(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre VII. Les hommes partagés en deux classes, d’après la manière dont ils conçoivent que s’opère en eux le phénomène de la pensée » pp. 160-178
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(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre VII. Les hommes partagés en deux classes, d’après la manière dont ils conçoivent que s’opère en eux le phénomène de la pensée » pp. 160-178

Chapitre VII.
Les hommes partagés en deux classes, d’après la manière dont ils conçoivent que s’opère en eux le phénomène de la pensée

Qu’il me soit permis de réclamer ici un peu plus d’attention ; je me propose de pénétrer, pour me servir d’une expression énergique de Bacon, dans l’intimité même des choses. S’il est vrai, comme je le crois, que la divergence des opinions diverses qui se disputent aujourd’hui l’empire de la société commence immédiatement à l’origine de la pensée, nous allons être obligés de creuser jusque-là pour expliquer cette divergence ; car, je ne puis assez le répéter, la lutte des intérêts contraires, quelque active qu’on puisse la supposer, ne suffirait pas toute seule pour amener les résultats dont nous sommes témoins. On a beaucoup trop calomnié jusqu’à présent la nature humaine : les intérêts doivent être considérés comme effets ou comme signes, et non point comme causes. Ne serait-il pas possible, en effet, d’admettre qu’il s’est opéré chez un très grand nombre d’hommes un changement dans la production même de la pensée, que ce changement a été lent et graduel, et qu’il vient de se manifester tout à coup ? L’âge de l’établissement du christianisme fut pour le genre humain l’âge de l’émancipation morale, qui avait succédé à celui de l’empire absolu de l’imagination. L’âge actuel serait, dans le système que je me propose de développer, l’âge d’une seconde émancipation, celle de la pensée par l’affranchissement des liens de la parole. Comme le genre humain ne doit rien perdre de ce qu’il a successivement acquis, il faut tâcher de retenir ce que nous pourrons des deux âges qui ont précédé ; et surtout il faut admettre que l’âge actuel ne pourrait pas exister, tel qu’il est, ou tel qu’il sera par la suite, s’il n’eût pas été préparé par tous les développements des deux autres âges. Maintenant je puis me décider à vaincre certaines répugnances de ceux qui sont placés à la tête du mouvement de la société, soit pour attaquer les opinions nouvelles, soit pour les défendre. La question de l’origine du pouvoir est évidemment la même que celle de l’origine de la parole. Ainsi nous ne pouvons pas éviter d’en venir à examiner ce grand problème de l’intelligence humaine, ou plutôt la nature de l’instrument qui nous a été donné pour la production et la manifestation des actes de notre intelligence. Je n’aurai point la prétention de le résoudre ; je me bornerai à présenter les faits avec toute la clarté que je pourrai mettre dans un tel sujet. Ce n’est point même encore l’objet de ce chapitre, parce que je dois, pour le moment, laisser la question indécise jusqu’à ce qu’elle sorte d’elle-même de la discussion comme conséquence rigoureuse. Commençons donc par une hypothèse, ainsi que dans l’algèbre il y a un signe qui représente l’inconnue. Je n’ai pas besoin, je pense, d’avertir que nous écarterons de cet examen toutes les doctrines qui tendent plus ou moins au matérialisme ; et que Locke et Condillac seront eux-mêmes mis hors de cause, à plus forte raison Helvétius et Cabanis.

