Les poètes décadents
Ce fut à l’hôpital Tenon, où la jeunesse lettrée se rendait, comme en pèlerinage, auprès de Paul Verlaine, que je fis, un dimanche de l’été 1886, la connaissance d’Anatole Baju. L’assistance était nombreuse. Verlaine ne pouvait se lever. Sur son lit traînait un journal en grossier papier gris. Quelqu’un le prit et en lut à haute voix le titre : le Décadent, en se moquant. Encouragé par l’acquiescement de certains sourires, il demanda étourdiment : « Quel est l’imbécile qui a osé ramasser ce titre ridicule ? — L’imbécile, c’est moi ! » répondit une voix nette, tranchante comme un défi. Je me tournai et tout Baju m’apparut alors, ramassé, âpre, têtu, avec, dans une petite figure vieillotte, la flamme d’un regard vibrant. L’interlocuteur, dérouté, revint à plus de courtoisie et l’on discuta sur l’opportunité du mot décadent.
Le mot avait été prononcé pour la première fois par un critique du Temps, M. Bourde. (Le hasard a de ces rapprochements pleins de malice.) Il lui avait d’ailleurs▶ été soufflé par les Déliquescences d’Adoré Floupette, où avaient collaboré deux bons écrivains : Henri Beauclair et Gabriel Vicaire.
Paul Verlaine trancha le cas :
« J’aime, dit-il, le mot de décadence tout miroitant de pourpre et d’ors. J’en révoque, bien entendu, toute imputation injurieuse et toute idée de déchéance. Ce mot suppose au contraire des pensées raffinées d’extrême civilisation, une haute culture littéraire, une âme capable d’intensives voluptés. Il projette des éclats d’incendie et des lueurs de pierreries. Il est fait d’un mélange d’esprit charnel et de chair triste et de toutes les splendeurs violentes du bas-empire ; il respire le fard des courtisanes, les jeux du cirque, le souffle des belluaires, le bondissement des fauves, l’écroulement dans les flammes des races épuisées par la force de sentir, au bruit envahisseur des trompettes ennemies. La décadence, c’est Sardanapale allumant le brasier au milieu de ses femmes, c’est Sénèque s’ouvrant les veines en déclamant des vers, c’est Pétrone masquant de fleurs son agonie. C’est encore, si vous voulez prendre des exemples moins éloignés de nous, les marquises marchant à la guillotine avec un sourire et le souci de ne pas déranger leur coiffure C’est l’art de mourir en beauté. C’est ◀d’ailleurs▶ ce sentiment qui m’a dicté le sonnet que vous connaissez :
Je suis l’Empire à la fin de la décadence.« Il y a aussi dans ce mot une part de langueur faite d’impuissance résignée, et peut-être du regret de n’avoir pu vivre aux époques robustes et grossières de foi ardente, à l’ombre des cathédrales. Nous pouvons faire une application ironique et nouvelle de ce mot, en y sous-entendant la nécessité de réagir par le délicat, le précieux, le rare, contre les platitudes des temps présents ; même s’il était impossible de laver complètement le mot décadent de son mauvais sens, cette injure pittoresque, très automne, très soleil couchant, serait encore à ramasser, en somme ! »
Verlaine venait de réhabiliter le mot décadent. Plus tard, Baju proposera, pour couper court à toute équivoque, d’atténuer la brutalité du mot en un dérivé : décadisme. Le maître, amusé, exultera :
« Bravo ! décadisme est un mot de génie, une trouvaille amusante et qui restera. Ce barbarisme est une miraculeuse enseigne. Il est court, commode, sonne littéraire, sans pédanterie, enfin fait balle et fera trou ! »
Et en effet le décadisme a fait trou.
Baju était accompagné ce jour-là de Maurice du Plessys, que je ne connaissais pas davantage. L’aplomb massif de l’un exagérait encore, par contraste, l’allure toute dégagée et fringante de l’autre. Tous deux plaisaient par leurs qualités de nature, celui-là tenace et réfléchi, l’autre ingénieux, subtil, d’une ironie finement aiguisée. Quand Verlaine eut achevé les présentations, nous fûmes ravis d’apercevoir que nous abondions en idées communes. Nous étions jeunes. Les choses vont vite à cet âge. En quittant l’hôpital, il semblait que nous fussions déjà de vieux amis. J’ai dit que c’était un dimanche. Nous avions le loisir de flâner dans les rues jusqu’au soir. Il fallait traverser cette région désolée de Ménilmontant et de Charonne. Autour de nous s’allongeaient des terrains vagues, des jardins incultes rongés d’orties et de tessons de bouteilles. Les tournesols sauvages mettaient leur disque jaune et noir au-dessus des treillages affaissés, des palissades disjointes. De loin en loin, des réverbères coudés évoquaient d’anciennes potences. Des escaliers de bois escaladaient des talus plantés de poteaux télégraphiques. Les trottoirs effondrés, la chaussée dépavée où croupissaient des flaques d’urine, les masures sordides, les étalages avariés, tout suait la misère. Les tristes cheminées d’usines barraient l’horizon. La décrépitude des choses torturait les nerfs, jetait au découragement et prédisposait aux confidences. Nous fûmes longtemps avant de trouver un cabaret sortable. À l’ombre des fusains poussiéreux, parmi les détritus et les loques, à l’angle d’une rue déserte, on nous servit, en guise de bière, une sorte de piquette âcre, empestant le buis. On causa.
Voici ce que j’appris de Baju, moins de lui-même, toujours silencieux sur son propre compte, que des amis présents. Nous nous trouvions une demi-douzaine, parmi lesquels Cazals, autant qu’il m’en souvient.
