne, fictif ou ébauché, à l’intérieur de nos groupes, de ce que chaque groupe considère, selon le besoin qu’il en a, comme la « justice » et comme la « moralité ». Sans ce mensonge, le succès au combat ne serait plus possible, et faute de ce succès, la vie disparaîtrait.

§ 4

Nous ne sommes jamais tout à fait dupes. L’intelligence, chez plusieurs d’entre nous, s’est assez affranchie de l’instinct, assez différenciée pour que ceux-là puissent comprendre, encore qu’un peu confusément, ce qu’ils sont et ce qu’ils font. Surtout, chez ceux-là et chez les autres, l’esprit est éclairé et soulevé par les désirs égoïstes, réprimés plus ou moins, jamais anéantis. Alors la réalité transparaît ou se déforme d’une autre manière. Nous entrevoyons les menées de l’âme sociale et parfois les instincts égoïstes savent lui emprunter ses armes, les idées, les sentiments qu’elle a formés elle-même, pour la combattre et la repousser. Le « nous » voulait nous faire croire à son accord avec le « moi », mais l’instinct égoïste, à son tour, cherche à passer sous le couvert de l’instinct social. On agit pour satisfaire ses désirs et l’on veut convaincre les autres, et l’on se persuade à soi-même qu’on se conforme aux lois les plus élevées de la morale. Rien de plus ordinaire, ni, en un sens, de plus naturel.

D’étranges compromis naissent et se multiplient. L’homme est double, il est lui, il est les autres. Il sent, il pense, il agit avec ses deux natures. La logique ordinaire est ici outrageusement violée, mais l’homme sent, pense et agit contradictoirement, en conformité avec sa nature contradictoire, pour parer à des conditions de vie contradictoires aussi, et, de ce point de vue, il est très logique. En présence des contradictions du monde, il réagit différemment avec deux parties distinctes de sa personnalité. Le président d’une assemblée législative, raconte-t-on, voyant un de ses amis politiques attaquer violemment à la tribune ses adversaires, disait tout haut : « Je vais être obligé d’appliquer à l’orateur les sévérités du règlement », et murmurait tout bas : « Tape dessus, tu es en verve. » Il parlait d’une part en président, d’autre part en homme de parti. Et nous, en tant qu’êtres sociaux, nous avons un ensemble d’opinions sur les hommes, sur l’État, sur les lois, sur les fonctionnaires, sur la famille et sur le véritable bien, mais en tant qu’individus égoïstes, nous avons d’autres impressions et d’autres vues. Tel homme d’esprit droit et assez autoritaire a une mésaventure avec la police où la police a tort. Et il comprend fort bien qu’un bon citoyen doit du respect à la force publique, qui n’est point infaillible. Mais si, plus tard, quelque propos lui rappelle la méprise dont il fut l’objet, il en manifeste un ressentiment que le temps n’a guère affaibli. Ainsi font les hommes.

La plupart du temps, ils sont gênés et choqués si on leur fait remarquer les contradictions de leurs opinions et de leurs attitudes. Ils sont un peu dans leur droit. D’abord cet illogisme a sa logique, comme je l’ai dit. Et puis il est convenu que nous devons être logiques, unifiés. C’est encore là un précepte que le nous a tâché d’inculquer au moi, et sur le sens duquel, au reste, je ne pense pas qu’on puisse s’entendre. Nous devons donc non seulement nous y conformer, s’il est possible, mais supposer que les autres s’y conforment et leur demander d’admettre que nous nous y conformons aussi. Il est de la bienséance de ne point éclairer les contradictions des gens. Et imputer à quelqu’un une contradiction volontaire, un mensonge, est une insulte des plus graves, ce qui est vraiment significatif de conventions très diverses, et ce qui tourne même au comique, si on reconnaît tout ce qu’une pareille idée a de factice, surtout si l’on n’a pas éprouvé le solide fondement de cette convention, et si l’on songe simplement à la continuelle émission de mensonges que provoque notre manière de vivre.

§ 5

L’optimisme foncier qui laisse reconnaître les imperfections accidentelles de notre état manque de solidité. Il est trop difficile d’y croire. Il faut l’étayer à son tour. Et c’est l’office de la religion et de la philosophie, j’entends de notre religion et de la philosophie qui a régné chez nous, car d’autres ont resserré d’une manière différente le lien social. Tout n’est pas bien ici, mais tout un jour sera bien ailleurs. C’est là une si puissante vision qu’elle permet de supporter ou même de recommander le plus décidé pessimisme devant les amertumes de la vie. Le ciel est d’autant plus doux que la terre est plus triste. Ainsi chacun peut retrouver l’harmonie ici-bas, ou là-haut, et partout à la fois s’il y tient. Ceci convient mieux à la philosophie, ou aux religions peu mystiques, qui, parlant au cœur humain avec moins de force et moins d’autorité, ont besoin de se montrer en quelques points plus accommodantes ou plus souples.

Ainsi l’âme sociale et l’âme égoïste retrouvent leur accord et peuvent s’essayer à vivre en bonne intelligence. Chacune a cherché à duper l’autre et chacune cherche à profiter de son mieux de la convention qui a mis la paix entre elles. Chacune en interprète les clauses à sa façon, les tourne, ou triche plus carrément si elle en a la force. L’instinct social vise à refréner l’instinct individuel en lui imposant les volontés de Dieu, les règles établies, en le leurrant par les satisfactions à longue échéance d’une autre vie. L’instinct individuel approuve et tâche d’obtenir au plus juste prix les avantages offerts et de s’assurer les joies d’en haut en renonçant le moins possible à celles d’ici-bas. Quelquefois pourtant, il se laisse convaincre, il renonce vraiment et trouve quelque compensation dans ce renoncement même. Plus souvent, il conserve simplement, au mépris de la logique reconnue, les espoirs de l’au-delà et les humbles joies de la terre.

Les croyances religieuses et philosophiques sont une sorte de ciment qui unit les morceaux du moi, l’instinct social et l’instinct personnel. Elles réalisent quelque harmonie parce qu’elles font croire à l’harmonie. Elles séparent de leurs alliés naturels un certain nombre de sentiments égoïstes pour détourner leur force au profit de l’instinct social. Le moi le plus personnel doit se subordonner à leur pouvoir en vue de satisfactions futures et infinies. L’égoïsme bien compris le lui ordonne absolument.

Sans doute, ni la religion ni la philosophie n’entendent toujours ainsi leur rôle. Souvent elles n’en voudraient pas, le trouvant indigne d’elles. Comme tout ce qui existe, elles tendent à exister pour elles-mêmes, à se hausser au rang d’une fin, à négliger les désirs égoïstes de l’homme aussi bien que son instinct social. Mais l’âme collective a tâché de se servir d’elles et y a parfois réussi.

Elle y a échoué d’autres fois. Elle est aveugle et maladroite. Les produits qu’elle crée, les forces qu’elle favorise, lui sont dangereux. Et puis si le « nous » agit, le « moi » ne reste pas inactif. De nombreuses déviations dues à leurs tendances propres, aux erreurs de l’instinct, à la poussée de l’égoïsme, au jeu incoordonné des idées et des sentiments ont fait parfois marcher les religions et les philosophies contre l’instinct social. Elles ont favorisé l’individualisme. Il leur est arrivé aussi d’affaiblir à l’excès, ou de subordonner trop complètement les désirs individuels sans lesquels la société ne peut vivre, ou même des sentiments affectueux sans lesquels elle perd son agrément. Pour mieux préparer une vie future illusoire, elles ont menacé la durée de la vie réelle. Certaines sectes ont pu prêcher la chasteté absolue ou même l’imposer par des mutilations. Une généralisation de pareilles croyances et de semblables pratiques eût évidemment fait disparaître assez rapidement toute imperfection humaine, mais le résultat obtenu n’eût point semblé désirable.