On aura beau faire, il faut absolument choisir entre deux systèmes : ou l’homme a reçu le pouvoir de créer les langues, ou cette faculté lui a été refusée. Dans le premier cas, l’invention du langage serait un résultat nécessaire de la forme même, si l’on peut parler ainsi, de notre intelligence : les langues seraient alors comme un ensemble de signes convenus, devenu graduellement plus ou moins complet, graduellement perfectionné, à mesure que de nouveaux besoins se seraient fait sentir. Dans le second cas, l’homme aurait reçu sa langue d’une tradition obscure et mystérieuse, qui remonte d’anneau en anneau jusqu’au berceau du monde, mais dont la société a toujours été dépositaire. Ceux qui attribuent à l’homme le pouvoir de se faire sa langue ne disent autre chose sinon que la pensée naît d’abord en lui, et qu’ensuite il choisit, pour l’exprimer, un signe qu’il adopte ou qu’il trouve déjà convenu. Ceux, au contraire, qui refusent à l’homme la faculté de se faire sa langue ne disent autre chose sinon que, par l’habitude de l’éducation, ou par une loi primitive qu’ils ne connaissent point, ils ne peuvent penser sans le secours de la parole. En un mot, la parole est nécessaire à l’homme pour penser, et alors l’homme n’a pu inventer la parole ; car on ne peut supposer un temps où il ait été sans pensée, et on ne peut expliquer comment il aurait pu créer la parole, sans laquelle il ne pouvait penser ; ou la parole n’est pas nécessaire à l’homme pour penser, et alors il a pu graduellement inventer la parole.

Admettons, quant à présent, et sans examen, ces deux systèmes à la fois ; et partageons les hommes en deux grandes classes, d’après ces deux manières d’envisager la production de la pensée : l’une sera composée de tous ceux qui ne peuvent penser qu’avec la parole ; l’autre sera composée de tous ceux qui ont la faculté de penser indépendamment de la parole.

Je suis loin, sans doute, d’admettre, quant à moi, la séparation de la parole et de la pensée ; mais il ne s’agit point de mes propres expériences. J’ai cru m’apercevoir que le phénomène de la pensée ne s’opérait pas de la même manière dans tous les hommes de cet âge, et cela me suffit, la supposition que je fais devant ensuite être remplacée par ce que je crois être la vérité, ou même par tout autre système que mes lecteurs voudraient lui substituer. Ce n’est point une doctrine métaphysique que je prétends établir : je ne veux, quant à présent, que jeter des pontons pour traverser le fleuve ; nous verrons si nous pourrons ensuite construire un véritable pont. Les objections que l’on voudrait me faire ne doivent donc point m’arrêter, parce qu’elles n’auraient aucune base si elles se présentaient ici : je n’entends être jugé que sur les conséquences et les résultats. On me pardonnera de prendre ainsi mes précautions d’avance, puisque c’est pour m’accommoder aux opinions nouvelles, et les expliquer : cela, au reste, n’augmente ni ne diminue en rien le crédit de ces opinions ; c’est une méthode pour mes lecteurs aussi bien que pour moi.

À la première classe dont nous venons de parler appartiennent les hommes qui font dériver les lois sociales de l’existence même de la société, posée comme fait primitif, antérieur à toute convention ; ceux qui croient, par l’association naturelle de leurs idées, et par la forme intime de leur intelligence, que les lois ne peuvent être faites par l’homme, qu’elles sont données par Dieu même au moyen d’une révélation positive et primordiale, ou qu’elles viennent de Dieu encore, mais de Dieu se manifestant par des interprétations, des envoyés, ou seulement par le temps, les mœurs, les traditions. Voici ce que l’on trouve dans un chœur de Sophocle (Œdipe, act. III), et que je transcris comme expression d’une doctrine non contestée alors : « Selon les règles qui nous sont prescrites par les lois qui sont descendues du ciel, et dont l’Olympe est le père ; car ce n’est pas la race mortelle qui les a engendrées : aussi n’est-il pas en son pouvoir de les ensevelir dans l’oubli. Il y a dans les lois un Dieu puissant qui triomphe de notre injustice, et qui ne vieillit jamais. »

À la seconde classe appartiennent ceux qui puisent la raison de ces lois dans un état abstrait de la nature de l’homme ; ceux qui croient à l’homme la puissance de faire des lois ; ceux qui, par conséquent, sont obligés d’admettre un contrat primitif. Ceux-là pensent que les libertés d’un peuple résultent de ses droits, et non point des concessions des princes, non plus que d’états antérieurs ; ils pensent que l’homme fait une sorte d’acte libre en entrant dans une association politique, et qu’à cet instant, qui est une fiction convenue, il cède une partie de ses droits, pour jouir de certains avantages qu’il n’aurait pas sans la société, comme, par exemple, celui de la propriété. Dès lors il n’y a plus de législateur, il n’y a que des rédacteurs d’un contrat synallagmatique. Hors de là tout pouvoir est une usurpation.