Baju, né dans la Charente, était venu depuis peu à Paris, poussé par l’ambition de s’y faire un nom. Il n’avait pas eu besoin de me confier qu’il était pauvre. Sa mise trop simple et sa figure ravagée en étaient les sûrs garants. Orphelin de père, astreint de bonne heure, pour gagner sa vie, à un métier dur et pénible, c’est sur ses heures de sommeil qu’il avait économisé le temps de s’instruire. D’abord ouvrier piqueur de meules (ses mains en portaient le stigmate), il avait conquis de haute lutte (au prix de quels efforts surhumains !) la modeste situation d’instituteur communal adjoint à Saint-Denis. Ce n’est pas lui qui me fit cet aveu. Il s’en cachait comme d’une tare. Il ne parlait jamais de sa profession et rougissait comme un enfant pris en faute, à la moindre allusion. On se doute quelle somme de satisfactions et de réjouissances mondaines il pouvait retirer, lui, soutien de famille, de ce modeste emploi aux appointements annuels de quatorze cents francs. Sa fréquentation devait me révéler la misère en redingote de ces éducateurs de la jeunesse, instruits, intelligents pour la plupart, insuffisamment rémunérés et que je voyais descendre, en dehors de leur service, à des travaux bas et vulgaires, pour gagner de quoi équilibrer leur maigre budget. Est-ce que l’un d’eux ne servait pas comme garçon, le soir, dans un café voisin de l’école ! Baju avait pour collègue notamment Théodore Chèze qui, dans un livre amer, L’Instituteur, a dit les rancœurs de sa profession, et le peintre Aimé Pinault, qui a publié des études remarquées sur la perspective et la théorie des couleurs. Non seulement ces pauvres diables mouraient littéralement de faim, mais leurs excursions dans le domaine de la pensée leur valaient toutes sortes de tracasseries de la part de l’administration. Il ne fait pas bon s’évader de la routine et faire preuve de quelque initiative d’esprit dans le monde des fonctionnaires. S’abrutir à d’interminables parties de manille ou de billard est chose courante, admise et très excusable, mais faire œuvre d’artiste, c’est se perdre irrémédiablement. Malheur à celui dont les collègues peuvent dire au café, entre deux absinthes, avec un geste de pitié ou de mépris : « Encore un intellectuel !… » Circonstance aggravante, dans un milieu réactionnaire, Baju ne cachait pas ses préférences pour l’idéal politique de Jules Guesde. Par prudence il signait du prénom de son frère Anatole.
On suppose bien qu’avec si peu de ressources, Baju devait rogner sur sa nourriture pour subvenir aux frais de son journal. Par économie, il l’imprimait lui-même, aidé de son frère cadet, ouvrier typographe. Il avait loué, pour y installer son outillage, une mansarde au fond d’une cour de la rue Lamartine, mais la presse faisait du bruit. Les voisins se plaignirent. Baju reçut congé. Pris au dépourvu, force lui fut de s’adresser à un imprimeur. Les frais s’accroissaient.
C’est dans les feuilles publiques qu’à peine débarqué de sa province, il avait pris ce mot de décadent, alors à la mode. C’était le temps où des Esseintes régnait. On menait grand bruit autour de Paul Verlaine et de Stéphane Mallarmé. On discutait passionnément les Poètes maudits. Jules Laforgue venait de publier ses Complaintes. Le vent soufflait de ce côté. Il suivit le vent. Mille projets bouillonnaient dans sa tête. Il restait encombré d’un chaos de lectures. On sentait bien que la décadence n’était pas son fait. Fils d’une race saine de paysans pratiques, il pensait fort et droit. Il avait, dans les veines, du sang de lutteur. Il avait d’autres visées que celles d’être un ciseleur de phrases, un délicat joueur de flûte. Son instinct le poussait vers de plus vastes entreprises ; il se préoccupait de l’évolution sociale ; il aimait l’atmosphère orageuse des réunions publiques ; il brûlait d’y prendre la parole et de conquérir les foules. Mais il avait rencontré du Plessys qui, subtil et charmeur, lui avait imposé momentanément une attitude. Son esprit fruste subissait l’ascendant de ce raffiné qui l’éblouissait de tout son dandysme délicat et de toute sa séduisante désinvolture, mais il ne le suivait qu’avec difficulté, raturant, hésitant, tiraillé par mille pensées contradictoires. Cette première série du Décadent manquait donc d’esprit de suite et d’intérêt, en dépit, çà et là, de quelques collaborations précieuses.
Les symbolistes auxquels Baju avait entr’ouvert son journal avaient failli l’absorber. Il fallait réagir. Nous décidâmes sur-le-champ de réorganiser cette entreprise et de créer une rédaction homogène. Un programme fut vite élaboré, inter pocula, et accepté d’enthousiasme. Deux ou trois numéros du format journal restaient encore à paraître. Il fut décidé que, pour bien marquer la différence, une courte suspension s’ensuivrait, et que le Décadent renaîtrait alors sous un autre format.
C’est à la fin de cette même année que parut le numéro i du format revue, sous couverture jaune-citron, avec, au sommaire, les noms de Paul Verlaine, Maurice du Plessys, Laurent Tailhade, Jean Lorrain, Anatole Baju, Ernest Raynaud, auxquels se joindront, dans les numéros suivants, d’une façon régulière et continue, les noms de : Jules Renard, Albert Aurier, Pillard d’Arkaï, Georges Fourest, Boyer d’Agen, Édouard Dubus, Louis Dumur, André de Bréville, Louis de Saint-Jacques, vicomte Jean Vassili, Valère Gille, Martial Besson, Paterne Berrichon, Félix Noore, Norbert Lorédan, Émile Cottinet, Charles Darantière, A.-F. Cazals, Théodore Maurer, Fernand Mazade, etc.