§ 6

Des bourrasques, des rafales, le lent travail des siècles viennent toujours démolir ou désagréger, fissurer les édifices de croyance où l’humanité se réfugie et à l’abri desquels elle n’arrive point à se trouver heureuse. Les religions, les philosophies se décomposent et tombent. Alors l’esprit social inspire ou tourne à son profit de nouvelles idées. Les trois « stades de l’illusion », comme disait Hartmann, se succèdent. Sans doute même ils se remplacent dans un ordre variable, disparaissant et revenant à plusieurs reprises, selon les peuples et selon les individus. Le bonheur dans la vie présente, l’harmonie, par la volonté de Dieu, dans une nouvelle vie, l’accord final des désirs et des actes sur la terre, mais seulement chez une humanité future, enchantent les esprits et les plient à la loi sociale. Et l’âme collective les ramène d’une idée à l’autre, selon que celle-ci ou celle-là s’adapte mieux à tel siècle, à telle classe ou à tel individu.

Elle ne se sert pas seulement de ces croyances. Toutes les idées, tous les sentiments lui sont bons qui peuvent l’aider à subordonner le moi aux autres, à les assimiler de plus en plus. Elle excite tour à tour la pitié, comme le sens de la justice, l’idée d’égalité, comme l’esprit aristocratique, l’amour de la patrie et l’humanitarisme, le courage guerrier et la prudence commerciale, la sympathie, l’affection, et la haine elle-même. Toujours elle dresse, en face de l’égoïsme, des sentiments généraux, des idées synthétiques qui doivent soit le réduire à s’effacer devant elle, soit le lui concilier et l’amener à des concessions. Ainsi se forment les diverses conceptions de la vie, plus ou moins logiques avec elles-mêmes, plus ou moins ajustables entre elles, qui donnent à la morale, pour chacune d’elles, une sorte de fond commun. Ainsi naissent une « morale de la sympathie », une « morale de la justice », même une « morale de la concurrence », ainsi se dessinent des mouvements d’opinions comme le nationalisme et comme le pacifisme. Ceux qui prêchent surtout la justice ne renoncent pas toujours à la sympathie, ni ceux qui vantent la sympathie à la justice, ni les humanitaires à la patrie, mais chacun établit au moins de façon différente la hiérarchie des devoirs. Et l’âme sociale emploie simultanément et successivement, avec souplesse, les moyens les plus variés et les plus complexes pour séduire et pour dompter un éternel antagoniste.

§ 7

Une de ses principales armes, c’est la théorie du devoir. Le « devoir » synthétise assez bien et domine tout ce que l’âme sociale veut imposer au moi égoïste, il en explique et en fonde la valeur.

Sans doute convient-il de ne pas s’en exagérer l’importance pratique. Il est parfaitement possible de vivre socialement, de vivre « honnêtement » sans beaucoup penser à la conception du « devoir » et sans éprouver avec beaucoup de force et de fréquence les sentiments spéciaux qui s’y rattachent. Les philosophes, pour des raisons de métier, d’une part, et d’autre part, sous la pression de l’instinct social, en ont fort exagéré l’importance. Cependant cette importance reste considérable.

La théorie du devoir est un admirable exemple de la façon qui a pu obscurcir et compliquer les choses les plus simples. Elle a construit des mythes mystérieux, abstraits et sans charme, sur des réalités claires et un peu banales.

La notion du « devoir », sa notion positive, est aisément accessible. Un être quelconque, un homme ou un objet, « doit » être approprié à sa destination. Une montre « doit » indiquer l’heure — l’heure astronomique ou une heure sociale convenue, — marcher régulièrement. À cette condition elle sera une bonne montre, d’autant meilleure qu’elle s’y conformera mieux. Pareillement un chien d’arrêt « doit » trouver le gibier et rester immobile près de lui, en en indiquant la présence au chasseur.

Et pareillement aussi un cordonnier « doit » faire des souliers solides et de forme élégante ; un cocher doit maintenir son cheval à une allure assez rapide en évitant d’écraser des passants ; un médecin doit soigner de son mieux les malades et parfois les guérir, un juge connaître la loi et en appliquer les prescriptions avec humanité et clairvoyance.

Tout cela n’offre aucune difficulté. Un individu, ou un organe, dont la fonction est bien définie par les besoins de la société ou de l’organisme dont il fait partie, « doit » remplir cette fonction de manière à assurer à l’ensemble la vie la meilleure et le développement le plus harmonieux. Il le « doit », cela veut dire que c’est cela qu’il fera s’il est un bon élément, que c’est cela qui est nécessaire à la vie régulière de l’ensemble, et qu’attendent de lui, s’ils peuvent bien raisonner, ses collaborateurs, le « nous » auquel son « moi » se rattache.

Et cela ils ont le « droit » de l’exiger. Cela signifie que dans un ensemble bien organisé ils l’obtiendront. Cela signifie aussi que dans un tel ensemble chacun sera traité de façon à ce que la vie de l’ensemble en ait le plus grand profit. L’élément qui remplit bien sa fonction sera mis en état de la continuer, celui qui ne peut ou ne veut s’en acquitter sera éliminé ou mis hors d’état de nuire. Le cœur doit envoyer du sang noir aux poumons, le poumon doit faire oxygéner ce sang, le cœur a le droit de recevoir, pour son propre entretien, du sang-oxygéné qui lui permettra de continuer à vivre et à remplir son office. Son « devoir » et ses « droits » sont nettement établis par ses relations avec les autres organes, et par les besoins généraux de l’organisme.

Cela est clair et simple, et s’applique encore assez aisément aux hommes en tant qu’ils sont spécialisés dans quelque métier. Un boulanger a le devoir de faire un pain agréable au goût et sain pour l’estomac, il a, en revanche, le droit de recevoir de ses clients de la monnaie qui ne soit point fausse, et, d’une façon ou de l’autre, d’être mis en état de vivre et de continuer son travail tant qu’il pourra bien servir ainsi la société.

Les devoirs et les droits professionnels peuvent donc s’établir avec, relativement, assez peu de difficultés. Mais, plus loin, plus haut, les choses se compliquent et la philosophie a beau jeu.

§ 8

Tout d’abord, les hommes ne sont point spécialisés comme les organes du corps. Un épicier n’est pas seulement épicier. Il peut être époux, père, amateur de musique ou de jardinage, chasseur ou pêcheur, membre d’une église, bien d’autres choses encore. Et quand il s’agit de déterminer les droits et les devoirs qui se rapportent à toutes ces qualités, d’établir leurs rapports, leur accord ou leur subordination, d’organiser leur hiérarchie, il est bien malaisé de parler en connaissance de cause, avec exactitude et précision.

C’est là une première difficulté, et, dans la pratique, elle est rebutante. Mais, du point de vue de la théorie abstraite elle ne change guère le problème. Il n’est pas impossible de concevoir quelles tendances, en règle générale, il faudrait encourager, quelles autres il faudrait réprimer, et dans quelle mesure ces deux opérations seraient à pratiquer. Si l’on découvrait chez un médiocre chapelier des facultés de remarquable ébéniste ou un vrai génie de peintre, il faudrait évidemment encourager en lui la qualité psychique, la tendance qui lui permettrait de rendre aux autres les services les plus rares, les plus précieux, ceux qu’il est le plus capable de rendre. Ce serait son droit, et sinon son droit légal et positif, du moins son droit moral — auquel le droit légal « doit » se conformer — d’avoir les moyens d’exercer la fonction déterminée par ses aptitudes, ce serait son « devoir » de l’exercer de son mieux.

Mais d’autres difficultés se lèvent. C’est que s’il est facile de déterminer la fonction du maçon en tant que maçon, s’il est encore possible d’établir la fonction de l’homme en tant qu’être social, il est beaucoup moins aisé d’établir sa fonction en tant qu’homme. D’abord parce que nous n’avons aucune idée d’un rôle spécial imposé à l’humanité dans un système qui la dépasse suffisamment, et puis, et surtout parce que l’homme n’est pas un être simple et que ses « devoirs » en tant qu’individu égoïste contredisent sa fonction d’être social.