Enfin, pour tout réduire à la plus simple expression, les uns placent la raison des lois de la société dans la société même, et les autres dans l’homme.

J’écarte pour le moment, comme on voit, l’examen de l’action continue de la Providence sur les sociétés humaines, parce qu’on l’écarte assez généralement dans la discussion actuelle : au reste, aucune des deux classes ne la nie ; seulement chacune l’explique à sa manière. D’ailleurs ce n’est point ici le lieu d’entrer dans le fond même de la question, puisque je dois admettre, quant à présent, les deux hypothèses.

Si les hommes qui appartiennent à la première classe dont nous avons parlé sont plus attachés aux idées anciennes, la raison en est bien simple. Leur respect pour les traditions, le sens immobile qu’ils attachent aux mots, les rendent inaptes à entrer, dans des routes nouvelles. Il ne peut y avoir parmi eux de ces esprits investigateurs qui marchent à la tête des destinées humaines. Ils craignent de s’aventurer dans un désert, parce qu’ils ne peuvent pas faire sortir du milieu d’eux un guide, et ils restent ainsi isolés et dépourvus de la force d’ensemble. Ils demandent toujours à celui qui s’avance hors des rangs : Où est ta mission ? Pour eux, la parole sera toujours une chose immuable et sacrée qui contient les lois immortelles de la société en même temps que les manifestations de l’âme humaine. Les générations se succédant les unes aux autres, sans aucune interruption, ils ne voient pas d’instant où une génération puisse sortir, d’elle-même, par ses propres forces, et tout à coup, des liens dont elle est entourée, puisse adopter simultanément d’autres règles que celles qui ont régi les générations précédentes. Ceux-là, on peut les appeler les archéophiles. Les autres, n’étant point enchaînés par la parole, sont plus accessibles aux idées nouvelles ; ils ne demandent à l’homme qui s’avance hors des rangs avec une bannière d’autre mission que celle qu’ils lui donnent à l’instant même. De là vient qu’il a été dit que les idées nouvelles trouvent toujours un représentant. Voilà pourquoi les hommes de cette classe sont aventureux et prompts à l’exécution. Ils ne craignent point de manquer de guide, et de marcher isolés ; ils se lancent hardiment dans la carrière, sûrs qu’ils sont de se rallier entre eux, et de s’entendre à de grandes distances. Ceux-ci, on peut les appeler les néophiles.

Si une fois cette division des hommes en deux classes pouvait être admise, il en résulterait une explication simple de plusieurs phénomènes sur lesquels on se dispute fort inutilement, puisque ces phénomènes se manifestent de différentes manières chez les différents hommes. Je désirerais seulement que les uns et les autres voulussent bien comprendre que, s’ils ne s’entendent pas entre eux, cela vient de ce qu’ils ont cessé de parler la même langue ; car, comme dans l’antique Orient, les uns parlent une langue divine, et les autres une langue mortelle ; et non point de ce qu’ils ont cessé d’avoir les mêmes raisons de s’aimer et de s’estimer. Ici, et j’en ai déjà prévenu plus d’une fois, je ne dois tenir aucun compte des intérêts différents qui peuvent exister : cela compliquerait la question, et n’est point de mon sujet. D’ailleurs il n’y a des intérêts changés que parce qu’il y a eu un changement d’ordre de choses ; d’ailleurs encore, ainsi qu’on a pu le voir, je suis loin d’accorder aux intérêts toute la puissance qu’on est trop disposé à leur croire : les opinions et les sentiments sont beaucoup plus désintéressés qu’on ne pense. Les idées morales ou intellectuelles mènent bien plus les hommes que les grossiers intérêts de fortune et de subsistance. Je voudrais que l’on secouât enfin le joug des Helvétius politiques.