On pouvait y lire ces fières déclarations :
« Les Décadents ne voient pas comme tout le monde et ils sont assez hardis pour traduire fidèlement leurs impressions. Voilà ce qui fait leur personnalité. Peu soucieux des préjugés, ils les heurtent de front, au risque de les démolir, mais sans crainte de s’y briser. »
Et encore :
« La critique tiendra la première place dans le Décadent. Littéraire, théâtrale, artistique, elle sera faite par des esthètes tels que MM. Maurice du Plessys et Ernest Raynaud, dont la haute compétence n’a jamais subi l’irrévérence du doute. C’est par elle, autant que par nos œuvres personnelles, que nous rectifierons le mauvais goût et que nous imprimerons au mouvement de l’intelligence la direction trop souvent évitée aujourd’hui. Aucune œuvre n’échappera à notre contrôle, toutes seront marquées au chiffre unique de leur valeur. Tant pis pour celles qui s’écraseraient sous les coups de poinçons ! Les critiques du Décadent n’auront que l’art pour critérium ; ils sont trop indépendants pour que des souvenirs hostiles ou amis puissent influer sur leur tempérament : leurs verdicts seront donc définitifs et sans appel ! »
Baju ne tarda pas à quitter Saint-Denis pour Paris. Il s’installa boulevard de la Chapelle. Une grande pièce vide, tendue de papier rouge, servait à la fois de cuisine, de salle à manger et de cabinet de rédaction. Mme Baju mère, cordiale vieille, sous son bonnet de paysanne, recevait, en l’absence de son fils, les visiteurs. Il en venait de toutes sortes, des poètes chevelus et crottés, des gentlemen fleuris d’orchidées, des esthètes chargés d’orfèvreries, des demi-vierges à bandeaux plats, des bas-bleus évaporés. D’un visage égal, Mme Baju, dérangée de son pot-au-feu, ouvrait à tout le monde. Sa cuiller à la main, nullement intimidée par l’importance des faux cols et le relief des bijouteries, elle désignait un siège et retournait à son bouillon ou à ses ravaudages. Les chercheurs d’aventures détalaient vite, chassés par l’air d’honnêteté que respirait cet humble logis de travailleur. Les autres attendaient silencieusement et subissaient les petits potins du jour que les commères déposaient en passant dans l’escalier. Les deux fenêtres donnaient sur le boulevard, les chantiers du chemin de fer du Nord, la tour de bois d’une grosse horloge dressée en plein ciel. C’était une distraction de regarder tourner les aiguilles en attendant le retour de Baju.
Le cabinet de rédaction, vraiment trop incommode et trop souvent en proie aux coups de balais et aux bruits de vaisselle de Mme Baju, nous forçait à abréger les conciliabules entre rédacteurs. Nous préférions nous réunir dans les cafés du quartier. On se donnait rendez-vous les soirs de liberté, indifféremment ici ou là, pour éviter la cohue et les promiscuités fâcheuses. Nous choisissions de préférence ces petits cafés blancs à banquettes rouges, comme il en existait encore à cette époque aux environs de la rue de Flandre, à l’enseigne de Béranger, quand ce n’était pas le café du Commerce ou le café du Cercle. La province y respirait. Une fidèle clientèle de petits rentiers y taquinaient le domino. Ces cafés fossiles conservaient au râtelier la pipe des abonnés et l’on y buvait même des infusions de tilleul. Ils sentaient la moisissure propre et l’humidité, mais on n’y était pas étourdi par le bruit des voix et l’on pouvait s’attarder dans la lecture des journaux, toujours libres. L’élégance appliquée de du Plessys, les théories socialistes de Baju avaient bien, d’abord, jeté quelque défiance parmi cette paisible clientèle, mais on s’était vite rendu compte de nos intentions pacifiques et nos vers déclamés à mi-voix dans les coins, à la fin ne troublaient plus guère que la somnolence du garçon et de la dame de comptoir.
Au début, nous étions peu nombreux. Les frères Baju, Maurice du Plessys et moi,
suffisions à assurer le service de la revue. Encore
du Plessys se
contentait-il de nous tenir en haleine par l’exposé de projets grandioses sans cesse
renouvelés. Il mettait son orgueil à rester le seul à qui, comme disait Baju, « on
ne pourrait jamais reprocher son passé littéraire »
. Il n’écrivait pas ou peu,
non par impuissance, mais par dédain. Il se pouvait dire, comme Mallarmé,
« incompétent en autre chose que l’Absolu »
. La revue étant bi-mensuelle,
nous n’avions guère le loisir de nous reposer entre deux numéros, si l’on considère que
nous ne pouvions y sacrifier, accaparés par des besognes nécessaires, que le superflu de
notre temps. Lorsqu’à la veille de paraître, la copie manquait, nous devions y suppléer,
mais, pour faire illusion, nous étions obligés de multiplier les pseudonymes. Tous les
noms d’amis, même les plus étrangers à la littérature, y passaient, à leur grand
étonnement. D’autres fois, on faisait collaborer, à leur insu, des personnalités fameuses,
tel Coppée, tel Sully Prudhomme, tel le général Boulanger, tel Sarcey, dont nous
annoncions, avec une joie feinte, la conversion au décadisme. Et le plus admirable, c’est
qu’à ce propos nous recevions des lettres de félicitations.