Souvent la tendance la plus forte, la plus impérieuse, celle dont l’exercice serait indispensable à l’équilibre organique ou psychique de l’individu n’est point du tout celle que la société trouve son intérêt à faire épanouir. Un penchant violent à la luxure, une gourmandise raffinée, une malheureuse passion pour la littérature ou la musique, un amour sans réciprocité peuvent susciter des désirs très vifs. L’harmonie du moi exigerait leur satisfaction, l’harmonie sociale en serait troublée. L’ensemble et l’élément sont en conflit, et, dans l’individu, le nous se heurte au moi. La société, de son point de vue, « doit » se faire obéir. Au point de vue de l’individu c’est sa passion dominante qui doit être satisfaite. Sans doute on peut dire que, la société étant plus importante, son droit doit passer le premier. Mais c’est là un raisonnement social, et l’individu peut le rejeter, ne pas vouloir entrer dans cet ordre de considérations ; et s’il s’obstine à cette attitude, il n’est aucun moyen logique de l’en faire sortir.

C’est qu’ici en effet, les devoirs sont doubles, contradictoires et correspondent à la nature double et contradictoire de l’individu. L’individu est un élément social, sans doute, et pour cela, il doit subordonner sa vie à la société. Mais il est aussi en même temps un individu existant en lui-même et pour lui-même. En tant que tel, il ne relève que de lui, sa fonction est de vivre de son mieux, et le « devoir » de ses idées, de ses désirs, de tous les éléments psychiques et organiques qui le forment est de concourir à ce but. Si son intérêt coïncide avec celui des autres, c’est tant mieux, et tout s’aplanit. Mais s’il s’y oppose, comme cela arrive forcément, ses devoirs sont doubles, opposés et contradictoires selon que nous regardons en lui l’élément social ou la nature individuelle, selon que nous y considérons les autres hommes, qu’il est à un certain degré, ou l’individu différent des autres et hostile aux autres qu’il est aussi par l’autre face de sa nature.

Le conflit est logiquement, et, si l’on veut bien prendre le mot en un sens assez abstrait, moralement insoluble. Ici les divers moyens analysés plus haut de faire cesser le désaccord entre les natures et les désirs, restent inefficaces. Efficaces complètement, ils ne le sont jamais.

Alors intervient la principale tentative pour faire accepter, par la partie irréductible de l’individu, la forme sociale avec ce qu’elle a de plus contraire à l’individualité même, pour faire sortir la volonté sociale et anti-individuelle, des tendances mêmes qui ont combattu l’instinct social. Si Dieu reste impuissant, si la vision illusoire de l’humanité future, si l’affection, si la routine suggérée s’attellent en vain pour tirer l’individu hors de l’égoïsme et le détacher de lui-même, voici le « devoir » qui va reprendre la tâche impossible. L’affirmation du devoir, tel que l’a compris une philosophie qui demeure forte, c’est une tentative hardie pour introduire dans l’individu, pour faire rayonner de l’individu même, en la tournant contre l’individu, l’autorité, cette force essentiellement sociale.

§ 9

Quand un enfant, sur l’appel de son père, vient à lui, c’est par affection, s’il a du plaisir à se retrouver avec lui, c’est par intérêt s’il espère recevoir un jouet ou s’il interrompt une agréable partie de billes en évaluant instinctivement les inconvénients d’une apparente surdité. Mais il peut obéir simplement, sans réflexion, parce que son père a parlé, parce que c’est son « devoir » d’obéir et qu’il le remplit sans même y penser, parce que son père a « l’autorité ». Il subit naturellement une sorte de suggestion impérieuse et s’adapte à l’ordre donné. L’autorité c’est l’influence exercée sur les autres. Assurément l’intérêt bien compris, l’affection et d’autres sentiments ont contribué au développement de cette tendance à obéir, à se conformer. Admettons que des réflexions sur la supériorité physique, intellectuelle, morale et sociale du père y soient intervenues chez l’enfant, que des illusions aussi s’y soient mêlées2. Le sentiment de l’obéissance, du respect, la soumission à l’autorité, n’en est pas moins devenue une chose indépendante, sui generis, existant maintenant en soi et tenant sa place dans la vie de l’esprit. Et même il l’a sans doute toujours été, il est naturel à l’homme. Il est la réponse de l’organisme, l’adaptation spontanée à une excitation, analogue à tous les réflexes qui ajustent l’organisme à ses conditions extérieures, la systématisation qui s’opère autour d’une idée introduite dans l’esprit et qui en détermine l’orientation. Seulement la condition à laquelle l’esprit s’adapte par la soumission à l’autorité c’est l’existence de la société, c’est l’ensemble même de la vie sociale. L’obéissance, le conformisme, c’est le réflexe social par excellence, la réaction normale de l’instinct grégaire chez celui qui ne commande pas. Car la direction d’un côté, l’obéissance de l’autre, ce sont les grands facteurs de la vie sociale, tant qu’elle n’est pas suffisamment organisée pour que chaque élément y fasse spontanément son office.

Et ceci ne saurait être le cas d’une société où les éléments sont distincts et relativement indépendants autant que les hommes le sont les uns des autres.

Le caractère essentiellement social et instinctif de l’obéissance ressort avec évidence de la nature même de l’acte. Ceux qui se font le mieux obéir, ce ne sont pas toujours ceux qui donnent les ordres les plus justes ou les plus utiles. Ce ne sont pas ceux non plus qui donnent les ordres les plus agréables. Pour prendre un cas extrême, il n’y a pas de calcul d’utilité, pas d’appréciation personnelle de moralité dans l’obéissance du magnétisé au magnétiseur. Y a-t-il même de l’affection ? Rien ne prouve qu’il y en ait dans la plupart des cas, ni qu’elle y soit essentielle, ni qu’elle y tienne place de cause, car d’une part l’obéissance peut simuler l’affection, et d’autre part il est possible aussi qu’elle la produise, dans le cas où les facteurs personnels et égoïstes sont, comme chez l’hypnotisé, annulés ou du moins amoindris, et réduits à l’impuissance. Que l’influence, l’autorité soient d’ailleurs attachées à certaines qualités généralement utiles à l’espèce, cela est assez vraisemblable. Toutefois il s’en faut qu’elles s’imposent toujours au mieux des intérêts de tous.

L’obéissance se rattache étroitement à l’imitation dont Tarde, quoi qu’on puisse penser de la généralisation qu’il a faite, a mis hors de doute l’énorme importance. Peut-être est-elle plus proprement sociale, et c’est au moins mon avis. L’autorité acceptée, cette identification avec autrui spontanée et partielle, que ce soit celle d’un individu, celle d’un peuple ou d’une secte, le conformisme, toutes les idées, tous les sentiments, tous les actes qui se rattachent à ces manières d’être et d’agir, sont des faits éminemment sociaux, des forces organisatrices de la vie en commun. Ils sont l’incarnation de cet instinct social qui est une moitié de l’homme, d’autrui implanté en nous, devenu nous, et dirigeant notre conduite.

§ 10

Naturellement la tendance à obéir soulève contre elle la partie individuelle, égoïste du moi. En tant que nous sommes nous-mêmes nous tendons instinctivement à résister aux ordres et aux suggestions, comme en tant que nous sommes autrui nous tendons nécessairement à y céder. Notre égoïsme ne fait de concession que s’il y trouve son profit, dans les cas où l’accord des intérêts a pu s’établir. Mais la société tient à ce que nous sachions obéir, et elle agit en conséquence.