La classe des hommes qui ne pensent qu’avec la parole a longtemps été la plus nombreuse ; elle existait seule dans les premiers âges du monde. Cette assertion est fondée sur tous les enseignements que l’on peut tirer de l’étude approfondie des doctrines anciennes. Il est très probable que la seconde classe s’est graduellement augmentée, à mesure que la musique s’est retirée de la poésie ; ensuite à mesure que la parole écrite s’est répandue : et maintenant cette seconde classe est devenue la plus nombreuse, sans aucune contestation. Le dépôt des connaissances humaines est peu à peu sorti du lieu mystérieux où les sages le tenaient caché pour en tirer des trésors qu’ils dispensaient aux peuples dans le temps, et autant que le besoin s’en faisait sentir. Il est permis de croire que cette classe, devenue ainsi la plus nombreuse, finira par être seule. On pourrait assigner toutes les périodes et toutes les causes de cette suite de révolutions successives et inaperçues ; mais ce n’est pas ici le lieu. D’ailleurs il faudrait beaucoup de temps et l’appareil de beaucoup de faits et de raisonnements.

Nous avons dit que la seconde classe était devenue la plus nombreuse. De là vient, sans doute, cette indépendance à l’égard de l’autorité, caractère particulier des temps où nous vivons. En effet, on en est venu à repousser l’autorité des siècles, l’autorité des usages, l’autorité des traditions. Mais on peut compter sur le respect pour la règle fixe, pour la loi écrite, pour la lettre en un mot, pour la lettre sans interprétation, pour la lettre devant qui tout rentre dans l’égalité.

Cet esprit d’indépendance à dû nuire immensément à la religion. Le discrédit de la parole traditionnelle a dû amener le discrédit des doctrines mystérieuses et sacrées. Mais le sentiment religieux survivra, n’en doutons point, à la confusion des langues. Il en est résulté néanmoins un grand trouble dans les esprits ; c’est celui que nous avons cru devoir peindre comme tous les autres symptômes de l’époque actuelle.

Rendons sensible, par un seul fait, le point que nous discutons en cet instant.

À peine pouvons-nous comprendre ce que fut la royauté dans les temps anciens. Tout pouvoir fut donné aux rois, chez les Juifs. Que dis-je, tout pouvoir ? l’abus même du pouvoir était de l’essence de la royauté. Voyez ce que dit Samuel aux peuples qui demandaient un roi. La royauté était libre dans l’exercice de ses prérogatives, comme l’homme est libre dans l’exercice de ses facultés. La liberté est nécessaire pour établir la moralité des actions ; et nul être n’est libre, s’il ne peut faire un mauvais usage de ses facultés. Les rois alors avaient cette sorte de liberté qui est accordée encore aux sujets. Le roi n’avait de compte à rendre à personne ; c’est devant Dieu seul qu’il péchait, selon le langage de l’Écriture. Les peuples alors étaient punis pour les fautes des rois ; mais il fallait que les peuples eussent mérité d’avoir de mauvais princes, car les jugements de Dieu furent toujours équitables. Ici nous nous trouverions de nouveau sur la route du développement d’une doctrine que nous avons déjà regardée comme au-dessus de nos forces, celle de la solidarité.

Voyez encore quel fut le respect dont on entoura la royauté chez les premiers Grecs. Les rois étaient enfants de Jupiter, et la volonté des rois était l’expression de la volonté même de Dieu. Chez ces mêmes Grecs, le respect pour les lois prit ensuite le caractère du respect pour la royauté qui n’était plus. Socrate, injustement condamné à mort, n’allégua, pour ne point se soustraire à l’iniquité de son jugement, d’autre raison que son respect pour la loi.

Il n’est aucun de mes lecteurs qui ne puisse compléter une telle série de faits : il me suffit de l’avoir mis sur la voie. Les annales de tous les peuples sont ouvertes à chacun.

Lorsque nous établirons, plus tard, que la société est une des conditions de notre nature, et que, par conséquent, la société a été imposée à l’homme, nous trouverons la liaison des deux questions, si distinctes en apparence, de l’origine du pouvoir et de l’origine du langage.