Nous avions même imaginé d’imprimer du faux Rimbaud, mais cela devait nous perdre. Verlaine, froissé de ces procédés qu’il jugeait, à tort ou à raison, injurieux pour la mémoire de son ami, m’avait prié d’intervenir auprès de Baju pour qu’il s’en abstînt désormais, ce qui n’empêcha pas ce dernier de continuer — en l’absence de sonnets où il était incompétent — à émailler la revue d’annonces fantaisistes sur le grand disparu. Je dus me fâcher. Tailhade avait eu aussi à se plaindre de je ne sais quels manques d’égards et il exhalait sa rancune en cinglantes épigrammes :
Ce noble délire,Dieu ! que ne l’ai-je eu ?Je voudrais tant lireDes vers de Baju !
ou encore :
Le stupide Baju qui dit : Je, ji, jo, ju.
Pillard d’Arkaï avait émigré vers la Côte d’Azur. Du Plessys écrivait moins que jamais. Livré à ses seules forces, Baju dut, au trente et unième numéro, en avril 1889, cesser la publication du Décadent. Donnant libre cours à son vœu le plus cher, il essaya d’une France littéraire. Ce titre montre excellemment quelle était la nature de ses ambitions. Comme s’il avait voulu se targuer d’un joug secoué, son nom, sur la couverture jaune, s’étalait en plus gros caractères, mais la France littéraire rendit l’âme après trois ou quatre numéros !…
Baju avait, entre temps, quitté le boulevard de la Chapelle pour le boulevard Barbès. Il ne devait plus s’occuper que de politique. Il se présenta même, comme député, dans sa province. Il ne fut pas élu. Il publiait, à longs intervalles, des brochures sociales chez Vanier, puis j’appris brusquement sa mort survenue le 24 avril 1903, à son dernier domicile, rue Poulet, à Montmartre. Alcanter de Brahm et moi, seuls de ses anciens collaborateurs, suivîmes, par un temps gris, son cercueil à travers les rues tristes de l’extrême Montmartre, vers la barrière de Saint-Ouen. Il s’était consacré, paraît-il, sur la fin, à des travaux de pure érudition. J’ai connu le plan d’une étude sur la langue de Racine. On pourra m’objecter que son bagage littéraire n’est pas très considérable et que la valeur n’en est pas incontestée. Je répondrai que le mérite de Baju fut surtout dans l’exercice de sa volonté.
Il a, en outre, rendu service aux écrivains nouveaux, car plus que personne il a contribué à créer autour de leurs œuvres une agitation profitable. N’oublions pas que tous ses articles étaient repris et commentés par la grande presse. Le très puissant Figaro ne craignait pas, au moment de la polémique boulangiste, de l’opposer à Maurice Barrès. Être arrivé à donner aux autres une telle illusion de soi-même, témoigne, on l’avouera, d’un tempérament peu banal. Il passa un moment, auprès des foules, pour diriger l’élite de la jeunesse. C’est peu et c’est beaucoup, suivant qu’on voudra bien l’entendre.
Baju fut si décrié qu’il me semble bon d’insister et d’opposer à ses détracteurs l’opinion de Paul Verlaine. Voici ce que disait le maître dans la notice des Hommes d’aujourd’hui qu’il lui a consacrée :
« Anatole Baju, littérateur français, né à Confolens (Charente), le 8 mars 1861, fils de meunier, fut élevé au moulin de Saint-Germain-sur-Vienne. Son père, qui était poète, ami de Lamartine et de George Sand, fit sa première éducation et l’envoya ensuite achever ses études au collège de Confolens.
« Adolescence passée à la contemplation de la nature et à rêver. À la mort de son père, en 1879, il prit la direction des affaires de la maison, écrivit entre temps divers articles ou poèmes publiés çà et là.
« L’obsession de la littérature lui fit peu après abandonner l’industrie pour se livrer tout entier à son penchant.
« C’est alors que, dans sa retraite de Bellac, il composa l’Assaut de l’Olympe (1882), recueil de poèmes publié à Limoges et devenu aujourd’hui introuvable.
« Ce livre marquait déjà une tendance très accusée à l’affranchissement de la métrique et de la langue.
« Quoique profondément originale, l’œuvre eut peu de succès. Baju comprit qu’il devait changer de scène.
« Consciencieux, il voulut, avant d’aller plus loin, étudier mieux la vie, observer l’humanité. Dans cette vue il se mit à voyager, parcourant les diverses contrées de l’Europe et de l’Amérique en accumulant les documents8.
« Revenu en France, en 1884, le vœu maternel le fixa à un emploi administratif qui lui laissait assez de loisir pour donner cours à ses goûts littéraires.
« Baju eut bientôt noué de nombreuses et cordiales relations dans le monde des lettres parisien.
« Considérant avec regret le manque d’unité du mouvement décadent qui commençait alors à se dessiner, il résolut de fonder un organe qui rassemblerait “ces forces éparses en un faisceau unique”.
« Il fit alors la connaissance de Maurice du Plessys, le poète gentilhomme, avec lequel il fonda le Décadent.
« La suite est connue…
« Mais il convient d’ajouter à ces notes biographiques sommaires que Baju, indépendamment de son très réel mérite personnel, de son intelligence et de son énergie des plus remarquables, existe littérairement surtout par le journal le Décadent (second semestre de 1886) et la brochure l’École décadente (juillet 1887). Relisez ses articles dans la collection déjà précieuse du fameux canard, vous dégageant, bien entendu, de tous préjugés, de par la Presse hostile lue, ou des plaisanteries trop faciles, écoutées ; relisez surtout le récent pamphlet, et vous resterez persuadés comme moi, non seulement de la conviction si profonde et si courageuse, mais encore et surtout, de l’absolu bon sens absolument triomphal, envers et contre tout et tous, du polémiste comme du théoricien.