Dès le plus jeune âge son influence s’exerce. Il est intéressant de voir un père et une mère faire alterner, pour décider à l’obéissance un gamin indocile, les ordres, les reproches, les prières et les menaces. Ainsi essaient-ils d’obtenir l’harmonie des intérêts : « Obéis, je le veux… pas de dessert si tu n’obéis pas, si tu es sage tu iras au cirque, … on doit obéir à ses parents, … tu es un vilain garçon… »

La société ne s’y prend pas autrement avec l’adulte supposé « raisonnable », si ce n’est que son discours diffère un peu pour la forme de celui des parents. Mais, au fond, les deux sont identiques. « Fais cela, je te l’ordonne… si tu désobéis, la prison… si tu es sage les emplois, la fortune, les honneurs, … si tu n’obéis pas, tu es un mauvais citoyen…, il faut obéir à la loi parce que c’est la loi. »

Elle est dans son rôle et dans son droit. Il lui est indispensable de développer chez l’homme cette adaptation spontanée à la vie commune qui se traduit par l’obéissance, par le fait de se conformer aux ordres, aux instructions, aux suggestions, de céder à la pression plus ou moins forte et plus ou moins précise qui enveloppe de toutes parts l’individu. Et puisque l’homme est un être social il est au même degré porté à obéir, et aussi à commander. Pour la même raison, son intérêt lui conseille souvent de le faire.

Si je parle surtout de l’obéissance, plutôt que du commandement, de l’autorité qu’elle suppose, c’est que mon sujet m’amène à la considérer particulièrement et que d’ailleurs elle s’impose à tous les êtres sociaux. Il ne faut pas croire, en effet, que l’autorité dispense d’obéir, ni même qu’elle diffère de l’obéissance autant qu’il le peut sembler au premier coup d’œil.

Celui qui commande ne commande pas au hasard. Son autorité ne durera que si elle s’ajuste tout à fait à l’état d’esprit de ceux qui doivent obéir. Sans doute elle transforme cet état d’esprit, mais elle est aussi transformée en retour par lui. Il n’est pas possible qu’en pétrissant la terre sociale pour dresser la statue rêvée, les créateurs d’activités ne tiennent compte de ses qualités de souplesse, de plasticité, de résistance. Il faut qu’ils s’adaptent aussi. Et la matière sociale n’est pas inerte, elle vit et réagit, sa masse est énorme, peu plastique souvent et réfractaire. On ne commande à la nature, a-t-on dit, qu’en lui obéissant. Et il en est exactement de même pour une société. Le rôle de l’homme doué du génie de la volonté peut être immense, mais il suppose peut-être autant de souplesse que de force. Et je rappellerai un mot bien connu et qu’on ne prend guère que par son côté plaisant : « Je suis leur chef, il faut bien que je les suive. » Il exprime une vérité profonde. L’origine même de la volonté dominatrice est peut-être souvent dans les besoins, dans les désirs inconscients ou non de la masse qu’elle va pétrir. Celui qui prend l’autorité, c’est souvent celui qui a été influencé par l’esprit de son temps. Et ceci expliquerait fort bien que l’autorité ne s’attache pas spécialement à l’originalité de l’esprit, ni à son raffinement. Il est même permis de croire que ce sont là des qualités plutôt propres à empêcher de la conquérir.

§ 11

Pour obéir et pour commander aussi, il faut sacrifier bien des désirs personnels. Il est juste, il est naturel que la société dise à l’homme : « Pour que la vie commune soit possible et bonne, il faut agir de telle et telle façon ; c’est notre devoir à tous, c’est le tien de diriger en ce sens notre conduite. » Et l’instinct social est assez fort en nous, pour que cette raison, proclamée ou vaguement sentie, entraîne l’esprit assez souvent et détermine la conduite. Mais le « moi » subsiste et parfois se révolte. Et je l’imagine qui parle ainsi :

« Votre société ne me convient pas. Je ne suis pas fait pour elle, elle n’est pas faite pour moi. Peut-être dans une société différente, créée à mon image, pourrais-je accepter des devoirs semblables à ceux dont vous voulez me lier. Je n’en sais rien, et d’ailleurs ce n’est pas le cas. Vous êtes hostiles à ce que j’aime, et je ne sympathise ni à vos joies, ni à vos peines. Ou plutôt, hélas ! je sais bien que vous êtes en moi et que je suis en vous, mais c’est pour cela précisément que je vous repousse autant que je le puis. Vous êtes en moi comme une épine dans ma chair. Je ne vous aime pas assez pour ne pas surtout vous haïr cruellement. En tant que je subis votre influence, en tant que je suis vôtre, je me conformerai à vos lois. C’est dire que je les accepterai en tant qu’elles me plaisent. D’autre part, j’aurais trop à perdre à vous blesser ouvertement, et je supporterai, pour me préserver, les sacrifices nécessaires. Je suis parmi vous comme un prisonnier chez un ennemi puissant et victorieux. Je dépends de lui ; j’ai besoin de lui, et je le subis tant que je ne puis me soustraire à son pouvoir et que je veux continuer à vivre. Mais si je peux, par la force ou par la ruse, me dérober à ses exigences, tout en paraissant, s’il le faut, les subir, je n’y faillirai pas. Il se peut que j’aie de la sympathie pour quelques-uns d’entre vous. Ceux-là seront de mon monde, et je les traiterai en conséquence. C’est mon affaire et je ne dois rien aux autres.

« Ne me dites pas que, profitant des avantages de votre société je ne puis refuser ma part des charges. Certes j’en prendrai ma part, puisque je ne saurais faire autrement, mais je la réduirai autant qu’il sera possible. Je vous aiderai volontiers à faire durer chez vous ce qui me plaît et ce qui me sert. Le reste, je n’en ai cure. Et si vous me dites que je tends ainsi à ruiner votre société, pourquoi m’en inquiéterais-je ? Je me trouve parmi vous sans l’avoir voulu, j’y suis un étranger, et je tâche de tirer, d’une situation fâcheuse, le meilleur parti. Justice, devoir, droit, ces mots n’ont de sens que dans une société organisée, dans une société morale, et je refuse toute société morale avec vous, ou plutôt, par nature, je ne puis en accepter. Si vous étiez jeté par un naufrage chez une peuplade de sauvages, vous feriez-vous scrupule d’y rien manger avant d’avoir accepté tous les devoirs qu’il leur plairait de vous imposer ? Et comment vous conduisez-vous, vous-mêmes, vis-à-vis des êtres différents de vous qui vivent sur la terre ? Vous les exploitez de votre mieux, et, quand vous les ménagez, ou que vous favorisez leur vie, c’est simplement pour les exigences, l’agrément, le luxe ou la délicatesse de la vôtre.

« Ne me dites pas non plus : “nous sommes des hommes, des êtres semblables, des frères ; le lien social qui nous unit est antérieur à nous, supérieur à nous, nous ne saurions le dénouer ni le briser ; la suite infinie des temps et des générations nous a indissolublement assemblés”. Hélas ! si cela était tout à fait vrai, si j’étais semblable à vous, si notre union était faite, vous n’auriez point à me commander de vous aimer et d’agir en frère avec vous. Je vous aimerais sans aucun ordre, et j’agirais selon votre désir, dès que votre désir se lèverait en moi. Vous n’auriez point à me prêcher si j’étais converti d’avance. Mais de même que vos ordres et vos raisons seraient superflus si nous étions réellement unis, ils restent impuissants parce que nous ne le sommes pas. La preuve que ce que vous me dites est faux, c’est que vous avez besoin de me le dire, et que vous me le dites en effet.

« Et malheureusement cela n’est pas tout à fait faux. Si nous n’étions associés en rien, aucun conflit ne s’élèverait entre nous et nous nous ignorerions en paix. Mais nous sommes unis et séparés. Nous sommes un et plusieurs, je suis moi et je suis vous, je vous aime et je vous hais, et si je ne vous aimais pas, je n’aurais point à vous haïr. C’est là le tragique de notre existence. Chacun de nous porte en lui des étrangers dont il ne peut se déprendre. Pour moi, je m’en accommoderai de mon mieux ; mais je ne veux ni vous leurrer ni me leurrer moi-même par des illusions qui me rendent la réalité plus insupportable encore. »

Ainsi parlerait, ou à peu près ainsi, l’homme qui serait assez avisé pour comprendre ses impressions et sa pensée, et assez mal avisé pour les exprimer. Par où l’on voit qu’il s’agit d’une fiction. Car l’homme en qui les sentiments sociaux seraient aussi faibles, et en qui la logique serait aussi libre, se garderait vraisemblablement d’une pareille sincérité. Il comprendrait bien que s’il ne doit rien aux autres, il ne leur doit surtout pas cette franchise qui les soulèverait contre lui et le ferait écraser. Son intérêt exigerait au contraire qu’il parût le très fidèle observateur du pacte social, et, au besoin, qu’il en démontrât aux autres les avantages et le caractère sacré.