Mais, avant de terminer ce chapitre, il faut que j’explique deux choses ; car, dans une telle matière, il est très difficile d’être clair d’après un simple énoncé, surtout lorsqu’on a peu l’habitude de ces sortes de discussions. D’abord il a pu paraître assez singulier que j’aie admis aussi facilement une hypothèse que je regarde comme peu exacte ; et que je sois parti d’une donnée aussi contestable, pour en tirer non seulement les inductions que l’on vient de lire, mais encore celles que je me propose d’en tirer dans la suite de cet écrit. Cependant, si l’on m’a bien compris, on a pu voir déjà que cette théorie de la séparation de la pensée et de la parole, admise par moi comme moyen d’explication de plusieurs phénomènes, et surtout comme moyen de conciliation entre les partis, on a pu voir, dis-je, que je considère cette théorie comme fausse, si on veut l’appliquer aux faits qui tiennent à l’origine des sociétés, et comme vraie si on ne veut l’appliquer qu’aux faits qui tiennent à l’existence actuelle de la société. En un mot, les liens de la parole ont été jusqu’à présent une des limites de la liberté de l’homme ; et l’émancipation de la pensée par l’affranchissement des liens de la parole est une des prérogatives de l’âge présent de l’esprit humain. Cette idée, que j’ai énoncée plus haut, recevra, par la suite, son entière explication, telle que je la conçois.

Il me reste donc à établir que notre intelligence, successivement affermie, a pu s’avancer vers un ordre de choses où elle a moins besoin d’un appui, mais que cet appui lui fut très nécessaire. C’est là que repose, à mon avis, toute la difficulté ; mais enfin si les conséquences et les résultats, quelles que soient mes opinions intimes, sont favorables aux partisans des idées nouvelles, ils n’auront pas à se plaindre. Que nous nous rencontrions plus tôt ou plus tard sur la route, l’essentiel est que nous finissions par nous rencontrer. L’autre observation que j’ai à faire consiste dans l’importance que j’attache à une question aussi abstraite et aussi ténue que celle dont nous sommes occupés ; car enfin il ne s’agit plus, au point où nous en sommes venus, que de prouver que si, à présent, l’union de la pensée et de la parole n’a plus cette sorte de simultanéité qui lui est attribuée par quelques personnes, elle n’a pu s’en passer pour l’établissement de toutes choses. Ceci est donc très important, puisqu’il s’agit, en dernière analyse, d’établir que les deux systèmes sont fondés en raison, c’est-à-dire de faire tout reposer sur les traditions, au moment même où les traditions nous échappent.

Comme l’origine de la parole et l’origine de la société sont absolument la même question, il en résulte que les deux systèmes relativement à la parole s’appliquent aussi à la société, et peuvent se résoudre de la même manière. Ainsi la société, à présent qu’elle est établie, peut se soutenir d’elle-même, et par la seule force du principe primitif en vertu duquel elle existe.

Je dirais donc volontiers aux néophiles : « Ceux contre lesquels vous vous élevez avec tant de violence n’ont d’autre tort que celui d’être restés fidèles au code des idées anciennes, et ils n’y sont restés fidèles que parce que c’était dans la forme même de leur intelligence, dans la manière dont s’opère en eux le phénomène de la pensée. » Je dirais aux archéophiles : « Vous craignez de retomber dans le chaos, parce qu’il vous semble que le principe générateur des sociétés humaines cesse d’agir. Vous croyez que les partisans des idées nouvelles ont brisé cet antique palladium, et vous ne concevez pas comment il pourra être remplacé. Sachez donc que ce palladium n’a point été brisé par ceux que vous en accusez, mais par le temps ; ainsi vous devez leur rendre votre estime et votre amour. »