« Je prouve mon dire :
« En somme, voyons, de quoi retourne-t-il, au fond, sous cette question des décadents ?
« Un certain nombre de jeunes gens, las de lire toujours les mêmes tristes horreurs, dites naturalistes, appartenant ◀d’ailleurs▶ à une génération plus désabusée que toutes les précédentes, mais d’autant plus avide d’une littérature expressive, de ses aspirations vers un idéal, dès lors profond et sérieux, fait de souffrance très noble et de très hautes ambitions, — injustement, sans doute, un peu dépris de la sérénité parnassienne et de l’impassibilité pessimiste d’un Leconte de Lisle, ◀d’ailleurs▶ admiré, s’avisèrent un jour de lire mes vers, écrits pour la plupart en dehors de toute préoccupation d’école, comme je les sentais, douloureusement et joyeusement poétiques encore, et pleins, j’ose le dire, du souci de la langue bien parlée, vénérée comme on vénère les saints, mais voulue aussi exquise et forte que claire assez. Ces vers leur plurent par la sincérité de leur art et l’intense simplicité du fond. Le hasard voulut qu’à l’époque qu’il fallait je fisse paraître les Poètes maudits, beaucoup pour Corbière et Mallarmé, mais surtout pour Rimbaud. Cet opuscule eut tout le succès souhaité et quelque tapage s’ensuivit. Je fus assez heureux pour que le nom de mon cher ami Mallarmé, déjà si honorablement connu d’un tout petit choix d’élus parmi l’élite des raffinés et des curieux compétents, retentît cette fois un peu plus fort et allât taquiner l’oreille de la Presse. Il la taquina si bien, cette oreille, ce nom d’un artiste suprême, de qui j’ai dit, ◀d’ailleurs▶, qu’il considérait la clarté comme une grâce secondaire, qu’une assez plaisante confusion commença de régner. Échotiers et chroniqueurs, gent malicieuse, affectèrent d’envelopper dans le même reproche d’ésotérisme pointu et de “symbolisme” frisant le rébus mes humbles vers, ceux si nets de Corbière et ceux si superbement lucides de Rimbaud.
« Bref, dès ce moment précis, “décadents” — un mot vaguement né où ? “romantiques”, comme, mais mieux que « naturalistes » — signifiait en nous désignant, mes trois Maudits et moi, et ceux d’entre les jeunes gens dont il a été parlé plus haut, qui avaient déjà publié des vers — amateurs de l’obscur, propagateurs de théories abstruses, absconses et tout ce qu’on voudra dans ce goût-là, et, par quelle étrange association d’idées ? pessimistes et schopenhauriens (or je vous annonce, pour peu que vous y teniez, que je n’ai jamais, pour ma part, lu une ligne du, paraît-il, décourageant Épicure teuton).
« C’est alors que Baju vint, et, en vue de congréger “les forces éparses en un faisceau unique”, pour me servir de ses propres expressions rapportées au commencement de ce travail, fonda le Décadent, au milieu de quelles difficultés, avec combien de bravoure et de furie, ce n’est rien que de le dire. Dès les premiers numéros, il rétablit la vérité, alla droit au but, mit les pieds dans le plat et, fort de sa rédaction vraiment homogène, n’hésita pas à prendre l’offensive en toute témérité vraiment française, et si franche ! Naturellement, les ripostes abondèrent, fourmillèrent, dures, cruelles, mais que lui faisait ? Et il rendit coup pour coup. »
On n’attendait pas d’écrivains, échauffés de leur jeunesse et de leurs convictions,
persuadés de leur bon droit, des procédés de polémique d’une courtoisie de talons rouges.
Les Décadents n’ont même pas le mérite d’avoir inauguré dans la littérature ce que
M. François Coppée appelait des « mœurs de Caraïbes »
. Ces mœurs ont été
apportées par les romantiques9. Lorsque Théophile Gautier
traitait Racine de « polisson »,
lorsque Victor Hugo traitait Boileau de
« cuistre » et disait :
Un âne qui ressemble à M. Nisard brait.
ils montraient la route à leurs successeurs, ils donnaient le ton à la polémique future. Les naturalistes, débraillés et cyniques, avaient encore accentué ces mauvaises façons, ces étranges arguments de discussion. Ils se frayaient un passage à travers l’opinion à coups de massue et à coups de gueule. Ils nous ont déshabitués du respect.