§ 12

Il n’y aurait rien d’ailleurs à lui répliquer, logiquement ni moralement. La société, étant la plus forte, pourrait lui répondre très brièvement si elle lui parlait avec la même franchise ; « Ce que tu dis est vrai ; seulement je n’ai pas à en tenir compte. Si tu ne me dois rien, je te dois encore moins. Je ne vais pas me sacrifier, moi, l’être innombrable et qui dure, à toi, individu éphémère. Tu ne veux pas de pacte avec moi. Tire-toi donc d’affaire tout seul si tu peux, ou en vivant en parasite sur moi si tu es assez habile pour le faire. Le jour où je reconnaîtrai en toi une gêne, ce jour-là tu seras condamné sans pitié ni colère ». Et la société l’écraserait au moindre conflit. Jusque-là, il accepte, s’il veut vivre, le contrat social, mais avec une part seulement de son individu. Et tandis que l’être social qui est en lui se conforme aux lois, l’autre, l’indépendant, le sauvage, tâche de satisfaire pour le mieux ses désirs, ses caprices en se dissimulant derrière son compagnon qui l’abrite contre les regards, et le préserve des coups. Malgré toutes les tentatives, il reste dans chaque homme un peu de cet individu.

Si l’âme sociale pouvait le réduire par quelque moyen et introduire dans l’individu, comme une sorte de virus ou de vaccin, cette autorité qu’elle exerce sur les êtres sociaux, si elle pouvait la cultiver en lui et la faire accepter, bien mieux la faire exercer à son profit par la partie personnelle et réfractaire de l’individu, elle aurait fait un coup de maître, et la partie serait gagnée. C’est ce qu’elle a tenté à l’aide de la théorie du devoir. Nous avons vu le sens très positif et très simple de ce mot. Il suppose un rapport de convenance et de finalité. Il indique les conditions d’une harmonie, il nous oblige si nous voulons réaliser cette harmonie. Il ne saurait nous contraindre à rien si nous ne le souhaitons pas. Je dois remonter ma montre, si je veux qu’elle marche, je dois faire de bons souliers si je veux être cordonnier. Mais si je désire laisser ma montre inactive, ou si je n’ai aucune raison d’être cordonnier, il est évident que je dois agir autrement. Le devoir est essentiellement hypothétique.

Non, répond-on. Je ne dois pas (et même je ne puis pas) vouloir ou ne pas vouloir indifféremment telle ou telle chose. Il se peut que je n’aie pas le devoir d’être cordonnier, mais j’ai celui de travailler, d’une façon ou de l’autre, pour les hommes. Nos devoirs dépendent de ce que nous voulons faire, soit, mais ce que nous voulons faire, et ce que nous devons vouloir faire dépend de ce que nous sommes. Et nous ne pouvons pas ne pas être des hommes, nous ne pouvons pas ne pas vouloir être des êtres sociaux. Par cela seul que nous existons, notre volonté est déjà orientée, notre choix est fait, il n’y a plus qu’à en tirer les conséquences logiques, qui se trouvent ici des conséquences morales. Les devoirs qui s’imposent à nous n’ont plus rien d’hypothétique. Puisque nous sommes des hommes, puisque nous ne pouvons pas ne pas vouloir en être, nous « devons » agir comme il convient à des hommes, et tous les devoirs généraux des hommes nous sont par là même imposés. Les circonstances qui nous font citoyen d’un pays, membre d’une famille, qui nous font naître catholique ou musulman, riche ou pauvre, vigoureux ou faible, enfin notre choix même sur un certain nombre de points, viendront ensuite compléter, préciser et développer ce premier système d’obligations.

Et c’est ici le triomphe théorique de l’âme sociale. Le devoir est érigé en fait absolu pour nous, inconditionnel, du moins indépendant de conditions sur lesquelles nous puissions revenir. Il n’est plus la contrepartie volontairement acceptée d’un droit qui nous est reconnu, non, il existe indépendamment de tout pacte. Il est inhérent à notre nature même. Il échappe, en principe, à toute critique, on ne discute pas avec le devoir : examiner un devoir, c’est se disposer à le trahir. Le devoir s’impose parce qu’il s’impose. Et combien pourtant serait-il plus juste de dire qu’on nous l’impose parce qu’il ne s’impose pas ! S’il s’imposait vraiment, il serait bien superflu d’en parler. La théorie du devoir en supposant que l’homme n’est qu’un être social supprime la moitié de la réalité. S’il était vraiment un être social, et rien que cela, il ferait organiquement ce qu’il doit faire. Mais si on veut rattacher les obligations qu’on lui impose à quelque être supérieur, dieu ou société, qui l’a créé pour le servir, alors il faut dire que si l’homme ne remplit pas spontanément son office, c’est qu’il y est mal adapté, et que s’il y est mal adapté il est mauvais sans doute, mais que cela prouve surtout que celui qui l’a créé n’a pas été bon ouvrier. Lorsqu’un horloger fait une montre, si la montre fonctionne mal, on la déclare mauvaise, mais on juge l’ouvrier maladroit.

Le devoir n’implique aucune réciprocité. Il ne dépend ni de ce que nous pouvons vouloir, ni de ce qui nous sera rendu. On ne marchande pas avec lui, c’est encore une phrase usuelle. Les enfants, par exemple, doivent aimer leurs parents et les respecter sans s’inquiéter de savoir s’ils sont dignes d’affection et de respect. « Celui qui respecte son père parce qu’il est respectable, a-t-on dit, celui-là ne respecte pas vraiment son père. » De même les parents « doivent » aimer leurs enfants même ingrats et même tarés ; ils doivent les aimer tous également, paraît-il, quelle que soit la différence de leurs natures. Si les autres ne remplissent point leurs devoirs envers moi, je n’en suis pas moins engagé vis-à-vis d’eux. Si ma patrie est injuste pour moi, je ne lui dois pas moins d’amour ni moins de dévouement. Il est d’ailleurs sacrilège de croire qu’elle est injuste, et même dépenser qu’elle peut l’être.

Non seulement je dois croire au devoir en général, mais encore il faut que je croie à tel et tel devoir, précisément évoqués. Il faut que j’admette l’infaillibilité de ma conscience, en tant qu’elle m’ordonne ce que la société, ce que ma famille, mes amis, tous les groupes sociaux dont je fais partie lui suggèrent de m’ordonner. Sinon elle est évidemment pervertie. Mais moi-même je n’ai nullement qualité pour la critiquer et discuter ses ordres. Les autres pourraient le faire, moi non. Je n’ai quelque droit d’appréciation que sur la conscience d’autrui. Ou plutôt, le droit au doute m’est parfois reconnu par les dissidents, par le parti le plus faible, ou par le parti novateur quand il y a indécision sur quelque point et que la société s’est divisée. Alors les plus faibles font appel à la liberté ; ils m’encouragent à m’affranchir. Mais s’ils développent mon sens personnel c’est pour incarner en moi leurs idées et se faire de moi un appui. C’est pour m’enchaîner dans un autre devoir, qu’ils m’interdiront alors, eux aussi, de discuter.