La question de l’origine du langage a souvent occupé les philosophes depuis quelques années. Les uns ont regardé le problème comme insoluble, les autres ont établi des hypothèses plus ou moins probables. Autrefois ce n’était pas même un problème. Il n’était pas venu dans la pensée d’imaginer que l’invention du langage pût être au pouvoir de l’homme. Ceux qui, dans ce moment, professent, à cet égard, les doctrines anciennes, croient jeter dans la société une lumière nouvelle, en annonçant, comme une vérité qui va être admise, que l’homme n’a pas le pouvoir de créer sa langue. Voilà pourquoi leurs opinions ressemblent quelquefois à des systèmes, et pourquoi il leur arrive de protéger des principes consacrés par l’autorité des siècles antérieurs avec des arguments, et des raisons puisés dans la sphère des idées de ce siècle. Ils n’ont pas fait attention qu’ils présentaient comme nouvelle une vérité très ancienne, une vérité vieillie, vieillie, qui se retirait de la société au lieu d’y entrer. D’autres sont placés sur les limites des deux mondes, leur vue les embrasse tous les deux ; ils prêtent tour à tour l’appui d’une haute métaphysique aux idées anciennes et aux idées nouvelles. Seulement ils sont sujets à se tromper dans le choix même de leurs arguments. D’autres encore, abandonnés tout à fait aux idées nouvelles, ne comprennent pas même les idées anciennes. De là l’espèce de violence qu’ils mettent dans leurs attaques, et le dédain qu’ils ont pour les archéophiles, dédain souverainement injuste ; car les partisans des idées anciennes sont loin de manquer de lumières et de talents, et surtout ils sont loin de manquer de sincérité : leur conscience, pour la plupart, est placée si haut qu’il est impossible de l’atteindre. Ces néophiles, ainsi égarés, ne peuvent prêter à leurs opinions que la lumière de leur esprit, sans y ajouter l’autorité d’une raison supérieure. Ils n’éclairent réellement point le siècle ; ils marchent avec lui, et du même pas. Ils ont un instinct sûr pour dire ce que pense la multitude, parce que eux-mêmes pensent comme elle et avec elle. Enfin il en est qui, sentant un obstacle invincible à comprendre les idées nouvelles, mais sentant aussi que ces idées doivent être fondées en raison, veulent s’expliquer ce qui leur est si profondément antipathique. Ceux-là sont venus à comprendre qu’il s’est opéré un grand changement dans l’intelligence humaine, et que ce changement a pénétré dans le sanctuaire même de la pensée. Ils croient que la parole a eu une mission qui maintenant est accomplie. Cette croyance est la mienne, et c’est celle que je vais développer. Je ne sais si je réussirai ; je ne puis certifier qu’une chose, c’est ma parfaite bonne foi. Au reste, qu’il me soit permis de dire d’avance que si la mission de la parole est finie dans le monde intellectuel, elle n’est pas finie dans le monde moral, et qu’elle doit toujours trouver un asile dans les sentiments religieux. Dans l’ordre politique nous sentons encore les bienfaits de la parole, car c’est elle qui a organisé primitivement la société ; et même l’ordre intellectuel, d’où elle est bannie, n’est riche que des idées qui y ont été apportées par elle.

Mes conseils, au reste, pour parvenir à la réconciliation des partis, doivent plutôt s’adresser aux enthousiastes des idées nouvelles ; car je crois que la mesure et la modération sont nécessaires, surtout au parti vainqueur. Ainsi il ne faut pas insulter au vaincu, en proclamant qu’il a été absurde. Ainsi il ne faut pas dire, de ce qu’une chose se passe aujourd’hui de telle manière, qu’elle a dû, ou qu’elle aurait dû se passer toujours de même. Ainsi il ne faut pas affirmer, de ce qu’il y a aujourd’hui un pacte entre le souverain et le peuple, qu’on doive toujours remonter à un pacte primitif. Ainsi, de ce que les langues sont considérées comme les signes de nos pensées, et comme des méthodes, il ne faut pas croire que l’homme ait eu le pouvoir de faire sa langue dans l’origine. Ainsi, de ce que toutes nos traditions sociales finissent, il ne faut pas méconnaître l’esprit de ces traditions, qui ne doit point cesser de nous régir, ni les bienfaits qu’elles ont répandus parmi nous, et qui sont toujours subsistants. Ainsi, en définitive, de ce que l’opinion des peuples existe à présent comme puissance dirigeante, il ne finit pas conclure la souveraineté du peuple et l’usurpation des gouvernements.