Les Décadents, imitant leur exemple, ne s’embarrassaient guère de scrupules et tombèrent à bras raccourcis sur les réputations les mieux établies. Un vent d’anarchie soufflait ◀d’ailleurs à cette époque. Les institutions ne furent pas épargnées. L’Académie française (qui commence par y être habituée) a senti la violence de leurs coups. On écrivait d’elle :
— « N’a-t-elle pas toujours été un obstacle à tous les mouvements de la pensée ? Un foyer de haines sourdes ou d’hostilité déclarée contre toute œuvre marquée à l’empreinte de l’Art ? Pas de phraséologie ; des faits ! Opposition furieuse aux romantiques, aux naturalistes et aux Décadents. »
Et çà et là, on pouvait lire, à l’adresse de divers, des aménités de ce genre :
— « Ce n’est pas à nous de quémander les suffrages de cette kyrielle de normaliens, conservateurs de la bêtise française. Notre honneur consiste à n’être pas compris de ces gens-là. »
— « Grâce à Μ. Marcade, le supplément littéraire du Figaro soutient encore un parallèle victorieux avec le Bulletin des Halles. Il fournit de temps en temps sur la race chevaline ou sur les littérateurs fossiles des détails pleins d’intérêt pour les maquignons ou les centenaires lettrés. »
— « Henri Heine n’aura pas de statue en Allemagne. La France, qui le fit barboter dans son auge aux fonds secrets, peut seule lui rendre un hommage que les Allemands lui refusent. »
— « M. Jules Lemaître est le plus heureux des hommes : il vient de faire jouer à l’Odéon une pièce qui n’a pas été sifflée. »
— « Un des associés de la maison Alexandre Dumas (manufacture de romans) vient de mourir. Cet industriel vivait depuis longtemps, déjà, retiré des affaires. »
— « M. Henry Fouquier se plaint, dans l’Écho de Paris, d’allusions à la corruptibilité de sa critique. Ce n’est pas nous qui avons formulé ce doute. Nous n’avons jamais songé à le comparer à M. Francisque Sarcey. »
— « La famille Victor Hugo est un suçoir qui pompera tout l’or français. Ce n’était pas assez que, vivant, ce vieillard cupide ait corrompu le goût public avec ses extravagances littéraires. Il nous fallait aussi le subir après sa mort. Voici qu’on annonce encore sept ou huit kilogrammes de manuscrits à publier. C’est un défi à la civilisation. »
Voilà le ton. Émile Zola n’est pas mieux traité. Il est « dégoûtant, abject,
répugnant »
. M. Paul Bourget continue dans la Vie parisienne
la série de ses « naïvetés psychologiques »
. « Cette fois,
pouvait-on lire, la roue a tourné Mensonges. Bonne affaire, trente-six
grammes de papier de plus qu’à l’ordinaire. »
Coppée est
« débilitant »
. Pierre Loti « manque d’originalité »
.
On sentait dans ces attaques, dont l’outrance soulignait l’enfantillage, un besoin de piquer au vif l’opinion ; Cabrion se plaît à scandaliser Pipelet. Imaginez la stupeur de Joseph Prudhomme lisant des aphorismes de cette envergure :
— « Le plus sûr moyen de se faire mépriser d’une femme, c’est de lui donner de l’argent. »
— « Constatant que sur cent journalistes qui se suicident, il y en a quatre-vingt-dix qui le font par amour, Parisis prétend que “c’est honorable pour la corporation”. Mais non, mon cher Parisis, c’est au contraire honteux ; vous prouvez par là que les journalistes sont des êtres inférieurs qui ne savent pas manier les femmes. »
— « Tout est affaire d’entraînement ou d’éducation ; il est à prévoir que dans cent ans on ne parlera du mariage que comme d’une chose profondément immorale. »
Et ceci encore à propos d’une demoiselle qui venait d’être reçue docteur en médecine :
— « Quelques-uns s’alarment de voir les femmes entrer en concurrence avec le sexe mâle. C’est un tort. Le travail n’a pas de sexe, et plus les femmes en font, moins il en reste pour les hommes. »
Anatole Baju, poussant l’invraisemblance à ses extrêmes limites, parlait de l’enlèvement,
« pour ne pas dire l’assaut »
, des numéros du Décadent,
tiré à « dix mille exemplaires »
, tellement le monde littéraire ne pouvait
assister, indifférent à la réapparition d’un périodique dont le mot d’ordre était :
« Guerre au mercantilisme ! Place aux artistes ! Sus aux camelots ! »
Il est vrai qu’au numéro suivant il avouait que trois abonnements suffiraient à le
couvrir de ses frais, « le désintéressement de ses collaborateurs étant assez
notoire pour les mettre à l’abri du soupçon injurieux de toute rétribution »
. Il
déclarait voulues les défaillances de son impression et l’insuffisance de son papier, sous
prétexte d’archaïsme, et comme il y avait presque autant de coquilles que de
mots et que les errata eussent tenu trop de place, il proclamait non
sans fierté :
« Le Décadent ne fait jamais d’erratum pour une coquille, même quand le sens d’une phrase en serait dénaturé. Il se fie à l’intelligence de ses lecteurs pour reconstituer la pensée de l’auteur. »
Si le Décadent ne s’était composé que de ces seules joyeusetés de
lycéens émancipés, il eût été inutile de l’exhumer de ses cendres. Mais la note fumiste
était l’appât destiné à capter l’attention pour des fins plus sérieuses. Ces coups de
grosse caisse, les plus subtils esthètes s’y résignaient, à commencer par Maurice Barrès
qui faisait, le lendemain de l’exécution capitale de je ne sais plus quel criminel (Morin,
je crois ?), promener sur les boulevards des placards, avec ces mots : « Morin ne
lira plus les Taches d’encre. »
Tout le monde n’a pas le moyen
d’offrir, en prime, une maison de campagne et de convertir les exemplaires de son journal
en billets de loterie, comme le font certains grands quotidiens, pour se former une
clientèle. Et puis cette attitude de pourfendeurs — étant donné qu’elle ne s’adressait
qu’à des gens puissants capables de riposter — avec toutes ses injustices, n’était-elle
pas plus
crâne, plus défendable, à coup sûr, que celle de nos arrivistes,
piliers d’antichambres, plats valets de toute renommée influente ?
Pour répondre à la curiosité du public et rendre notre doctrine plus saisissable, nous avions tenté d’incarner en Arthur Rimbaud le type idéal du Décadent. On le disait disparu à jamais de notre horizon, retourné à l’état nature, roi d’une peuplade sauvage. Sa vie peu connue restait enveloppée de légendes.
Les lettrés étaient à la recherche de ses œuvres perdues. C’est alors que l’idée nous
vint de publier, sous sa signature, des sonnets du style décadent le plus pur, idoines,
dirait Tailhade, « à exaspérer le Mufle »
. Pour que la supercherie se
couvrît d’une apparence d’authenticité, nous n’hésitions pas à les faire paraître mutilés.