L’examen est si peu encouragé que les conflits de devoirs sont une sorte de scandale. À voir les faits sans parti pris on reconnaît qu’il s’en produit continuellement. Nous ne pouvons agir, si peu que ce soit, sans en soulever, implicitement ou explicitement. On ne saurait accomplir un devoir qu’en en violant quelques autres. Le devoir de servir ma famille et mes amis contrarie mon devoir d’être juste envers tous ; mon devoir de respecter l’autorité nuit nécessairement au devoir de rechercher et de dire la vérité. Nos devoirs envers la famille, envers la patrie, envers l’humanité, le devoir de justice et le devoir de charité, le devoir de véracité et le devoir de politesse, sont forcément et toujours en opposition plus ou moins forte et plus ou moins avouée. Il faut aller jusqu’à affirmer que nos devoirs, comme les tendances qu’ils expriment, sont essentiellement en opposition, tous contre chacun et chacun contre tous.

On a bien établi, d’une manière confuse, grossière et fallacieuse, une sorte de hiérarchie des devoirs qui ne s’est pas imposée et que chacun interprète selon son inspiration, ou plutôt selon les suggestions qu’il subit. Mais on aime bien mieux ne pas apercevoir les conflits permanents qui les opposent les uns aux autres. Le devoir est un. On n’invoque pas les devoirs, mais le devoir. Et l’on n’entend point par là que, à un moment donné, dans des circonstances données, une manière d’agir correspond mieux que les autres à la situation, qu’un devoir unique et précis s’impose, résultante de la combinaison des devoirs, de leur accord et de leur opposition, qu’il faut calculer avec soin. Non, il est à peu près entendu qu’il ne faut pas réfléchir beaucoup sur son devoir, il faut l’accepter et s’abandonner à lui, l’accomplir sans discussion et sans examen. Cela veut dire surtout qu’il faut accepter les suggestions d’un instinct social aveugle et bien mal organisé, ou des représentants plus ou moins autorisés de l’âme sociale qui, dans bien des cas, ne savent guère ce qu’ils disent. Combien de fois entendons-nous rappeler à quelqu’un son « devoir » pour l’inciter à faire une sottise ? Souvent on isole, sans que personne sache pourquoi, un des devoirs de l’individu, on le considère seul, on le tient pour absolument sacré, et on l’impose de son mieux, à tort et à travers, au nom de la morale éternelle.

Si la casuistique a gardé un mauvais renom, ce n’est sans doute pas seulement parce que les casuistes ont offert, pour certains cas de conscience, des solutions peu recommandables, mais c’est peut-être surtout parce qu’ils en ont examiné. Les défenseurs du devoir absolu n’aiment guère les « cas de conscience ». L’analyse et la discussion les inquiètent. L’esprit social, si aveugle et si maladroit qu’il lui arrive d’être, a compris le péril et le repousse, assez gauchement, avec l’aide de l’étroitesse et de la raideur d’esprit si largement répandues. Il faut reconnaître, d’ailleurs, que la discussion morale est souvent un prétexte que prend l’instinct personnel, vigoureux et tenace, lui aussi, pour résister sournoisement à l’instinct social. Il n’en reste pas moins que chacun de nos actes soulève naturellement un conflit de devoirs, que ces conflits ne peuvent toujours se résoudre spontanément pour le mieux, et que c’est une singulière méthode pour les éviter ou les terminer que de ne pas vouloir y prêter attention.

§ 13

Ce que veut le sens social en nous imposant le devoir, c’est faire triompher le principe d’autorité, et c’est installer en nous sa puissance. Cependant la conscience morale nous a été représentée aussi comme un moyen de résister à l’oppression, comme un point d’appui contre la société, contre l’état, contre toute force extérieure.

C’est une des bonnes ruses de l’instinct social d’avoir ainsi présenté ses propres suggestions comme l’expression de ce qu’il y a de plus intime et de plus personnel dans l’individu. Certes, il n’est point niable qu’en bien des cas la conscience personnelle ait été invoquée pour résister à l’autorité extérieure. Mais ce que l’on admire en ces cas-là, ce n’est pas réellement l’individu lui-même, c’est ce qu’il y a, encore et toujours, de social en lui, c’est sa lutte contre une société criminelle ou trompée au nom d’une autre société supposée meilleure. Ce n’est pas lui-même que représente le révolté, c’est un ordre social supérieur. On estime l’homme qui défend contre les puissances du jour la justice et le droit, surtout si l’on est de son opinion, même parfois si l’on n’en est pas et si l’on a l’esprit large et abstrait, parce que l’on sait que c’est là un procédé dont il est bon d’entretenir la tradition. Mais on blâme celui qui ne s’élève contre la société que pour la pure satisfaction de désirs antisociaux. À moins pourtant que l’on ne voie dans l’opposition systématique faite pour n’importe quelles raisons à la société actuelle, la seule et nécessaire voie nous menant à une société meilleure. Sans cela il ne s’agira plus de « devoir », de « conscience » et de « révolte du sens moral ».

Quand l’instinct social exalte l’individu, c’est pour que celui-ci lutte contre la société actuelle et vienne ensuite se soumettre à lui pour la construction de la cité future. Ceux qui réclament le plus la liberté quand leurs idées sont persécutées n’accorderont nullement la liberté aux autres quand ils auront triomphé. Qu’on le veuille ou non, chacun n’entend guère par « liberté » que la « liberté du bien » ou du moindre mal. On peut s’indigner contre cette formule, on n’en applique pas d’autre. Seulement ni tous les hommes, ni tous les groupes sociaux, ni tous les gouvernements n’ont la même idée du bien. Plus large chez quelques-uns, elle admet le libre jeu de plus de pensées et de plus de désirs. Mais par cela seul qu’une forme sociale s’est réalisée, elle tend forcément à réprimer les fantaisies individuelles, les désirs égoïstes qui la mettent en danger. Quelle nation civilisée tolérerait officiellement le meurtre ou le viol ? Même des pratiques bien plus acceptables, comme l’inceste ou la polygamie sont rejetées avec indignation par des esprits qui se croient individualistes et très libéraux. Et quel gouvernement, quelle forme politique laissera librement ses adversaires organiser des complots contre elle et chercher à la renverser ? Quelle patrie pourrait admettre la trahison ?

Je ne veux point dire que l’esprit social ait tort. Pour le moment, je tâche de le comprendre. Sans doute son œuvre est relativement bonne — malgré de fréquentes aberrations — pour le groupe qu’il dirige, pour la socialité en général. Elle l’est aussi, peut-être, ce qui est autre chose, pour la majorité des individus qui s’unissent ou qui s’uniront plus tard dans le groupe. Elle ne l’est pas pour les désirs individuels qu’elle réprime. Et elle en réprime certainement d’innombrables quantités. Je veux bien que ces désirs soient de mince importance et peu intéressants. C’est, en tant qu’êtres sociaux, notre devoir de les juger tels. Ils n’en sont pas moins lésés. Il faut qu’ils le soient pour éviter des froissements plus étendus, plus nombreux et plus graves. Mais cela n’importe en rien, de son point de vue, à l’individu atteint. Si nous le réprimons, ce n’est pas dans son intérêt, c’est dans l’intérêt du groupe et dans le nôtre. Il n’y a pas là beaucoup plus de « justice » que lorsque nous tuons un animal pour le manger (et nous pourrions aussi faire valoir, pour nous concilier l’animal, que nous allons le transformer en un être supérieur). Admettons qu’il y en ait autant, et de la même qualité.

Mais, toujours poussé par le même désir de faire pénétrer au plus intime de l’individu l’idée du devoir et du droit avec le caractère absolu qu’il leur a donné, l’instinct social veut présenter à l’individu comme un triomphe pour lui, la répression de sa propre nature. Le « guillotiné par persuasion » passe pour un personnage plutôt comique et paradoxal. La morale veut en multiplier l’image. Il faut que l’individu accepte la loi et le coupable sa peine. Bien plus, on l’incite à la réclamer. Non seulement il a le devoir de la subir, mais c’est un « droit » qu’on lui reconnaît.

Sans doute s’il est intelligent et d’esprit souple, ou simplement si l’esprit social est encore assez fort en lui, le criminel pourra fort bien apprécier les raisons de la société. Mais s’il comprend ainsi les choses du point de vue social, il les sentira autrement s’il les regarde avec ses yeux d’individu sacrifié. Et la société pourrait aussi, sans renoncer à vivre et à se défendre, comprendre le cas de l’individu.