Et nous annoncions ainsi une édition prochaine des œuvres du maître, miraculeusement
retrouvées :
« D’aucuns messages épistolaires du Ponant et de l’Orient advenus en les Bureaux de la Décadente Écriture, interrogent — dubitatifs — la foi de notre du Plessys touchant l’authentique des Poèmes — combien trop rares ! — par nos soins pieux colligés — du paradisiaque Rimbaud.
« À ces correspondants timorés et pour que de leurs Intellects, où jamais le Rêve n’outrecuide, soient, itérativement, les syndérèses amorties, nous indiquons volontiers les Sources — que bénédictes soient leurs Eaux — d’où proflua jusqu’à nos réservoirs, ce Fleuve de Lyrisme et de Véracité.
« Trois pièces, dont le vélin défailli mais irréfutable, permane exposé aux regards 10 , nous viennent du Professeur Marcus van Hiffergue, de l’Université de Groningen qu’illumina Rimbaud pendant son hégire à travers les Pays-Bas. Ce sont : les Cornues, Doctrine et l’Oméga blasphématoire ici-contre divulgué.
« Le surplus nous fut mandé par Don Esteban, Inigo-Luis-Josaventura-Forcamideros, baron de l’Assuncion, richomme guipuzcoan, émigré depuis quelques lustres aux bords du Rio Salado et qui nous partagea les mandements suprêmes de l’admirabonde Voyageur.
« Par nos soins, premier que déclinent les septembrales journées, s’affirmera, colligée en un rare volume, cette glane d’après-midi si pleine de Vomissures et d’Azur !
« Nous postposerons, à la suite, des variantes contradictoires propres, comme il nous semble, pour atténuer les lacunes et masquer les effondrements, heureux si nous érigeâmes ce “Grande signum et insigne” qu’atteste, dans une prose épiphanique, le Missel de Cluny, si nous pûmes restituer aux Lettres humaines ces Reliquaires jusqu’alors épars : les Rythmes effeuillés du Divin Jeune Homme, pareils aux clous d’or que sème, en la frappant du pied, l’Hippogriphe conculcateur de l’Omnipotente Béotie. »
Voici quelques échantillons de cette littérature :
OMEGA BLASPHÉMATOIRE.
À bord de l’Alcimadure.
Cypris ne chante plus sur les ondes…À l’arbre de la Croix pendent les dieux latins,Car l’Oingt est advenu… les rosesPourpre hostiale dans la rousseur des matins.
Profusant l’Hystérie exsangue, les NécrosesEt, sous un voile impur, tels rites clandestins,Abimelech avec Melchissedech ! Les prosesVont clangorer, ce soir, par les naos éteints.
Jésus, pourquoi flétrir les Myrthes de la Grèce ?Aubes ! jours exaltés de joie et d’allégresseOù la Taure enfantait au contact d’Osiris !
Ah ! si tu veux la nuit douce, rends les Étoiles !Moi je vais sur la mer en des canots sans voilesGoûter l’iode brun interdit aux iris.
LE LIMAÇON
L’Insénescence de l’humide argent acculeLa glauque vision des possibilitésOù s’insurgent, par telles prases abrités,Les frissons verts de la benoîte Renoncule.
Morsure extasiant l’injurieux calcul,Voici l’or impollu des corolles athées.Choir sans trêve ! Néant des sphynges Galatées !Et vers les Nirvanas, ô Lyre, ton recul !
La mort… vainqueur… et redoutable :Aux toxiques banquets où Claudius s’attableUn bolet nage en la saumure des bassins.
Mais tandis que l’abject Amphictyon expire,Éclot, nouvel orgueil de votre pourpre, ô Saints !Le lys ophélial orchestré pour Shakespeare.
SONNET
Il splendit sous le bleu·d’athlétiques naturesDont le roc a fourni les éléments altiers :Les fontes et l’airain de leurs musculaturesExcèdent les parois des divins compotiers.
Leurs biceps ont des fûts robustes de mâtures ;Leur timbre tient son or des célestes Luthiers,Et, nourris du fort miel des doctes confitures,La Santé, sous leur peau, couve ses églantiers.
Car de glaces, ô Femme impure ! à tes MalicesLeur cœur d’aube fleurit comme un doux cyclamen,Et sacrant leurs seize ans aux candeurs de calices,
Le hautain contempteur des sordides hymens,Anteros aux yeux d’or cuivre de ses délicesLe concombre inclément de leur vierge abdomen.
Ce n’étaient même pas ici des pastiches de Rimbaud. Rien ne ressemblait moins à sa manière, sauf peut-être les deux quatrains du dernier sonnet, mais les falsificateurs avaient beau jeu, puisque, un petit lot de lettrés mis à part, Rimbaud n’était encore connu que de nom. C’était donc un cadre commode pour intercaler nos billevesées.