§ 14

Le devoir est « impératif ». C’est là sa grande caractéristique. Il n’agit point par persuasion. Et ce n’est point par affection, par sympathie, par intérêt que nous l’accomplissons. Il commande, il est une autorité, et une autorité mensongère.

Il est une autorité extérieure. La pression qu’il exerce sur nous est tout à fait analogue à toutes les influences contraignantes qui nous viennent du dehors. Sans doute il ne peut agir sans que nous acceptions son autorité. Il en est de même de toutes les influences que nous subissons, hors le cas de contrainte par la force physique effectivement employée. Mais il faut, en outre, que nous la fassions nôtre, et que nous ayons cette illusion qu’elle vient de nous, alors que toutes ses prescriptions nous arrivent pourtant du dehors et que nous n’oserions jamais, à moins de vouloir simuler la folie, parler d’un devoir qui ne nous serait pas recommandé par quelque autorité morale, ou qui, du moins, ne serait pas reconnu comme devoir possible par un certain nombre de nos contemporains.

Il est une autorité abstraite et anonyme. Cela permet à l’individu de la considérer comme sienne et d’y voir l’influence directe d’un dieu. Cela permet à la société, tout en le formant, en s’en servant, de l’exalter comme l’expression de la libre personnalité, de la personnalité idéale de l’homme — ce qui est vrai en un sens — et de le faire ainsi accepter plus volontiers par la partie égoïste du moi. L’homme est porté à la sympathie envers ses semblables, et même à l’obéissance vis-à-vis d’eux. Son âme sociale l’y incline. Mais son âme individuelle et égoïste le porte au contraire à la méfiance et à l’opposition. Un ordre émané d’un homme en tant qu’homme le heurte et lui est suspect. Un ordre émané d’un homme qui est censé représenter les intérêts généraux, et l’intérêt même de celui qui doit obéir, ou qui est désigné comme l’interprète de la volonté divine, se fait mieux écouter. Et pareillement un ordre abstrait, intérieur, dont l’origine est méconnue, qui paraît sortir du moi lui-même, et représenter soit sa nature essentielle la plus haute, soit une volonté supérieure et divine.

§ 15

L’autorité du devoir ment surtout et plus essentiellement peut-être, par ce qu’elle a de plus caractéristique dans sa nature.

L’obligation morale prend l’apparence de l’autorité précisément parce qu’elle ne peut pas se faire obéir. Elle ordonne, elle prononce son « sic jubeo » parce qu’elle n’a pas de raison assez forte à faire valoir.

L’autorité extérieure peut contraindre parfois. Quand elle ne le peut pas, on lui désobéit et il n’en est que cela, si l’idée du devoir n’intervient pas. Et c’est elle que l’on blâme. Quand un gouvernement ne peut plus commander, on le renverse et on le remplace. Quand un général n’a plus de prise sur ses hommes, si l’on blâme l’indiscipline du soldat, on est peut-être plus dur encore pour le chef qui manque d’autorité. Et le premier venu peut donner des ordres à qui bon lui semble, mais on rit de lui si ses ordres ne sont point écoutés. Un roi qui ne peut plus se faire obéir par son armée et se faire respecter par son peuple n’a plus qu’à s’en aller. Chacun en convient. Mais tout ceci est vrai au point de vue pratique, politique, humain. Au point de vue moral tout change.

Ici l’autorité est souvent impuissante, débile ; elle est par nature même insuffisante, et elle apparaît d’autant plus sacrée. Bien mieux c’est elle qu’on appelle au secours des autres autorités menacées. Si quelques fidèles s’empressent vainement pour soutenir un trône disloque, c’est leur conscience qui les y pousse ; ils agissent par devoir, et s’ils blâment ceux qui l’ont ébranlé, c’est encore au nom du devoir et de la conscience.

Cette conscience, c’est sa faiblesse même qui la rend sacrée, et cela est très remarquable. Le devoir est d’autant plus impératif qu’il n’a aucun moyen de se faire obéir, si ce n’est de nous faire accepter son commandement. Il est là pour subvenir de son mieux à une faiblesse dont il est le signe. Il parle haut, il interdit de vérifier ses titres, parce que la discussion lui serait fatale. Il s’installe comme un aventurier à qui sa hardiesse tient lieu de droits et de force réelle, et dont le verbe est d’autant plus arrogant qu’il est, au fond, moins convaincu de sa puissance. Il procède par intimidation, et, d’autre part, il flatte sournoisement les instincts individualistes qu’il veut soumettre pour forcer leur assentiment. Tout cela pour remédier à l’impuissance relative de l’instinct social, pour parer aux conflits du moi et du nous. Si l’instinct social était assez fort, si nous étions assez les autres, le devoir se débarrasserait de tout son attirail d’ordres et de défenses, d’appels au respect, de ce mystère et de cette pompe sacrée dont il s’environne. Il n’aurait pas à redouter la critique, il chercherait moins à en imposer s’il imposait davantage, et il ne présenterait pas à l’individu comme un ordre intérieur et une révélation sacrée ce qu’il n’aurait qu’à montrer à l’esprit pour le lui faire volontairement accepter.

Pour bien comprendre la vraie nature du devoir, il n’est que de se rappeler en quels cas on l’invoque. Nous avons sans doute le devoir de manger pour soutenir nos forces. Mais vraiment on ne prêche pas ce devoir à un homme de bon appétit. À un petit garçon qui adore sa mère, on ne dit guère que c’est un devoir d’aimer ses parents. Il est tout à fait hors de propos d’invoquer l’impératif catégorique pour nous préparer aux petits sacrifices que nous acceptons assez volontiers par sympathie pour les autres, par instinct de sociabilité, par amour du groupe familial ou naturel, ou par routine. Un employé qui fait régulièrement et convenablement sa besogne n’a point le sentiment que son acte est sacré.

Si l’on emploie le mot « devoir » en de pareils cas, c’est en le prenant dans le sens positif invoqué plus haut, au sens où c’est le devoir d’un joueur d’échecs de ne pas mettre son roi en prise. Mais les choses changent quand nous voulons obtenir de quelqu’un un sacrifice qu’il n’est pas disposé à nous faire, et surtout un sacrifice que nous n’avons point le pouvoir de lui imposer. C’est alors qu’interviennent avec zèle les idées d’obligation, et les sentiments qui les accompagnent. C’est alors que le caractère sacré du devoir apparaît et s’amplifie. Quand on parle de « caractère sacré », ou de « geste auguste », méfiez-vous. Il s’agit d’imposer à quelqu’un, à un individu, à un groupe, à une classe, une croyance, des sentiments, des actes qui lui seront pénibles. Alors on l’intimide ou on le flatte. Ceux qui parlent des « saints calus du travail honnête » ou du « geste auguste du semeur » ne sont pas ceux qui ont les mains les plus rugueuses, et l’on trouve surtout « sacré », le devoir que l’on exige des autres, ou celui qui doit servir à leur arracher quelque concession.

Aussi faut-il ranger parmi les ruses de l’instinct social toutes ses flatteries à l’individu. Il l’a isolé du reste de la nature, il l’a élevé au-dessus de tous les êtres vivants, creusant un infranchissable abîme entre lui et ses parents animaux les plus rapprochés. Il a attribué au devoir une valeur, une dignité singulière, à laquelle rien ne se peut comparer. L’acte le plus infime accompli conformément au devoir élevait l’homme au-dessus du monde infini. Il était vraiment difficile de parer de plus de fleurs la victime désignée au sacrifice. Mais les fleurs de la morale, sans vraies couleurs et sans parfum, ont trop souvent rappelé les couronnes d’immortelles en plâtre peint dont on pare les tombeaux.

§ 16

Naturellement, j’ai dû simplifier, et, en un sens, dénaturer les faits pour être plus clair. J’ai éliminé tous les facteurs de la morale autres que l’instinct social, et j’en ai supposé l’action plus unie, plus éclairée, plus régulière qu’elle ne le fut jamais. Je n’aspire qu’à une vérité représentative et symbolique, et je sais d’ailleurs que nous n’en pouvons connaître d’autre. Nos perceptions mêmes sont des symboles et même la perception de notre moi. Nous n’avons nullement conscience, tant que nous ne l’avons pas analysé, de la vraie nature de notre sens du devoir, ni surtout de toute sa nature. Nous ne le percevons que très imparfaitement et très grossièrement, et nous associons à l’impression que nous en prenons ainsi bien des idées et bien des sentiments qui nous semblent à tort lui être indissolublement attachés. Ce qu’il y a de juste dans la conception du devoir3 supporte ainsi toute une végétation parasite d’illusions et de mensonges, une véritable mythologie. À vrai dire, cette mythologie paraît avoir surtout prospéré chez les philosophes. C’est le propre des spécialistes en tout genre de commettre plus d’erreurs que le reste des hommes. Et cela est nécessaire, comme il est naturel, pour d’autres raisons, que les philosophes soient, à cet égard, au premier rang des spécialistes.

J’ai dû exposer les démarches successives de l’instinct social de façon à paraître transformer la réalité. Mais, je crois n’avoir fait, en somme, qu’user d’un procédé d’exposition nécessaire.

Ce que j’ai dit garde sa vérité abstraite et profonde. Sans doute de nombreux facteurs ont contribué à former les croyances morales, sans doute on peut les considérer sous bien des aspects différents et les rattacher à bien des causes diverses. J’ai moi-même envisagé jadis la morale tout autrement que je n’ai fait ici, et mon étude actuelle complète, je crois, sans les contredire, mes idées de jadis. Et l’on pourrait, sur le même sujet, dire bien des choses encore ; rechercher, par exemple, le rapport de l’obligation morale avec les formes primitives de la religion et de l’état, analyser les prescriptions et les interdictions religieuses, le tabou, etc. Mais tout cela n’infirmerait pas, à mon avis, la conception que j’ai développée ici. Les nouveaux facteurs que l’on étudierait sont des formes ou des produits de l’instinct social, de l’âme sociale telle que je l’ai comprise ici.

Mais l’instinct social, l’âme sociale, l’empreinte que les autres ont mise en nous et qui est vraiment eux en nous-mêmes, avec tous les sentiments qui y correspondent, est un ensemble très complexe et très variable, comme au reste, la plupart de nos sentiments que la psychologie unifie singulièrement. Sans doute en certains cas, l’instinct social s’accuse, il ressort, il se dresse à part, dans sa généralité un peu confuse. C’est lorsqu’il s’oppose, sous quelque forme abstraite, à un instinct égoïste qui nous pousse à un acte trop personnel. C’est encore, mais ici il se divise déjà, lorsqu’il s’oppose à certains sentiments affectueux. Les autres mêmes se battent entre eux dans notre for intérieur. En tout cas il y a des moments où nous sentons avec plus de précision ce qui, en nous, nous sépare de nous, ce qui, tout en restant nous, n’est plus nôtre, ce qui nous unit à nos coreligionnaires, à nos amis, à nos parents, à notre patrie, à l’humanité entière. Nous avons alors l’impression que nous appartenons à un ensemble et que cet ensemble nous dépasse ; nous savons qu’il veut telle ou telle chose de nous, et nous nous sentons attirés sur la route où il nous appelle. C’est une des formes abstraites et générales de l’action de l’instinct social.

Il s’en faut qu’il existe toujours sous cette forme. Il ne se rassemble pas toujours ainsi, ne se condense pas en une unité précise. Il est la résultante d’une foule de sentiments et de désirs divers qui nous entraînent vers les autres, vers telle ou telle personne, dans tel ou tel groupe, qui les réalisent en nous, les font agir en nous, et nous font agir par eux. Tous ces sentiments ont leur vie individuelle, ils existent souvent à part les uns des autres, ils peuvent s’unir, se fondre en un ensemble abstrait, mais ils peuvent aussi s’opposer et lutter en nous. C’est ce qui arrive quand le désir d’obliger un ami pousse l’homme dans une direction, tandis que le devoir professionnel le tire en sens inverse. Les conflits des autres en nous ne sont pas moins nombreux sans doute, ni moins importants que leurs conflits avec nous-mêmes, mais ils ne rentrent guère dans mon sujet actuel.

La complexité de la vie de l’âme sociale répond à la complexité de sa nature. Elle se distingue par l’analyse de l’âme individuelle, mais en fait elle est constamment mêlée à celle-ci. Rien n’existe en nous où les autres n’aient leur part. Ils interviennent dans nos plaisirs les plus égoïstes, puisque la vie sociale intervient plus ou moins dans toutes nos joies comme dans toutes nos souffrances, et que nous ne saurions avoir aucune idée ni aucune impression, ni même aucune perception qui n’ait été au moins préparée par elle.

Aussi quand il n’agit pas visiblement et directement en nous, l’esprit social y intervient au moins d’une manière imperceptible et détournée. S’il ne crée pas tout à lui seul, il se sert de tout ce qui naît, de tout ce qui passe dans l’esprit. Il travaille sourdement pour approprier à ses fins, pour détourner à son profit les forces que suscitent ou que façonnent l’art, la religion, la pratique de la vie et même l’instinct égoïste. Il travaille aussi à éliminer ou à transformer tout ce qui ne peut s’adapter à ses desseins muets et profonds. Il dirige en ce sens nos sentiments et nos idées, ou du moins il tend à les diriger, car d’autres tendances s’y efforcent aussi, et lui-même se divise souvent, et tout ce qu’il crée ou façonne tend à vivre pour soi-même et doit être constamment surveillé et maintenu. On comprend les luttes continuelles qui s’engagent, les associations qui se font et se défont, les synthèses qui naissent, se divisent, se développent, se désagrègent, meurent, cependant que leurs éléments s’engagent, plus ou moins transformés, en de nouvelles combinaisons. Rien ne peut se former, dans cette singulière et confuse mêlée, de tout à fait pur et de parfaitement ordonné. J’ai tâché de dégager de ce chaos une des formes générales de l’activité de l’instinct social, j’ai un peu parlé comme s’il était plus unifié qu’il ne l’est, comme s’il était plus personnifié, comme s’il agissait consciemment et logiquement. Il est évident que tout cela comporte, au moins dans la forme, une part de fiction, je pense que cette fiction dégage et protège d’essentielles vérités.

J’ai surtout parlé du rôle de l’instinct social dans la morale traditionnelle, un peu abandonnée sans doute par quelques philosophes, mais bien moins cependant qu’ils ne le pensent. Elle vit encore et vivra longtemps dans l’organisme mental de l’humanité. Et il est bien intéressant d’en retrouver l’esprit chez des penseurs relativement très libres, et qui se croient peu de préjugés. L’influence de l’esprit social est par trop évidente pour que j’insiste, dans toutes les morales qui se fondent sur la sociologie ou qui disparaissent en elle, qui pensent trouver en elle leur forme achevée et parfaite. Mais on retrouve encore sa trace et son influence jusque dans ce qui paraît être seulement une révolte de l’instinct individualiste, tellement l’esprit social se mêle à toute notre vie et s’applique à la tourner à son profit. L’individualisme aristocratique, l’anarchisme individualisme même, les conceptions d’un Max Stirner ou d’un Nietzsche sont encore des rêves sociaux, où le désir de l’individualisme peut devenir le point de départ d’une nouvelle — peut-être pas si nouvelle — organisation des rapports des hommes entre eux. L’âme sociale tâche de tourner à son profit même les révoltes de l’âme individuelle, ce que celle-ci s’efforce de lui rendre autant qu’il est en elle. Quoi que nous fassions, nous ne pouvons éviter complètement

La lettre sociale écrite avec le fer

et pour garder même la part qu’il croit bien tenir et qu’il ne veut pas abandonner, l’instinct égoïste doit se défendre constamment.