Bientôt l’implacable Réalité se plut à démolir le palais de songe où nous voulions
asseoir notre idole. Des bribes d’interviews, des correspondances de famille dévoilées,
des poèmes retrouvés, venaient restreindre le champ de la fantaisie. Notre Rimbaud, que
nous imaginions une sorte de Salomon, pasteur de peuples, entouré d’une pompe nègre,
s’avérait simple voyageur de commerce. M. Paterne Berrichon, projetant des rais de lumière
crue sur cette vie aventureuse, la dépouillait de son mystère. L’illusion n’était plus
possible. Ah ! qui dira le tort des démolisseurs de légendes ! Nous hésitions, l’âme en
peine, ne sachant quelle figure investir du rayonnement de l’Absolu, lorsque l’un de nous
découvrit à propos le néphélibate Mitrophane Crapoussin
« dont le chant
de cygne perspicace, affamé du non-être, sur l’étang des Luxures, lamentait le lotus
aboli »
. Et, un beau jour, les pages du Décadent se
magnifièrent de cet « Avis » insolite où la venue du Poète-phénomène était, à grand
renfort d’orchestre, notifiée :
« Que le Cistre redonde et que jubilent nos cithares ! Déchaînés aussi, mais liturgiques, sur les dômes et par les vals, que le tympanon et la saquebute ; que les cymbales clair-sonnantes et les harpes funéraires ; que le psaltérion décacorde ; que la viole d’amour et les orgues de douleur ; que les flûtes onaniaques des ithyphalliques adônies ; que les trompettes écarlates, les buccins de pourpre et de sinople, les tubas ; que les clairons vermeils ; que les hautbois agrigentins ; que le tambour des Mimallonnes où s’effare l’Evohé ; que le cri des Thyades et le rugissement des panthères ; que la fureur des Béhémoth et le souffle du Léviathan ; que l’onagre et l’étalon gorgé de chair humaine ; que la licorne et l’unicorne ; que l’hircocerf et le caprimulge ; que le guivre et l’alérion ; que l’âne priapique aux dons joyeux, vocifèrent la louange de ce poète bien venu… »
Ce faire-part de naissance continuait longtemps sur ce ton et le Timbalier ne manquait pas d’ajouter :
« Par un jeu coutumier à la professionnelle modestie, l’Auteur, exposa naguère, sous des noms aimés, ses poèmes, aveuglants joyaux, curieux de savoir, peut-être, ce que la vitre du pseudonyme interposée entre son œuvre et lui absorbait de rayons.
« Sigillées d’Arthur Rimbaud, d’Ernest Raynaud, de Maurice du Plessys, de Laurent Tailhade, maintes strophes ont fulguré que ces bons écrivains restituent pieusement au Maître admirabonde qui leur fit cette gloire de vêtir quelque temps leur personnalité.
« Les Cornues, Oméga blasphématoire, etc., où se délectèrent nos féaux, appartiennent dans l’éternité au bienheureux
MITROPHANE CRAPOUSSIN
dont la collaboration, à visage ouvert, nous est acquise désormais.
« Et tandis que Lutèce imbriaque se vautre dans son excrément, heureuse du César de louage 11 qu’elle s’est donné, nous, les linostoles verts des futures néoménies, conglorifiant, sur tels modes exténués, le stérile hymen des impubères chers, nous déploierons les banderoles, fervents du seul Amour et des lauriers que, pour nos tempes, fait croître en ses jardins Lesbos immarcessible. »
Cela était modestement signé R. V.
Et l’on put lire désormais des sonnets du nouveau promu qui déclarait :
Moi, j’ai des cornes d’antilope dans la bouche.
et qui célébrait en vers coruscants « les cieux entrevus, Cerazonte ou
Formose »
! Il chantait les oiseaux :
Le Flamant et le Jabiru,L’Ibis mangeur de serpent cru,Mais sans colique,Le Manucorde et le HibouPercogitant sous le bambouMélancolique.
Et le Casoar vénéréDont le plumage écrit en réMineur flamboieEt, non obstant leur collège ars,Libidineux, virant, les JarsAutour d’une oie.
Le Cormoran, le Pélican,Le Pélican qu’Alfred vit quandJaillit son œuvre.La Cigogne du doux Tou-fou,Le Fou raillant la Grue au couLong de couleuvre.
« Ainsi »…, concluait le Messie révélé, après cette énumération prestigieuse :
Ainsi, les empennés vermeilsHabitent l’arche des sommeilsExempts de lucres,Et la neige blanche, les ors,Impollus dorent de trésorsTous ces volucres.
Afin que le Poète soitChappé d’amour, quand il s’asseoitSous les pilastresDe la crypte jaune où l’encensMonte en flocons évanescentsParmi les astres12.
On voit qu’en dépit de la gouaille, ce Crapoussin disposait d’une verve et d’une science de rythme qui lui valait son titre de « vedette ».
Cette abondance dans la fantaisie, cette liberté d’allures, ce débordement de malice espiègle et de jeunesse, cette vivacité française, était mal vue des symbolistes pontifiants. J’ai dit qu’ils avaient réussi un moment à mettre la main sur le Décadent. Baju s’était vite ressaisi et avait célébré son affranchissement en tête du premier numéro de la seconde série du Décadent, la seule qui compte, assure Verlaine, et c’est pour cette rédaction dès lors « homogène » que le maître écrivit la Ballade des bons écrivains :
Quelques-uns dans tout ce ParisNous vivons d’orgueil et de dèche.D’alcool bien que trop éprisNous buvons surtout de l’eau fraîcheEn cassant la croûte un peu sèche.À d’autres, la truffe et les vinsEt la beauté jamais revêche.Nous sommes les bons écrivains.
Phœbé, quand tous les chats sont gris,Profile de sa pointe rêcheNos corps par la Gloire nourrisQui s’effilent en os de seiche.Et Phœbus nous lance sa flèche.La nuit nous berce en songes vainsSur des lits de noyaux de pêche.Nous sommes les bons écrivains.
Beaucoup de beaux esprits ont prisL’enseigne de l’homme qui bêche,Et Lemerre tient les paris.Plus d’un encore se dépêcheD’essayer d’entrer par la brèche,Mais Vanier, à la fin des fins,Eut seul de la chance à la pêche.Nous sommes les bons écrivains.Envoi
Rien que la bourse chez nous pèche.Princes, régnons, doux et divins.Quoi que l’on pense ou que l’on prêche,Nous sommes les bons écrivains13.